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Classiques Garnier

Comptes rendus

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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

Penser et agir à la Renaissance. Thought and action in the Renaissance. Sous la direction de Philippe Desan et Véronique Ferrer. Genève, Droz, « Cahiers dHumanisme et Renaissance », 2020. Un vol. de 568 p. (Alicia Viaud)

« Jusqu au sombre plaisir d un cœur mélancolique ». Études de littérature française du xvii e  siècle offertes à Patrick Dandrey. Sous la direction de Delphine Amstutz, Boris Donné, Guillaume Peureux et Bernard Teyssandier. Paris, Hermann, 2018. Un vol. de 454 p. (Françoise Poulet)

L Aventure au xvii e  siècle ; itinéraires d une notion. Sous la direction de Pierre Ronzeaud et MichèleRosellini. Littératures classiques, no 100. Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2019. Un vol. de 296 p. (Mathilde Bedel)

La Fabrique du xvi e  siècle au temps des Lumières. Sous la direction de Myrtille Méricam-Bourdet et Catherine Volpihac-Auger. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2020. Un vol. de 476 p. (Jérémie Bichüe)

La Confession et le texte licencieux. Pratiques textuelles et éditoriales dans l Europe du xviii e  siècle. Sous la direction de Helga Meise et Jean-Louis Haquette. Reims, Épure, 2020. Un vol. de 108 p. (Michel Delon)

Elseneur, no 34, « J.-H. Rosny aîné ». Textes réunis et présentés par BrigitteDiaz et ClémentHummel. Presses Universitaires de Caen, 2020. Un vol. de 204 p. (Anne Orset)

Edmond Rostand, poète de théâtre. Actes du centenaire et du cent cinquantenaire (1868-1918, 2018). Sous la direction de Bertrand Degott, Olivier Goetz et Hélène Laplace-Claverie. Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, « Annales littéraires », 2021. Un vol. de 385 p. (Isabelle Moindrot)

La Part scolaire de l écrivain. Apprendre à écrire au xix e  siècle. Sous la direction de Martine Jey et Emmanuelle Kaës. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2020. Un vol. de 432 p. (Jérémy Naïm)

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« LAvènement dun art nouveau » : essaimage esthétique et spirituel de lœuvre de Paul Claudel. Sous la direction de Pascal Lécroart et Dominique Millet-Gérard. Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2021. Un vol. de 202 p. (Michel Lioure)

Traduire, collaborer, résister. Traducteurs et traductrices sous l Occupation. Sous la direction de Christine Lombez. Tours, Presses universitaires François Rabelais, « Traductions dans lhistoire », 2019. Un vol. de 420 p. (Jeanyves Guérin)

Le Personnage du fanfaron : théâtre récits cinéma. Sous la direction de Élisabeth Gavoille et Cristina Terrile. Paris, Kimé, « Détours littéraires », 2020. Un vol. de 273 p. (Marie Saint Martin)

Renaissance imaginaire : la réception de la Renaissance dans la culture contemporaine. Sous la direction de Sandra Provini et Mélanie Bost-Fievet. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2019. Un vol. de 412 p. (Daniel Maira)

Maurice Scève, Œuvres complètes. Tome II. Arion, Blasons, Psaumes, Saulsaye. Édition par Michèle Clément. Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2019. Un vol. de 302 p.

Associée au nom de Maurice Scève, la notion d« œuvres complètes » peut paraître étrange, presque déplacée. Pendant longtemps, Scève a été, aux yeux dun large public, lauteur dun seul livre, Délie, parfois qualifié de premier canzoniere français. Son second grand ouvrage, Microcosme, écrit vers la fin de sa vie, a souvent été négligé, comme sil fallait donner raison au sonnet liminaire dans lequel le poète avait lair de désigner son texte comme un « second fruict, mais vert, et sans saveur ». Lédition critique de Microcosme qui en 2013 a ouvert le chantier des Œuvres complètes de lauteur, dont on nattend pas moins de six tomes, a contribué, grâce à lintelligence du travail de léditrice Michèle Clément, à relancer lintérêt non seulement pour ce poème à juste titre considéré comme hermétique, mais plus généralement pour les autres écrits de Scève. Avec le tome II paru en 2019, cest encore un autre Scève qui apparaît : ni le poète amoureux de Délie, ni le philosophe teinté de mysticisme religieux de Microcosme. Bien au contraire : les quatre ensembles poétiques que le volume contient montrent tous une facette différente de la production littéraire de notre auteur, sans permettre dailleurs dy voir forcément un projet poétique global. Ils obéissent chacun à une logique propre : Arion ou lallégorie politique en 1536, à la mort du dauphin François ; cinq Blasons anatomiques du corps féminin, rédigés dans le cadre du « concours » lancé par Marot et gagné par Scève ; la traduction des Psaumes 26 et 83, publiés pour la première fois en 1542 chez Dolet ; et enfin la Saulsaye, une églogue épicurienne publiée en 1547. Ce qui réunit ces écrits quEnzo Giudici avait naguère qualifiés, bien à tort, de opere poetiche minori, cest dune part, selon léditrice, leur simplicité (ou disons leur relative limpidité), et dautre part le fait que le poète combine dans chacun de ces textes son penchant connu pour limitatio avec une envie, non moins marquée, de ne pas se conformer aux attentes de ses lecteurs. Car ce qui pose problème dans lœuvre de Scève, rappelle Michèle Clément, cest quelle « refuse de devenir œuvre » et qu« aucune cohérence, formelle ou intellectuelle, nest lisible dans lensemble des poèmes très variés de ce volume ». Une telle attitude paradoxale, qui force systématiquement le lecteur à déplacer la focale, mérite à lévidence une édition soignée – même si Michèle Clément rappelle que lauteur lui-même, une 715fois la première édition publiée, semblait se désintéresser totalement du destin de ses écrits lors déventuelles publications ultérieures.

