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Classiques Garnier

Hommage rendu à Marc Fumaroli

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
    3 – 2022, 122e année, n° 3
    . varia
  • Auteur : Darcos (Xavier)
  • Pages : 517 à 520
  • Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406137887
  • ISBN : 978-2-406-13788-7
  • ISSN : 2105-2689
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13788-7.p.0005
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 31/08/2022
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
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Lesprit français, un chapitre littéraire
du « roman national » ?

HOMMAGE RENDU À MARC FUMAROLI

Allocution de Xavier Darcos,
de lAcadémie française, Chancelier de lInstitut

La Société dhistoire littéraire de la France a souhaité que ce colloque daujourdhui et de demain, que jai lhonneur douvrir en tant que Chancelier de lInstitut, soit dédié à la mémoire de Marc Fumaroli, qui fut son président. Un jour viendra – et même sûrement plusieurs jours viendront – où nous consacrerons des colloques à lœuvre de Fumaroli et à la portée de ses écrits, toujours si riches, si stimulants à lire et à relire. Pour aujourdhui, le sujet du colloque – « lesprit français » – aurait plu à lauteur de La Diplomatie de lesprit et de la mémorable anthologie Quand lEurope parlait français. Mais permettez-moi de commencer par un tout petit détour – qui nen est pas vraiment un – et que me suggère un souvenir récent.

Il y a exactement deux mois, le 16 septembre, à la même heure et au même endroit, je me trouvais ici pour rendre hommage à Jean-Louis Ferrary, membre de lAcadémie des inscriptions et belles-lettres. LInstitut de France avait tenu à accueillir dans ce lieu qui lui appartient la journée consacrée à la mémoire de ce grand historien de la Rome antique. Jean-Louis Ferrary nous a quittés lui aussi pendant lété 2020, six semaines après cet autre grand Romain sil en fut jamais ! son confrère Marc Fumaroli.

En terminant lhommage que je rendais alors à Jean-Louis Ferrary, je citais une phrase de cet académicien exemplaire qui, très sincèrement attaché à lInstitut de France et à la perpétuation de lesprit dont il vit, disait : « Il ne paraît pas mauvais que, de temps à autre, ce soit à des savants portant lhabit et lépée que les honneurs soient rendus par la garde républicaine. » Je suis sûr que 518Marc Fumaroli aurait partagé cette opinion, tant il était attaché aux académies. Auteur de larticle « Coupole » dans les Lieux de mémoire de Pierre Nora – texte immortel, serais-je tenté de dire, tant il se relit avec un intérêt inaltéré –, et surtout historien de la République des Lettres dont nos académies veulent être et doivent être les dignes héritières, Fumaroli a été, pour notre temps, le plus ardent et le plus convaincant défenseur de lesprit et des institutions académiques.

Il en aimait les apparences, le décorum, la mise en scène, les costumes, les rites. Il était intarissable sur linterprétation de la « liturgie académique », quil voyait comme une version laïque plus ou moins calquée sur les rites de la Rome catholique, bien à leur place sous une Coupole dinspiration si romaine. Il parlait dune réception à lAcadémie française, en habit vert et lépée au côté, comme dune entrée « dans le sein de ce Ciel national » que représente la Coupole.

Un tel attachement aux rites, aux traditions et aux symboles donnait lexacte idée de son attachement au principe des académies, à leur vocation, à leur responsabilité, à leur indépendance, à leur grandeur. Comment ne pas partager cette puissante conviction ! La France a une chance immense, nous disait à juste titre Marc Fumaroli, celle de disposer dinstitutions de mémoire, de conservation, de transmission, apparues pour la plupart au cours du Grand Siècle. Elles sont indispensables pour puiser dans la création et dans laction – y compris laction politique – la distance, le recul réflexif qui permettent de ne pas se laisser emporter par la mode ou par tout ce que le présent paraît vouloir nous imposer. Du fait de leur fonctionnement, grâce au cadre très stable mais aussi très souple et évolutif quelles offrent à leurs membres, les académies, réunies par la République française dans un unique Institut, sont à même de jouer le rôle déclaireurs au service du bien commun, en assumant pleinement leur responsabilité devant les grands enjeux contemporains.

