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Classiques Garnier

Reviews

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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

Femmes et philosophie des Lumières. De l imaginaire à la vie des idées. Sous la direction de Laurence Vanoflen. Paris, Classiques Garnier, « Masculin/féminin dans lEurope moderne », 2020. Un vol. de 410 p. (Ioana Galleron)

Zola derrière le rideau de fer. Sous la direction dAurélie Barjonet et Karl Zieger. Villeneuve dAscq, Presses universitaires du Septentrion, « Littératures », 2022. Un vol. de 208 p. (Danielle Risterucci-Roudnicky)

Plotting Poetry. On Mechanically-Enhanced Reading. Édité par Anne-Sophie Bories, Gérald Purnelle, Hugues Marchal. Liège, Presses universitaires de Liège, 2021. Un vol. de 161 p. (Ioana Galleron)

Figurer le terroriste. La Littérature au défi. Sous la direction dElara Bertho, Catherine Brun et Xavier Garnier. Paris, Karthala, « Lettres du Sud », 2021. Un vol. de 276 p. (Cécile Brochard)

Jean de Sponde, Poésies complètes. Édition de Christiane Deloince-Louette et Sabine Lardon. Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2022. Un vol. de 304 p.

La présente édition rassemble la totalité des vers de Jean de Sponde connus à ce jour : lEssay de quelques poemes chrestiens imprimé à la suite des Meditations sur les Pseaumes en 1588 ; les Amours, publiés de manière posthume chez Raphaël Du Petit Val en 1599 dans le Recueil de diverses poésies ; et, sous le titre de « Poésies diverses », les vers français, latins ou grecs conservés (épigrammes, pièces liminaires, traductions), au nombre desquels se détachent les Quatuor Davidis Psalmi latino carmine expressi redécouverts par Sabine Lardon en 2008. Des poèmes dhommage à lhumaniste érudit et des vers déloge posthumes 698complètent ce mince mais riche ensemble. Les variantes et interventions sur les textes de Sponde sont placées en pied de page tandis que de courtes notices et des notes déclaircissements/explications des textes sont rassemblées en fin de volume : identification damonts et déchos textuels, déploiement des allusions et rappel dépisodes historiques ou mythologiques évoqués ; les notes lexicales sont partiellement doublées par un glossaire.

Lintroduction et les divers seuils de cette édition synthétisent certains apports de la recherche : le bref parcours biographique de cet érudit calviniste converti au catholicisme en 1594 se double dun parcours poétique qui sépanouit à titre posthume dans les recueils collectifs qui, jusquen 1619, placent un poète peu soucieux, semble-t-il, de la publication de ses vers au rang des « plus excellens poetes de ce temps ». Aux diverses données bibliographiques et matérielles de publications, où la destinée éditoriale et commerciale des vers se dévoile, sajoutent des remarques sur les lectures possibles des deux principaux ensembles poétiques. Les éditrices ont par ailleurs établi la liste détaillée des poèmes de Sponde publiés dans les recueils collectifs qui constituent le principal sinon lunique moyen de diffusion de ses vers ; elles donnent aussi la composition complète du Recueil des diverses poesies (1599 et 1604) et de lAcademie des modernes poetes françois (1599). Enfin, quelques « Remarques de versification » ne seront pas inutiles aux novices en matière de poésie du xvie siècle.

On regrettera que les vers de Sponde naient pas été davantage contextualisés en termes littéraires et replacés, même brièvement, dans une histoire des goûts poétiques : les traductions psalmiques en vers latins publiées en 1584 peuvent ici sembler étrangères au vaste paysage contemporain des traductions et paraphrases latines des Psaumes dans lequel ils sinscrivent pourtant. De même, et en létat actuel des connaissances, les vers français qui semblent avoir été principalement lus dans des recueils collectifs, où ils vivent en partie dans une proximité matérielle avec des vers dautres plumes et donc dans les résonances particulières à toute anthologie, auraient pu suggérer quelques pages introductives supplémentaires : cette proximité, soigneusement détaillée dans sa dimension matérielle, engage en effet à tracer une esquisse littéraire comparative ; mais celle-ci est laissée au lecteur, invité à confronter les vers spondiens avec ceux de « Stances » publiées à leur suite immédiate dans Les Muses françoises ralliées de diverses pars (1599) et reproduites ici. Cette esquisse aurait dailleurs pu ne pas se limiter aux poètes rassemblés dans les anthologies auxquelles Sponde doit largement sa survie. La riche bibliographie indique cependant les études qui ont analysé plus largement le paysage poétique au sein duquel Sponde prend place ; il sera possible de sy reporter.

On ne peut que remercier les éditrices qui, avec ce travail, nous donnent loccasion de (re)lire des vers dont certains sont dune singulière beauté.

Bruno Petey-Girard

Anne Teulade, Le Théâtre de linterprétation. Lhistoire immédiate en scène. Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2021. Un vol. de 655 p.

En prenant pour objet détude la dramatisation de lactualité, Anne Teulade lève le voile sur un pan largement méconnu de la production théâtrale européenne de 699la première modernité, qui ne sest pas seulement intéressée à lhistoire antique ou aux contrées lointaines, mais sest aussi emparée des troubles du temps (guerres, crises, épidémies, chasse aux sorcières…), résonnant directement dans lexpérience des spectateurs. Son ouvrage est consacré à létude du théâtre dhistoire immédiate, quil commence par définir avec soin : il sagit des pièces centrées sur des événements avérés, survenus au cours des cent dernières années, dotés dune portée collective et représentés sans médiation. Ainsi délimité, le corpus de létude est constitué de quatre-vingt-huit pièces (11 italiennes, 20 françaises, 22 anglaises et 35 espagnoles) produites entre 1541 et 1681, qui ne forment pas un genre spécifique, mais se situent au croisement de plusieurs genres dont elles interrogent les liens. Grâce à sa remarquable connaissance du théâtre européen, Anne Teulade relève le défi danalyser cet ensemble mouvant et protéiforme au fil de quatre parties où alternent efficacement grandes synthèses théoriques et analyses dramaturgiques détaillées. Elle met ainsi en lumière tous les enjeux de cette confrontation directe du théâtre au réel et au présent, sur le plan idéologique comme sur le plan esthétique.

La première partie construit le cadre théorique et décrit le contexte culturel dans lesquels sinscrit le théâtre dhistoire immédiate, en sappuyant aussi bien sur les traités de la première modernité que sur les théories contemporaines de la fiction. Les relations étroites entre histoire et fiction y sont explorées à la fois à travers lévolution des conceptions et des pratiques de lhistoire et à travers les enjeux de la représentation du vrai dans la poétique théâtrale. Face au providentialisme et à lexemplarité qui dominent dans la vision de lhistoire, la théâtralisation du passé récent met en avant la perception individuelle des événements. Cette partie déploie aussi la perspective comparatiste qui anime létude, rapprochant un théâtre italien peu centralisé, où les liens étroits entre princes et auteurs confèrent une visée épidictique à lécriture, un théâtre espagnol et un théâtre anglais où le contrôle de la censure nempêche pas la contestation et la polémique, et un théâtre français qui séloigne progressivement de la représentation de lactualité. La part importante occupée par lEspagne au sein du corpus sexplique notamment par la faible allégeance de ses dramaturges au modèle aristotélicien, qui permet à lhistoire de constituer un sujet de choix pour un théâtre doté de fonctions didactiques et mémorielles.

La deuxième partie propose une première série détudes comparatives de pièces, organisées autour de trois grands thèmes : les guerres et conquêtes, les crises politiques, les destins singuliers. Elle permet de prendre la mesure de la grande richesse du corpus, en nous faisant pénétrer dans les rouages des intrigues de nombreuses pièces, des plus connues aux plus rares. Elle nous révèle ainsi la diversité et la force des sujets abordés : par exemple par Lope de Vega (Arauco domado), qui reconnaît la légitimité de la rébellion indienne contre le conquérant espagnol, par Billard (La Tragédie sur la mort du roi Henri le Grand), qui met en scène la mort dHenri IV juste après sa survenue, ou par Brome et Heywood (The Late Lancashire Witches), qui documentent les agissements de quatre sorcières dont le procès est encore en cours. À travers la succession des études de cas se dessine lapport herméneutique du théâtre : les pièces proposent des interprétations, qui vont généralement dans le sens dune mise en question de la doxa sur le cours de lhistoire politique et religieuse, grâce à la multiplicité des points de vue et à larticulation entre destins individuels et histoire collective.

La troisième partie poursuit le parcours à travers le corpus qui se trouve ressaisi ici à partir des catégories génériques quil convoque et met à lépreuve : tragédie, drame et comédie. Si de nombreuses pièces se rattachent au genre tragique, dans 700le prolongement des exemples antiques offerts par La Prise de Milet de Phrynicos et LesPerses dEschyle, elles en perturbent les principes mimétiques et les mécanismes émotionnels, témoignant ainsi de la plasticité de la tragédie de la première modernité. Plus épiques que tragiques, de nombreuses pièces – produites en particulier en Espagne et en Angleterre, dont les dramaturgies permettent le déploiement dune vaste matière narrative – relèvent davantage de lesthétique du drame, tel quil est théorisé et pratiqué par Brecht, commenté par Benjamin et Sarrazac. Plus rarement, certaines pièces sinscrivent dans le genre de la comédie pour interroger les modes daccès à la vérité et les conditions délaboration de la connaissance. Cette partie propose ainsi un nouvel éclairage, qui névite pas quelques répétitions, sur les pièces abordées dans la deuxième partie. Pour finir, elle interroge les modalités de leur réception à travers la tension quelles instaurent entre référentialité et fictionnalité, à la manière de la « docufiction » ou du théâtre documentaire de la période contemporaine.

Plus brève, la quatrième partie peut apparaître comme une conclusion dampleur, qui reprend de la distance avec les textes pour en dégager les principales significations. Pour Anne Teulade, le théâtre dhistoire immédiate a pour effet de mettre en question lexemplarité et de rendre sensible la fabrique de lhistoire : il donne moins une signification aux événements quil ninvite à confronter différentes manières de les interpréter. Il se caractérise donc par une forme de réflexivité, où le théâtre et le réel séclairent mutuellement. Au-delà de ces fonctions herméneutique et heuristique, le théâtre dhistoire immédiate peut aussi remplir une fonction compensatoire ou réparatrice, permettant aux spectateurs de surmonter leurs souffrances, en les comprenant et en les jouant.

En proposant un parcours exigeant à travers les textes et les théories, louvrage dense et érudit dAnne Teulade révèle limportance du théâtre dhistoire immédiate dans la production dramatique européenne des xvie et xviie siècles, dont il enrichit ainsi la perception, et montre lactualité de ces expérimentations théâtrales anciennes, qui résonnent avec les questionnements contemporains sur le rapport de la fiction avec lhistoire et avec le réel. Grâce à son approche comparatiste, il démontre aussi avec force la participation du théâtre à lécriture dune histoire européenne commune. Le Théâtre de linterprétation constitue ainsi à la fois un ouvrage de référence et une mine dinformations pour tous ceux qui sintéressent à lâge dor du théâtre européen.

Véronique Lochert

Audrey Gilles,Plaisirs féminins dans la littérature française de la Renaissance. Paris, Classiques Garnier, « Masculin/Féminin dans lEurope moderne », 2022. Un vol. de 626 p.

Consacré aux représentations des plaisirs féminins dans un corpus dœuvres littéraires françaises composées entre 1538 (Les Angoisses douloureuses dHélisenne de Crenne) et 1599 (les Premières œuvres poétiques de Lasphrise), le livre dAudrey Gilles commence par situer son objet détude dans un cadre historique marqué par un héritage misogyne qui se constitue au carrefour entre les discours antiques et la doctrine chrétienne. Perçu de manière péjorative, le plaisir féminin peut-il se soustraire au regard (masculin) suspicieux qui est posé sur lui ? Caractérisés par 701une volubilité nouvelle en la matière, les textes de la Renaissance font entendre dautres voix sur les plaisirs des femmes que la vulgateanti-féminine. En se montrant attentive à lénonciation, à léthique et à la portée des multiples discours émanant dauteurs autant que dautrices, Audrey Gilles distingue trois espaces « à partir desquels peuvent prendre place des représentations honnêtes du plaisir féminin, en même temps quils en montrent les écueils et les difficultés » (p. 28) : lespace conjugal, lespace social et lespace de soi.

Dans une première partie, intitulée « Plaisir féminin et espace conjugal », Audrey Gilles étudie les discours abordant la volupté féminine, soit quelle advienne dans le cadre légitime du mariage, soit quelle naisse dune relation adultère illégitime. La confrontation des discours médicaux composés par des professionnels masculins avec les textes littéraires où sexpriment des autrices ou des voix féminines fait apparaître combien le plaisir sexuel des femmes est un objet dintenses débats autant quune composante essentielle de la génération. Si les textes littéraires et médicaux œuvrent ensemble à créer « un espace possible pour lévocation honnête du plaisir féminin » (p. 59), ce sont surtout les nouvelles et les contes de la Renaissance qui offrent, par lintermédiaire de personnages féminins, la possibilité de valoriser la volupté féminine au sein du mariage indépendamment de toute condamnation morale. Lorsque les textes abordent le plaisir sexuel recherché en dehors du cadre légitime du mariage, ils font apparaître combien les notions dhonneur et dhonnêteté peuvent être sujettes à de multiples renégociations, renforçant ainsi leur dimension ambiguë. Lattention portée à la polyphonie des voix qui caractérise plusieurs œuvres narratives du xvie siècle permet à Audrey Gilles de montrer que, loin de faire lobjet dun traitement univoque, ladultère sert les ruses propres aux récits enchâssés et déjoue les binarités simplificatrices opposant la condamnation morale aux revendications émancipatrices. Enfin, la masturbation et les relations entre femmes, regroupées sous létiquette des « plaisirs déviants » (p. 179), offrent la possibilité de penser une jouissance féminine qui échappe à lœil et à la main de lhomme. Les pratiques subversives nen demeurent pas moins dépendantes dune curiosité toute masculine qui fantasme et façonne des comportements dont les hommes sont pourtant censés être exclus.

Lorsque, dans une deuxième partie (« Plaisir féminin et espace social »), Audrey Gilles inscrit son objet détude dans une collectivité élargie, elle repère « une double éthique des plaisirs féminins » (p. 402). La première se fonde sur le service amoureux hérité de la finamor médiévale, elle-même revisitée tour à tour par le néo-platonisme et le pétrarquisme. La seconde relève de la culture de Cour et accorde une place importante aux arts du corps et de la parole. Analysant et comparant ces deux éthiques, Audrey Gilles souligne combien lhonneur féminin conserve une place importante dans la tradition courtoise et néo-platonicienne, où il sert à dépasser la dimension purement charnelle de lunion entre lhomme et la femme. Ouvertement sensuelle, la veine pétrarquiste accorde une importance moindre à lhonneur et interroge plutôt la possibilité pour les voix féminines de prendre place dans un univers saturé par la toute-puissance du désir masculin. À linverse, lespace courtisan offre volontiers un lieu dexpression aux plaisirs féminins. Si certains plaisirs du corps comme la danse ou la coquetterie peuvent être tantôt valorisés, tantôt condamnés, les plaisirs de la conversation sont plus que jamais légitimés : « tout en mettant hommes et femmes sur un pied dégalité » (p. 380), ils garantissent à ces dernières une meilleure connaissance delles-mêmes, du monde et de Dieu.

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Dans une dernière partie (« Plaisir féminin et espace de soi »), Audrey Gilles aborde les plaisirs en ce quils engagent une expérience et un « souci de soi », pour reprendre lexpression foucaldienne. Se saisissant de la différence établie par Sénèque entre la voluptas et le gaudium, lautrice distingue respectivement les plaisirs qui sont certes propices à la connaissance de soi mais intimement liés aux normes sociales et masculines de ceux que les voix féminines reconnaissent elles-mêmes comme propices à laccomplissement de soi. Les plaisirs extérieurs à soi regroupés sous létiquette de la voluptas concernent ainsi ceux que les hommes prêtent aux femmes dans le cadre de la maternité et de la lecture. Si lenfantement commence par une expérience de la douleur, la maternité est source de plaisir, notamment chez certains auteurs médicaux comme Laurent Joubert qui souligne combien lallaitement peut savérer voluptueux pour la mère. Quant à la lecture, elle se révèle ambivalente elle aussi : si elle est une école de vertu et de savoirs pour les femmes, elle nen constitue pas moins un danger voluptueux, susceptible déchauffer limagination féminine. À linverse, les plaisirs du gaudium que les femmes valorisent sont ceux de létude, de la foi et de lécriture. Permettant aux voix féminines de se libérer des représentations masculines, ces trois domaines offrent une quête du bonheur qui allie lintrospection et le « ravissement hors de soi » (p. 582). Loin dêtre dénué de voluptés, le gaudium des femmes permet darticuler laccomplissement de soi à la joie décrire, au point daboutir, chez Hélisenne de Crenne, Louise Labé ou Pernette Du Guillet, à la formulation dune nouvelle érotique de lécriture.

Audrey Gilles conclut son ouvrage en montrant combien les plaisirs féminins à la Renaissance ne sauraient être la chasse gardée dune discipline ou dun type de discours en particulier mais quils se conçoivent dans un vaste espace de circulation des savoirs. En outre, ils endossent de multiples fonctions dans les œuvres qui les mentionnent : sils peuvent être un objet de débat dans bien des ouvrages polyphoniques, ils apparaissent aussi comme un sujet nouveau, attisant la curiosité des auteurs et des autrices, au point de devenir pour certaines dentre elles un but à atteindre, par lécriture notamment.

La force majeure de ce travail réside dans lattention accrue que porte Audrey Gilles aux multiples voix qui révèlent la grande variété des plaisirs féminins renaissants alors même que les discours sur le sujet demeurent, en définitive, assez rares. Si le choix assumé de lexhaustivité dans les micro-lectures fait parfois courir au propos le risque de léparpillement, soulignons toutefois combien la démarche attentive aux « interstices du texte » (p. 67) permet à lautrice de faire ressortir avec subtilité les diverses manières quont les discours renaissants dexposer, de questionner voire de promouvoir, sans grand bruit, les délectations féminines. Sensible aux configurations particulières propres à chaque texte, létude est aussi une invitation à (re)découvrir des auteurs (Pierre de Cornu, Papillon de Lasphrise) et des autrices (de Marie de Romieu aux dames Des Roches en passant par Gabrielle de Coignard) dont les formulations originales sur les plaisirs des femmes complètent celles, mieux connues, de poétesses ou de romancières comme Louise Labé, Marguerite de Navarre ou Hélisenne de Crenne. Louvrage dAudrey Gilles pourra ainsi être lu avec profit par des littéraires, des historiens et, plus généralement, par les chercheuses et les chercheurs qui se nourrissent des apports considérables des études de genre pour explorer les richesses et les ambiguïtés des textes de la Renaissance.

Jérôme Laubner

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André Tournon, Rire pour comprendre. Études sur Montaigne, Rabelais, Scève, La Fontaine Textes réunis par Jean-Raymond Fanlo et Daniel Martin. Paris, Classiques Garnier, « Études et essais sur la Renaissance », 2021. Un vol. de 471 p.