Léglogue Arion que Scève publie, avec quelques poèmes latins et français, dans le Recueil sur le trespas du Dauphin édité par Dolet en novembre 1536, semble a priori vouloir situer le poète comme chantre dune poésie nationale, mi-latine, mi-française. On sexplique ainsi dautant moins ce que léditrice appelle le caractère « impertinent » de cette églogue qui prend par moments une tonalité anti-courtisane en invitant le roi à devenir ermite et en ne mentionnant même pas celui qui sera le nouveau dauphin, Henri dOrléans. La participation de Scève au concours des blasons le montre, comme sa traduction des psaumes dailleurs, en élève appliqué de Marot, mais en élève qui cultive demblée sa différence : tandis que ses blasons mêlent charnel et spirituel dune façon peu commune (et peu marotique), ses deux traductions des psaumes, si elles témoignent dun penchant évangélique, ont recours à des sources étonnamment contradictoires « qui tantôt maintiennent la version officielle de la liturgie catholique, tantôt la contestent ». Enfin, la Saulsaye de Scève témoignera à son tour dun bricolage original des sources utilisées : Salices de Sannazar bien sûr, mais aussi, et cest plus inattendu, Rusticus de Politien et le commentaire latin des Arrêts damour de Martial dAuvergne par lhumaniste lyonnais Benoît Court. Mais ce qui est au fond le plus étonnant de la part dun poète ayant traduit les Psaumes, cest lépicurisme de la Saulsaye et le caractère presque « anti-chrétien » de certains vers de la dernière partie du texte, qui prend une tonalité « anti-capitaliste » et pour ainsi dire éco-poétique avant la lettre. Cest dire le caractère surprenant et instructif de ce tome dœuvres poétiques qui ne sont en rien mineures.

Thomas Hunkeler

Pierre de Larivey,Théâtre complet. Tome II. Les six premieres Comedies facecieuses (Le Morfondu, Les Jaloux, Les Escolliers). Édition de Luigia Zilli. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2018. Un vol. de 494 p.

Suite à lédition de trois des « six premieres Comedies facecieuses » en 2011, Luigia Zilli offre en 2018 celle des trois suivantes : après Le Laquais, La Vefve et Les Esprits, le lecteur a désormais en main Le Morfondu, Les Jaloux et Les Escolliers, toujours adaptées du théâtre italien.

Si lintroduction générale se trouve dans le premier tome, le deuxième propose, pour chaque pièce, une introduction, des notes de bas de page et une liste de variantes. En fin de volume, le lecteur dispose encore dune bibliographie générale, dun utile glossaire, dun tableau des personnages (qui les classe par fonction sociale ou familiale), dun autre des noms et des thèmes, dune liste des proverbes – qui révèle à quel point les Escolliers en est dotée –, dune table des comparaisons et finalement dune table des matières.

Les principes détablissement du texte étaient annoncés dans lintroduction générale : léditrice sappuie sur lédition de 1579, revue par lauteur, tout en tenant compte de lerrata que celle-ci présentait. Elle choisit de ne pas moderniser la graphie – ce qui donne en effet un accès plus direct au texte –, mais également de ne pas adopter les normes graphiques dusage pour la retranscription des textes de cette période. Ainsi, par exemple, les esperluettes sont conservées ; les accents 716diacritiques sont rétablis mais, sans en faire un principe dédition, Luigia Zilli signale ces modifications dans la liste des variantes. Enfin, elle rappelle que Larivey dénonçait la ponctuation du texte imprimé comme étant fautive et invitait le lecteur à la recomposer : elle choisit quant à elle de la rétablir à partir des éditions de 1597 et 1601, et signale alors la version de 1579 comme une variante.

Lintroduction générale insistait sur les différences dramaturgiques et culturelles par rapport aux textes sources. Léditrice présentait le cadre amoureux et familial des intrigues, et indiquait que la réussite principale du dramaturge réside dans son « écoulement verbal naturel et réjoui » (t. I, p. 30) : si Larivey compose ses pièces en prose, par souci de vraisemblance comme il lexplique dans lépître liminaire, il forge un parler populaire coloré et vivace. Enfin, lintroduction insistait sur laspect moral de ce théâtre, puisque Larivey définit, toujours dans lépître, la comédie comme une « morale filosofie, donnant lumiere à toute honneste discipline, et par consequent à toute vertu » : citant Horace, le dramaturge considère quon en tirera « quelque profit et contentement ensemble » (t. I, p. 38). Si ces éléments ne sont pas rappelés dans le tome II, chaque introduction présente le dramaturge italien et son texte, insiste sur les adaptations de Larivey, et donne un aperçu de lintrigue acte par acte – ce qui peut en effet aider le lecteur à se repérer. Une fois ce cadre posé, les introductions, relativement courtes, laissent place au texte, prologue et pièce.

