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Classiques Garnier

Comptes rendus

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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

Les Remontrances (Europe, xvi e xviii e  siècle). Textes et commentaires. Sous la direction dUllrich Langer et Paul-Alexis Mellet. Paris, Classiques Garnier, « Travaux du Centre détudes supérieures de la Renaissance », 2021. Un vol. de 459 p. (Mathieu de La Gorce)

Dictionnaire de l Opéra de Paris sous l Ancien Régime (1669-1791). Sous la direction de Sylvie Bouissou, Pascal Denécheau et France Marchal-Ninosque. Paris, Classiques Garnier, 2019-2020. Quatre vol. de 941, 935, 967 et 1163 p. (Marie-Cécile Schang-Norbelly)

« Bloy et lantisémitisme ». La Revue des lettres modernes 2021-4, série Léon Bloy no 10. Sous la direction de Pierre Glaudes. Paris, Lettres Modernes Minard, 2021. Un vol. de 292 p. (Fanny Arama)

Stéphan Geonget, « Le mariage de lestude du droict avec les lettres humaines ». Lœuvre de Louis Le Caron Charondas. Genève, Droz, « Travaux dHumanisme et Renaissance », 2021. Un vol. de 560 p.

Première monographie portant sur Louis Le Caron (1534 ?-1613), louvrage de Stéphan Geonget vient combler une carence historiographique sur un auteur prolifique. Issu dune HDR soutenue en 2014 au CESR de Tours, il doit son titre à une citation dÉtienne Pasquier. Avocat, poète, magistrat et « polymathe » éminent, Louis Le Caron dit Charondas, dont lœuvre est considérable mais mal connue, cristallise lesprit de son temps autour de ses nombreux textes joignant droit et littérature. Louvrage, précédé par de brèves « prolégomènes biographiques », est suivi dune bibliographie et dun Index nominum.

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Le premier intérêt de ce texte réside dans lappréhension de Louis Le Caron en tant que figure révélatrice d« une catégorie sociale particulière, celle des juristes lettrés » (p. 505). En effet, lhomme incarne et professe les valeurs du second mouvement humaniste. Il partage avec Pic de La Mirandole un optimisme anthropologique postulant « lexcellence divine » des femmes et des hommes. Il proclame avec Guillaume Budé la dimension encyclopédique et méliorative du savoir humain. Adepte du « stoïcisme chrétien », il rejoint Guillaume Du Vair et Juste Lipse, héritiers spirituels de Caius Muncius Ruffus, dans leur vision pratique de la philosophie. Fidèle aux percepts du Mos gallicus inculqués par son maître François Le Douaren, Le Caron applique une méthode philologico-historique à sa quête à la fois documentaire et sémantique des sources du droit français. Malgré sa « progressive désaffection » pour le néoplatonisme, Le Caron érige cette doctrine au rang de Prisca theologia. Au moyen de ces exemples non exhaustifs, Stéphan Geonget montre bien que les vertus humanistes irriguent tant les idées que les actions de lécrivain-magistrat.

La lecture totalisante du vaste corpus textuel attribué à Louis Le Caron représente le second intérêt de louvrage. Avec originalité, Stéphan Geonget met en évidence lhybridation des discours littéraires et juridiques qui caractérise lœuvre de Le Caron ainsi que celle de ses pairs tels Étienne Pasquier et Guillaume des Autels. En identifiant ce décloisonnement des disciplines académiques au sein du corpus, il relativise lordinaire division établie par les autres spécialistes. Il estime ainsi que la nomination de Le Caron au bailliage de Clermont-en-Beauvaisis par la régente Catherine de Médicis (1568) ne constitue ni un terminus antequem ni un terminus postquem. Il récuse lidée selon laquelle, avant cette date, Le Caron naurait produit que des textes littéraires, et relève au contraire « son intérêt simultané pour le droit et pour la littérature tout au long de sa vie » (p. 301) mais en concédant, avec Yvon Le Gall, quil ait des dominantes en fonction des périodes. De manière générale, Stéphan Geonget pointe avec pertinence la grande constante du corpus caronien, à savoir « le va-et-vient entre le raisonnement juridique et le propos littéraire » (p. 304). Mais le rapport aux sciences juridiques comme à la littérature implique aussi la question de lauctorialité. À ce propos, Stéphan Geonget livre des pages très éclairantes consacrées à la revendication voire à la fabrication, par Le Caron, de son statut dauteur. En sintéressant à lorigine du nom « Charondas », Stéphan Geonget circonscrit les enjeux financiers ainsi que ceux touchant au prestige individuel sous-tendus par lécriture pseudonymique comme patronymique durant la Renaissance.

Le texte intitulé La Claire (1554) illustre à lui seul cette position de lécrivain-magistrat, le cœur de lanalyse de Stéphan Geonget. Dialogue pédagogique entre deux personnages amoureux (Claire et Sollon) dissertant galamment des enjeux du droit français, La Claire met en évidence cette intrication discursive. Dans ce texte singulier, « la thématique amoureuse dinspiration explicitement pétrarquiste est investie par le projet juridique de Louis Le Caron » (p. 305). Confondre les thèmes et les procédés de la littérature avec les questions relatives au droit civil, que ce soit dans la Claire, dans Les responses du droict français (1572) ou dans les Pandectes (1587), garantit à Le Caron de mettre les uns au service des autres. Ainsi la littérature devient-elle « lauxiliaire de largumentaire juridique ». Dans cette optique, Stéphan Geonget recense les avantages rhétoriques que pourvoit cette alliance. En plus de constituer un réservoir dexpériences et de 719descriptions psychologiques, permettant dillustrer des pratiques sociales prescrites ou proscrites, la littérature rehausse la stylistique caronienne. Le Caron sexprime en effet dans un style qui se veut clair et édifiant et dont la maxime demeure la forme privilégiée. À noter que la fonction mnésique des procédés littéraires est également importante à ses yeux. Comme le remarque Stéphan Geonget, un récit bien formulé frappe lesprit ; « et frapper les esprits, cest avoir plus de chance de garder lhistoire et le cas de jurisprudence en mémoire » (p. 373).