Préparé par Jean-Raymond Fanlo et Daniel Martin, ce recueil rend hommage à lœuvre dAndré Tournon (disparu en 2019), auteur de sept ouvrages, dont six consacrés à Montaigne et un à Rabelais, de nombreuses éditions de textes et de plus de deux cents articles, travaux dont le lecteur trouvera la liste impressionnante aux p. 425-459. La diversité des champs de recherche de celui qui fut longtemps professeur à lUniversité de Provence se manifeste ici sous la forme dun échantillon substantiel de 27 articles publiés entre 1980 et 2011, et devenus, pour certains, difficiles daccès. Pour procéder à cette sélection, les éditeurs ont, sans nul doute, dû faire des choix difficiles. Le volume qui en résulte passionne, car il fait ressortir loriginalité de la méthode élaborée par André Tournon et limportance de son apport à la critique seiziémiste.

Le recueil souvre ainsi sur une introduction stimulante, dans laquelle les éditeurs situent lœuvre de Tournon dans les grandes évolutions de la critique de la seconde moitié du xxe siècle. Lapproche de Tournon reflète en effet la crise profonde que connaissent, à cette époque, lhistoire littéraire et les lectures biographiques. Pour autant, les articles sélectionnés montrent quAndré Tournon occupe une place singulière parmi les critiques qui se penchent sur « [l]organisation » des œuvres, « leurs structures, leur poétique » (p. 8). Dune part, dans ses travaux, le contexte historique nest pas entièrement écarté ; bien au contraire, lhistoire des idées (philosophiques, juridiques, économiques…) et les évolutions de la langue sont constamment mobilisées pour éclairer les textes, par exemple lorsque Montaigne est lu à la lumière de la renaissance du pyrrhonisme ou lorsque la célèbre formule « chaque homme porte la forme entière de lhumaine condition » est réinterprétée (dans un article de 1990, « Le grammairien, le jurisconsulte et l“humaine condition” ») à laune du sens juridique du terme latin condicio : loin de renvoyer à une essence immuable, celui-ci désigne une situation instaurée par contrat. Sintéresser à la « condition » humaine, cest donc considérer que lidentité de lhomme est tissée de traits singuliers et façonnée en grande partie par des événements contingents. Dautre part, les études de textes dAndré Tournon ont pour particularité de privilégier les contradictions et les zones de tensions (quil sagisse, pour ne citer que quelques exemples, des éléments dialogiques induits par lintertextualité, de la présence dargumentations divergentes ou incompatibles, ou encore des tensions entre forme ludique et portée philosophique) et den faire des clés pour linterprétation. Ce parti pris méthodologique est parfaitement reflété par le titre aux allures dantithèse choisi par les éditeurs : « Rire pour comprendre » reprend le titre dun article que Tournon consacre à Rabelais en 2004, dans lequel il postule que le comique et la fantaisie de la fiction ne sont pas un simple enrobage, dont il faudrait faire abstraction pour pouvoir accéder au « plus haut sens ». Dans ses lectures « en sens agile », Tournon affirme en effet que « cest surtout lorsque la littérature humaniste se fait ludique, et lavoue sans vergogne », lorsquelle semble dire au lecteur « ici, on se moque de toi et du reste », « quelle apporte quelque chose à la philosophie : justement, ce que celle-ci ne peut pas envisager » (p. 227, citation tirée de larticle « Le don, la dette et le truand » [2000]). Cette manière 704dexploiter les contradictions et les étrangetés du texte se manifeste également dans lattention apportée à lusage singulier des majuscules dans lexemplaire de Bordeaux des Essais : alors que la plupart des éditeurs sont embarrassés par ces majuscules introduites au milieu des phrases, et tentés de les escamoter, Tournon montre que Montaigne leur attribue un rôle essentiel, celui de scander le texte et daccompagner les mouvements de la pensée.

Le volume obéit à une structuration simple et efficace. Dans la continuité de lintroduction des éditeurs, la première partie, qui ne compte quun seul article, « Lintertextualité de la Renaissance : Notes sur quelques problèmes de méthode » [1987], sinterroge sur la méthode particulière quimpose lintertextualité caractéristique des textes de la Renaissance : loin de gommer les effets dhétérogénéité quelle induit, ce qui reviendrait à « laisser à lécart des traits spécifiques lourds de sens » (p. 26), linterprète est invité à saccommoder de ces effets de rupture et à les interpréter au cas par cas, en se gardant de tout systématisme.

La seconde section est composée de huit articles sur Montaigne. Le premier, déjà évoqué, porte sur le sens que prend chez Montaigne la formule, abondamment glosée par la critique, d« humaine condition ». Le second, « Lhumaine condition. Que sais-je ? Qui suis-je ? » traite également de la manière dont Montaigne pense lidentité, non comme une essence abstraite mais comme un ensemble de possibles et de virtualités, qui donne aux traits distinctifs du sujet un caractère toujours provisoire. Cest ensuite la structure des Essais qui est scrutée dans « Notre liberté volontaire. Le Contre Un en marge des Essais » [1990]. Tournon sy demande pourquoi Montaigne, après avoir décidé de ne pas publier le Discours de la servitude volontaire au cœur de son œuvre, choisit néanmoins de laisser intactes les phrases qui annonçaient linsertion de la fameuse declamatio. On trouvera également dans cette section trois articles qui appréhendent lécriture des Essais à laune de la zététique pyrrhonienne, cest-à-dire une forme de scepticisme qui, loin de conclure que la vérité est inaccessible (ce qui serait revenir à une forme de certitude sur la fragilité du savoir humain), choisit de poursuivre activement la recherche de celle-ci. Ce modèle, sur lequel Tournon fait le point dans « Suspense philosophique et ironie : la zététique de lessai » [2000], est déjà mobilisé, par exemple, dans un article de 1986, pour interpréter la structure du chapitre « Des boiteux », qui articule deux niveaux de discours sur les procès de sorcellerie, un message de prudence adressé aux juges, et une réflexion plus radicale, qui met en doute lexistence même des phénomènes de sorcellerie. Si cette partie fait la part belle aux Essais, les autres pans de lœuvre de Montaigne ne sont pas délaissés, comme en témoigne le sixième article, « Un théologien par procuration », qui sintéresse aux indices par lesquels, dans sa traduction du Liber creaturarum, Montaigne laisse entendre que sa perspective ne coïncide pas avec celle de lauteur. Enfin, la section rend justice aux découvertes dAndré Tournon sur les expérimentations linguistiques auxquelles se livre Montaigne dans lexemplaire de Bordeaux, en particulier sur l« énergie du langage coupé », renforcée notamment par les majuscules qui interviennent à lintérieur des phrases pour relancer le discours.

Les deux autres sections obéissent à un découpage générique. La troisième, intitulée « roman, nouvelles, théâtre », est centrée sur les œuvres de Marguerite de Navarre, Rabelais et Béroalde de Verville. Elle souvre avec une réflexion sur les « doublets et hybrides » de lHeptaméron : Tournon sinterroge sur les convictions philosophiques et anthropologiques qui peuvent expliquer le choix dy faire figurer des nouvelles aux intrigues jumelles ou des nouvelles composites, articulant plusieurs 705histoires ou révélant plusieurs faces dun même personnage. Suit une étude sur La Comédie de Mont-de-Marsan, dont le sens théologique entre en tension avec les paroles déconcertantes qui lexpriment. Le lecteur assiste ensuite à cinq exercices de « lecture en sens agile » de lœuvre de Rabelais : une étude de lépisode de la sibylle de Panzoust (où la trivialité vient ostensiblement rencontrer les réalités spirituelles) permet de souligner le goût de Rabelais pour les « croisements signalés » entre deux éléments apparemment incompatibles ; on lira aussi, notamment, des analyses particulièrement brillantes des chapitres consacrés aux « inventions de Gaster » et à lépisode des noces de Basché, et un article qui montre comment Rabelais détourne les théories et pratiques économiques de son temps. La section se clôt par deux textes sur Le Moyen de parvenir, consacrés respectivement à « lénigme de la valeur déchange selon Verville » [1994] et au thème du « change » et de la « piperie ».

Peut-être moins connues, les études réunies dans la quatrième partie rappellent quAndré Tournon a également été un ingénieux interprète des poètes de la Renaissance. Elles témoignent aussi de ses incursions heureuses dans la littérature postérieure à la Renaissance, en particulier les Fables de La Fontaine. Un premier article étudie lironie (au sens de distance à soi) qui sexprime dans les poèmes de LAdolescence clémentine, présentés par Marot comme ses « coups dessai » ; cette ironie, qui établit une connivence forte avec le lecteur, est un aspect essentiel de larticulation – caractéristique de Marot – entre gravité évangélique et « élégant badinage ». Le deuxième article est consacré à une série de dizains de Scève (d. 424-446), unifiée par la présence dun même hypotexte, le Dialogo dAmore de Speroni. Tournon montre les altérations introduites dans le schéma platonicien dérivé de ce texte, en particulier dans les emblèmes. Suit, dans larticle « Limbes », une étude du dizain 133 : en isolant cette « échappée vers la joie » dans un recueil dominé par la plainte et la douleur, Tournon met en évidence ce qui différencie Scève du schéma ascensionnel de lamour platonicien : bien résumée dans la formule « souffrir non souffrir », sa poétique ne se donne pas pour fin « la plénitude de la contemplation » (p. 339), et les éclaircies portent toujours en germe la souffrance. Suivant dans lordre chronologique, Du Bellay se voit consacrer un article, qui sintéresse aux « vestiges textuels » disséminés dans son œuvre, et aux effets quils produisent. Puis interviennent deux contributions sur Agrippa dAubigné. La première fait de deux célèbres épisodes autobiographiques narrés dans Sa vie à ses enfants les emblèmes des tiraillements du poète, partagé entre obéissance et devoir de rébellion. La seconde sinterroge sur les significations de la forme des « tableaux célestes » adoptée dans les Fers, qui creusent lécart entre la vision divine et la vision humaine de lHistoire. Particulièrement stimulants, deux articles sur La Fontaine constituent les dernières contributions sur la littérature dAncien Régime. Le premier, intitulé « Les fables du Crétois », en référence à la figure du poète Épiménide (qui disait que tous les poètes sont menteurs), remarque que le livre IX des Fables se caractérise par « une poétique du mensonge avoué » et une revendication des droits de la fiction. Dans le second, Tournon montre que la fable « Les pigeons » perturbe la morale traditionnelle, notamment en célébrant les plaisirs de lamour. Le dernier article (qui est aussi le premier écrit, puisquil date de 1980) offre une belle incursion dans la littérature romantique, à travers létude des permutations de textes dans les Chimères et la manière dont elles éclairent la poétique de Nerval.

On ne peut donc que saluer le très beau geste de Jean-Raymond Fanlo et Daniel Martin qui, par leurs choix judicieux, montrent quAndré Tournon fut non 706seulement un grand seiziémiste, mais aussi un véritable théoricien de la littérature et de linterprétation littéraire : létude des textes se double, chez lui, dun recul réflexif sur sa propre méthode, qui ne sépare jamais « la forme du fond ». Elle postule en effet que, si le langage littéraire dérégule le langage ordinaire et heurte ses lois de clarté et de cohérence, cest pour « penser autrement », « déjouer la convention, défamiliariser, briser les agencements didactiques » (p. 10), déstabiliser. Une définition de la littérature qui pourra alimenter les réflexions actuelles sur lutilité de la fiction et des études littéraires.

Alice Vintenon

Hubert Bost, Bayle calviniste libertin. Paris, Honoré Champion, « Vie des Huguenots », 2021. Un vol. de 456 p.

Bayle, calviniste ou libertin ? Lopposition entre un Bayle protestant sincère et le philosophe libre penseur, voire lathée dissimulé, structure le champ des études bayliennes. Hubert Bost, lun des grands spécialistes actuels de Bayle, a lui-même largement contribué par ses écrits à ces effets de polarisation. On appréciera dautant mieux ici de voir sa lecture du « philosophe de Rotterdam » rassemblée en un volume cohérent dinédits et darticles parus depuis 2007. Hubert Bost choisit une lecture « en tension » (p. 12) dun philosophe qui échappe dautant mieux aux catégorisations quil peut à la fois sengager dans la défense des huguenots persécutés et critiquer les dérives orangistes du Refuge, défendre les droits de la conscience errante et déployer une pensée critique à légard de la religion. Le chapitre 8 intitulé « Un “protestant compliqué” » a valeur de manifeste de ce point de vue : pour sortir de « limpasse herméneutique », Hubert Bost renvoie « dos à dos les interprétations exclusivement rationalistes ou fidéistes » de la pensée de Bayle (p. 168), ce qui ne peut se faire quen variant les approches et en tenant compte des spécificités de la démarche baylienne. Or Bayle préfère « la dissension » au consensus (p. 188), écrit « de manière réactive ou contextuelle » (p. 171) et manie volontiers largument ad hominem, cest-à-dire quà chaque fois quil discute une thèse, il part des prémisses de son adversaire – ce quil appelle « battre les gens jusques sur leur propre fumier » (p. 212). Prenant position dans le débat critique sur le statut des contradictions au sein du corpus baylien, au chapitre 11, Hubert Bost fait « lhypothèse dune différence de plans », chaque fois quil y a contradiction apparente (p. 210). Plutôt que de recourir à lhypothèse de la dissimulation et à une lecture straussienne, il propose de rechercher « le cadre épistémologique dans lequel raisonne le philosophe » (p. 171). Lintérêt de cette approche tient à lattention accordée aux spécificités disciplinaires dune réflexion qui emprunte tour à tour son arsenal conceptuel à la théologie, à lhistoire et à la philosophie.

Lensemble des chapitres sorganise autour de quatre axes danalyse : le registre de la foi et de la croyance dans leur rapport à la superstition, celui de la raison et de la critique, articulé à la question de la liberté de conscience, celui de la « logique intellectuelle » et des rapports entre les disciplines, enfin celui de la réflexion politique, entre patriotisme et méditation sur la tyrannie (p. 13). Les quatre premiers chapitres dessinent les contours de lidentité « huguenote » de Bayle, à partir de sa correspondance avec ses frères et ses coreligionnaires, progressivement élargie aux réseaux épistolaires du citoyen de la République des Lettres. Ils prennent aussi en 707compte son expérience de pédagogue ou encore ses engagements de journaliste. Le plan biographique (voir Hubert Bost, Pierre Bayle, Paris, Fayard, 2006) nest jamais détaché denjeux historiques et politiques dune part, denjeux théologiques et moraux dautre part. Les chapitres suivants, sur les articles « Adam » et « Ève », et « Calvin », du Dictionnaire historique et critique, explicitent le travail de démontage des erreurs auquel sastreint Bayle, quil sagisse décarter les spéculations douteuses sur la libido du couple adamique (chap. 5) ou de proposer une synthèse biographique sur Calvin débarrassée de ses excès polémiques (chap. 6). Le chapitre 7, consacré aux reliques, passe dun pôle de lidentité baylienne à lautre. Bayle utilise cette question attendue sous la plume dun protestant français de cette époque pour « jeter les bases dune réflexion anthropologique » originale sur « la crédulité, le besoin de croire et denclore la croyance » qui népargne nullement ses coreligionnaires (p. 155). Les chapitres 8, 9 et 11 abordent les grandes questions qui divisent lhistoriographie baylienne : le rapport entre foi et raison, la question de la vérité religieuse, lexistence du mal, la prédestination. Ils exposent aussi de la manière la plus claire le positionnement de Hubert Bost dans le champ de la critique, notamment ce que son « parti pris historique » (p. 206) peut apporter au débat. Dautres chapitres permettent dillustrer sur la base dun renversement des attendus ce que cette lecture apporte. Ainsi le chapitre 10 croise une approche biographique (lennui éprouvé par Bayle au sermon) et létude des traités dhomilétique pour éviter toute assimilation hâtive de ce trait biographique à la posture de lesprit fort. Oui, Bayle sennuie, et il est bien dommage que le café ne tienne pas ses promesses, car « on ne voit pas que, depuis que lusage en est devenu si frequent, on dorme moins au Sermon » (p. 200). Mais à qui la faute ? Le chapitre 12, le seul rédigé en anglais, interroge le rapport de Bayle à la censure, à partir notamment de ses démêlés avec le consistoire de lÉglise wallonne (réformée) de Rotterdam. La mise à distance de la lecture straussienne sappuie à la fois sur létude de cas du Dictionnaire historique et critique et sur une réflexion plus générale sur la tolérance, que viennent illustrer les « Réflexions sur la tolerance des livres héretiques », publiées dans les Nouvelles de la République des Lettres de juillet 1685. À partir du chapitre 13, la réflexion soriente sur le politique, plus particulièrement sur les rapports entre appartenance confessionnelle et identité civile, autorité royale et tolérance. À un moment de « retournement axiologique de la notion de tolérance » (p. 261), Bayle prend ses distances à légard du discours militant de ses coreligionnaires qui remet en question lautorité royale, mais il affirme dans le même temps la liberté de conscience : « la légitimité de lautorité royale étant indiscutable, quelles sont les limites de son intervention dans le domaine des croyances ? » (p. 262) Un pouvoir fort limite lingérence des autorités religieuses dans la sphère civile, en revanche, il na pas de prise sur les âmes, cest pourquoi le philosophe affirme avec force les droits de « la conscience errante » (chap. 15). Cette position philosophique, Hubert Bost choisit den rendre compte sous létiquette de « patriote » quand il aborde le dossier controversé de lAvis aux réfugiés (chap. 18), à un moment particulièrement mouvementé de la vie politique néerlandaise, et quand il réfléchit à la manière dont Bayle pense la tyrannie (chap. 21). Le chapitre 19 réinscrit le propos dans le contexte de la « crise de la conscience européenne » en proposant les dix thèses de Bayle qui ont pu contribuer à ce bouleversement intellectuel : toutes aboutissent à mettre en question « la doxa structurant le champ politico-religieux » (p. 360) sur fond de pessimisme anthropologique. Faut-il pour autant faire de Bayle un « précurseur de la laïcité » ? Le chapitre 20 modélise « la contribution du Refuge huguenot aux linéaments de la laïcité » (p. 388) à partir de lopposition entre le loyalisme monarchique 708baylien et le contractualisme revendiqué par Jurieu. Quelques chapitres de cette dernière partie du volume fournissent en contrepoint une réflexion méthodologique sur les spécificités de lécriture baylienne, quil sagisse de sa pratique de lhistoire distincte de lhistoire savante promue par Mabillon (chap. 16), ou de son rapport à la philosophie (chap. 17). Lintérêt de Bayle pour la « méta-histoire » (p. 319), la conscience quil a des spécificités des disciplines historique et philosophique par rapport à la théologie, trouvent à sactualiser dans la réflexion menée par Hubert Bost sur la posture de lhistorien et son rapport au passé de la discipline. Lultime chapitre, intitulé « Pierre Bayle et la liberté de conscience », conclut un parcours riche et stimulant sur limportance des images et des « historiettes » qui émaillent lécriture de Bayle et tiennent « en éveil » son lecteur (p. 434). On ne saurait trop recommander la lecture de cet ensemble dessais.

Isabelle Moreau

Florence Dujour-Pelletier, Le Fil de Marianne. Narrer au féminin, de Villedieu à Diderot. Préface dArlette Farge. Paris, Classiques Garnier, « Europe des Lumières », 2021, Un vol. de 590 p.