Le Morfondu, adapté de La Gelosia dAnton Francesco Grazzini (1550), met en scène un vieillard amoureux : le vieux Lazare est amoureux de la jeune Lucresse, et, quoique celle-ci soit déjà promise à Charles, son père Joachim est prêt à la donner en mariage au vieillard par appât du gain. Après plusieurs rebondissements, mensonges, tromperies et tours joués au vieil homme, la jeunesse lemporte, tant et si bien que Philippes, le frère de Lucresse, couche avec la nièce de Lazare, Helaine. À la fin de lacte V, ce dernier reconnaît sa défaite et les mariages sont annoncés : lordre est rétabli. Comme lindique lintroduction, lintrigue de la pièce italienne est complexe, si bien que Larivey ne peut supprimer des scènes, toutes étant nécessaires pour dérouler les événements. De même, cette pièce est moins ancrée dans le contexte géographique et social que les autres, mais, daprès Luigia Zilli, cela tient au texte source. Enfin, si le rire repose sur la cruauté vis-à-vis du vieillard, léditrice lattribue également au texte italien et montre dans quelle mesure Larivey tente de « rehausser le niveau comique » et fluidifie la langue dorigine. Les notes donnent des exemples concrets de ces modifications, et, outre ce rapport à la source, éclairent grandement le sens des répliques en apportant les éléments de culture nécessaires à la compréhension et en définissant les termes et expressions dépoque.

Les Jaloux, adaptée de I Gelosi de Vincenzo Gabiani(1545), se construit autour de rivalités amoureuses, et insiste sur le rôle des serviteurs, adjuvants comiques et facétieux de leurs maîtres amoureux. Cette comédie, imitée par lItalien de lAntiquité (elle est une contamination de lAndrie et de LEunuque de Térence), est une pièce « à double fil », qui met en scène lamour de Vincent pour la courtisane Magdelaine mais aussi celui dAlphonse pour Renée : or, le père de Vincent veut lui faire épouser Renée dun côté, et, de lautre, Vincent est jaloux parce quil a vu Magdelaine avec un soldat, Fierabras – dont il savère quil sagit de son frère et quil constitue un autre opposant à lamour des jeunes gens. Là aussi, les jeunes amoureux vainquent les obstacles, et, à coups de déguisements, ruses, cachettes et mensonges, obtiennent des pères et du soldat fanfaron leur consentement aux mariages. Cette fois, les interventions du dramaturge français sont plus nettes : il simplifie lintrigue en supprimant des scènes et des échanges ou encore en réduisant 717le nombre de personnages ; il ajoute des toponymes français et des allusions à des évènements de France, et renforce, daprès léditrice, la variété verbale des personnages (de fait, on lit aussi bien « son audace a esté grande » que « il le faut escouter, & lui coupper les coüilles rasibus », sur une seule double page, p. 270-271).

Les Escolliers, issue de La Cecca de Girolamo Razzi (1563) et centrée sur des amours estudiantines contrariées par la disparité sociale, est la dernière pièce du volume. Elle met en scène Hippolite, amoureux de la femme du médecin Théodore, et Lactance, qui aime Susanne, fille du bourgeois Anastase. Laubergiste, qui héberge tous les personnages, aide malgré ses réticences Hippolite à rejoindre la femme du médecin ; dun autre côté, le père de Suzanne, Anastase, veut marier sa fille au fils de Gontran, puis au fils de Sylvestre à qui elle était promise depuis longtemps. À nouveau, de déguisements en dissimulations, le jeune couple parvient à sunir, et Hippolite raconte au dénouement quil a obtenu les faveurs de la femme du médecin. Cette fois, Larivey intervient assez peu, fusionnant deux scènes et en supprimant une autre, mais léditrice souligne à nouveau dans lintroduction et les notes lécart de niveau de langue avec la source : le dramaturge français compose un parler populaire, parfois vulgaire, mais toujours vivant et ingénieux.

La vivacité dramaturgique, linventivité verbale, lénergie des personnages et la gaîté de lécriture de Larivey, tout ceci est souligné et mis en valeur par cette première édition moderne exhaustive des comédies, déjà complétée par un troisième tome (celui des Trois Comedies des six dernieres). Létablissement du texte est soigné, et la liste des variantes, qui insiste surtout sur les modifications apportées par léditrice moderne, donnent au lecteur un accès assez direct au texte original. On soulignera encore lintérêt et la bonne composition des notes, qui, sans être trop longues, permettent au lecteur de se saisir du rapport de Larivey aux textes italiens, et éclairent souvent, avec précision et concision, le sens de répliques parfois complexes. Nul doute que cette édition, donnant accès à ces textes encore trop peu connus, éveillera lintérêt de nouveaux lecteurs, et partant, suscitera de nouvelles études.