Troisième intérêt de louvrage : Stéphan Geonget met en perspective litinéraire politique, philosophique et théologique de Le Caron au regard du contexte troublé du second xvie siècle français. Le « raidissement idéologique » du juriste lettré, induit en bonne partie par les guerres de religion mais aussi par lavancement de sa carrière professionnelle, est brillamment analysé. Se perçoivent dun côté les constantes de sa pensée et de lautre ses inflexions. Aux idées fougueuses du jeune poète succèdent les convictions plus ordonnées du magistrat mature. La position de Le Caron à légard de la sorcellerie constitue lun des meilleurs exemples de cette évolution en faveur de lautorité. Si en 1579, lauteur assimile le sabbat à une superstition, dix ans plus tard il en fait « une réalité incontestable » qui, selon ses propres mots, doit « être punie au dernier supplice » en tant que crime de lèse-majesté à la fois divine et humaine. Stéphan Geonget démontre lintérêt des diverses opinions de lhumaniste en rappelant quelles sintègrent dans un véritable projet politique, celui de ressouder lunité brisée du royaume par la succession des guerres de religion. Outre ladhésion résolue de Le Caron à la monarchie, au gallicanisme et à la nécessaire tolérance confessionnelle fondée sur loubliance des contentieux, Stéphan Geonget met en évidence son idéal cohésif, son aspiration à « refaire société ». Non content de prôner, après dautres, lexternalisation de la violence par une expédition ciblant lennemi espagnol à défaut dune croisade menée contre les Maures, et ce en dépit de sa répulsion toute érasmienne de la guerre, Le Caron va jusquà souhaiter lélimination physique des dissidents dans le but de restaurer lunité collective du royaume. Mais Stéphan Geonget précise quil sagit là de propositions aussi radicales que marginales dans le projet caronien.

Davantage originales et récurrentes sont les mesures de réunification par la langue et la loi. Puisque « le ciment de la religion est mis à mal », il faut trouver dautres liants plus consensuels afin de rétablir lharmonie dans le corps social. Daprès Le Caron, et au même titre que Joachim du Bellay, la langue française peut contribuer à raviver la « cohésion nationale ». La même volonté dhomogénéisation sobserve au sein de la sphère judiciaire. Le Caron fustige le droit oral, arbitraire et particulariste de la coutume, auquel il oppose le droit écrit, normé et universel de la loi. Selon le juriste-humaniste, il faudrait que tous les sujets du royaume soient soumis à un régime légal centralisé. En choisissant de rédiger ses textes en langue vernaculaire et non en latin, de même quen cherchant à autonomiser le droit français du droit romain, Le Caron concrétise cet idéal de la francité. Lirénisme culturel censé en découler doit renforcer lemprise conciliatrice et bénéfique de la monarchie contre les effets néfastes de lanarchie. Stéphan Geonget déconstruit dailleurs finement la conception caronienne de cette institution. Sil partage avec Jean Bodin lidée de la nécessité dun « pouvoir central fort », Le Caron le bride pour limiter le pouvoir royal par celui du parlement, lequel valide ainsi sa légitimité en le distinguant de lanarchie ou de la tyrannie.

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En refusant lartificielle dissociation entre la vie et lœuvre de lauteur étudié, Stéphan Geonget souligne la conception à la fois organique et holiste de lécriture selon Le Caron. Aussi ample que précis, louvrage confirme doublement sa « valeur paradigmatique » (p. 14). Dune part, il restitue l« ethos » et l« univers mental » (p. 509) qui conditionnent le milieu socioprofessionnel auquel appartient Le Caron, tout en affirmant sa singularité. Dautre part, sur le plan méthodologique, le livre réconcilie par son interdisciplinarité des herméneutiques traditionnellement divergentes (droit et littérature), thématisant les enjeux du corpus textuel attribué à ce polygraphe. En somme un ouvrage majeur sur un auteur quil sagit désormais de considérer comme important.

Paul-Alexis Mellet et Mathieu Nicati

Marie Stuart, Œuvres littéraires. Lécriture française dun destin. Édition de Sylvène Édouard,Irène Fassel et François Rigolot. Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2021. Un vol. de 434 p.

Cet important volume est la première édition critique de toute lœuvre littéraire de la souveraine dÉcosse, morte sur léchafaud en 1587. Marie Stuart, personnage dont les vicissitudes complexes ont inspiré, au fil des siècles, dinnombrables écrivains et « des générations de lecteurs » (p. 9), reste encore à étudier en tant que reine humaniste et écrivaine. Éduquée à la cour des Valois par des personnalités cultivées comme lhelléniste Jacques Amyot ou les poètes les plus prestigieux de lépoque, tels que Ronsard et Du Bellay, qui sans doute poussèrent la reine dÉcosse à « sessayer à écrire elle-même de la littérature » (p. 46), Marie Stuart est lauteur dun recueil de lettres en latin, ainsi que de nombreux écrits en vers marquant les étapes de toute sa vie.

Dans la riche introduction du volume, les éditeurs reparcourent lhistoire tragique de la souveraine décapitée à Fotheringay et mettent en lumière leur objectif, qui consiste à sonder, non seulement du point de vue linguistique et thématique, mais aussi en termes de description et de transmission, les nombreux ouvrages autographes de Marie Stuart ainsi que les compositions poétiques que les contemporains ou la postérité lui ont attribuées. En particulier, il sagit du recueil de lettres latines, que la fille de Marie de Guise compose à lâge de douze ans, et des « dix-huit poèmes ou fragments de poèmes » (p. 47) que lauteur a notés sur ses Livres dheures, conservés aujourdhui dans des institutions telles que la Bibliothèque Bodléienne dOxford ou la Bibliothèque nationale de Russie, ou qui ont été transmis par des figures très proches de la souveraine, comme lévêque de Ross, John Leslie, ou Brantôme.

Sylvène Édouard, Irène Fasel et François Rigolot explorent et problématisent la dense production littéraire de la souveraine dÉcosse, en suivant son évolution au fil du temps. Dans la première section du volume, intitulée Naissance dune écriture humaniste. « Acquérir de la doctrine » (1554-1555), ils étudient le « petit cahier » (p. 53) en latin quune jeune Marie Stuart compose sous la direction de son maître, Claude Millet. Ils retracent ensuite les sources utilisées par lauteur des missives, parmi lesquelles simposent lInstitution dÉrasme ou le De ratione studii puerilis de Juan Luis Vivès, ainsi que le rôle des grands précepteurs gravitant autour de la cour dHenri II, engagés dans léducation des futurs souverains de France auxquels ils apprennent, par les textes anciens et contemporains, non 721seulement la « stratégie de léloquence » (p. 92), mais aussi les valeurs constituant la base du bon gouvernement.

Dans le cadre de cet exercice de rhétorique et dapprentissage des vertus, Marie Stuart fait la preuve dun véritable « travail personnel » (p. 99), parce quelle restitue à ses correspondants les leçons apprises par ses maîtres, parmi lesquelles limportance de létude des bonnes lettres, de lhumilité ou de la solidarité, et parce quelle sengage personnellement dans la défense des femmes, possédant, selon lauteur des missives, toutes les qualités pour accéder au cercle des érudits. En citant une série de « prophétesses, des poétesses, des philosophes et des saintes » (p. 120), de lAntiquité ou de son temps, la reine dÉcosse sinsère dans un débat tout contemporain et aborde une question cruciale, celle des femmes savantes, avec le but de démontrer « sa capacité à régner » (p. 123).