La fin du xviie siècle connaît une explosion des formes personnelles du récit qui délèguent la narration à des personnages de femmes ; quils soient écrits réellement par une femme ou quils le soient par un homme, ces discours nous projettent une représentation de la féminité ornée dhumour et de légèreté, dun je-ne-sais-quoi plaisant pour le public. Tout le xviiie siècle sera marqué de cette nouvelle façon de raconter et de sentir : mais dans cette période cest surtout lhomme qui écrit la femme, et cela de Marivaux à Sade en passant par Rousseau et Diderot. Florence Dujour-Pelletier, dans son ouvrage issu dune thèse dirigée par René Démoris puis par Christophe Martin, analyse les lectures possibles de ces multiples voix féminines, ce quelles permettent de dire, et de quelle manière. Avec un développement très convaincant, lauteure va disséquer la construction et lévolution de ce parler féminin en littérature, et les problèmes profonds quil soulève.

Dans une introduction, riche et claire, lessai nous présente une enquête ambitieuse mais qui va se montrer convaincante. Le corpus, qui se révèle particulièrement large, souvre au xviie siècle avec les épistolières « réelles » comme Madame de Sevigné ou fictives comme la religieuse des Lettres Portugaises, puis lauteure sintéresse à lhumour et à la légèreté des contes de fées (Madame dAulnoy, Perrault, Catherine Bernard, Mlle de Lhéritier de Villandon, Charlotte-Rose de Caumont La Force, Madame de Murat), au portrait de léthos aristocratique présenté dans les romans mondains (Les Petits Soupers de lété de lannée 1699 ou aventures galantes avec lorigine des fées de Madame Durand, ainsi que Le Voyage de campagne et Les Lutins du château de Kernosy de Madame de Murat) et finalement aux traits scandaleux des romans-mémoires (avec Les Mémoires de la vie dHenriette-Sylvie de Molière sous la plume de Madame de Villedieu mais aussi ceux de Murat et dAulnoy). Le corpus du xviiie siècle se concentre sur les « paroles dhommes depuis des corps de femmes », premièrement avec Montesquieu et Crébillon, puis suit le fil de ce labyrinthe féminin : Marivaux et son roman inachevé La Vie deMarianne, ou les aventures de Madame la comtesse de ***, et, de là, à Rousseau avec Julie ou La Nouvelle Héloïse et à Diderot avec 709La Religieuse. Les voix de la Madame de Merteuil laclosienne et de la Juliette sadienne seront évoquées également dans les conclusions en guise douverture vers une nouvelle forme de la voix féminine dans le roman ; comme le signale à juste titre Florence Dujour-Pelletier, leur essence trompeuse et scélérate est bien loin du badinage gai de Marianne, « pivot » de cette étude. Olympe de Gouges fera également partie de ces voix de la fin du siècle, avec ses paroles politiques bien éloignées de laristocratie et imprégnées de harangues révolutionnaires.

Létude sarticule en deux parties. La première remonte donc aux genres féminins du xviie siècle pour tracer « LHéritage » et récupérer les voix des épistolières, des conteuses et des romancières. Décelant les principes fondamentaux de chacune delles (spontanéité, naturel, négligence, gaité, mondanité, humour, ironie mais aussi tendance au scandale et goût du badinage), Florence Dujour-Pelletier ouvre la porte aux Lumières, à des lueurs couvertes de rocailles. Particulièrement stimulante, la deuxième partie, consacrée à « LUsage de la voix féminine au xviiie siècle. Écrire comme une femme », fait de Marianne un phare de la voix pseudo-féminine qui marque un tournant décisif. Une nouvelle introduction nous accompagne dans ce passage du siècle pour nous aider à comprendre la disparition (ou diminution) des écrivaines, et lapparition des narratrices nées des plumes masculines. Le premier chapitre offre une transition vers la nouvelle réalité et nous révèle les multiples « Métamorphoses » qui se sont opérées à travers les plumes de Montesquieu, Crébillon ou Diderot. Comme on pouvait limaginer, les idées pertinentes et suggestives ne manquent pas dans le chapitre consacré à la voix marivaudienne, où lon trouve un clin dœil au style rococo, intimement liée à cette polyphonie des paroles féminines. Deux autres chapitres se succèdent pour conforter cette idée de la réinvention de la voix féminine par les hommes des Lumières : le premier centré sur les Julie et Claire de Rousseau, et le deuxième, sur la Suzanne de Diderot. Un dernier chapitre clôt cette partie, confrontant les deux dernières héroïnes, Julie et Suzanne, et annonçant un ciel qui sassombrit. La conclusion vient confirmer cette mort du badinage et de la coquetterie et le retour de la voix victimaire.

En soulignant la cohérence de lœuvre, Florence Dujour-Pelletier nignore pas les différences entre auteurs et auteures, la diversité des questions soulevées, et limpossibilité de proposer des réponses définitives. Mais son travail montre les tendances, les changements importants qui sopèrent dans cette chorale féminine, ou plutôt pseudo-féminine. Elle met ainsi en évidence la gravité cachée derrière la délicatesse, derrière le fard et les mouches. Nous réalisons alors limportance du sentiment, le poids de la légèreté, la gravité du rococo qui cache parfois plus de philosophie quon ne le pense. Lessai nous montre comment, dans lécriture de Marivaux, mais dans la voix dune femme, nous découvrons la pensée qui naît de lécriture, lunion de lesprit et du cœur : la femme du xviiie siècle soffre ainsi à nous pleine dintelligence. Elle est capable de raisonner mais aussi dembellir la vie par son imagination et son humour ; elle devient ainsi aimable, émouvante, divertissante mais surtout réflexive. Ce trait disparaîtra par la suite dans les textes des héritières de Marianne, qui privilégieront le sentiment, probablement encouragées par lair du temps. Même la Julie de Rousseau, malgré des débuts de réflexion profonde de « théoricienne », se laissera emporter par la passion à la fin de lœuvre. Le siècle des Lumières aurait perdu, dans la sinuosité des boudoirs et des folies, les grâces du génie et de lhumour féminins.

Juan Manuel Ibeas-Altamira

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L Enfant rêvé. Anthologie des théâtres d éducation du xviii e  siècle. Sous la direction de Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2022. Deux vol. de 1856 p.

Il convient de saluer la sortie de cette volumineuse anthologie dirigée par Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, spécialiste des théâtres déducation et de société, à laquelle ont participé des dix-huitiémistes dont les recherches portent sur le théâtre, léducation et/ou lhistoire des idées. Vingt-six pièces déducation, choisies parmi les œuvres de dix-huit auteurs et autrices, jouées entre 1700 et 1799, sont présentées chronologiquement. Une double introduction, sur lauteur et sur le texte, étayée dune bibliographie, précède chaque édition critique. Cette anthologie suscite lintérêt à plus dun titre. Dune part, elle met à disposition du public des pièces peu connues et difficiles daccès, des manuscrits édités pour la première fois, des pièces traduites depuis le latin, des imprimés à faible tirage. Dautre part, elle fournit une mine bibliographique de références récentes, une multitude dinformations sur les auteurs et leur production littéraire, un catalogage de leurs pièces fondé sur les éditions successives, y compris à létranger, et sur le référencement des manuscrits. Le double index des noms de personnes et des œuvres théâtrales en fait un outil particulièrement efficace. Pour finir, soulignons que sont réunies des pièces issues de sphères éducatives différentes – le théâtre scolaire et le théâtre des familles – sous lappellation au pluriel de « théâtres déducation » pour afficher lunité derrière la diversité, selon un point de vue transversal qui témoigne dune approche originale.

La copieuse introduction de cinquante pages de Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, suivie de treize pages bibliographiques, offre une synthèse précise qui justifie les choix méthodologiques en posant clairement les difficultés liées à la délimitation dun corpus aux frontières poreuses. La sélection repose sur cette définition du théâtre déducation : « toute pièce de théâtre qui prend comme personnage central un individu jeune, voire très jeune, qui est lobjet ou le héros dune épreuve ou dune expérience éducative au sens large du terme, dont le dénouement coïncide avec un gain moral » (p. 10). Au-delà de la diversité des formes qui dépendent de lépoque et du contexte éducatif, sont signalés dimportants changements au xviiie siècle tels que la proportion croissante des femmes et des laïcs qui conçoivent des pièces jusqualors réservées aux collèges gérés par les congrégations religieuses, la publication de recueils a contrario des pièces scolaires souvent restées manuscrites, la place accordée à ce théâtre qui dépasse sa seule portée pédagogique. Cette évolution se traduit par le traitement de thématiques du quotidien, par des implications politiques dans une montée de la laïcisation, par une multiplicité des genres sous linfluence notamment de la comédie sensible et du drame bourgeois. M.-E. Plagnol-Diéval souligne le phénomène de société que représentent ces pièces qui ne cessent de circuler, autorisant une approche sérielle, visible à léchelle des auteurs et autrices mais aussi à léchelle historique et européenne, via les traductions et diffusions au-delà des frontières françaises. Ces « transferts culturels » témoignent de leffervescence de ce théâtre et d« une réelle communauté didées » (p. 52).

Le lecteur appréciera lérudition des introductions qui contextualisent les pièces, mentionnant les échos au théâtre contemporain, les représentations publiques ou privées, les modalités de réception à lappui des journaux et correspondances. Si la plupart des auteurs sont connus des chercheurs, dautres sont en revanche plus confidentiels ; ce qui renforce lintérêt de ce travail collectif qui vient compléter les connaissances.

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Du côté du théâtre des collèges, sont retenues les pièces dauteurs jésuites jouées sur la scène de Louis-le-Grand. Le choix de comédies et de tragédies offre un panorama significatif de la variété des représentations scolaires et soulève la question de la langue. Deux éditions bilingues sont proposées : la comédie latine de Crésus du P. Le Jay est traduite pour la première fois par Patricia Ehl et sa collaboratrice Marie-Odile Harter ; la version latine de Pézophile ou le joueur du P. Porée publiée en 1749 est mise en regard de lédition française de 1835 vérifiée et corrigée par Nicolas Brucker. Parmi les singularités, P. Ehl établit le texte de Grégoire, comédie également intitulée Les Incommodités de la grandeur, à partir dun manuscrit de 1701 du P. Du Cerceau. De même, N. Brucker réattribue au P. Arthuys disparu en 1721, la tragédie en trois actes de Benjamin ou Reconnaissance de Joseph, publiée anonymement en 1749 et exhume Le Dissipateur de Nicolas Papillon du Rivet, comédie française représentée en 1746 et en 1761 qui donne lieu à une véritable enquête historique pour identifier les jeunes acteurs (p. 735-738).

Du côté des recueils de la fin du siècle, M.-E. Plagnol-Diéval reprend trois comédies de Mme de Genlis dont Agar dans le désert qui atteste la rémanence des sujets bibliques. De Mme de La Fite, autrice du Refuge protestant à la renommée européenne, Jeanne Chiron édite Le Fils reconnaissant, comédie en un acte. Le « demi-drame » de Saint-Marc publié à la même époque, en 1778, La Vanité corrigée, résulte de la collaboration dAndréane Audy-Trottier et de M.-E. Plagnol-Diéval. Berquin est présenté dans une riche introduction de Florence Boulerie qui précise les sources allemandes de deux petits drames de LAmi des enfants et de Charles Second de LAmi de ladolescence. Lanalyse du drame en cinq actes, comparé à lhypotexte de Stephanie, met en relief une interprétation nouvelle révélatrice des idées de Berquin. M.-E. Plagnol-Diéval sélectionne dans un autre périodique, Le Courrier des enfants de Jauffret, LÉcole de lhumanité ainsi que trois pièces découvertes dans des livres détrennes : Le Sacrifice dAbraham de Villemain dAbancourt, Le Mauvais fils de Jean-Roger dOrléans, enseignant de littérature latine et française, et Le Jeune Héros du Champ-de-Mars ou le triomphe de lamour filial, pièce anonyme inspirée dun fait historique de la période révolutionnaire. Dans un dialogue avec Voltaire que suggère N. Brucker, deux pièces de Nougaret sont extraites du recueil atypique de 1789 pour les collèges, écoles militaires et pensions : la pièce de martyre Simphorien qui résonne de manière ambiguë et la comédie de Gulliver chez les liliputiens. Quant au théâtre des filles, il est illustré par une comédie de Mme Campan, Cécilia, ou la pension de Londres, que choisit A. Audy-Trottier.

Entre théâtre de société et théâtre déducation, on trouve plusieurs proverbes de portée pédagogique. La sélection de Valentina Ponzetto porte sur trois textes de Moissy, à commencer par La Poupée, conformément à la répartition de lauteur par classes dâges ; celle de M.-E. Plagnol-Diéval sur La Bourse de Louis de Garnier qui traite des inégalités sociales ; celle de J. Chiron sur La Bonne Mère de Mme de Laisse dont les ariettes renouvellent le genre. Autre pièce originale que Mme de Graffigny aurait destinée aux enfants de la Cour de Vienne, la comédie de LIgnorant présomptueux est éditée pour la première fois par Charlotte Simonin à partir de deux copies manuscrites.

Loin dêtre isolées, ces pièces témoignent déchos, de jeux dinfluence, de thèmes qui évoluent selon lactualité, de valeurs ancrées dans un monde en cours de sécularisation. Elles révèlent les mouvements qui sopèrent dans léducation et dans les mentalités au siècle des Lumières. Elles laissent deviner le foisonnement de ces « théâtres déducation » dont participent aussi les pièces du P. Brumoy par 712exemple, les pastorales, le théâtre des doctrinaires, des oratoriens et dautres congrégations religieuses, le théâtre scolaire des jeunes filles (en dehors de Saint-Cyr), etc. Gageons que cette anthologie ouvrira la voie à de nouveaux chantiers éditoriaux et quelle nourrira de nombreux travaux à venir, suscitant la curiosité des étudiants comme des chercheurs plus confirmés.

Béatrice Ferrier

Voltaire, Les Œuvres complètes de Voltaire , vol. 147. Sous la direction de John Renwicket al. Oxford, Voltaire Foundation, 2022. Un vol. de xliv et 416 p.

Le présent volume, le dernier publié des Œuvres complètes de Voltaire, réunit comme son titre complet lindique, des « Textes [en prose] attribués à Voltaire », textes de nature et de qualité diverses, auxquels Voltaire a plus ou moins contribué. Ils sont au nombre de treize. Organisés chronologiquement « en fonction de leur date de “composition substantielle” » (p. xx), comme lensemble de lédition qui compte 205 volumes, ils couvrent un large empan chronologique, des jeunes années de Voltaire (La Chronique véritable du preux chevalier dom Philippes dOrelie) à La prière du curé de Frêne (1773). Un frontispice (illustration en couleur reproduisant un portrait de Voltaire par Jean Huber) et un texte majestueusement intitulé « À limmortalité de Voltaire », par lacadémicien et docteur ès lettres Xavier Darcos – qui, fort de son expérience de professeur de classes préparatoires, donna, dans les années 1990, un Candide et un Zadig en édition scolaire – ouvrent ce dernier volume (p. vii-xiv), suivis par un « Avant-propos » que signe Nicholas Cronk, directeur de cette aventure éditoriale durant vingt ans (p. xv-xxii). Bref bilan dune entreprise dun demi-siècle à laquelle plus de deux cents chercheurs de divers pays ont collaboré, « première édition complète [des] œuvres [de Voltaire] à retourner aux sources fondamentales » (p. xvii), le propos semploie à justifier le recueil composite quest ce volume 147. Rappelant loriginalité des Œuvres complètes qui accueillent les marginalias de Voltaire, N. Cronk nen questionne pas moins lintégrité du corpus du volume quil préface. En 1974, déjà, Besterman reconnaissait impossible létablissement exhaustif et certain dune « bibliographie complète de Voltaire » (« Voltaire bibliography : the impossible dream », SVEC 120, 1974 ; cité p. xviii). N. Cronk renchérit : « savoir ce qui doit être inclus ou non est une question épineuse » (p. xvii) ; dans l« impossibilité de définir le corpus voltairien avec une certitude absolue, nous avons inclus dans la présente édition un large éventail de textes qui ont de temps à autre été attribués à Voltaire ; dans de tels cas nous avons estimé quil était préférable de présenter à nos lecteurs le pour et le contre, puis de leur laisser tout loisir de décider eux-mêmes » (p. xvii). Cest à John Renwick que revient le soin de présenter véritablement ce volume et ses enjeux. Il y a collaboré de manière significative, le dirigeant et signant plus de la moitié des éditions recueillies ici. Il remplit avec clarté sa mission en présentant les différents types de textes réunis, après les précautions dusage en matière si délicate : « le jeu complexe des attributions _ si parfois définitivement résolu _ nest jamais terminé » (p. xxviii). On trouve donc dans ce volume des textes qui ont intégré un temps le corpus des œuvres de Voltaire, puis en ont été exclus. Ainsi de La Sibylle, de La Prière du curé de Frêne, de LAcadémie bénédictine ; 713« ces trois textes […] figurent de nouveau dans ce volume, comme des documents qui, en toute probabilité, sont en effet sortis de Ferney. Le lecteur décidera. » (p. xl) _ trois textes où la nature de lintervention voltairienne varie toutefois. Sans doute est-ce dans cette catégorie quil aurait fallu mentionner la Prière universelle, texte revendiqué par Morellet mais plausiblement retouché par Voltaire éditeur des Facéties parisiennes. Deuxième cas de figure de ce volume, celui des textes qui avaient disparu, notamment car ils navaient jamais été signés ; cest la série des préfaces à différentes éditions que donne J. Renwick (1745 ou 1746, et 1752 : Walther, Dresde). Le troisième ensemble est celui des « bonnes intuitions » (p. xli). Il réunit La Chronique véritable (éd. Richard Cooper), La Moïsade (éd. Antony McKenna), le Compte rendu de lEssai de philosophie morale par M. de Maupertuis (éd. Marie Susana Seguin), les Observations sur le recueil des Œuvres de Maupertuis (même éditrice), lAvis de léditeur (réponse aux vers précédents) quédite Édouard Langille, enfin le Mémoire de Robert Covelle (15 mars 1764). Un dernier texte relève à linverse de la catégorie des « moins bonnes intuitions », Le Médiateur dune grande querelle (éd. J. Renwick). Ailleurs, le rédacteur précise lun des objectifs de ce recueil, consolider des éléments épars dans différents volumes des Œuvres complètes de Voltaire (p. 239). Le lecteur nen est pas moins dérouté, même sil retrouve les paratextes critiques en usage dans cette édition (contextualisation historique et argumentaire dattribution ou de participation dans les introductions qui précèdent chaque texte ; manuscrits et éditions ; choix et traitement du texte de base). Il ne perçoit pas lintérêt de certains des textes édités, La Chronique par exemple qui sapparente à une longue table des matières dépourvue des notes nécessaires pour clarifier cette allégorie (le système de renvois vers lintroduction nest pas opérant ; la part de la contribution voltairienne reste vague). Il sinterroge sur le geste véritable (et vérifiable) de Voltaire en lisant La Sibylle ou La Prière du curé de Frêne et souscrit aux réticences de Nicolas Morel, éditeur de ce dernier texte : « éditer dans les Œuvres complètes de Voltaire un texte qui nest pas de Voltaire pose demblée la question de la légitimité dune telle publication » (p. 368), à savoir celle dun document qui est le texte dun autre et savère, « au mieux », être « une pièce de travail » (p. 377). Les argumentaires savèrent inégaux. Alors quil se montre convaincant, J. Renwick multiplie les modalisations à propos du Mémoire de Robert Covelle sur la génuflexion présenté le 15 mars 1764 : il cherche « à déterminer le degré de probabilité de limplication de Voltaire dans cette affaire » (p. 350) ; « sans aller jusquà reconnaître infailliblement, dans le style de ce document, la griffe du Maître, nous dirions […] que, pour plusieurs raisons, il invite à soupçonner que sa présence en coulisse est tout à fait probable » (p. 352-353). Le lecteur apprécie en revanche leffort de synthèse des arguments dattribution (par exemple, p. 58, à propos de La Moïsade, ou p. 355 sagissant du Mémoire de Robert Covelle). De même, il trouve dans certaines introductions dassez stimulantes reconstitutions de réseaux intertextuels et de judicieuses mises en perspective des idées philosophiques de Voltaire quand celles-ci sont convoquées pour justifier ou pour invalider une attribution. Les arguments stylistiques avancés nont pas toujours la même pertinence.