Nina Hugot

Anna Lisa Schino,Batailles libertines. La vie et lœuvre de Gabriel Naudé. Traduction de litalien de Stéphanie Vermot-Petit-Outhenin. Paris, Honoré Champion, « Libre pensée et littérature clandestine », 2020. Un vol. de 340 p.

Cet ouvrage traduit de litalien est la mise à jour, partiellement modifiée, dun écrit publié en 2014 (Firenze, Le Lettere). Constitué de huit chapitres assez brefs, il expose, dans un développement dense et précis, les caractéristiques les plus déterminantes de la vie et de la pensée de Gabriel Naudé (1600-1653), considéré comme lun des représentants majeurs de ce quil est convenu dappeler, depuis René Pintard, le « libertinage érudit ».

Le premier chapitre, qui est aussi le plus développé, présente avec rigueur et clarté la biographie de Naudé : sa formation dans les collèges parisiens où il fut initié à la libre pensée, sa fonction de bibliothécaire du président du tribunal de Paris Henri de Mesmes auquel il dédia en 1625 lApologie pour tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie, son séjour padouan où de fréquents entretiens avec Cesare Cremonini stimulèrent sa réflexion philosophique et consolidèrent son intérêt pour une approche empirique héritée dAristote. De retour à Paris en 1627, 718il continua dœuvrer à lessor de la Bibliotheca Memmiana et put saisir loccasion dun traité de « bibliothéconomie » pour exprimer ses principes antidogmatistes. Il est tout à fait éclairant de prendre la mesure du rôle joué dans la construction de la pensée naudéenne non seulement par une solide formation médicale mais aussi par les stimulantes relations que le penseur put entretenir, dans le Cabinet des frères Dupuy notamment, avec dautres membres éminents de la République des Lettres, comme lui « guéris du loupgarou ». Le séjour à Rome où il suivit en tant que bibliothécaire et secrétaire en langue latine le nonce apostolique di Bagno offrit une nouvelle occasion dintenses échanges intellectuels. Enfin, lautrice expose les activités bibliophiliques de Naudé qui voyagea par toute lEurope afin de recueillir les quarante mille ouvrages des somptueuses collections de la Mazarine, première bibliothèque publique de France.

Après ce développement biographique, le chapitre ii aborde le programme méthodologique appliqué dans les écrits naudéens : « esquarrer toute chose au niveau de la raison ». Cest une mobilisation intellectuelle permanente au profit dune lutte contre les fausses croyances. Pour Naudé, il sagit toujours dabord de vérifier quun événement perçu comme surnaturel a réellement eu lieu avant den chercher lexplication selon les voies ordinaires de la nature.

Dans les chapitres iii et iv, Anna Lisa Schino montre comment Naudé applique cette méthode rationaliste dabord dans LInstruction à la France sur la verité de lhistoire des Freres de la Roze-Croix (1623) puis dans lApologie pour tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie (1625). Il sattache à condamner les entreprises de manipulation du peuple ignorant et crédule et à réhabiliter ceux dont les avancées intellectuelles, de lAntiquité à la Renaissance, ont alimenté des interprétations superstitieuses. Lautrice expose également les étapes du raisonnement permettant de démontrer lirréalité des intelligences désincarnées ou démons.

Dans le chapitre v sont présentés les intérêts naturalistes de Naudé ainsi que limportance de sa production « iatrophilologique ». Ainsi, dans son Discours sur les divers incendies du mont Vésuve, lérudit critique lassimilation des éruptions volcaniques à un signe de la colère divine, tandis que dans les Quaestiones, lieux de débats sur la durée de la vie, la mort et le destin, il développe, dans la lignée de Lucrèce, lidée dune vulnérabilité inhérente à lêtre humain contestant lopinion de sa supériorité sur les animaux. Lautrice met au jour la façon dont la critique naudéenne sabreuve aux sources antiques (Cicéron, Alexandre dAphrodise) et renaissantes (Pic de la Mirandole) afin de lutter vigoureusement contre lastrologie déterministe et langoisse fataliste.

Après un sixième chapitre consacré à lintérêt de Naudé pour laristotélisme padouan et au rôle joué par lhéritage de Pomponazzi, Nifo, Cardan et Cremonini dans la construction de sa pensée de limposture religieuse, Anna Lisa Schino sintéresse dans le chapitre vii aux écrits politiques de Naudé et plus particulièrement à son ouvrage le plus connu, les Considérations sur les coups dEstat (1639). Elle insiste notamment sur sa critique de la théorie du droit divin des rois. Cependant, il est peu probable que cette attaque suffise à faire de Naudé le représentant dune forme dexpression politique du libertinage tant il est vrai quil loue par dessus tout le principe dun pouvoir fort et centralisé auquel il est nécessaire dobéir et quil valorise toute initiative, même brutale, si elle a pour fin lordre et la stabilité politique, prenant comme exemple de « coup dÉtat », daprès lui manqué, la nuit de la saint Barthélémy quil condamne non en raison des nombreux huguenots qui y perdirent la vie mais parce quà lissue de cet épisode sanglant ils ne furent pas tous tués.