Marc Fumaroli ne se contentait pas de dire ou décrire tout cela – ce quil faisait avec une éloquence et un talent exceptionnels. En ce domaine, le croyant était aussi très pratiquant. Il apportait son concours actif aux académies. En premier lieu celles dont il était membre : les inscriptions et belles-lettres où il avait succédé à Georges Duby, et la Française où il avait été élu au fauteuil de Ionesco – belle et double filiation décrivain et dérudit ! Mais il ne ménageait pas ses peines, tant quil en a eu la force, au service de lInstitut et ne refusait pas dêtre invité à prendre la parole devant lAcadémie des sciences morales et politiques. Il le fit à plusieurs reprises, sur des sujets qui lui étaient chers, notamment les humanités ou lesprit européen, et bien sûr Tocqueville ou son cher Chateaubriand. Il aimait à fréquenter cette académie de juristes, de philosophes, dhistoriens et déconomistes, parfois très éloignés de ses sujets de prédilection. Car la grande qualité quil trouvait à lInstitut de France, cest le décloisonnement : à cet égard, lesprit académique était le meilleur antidote au poison qui affaiblit tant le monde universitaire, celui de la fragmentation des savoirs et de lenfermement dans la spécialisation, tellement éloignés de lidéal humaniste.

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Réussir à décloisonner tout en préservant lexcellence : telle est la grande force de lInstitut de France. Ces quelques lignes de Marc Fumaroli disent bien le fond de sa pensée et qui sont, je crois, plus actuelles que jamais : « La culture générale et le sens du bien commun, collégialement partagés par les académies, tant littéraires que scientifiques, ont plus de chance dindiquer les voies de la prudence et de la sagesse que les innombrables experts autoproclamés consultés comme des oracles par les médias, ou invoqués benoitement par de puissants intérêts. »

Marc Fumaroli excellait à évoquer les grands personnages qui incarnèrent cet esprit : Pétrarque, Érasme, Montaigne, La Fontaine, Voltaire, Chateaubriand, Tocqueville, Valéry, et tant dautres ; mais aussi beaucoup dauteurs moins connus, quil savait sortir de loubli ou dun demi-oubli. Je pense par exemple à Séroux dAgincourt, ce fermier général de Louis XV qui décida de sinstaller à Rome où il composa, pendant la Révolution et lEmpire, une œuvre très originale et très novatrice dhistorien de lart médiéval. Marc Fumaroli lui avait consacré quelques pages passionnantes dans le volume publié à la mémoire de son grand ami trop tôt disparu, Bruno Neveu – qui fut mon prédécesseur à lAcadémie des sciences morales et politiques. Ce Séroux dAgincourt, Français de naissance et Romain dadoption, ne fut pas académicien, mais il était lune de ces incarnations de ce qui fut le grand sujet de Marc Fumaroli pendant toute sa vie dintellectuel : la Respublica literaria, la République des lettres.

Chez lui, pour faire le lien avec le sujet de votre colloque, lintérêt pour l« esprit français » sintégrait dans cette réflexion plus large sur la République des lettres. Fumaroli vivait, en esprit, dans un monde dAncien Régime, antérieur aux nationalismes, qui avait construit avec la République des lettres une « académie européenne siégeant en permanence », selon ses mots. Elle était par nature transnationale, vouée tout entière aux relations entre lettrés, savants, artistes de divers pays. Cela na pas empêché celui dont on a fait le parangon de lesprit français, Voltaire, den donner lune des plus belles définitions : « On a vu une république littéraire insensiblement établie dans lEurope malgré les guerres et malgré les religions différentes. Les véritables savants de chaque genre ont resserré les liens de cette grande société des esprits répandue partout et partout indépendante. »

Cette unité, rompue dabord par la Révolution puis par les nationalismes, perdure comme un idéal, lointain mais toujours vivant, dont Marc Fumaroli sétait fait lapôtre. Pour lui, lesprit de la République des lettres était indissociable de lautre grand combat de sa vie : la défense et lillustration de la féconde postérité des Anciens, depuis la fin du Moyen Âge jusquau temps des révolutions, et plus largement jusquà nos jours. Il y voyait la source même de lesprit européen.