Les éditeurs se concentrent ensuite sur les travaux poétiques de Marie Stuart, qui marquent toutes les étapes de son existence. Les sections qui suivent, intitulées À la recherche dune écriture poétique (1559-1568) et Se créer une persona féminine amoureuse, sont consacrés aux compositions conçues avant la captivité. Ces œuvres témoignent de la conscience que Marie Stuart, signant toujours Marie R. ou Marie Royne, a de son rôle politique et révèlent les rapports complexes quelle entretenait avec sa cousine dAngleterre. Parmi ces textes, il y a un poème autographe emprunté à Mellin de Saint-Gelais et noté dans le livre dheures dAnne de Lorraine, probablement avec le but de la part de lécrivaine doffrir « des vers à la mode » (p. 186) à sa tante, mais aussi lOde composée après la mort de François II, que Brantôme insère dans son Recueil des Dames. À ces compositions sajoutent un poème en français « dont la trace se serait perdue » (p. 219) et adressé probablement à Elisabeth dAngleterre, et un sonnet, rédigé en français et en italien, que Marie Stuart aurait offert, au cours des années 1560, à sa future geôlière.

Lattention est aussi focalisée sur les Casket Sonnets, les célèbres écrits en vers qui témoigneraient de lamour de la reine dÉcosse pour Bothwell et que ses accusateurs porteront à Elisabeth en guise de preuve de son adultère et de sa complicité dans le meurtre de Lord Darnley. Dans le volume, on reconstruit de manière extrêmement précise la fortune littéraire de ces sonnets, que la fille de Marie de Guise a toujours refusé de reconnaître comme des écrits de sa main (« je nay point escript telle lettre », p. 239).

La dernière section, intitulée Trouver une voix poétique personnelle dans la captivité (1568-1587), est entièrement consacrée aux œuvres rédigées dans les prisons dAngleterre. Il sagit, en ce cas, de vers adressés le plus souvent au seul consolateur de la reine captive, Dieu, auquel elle demande « pasciance » et « constance » (p. 268) afin de faire face à sa condition tragique. Parmi ces textes, il y a quatre sonnets conservés à la Bibliothèque Bodléienne dOxford, de nombreux quatrains et distiques que Marie Stuart a noté sur son « Livre dheures préféré » (p. 320), mais aussi deux textes en prose, une Méditation, et une série dinscriptions gravées sur la vitre de lune des chambres du Old Hall Hotel, dans le Derbyshire, où Marie Stuart séjourna à plusieurs reprises entre 1573 et 1584 pour fréquenter la station thermale de Buxton Wells.

Sont analysés, de manière détaillée, les feuillets sur lesquels la reine-écrivaine note ses vers poétiques, les corrections quelle apporte au fil du temps et les modèles littéraires qui linspirent, parmi lesquels simpose lun de ses poètes élus, Pierre de Ronsard, auquel Marie Stuart adresse un poème devenant un éloge de son père : le 722« roi Jacques V dÉcosse » (p. 274). Par ailleurs, une série de thématiques, telles que celle de la vanitas vanitatum, émergent dans lœuvre poétique de la souveraine qui inscrit dans ses vers la douleur, la rage, la résignation provoquées par sa condition, mais qui en même temps dialogue avec sa géôlière, à laquelle elle demande, dans un poème noté sur son Livre dheures, de la traiter « de reine à reine » (p. 335). Elle y dessine, en outre, un portrait nouveau de soi-même, un portrait de femme à lattitude imperturbable, guidée par la constance du sage stoïcien et, surtout, par les « lumières de la foi catholique » (p. 325).

Ce volume, qui se termine sur de précieuses annexes comme le Chant de joie rédigé par Jean-Antoine de Baïf à loccasion du mariage avec le Dauphin, ou le sonnet en lhonneur de la reine dÉcosse que Du Bellay insère dans ses Regrets, constitue un travail fondamental. Sylvène Édouard, Irène Fasel et François Rigolot reconstruisent minutieusement les contextes, de la cour des Valois aux prisons anglaises, dans lesquels les travaux littéraires de la reine sont conçus ; ils retracent, en outre, les nombreuses lectures dont tous ces écrits, épistolaires, poétiques, en prose, se nourrissent. Ils restituent enfin létat de lart sur la production littéraire de Marie Stuart, arrivée jusquà nos jours essentiellement par les livres dheures ayant appartenu à lécrivaine elle-même ou grâce à ses partisans, qui décidèrent de publier les compositions de la fille de Jacques V dans leurs recueils principaux.

Valeria Averoldi

Bruno Méniel, Anatomie de la colère. Une passion à la Renaissance. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de la Renaissance », 2020. Un vol. de 583 p.

« Chante, Muse, la colère dAchille… » : parce quelle ouvre lIliade, la « colère » est le premier mot de la littérature occidentale. Pourtant, cette passion na jamais eu quune place secondaire dans lhistoire des idées. Lamour, la piété, lamitié ont chacune un dialogue de Platon qui leur est consacré ; à la colère, aucun. La place de la colère dans la philosophie et les arts pourrait être résumée par ce titre de Plutarque : De cohibenda ira. La colère, il convient de la contenir.

Mais qui refoule une passion doit sattendre à un retour du refoulé. Dans un xvie siècle de bruit et de fureur, les humanistes étaient forcés de sy intéresser. Leurs questionnements, leurs discours sur la colère sont étudiés par la thèse dhabilitation de Bruno Méniel, soutenue en 2009 et désormais publiée. Face à la quasi-page blanche quest la colère dans la littérature classique, le livre de Bruno Méniel décrit une sorte de course dobstacles de lhumanisme.

Premier obstacle à la connaissance de la colère : à quels savoirs se fier ? Ce nest pas chez les médecins que lon en trouve la description détaillée. Elle nest chez eux que le symptôme dune autre maladie : pour Ambroise Paré, le colérique sera sujet à la jaunisse, à lherpès, aux diarrhées… Certains savoirs prétendent en revanche la décrire : lethnologie (quels sont les peuples colériques ?), léthologie (quel est le comportement de lindividu coléreux ?), la zoologie (« ceux dont la face ressemble à celle des chiens dEspagne sont irritables et bavards », écrit Coclès), ou la physiognomonie, incluant les arts figuratifs : le peintre semploie à savoir à quoi ressemble un visage colérique. Le juriste, de son côté, entretient une relation ambivalente avec la colère : dun côté, elle est trop souvent une folie criminelle ; de lautre, la peine prononcée par la Justice ressemble par quelques aspects à la 723vengeance du colérique. Du Perron avoue cette proximité dérangeante dans son Traicté des vertus morales, et Bruno Méniel y voit lune des raisons pour lesquelles la pratique du duel dhonneur fait lobjet dune large tolérance de la part des tribunaux, jusquà ce quHenri IV y mette bon ordre.