Enfin, le huitième et dernier chapitre revient sur plusieurs grands thèmes et principes méthodologiques et permet surtout détoffer les pages conclusives de louvrage.

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Ces Batailles libertines sont donc très complètes et instructives. De rares faiblesses résident peut-être dans leur organisation densemble. En effet, le lecteur parcourt une succession de chapitres juxtaposés davantage descriptifs que critiques. Les thèmes chers à Naudé y apparaissent et y réapparaissent, ce qui entraîne dinévitables redites. La démonstration aurait sans doute gagné en vigueur si elle avait présenté une disposition plus aboutie et restitué plus nettement la cohérence de la pensée naudéenne.

Louvrage demeure cependant dune précieuse érudition et complète efficacement les études consacrées au « libertinage érudit ». Ιl témoigne en effet dune connaissance particulièrement fine et approfondie de lensemble des écrits naudéens, toujours nourrie de sources abondantes et de récents travaux critiques. Anna Lisa Schino en rend compte avec une grande précision et nous donne à apprécier toute létendue et la profondeur dune œuvre traversée par lexigence dun constant engagement au service de la liberté de philosopher.

Constance Griffejoen-Cavatorta

Philippe Quinault,Théâtre complet. Tome II. Comédies.Édition de Sylvain Cornic. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2020. Un vol. de 675 p.

Philippe Quinault est passé à la postérité pour ses livrets dopéra (édités par Buford Norman chez H. Champion en 1999, réédités chez Hermann en 2016), mais il ne sest spécialisé dans ce genre quen 1673. Il restait donc à établir une édition critique de son théâtre déclamé, antérieur à sa carrière de librettiste de Lully. Le premier tome de son Théâtre complet, édité par Carine Barbafieri (Classiques Garnier, 2015), avait donné à lire ses quatre tragédies, parues entre 1658 et 1671. Le deuxième tome remonte aux sources de sa carrière dramatique en donnant à lire ses quatre comédies : Les Rivales (1653), LAmant indiscret ou le Maître étourdi (1654), La Comédie sans comédie (1655) et La Mère coquette ou les Amants brouillés (1665).

Sylvain Cornic connaît bien le théâtre déclamé et lyrique de Quinault : il a déjà consacré un ouvrage, issu de sa thèse de doctorat, aux opéras de celui-ci (Lenchanteur désenchanté : Quinault et la naissance de lopéra français, Paris, PUPS, 2011). Lédition critique des comédies quil propose se ressent de cette grande familiarité avec le dramaturge. Pareille édition était particulièrement nécessaire : ces comédies ont été presque totalement négligées par la critique des xviiie et xixe siècles, et les éditions critiques modernes sont rares : La Mère coquette a été éditée par Étienne Gros en 1926 (Paris, Champion), La Comédie sans comédie par J. D. Biard en 1974 (Université dExeter), LAmant indiscret par William Brooks en 2003 (Presses de luniversité de Liverpool), tandis que Les Rivales na connu aucune édition critique moderne.

Dans son « Introduction générale » (p. 7-16), Sylvain Cornic retrace lascension spectaculaire de Quinault afin déclairer les causes de cet « effacement » de son théâtre comique (p. 8) : si lhistoire littéraire et la critique valorisent surtout ses tragi-comédies, tragédies et opéras, cest quils furent au xviie siècle ses succès les plus éclatants. Les Rivales semblent avoir reçu du public un accueil encourageant pour une première pièce, mais LAmant indiscret tomba rapidement dans loubli et La Comédie sans comédie ne rencontra pas un succès à la hauteur de son ambition. Quant à La Mère coquette, elle ne parvint pas, malgré le renom de Quinault, à détrôner la pièce du même nom de son jeune confrère Donneau de Visé, avec laquelle elle était en concurrence.

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Y a-t-il une unité du théâtre comique de Quinault, se demande avec pertinence Sylvain Cornic ?Si les sources dinspiration savèrent disparates (Les Rivales puisent dans la dramaturgie et lesthétique de la comedia espagnole, LAmant indiscret reprend un scénario dellarte transformé en commedia littéraire à litalienne, La Comédie sans comédie emprunte à la tradition de la « comédie de comédiens » tandis que La Mère coquette sinscrit dans lesthétique de la comédie moliéresque), il apparaît que ces pièces présentent entre elles de réels points de cohérence. Ce sont toutes de grandes comédies dintrigue en cinq actes et en vers. Chacune de ces pièces présente également, à des degrés divers, une dimension méta-théâtrale : « La vie est une farce, et le monde un théâtre », déclare Philipin dans Les Rivales (V, 6, v. 1679). Évidente dans La Comédie sans comédie, qui met en scène les acteurs du théâtre du Marais, cette dimension est plus implicite dans LAmant indiscret, où Quinault adopte une distance méta-théâtrale avec les codes de la comédie, et dans La Mère coquette, dont largument stéréotypé fait « une allégorie du théâtre, en même temps quune réflexion sur ses limites » (Introduction de la pièce, p. 533). Ces comédies sinscrivent en dernier lieu toutes fortement dans lœuvre de Quinault, dont elles reflètent plusieurs motifs récurrents, comme les thèmes du malentendu et de la confusion didentité.