Ce dernier volume, assez hétéroclite, excède (comme dautres de cette édition) le corpus référencé dans la table de 1984, conçue comme « provisoire ». Faut-il voir dans ces additions une ultime précaution des éditeurs justifiés par lorientation philologique ainsi réaffirmée (il ne sagit pas doffrir un monument en mémoire du grand homme), ou la mise en pratique du titre dun article récent du directeur 714de cette collection : « réimaginer le corpus voltairien » ? Car un volume recueillant des textes en prose prêtés à Voltaire à lexclusion dautres qui ont pu lui être aussi attribués (par exemple le Dialogue de Périclès avec un Grec moderne, publié dans « lencadrée » mais écarté de Kehl) est aussi le fruit dun choix.

Stéphanie Géhanne Gavoty

Sophie Audidière, Passions de lintérêt. Matérialisme et anthropologie chez Helvétius et Diderot. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2022. Un vol. de 478 p.

Depuis la publication posthume de la Réfutation dHelvétius de Diderot en 1875, le nom de lauteurde LEsprit et de LHomme est intimement lié à celui de son détracteur, ou plutôt contradicteur, car à y regarder de plus près, les deux philosophes sont loin dadopter des points de vue irréconciliables concernant leurs visions matérialistes respectives sur lhomme et le monde. Cinquante ans plus tôt, Victor Cousin le premier a relevé, dans son Cours dhistoire de la philosophie (1829), dans la position fondamentale du concept dintérêt la source dun certain lien entre la théorie de la connaissance, la morale et la politique. Sil est exact que la théorie empiriste de la connaissance est indissociable, dans la France des Lumières, de la politique et de la morale, la filiation philosophique Locke-Condillac-Helvétius établie par Cousin est cependant absurde pour au moins deux raisons : premièrement, parce que le livre De lesprit, dont une première version était prête dès 1745, na en rien été influencé par Condillac, et deuxièmement parce que cette réécriture de lhistoire de la philosophie réduit limportance du matérialisme qui devient une sous-espèce de traditions sensualistes et empiristes. En suivant le fil conducteur de lintérêt et sa formulation par Helvétius comme point de départ, Sophie Audidière, la meilleure spécialiste actuelle de la philosophie dHelvétius, apporte dans son livre les éléments pour une révision de lhistoire de la philosophie des Lumières. Lanalyse des objections que la philosophie dHelvétius a soulevées de la part de Diderot, ainsi que celle de la circulation des thèmes de lintérêt et de lutilité entre leurs œuvres et quelques autres, permet de relire la philosophie française de la seconde moitié du xviiie siècle en la soustrayant aux oppositions reçues dans lhistoire du matérialisme, pour la placer plutôt dans lhistoire de lanthropologie française.

Lexamen du couple sentir/juger constitue le point de départ de son investigation. Sophie Audidière observe les effets quont produits dans la philosophie des deux penseurs la lecture de Condillac qui, le premier, a procédé à une réduction du jugement à la sensation. Pour Diderot et pour Helvétius, la sensation causée par un objet extérieur est distinctement un plaisir ou une peine : lobjet me plaît ou me déplaît, en dautres termes, sentir est déjà juger. À partir de ces prémisses, Diderot développe une philosophie du jugement qui se présente sous le double aspect dune théorie de la « perception des rapports » et dune « anatomie métaphysique », tandis quHelvétius sefforce de défendre la capacité de lesprit à progresser par des facteurs de nature exclusivement physique, mais qui ne sont ni les sens ni la sensation elle-même : cest la théorie des passions et de leur origine sociale qui prend la place de celle de lorganisation. Ce point précis marque le passage à ce qui est spécificiquement la philosophie dHelvétius, le moment où apparaît le plus clairement la nécessité du concept dintérêt : il sagit dintégrer le monde matériel 715extérieur tout entier dans la genèse et les progrès de lêtre pensant. Sophie Audidière souligne non sans raison que le matérialisme dHelvétius ne visait pas de prime abord le « fatalisme moderne » : alors que De lesprit critique la théorie du climat popularisée par Montesquieu pour défendre légalité des esprits, De lhomme soppose à Rousseau suivant lequel la physionomie morale et intellectuelle de lhomme dépend entièrement de son organisation biologique. Il nen reste pas moins que Diderot et dHolbach pouvaient sans effort se reconnaître dans la réfutation de Rousseau qui occupe la section V de LHomme, et cest bien Diderot qui prit la mouche et rédigea une volumineuse réfutationdans laquelle il ridiculisa ce quil percevait comme les principales thèses de lauteur, en particulier sa doctrine de légalité des aptitudes. Helvétius, qui fréquentait Diderot et était même très lié à dHolbach, nignorait rien de la philosophie fataliste de ses amis avant même la publication du Système de la nature et de la Politique naturelle.

Comment expliquer la genèse de la pensée à partir de la pure sensation ? Pour Helvétius comme pour Diderot, la théorie de la connaissance a besoin dêtre enchâssée dans une anthropologie de lintérêt qui prend ses racines dans la lecture conjointe de Hobbes et de Leibniz : dans lhomme tout est subordonné à la recherche du plaisir et à la fuite de la douleur. Chez Diderot, les sensations remontent vers un centre, qui est la tête douée de mémoire. Déroulé dans lhistoire, ce mouvement propre à lespèce humaine donne naissance au moi. La recherche du plaisir prend chez lhomme la forme particulière du désir du moi dêtre heureux. Même chose pour Helvétius, pour qui le principe dintérêt est au monde moral ce que le mouvement est au monde physique. À travers ses différentes passions, lhomme recherche son bonheur et non sa survie : son désir dêtre heureux est même plus puissant que son désir dêtre. Pour Diderot et pour Helvétius, la mise en place de la notion dintérêt personnel au fondement même de lanthropologie nempêche nullement la possibilité dériger des normes communes légitimes, dans la morale et dans la politique.

Dans la troisième partie, Sophie Audidière montre que la philosophie de lintérêt, loin de conduire à un émiettement immoraliste des bonheurs singuliers, parvient à joindre lutilité personnelle et lutile propre à lhomme social. Lathée vertueux nest pas désintéressé lorsquil fait le bien, il jouit le plus pleinement des plaisirs qui lui sont les plus propres en tant quhomme. Diderot et Helvétius postulent que lintérêt bien entendu concilie intérêt personnel et intérêt public. Il y a, malgré les divergences des intérêts particuliers, un utile propre à lhomme, laccord de lintérêt personnel et de lintérêt public est politiquement réalisable, et cest la réforme des lois et la progression générale des Lumières qui lamèneront. La théorie des passions dans lanthropologie de lintérêt démontre quil ne saurait y avoir de « régime » de la raison sous la forme du despote éclairé ou du philosophe roi. Mais comme les hommes sont essentiellement des êtres passionnés, cest-à-dire intéressés, il est également chimérique de sen remettre à une économie comme libre jeu des intérêts particuliers ; la politique, autrement dit le réglage constant de rapports de force, est toujours nécessaire. Sophie Audidière glisse un peu rapidement sur la doctrine diderotienne, héritée de Locke, selon laquelle cest la propriété qui fonde le juste et linjuste : loin de se résumer à son « respect » (p. 333), la justice en tire son origine et sa légitimité. Diderot défend le mode dappropriation bourgeois par le travail et même, horresco referens, le principe de colonisation. Sans faire de Diderot le partisan dun néolibéralisme honni, on peut se demander si, à linstar de celle dHelvétius, sa pensée politique est essentiellement égalitaire. Quoi quil en soit, les deux philosophes prétendent réaliser une morale dont les prescriptions sont 716tirées dune théorie de la nature humaine intéressée exclusivement à son bonheur. En ce sens, ils font apparaître quau xviiie siècle, le recours à lintérêt comme principe anthropologique possède une dimension politique essentiellement démocratique.

Gerhardt Stenger

Chateaubriand, Études ou discours historiques. Volume 1. Édition critique dirigée par François Hartog avec la collaboration de Laurent Avezou, Aude Déruelle, Jacob Lachat et Alain Rauwel. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 1072 p.

François-René de Chateaubriand nourrissait de longue date le projet décrire une Histoire de France qui aurait retracé la généalogie des pouvoirs de lEmpire romain jusquà la Révolution de 1789. Lambitieuse entreprise, fruit dannées de recherche et de tâtonnements, voit finalement le jour en avril 1831 après maints annonces et reports. Les Études ou Discours historiques composés dune Préface, de six Discours et de lAnalyse raisonnée de lhistoire de France, paraissent enfin dans la série éditoriale des Œuvres complètes lancée en 1826 chez Ladvocat. La publication en 2022 de ces volumes dans les Œuvres complètes dirigées par Béatrice Didier aux Éditions Honoré Champion, offre la première édition savante de lintégralité de cette œuvre depuis 1831. Si la Préface avait pu retenir lintérêt de la critique et faire lobjet dune réédition par Michel Brix avec une introduction de Michel Crépu (Bartillat, 2011), tel nétait pas le cas du texte même des Études historiques.

Ce nest pas là le moindre intérêt du remarquable travail collectif coordonné par François Hartog. Une solide équipe pluridisciplinaire rassemblant littéraires et historiens a su rendre plus accessible cette œuvre largement méconnue et oubliée de Chateaubriand, et donner au lecteur toutes les clés pour mieux la situer et lappréhender dans sa globalité et sa complexité.

Marqué par la disparate et labsence dunité, ce « monument inachevé » (p. 10) laisse une impression de « bricolage » ou, pour reprendre la métaphore architecturale convoquée par Chateaubriand, ressemble à un « échafaudage » (p. 11). Les éditeurs ont su trouver le juste équilibre pour conserver un accès fluide et aisé au texte sans le surcharger de notes. Jacob Lachat et Alain Rauwel ont ainsi judicieusement choisi de ne pas faire des Discours, déjà largement annotés par Chateaubriand, une œuvre dérudition avec une identification systématique des références ou un appareil critique développé sur la Rome chrétienne et la Gaule franque. Laurent Avezou et Aude Déruelle, éditeurs de lAnalyse raisonnée de lhistoire de France, sont en revanche davantage intervenus pour pallier les lacunes de cette partie. Outre la richesse et la rigueur de cet éclairage pluridisciplinaire, il faut saluer les outils commodes et inédits élaborés pour cette édition, enrichie dune table des références bibliographiques (p. 559-567) et dun dossier de presse sur la réception des Études historiques en 1831 (p. 955-1024).

Les Études ou Discours historiques constituent lune des premières histoires de lhistoire et permettent de mesurer les innovations en matière dhistoriographie au début du xixe siècle. La Préface livre en effet une cartographie critique des travaux historiques quelle répertorie et classe en systèmes et écoles, autour de la fracture que constitue la Révolution française. Cette « brèche du temps » (F. Hartog, Régimes dhistoricité, Paris, Seuil, 2012, p. 115-116) inaugurant une scission entre lancien 717et le nouveau, illustre la situation même de Chateaubriand, né entre deux siècles et pris entre « deux conceptions différentes de lhistoire », entre « deux régimes dhistoricité ». Lui qui publie – trop tard – son œuvre au moment où la Révolution de Juillet rebat les cartes, entend montrer quil occupe une place à part, lui permettant de sériger en juge de la nouvelle génération et de produire une histoire à la fois « traditionnelle et révolutionnée » (p. 581). Cette position dexception le conduit à lire lhistoire tel un palimpseste, où les événements se répètent et se répondent à travers les âges. Les traces du passé sont autant de moyens de penser le présent, son présent. Et cest à partir de ruines et de débris que Chateaubriand va composer son récit qui apparaît comme une méditation sur « une double mémoire, religieuse et politique, à un moment charnière pour lécriture de cette mémoire » (p. 35) et un « “tombeau” littéraire de la défunte monarchie » (p. 578). Lemprunt constitue un principe systématique de lécriture, lauteur se livrant à « un pillage en règle » (p. 142). « Chroniqueur par mimétisme » (p. 138), Chateaubriand recourt à une « érudition de seconde main » (p. 137), et dans certains cas plus rares – Guerre de Cent Ans, Ligue – à des chroniques contemporaines. Ses sources transparaissent dans les notes abondantes des Discours mais demeurent assez peu apparentes dans lAnalyse raisonnée, Chateaubriand faisant montre parfois dune certaine légèreté envers les normes érudites. Le jeu demprunts et de citations sétend à lœuvre de lécrivain lui-même qui nhésite pas à reprendre des extraits antérieurement publiés de ses propres textes.

Les Études ou Discours historiques offrent ainsi un éclairage sur la façon dont Chateaubriand a travaillé en historien, sest positionné par rapport à lhistoriographie de son temps et a pensé son époque. Quoiquinégal, cet « adieu à lhistoire » (p. 7) reste traversé de fulgurances annonciatrices des Mémoires doutre-tombe où il pourra, à bon droit, proclamer : « Jai fait de lhistoire, et je la pouvais écrire » (édition de J.-C. Berchet, Paris, Livre de Poche, 2004, tome 2, Livre 42, chap. 17, p. 1027).

Anne-Sophie Morel

Xavier Bourdonnet, LÉcriture de lHistoire chez Mérimée. Larchive et larchè. Paris, Classiques Garnier, « Études Romantiques et Dix-Neuviémistes », 2022. Un vol. de 752 p.

La somme de Xavier Bourdenet fera date dans les études mériméennes. Aborder Mérimée sous langle de lHistoire, cest se montrer fidèle à un xixe siècle où la bourgeoisie, qui vient de faire lHistoire en faisant la Révolution, se met à faire de lHistoire, afin de recouvrer son passé roturier, délucider son présent, et de se projeter dans lavenir. Ce choix permet à Xavier Bourdenet dembrasser, sur fond de lHistoire politique mouvementée et de lHistoire littéraire conflictuelle du xixe siècle, lensemble dune œuvre où se côtoient histoires fictionnelles et historiographie, et de baliser le parcours dun écrivain resté, dans son glissement du libéralisme au conservatisme, remarquablement constant dans ses questionnements et ses obsessions.

Linvestigation historienne sappuie sur une archive, traces documentaires, matérielles ou écrites, dont Mérimée fait état en préfaces, en notes, en pièces justificatives, et que brandissent les personnages de professeurs et de savants qui peuplent sa fiction. Il peut ainsi appréhender les mœurs de jadis, à la faveur de 718détails et danecdotes quil ne sagit pas daccumuler pour « faire vrai », à la manière naturaliste, mais délire pour leur valeur caractéristique, dans un attachement au « particulier » qui trahit la méfiance du penseur pour les généralisations et les systèmes. Cela, sans fétichisation du vestige, sans empathie pour les défunts, sans vœu de « résurrection » de lautrefois, à la Michelet : Mérimée maintient le passé dans son altérité, sans se départir de son relativisme, de son scepticisme, de son ironie.

Toutefois, la focalisation sur larchive nempêche pas lévocation dune violence, dune pulsion originaire de vie et surtout de mort, universel psychologique et anthropologique qui confère à lœuvre sa dimension mythique, et quà la suite dAntonia Fonyi, Xavier Bourdenet appelle larchè. Larchè, fermentation génératrice, mais aussi force destructrice, se manifeste notamment à loccasion des insurrections ou des guerres, épiphanies meurtrières où « la civilisation [est] confrontée à son avant et à son envers sauvage » (p. 15) ; « lévénement historique est la situation de crise permettant le surgissement du primitif, de larchè. Une archè dite de loin, jamais totalement figurable » (p. 339), qui tout à la fois attire et repousse, fascine et terrifie.

La première partie de lessai porte sur les « scènes historiques » publiées par Mérimée dans les années 1820, dans la voie ouverte par Ludovic Vitet. Cette section, lune des plus originales du livre, éclaire un genre qui, antérieurement aux grands drames de Hugo et Dumas, met certains épisodes saisissants de lHistoire de France en « actions », dans une perspective libérale ; genre bâtard, ni classique ni romantique, qui combine démarquage érudit et invention, et subordonne le pittoresque à une vraisemblance réfractaire aux règles et aux unités conventionnelles. Xavier Bourdenet propose une passionnante lecture de La Jacquerie, ancrée dans un Moyen Âge à la mode ; Mérimée profite de la pénurie de documentation pour donner une voix aux masses serves muselées par la chronique officielle, démystifier les autorités traditionnelles ou improvisées, souligner les tensions entre idéal fraternitaire et instincts de prédation et de vengeance, dans une Histoire matérialiste mais anti-dialectique, piétinant dans la répétition des mêmes appétits et des mêmes excès.

La deuxième partie est consacrée à La Chronique du règne de Charles IX (1829), replacée dans la vogue contemporaine du roman « walterscotté », et dans lintérêt que suscitent les guerres de religion autour de 1830. Xavier Bourdenet suit les tissages et les replis de lintrigue, qui nous fait passer de la fraternité au fratricide. Il examine le rôle de la religion, ferment de dissensions, et la désymbolisation de ses images. Il traque la « part du diable » dans une Histoire au fond impénétrable. Et il se penche sur une « poétique de lesquive » (p. 172), marquée par la métalepse, les interpellations du lecteur, le jeu épigraphique, le décalage du texte et de son paratexte, la duplicité et la goguenardise de la voix narrative.

Cest sous le titre « LHistoire par morceaux » que Xavier Bourdenet commente la production de Mérimée nouvelliste. Il scrute le statut du témoignage historique à propos de la Vision de Charles XI, où larchive, authentique et support du fantastique, est un faux, puis de LEnlèvement de la redoute, où le compte rendu oral, fictif, est rendu indécidable par le trauma de lhorreur. Après avoir inventorié avec précision la carrière et les principes de Mérimée, Inspecteur des Monuments historiques de 1834 à 1853, Xavier Bourdenet explore, dans les fictions archéologiques La Vénus dIlle et Carmen, les histoires des narrateurs, archéologues doublés dethnologues dont la compétence contraste avec la pédanterie des « antiquaires » de province, et les histoires des personnages, qui, incultes, affrontent directement larchè sous la forme de la statue antique et de la Bohémienne, jaillies dun passé inassignable 719pour dévitaliser le présent de leur étreinte castratrice. Sautant deux décennies, il se tourne vers Lokis, nouvelle dans laquelle Mérimée, « archéologue de lui-même » (p. 434), hyperbolise, avec la métaphore de lhomme-ours, les fantasmes archaïques précédemment délinéés. Et il nous livre de stimulantes réflexions sur la philologie mériméenne et son attrait pour des langues-mères, romani dans Carmen, jmoude dans Lokis.