Deuxième obstacle à létude de la colère : le mot désigne-t-il une seule et même passion ? La colère est-elle la même chose que lire, et quid de liracundia latine ? La Renaissance invente et perçoit une diversité de colères. Ainsi Jean Wier publie en 1577 à Bâle la seule monographie de la Renaissance sur la colère, De ira morbo. Il y conteste, en médecin, la théorie dune colère comme humeur chaude : le frelon et le serpent, particulièrement irascibles, sont de tempérament froid, note-t-il. Nétant pas spécialement chaude, la colère peut être de plusieurs sortes : celle du mélancolique, froide et tenace, diffère de celle du sanguin, noble et clémente, etc. La typologie proposée par Wier est pourtant loin de faire autorité, dautant quelle est en concurrence avec dautres, comme celle de Jérôme Cardan.

Troisième obstacle : comment connaître rationnellement une passion, comment maîtriser un objet par nature immodéré ? Parmi les réponses présentées au fil de louvrage, on pourra trouver deux catégories. Les scolastiques distingueront une bonne colère raisonnable, et une mauvaise colère excessive : ainsi Jean-Louis Vivès parle-t-il de « colère blanche » et de « colère rouge », la première étant un aiguillon au bien, une réaction juste et légitime à lindignité. Cette distinction est très aisée à articuler à la rationalité théologique, car lune est vertueuse et lautre pécheresse. Plus subtils, les dialectiques verront la colère comme un outil dont le bon ou le mauvais usage dépend du moment, de la complexion et de la situation. Elle peut être proche du zèle lorsquelle soppose au péché, mais peut aussi se trouver proche du péché lorsquelle est consciemment acceptée par la raison alors quelle est déraisonnable. Quoiquil montre beaucoup de méfiance pour les manifestations de la colère, Érasme en propose la solution sans doute la plus déroutante : pour la plus grande gloire des vertus chrétiennes, il faut être capable de se mettre en colère contre la colère, comme lon fait la guerre à la guerre.

Tandis que cette passion déroute les savants, ce sont les fictions littéraires qui, à leur manière, expliquent le mieux les paradoxes de la colère. Le parcours de Bruno Méniel parvient à des conclusions décisives dans les représentations littéraires de la colère. Il démontre lexistence dun usage politique du De ira cohibenda de Plutarque, chez Montaigne comme chez Jacques Amyot. Des cas difficiles à qualifier, comme la colère compréhensible des femmes mythologiques (Didon, Junon…) ou la colère jamais tout à fait tyrannique des héros (Alexandre le Grand tuant dun javelot son confident Clitus…), sont présentés avec une impeccable justesse. Certaines énigmes trouvent des solutions novatrices. Comment se fait-il quAgrippa dAubigné, sans doute le poète le plus irascible de la littérature française, fasse figurer la colère comme un péché au sein des allégories du vice au troisième livre des Tragiques ? Dans son étude de la satire à la Renaissance, Pascal Debailly avançait lhypothèse que les exécrations albinéennes tenaient du « cri animal », dune « hybris assumée » en contradiction avec les proclamations théologiques du poète (voir La Muse indignée, t. I, p. 629-631). Bruno Méniel montre au contraire que le calvinisme dAubigné fait une nette distinction entre « exécration du péché » et colère querelleuse.

Formellement, louvrage appartient à cette école des sommes dérudition très respectueuses des façons de penser de lépoque, à la manière des travaux de Marc 724Fumaroli. Une première partie établit le cadastre de la colère au sein des types de savoir. La deuxième partie porte sur les colères mythiques et historiques, en deux temps. Établissant dabord lexistence de diverses colères selon les personnages-types de lespace social, le chapitre étudie ensuite des cas fondateurs (Moïse, Ajax…). La troisième partie dégage la représentation de la colère dans une dizaine de genres littéraires successifs.

Au terme de cette thèse monumentale, on voudrait poser à lauteur la question qui sest posée aux humanistes. La colère est-elle pour Bruno Méniel une notion médicale, philosophique, littéraire ? Il laborde le plus souvent avec un regard de rhétoricien. Or on pourrait soutenir que la colère nest pas quun objet littéraire ou rhétorique. En fait, lambivalence de la colère la rend difficile à cerner par une recherche qui nassumerait pas une conceptualisation au moins en partie anachronique. Lanthropologie, la psychologie, la psychanalyse de la colère auraient pu donner de nouveaux éclairages aux textes du corpus. Le Bon Usage érotique de la colère du psychanalyste Gérard Pommier (1994) note ainsi que, dans la colère, lorsquelle déborde lindividu, il entre une part mystérieuse dexcitation sensuelle, que les tragédies humanistes auraient sûrement permis de faire apparaître.

Parce quelle privilégie une description précise des œuvres citées, lapproche rhétorique ne poursuit pas une problématique théorique ou abstraite ; reste à savourer le plaisir de la diversité. Progressant par rencontres et rapprochements signifiants de deux ou trois auteurs par section, Bruno Méniel na construit son ouvrage ni comme une succession de monographies érudites, ni comme une hypothèse dont les exemples seraient la vérification, mais comme une enquête à la fois libre et exhaustive qui défriche les zones ambivalentes ou refoulées de la vie de lâme telle que la concevait lhumanisme. Cette enquête deviendra bientôt le premier volet dun diptyque, puisquest à paraître chez Honoré Champion la thèse de doctorat de Justine Le Floch, Ardeur et vengeance. Anthropologie de la colère au xviie siècle.

Pierre-Élie Pichot

Marina Girardin, La Mort écrite de Flaubert. Nécrologies. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2021. Un vol. de 464 p.

« Jai renoncé pour moi à moccuper de la postérité. […] je suis très résolu à ne faire gémir la presse daucune élucubration de ma cervelle. » En dépit de ce quil écrit à Louis Bouilhet le 4 septembre 1850, Flaubert aura effectivement fait gémir les journaux de son temps, et tout particulièrement à loccasion de l« apoplexie foudroyante » qui lemporte le 8 mai 1880. Cest ce que montrent les nombreux articles nécrologiques – près dune centaine – réunis par Marina Girardin dans La Mort écrite de Flaubert, venant à la fois compléter un premier recensement en 1988 par David J. Colwell et prolonger sa propre étude antérieure (Flaubert, critique biographique, biographie critique, en 2017).