Sylvain Cornic montre aussi, dans une perspective sociologique, comment la comédie constitue un choix délibéré de Quinault pour conquérir le public. Avec Les Rivales, le dramaturge reprend un sujet déjà adapté par Rotrou dans la tragi-comédie Les Deux Pucelles (1636). Mais contrairement à son devancier, il opte pour la comédie, signe que « sa stratégie de conquête du public, pour sa première pièce représentée, choisit sans ambiguïté larme du rire » (Introduction des Rivales,p. 34-35). À deux autres reprises, Quinault fait de la comédie un outil stratégique. La Comédie sans comédie, seule pièce quil donne au théâtre du Marais, constitue pour ses acteurs lopportunité de relancer une salle en perte de vitesse, et pour Quinault une brillante « entreprise dauto-promotion » (Introduction de La Comédie sans comédie,p. 350). Dix ans plus tard, il revient ponctuellement à la comédie pour répondre cette fois à la sollicitation des comédiens de lHôtel de Bourgogne. Dans le contexte de la concurrence qui les oppose désormais à la troupe de Molière, Quinault composeune Mère coquette pour rivaliser avec celle de Donneau de Visé.

Au plan poétique, cette édition donne à voir le talent de Quinault pour lécriture comique. Les dialogues vifs et la langue imagée révèlent le goût de lauteur pour la « fantaisie verbale » (« Introduction générale », p. 15). Sylvain Cornic souligne également un « sens aigu de la scène » (p. 14) : Quinault offre des intrigues enlevées, riches en rebondissements, en poursuites et en travestissements. Il exploite avec maîtrise les différentes potentialités comiques de lespace scénique (cavalcades, lazzi), sappuie habilement sur les ressources dramatiques des costumes et des accessoires. Il diversifie avec aisance les procédés comiques, en particulier dans LAmant indiscret, qui se distingue par une véritable « explosion comique » (Introduction de la pièce,p. 153).

Si Quinault ne renouvelle pas les contours du genre comique, il propose néanmoins, explique Sylvain Cornic, quelques expérimentations intéressantes. Les trois premiers actes des Rivales se déroulent dans le noir, ce qui favorise les jeux dapparences et de manipulations. Dans LAmant indiscret, Quinault évoque, bien plus que ne lavait fait Corneille, des aspects concrets de la vie quotidienne dans la capitale. La Comédie sans comédieconstitue enfin une œuvre expérimentale impressionnante : dans la comédie-cadre, senchâssent successivement une pastorale, une comédie, une tragédie et une tragi-comédie à machines.

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Signalons pour finir que LesRivales font lobjet dun travail éditorial particulier. Lédition originale de 1655 était extrêmement fautive, ce qui a conduit Quinault à en donner une version révisée en 1661. Mais lauteur en a aussi profité pour adapter plusieurs aspects de sa pièce à lévolution des bienséances, faisant disparaître la violence ou les allusions sexuelles de plusieurs répliques. Sylvain Cornic a fait le choix judicieux de retenir la leçon de 1661 tout en lui adjoignant les variantes de lédition de 1655, regroupées en annexe.

Marine Souchier

Philippe Quinault, Théâtre complet. Tome III. Tragi-comédies romanesques. Édition de William Brooks et Catherine Marchal-Weyl. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2020. Un vol. de 583 p.

Depuis 2015 et le premier tome de Tragédies publié par Carine Barbafieri, les éditions Classiques Garnier rééditent le théâtre complet de Quinault avec la parution en 2020 du tome II, Comédies, et de ce tome III, intitulé Tragi-comédies romanesques. Cest William Brooks, lun des meilleurs spécialistes de Quinault, qui coédite ce troisième tome avec Catherine Marchal-Weyl, et cest de la belle ouvrage ! Outre lannotation des pièces, une introduction générale dune trentaine de pages, une introduction pour chacune des quatre tragi-comédies, deux index, un glossaire et une bibliographie constituent le riche apparat critique.

Ny aurait-il que le texte seul des quatre pièces, ce volume serait en soi précieux. Seul Le Fantôme amoureux avait bénéficié dune réédition récente (Cicero, 1993) tandis que La Généreuse Ingratitude et Les Coups de lAmour et de la Fortune navaient jamais été réédités depuis deux siècles, et que La Fille généreuse était restée à létat de manuscrit. La présence de cette dernière pièce, alors même que les éditeurs démontrent, à la suite dAlain Cullière, quon ne peut plus lattribuer à Quinault, peut surprendre, dautant que cette tragi-comédie semble être antérieure aux trois autres, mais on admet sans difficulté largument selon lequel elle mérite la publication. Lensemble des textes est établi de façon impeccable. Une seule coquille, au vers 316 des Coups de lAmour…, et aucun vers faux, ce qui, sur un ensemble de près de 6500 vers, est remarquable.