Enfin, et cest une autre originalité de lessai, Xavier Bourdenet nous fait minutieusement découvrir le corpus érudit auquel Mérimée, délaissant provisoirement la littérature, se dédie de 1846 à 1866, corpus qui, alliant altérité chronologique et altérité géographique, se concentre sur la Rome antique, lEspagne de la fin du Moyen Âge, la Russie des xviie et xviiie siècles. Pour Mérimée, positiviste avant la lettre, lhistoriographie, ayant affaire à des passés nébuleux, des sources lacunaires ou altérées, un sens élusif, est un exercice herméneutique qui a pour vocation d« expliquer », fût-ce de façon conjecturale, et pas seulement, comme chez les romantiques, de raconter, même si lauteur prodigue drames, symboles et hypotyposes ; soigneusement argumentée, elle est orientée vers une thèse, voire un jugement (ainsi, que le souverain, Pèdre Ier ou Pierre le Grand, est contraint de faire preuve de cruauté pour réformer et civiliser).

Xavier Bourdenet repère chez Mérimée, allergique aux systèmes en un siècle qui en fut friand, une philosophie insciente de lHistoire. Cette dernière repose, romantiquement, sur deux piliers, les mœurs collectives, reflétées dans les légendes populaires, et les grands individus. Pleine du bruit et de la fureur de larchè, elle est travaillée dantagonismes et de convulsions, ce qui justifie une approche événementielle, soucieuse denchaînements causals. Loin dobéir à une évolution linéaire, si elle comporte des lois, ce sont celles dun dynamisme répétitif, cyclique, où le progrès nest jamais que de courte durée. Enfin, sy note une perpétuelle tension entre lélément, centrifuge, et le tout. Doù la préférence de Mérimée, surtout après 1848, pour un pouvoir fort, monarchie contre aristocratie, centralisation contre fédéralisme, Napoléon III contre une populace aveugle et aisément déchaînée, seul le grand homme étant à même de maîtriser en lui la frénésie de larchè. Si, dans ces décennies, la fiction subsiste sous la plume de Mérimée, cest « en marge » de lHistoire – dans des traductions du russe –, « greffée » sur elle – dans des pièces de théâtre qui comblent les lacunes des archives en soutenant la thèse de lérudit –, ou encore « entrelacée » à elle, à la faveur de légendes qui lillustrent.

« LHistoire chez Mérimée sécrit donc en tous genres » (p. 693), que lauteur plonge directement dans lautrefois ou quil en traque la rémanence dans laujourdhui. Histoire habitée par une archè seule capable denclencher, contre la déperdition dénergie de la modernité, une « régénération ontologique » (p. 695), mais dont la menace doit être contenue par le rempart de larchive, et, dans lécriture, par une impersonnalité qui frise la sècheresse dans les traités, et flirte avec lironie dans la fiction.

Xavier Bourdenet se réclame dune sociocritique, « attentive à lhistoricité des œuvres à travers la textualisation de lHistoire » (p. 51). De fait, il excelle dans le déchiffrement des historicités et de leurs multiples échos. Et ses analyses textuelles, exploitant avec ingéniosité les résultats de la critique antérieure, combinent magistralement savoir, rigueur et perspicacité. On ne saurait lui reprocher de navoir accordé que peu de pages à certaines nouvelles où lhistorique reste au second plan. Sil problématise judicieusement les notions de vraisemblance, de témoignage ou de traduction, on aurait pu souhaiter une théorisation plus poussée des concepts 720darchè – épistémologiquement chargé, de la pensée grecque, sensible à sa double acception de commencement/commandement, primitivité/primauté, à sa reprise psychanalytique, en lien avec linconscient et le maternel – et d« archive » au singulier – autre émanation du passé investie dautorité, et interrogée tant par les historiens (Arlette Farge) que par les philosophes (Foucault, Derrida). Il est vrai que Xavier Bourdenet se sert surtout de ce binôme comme dun instrument herméneutique efficace, dans cette somme qui ne lasse pas le lecteur ; car si la thèse est une, les illustrations sont variées, les interprétations, subtiles, linvocation du contexte et des auteurs contemporains, riche et convaincante, la démarche, exemplairement pédagogique, lécriture, limpide et élégante.

Claudie Bernard

Théophile Gautier, Œuvres complètes. Poésies 1. Édition de Peter Whyte et François Brunet, avec la collaboration dAlain Montandon. Paris, Honoré Champion, « Testes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 836 p.

La présente édition des Poésies de Théophile Gautier (tome 1) sinscrit dans la vaste entreprise de publication des Œuvres complètes aux éditions Honoré Champion, engagée depuis le début des années 2000, qui a déjà permis de mesurer lincomparable richesse de la production de cet écrivain, souvent mal connue. La poésie de Gautier néchappe pas à la règle : si Émaux et Camées a fait lobjet dun certain nombre déditions au cours du xxe siècle, force est de constater que lensemble de son œuvre poétique reste ignoré du public, y compris universitaire. Deux éditions des Poésies complètes seulement ont paru aux xxe et xxie siècles : la première en 1932 par René Jasinski (aujourdhui épuisée), la deuxième en 2004, par Michel Brix chez léditeur Bartillat. Cest pour combler un peu cette méconnaissance que la Société Théophile Gautier a choisi de consacrer à la poésie un numéro spécial de son Bulletin en 2021. Cest dire combien la publication savante de Peter Whyte et de François Brunet était attendue. Le volume de plus de 800 pages se présente comme un ouvrage de référence, destiné aux chercheurs mais aussi aux amateurs de poésie.

Dans une brève introduction, Peter Whyte apporte des précisions dordre méthodologique sur des questions éditoriales (choix dédition, histoire des textes du vivant de lauteur, annotations). Conformément aux règles fixées par Champion, le texte retenu est le dernier état revu par lauteur : en loccurrence, le premier tome reprend le recueil intitulé Premières poésies, dans lédition Charpentier de 1866, qui reprenait déjà celui des Poésies complètes publiées en 1845 chez le même éditeur, et qui regroupait Albertus (incluant Poésies de 1830 et La Comédie de la mort de 1838), les Poésies diverses, les Pièces diverses et España. Or, ce choix nest pas anodin : comparée aux éditions antérieures, celle de 1845 apparaît édulcorée : Gautier y abandonne les épigraphes, élimine les titres et répartit les poèmes sous des rubriques assez vagues, ce qui contribue à supprimer une grande partie de son pittoresque. Contrairement à leurs prédécesseurs Maurice Dreyfous et René Jasinski qui avaient réinséré les épigraphes et les titres, produisant de ce fait un texte hybride, Peter Whyte et François Brunet, résolus à intervenir le 721moins possible sur le texte (y compris dans sa graphie), font le choix de la rigueur scientifique, comme Michel Brix la fait avant eux.

Le parti de publier en deux tomes les poésies complètes leur offre un cadre très confortable pour approfondir leurs mises en contexte, par le biais dintroductions aux différents recueils ou de notices présentant chaque poème. Ces préliminaires permettent aux éditeurs scientifiques de faire un point consciencieux sur lhistoire du texte, sur les sources, les sujets abordés, les questions de réception, voire dinfluence, les choix formels et prosodiques, les éléments biographiques, le devenir des poèmes (notamment quand ces derniers ont été mis en musique). Lappareil critique, également très soigneux, est composé de trois types dinformations : les variantes qui concernent aussi bien les manuscrits, les éditions pré-originales que les modifications opérées au fil des éditions, les références à lHistoire des œuvresde Théophile Gautier de Lovenjoul, et les notes proprement dites. Ces dernières, principalement référentielles, visent à lefficacité : elles éclairent le texte sans noyer le lecteur dans des détails biographiques ou des rapprochements inutiles.

Le bénéfice de cet impressionnant travail est triple. Tout dabord, le lecteur a accès à un corpus poétique exhaustif, incluant les poèmes supprimés et les différents états des textes. Grâce à un tableau de correspondance des éditions de 1832 et de 1845, un récapitulatif chronologique des publications pour España et à 7 pages d« Index des noms », le lecteur est invité à puiser dans ce matériau pour y faire ses propres recherches. Ensuite et surtout, les éditeurs font profiter le lecteur de leur connaissance approfondie de lœuvre de Gautier. Ils entendent corriger tout dabord un certain nombre derreurs véhiculées par René Jasinski touchant par exemple des rapprochements immotivés ou des considérations erronées sur des questions de composition. Plus encore, ils reviennent sur certaines idées reçues qui courent sur Gautier, quil avait lui-même contribué à propager, telles que laisance rédactionnelle ou limpersonnalité de lécrivain. François Brunet confirme ainsi à propos dEspaña ce que Marie-Hélène Girard a déjà montré dans son édition du Voyage en Italie, à savoir que le poète nhésite pas à corriger ses manuscrits. La récurrence de certains thèmes témoigne des obsessions du poète ainsi que de son pessimisme croissant, loin de limpassibilité retenue par lhistoire littéraire qui a tiré la poésie de Gautier vers une esthétique parnassienne au prix dun certain anachronisme. Enfin, autre enseignement, sa pratique de la poésie témoigne, quant à elle, dun désir dinnovation et dune certaine ouverture à des formes poétiques variées.

Face à ce travail remarquable et dont lexpression est très soignée (on na guère repéré de coquilles dans les notices et lappareil critique), on exprimera un regret : la bibliographie aurait, selon nous, mérité une meilleure harmonisation entre les deux éditeurs, ainsi quune actualisation plus poussée des références. Certains travaux consacrés à la poésie de Gautier, notamment aux poèmes « Albertus », à « La Comédie de la mort » ou encore au poème « Les Vendeurs du temple » auraient trouvé pleinement leur place dans cet ensemble extrêmement riche, et auraient contribué à léclairer sous un autre jour (nous pensons en particulier aux lectures de ce dernier poème faites sous langle de lantisémitisme – voir Martine Lavaud, Maurice Samuels – auxquelles il nest pas fait référence). Mais ce défaut reste, il faut bien le dire, de peu de poids au regard de lensemble du travail réalisé qui met en lumière la beauté, la force et loriginalité de la poésie de Gautier.

Anne Geisler-Szmulewicz

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Céline Léger,Jules Vallès, la fabrique médiatique de lévénement (1857-1870). Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, « Le xixe siècle en représentation(s) », 2021. Un vol. de 481 p.

« Le peuple ne doit pas être “victime du livre” mais acteur de la réalité » (p. 195) : louvrage de Céline Léger explore la polysémie de l« événement » sous la plume de Jules Vallès, terme quil a lui-même interrogé dans ses œuvres, entre 1857 et 1870. Demblée, cette étude apparaît comme originale en proposant une autre période que celle à laquelle la recherche se cantonne le plus souvent, à savoir la Commune. En se situant en amont, elle retrace lévolution de lécrivain-journaliste et les multiples révolutions, non seulement historiques mais aussi journalistiques, qui caractérisent cette seconde moitié du xixe siècle. En effet, outre le champ historiographique largement abordé à propos de lécrivain insurgé, la chercheuse présente dautres domaines transversaux (sociologique, anthropologique, économique, artistique, linguistique, littéraire, etc.) qui sentrecroisent, permettant ainsi de rendre justice à la complexité et à la richesse de lécriture de Vallès, qui refuse les cadres tant politiques que disciplinaires et institutionnels.

Sensible au pouvoir des mots, lécrivain prône la distance critique à légard du support journalistique qui, loin de se faire démocratique, peut constituer une « fabrique médiatique de lévénement » manipulant le lectorat de masse. Marquée par la censure, la période du Second Empire en favorise lemprise selon Vallès, même dans les événements les plus anodins que peuvent représenter les fêtes annuelles. À défaut de faire une révolution effective dans « La Rue » – pour reprendre le titre de son propre journal (1867) – lécrivain exalté et révolté valorise alors dans ses écrits léveil des sens et des consciences, afin de préserver lautonomie et « la liberté sans rivages » (p. 96) des plus démunis. Céline Léger sappuie sur un large corpus varié et inédit permettant dès lors de (re)découvrir des articles et des feuilletons jusqualors inexploités. Sa réflexion sarticule autour de trois axes majeurs.

Tout dabord, elle souligne combien Vallès refuse « le fardeau du haut fait » (p. 43), que ce soit par un culte des monuments de pierre (les édifices) ou de chair (les grands hommes). Souhaitant agir dans le présent en privilégiant le mouvement en tant quélan transformateur pour un avenir plus juste, il soppose à toute stagnation et régression dans le passé. Le modèle antique et toutes formes dhéroïsmes sont ainsi désacralisés, car ceux-ci subliment voire légitiment une violence sanglante qui victimise le peuple. De même, en tant que témoin durablement affecté par les révolutions avortées de Juillet, lécrivain les considère comme un faux événement, jouant alors de la tonalité ironique et comique pour tourner en dérision labus du registre épique aussi légendaire que mensonger. Prenant de la hauteur sur la grande Histoire et sur la frénésie de lactualité quil démythifie, Vallès séloigne de tout élitisme et conservatisme, quel que soit le domaine, doù son retrait à légard du romantisme et son recul en tant que critique de théâtre. Lincitation à la rébellion passe dabord par la remise en question de lévénement historique et médiatique. Aussi, même lorsque les contraintes matérielles lincitent à aller à lencontre de ses valeurs, comme à ses débuts avec des chroniques proches de la mondanité, il parvient à sen détacher par lusage de lautodérision et du métadiscours.

Ensuite, au-delà de l« événement » en tant que fait au caractère exceptionnel, la chercheuse sintéresse à leffet produit auprès du public. La plume de Vallès, fondamentalement performative, nincite pas à la contemplation mais à laction, 723que ce soit dans ses écrits fictionnels ou informationnels. Les thèmes de lespace urbain, notamment de la capitale, ainsi que du voyage, contre lennui et limmobilité, entraînent symboliquement le mouvement (révolutionnaire). De plus, la posture ambivalente de Vallès à légard de la violence se résout partiellement par linvitation, non pas à linsurrection, mais au dépassement physique déployé dans lévénement sportif averti et le goût de laventure. Au fil du temps, lécrivain affiche un ethos de plus en plus progressiste et polémique, nhésitant pas à « faire le coup de feu » (p. 196) à la une du journal pour lutter contre les injustices sociales. Ainsi, « le “mot à mot” se substitue au corps à “corps” » (p. 198), usant de lart comme une arme privilégiant lencre qui coule plutôt que le sang qui découle de boucheries absurdes. Vallès souhaite ainsi rassembler les lecteurs en les touchant par lémotion, que ce soit par le rire ou les larmes, sans négliger la portée réaliste de la « chose vue », retranscrite rigoureusement. La littérarité participe aussi pleinement à la subversion par des « secousses stylistiques » (p. 217) et des jeux typographiques à léchelle de la page journalistique qui sont autant déclats médiatiques qui captent lattention de lauditoire. En effet, loralité du « franc-parleur » – titre donné par Roger Bellet à un recueil darticles de Vallès – quincarne le journaliste militant sonne comme un « cri » dont lécho retentit depuis les tribunes des rubriques pour haranguer la foule de lecteurs.

Enfin, létude développe limportance de lévénement en tant quexpérience humaine, comme le soutient Ricœur pour qui la véracité résulte de léquilibre entre objectivité et subjectivité. En effet, lhistoire ne peut sécrire quà travers sa mémoire personnelle, doù selon Vallès la force du roman – et particulièrement de lautobiographie – qui permet le mieux darticuler le temps intime et collectif, selon « une définition affective de lévénement » (p. 294). Le romancier lui-même assommé par le traumatisme v(éc)u de 1848, file la métaphore du « coup de maillet » et redonne vie et voix aux opprimés à travers un « je » qui se (con)fond en un « nous » solidaire impliquant le lecteur autour dune « conception collaborative de lécriture » (p. 362), afin de faire corps. Dans un élan fraternel et émotionnel, il appelle à lespoir via la participation aux fêtes calendaires et à la charité solidaire. Cette dernière partie sonne alors comme un hymne à lartiste, incarné en la figure du saltimbanque ou de lanonyme peintre Vigneron quil redore. Vallès édifie également son parcours personnel en tant quécrivain, depuis sa dure enfance transmutée en une résilience qui motive tout son parcours du combattant contre linjustice, jusquà son expérience de reporter engagé. Limmersion à laquelle se livre ce dernier namplifie que mieux la « puissance compassionnelle » (p. 357) du militantisme social envers « les réfractaires ».

Loin de surinvestir le caractère exceptionnel de « lhomme daction », Céline Léger veille à nuancer la portée inédite des engagements de Vallès, en le resituant dans une généalogie artistique et socio-historique contextualisée. Soutenues par de fines analyses stylistiques et médiapoétiques, les œuvres de lécrivain-journaliste apparaissent dans toute leur grandeur, incisives et persuasives. Cet ouvrage, enrichissant à maints égards, apporte un nouveau regard sur les études vallésiennes. « Il laisse, dune voix sereine, tomber des mots qui tranchent et qui font sillon de lumière dans [la recherche] » (J. Vallès, LInsurgé, chap. 19, Paris, Charpentier, 1908, p. 200).

Leïla De Vicente

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Charles Garand, Georges le Mulâtre, drame en cinq actes et huit tableaux (1878). Présentation de Barbara T. Cooper. Paris, LHarmattan, « Autrement mêmes », 2021. Un vol. de 220 p.

En 1843, un an avant Les trois Mousquetaires et Le Comte de Monte-Cristo, un roman signé Alexandre Dumas et intitulé Georges paraît chez Dumont. À cette date, Dumas est plus connu comme dramaturge, critique ou comme auteur de récits de voyage que comme romancier. Georges ne reçoit donc quun accueil discret, malgré dindéniables qualités : il cultive le goût du public pour lexotisme avec une action dans lÎle de France (dénommée ensuite île Maurice) ; il inaugure la série des grand héros dumasiens, dont Monte-Cristo sera la forme la plus accomplie ; enfin, mettant en scène un mulâtre, il établit un lien fort entre lécrivain et son personnage.

Alors que lÎle de France de Bernardin de Saint-Pierre servait de décor à une idylle enfantine, sans réflexion de fond sur la question raciale, Georges aborde frontalement ce thème, traitant dune révolte menée par un sang-mêlé. Le riche mulâtre Pierre Munier et ses fils Georges et Jacques sont humiliés par les Malmédie, des propriétaires créoles qui refusent leur aide pour défendre lîle contre les Anglais en 1810, ce qui provoque la défaite de la France. Quatorze ans plus tard, lantagonisme na fait que croître. Bravant le préjugé de couleur, Georges aime Sara, la cousine dHenri de Malmédie. Devant lhumiliation que lui fait subir la famille, il prend la tête de la révolte des Noirs ; condamné à mort après léchec du soulèvement, il est sauvé in extremis par son père et son frère, et fuit lîle avec sa bien-aimée.

Tel un nouvel Antony, Georges est lincarnation parfaite du héros romantique combattant une société sclérosée. Mais si le choix dun héros mulâtre se signale par sa hardiesse, le roman nen cultive pas moins une forte ambiguïté ; certes, lorgueil et les préjugés des créoles sont nettement condamnés, mais moins par principe que parce quils sattaquent à un individu dexception, dont la supériorité vient à la fois de ses dispositions naturelles et de lascèse à laquelle il sest plié. Les motifs qui déterminent Georges à conduire la révolte, dordre personnel et privé, sexpliquent plus par sa haine des Malmédie que par une quelconque sympathie pour les esclaves. Cette révolte échoue à cause de la défection des Noirs, présentés comme incapables de se prendre en charge et de mener ensemble une action concertée ; leur peinture se cantonne à des clichés simplistes, ce qui nenlève rien à la valeur du roman, mais relativise sa portée émancipatrice. Dans des œuvres ultérieures, Dumas portera le même jugement sur le peuple français et son incapacité à faire triompher une révolution fructueuse. Éludant la question de labolition, Georges plaide essentiellement la cause de lindividu supérieur sur lequel ne doit peser aucun déterminisme.