Si lon ne découvre pas ici un Flaubert nouveau, on voit cependant se fabriquer au fil des pages le « mythe » (p. 11) bien connu. Cette anthologie a donc un intérêt pour la sociologie de la littérature plus généralement : en effet, les nécrologies apparaissent comme une étape incontournable de la consécration des écrivains au sein du champ littéraire. Dautres anthologies en avaient déjà fait la démonstration, notamment le Tombeau dHonoré de Balzac, édité par Stéphane Vachon 725en 2007, mais aussi La Mort de Mallarmé de Dominique Delpirou en 2016, qui se sont penchés sur ce moment où lœuvre se clôt et admet un regard rétrospectif. Selon la préface éclairante de Marina Girardin, trois procédés seraient à lœuvre dans le « tombeau de papier » de Flaubert (pour reprendre lexpression de Stéphane Vachon). Plusieurs journalistes et écrivains cherchent dabord à singulariser le romancier, souvent à partir dun portrait physique, insistant sur sa grandeur et sa vigueur impressionnantes, sur ses manies et ses idiosyncrasies. Le second procédé, sans doute le plus apparent, est la mythification de lécrivain cloîtré, si absolument dévoué à la littérature quil lui sacrifie tout, certains allant même jusquà suggérer que Flaubert en serait mort. Tout en cherchant à cerner lécrivain rouennais, les nécrologies en viennent donc à définir ce qui est pour Marina Girardin une figure fondatrice appelée à servir longtemps le champ littéraire : « lécrivain pur » (p. 32). Il est fascinant, dans cette anthologie où se côtoient les illustres (Zola, Maupassant, Brunetière, etc.), les oubliés et les anonymes, de constater la convergence des discours autour de Flaubert en 1880.

Marina Girardin identifie avec justesse la dimension pragmatique de ces éloges funèbres, qui sadressent aux vivants plus encore quau mort, dans le contexte de la polémique littéraire qui rage autour du naturalisme. On touche alors au troisième procédé à lœuvre, soit laffiliation, ou la désaffiliation. En dautres mots, ces nécrologies serviraient à façonner le champ littéraire au présent. Comme le rappelle Marina Girardin, Les Soirées de Médan avait paru trois semaines seulement avant la mort du romancier : plusieurs opposants du naturalisme semploient donc à dénier à Zola lhéritage de Flaubert. Il est étonnant de voir que lon rattache le plus souvent Flaubert à Hugo (dans près de la moitié des articles, selon Marina Girardin), de manière à linscrire dans la lignée romantique. Les nécrologies insistent ainsi sur un écrivain épris dabsolu, ayant conservé la religion de lart, et entretenant une certaine amertume du fait de nêtre pas compris par ses contemporains. Dès lors, le centre de gravité de lœuvre se déplace : si Madame Bovary était demeuré la référence principale du vivant de Flaubert, Salammbô et La Tentation de saint Antoine en viennent à occuper une plus grande place dans les nécrologies. Les naturalistes, quant à eux, ne forcent pas la filiation, à rebours de certaines réceptions antérieures (par exemple, létude de Madame Bovary signée par Zola en 1875). Zola, même, cherche à « détruire les légendes » qui entourent Flaubert, dans les souvenirs quil publie dans le Figaro plus de six mois après les obsèques.

Sil est facile de justifier le début dune telle anthologie, il est plus difficile de trancher sur sa fin. En effet, les lecteurs peuvent se demander ce qui explique que le volume – organisé chronologiquement – se déploie jusquau 1er janvier 1881, incluant des articles mieux connus, comme celui évoqué de Zola ou « Gustave Flaubert dans sa vie intime » de Maupassant. On pourrait néanmoins parler dun « moment » nécrologique dans la presse consacré à Flaubert. Marina Girardin définit ainsi la nécrologie comme « un discours à caractère biographique suscité à loccasion dun décès » (p. 16). Ce discours prend différentes formes au fur et à mesure que lon séloigne de lévénement, comme le signalent les divisions du volume : dabord des dépêches et des reportages sur les obsèques, puis des portraits, des témoignages, des commentaires sur lœuvre. Les formes sallongent, traduisant du même coup un déplacement des discours du passé vers le futur. La mort apparaît donc comme un fait dactualité rapporté et grandement commenté dans la presse, tout en impliquant les temporalités plus longues de lhistoire littéraire. 726Cest paradoxalement le journal, ce medium détesté par Flaubert, qui se charge dimaginer et de produire sa postérité.

Dans lensemble, La Mort écrite de Flaubert rend manifeste le fait que cette mort est « davantage un événement littéraire quun fait collectif » (p. 14), comme le note Marina Girardin, avant de remarquer que lécriture nécrologique ici ne cède aucunement à la réappropriation politique, contrairement à ce qui se passe pour Hugo ou Balzac. Il est dailleurs intéressant de voir les journaux décrire la foule limitée présente aux obsèques : des écrivains et des journalistes surtout, quelques notables, quelques anonymes aussi venus rendre un dernier hommage, peu de Rouennais. Certains, comme Henry Céard, sétonnent devant les absents, contribuant à donner limage dun écrivain admiré, mais isolé. Lappareil de notes de Marina Girardin reste assez léger, et il aurait pu être utile de mieux situer les journaux et journalistes recensés, mais un index nominum aide les lecteurs à se repérer dans les réseaux qui entouraient Flaubert, complétant ce qui deviendra certainement un outil important pour de futures études de réception.

Véronique Samson

Ernest Renan et Marcellin Berthelot, Correspondance. Éditée par Marine Riguet. Paris, Classiques Garnier, « Correspondances et Mémoires », 2021. Un vol. de 645 p.

Le décloisonnement des champs de recherche a remis sur le devant de la scène lœuvre de Renan, à la croisée entre littérature, philosophie, histoire des sciences et histoire politique. En témoignent la thèse récemment soutenue par Azélie Fayolle, Ernest Renan : savoir historique et sciences de la nature, lédition critique des Cahiers de jeunesse, par Francesco Petruzzelli, et la préparation par une équipe de lITEM, sous la direction de Domenico Paone, dune édition numérique de nombreux manuscrits (esquisses romanesques, Averroès et laverroïsme, LAvenir de la science, notes du voyage en Italie et du deuxième voyage en Orient, notes des cours au Collège de France). La publication de la Correspondance générale, menée par Jean Balcou et Maurice Gasnier depuis 1995, en est à son cinquième volume. Marine Riguet ajoute à cet ensemble éditorial lédition de la correspondance croisée dErnest Renan et Marcellin Berthelot. Cette correspondance avait été publiée par Berthelot lui-même en 1898, six ans après la mort de son ami. Lannexe II de la présente édition, qui contient léchange épistolaire entre Berthelot, les enfants de Renan et léditeur Georges Calmann-Lévy au sujet de cette publication, révèle que les héritiers de Renan eurent à lutter pour préserver leur part des droits dauteur. Par rapport à celle de 1898, cette nouvelle édition fondée directement sur les manuscrits, apporte des inédits (lettres retrouvées) et restitue les passages censurés par Berthelot. Les noms propres remplacés par des initiales ou des astérisques apparaissent désormais en clair et les jugements édulcorés dans lédition de 1898 retrouvent leur brutalité initiale (p. 467, à propos de Gambetta). Pour les années 1862-1871, cette édition fait partiellement double emploi avec le tome V de la Correspondance générale de Renan qui, à la différence des tomes précédents, inclut les réponses de Berthelot, mais qui ne restitue pas toujours les passages censurés.