Dans cette perspective, lidée dun « roman national » se trouvait reléguée au second plan, comme englobée dans une histoire infiniment plus longue et plus internationale, pour ne pas dire universelle, qui procède de l« esprit romain ». Marc Fumaroli était un Romain, car vers lUrbs, la Ville qui avait donné à lEurope un empire et un sacerdoce universels, convergeaient tous ses sujets, toutes ses réflexions, toutes ses prédilections, tous ses goûts. Pour 520reprendre une image romaine entre toutes, Rome possédait les clefs : les clefs de compréhension de lhistoire des lettres et des arts, de lhistoire de lEurope – et même au-delà de lEurope, car Marc Fumaroli ne manquait pas de rattacher une part de lAmérique à cet esprit romain.

Fumaroli aimait à citer un passage magnifique des Mémoires doutre-tombe, au 31e livre, qui se situe à Rome et se rattache au moment – bien connu – où Chateaubriand dit quil souhaiterait finir ses jours au monastère de Saint-Onuphre, sur le Janicule, « dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux ». Je vous lis la suite, qui est belle et qui tiendra lieu de péroraison à cet hommage :

« Hier jai vagué au clair de lune dans la campagne entre la porte Angélique et le mont Marius. On entendait un rossignol dans un étroit vallon balustré de cannes. Je nai retrouvé que là cette tristesse mélodieuse dont parlent les poètes anciens, à propos de loiseau du printemps. […] Il avait lair de vouloir charmer le sommeil des morts et non de les réveiller. Dans ces parcours incultes, la Lydie dHorace, la Délie de Tibulle, la Corinne dOvide, avaient passé ; il ny restait que la Philomèle de Virgile. Cet hymne damour était puissant dans ce lieu et à cette heure ; il donnait je ne sais quelle passion dune seconde vie : selon Socrate, lamour est “le désir de renaître par lentremise de la beauté”… »

Si Fumaroli aimait à citer cette page qui évoque si puissamment Rome et la romanité, ce nétait pas un hasard. Cest parce quil y trouvait non seulement tout Chateaubriand mais aussi beaucoup de Fumaroli. Non que sa voix ait ressemblé à celle du rossignol – même si cette voix, dans son étrangeté, pouvait avoir quelque chose de musical et de chantant. Mais parce que le rossignol entendu par Chateaubriand, cétait la voix de la romanité elle-même – une voix romaine, si je veux jouer avec les mots. Dans ces lignes de lEnchanteur que je viens de lire, le rossignol porte jusquaux Modernes la poésie des Anciens ; il fait le lien entre les siècles ; il devient le symbole dune continuité miraculeuse qui traverse les âges et leur survit ; il représente la Rome-phénix à laquelle Fumaroli a consacré de si beaux développements. La référence à Socrate, à la fin de la description de Chateaubriand, atténue ce que la scène pourrait avoir de crépusculaire, et ouvre vers une renaissance, par la beauté.

Présence séculaire et transmission fidèle ; création et beauté sans cesse renouvelée : ce rossignol inconnu et invisible de la campagne romaine nous dit quelle fut lidée de Marc Fumaroli sur les lettres, les arts, la mémoire. Si, dans son esprit, le travail académique, comme je lai dit tout à lheure, était le remède à la dégradation du débat public, et la République des lettres le remède aux divisions nationales, idéologiques ou religieuses, lesprit romain était, par-dessus tout, le remède à lamnésie de nos contemporains à légard du passé le plus fécond, celui de lAntiquité fécondée par le christianisme. Fumaroli était Romain parce que Rome est lanamnèse par excellence.