En 1878, au Théâtre du Château-dEau, Charles Garand donne de ce roman une version théâtrale, intitulée Georges le Mulâtre, dont Barbara T. Copper nous offre une réédition très bienvenue. Spécialiste de la littérature antillaise et du théâtre français du xixe siècle, elle sest donné pour mission de ressusciter un corpus aujourdhui bien oublié dont elle a publié une vingtaine de titres. Georges le Mulâtre est intéressant à double titre, comme exemple de cette production dramatique et surtout comme adaptation du roman dun auteur célèbre. Prenant en compte le changement de lopinion en trente ans, et la généralisation de la condamnation de lesclavage, Garand donne à son drame une tonalité plus progressiste, mais aussi plus simpliste, occultant ainsi la complexité du roman de Dumas. Atténuant lindividualisme (et le dandysme) du 725héros, il en fait un libérateur qui se donne pour mission de « sauver un peuple », aidé par Sara et sa gouvernante anglaise qui relaient toutes deux un discours humanitaire. Le monde des esclaves reste évoqué sous un angle simplificateur. Alors que le roman insistait sur la diversité de lîle et les différences entre les communautés (Malais, Anjuanais, Africains de louest et de lest), le drame, comme le note B. Cooper, « réduit le caractère multiethnique et multiculturel à la seule opposition entre Blancs, Noirs et métis ». Si lAnjuanais Laïza incarne la possibilité dun héroïsme « noir », les autres esclaves, mis en scène dans des ballets chantés (aujourdhui inaudibles), reflètent une optique encore plus paternaliste que celle du roman.

Le but du spectacle est aussi de susciter dans le public des émotions accentuées et contrastées ; rire, indignation, émotion, tension. Dans le quatrième tableau, des scènes ajoutées tournent en ridicule la société créole et ses futilités. Le rire cède ensuite la place à lindignation devant lévocation du supplice de la poire dangoisse (épisode absent du roman), dont B. Cooper souligne la portée hautement symbolique : linstrument rend muet lautre pour lempêcher de défendre son droit. La représentation de la révolte subit un changement très marquant : tout en supprimant lépisode peu valorisant de livresse collective des Noirs, elle occulte son caractère politique et privilégie le pathos, marqué notamment par le supplice et la mort du fidèle esclave Télémaque. Privilégiant le rythme et laction, le classique tableau de la prison senrichit déléments « spectaculaires » à base de travestissement : costumé en greffier, Henri de Malmédie soffre la jouissance de lire à Georges son arrêt de mort, tandis que Jacques, sous un déguisement de moine, lapproche pour préparer son exfiltration. Tous ces éléments orientent lattention du spectateur sur les péripéties à venir, cultivant un suspens fort. Le dénouement, enfin, obéit à la logique restauratrice du mélodrame qui punit les méchants et récompense les bons. Dans le roman, Georges et ses proches, sauvés, affrontent victorieusement une bataille navale avec le gouverneur anglais, qui donne lieu à une surenchère de bravoure et dhéroïsme ; la mort de sir W. Murrey ladversaire loyal, conclut lhistoire en demi-teinte. Imperméable à ces nuances, la pièce privilégie une logique de vengeance en montrant le châtiment dHenri de Malmédie, le rival maudit, qui subit à son tour le supplice de la poire dangoisse et doit assister au bonheur du jeune couple, avant de se jeter à la mer.

La présentation de Barbara T. Cooper remet en contexte la réception de la pièce, à une époque qui enregistre limportance croissante de la thématique anti-esclavagiste, popularisée entre autres par La Case de lOncle Tom, de H. Becher Stowe (1852), qui a connu de nombreuses adaptations théâtrales. Cette concurrence peut expliquer le sort mitigé du drame de Garand, qui sombrera dans loubli malgré le bon accueil de la critique et du public (45 représentations), dont témoigne une éclairante revue de presse. B. Cooper fournit également, à côté dune riche bibliographie, un éclairage intéressant sur le problème de la paternité littéraire, qui a dabord touché le roman, attribué sans preuves à Félicien Mallefille, puis sest étendu au drame. Des lettres inédites exhumées par léditrice font état dune adaptation antérieure, probablement datée de 1861, quauraient écrite Dumas lui-même, léditeur Charlieu et lécrivain Paul Avenel, et que Charles Garand se serait contenté de remanier avec laval dA. Dumas fils. Labsence de trace de cette première version empêche de trancher dans un sens ou dans lautre. Bien quelle ait perdu aujourdhui son caractère explosif, cette question a néanmoins lintérêt de mettre en lumière le caractère collectif de lécriture dramatique et la complexité des relations entre collaborateurs et héritiers.

Anne-Marie Callet-Bianco

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Adrien Cavallaro, Rimbaud et le rimbaldisme. Paris, Hermann, « Savoir Lettres », 2019. Un vol. de 496 p.

Issu dune thèse soutenue en Sorbonne sous la direction de Michel Jarrety, le livre dAdrien Cavallaro marque un renouveau significatif des études rimbaldiennes, après une longue période dominée par la dispute entre « textualistes » et « politiques » autour de linterprétation du corpus. Il réarticule non seulement la vie et lœuvre, selon les requisits anciens de lhistoire littéraire, mais lœuvre et sa réception, en mettant en lumière leur interdépendance. Ce quil étudie sous le nom historiquement attesté de rimbaldisme pourrait être aussi appelé la destinée littéraire de Rimbaud, ou son devenir-littérature. Car le « mythe » autrefois condamné par Étiemble nest rien dautre quune littérature dont Rimbaud est à la fois la source, lobjet, la méthode et la langue ; une littérature dont lensemble des lecteurs et commentateurs, agrégé au fil des ans, est lauteur, et qui est la continuation de lentreprise du poète – une manière « fervente » de sen saisir, pour reprendre les mots de « Vagabonds » (et user derechef du texte de Rimbaud comme langue critique).

Tout en laissant la sociologie des lettres en dehors de son propos, cette entreprise se substitue avantageusement aux compilations conclues par une vague synthèse que lon voit trop souvent paraître sous le nom détudes de réception. Lattention portée à la transmission littéraire justifie le bornage dune période marquée principalement par la critique des écrivains, et dont le centenaire de 1954 marque le terme – Flagrant délit offrant, à partir du prétexte de la fausse Chasse spirituelle, une majestueuse conclusion. Certes le Rimbaud « fragmentaire » dAndré Guyaux et le Rimbaud « communard » de Steve Murphy pourraient être considérés comme de nouveaux épisodes du rimbaldisme, plutôt que comme une rupture avec celui-ci. Mais traiter du développement de la critique universitaire après cette date aurait entraîné trop loin. Le seul vrai regret concerne le livre de Bonnefoy, qui vient peu après (1961), et dont certains aspects confirment les hypothèses ici exposées.

Une telle démarche repose nécessairement sur un geste critique. Le livre dAdrien Cavallaro apporte un démenti frontal non pas au travail dÉtiemble, dont les acquis sont intelligemment mis à profit, mais à ses postulats. Étiemble, le paladin positiviste de « lhygiène des lettres », est obsédé par la falsification cléricale que Rimbaud (comme disent les surréalistes) a « permise » ; il sagit toujours décraser linfâme. À juste titre, car de Claudel à Rolland de Renéville, cest bien linterprétation métaphysique de lœuvre qui domine dans cette fin des années 1930 où il prend la plume. Adrien Cavallaro réintègre dans la lecture de lœuvre la dimension « mythique » – fictionnelle, imaginaire, légendaire – dont Étiemble avait fait linventaire parce quil estimait quelle en faussait le sens et quelle devait en être écartée. Il conserve ses droits à lérudition empirique, en particulier lorsquil sagit didentifier les entreprises délibérées de falsification. Mais il conclut, contrairement à Étiemble, que linvalidation de ce que Claudel – pour prendre un exemple-clé – regarde comme des preuves factuelles (la « lettre de la conversion ») ne diminue pas la valeur de son interprétation. Claudel pense Rimbaud à partir du texte de Rimbaud et procède par agencement de citations : une formule comme « mystique à létat sauvage » sautorise dêtre écrite dans la langue même de Rimbaud, et avec des métaphores (la « source qui ressort dun sol saturé ») qui sans être exactement les siennes leur sont consonantes, et pour 727linvention desquelles la lecture de Rimbaud a joué un rôle « séminal ». La part de la polémique reste limitée : une fois posé ce geste inaugural, lauteur du Mythe de Rimbaud est relativement peu présent dans un ouvrage qui fait parfois état de convergences critiques (jusquà y renvoyer, par exemple, pour une recension des erreurs qui émaillent le livre de Renéville, Rimbaud le Voyant).

Le livre dAdrien Cavallaro nest pas érudit, et le spécialiste de Rimbaud ny fera pas de découverte. Il se consacre aux textes qui ont marqué la réception : avant tout Verlaine, Mallarmé, Fénéon, Segalen, Max Jacob, Claudel, Rivière, Aragon, Breton, Sartre, Gracq, ainsi quaux premières entreprises éditoriales. Mais ces textes connus sont mis en relation avec les données herméneutiques et biographiques contenues dans lœuvre même et dans la trajectoire de lauteur, marquée par la césure entre une vie littéraire et une vie « rendue à la réalité rugueuse ». La signification de lœuvre, sa chronologie et sa construction éditoriale (pour lessentiel exogène) sont tributaires des connaissances disponibles et de la manière dont on les fait signifier. La perspective globale adoptée est particulièrement féconde dans le chapitre consacré à la « légende éditoriale ». Considérant Alchimie du verbe comme la « première édition, endogène et critique, de lœuvre versifiée », Adrien Cavallaro montre que lœuvre remodelée se trouve prise dans une fiction forgeant une légende personnelle. Il resitue très pertinemment, lune par rapport à lautre, la contribution de Mallarmé et celle(s) de Verlaine ; il montre le rôle joué par la lettre du 10 juin 1871 à Demeny dans la structuration par « saisons » coupées de crises successives ; il éclaire lapparition progressive dune téléologie formelle qui conforte le statut de la Saison comme œuvre ultime.

Le livre dégage les traits dominants et les corpus électifs de la réception symboliste, dominée par le « contemporain in absentia », puis ceux du « double Rimbaud » de Segalen (avec ses prolongements chez Blanchot). Il souligne la marginalité du petit groupe de La Vogue dans cette phase de réception ; en 1891 encore, dans lenquête de Jules Huret, Rimbaud est presque absent, et Kahn le mentionne comme « un très grand poète quon a oublié ». Le parallèle dressé dans la suite de ce parcours entre les deux grandes études de Claudel et de Rivière est passionnant. Adrien Cavallaro souligne lidiosyncrasie de la position de Claudel, qui lit Rimbaud dans un rapport intime avec sa propre conversion ; que celle-ci ait été laboutissement dun processus long et par moments chaotique rend Claudel sensible aux divagations de la Saison, et en particulier au point de bascule de LImpossible. Rivière quant à lui hérite de ce schéma herméneutique, mais sans la téléologie de la conversion, si bien que lœuvre accède au statut de révélation « métaphysique » plutôt que religieuse, ce qui entraîne une réorganisation du corpus, ici polarisé entre la lettre du 15 mai et les Illuminations. Quant au surréalisme, il se concentre lui aussi sur la trajectoire perçue comme œuvre, liant indissociablement la vie et la poésie : cest en effet « dans les domaines avoisinant la littérature et lart », dit Breton, que la vie « tend à son véritable accomplissement ».

La seconde partie du livre montre comment les propriétés formulaires de lécriture de Rimbaud se prêtent à de multiples (re)combinaisons qui forment larmature de la langue critique dans laquelle va se définir la poésie moderne. Elle ouvre pour cela une seconde séquence dhistoricisation, passant par Max Jacob, et revenant sur Claudel et Rivière. La réinterprétation par Claudel de la période du voyant est analysée comme larticulation dune herméneutique de la révélation et dune poétique de la formule (à la conjonction de celles-ci se dégage le « lieu » comme « Eden » à retrouver). Rivière quant à lui procède par la construction de 728« super-formules » (certaines fabriquées, comme « théorie du voyant » ou « alchimiste du verbe », dautres citées comme « la musique savante ») ainsi que par un mimétisme du style critique (avec un remarquable passage, resté inédit, sur la phrase). Cest néanmoins chez les surréalistes que les formules rimbaldiennes ont vraiment servi de dictionnaire de la modernité. Adrien Cavallaro montre comment Alchimie du verbe leur fournit les bases dune pensée de la poésie moderne (et avec les « peintures idiotes », dune esthétique) ; il dresse un éclairant parallèle entre la structure narrative du texte de la Saison et le récit des expériences de lautomatisme dans Une vague de rêves. Il relève labsence du mot dordre « absolument moderne », dont lambiguïté contraste avec la possibilité dadhésion que suscite une formule comme « changer la vie », cela indépendamment de leur contexte dorigine (à la fin du Manifeste Breton disait : « ce monde moderne, enfin, que voulez-vous que jy fasse ? ») Après 1930 le couplage entre « changer la vie » et « transformer le monde », devenu progressivement lieu commun, structure le langage de lengagement politique surréaliste, tandis que les injonctions de la lettre du 15 mai, avec lusage du futur utopique, leur donnent leur syntaxe.

Le livre se termine par une étude du « légendaire » de Rimbaud, cest-à-dire des éléments fictionnels contenus dans lœuvre et élaborés à partir de celle-ci. Le premier aspect se limite à une étude des « Poètes de sept ans » envisagé comme matrice « anabiographique » (un terme introduit par Jean-Luc Steinmetz) ; dautres seraient possibles, à commencer par les deux versions de « Mémoire ». La contribution la plus remarquable concerne Aragon, très présent au long du livre, et dont « Pour expliquer ce que jétais » (1943) est présenté comme une clé dinterprétation. La « Légende de Mercadier » dans Les Voyageurs de limpériale, offre le modèle dune construction fictionnelle méta-rimbaldienne qui pourrait utilement servir à analyser certains développements plus récents, comme le rimbaldisme dAlain Borer. Le premier chapitre dAnicet est remis à sa juste place, et éclairé par la confrontation avec létude de Rivière, avec de fines analyses de lépisode de la « banquette » et de la trilogie des amours. Cest sur ce dernier point que le déport romanesque du texte dAragon est le plus sensible, signe de limportance que revêtait pour lauteur dAnicet le premier des deux Délires, avec sa mise en scène du couple homosexuel.

Que Rimbaud ait fourni à la poésie moderne son langage critique, voilà ce qui ressort avec force du livre dAdrien Cavallaro. Certes Rimbaud nest pas seul : la poésie moderne a parlé aussi le langage de Baudelaire, puis, à travers Valéry, celui de Mallarmé, qui allait simposer dans la période suivante ; mais jamais avec le même degré dinnutrition. Pendant un demi-siècle, lidée de la poésie et la possibilité de donner forme à cette idée se sont cristallisées autour dAlchimie du verbe et des lettres de mai 1871. Le fait est dautant plus remarquable que sur un autre plan, Rimbaud na pas fait école : la postérité poétique de Rimbaud ne se confond pas avec le rimbaldisme, et même on peut estimer quelle nen fait pas partie. Linfluence de Rimbaud sest exercée dans dautres cadres, dont le plus important est lhistoire des formes. Les vers de 1872 ont été déterminants pour le devenir du vers français, en partie directement, en partie via Apollinaire. Lhistoire du poème en prose est tributaire de la réception des Illuminations, entre la querelle Reverdy-Max Jacob et la poétisation du genre par Char dans Fureur et mystère. Cest dans ce genre quon trouve, chez les surréalistes des années 1930 et alentour, des héritiers de la manière rimbaldienne : chez Maurice Blanchard, Mandiargues (Hedera), puis Jean-Pierre Duprey et le Gracq de Liberté grande. En réunissant les deux points de vue, on est en droit de conclure que Rimbaud et 729le rimbaldisme forment un des axes principaux dune histoire de la poésie française définie comme un romantisme au long cours, allant de Novalis à Blanchot – plutôt que dune histoire de la poésie moderne, où il faudrait faire entrer dada et les interventions conceptuelles de Duchamp. Il devient en tout cas impossible, une fois ce très bon livre refermé, de continuer daffirmer que Rimbaud se situe « hors de toute littérature ».

Michel Murat

Émile Zola , Une Page d amour. Œuvres complètes Les Rougon-Macquart – VIII . Édition deVéronique Cnockaert. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2021. Un vol. de 439 p.

Depuis 2013, Garnier publie dans sa « Bibliothèque du xixe siècle » une nouvelle édition critique des Œuvres complètes de Zola, qui fait le pari scientifique de tenir sa place entre, dune part, les éditions existantes, généticiennes et poéticiennes (celles des Rougon-Macquart dans « La Pléiade » ou dans la collection « Bouquins », des Œuvres complètes au « Cercle du Livre précieux »), plus chronologiques et synchroniques (comme celle qua fait paraître Nouveau monde éditions dans les années 2000) et, dautre part, les éditions de poche de chacun des opus zoliens, à lappareil critique de plus en plus élaboré. De fait, il sagit ici dune publication de lensemble du corpus mais titre par titre et chacun de ces Classiques Garnier tend à être pensé comme la monographie de référence, puisquune large place est accordée à la description du texte et de ses variantes, à sa genèse et à sa réception critique, à sa contextualisation historique et littéraire.

Une page d amour, tel quédité par Véronique Cnockaert, ne déroge pas à ce cahier des charges. Le texte du huitième des Rougon-Macquart, publié chez Charpentier au printemps 1878, présente de très nombreuses différences avec celui qui paraît dabord en feuilletons dans le journal Le Bien public de décembre de 1877 à avril 1878 : dans cette nouvelle parution, lessentiel de ces variantes est listé dès après la dernière page du roman. « Le dossier documentaire » qui suit comporte, quant à lui, quelques pages du Dossier préparatoire dUne page damour (les fiches des personnages, les notes topographiques prises par Zola pour construire ses fameuses « vues » de Paris), la Lettre-Préface quil rédige pour la 1re édition illustrée par Édouard Dantan (parue dans La Librairie des bibliophiles en 1884), les principaux jugements des contemporains et des extraits de la correspondance reçue ou écrite par lauteur portant sur lécriture et les lectures du roman. Le volume se clôt sur une bibliographie et un index nominum. Ce matériau, passionnant, Véronique Cnockaert lexploite pour lessentiel dans son Introduction. Eu égard aux objectifs que sest donnés cette nouvelle édition, on aurait pu attendre peut-être davantage de « documents » : des extraits de lÉbauche, les croquis de la main de Zola (rues de Passy, appartement dHélène Grandjean), les Plans, quelques illustrations de Dantan, des « écrits sur lart » mettant en perspective les descriptions de la capitale (on pense par exemple aux chroniques de Zola sur le peintre Jongkind).