Cette correspondance est dabord lhistoire dune amitié qui sétend aux familles des deux épistoliers ; les informations sur la santé des uns et des autres, coupées 727dans lédition de 1898, témoignent de lintimité des deux familles. Pendant le premier séjour de Renan en Orient (1860-1861), Berthelot donne à Renan, ou plutôt à sa sœur Henriette, des nouvelles du petit Ary, quil va voir très régulièrement. Berthelot se fait aussi pendant ce voyage lécho de la réception en France des publications récentes de Renan et lui donne quelques conseils.

Comme le souligne Marine Riguet, cette correspondance est le lieu dun dialogue des savoirs : « Les mêmes procédés intellectuels se retrouvent dans tous les ordres de connaissances, toutes les fois que lesprit sapplique à la recherche de la vérité » (Berthelot, p. 230). Ce dialogue culmine dans les lettres ouvertes publiées en 1863 par les deux savants, « Sciences de la nature et sciences historiques », « Science idéale et science positive », qui figurent dans lannexe I. Renan informe régulièrement son ami de lavancement des œuvres en cours, mais ne les commente guère. Juste quelques formules sibyllines : pourLEau de Jouvence, Renan renonce au titre initial qui était LEau de vie, « le mot étant devenu bas » (p. 443) ; LAbbesse de Jouarre, écrit-il, « aura peut-être quelque imprévu » (p. 497).

Lamitié des deux épistoliers est fondée sur une communauté de vues qui nempêche pas les nuances individuelles. Berthelot se montre plus nettement anticlérical (p. 159, 427, 440) et républicain que son correspondant, attitude qui saccentue quand il devient un personnage important de lestablishment de la Troisième République (Inspecteur de lEnseignement supérieur en 1876, sénateur inamovible en 1881, Ministre de lInstruction publique pendant quelques mois en 1886-1887). On sait que Renan sest converti tardivement à la République. En 1872, après une visite de Renan auprès du prince Napoléon en exil, Berthelot le met en garde contre « les spectres césariens » (p. 379). Tous deux sont consternés par le tournant réactionnaire de 1877 puis suivent avec espoir la progression des républicains aux élections de 1885 et 1889, Renan regrettant même quil ny ait pas de consignes officielles pour contrer linfluence du clergé (p. 489). Ils partagent la même horreur de la démagogie et du désordre (p. 462, 475) et sinquiètent en 1887-1889 de lagitation boulangiste (p. 519). À lire cet échange, on se rend compte que dans les années 1870-1890, les Français, même dans les élites intellectuelles, vivent avec lobsession dune nouvelle invasion allemande (p. 397, 443, 507, 523).

Les années 1875-1885 sont celles de la réorganisation de lenseignement supérieur, dont on trouve de nombreux échos dans cette correspondance. Renan et Berthelot font tous deux partie de la Commission créée en 1876 pour transmettre à la Chambre les vœux des facultés (p. 414). Une lettre inédite de Renan offre des informations très précieuses sur la création en 1885 de la section des Sciences religieuses à lÉcole des hautes Études, à laquelle Renan est opposé : « Le mot sciences “religieuses” attribue à la religion une objectivité quelle na pas » (p. 479). La plupart des passages concernant la « cuisine » des élections au Collège de France ou des nominations universitaires avaient été censurés dans lédition de 1898. Lintroduction de Marine Riguet met en évidence les réseaux universitaires, sociaux, politiques des deux hommes. Les nuages de points des pages 36-38 ne nous ont cependant pas convaincue : partir des noms cités dans les lettres pour reconstituer le réseau des épistoliers nous paraît une base trop fragile. À partir de lannée 1883, où Renan devient administrateur du Collège de France, de nombreux échanges concernent la vie du Collège : les travaux de reconstruction de 1886 (p. 493 : « Nous serons tous démolis, vous compris, sans avoir pu ouvrir la bouche : cest le système des architectes », écrit Berthelot) ; le traitement des 728préparateurs et des professeurs (p. 496-499) ; la participation à lexposition universelle de 1889 (p. 511-512 et 526). Avec son index (malheureusement incomplet) cette publication est un instrument de travail très utile qui éclaire un large pan de la vie intellectuelle en France dans la deuxième moitié du xixe siècle, et donne des informations de premier plan sur lhistoire des institutions de recherche et denseignement.

Claire Bompaire-Evesque

Joséphin Péladan, Théâtre complet. Tome I. Édition de Laure Darcq. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2021. Un vol. de 664 p.

Lédition par Laure Darcq du Théâtre complet de Joséphin Péladan, en deux volumes, naît de lexigence doffrir au lecteur la première édition complète de lœuvre dramatique de lauteur dont le plan avait été dressé par Péladan lui-même lors de lédition allemande de Sémiramis en 1918. Le traducteur Emil Schering, en effet, sous limpulsion de lécrivain suédois August Strindberg, qui était un grand admirateur de Péladan, avait projeté déditer son théâtre dans sa totalité. Le plan adopté pour cette édition présente lavantage de respecter la volonté de lauteur et de suivre lordre chronologique de composition des pièces.

Joséphin Péladan, lun des représentants les plus singuliers du tournant des xixe et xxe siècles, a fait longtemps lobjet dun oubli de la part de la critique. Dailleurs, lannée de sa mort, 1918, est emblématique de son destin et semble séparer nettement le monde dhier, auquel lauteur appartient, du monde à venir dont lesthétique est profondément modelée par les traumatismes des deux conflits mondiaux. Mais il faut avouer que lauteur na pas toujours été compris par ses contemporains non plus, comme le démontrent les ouvrages critiques qui récemment ont redécouvert lauteur ainsi que lorganisation dexpositions qui lui sont dédiées, comme celle organisée par la Fondation Peggy Guggenheim à New York et à Venise en 2017 (Mystical Symbolism. The Salon de la Rose+Croix in Paris, 1892-1897).

Comme Laure Darcq le souligne dans la Présentation générale du premier tome, le théâtre péladanien présente un intérêt indéniable, dune part, grâce à son caractère avant-gardiste, dautre part, comme témoignage des perspectives de la création dramatique entre 1888 et 1918. Cette édition, abondamment documentée, soignée et méthodologiquement rigoureuse, est loccasion de connaître le théâtre de Péladan et de reconnaître à lauteur son rôle pivot dans la culture française fin de siècle. Son théâtre illustre bien son idéal dart total, où sont convoqués la musique, la peinture, larchitecture, les lettres mais aussi les mythes et les religions, ce qui démontre linspiration profondément syncrétique à la base de sa pensée et de son œuvre.