Le texte de La Fille généreuse, imprimée ici pour la première fois, est le fruit dun scrupuleux travail sur les trois manuscrits existants, tandis que, pour les trois autres pièces, les éditions et émissions parues du vivant de lauteur ont été collationnées ; les principes éditoriaux régissant la modernisation des textes sont clairement rappelés – peut-être eût-il fallu les rassembler une fois pour toutes dans un seul avant-propos plutôt que les répéter dans chaque introduction. On pourrait discuter du choix de respecter les majuscules malgré les incohérences manifestes des imprimés originaux (« la Paix » et « la paix » par exemple aux vers 164 et 182 des Coups de lAmour), ou de maintenir lorthographe de certains noms propres « Guelphes » (vers 264 du Fantôme amoureux) mais, dans lensemble, la nécessaire modernisation est harmonieuse et pertinente.

Cest lédition des Coups de lAmour qui apparaît la plus fragile. Manquent çà et là des notes précisant que certains vers sont des apartés (vers 1117-1118) ; la note 33 p. 356 désigne comme « tirade » une réplique de quelques vers ; la note 46 surprend lorsquelle décrit comme « hiatus » la rencontre de deux voyelles alors 722même quelles sont séparées par un -e élidé ; et cette même note ajoute que ce phénomène est « rare », alors quon le rencontre très régulièrement chez Quinault (dans cette même pièce, vers 85, 126, 204, 288, 386, 464, 468, 581, etc.) ; la distribution du vers 1125 sur deux répliques nest pas indiquée par la disposition décalée des hémistiches. On le voit, ce ne sont là que des broutilles, sans conséquence sur la qualité des textes mis à disposition du lecteur contemporain.

Toutefois, dans la perspective dune vulgarisation la plus large possible, on pourra regretter à léchelle du volume une annotation trop rare pour éclaircir certains passages assurément devenus obscurs pour le lecteur du xxie siècle. Si celui-ci peut penser au glossaire pour un mot incontestablement problématique (cas de « grue » au vers 55 de La Généreuse Ingratitude), il peut aisément mésinterpréter la « malice » du vers 156 dans Le Fantôme amoureux, ou le « hasard de lhonneur » dans La Fille généreuse (vers 1112).

Le présupposé savant de lédition se trouve par ailleurs confirmé par la bibliographie qui, si elle mentionne en épigraphe le lien vers le site très complet de Buford Norman, ne rappelle pas les éditions existantes du théâtre déclamé de Quinault, ni ne recense ses tragi-comédies : le lecteur profane aura de ce fait du mal à situer les trois pièces de ce tome III au sein de lœuvre quinaldienne, dautant quaucune date ne figure sous leur titre. Le risque est alors que ladjectif « romanesques » dans le titre du volume soit compris comme lannonce dune distinction entre des tragi-comédies « romanesques » et dautres qui ne le seraient pas, implicite que William Brooks et Catherine Marchal-Weyl auraient dû dissiper en expliquant plus clairement que leur regroupement éditorial suit la logique des sources : seul le lecteur savant peut comprendre par lui-même que ce volume rassemble des pièces dont le sujet est inventé, en attendant un deuxième volume de tragi-comédies dont le sujet puise dans lhistoire (Amalasonte, Le Feint Alcibiade, Le Mariage de Cambise et Stratonice), et dont le titre sera sans nul doute Tragi-comédies historiques, ce qui est par ailleurs tout à fait pertinent et recoupe de surcroît la périodisation de la création quinaldienne.

Cest dire si le lecteur déjà familier du théâtre du xviie siècle trouve son bonheur dans ce tome III, grâce aussi à cinq introductions qui proposent une excellente réflexion sur le genre tragi-comique et ses inflexions dans lœuvre de Quinault. LIntroduction générale, sous-titrée « Quinault et la tragi-comédie », sattache à la question du sous-titre générique des pièces et rappelle la difficulté, voire limpossibilité du départ entre les genres. Lanalyse des titres fait ainsi apparaître leffet de mode dans le choix de lintitulé générique, et les éditeurs convoquent, pour éclaircir ce choix, la stratégie du succès que suit cet auteur « parisien » et « homme du peuple », habile à savoir ce qui réussit sur scène.

Ceci nempêche pas les éditeurs de circonscrire la spécificité de la poétique tragi-comique de Quinault, bien différente de celle des années 1630 : ils rappellent ainsi que la propension de ses personnages à se tromper eux-mêmes, combinée à une constante ironie, contribue à produire une esthétique de la dérision. Les trois introductions déclinent dans le détail cette première réflexion, et lenrichissent de la spécificité de chacune des pièces en présentant lintrigue et les personnages perdus dans les quiproquos et les fausses certitudes. On apprécie également les enquêtes sur les conditions de la création, les hypothèses pour la distribution de La Généreuse Ingratitude (Floridor, Montfleury et la Beauchâteau), ou encore la réception du Fantôme amoureux à lHôtel de Bourgogne à lété 1656. Et, parmi les différences majeures qui séparent lanonyme Fille généreuse des trois pièces de Quinault, on retiendra le goût pour les morceaux lyriques, comme les stances, annonçant le librettiste en devenir.