Mais tout cela peut se trouver dans les éditions antérieures ; en revanche ce qui ne sy trouvera pas cest la belle analyse que nous livre Véronique Cnockaert dans lIntroduction de 32 pages, faisant le choix, avec raison, dentrer résolument dans linterprétation dun roman bien moins étudié que dautres (comme le prouve la 730bibliographie) et dont elle nous montre tout lintérêt. Une lecture déclinée en cinq moments (cinq comme les cinq parties divisées chacune en cinq chapitres et close par une grande « vue » de Paris, soit comme les actes ou les mouvements – ponctués de retours et de résonances – dun drame ou dune pièce musicale auxquels on compare souvent ce récit paradoxal, tout à la fois « coup de passion » et « roman dhonneur » dune bourgeoise honnête : Anatomie de la passion / Une dormeuse éveillée / Le fil de la douleur / Huis clos et réverbérations / Les amours mortes. Lautrice ne manque pas de faire la synthèse des études critiques précédentes en revenant sur la fabrique de ce roman de la passion « grise », « sous la chair », écrit entre deux autres romans ostensiblement sexuels, LAssommoir et Nana, mais finalement tout aussi « sulfureux » – voir dans le dossier documentaire la lettre quadresse Flaubert à Zola –, linédit du triangle amoureux où le jaloux est lenfant malade de la mère veuve et lamant le médecin marié, la critique de lhypocrisie bourgeoise et son « rapport défectueux au désir » (Alain Corbin). Mais Véronique Cnockaert les prolonge magistralement sur les terrains qui sont les siens, la psychanalyse et lanthropologie, où les savoirs médicaux croisent les modèles culturels : léveil du désir dHélène et sa conscience lucide, lamour tyrannique de Jeanne pour sa mère et la chloro-anémie pubertaire qui laffecte, lus en termes dhystérie, d« états de femme » tout aussi physiologiques que symboliques (le corps de lune, la très jeune fille, comme le baromètre du corps de lautre, la « belle endormie » quest et restera, malgré la « chute », la mère) et de Passion christique (car la passion ici est plus encore celle de lenfant, qui en mourra). Si lon peut penser que le fil « initiatique » aurait pu être posé plus explicitement encore (cest bien le « devenir femme », au sens socio-anthropologique de lexpression, que le roman explore, ou plutôt ses multiples revers et détours dans la société bourgeoise du xixe siècle qui font des héroïnes zoliennes des mal initiées, des femmes sur le seuil, des « liminaires » en somme), létude qui nous est proposée des réverbérations et des miroitements – des états, des lieux, des affects – est passionnante, comme lest celle du sentiment détouffement qui prend les personnages tout autant que les lecteurs et lectrices de ce roman des huis-clos, de l« intime claustration » et que rien, pas même les fameuses descriptions de Paris, ne parvient à ouvrir. La jeune fille meurt ; la mère se remarie, avec un autre ; la page du désir est tournée sans laisser de trace ni de culpabilité. Le temps mesuré retrouve son emprise. « De ce point de vue, le veuvage pour Hélène aura été loccasion dexpérimenter une autonomie imprévue, hors du temps. Ni “sainte veuve” ni “veuve joyeuse”, Hélène sautorise une échappée pour rencontrer son désir […]. Le choc est dimportance à une époque où, pour les femmes, le désir est davantage un point aveugle quune boussole. » Une page damour est un grand roman du féminin et cette nouvelle édition en illustre finement toute la subtilité, la complexité et la modernité.

Marie Scarpa

Alice de Georges, Poétique du naturalisme spiritualiste dans lœuvre de Joris-Karl Huysmans. Une trilogie de la conversion esthétique. Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2022. Un vol. de 348 p.

Le livre dAlice de Georges a loriginalité daborder la question des dernières œuvres de Huysmans et de sa conversion par le biais de lesthétique plutôt que de 731la religion. Dès lintroduction (p. 25), le but de lentreprise est clairement posé : « Plutôt que dexposer les substrats théoriques ou théologiques du spiritualisme, nous tentons de reconnaître la manière dont le spiritualisme travaille le naturalisme dans les romans. » La trilogie évoquée dans le sous-titre est constituée non pas dEn route, La Cathédrale et LOblat, mais dEn rade, Là-bas et En route, car ceux-ci représentent, pour Alice de Georges, les différentes étapes de la mutation de lécriture huysmansienne.

Lessai est structuré de manière très claire en deux grandes parties. La première revient sur l« errance » de Huysmans dans le spiritualisme, de loccultisme à la mystique en passant par le satanisme, et pose les bases dune poétique du naturalisme spiritualiste avec un « invariant naturaliste » et des « variables spiritualistes ». Le naturalisme spiritualiste se présente donc comme une écriture mouvante, ce que tend à montrer la tripartition de la seconde partie, plus spécifiquement consacrée à la poétique huysmansienne : « incarnations », « transsubstantiations » et « transmutations réciproques ». Lidée est de suivre le cheminement de Huysmans, moins dans la progression de sa foi que dans sa recherche dune écriture neuve, qui sache souvrir à lau-delà. Les trois chapitres de cette seconde partie ne sont malgré tout pas à prendre comme trois étapes mais plutôt comme trois formes que peut revêtir cette recherche poétique (ce qui explique les analyses douverture de deux œuvres postérieures à la « trilogie » étudiée par Alice de Georges, Sainte Lydwine de Schiedam et Les Foules de Lourdes).

La question que tente de résoudre lauteur, une fois posé ce « croisement du pôle naturaliste et du pôle spiritualiste », est celle de la jointure de ces deux composantes, voire parfois de leur confusion. Létude passe donc de la « co-présence de la chair et de lesprit » au « changement de nature des substances » puis à la « conversion dune matière dans une autre ». Les scènes de rêves, de visions et les descriptions donnent lieu, notamment, à des analyses fines et précises. Lon peut regretter, néanmoins, le manque de place donnée aux questions de poétique romanesque, complexes il est vrai dans le cas de Huysmans. Alice de Georges note bien que le « naturalisme spiritualiste » sinscrit « clairement au cœur du genre roman » (p. 31), mais elle en vient tout de suite aux « descriptions », qui ne sont pas propres, justement, au « genre roman », et qui souvent minent de lintérieur, par leur extension, le romanesque. Le naturalisme spiritualiste affecte-t-il les formes du récit et de lhistoire ? Peut-on noter une évolution de Huysmans dans le traitement de la durée, de la chronologie, du point de vue, et même dans celui des noyaux narratifs et des personnages ? Il y a sans doute, en ce domaine, plus de continuité que de rupture, mais ce constat même serait intéressant puisquil faut déterminer ici ce qui est de lordre de l« invariant » ou du « variable ».

Alice de Georges nous propose – et cest lune des qualités de son essai – une typologie de la « conversion esthétique ». Pour bâtir ses différentes catégories, elle emprunte abondamment au discours théologique. Lon comprend bien qu« incarnation » et « transsubstantiation » sont à prendre dans un sens métaphorique, mais ces termes étaient-ils absolument nécessaires puisque lauteur vise la conversion esthétique et non religieuse ? Leur justification est peut-être ce quil y a de moins convaincant dans louvrage, alors même que les analyses des différents passages de la « trilogie » nous éclairent grandement sur la manière de Huysmans. En quoi, par exemple, lintégration de scènes diurnes dans les rêves (En rade) ferait montre dune quelconque incarnation – ne serait-ce pas plutôt linverse ? Et le terme de « transsubstantiation » peut-il vraiment sappliquer aux paysages hallucinés vus par 732les personnages ? La distinction ne semble dailleurs pas toujours claire entre les deux symétriques que sont la « transsubstantiation » et la « transfiguration » (voir, à ce propos, p. 192 et 227). Lauteur soutient que la métaphore se ferait elle-même « transsubstantiation, […] présence du signe et du référent » (p. 188). Cela voudrait dire que limage deviendrait réellement la chose quelle désigne ; or limage textuelle reste du langage et limage paysagère du paysage (et non telle scène de torture qui se superpose à lui dans lesprit de Durtal ou de Gilles de Rais). La transsubstantiation na lieu, à la rigueur, que pour le personnage (et cest la question du point de vue évoquée p. 185 quil faudrait développer) ou le lecteur (et cest alors la question de lhorizon culturel, construit en partie par le texte, qui se pose : les analogies emboîtées, étudiées p. 190, imitent des procédés figuraux de lAncien et du Nouveau Testament et invitent le lecteur à entrer dans un certain système de référence). Les mêmes interrogations peuvent se présenter au sujet des ekphraseis et des hypotyposes où se « manifester[ait] la “présence réelle” du divin » (p. 195).

Ces quelques difficultés naissent, semble-t-il, en grande partie, de la terminologie choisie. La linguistique et la rhétorique offrent des termes plus neutres et tout aussi efficaces : lon peut analyser notamment aux processus de « substitution » ou de « permutation », très utiles pour analyser lœuvre huysmansienne, aux niveaux microstructural et macrostructural. Cela mettrait sans doute en valeur, avant tout, les permanences de lécriture, et laisserait une plus grande place à un roman comme À rebours, peu évoqué finalement, alors quil semble, de laveu même de Huysmans, irriguer toute lœuvre jusquà La Cathédrale. Les effets de substitutions, les visions, hallucinations, ekphraseis, hypotyposes, mises en abyme abondent dans les romans de Huysmans, et pas seulement dans En rade, Là-bas et En route. Ce qui change au fil des ans tient moins aux « formes de lexpression » (pour reprendre la terminologie de Hjelmslev) quaux « formes du contenu ». Peut-être faudrait-il lexpliciter pour mieux rendre justice à Alice de Georges de sintéresser avant tout aux « objets », aux « thèmes », aux « isotopies » et au contenu sémique des métaphores : cest là, véritablement, que la conversion (au sens esthétique et au sens religieux) se laisse entrapercevoir.

Poétique du naturalisme spiritualiste dans l œuvre de Joris-Karl Huysmans est un livre stimulant, qui invite à la réflexion, parce quil ne rechigne pas à bousculer les attentes et les idées reçues sur lœuvre de Huysmans. Il montre aussi la vigueur des études actuelles sur un auteur qui ne laisse pas de fasciner par sa vie et par son écriture.

Bernard Gendrel

Jean Lorrain, Lettres à Jérôme Doucet. Édition établie et annotée par Évanghélia Stead et Éric Walbecq. Tusson, Du Lérot, 2022. Un vol. de 191 p.

Les lettres de Jean Lorrain à Jérôme Doucet présentées dans ce volume sont inédites. Elles proviennent pour la plupart de collections privées. De 1897 à 1906, les deux hommes échangent une correspondance régulière, amicale et professionnelle. Depuis 1897, Jérôme Doucet est secrétaire de rédaction de la Revue illustrée, dirigée par René Baschet et à laquelle Jean Lorrain collabore régulièrement. Leur amitié est nourrie par leur goût commun du beau livre, par leurs promenades parisiennes dont Lorrain rend compte dans certains de ses textes, qui figurent en 733annexe du livre. Après sa mort, Jérôme Doucet lui rendra hommage avec une édition de luxe de Narkiss, illustrée par Xavier Lesueur. Les lettres offertes ici au lecteur présentent donc une forte unité thématique, autour du livre et de lillustration. Jean Lorrain écrit à son correspondant son rêve du beau livre et son dégoût de lédition commerciale moderne, sa lassitude de la vie parisienne, ses problèmes de santé. Leurs échanges prennent parfois un tour plus professionnel autour des textes de Lorrain parus dans La Revue illustrée ou de projets éditoriaux.

Évanghélia Stead et Eric Walbecq proposent une édition très documentée de la correspondance entre les deux écrivains. Dans son introduction, Évanghélia Stead revient sur limportance des images dans lesthétique de Jean Lorrain, sur les pratiques éditoriales de lépoque entre revues et livres, et sur la figure peu connue de Jérôme Doucet, écrivain, animateur de revues et bibliophile. Quelques lettres viennent compléter et éclairer les échanges entre les deux correspondants, notamment après la mort de Lorrain autour de lédition posthume de Narkiss. Louvrage contient de nombreuses annexes : textes de Jérôme Doucet dédiés à Jean Lorrain ou comptes rendus de ses œuvres dans la Revue illustrée, textes de Jean Lorrain inspirés par Jérôme Doucet parus dans Le Journal, dossier de presse autour des œuvres de Lorrain citées dans les lettres. Enfin, lédition est enrichie de très belles reproductions des œuvres illustrées des deux écrivains. Une bibliographie vient compléter le livre.

La publication de cette collection de lettres de Lorrain, outre son intérêt documentaire, permet de mettre au jour trois problématiques importantes pour la fin-de-siècle. Tout dabord, la place de lillustration dans lesthétique de Jean Lorrain (voir sur cette question les travaux dÉvanghélia Stead : « De la revue au livre : Jean Lorrain et ses illustrateurs dans la Revue illustrée », dans Les Périodiques illustrés (1890-1940) : Écrivains, artistes, photographes, dir. Ph. Kaenel, Lausanne, Gollion, « Infolio », 2011, p. 157-193, et La Chair du livre : matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, Paris, PUPS, « Histoire de limprimé », 2012). Le projet des sept contes – sept princesses – illustrés par Manuel Orazi, parus dans la Revue illustrée mais jamais édités en volume comme le souhaitait Jean Lorrain, montre le caractère indissociable pour lécrivain du texte et de limage. Ce projet apporte également un éclairage sur les pratiques éditoriales de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle : les revues apparaissent comme un espace dexpérimentation qui trouve son prolongement dans le livre, mais qui existe également de façon autonome. Les textes circulent dun périodique à lautre, de la revue au livre, mais aussi parfois du livre à la revue. La pratique des tirés-à-part et des éditions de luxe font du support revue un objet à part entière, complexe et hybride. Dans cette perspective, la figure de Jean Doucet est intéressante à plus dun titre. Le rôle quil a joué au sein de la Revue illustrée souligne la dimension expérimentale propre à la revue. Jean Doucet, en véritable artisan du livre, propose des mises en page travaillées et tente de dépasser les pratiques traditionnelles de lédition de luxe. Autour de lui gravitent des illustrateurs comme Henri-Patrice Dillon, André Cahard, Xavier Lesueur ou František Kupka.

Cette édition très soignée de la correspondance entre deux personnalités de la fin-de-siècle met ainsi en avant tout un univers éditorial dans lequel le rêve du beau livre est confronté à la réalité des contraintes économiques du métier, mais conduit à des réalisations originales, et surtout à des collaborations qui illustrent la richesse des liens entre écrivains et éditeurs.

Alexia Kalantzis

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Marcel Proust, Essais. Édition publiée sous la direction dAntoine Compagnon, avec la collaboration de Christophe Pradeau et Matthieu Vernet. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2022. Un vol. de 1982 p.

Lorsquon demandera à son libraire les Essais dans la collection de la Pléiade, il faudra désormais préciser sil sagit de ceux de Proust ou de Montaigne. La préface dAntoine Compagnon justifie le titre choisi pour ce volume. Proust a lui-même qualifié d« essais », dans les années 1890, des pages destinées à des journaux ou à des revues ; proposant en 1895 plusieurs textes à La Revue hebdomadaire, dont une étude sur Chardin et Rembrandt, il avertit quil « essaye de montrer » dans « ce genre dessai » linfluence des grands peintres sur notre vie quotidienne ; « Sur la lecture » (1906), préface à Sésame et les lys de Ruskin plutôt lue aujourdhui comme une préface dÀ la recherche du temps perdu, fut présentée dans La Renaissance latine comme « une sorte dessai purement personnel ». Quand paraît Du côté de chez Swann en 1913, Proust définit comme un « essai dune suite de “Romans de lInconscient” » ce volume qui a, pour Jacques-Émile Blanche, « la saveur dune autobiographie et dun essai ». À la recherche du temps perdu illustrera dans son entier ce que Roland Barthes appelle une « tierce forme » ou un « troisième genre ». Après avoir longtemps mobilisé ses forces au service de son grand œuvre, Proust va revenir, à la fin de sa vie, à des études monographiques dont il sétait détourné. Celles quil consacre à Flaubert et à Baudelaire sont les plus nourries. Mais il élude la demande que lui a faite Gaston Gallimard dun « essai sur Dostoïevsky » : « Jadmire passionnément le grand Russe, mais le connais imparfaitement. Il faudrait le relire, le lire, et mon ouvrage serait interrompu pour des mois » (lettre du 27 septembre 1921). À quelle tâche se serait-il livré sil nétait mort prématurément, une fois son roman complètement publié ? sinterroge Antoine Compagnon, qui ne le voit pas sattelant, à linstar de George Sand ou dautres écrivains, à un nouveau roman. Alors que Molière ou Balzac auraient sans doute poursuivi, sils nétaient eux aussi disparus à cinquante et un ans, leur peinture de la comédie humaine, Proust avait quasiment bouclé lœuvre de sa vie. On limagine volontiers, selon Antoine Compagnon, sadonnant dès lors à loisir à la critique littéraire et artistique, non celle de la presse ou des professeurs, mais celle des écrivains.

Le précédent volume de la Pléiade intitulé Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles (édition établie par Pierre Clarac avec la collaboration dYves Sandre, 1971) offrait un Contre Sainte-Beuve réduit à sa partie critique, cest-à-dire délesté des développements romanesques retenus par Bernard de Fallois dans la première édition (1954) ; Pastiches et mélanges y reproduisait le volume qui avait été publié sous ce titre en 1919 en même temps que Du côté de chez Swann (réédition chez Gallimard)et quÀ lombre des jeunes filles en fleurs ; Essais et articles, enfin,groupait tous les autres textes de critique de Proust, de ses années décolier jusquà sa disparition. Loriginalité la plus marquante de ce nouveau volume dEssais est la substitution au Contre Sainte-Beuve dun « Dossier du Contre Sainte-Beuve ». Ce livre na, en effet, jamais existé. Le projet que Proust désigne dans sa correspondance comme son « essai sur Sainte-Beuve », « Sainte-Beuve », « quelque chose sur Sainte-Beuve » ou rarement « Contre Sainte-Beuve », ébauché vers la fin de 1908, se fondra vers la fin de 1909 dans le grand roman. Les dix cahiers de brouillon appelés Cahiers Sainte-Beuve 735se concluent par le récit dune « soirée chez la princesse de Guermantes » qui, devenue « matinée », servira de dénouement à la Recherche. Gros de 456 pages (contre cent une pour le Contre Sainte-Beuve de Pierre Clarac), le « dossier » offert par Antoine Compagnon est une nébuleuse étendue à quelques lettres de la même époque et englobant les textes que les éditeurs précédents avaient cru pouvoir isoler comme une « Préface » ou des « Projets de préface ». Y est abolie la séparation entre textes critiques et romanesques (les fragments dune conversation avec Maman conduisent à des considérations sur Balzac aussi bien quà une ébauche de lunivers de Combray ou à une rêverie sur Venise). Plusieurs textes, enfin, reprennent des « esquisses » déjà publiées dans la Pléiade dÀ la recherche du temps perdu (édition de Jean-Yves Tadié, 4 vol., 1987-1989), l« Index des personnages de la Recherche »signalant labondance, au sein de ce volume, des amorces ou des développements romanesques du projet Sainte-Beuve.Les Soixante-quinze feuillets publiés chez Gallimard en 2021 (voir RHLF, mars 2023, p. 222-224) étaient-ils trop uniment narratifs pour trouver ici leur place ? On les adjoindra aux Essais pour apprécier dans toute son étendue la naissance et la formation de la Recherche.