Le premier tome de lédition comprend deux drames : Le Prince de Byzance et Le Fils des étoiles, et trois tragédies : Babylone, La Prométhéide, Œdipe et le Sphynx, alors que le second volume regroupera, dans lordre, une tragédie : Sémiramis, un drame satyrique : La Naissance dÉros, quatre drames historiques : François dAssise, César Borgia, Cagliostro et Will ou le Braconnier de Stratford. Dans lIntroduction générale, Laure Darcq trace le parcours qui pousse lécrivain lyonnais vers le théâtre, après avoir débuté comme critique dart en 1881 avec une étude sur Rembrandt et comme romancier à succès en 1884 avec Le Vice suprême, préfacé et salué par Barbey dAurevilly comme lun des romans les plus originaux 729de son époque. La renommée de lécrivain se nourrit aussi de lextravagance des fréquentations de lauteur qui, en 1888, va fonder lOrdre kabbalistique de la Rose-Croix avec Papus et Stanislas de Guaita, desquels il se détachera pour fonder, seul cette fois-ci, lOrdre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal, au sein duquel il va organiser les célèbres Salons Rose-Croix. Si son premier voyage en Italie lavait initié à lart, deux autres voyages vont déterminer eux aussi deux tournants décisifs dans sa vie : dabord le voyage à Bayreuth en 1888 où il découvre le théâtre wagnérien, après avoir assisté à la représentation de Parsifal. Ce sera pour lui une révélation qui va linitier au théâtre, conçu comme une expérience artistique totale. Ensuite le voyage en Terre Sainte en 1898, qui va lorienter vers une religiosité moins affichée et moins provocatrice, comme lindique le choix de ne plus se faire appeler Sar. Toujours très attentif à la promotion de son image publique, celle-ci restera longtemps hypothéquée au personnage romanesque et théâtral du Sar Mérodack bien que lécrivain sefforce de livrer au lecteur et au spectateur une image changeante de lui-même. Le lecteur est frappé par la dimension sacerdotale des pièces que lauteur considère comme un acte performatif et liturgique à la fois. Péladan utilise le terme « eumolpée » pour indiquer un théâtre libre de toute contrainte, à commencer par labolition de la rime. Par conséquent, son théâtre nest ni de la prose ni de la poésie mais, selon les cas, une sorte de vers libre ou de poème en prose. La musique y joue un rôle essentiel, grâce à la collaboration dErik Satie. Les personnages sont censés être des enchanteurs capables, grâce à leur chant, délever lhomme à Dieu. Lanalyse des manuscrits – comme Laure Darcq lexplique en détail – démontre que Péladan travaillait beaucoup ses pièces, alors que les romans ne montrent presque jamais de corrections. Pour leur composition il prévoyait un méticuleux travail préparatoire complété, par la suite, de nombreuses relectures.

Après lIntroduction générale, une Introduction précède opportunément chaque pièce pour mettre en relief les traits caractéristiques de chacune dentre elles ainsi que la genèse et la fortune posthume. Le Prince de Byzance, dans un premier temps sous-titré « drame wagnérien », est achevé au début de lannée 1890 pour être destiné à une représentation au théâtre dApplication, mais la mise en scène sera annulée à cause de la mort du père de lauteur. Lœuvre naît de la rencontre entre deux inspirations majeures pour Péladan : les peintres primitifs italiens et la musique de Richard Wagner. La figure de landrogyne, incarnée par le personnage de Tonio, dabord frère dominicain, puis prince héréditaire de Tarente, qui se révèle être la princesse Antonia Tarras, est redevable de limage de lange représenté par les peintres primitifs, considéré par Péladan comme la forme la plus accomplie de landrogyne mythique. Le Fils des étoiles et Babylone, différemment, naissent de lenthousiasme de lauteur pour les fouilles archéologiques et les découvertes des villes mésopotamiennes de Tello, Babylone et Ninive. Le Fils des étoiles, en particulier, trouve sa source dans la découverte de la civilisation sumérienne et chaldéenne. Cest la première pièce de lauteur à être jouée, en 1892 et puis en 1893, à loccasion des soirées de la Rose-Croix. Babylone, représentée en 1893, constitue la tentative de mettre en scène le mystère christique à une époque antérieure, précisément à lépoque du sar chaldéen Mérodach-Baladan, roi de Babylone (721-710 a. J.C.). Mérodach, assimilé à Jean-Baptiste, annoncerait, donc, Jésus-Christ. Après les antiquités orientales, Péladan se tourne vers le répertoire des tragiques grecs avec La 730Prométhéide, une trilogie comprenant la traduction « littéraire » du Prométhée enchaîné dEschyle, et deux pièces créées par Péladan lui-même dans la volonté de restituer au spectateur les deux tragédies eschyléennes perdues : Prométhé porteur du feu et Prométhé délivré. Comme dans le cas de Babylone, Péladan donne à sa pièce une orientation christique dans lintention de célébrer la fin du paganisme : dune part, Prométhée annonce déjà le Messie ; dautre part, le supplice du Titan sapparente à la Passion et sa délivrance à la Résurrection. Mais la trilogie na jamais été représentée du vivant de lauteur. Seulement en 1925 la trilogie fut portée sur la scène par Paul Castan, et, en 1935, diffusée sous forme de pièce radiophonique. Il faudra attendre 1952 pour que se réalise le rêve de Péladan : la pièce sera jouée à lamphithéâtre antique à Nîmes. Après la trilogie, Péladan sattaque au théâtre de Sophocle. De retour dun voyage en Grèce, lidée lui vient décrire son Œdipe et le Sphynx qui sera joué deux fois du vivant de lauteur, sous forme abrégée, en 1903 et en 1910. Paul Castan, grand admirateur du théâtre de Péladan, la portera sur scène dans sa version originale en 1928 et, en 1937, il produira une réalisation radiophonique de la tragédie.

Le premier tome de cette édition comprend aussi deux Appendices : le premier contient la Préface écrite par Joséphin Péladan en 1918 pour lédition de Sémiramis, où il esquisse le plan de son théâtre complet, en allemand et en français ; le deuxième regroupe les documents constituant le paratexte des pièces. Le volume est complété par une riche bibliographie où sont recensés les manuscrits conservés dans le fonds Péladan à la Bibliothèque de lArsenal, les œuvres de Péladan publiées, les sources et ouvrages contemporains de Péladan et la bibliographie secondaire, avec, à la fin du volume, un utile index des noms.

Michela Gardini

Cynthia Gamble, Voix entrelacées de Proust et de Ruskin. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2021. Un vol. de 458 p.

« Proust a pris en charge la transmission de la voix de Ruskin, et lors de ses périples ruskiniens, il aurait sa récompense, le véritable terrain ferme de sa propre voix » : cest cet entrecroisement de voix que Cynthia Gamble analyse dans son livre qui retrace linfluence de lécrivain, artiste et critique anglais John Ruskin sur Marcel Proust. Loin du point de vue psychanalytique proposé par Edward Bizub (La Venise intérieure : Proust et la poétique de la traduction, Neuchâtel, La Baconnière, 1991), Cynthia Gamble considère que Proust a abordé la tâche de traduire Ruskin « avec un grand respect », et en assumant la fonction « dinterprète » de son ouvrage. Sa mission ? Disséminer lâme et la parole dun penseur « fleuve » qui a su stimuler son esprit et sa sensibilité. En ce sens, cette expérience de traduction a été cruciale dans son parcours créatif car, à travers cette tâche, il a trouvé ses propres mots pour traduire ensuite sa vie. La question de la voix soulignée dans le titre nest pas anodine : pour un écrivain comme Proust, qui non seulement voit, mais entend le texte écrit, lapproche sonore de louvrage de Ruskin à laquelle il sest livré dans un premier temps a été fondamentale. Grâce à son extraordinaire don dimitation, il a su capter le rythme et le style du Britannique marqué par loralité, étant donné que cétait des conférences, puis le traduire en français malgré ses maigres connaissances de langlais, devenues plus solides avec le temps.

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Dans ce volume où Cynthia Gamble recueille et développe quelques-uns de ses articles publiés entre 2000 et 2016, lHonorary Research Fellow de luniversité dExeter offre une vision globale et solaire de lhistoire des traductions proustiennes de Ruskin – La Bible dAmiens (1904) et Sésame et les lys (1906) –, ainsi que du contexte danglomanie quil y avait en France dans cette fin de siècle et qui encadre ce pénible travail de traduction. Pénible parce que – on le savait déjà – Proust ne maîtrisait pas langlais, et quil a dû lapprendre à la va-vite pour aborder cette tâche incroyablement complexe et difficile, non seulement à cause du style alambiqué de Ruskin (qui aurait eu, dailleurs, une influence décisive sur celui de Proust), mais aussi parce quil a traduit deux de ses derniers travaux qui se caractérisent par un manque évident de clarté. Précisément cest lenquête méticuleuse que mène Cynthia Gamble – alias « la Miss anglaise » dès ses premières expériences en France, toute jeune, comme assistante danglais dans un lycée de jeunes filles à Quimperlé, dans le Finistère – qui nous permet délucider le rapport complexe de Proust envers la langue anglaise (apparemment, à part le latin, il nétait pas très doué en langues, pas même avec lallemand malgré les efforts de sa mère dascendance allemande) et aussi de suivre pas à pas son travail de bénédictin comme traducteur.

Louvrage est divisé en trois parties assez différenciées, mais qui se rétro-alimentent. La première, « Localisations », introduit le lecteur dans les décors où se sont déroulées les études de Ruskin (Amiens, Chartres, la Chapelle Sixtine), et qui ont forgé limaginaire esthétique du critique, mais aussi celui de Paris à travers lequel lArt Nouveau sest introduit en France. Ici apparaît la figure centrale de Marie Nordlinger, cousine anglaise de lami de Proust Reynaldo Hahn qui a joué un rôle essentiel dans les traductions ruskiniennes. Cynthia Gamble nous signale le lien de complicité qui sest créé entre cette talentueuse orfèvre, qui a travaillé dans linfluent atelier de Siegfried Bing, et lauteur de la Recherche. Cest dailleurs dans sa galerie dart que Proust a découvert de très belles reliures de The Poetry of Architecture et dautres livres de Ruskin.

Dans la deuxième partie, Cynthia Gamble aborde la question proprement dite de la traduction et montre pour la première fois comment le désir de traduire Ruskin sest cristallisé dans lesprit de lauteur de la Recherche. Cest lapparition de la traduction française des Sept lampes de lArchitecture en 1900 qui a servi daiguillon pour linciter à se mettre au travail, mais lidée de devenir traducteur commence à germer un peu auparavant, dès 1895. On découvre aussi les rapports avec les autres traducteurs en français de Ruskin et des spécialistes du critique anglais, notamment Robert de La Sizeranne, dont lessai John Ruskin et la religion de la beauté (1897) a été décisif pour Proust. Dans ses traductions, « les voix de Ruskin et Proust sinterrogent et dialoguent, parfois saccordant, parfois discordantes, mais toujours passionnantes et passionnées ». La preuve : Proust déploie un vaste commentaire dans les interstices du paratexte : « À travers les notes, Proust a pu dépasser Ruskin et a rendu le livre de Ruskin plus cohérent et compréhensible », soutient Gamble.

Très bien documenté – lauteur a eu accès au carnet de bord de Ruskin, à sa correspondance, ses dessins et son journal intime –, le travail nous permet de découvrir, par exemple, que la première version de La Bible dAmiens avait été faite à linitiative de Proust et livrée en 1901 à la Maison Ollendorff, qui avait déjà publié deux traductions de Ruskin, mais la maison dédition fait faillite et la 732traduction napparaît que trois ans plus tard, au Mercure de France, et cette fois-ci parsemée de commentaires et de notes. Il sagissait d« une véritable reconstitution », comme Proust lui-même la définit (Correspondance, Plon, t. 3, p. 220). En ce qui concerne la formation linguistique de lécrivain, Cynthia Gamble contredit le biographe George D. Painter en affirmant quil navait pas appris langlais au Lycée Condorcet ni à luniversité. En fait, il ne lapprend que pour pouvoir lire et traduire Ruskin. Dans ce contexte, la rencontre avec le professeur danglais Mrs. Higginson (difficile à dater, dailleurs) a été cruciale. La spécialiste émet une hypothèse : Mrs. Higginson a dû lire Ruskin à haute voix et, grâce à son don dimitation, Proust a su entendre son style et son rythme, et a pu le transposer dans sa langue maternelle. Il a suivi une méthodologie qui consiste à scruter et comparer les textes ruskiniens, les traduisant et les retraduisant à nouveau en anglais. « Cette méthodologie est le moyen le plus rapide et le plus efficace pour apprendre langlais de Ruskin auquel Proust se serait vite accordé sans problème, car il est imprégné dallusions et de citations classiques, mythologiques et bibliques. » Dun autre côté, lauteur met en question la contribution non seulement de Marie Nordlinger (Proust avait lui-même critiqué son manque de compétence comme traductrice et la « maudite infiltration anglaise » de ses versions), mais aussi de la mère de Proust (qui traduisait mot à mot et qui de surcroît avait dû abandonner le travail à cause de sa mauvaise santé), et elle analyse la collaboration dautres personnes de son cercle damis anglais qui lont aidé dune façon significative, notamment le poète Charles Newton Scott, outre Antoine Bibesco, qui maîtrisait langlais.

Dans la dernière partie, Cynthia Gamble rend hommage au marchand dart et ami de Marcel Proust René Gimpel (un possible modèle de Swann, signale lauteur) et à son fils Jean, ainsi quà Sybil de Souza qui écrit la première thèse en Angleterre consacrée à Proust en 1932, précisément sur la question de linfluence de Ruskin sur Proust. Avec le Cahier René Gimpel et la correspondance de De Souza, donc, Cynthia Gamble clôt son riche parcours sur les relations Ruskin-Proust, mais aussi sur les rapports entre deux cultures en cette fin-de-siècle : langlaise et la française.

Valèria Gaillard