Il serait erroné de croire que, en abandonnant le projet dun Contre Sainte-Beuve au profit de la Recherche, Proust a troqué la plume de lessayiste pour celle du romancier. À lépoque de Jean Santeuil déjà, il sinterrogeait : « Puis-je appeler ce livre un roman ? Cest peut-être moins et bien plus, lessence même de ma vie… ». Une fois quil la délaissé, cest vers un nouveau roman quil soriente quand il écrit vers lautomne de 1907 des pages narratives où sont programmés les deux « côtés », puis ces « soixante-quinze feuillets » de caractère largement autobiographique. Du moment où il songe à une étude sur Sainte-Beuve (« un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert », annonce-t-il aussi en mai 1908), il se trouve à un carrefour. À la suite dune méditation sur la résurrection du passé, il note en effet : « Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je un romancier ? ». Composant de surcroît une série de pastiches, il « jette ses filets tous azimuts » (A. Compagnon), il hésite au bord du roman, ses projets se chevauchent et celui dun Contre Sainte-Beuve lui sert de « diversion ». Alors même que seront dissociés dans son esprit lessai critique et le roman, il ne renoncera pas au premier. « Mais mon roman bouche tout », écrit-il en novembre 1912 à Mme Straus. La réflexion critique va se diffuser dans la Recherche. Le plus souvent souterraine ou implicite, il arrive quelle affleure. Si Proust recule devant lidée de composer un essai en règle sur Dostoïevski, la leçon faite par son héros à Albertine sur le romancier russe dans La Prisonnière en apparaît comme lébauche. Certains développements de ses cahiers de brouillon doivent, il est vrai, se lire comme des réflexions parallèles ou des notes de régie plutôt que comme des phrases destinées au roman. Pour le moins a-t-il tenté de se soumettre à laxiome du Temps retrouvé : « Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. » Ainsi, alors que son rejet dun art populaire est illustré dans les brouillons par un long développement sur Romain Rolland (voir Essais, p. 1101-1104), celui-ci ne sera nommé quune fois dans toute la Recherche. Enfin, postérieure à labandon du Contre Sainte-Beuve, mais non incluse dans le roman, la réflexion sur « une génération décrivains » porte curieusement une ultime trace de la conversation avec Maman (p. 1105).

Le « Dossier du Contre Sainte-Beuve » constitue la troisième partie de ce volume, qui en compte quatre. Lensemble de la première, « Écrits antérieurs à 1911 », est largement amplifié par rapport à lédition de P. Clarac et Y. Sandre de 7361971. Plusieurs textes ont été découverts depuis cette date, dautres sont complétés par des pages qui avaient été détachées du manuscrit. Parmi les nouveautés, un « Questionnaire » daté du 25 juin 1887 et mis en vente en 2018 commence ainsi : « Quelle est la couleur que vous préférez ? – Celle des yeux de la personne que jaime ». Dans lun des deux que contenait lédition précédente, on lisait : « For what fault have you most toleration ? – Pour la vie des génies ». Cest à un enfant « de treize à quatorze ans » que P. Clarac et Y. Sandre attribuaient cette réponse. La nouvelle édition la date du 4 septembre 1887. Il est déjà beau que Proust ait eu dès seize ans cette pensée qui contient en germe linspiration du « Contre Sainte-Beuve ». Les dates de publication de certains textes ont mis à lépreuve le respect de la chronologie. Ainsi les éditeurs signalent-ils par un simple « témoin », à sa date décriture (1907), larticle « Sentiments filiaux dun parricide » qui se lira au sein de la deuxième partie, composée de Pastiches et mélanges et de leurs nombreux appendices. Outre les huit pastiches de 1908-1909 y figure celui de Saint-Simon, écrit après la guerre. Si on navait scrupule à dépecer les œuvres, le long pastiche des Goncourt inclus dans Le Temps retrouvé prétendrait tout autant au statut d« essai ». On pourrait, à ce compte, isoler du roman des pastiches dAnatole France, de la langue diplomatique, de la pratique de la dissertation… Lexercice serait sans fin. Pour le moins ce volume dEssais offre-t-il, en ajoutant à Pastiches et mélanges plusieurs extraits de la correspondance de Proust, un bel échantillon de son talent de pasticheur.

Font suite au « Dossier du Contre Sainte-Beuve », en quatrième partie, les « Écrits postérieurs à 1911 », date qui se prêtait à une articulation commode : sinvestissant plus que jamais dans son roman (« Jen fais transcrire et jen publierai une partie qui sera tout de même un tout de 800 pages ! », confie-t-il en août 1911 à Georges de Lauris), Proust sabstient durant une année décrire le moindre « essai ». En ouverture de cette dernière partie se lisent quatre textes narratifs publiés en 1912 et 1913 dans LeFigaro (« Épines blanches, épines roses », « Rayon de soleil sur le balcon », « Léglise de village » et « Vacances de Pâques »), sorte de « bonnes feuilles » de Du côté de chez Swann, publié en novembre 1913. Si ces textes sont inclus parmi les Essais, cest, explique Antoine Compagnon, dune part parce quils figureront dans le volume posthume des Chroniques (1927), dautre part parce que, à lorée du grand roman, ils ont fait office pour Proust de ballon dessai. Les études sur Flaubert et sur Baudelaire, dautres articles, trois préfaces dont celle de Tendres stocks, de Paul Morand, témoignent que Proust a ralenti, mais non abandonné son activité de critique avant le jour où il écrit, au printemps de 1922, le mot « Fin » au bas de son manuscrit, bien quAlbertine disparue et Le Temps retrouvé soient encore promis à des réaménagements. Sest toutefois éloigné à jamais ce « Contre Sainte-Beuve » auquel il navait pas tout à fait renoncé en 1912, quand son grand œuvre lui « bouchait » lhorizon. En montrant comment un jeune homme frivole et mondain est promis à devenir un écrivain génial, À la recherche du temps perdu va, mieux que ne leût fait un essai critique, réfuter lerreur dont Sainte-Beuve se rendait coupable en confondant le moi social avec celui du créateur.

Pierre-Louis Rey

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William C. Carter, Proust in love. Une biographie érotique et sentimentale. Préfacé par Antoine Compagnon, traduit de langlais (États-Unis) par Côme de la Bouillerie. Paris, Armand Colin, 2022. Un vol. de 287 p.

Auteur en 2000 dune biographie de Proust de près de mille pages aux Presses universitaires de Yale, et dune édition anglaise annotée dÀ la recherche du temps perdu aux mêmes éditions, William Carter avait publié en 2006 ce Proust in love, livré ici aux lecteurs français dans la traduction de Côme de la Bouillerie, qui en reproduit lallant et lélégance. Henri Bonnet (1904-1988) avait méthodiquement ouvert la voie en 1985 dans Les Amours et la sexualité de Marcel Proust (Paris, Nizet), et cette nouvelle enquête bénéficie de multiples informations et documents mis au jour depuis, comme (entre autres) lédition annotée par Carter du journal dun valet de chambre de Proust, Ernest Forssgren (Yale University Press, 2006). Il en résulte une fine approche du sujet, nourrie notamment de beaucoup de formules, dans labondante correspondance de lécrivain, insuffisamment remarquées jusquici.

Louvrage se divise en onze chapitres. « Déviances du désir » analyse les avances que faisait à ses camarades le lycéen de Condorcet : ces échecs répétés pourraient conditionner lattitude ultérieure de Proust vis-à-vis de son homosexualité. Le chapitre suivant met au jour un fil conducteur du livre, à savoir la présence très diversifiée dans toute lœuvre de lhermaphroditisme, de landrogynie : même léglise Saint-Hilaire à Combray reçoit son nom dune femme, nom transformé à la faveur de modifications morphologiques en nom dhomme (p. 260). « Mon cœur ne bat que pour vous » détaille la passion pour Reynaldo Hahn, qui met en place le désir impossible dune possession totale, ce que confirme le chapitre suivant, « Jalousie », consacré à la passion pour Lucien Daudet, et notamment au duel contre Jean Lorrain, la figure de Reynaldo Hahn demeurant toujours présente. Nous quittons les années 1895 pour aborder à 1907, date à laquelle Alfred Agostinelli entre dans la vie de Proust. Laccent est ce faisant mis sur les relations avec les jeunes gens de Cabourg (à signaler quune ode aux « jeunes gens en fleurs » a été entre-temps retrouvée dans les papiers de Bernard de Fallois, publiée avec Le Mystérieux Correspondant, rééd. Classiques Garnier, 2022, p. 114-116), et un éclairage est apporté sur le scandale autour dOscar Wilde (p. 131-137) ; lanecdote selon laquelle lécrivain britannique se serait exclamé en entrant chez Proust : « Comme cest laid chez vous » est vraisemblablement controuvée (p. 134). Le chapitre « Un de ces lieux où foisonnent les belles inconnues » étudie le mode de transposition des modèles masculins en jeunes filles et la présence parallèle de modèles féminins, le problème dans la Recherche de lhomosexuel viril et de la bisexualité. Il est certain que les chapitres « La maladie damour » et « De la souffrance du deuil à loubli », consacrés au drame dAgostinelli, évoquent des interrogations qui ont été depuis résolues par Jean-Marc Quaranta (Un amour de Proust. Alfred Agostinelli [1888-1914]) publié en novembre 2021, même si la lecture croisée des lettres et du roman dégage ici des consonances montrant la psychologie possessive de Proust et la genèse du personnage dAlbertine. « Rôdeur nocturne » fait apparaître lample source dinformation sociologique quapportent au romancier tout le personnel de la domesticité et notamment Olivier Dabescat et Albert Le Cuziat et analyse la fréquentation des maisons de rendez-vous qui seront condensées dans la séquence du Temps retrouvé sur lhôtel de Jupien. « Les garçons du Ritz » réunit un grand nombre déléments, parfois peu connus, sur le long séjour chez Proust dHenri 738Rochat, sadonnant à la peinture. Ces années de la vie de Proust pourraient peut-être donner un jour la clef du mystérieux épisode relaté par Gilles Desmons dans LÉnigmatique Secrétaire de Marcel Proust (LHarmattan, 2021). Le chapitre final, « Lamour est divin », contient un éclairage sur Proust et Einstein (p. 265-266).

Si landrogynie semble à William Carter dominer la conception que se fait Proust de lamour, cest selon ce principe dominant, dans la doctrine du romancier : « on est naturellement en quête de ce qui manque dans sa propre nature sexuelle » (p. 51). Lintérêt de louvrage est de puiser dans des ressources peu visitées par les commentateurs français de Proust (Wallace Fowlie, Harold Bloom, John D. Erickson, les Mémoires dErnest Forssgren, mais aussi le Journal inutile de Paul Morand). Ne pouvant rendre compte des nombreux éclairages de lœuvre grâce à des formules de la correspondance, on sarrêtera à cette seule réflexion sur les raisons, mal élucidées encore, pour lesquelles Proust dans ses lettres dit je en parlant pourtant de son héros fictif : « Quand Proust écrivait à ses amis, il parlait presque toujours du Narrateur en disant “jeˮ. Il ne présentait pas le Narrateur comme limage fidèle du véritable Marcel Proust, mais dans les propos quil tenait à dautres au sujet de son livre, il reprenait souvent à son compte les mots de son héros. Ce nest pas tant le Narrateur qui ressemble de façon croissante à son auteur que Proust qui, vivant de plus en plus dans le monde quil était en train dinventer, se mit à incarner le Narrateur » (p. 242). Les « notes de régie », où dans ses cahiers Proust se parle à lui-même, confirmeraient ce fin jugement.

Luc Fraisse

Jacques Lemarchand, Journal 1954-1960. Édition établie, introduite et annotée par Véronique Hoffmann-Martinot. Paris, Éditions Claire Paulhan, 2020. Un vol. de 471 p.

Ce troisième tome du Journal de Jacques Lemarchand, comme les deux précédents, fait la part belle (et crue) à la libido débridée de son auteur. On préfèrera sintéresser à lhomme de lettres. Un constat simpose : lactualité politique ne le préoccupe guère. La guerre dAlgérie est absente. Lemarchand cumule les positions de pouvoir. Il appartient au comité de lecture des éditions Gallimard depuis 1943. Son Journal donne un état – incomplet – des manuscrits quil lit mais peu dinformations sur les « conférences ». La « bagarre au sommet » fait lobjet dune page en 1958 (p. 240-241). Il nen est plus question ensuite. Il ne sen mêle pas. Parmi les révélations, on signalera celles-ci : Jean Paulhan a présenté puis retiré sa candidature à lAcadémie Goncourt en 1958. Gaston Gallimard aurait aimé que lui-même y postulât un fauteuil. Lannée suivante, Malraux lui demande son avis sur la direction de la Comédie-Française (p. 305-306). En 1954, Lemarchand a fondé une collection, « Le Manteau dArlequin » qui accueille des pièces des nouveaux auteurs. Audiberti, dont il a vu cinq fois La Hobereaute, Georges Schéhadé, Jean Vauthier et surtout Eugène Ionesco, dont il a été le maïeute attentif et patient lui doivent beaucoup. Il est aussi et surtout un grand critique. Alors quil officie déjà au Figaro littéraire, il donne également une chronique mensuelle à la Nouvelle NRF. Il ne va pas tous les soirs au théâtre et dédaigne délibérément les « foutaises » du Boulevard, dAchard et Deval, que prise son confrère Jean-Jacques Gautier. Il lui arrive de « filer à lentracte ». Ce critique exigeant sintéresse, en revanche, 739au Théâtre des nations et soutient les grandes entreprises de la décentralisation, dAvignon à Villeurbanne en passant par Strasbourg. Son aura est immense dans le milieu théâtral. Le Journal montre sa proximité non seulement avec les auteurs mais aussi avec les metteurs en scène et acteurs. Mais il propose en vain à Vilar de créer Boulevard Durand de Salacrou.

Le Journal donne un état précis des spectacles vus. Au retour dune première, Lemarchand y inscrit une mention lapidaire : « excellent », « agréable », « emmerdant », « connerie ». Cest ensuite quopérant une sélection, il rédige ses articles et « vitrinettes ». Il lui arrive dêtre alors moins catégorique. Sa défense et illustration du nouveau théâtre lamène à polémiquer avec ses confrères conservateurs. Un intérêt de louvrage est dans les nombreuses et substantielles notes infrapaginales. Les historiens de la littérature y trouveront des extraits de comptes rendus et de lettres reçues qui figurent dans le fonds Lemarchand déposé à lIMEC.

Jeanyves Guérin

Bruno Viard, Enseigner la littérature par temps mauvais. Lormont, Le Bord de leau, 2019. Un vol. de 168 p.

Si la France est appelée une « Nation littéraire », tant est vivante sa littérature, tant est grand son intérêt pour la littérature, lenseignement littéraire traverse, selon Bruno Viard, une crise majeure. Dans son essai Enseigner la littérature par vent mauvais, Bruno Viard part en effet dun constat : les difficultés majeures que connaîtraient les études de Lettres et leur désaffection effective. Lessai souvre sur un bilan assez sombre : baisse des effectifs dans les filières littéraires, baisse du nombre de candidats aux concours de recrutement, baisse de lintérêt porté à la discipline, et surtout aux textes littéraires.

Un constat dun autre type est aussi au point de départ de louvrage, celui dune double carence : le défaut de perspective historique et le défaut de perspective psychologique. Bruno Viard établit alors une corrélation directe entre les deux phénomènes constatés dont il entreprend de faire lhistorique. Perte du sens, formalisme, oubli de lhistoire et manque dattractivité des études littéraires.

Trois épistémé – rhétorique, histoire de la littérature et structuralisme – se sont succédé, et cela à la suite de ruptures provoquées, selon lauteur, par deux figures tutélaires : Gustave Lanson, pour la première, par son action à lencontre de la rhétorique, et Roland Barthes, pour la deuxième, par son rejet de lhistoire littéraire. La mise à lécart de lHistoire et de la Psychologie sexplique, selon Bruno Viard, par le structuralisme des années 60.

Louvrage sorganise en trois parties autour des relations que la littérature entretient avec la vie, avec lhistoire et avec la psychologie.

Le premier chapitre sintéresse à ce passage théorique qui aboutit à la rupture du lien entre la littérature et la vie. Lien pourtant puissant et manifeste puisque faits historiques et psychiques existent avant et en dehors des textes littéraires et sy incarnent. Cest au profit de la dimension textuelle que cette dimension référentielle de la littérature a été contestée par le structuralisme dans les années soixante puis par ce quon a appelé la théorie littéraire. Alors que la littérature est une fenêtre ouverte sur lhistoire comme sur la psyché, qui permet de descendre dans lintimité des hommes de tous les temps, la doxa textualiste a constitué, 740selon lauteur, un plafond de verre, isolant les études littéraires de la vraie vie. La transitivité a ainsi été oubliée et la rupture entre la littérature et la vie semble consommée depuis lors : cet isolement et cette rupture ont engendré une perte de sens dommageable pour la littérature et les études littéraires.

Bruno Viard consacre le chapitre deux aux principaux fondateurs de lhistoire littéraire que sont pour lui Germaine de Staël, Pierre Leroux et Gustave Lanson. Germaine de Staël, à lopposé dune conception autotélique de la littérature, place les œuvres dans leur cadre national, quelle inscrit dans lhistoire. Sortant la littérature du cadre figé de limitation, de la rhétorique et du classicisme, elle a remis la littérature en mouvement et se place du côté des Modernes. Pierre Leroux considère la littérature sous le triple rapport des idées, des sentiments et de la forme, triptyque dérivé de lontologie ternaire que les saint-simoniens opposaient au dualisme catholique. Lhomme serait triple : sensations/sentiments/connaissance, cette triade sincarnant dans la littérature. La forme est du côté de la sensation, sans être séparée des idées et des sentiments. Il est nécessaire, pour Bruno Viard, de reprendre la lecture de Gustave Lanson, interrompue par le coup darrêt donné par Barthes et Foucault à lencontre de lhistoire littéraire. Lintérêt de Lanson et de son action réside dans le lien quil entretient avec la République, rompant ainsi avec limmobilisme qui prévalait dans les études littéraires. Cette action menée avec dautres républicains (Monod, Seignobos, Langlois, Brunot, Durkheim) contre la tradition représentée par Nisard, Faguet et Brunetière conduit Lanson à participer aux réformes institutionnelles et à la refondation de lhistoire littéraire. Lanson reprend en particulier lidée de Germaine de Staël et de Pierre Leroux détudier la littérature dans ses relations avec les institutions nationales.

Reste à revoir la psychologie traditionnelle, en la revivifiant par la théorie de lamour-propre : tel est lobjet du troisième chapitre qui envisage les conséquences théoriques de la mort de lhumanisme (Althusser), de celle de lauteur (Barthes) et de celle de lhomme (Foucault). Après le déclin de la psychologie et de la psychanalyse, Bruno Viard propose un retour à une théorie des passions venue de la tradition moraliste de Montaigne, Pascal et Rousseau : il met ainsi la théorie de lamour-propre au centre de sa réflexion pour que soit prise en compte limportance du besoin de reconnaissance. Amour-propre et esprit républicain permettent de redonner chair et sens aux textes littéraires. Si lon replace la littérature à larticulation des sciences sociales et des arts, on lui rend ce quelle seule peut faire, léquilibre entre les trois capacités humaines décrites par Leroux, « la sensualité, laffectivité et lintelligence ». Louvrage, de plus, propose des pistes de solutions afin de tenter la résolution de cette crise, pour lenseignement supérieur essentiellement.

La dénonciation dune crise de lenseignement littéraire nest certes pas nouvelle et les arguments avancés rejoignent souvent ceux qui, depuis des décennies, déplorent cette crise. Revenir sur cette histoire est néanmoins utile et un ouvrage qui signale le problème que pose toute forme de formalisme est bienvenu. Si la perte de sens peut expliquer le manque dattractivité des études littéraires, il conviendrait sans doute de ne pas sen tenir à une cause unique.

Martine Jey