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Pour rendre compte de cette tragi-comédie des années 1650, où le champ des rebondissements est désormais celui de lintériorité, où lon se ment à soi-même, où on laisse volontairement les autres dans lerreur quitte à se perdre soi-même, William Brooks et Catherine Marchal-Weyl font valoir un élément extrêmement pertinent : la propension à lerreur ne serait rien sans la prescription galante qui empêche de dire et qui contraint au silence les amants. Il nous semble dailleurs, outre limpeccable mise au point sur le genre, que cest là lapport essentiel de ce volume, que de montrer combien, au début des années 1650, Quinault a su mettre la prose du monde (pour reprendre lexpression de Jean-Yves Vialleton) au service dun obstacle tragi-comique désormais intériorisé.

Aux spécialistes de lhistoire du théâtre est donc offerte loccasion de découvrir une tragi-comédie anonyme et inédite, et de relire les premières créations dun jeune Quinault en les situant dans lhistoire du genre tragi-comique.

Hélène Baby

La Fontaine devant ses biographes. Deux siècles de lecture critique indirecte (1650-1850) . Édition de Damien Fortin. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviie siècle », 2019. Un vol. de 1010 p.

Damien Fortin offre dans ce volume une édition critique richement annotée dune ample moisson de textes biographiques consacrés à La Fontaine écrits entre 1650 et 1850. Le parcours qui souvre avec les célèbres anecdotes de Tallemant des Réaux et se termine en point dorgue par le long portrait de Sainte-Beuve est doublement significatif : il nous éclaire à la fois sur la genèse du mythe de La Fontaine comme auteur bonhomme et sur lévolution du genre biographique de lâge de léloquence à la période positiviste. Cette anthologie constitue ainsi une enquête dhistoire littéraire qui, sans les aborder directement, effleure des questions théoriques importantes (en particulier le rapport problématique entre lhomme et lœuvre, entre la personne réelle et son reflet dans les textes, sur lequel chaque biographe est obligé de sinterroger) et illustre le passage progressif de la vie décrivain de tradition humaniste à la biographie littéraire, qui saffirme au début du xixe siècle.

Le premier paradigme est assez bien illustré par lHistoire de la vie et des ouvrages de M. de La Fontaine de Mathieu Marais (1723), qui doit son succès surtout au talent de conteur de ce savant jurisconsulte, tandis que le second modèle, qui se signale par lapproche scientifique dans létude des documents, est représenté par lHistoire de la vie et des ouvrages de J. de La Fontaine de Ch.-A. Walckenaer (1820). Si ce dernier texte na pu entrer dans le volume constitué par Damien Fortin en raison de ses dimensions monumentales, un article biographique plus succinct de Walckenaer donne toutefois un aperçu de sa méthode. Pour simplifier à lextrême, à la tentation de la légende qui domine chez les premiers biographes se substitue chez leurs héritiers positivistes une volonté plus affirmée de démêler le vrai du faux.

Néanmoins, malgré cette évolution, ce qui frappe dabord à la lecture des textes, cest un effet de répétition, presque de « ressassement » : comme le souligne Damien Fortin, une vulgate se forme au fil du temps, que chaque biographe reprend tout en lenrichissant éventuellement. Cette vulgate est constituée par un répertoire danecdotes réelles ou imaginaires et de citations récurrentes censées éclairer le caractère du poète. Les introductions et les notes qui accompagnent chaque texte permettent de suivre la 724genèse et la cristallisation progressive de ces « biographèmes » et de saisir la manière dont chaque nouvelle biographie sinscrit dans un rapport à la fois de continuité et de rupture par rapport aux textes antérieurs. En effet, sous cette uniformité apparente, on perçoit des différences sensibles dun texte à lautre qui tiennent aussi bien à la situation différente des auteurs (il y a parmi eux des érudits, des académiciens, des journalistes, des écrivains, des professeurs, etc.) quaux genres discursifs dont relève le texte, qui supposent des publics différents : de la notice péritextuelle à larticle de dictionnaire ou dencyclopédie, de léloge académique à la biographie proprement dite.

Le parcours des biographies de La Fontaine sarticule en trois étapes. La première section du livre comprend des textes qui vont des années 1650 à la fin du siècle. Il sagit des premiers témoignages sur la vie de La Fontaine qui permettent de saisir sur le vif à la fois la genèse de limage du « Bonhomme » et un début de consécration de lécrivain dans le contexte de la Querelle des Anciens et des Modernes. Ce sont des textes assez hétéroclites aussi bien par leur forme que par leur ton et par loccasion qui les a déterminés : les anecdotes de Tallemant, avec leur ton de confidence amusée, y jouxtent le discours académique de Cureau de La Chambre, bien plus officiel et sévère, le jugement de Baillet, qui propose une sorte de bilan de lœuvre, et le portrait fourni par Perrault dans sa galerie des Hommes illustres (1696), qui érige La Fontaine en poète de référence des Modernes. Ce massif de textes rassemble un premier noyau danecdotes et de jugements qui seront plus amplement orchestrés dans les vies du siècle suivant.

La deuxième section, beaucoup plus longue, sétend sur lensemble du xviiie siècle, époque où sachève le processus de panthéonisation de La Fontaine dans le cadre de lhistoriographie naissante des lettres françaises. Ce nest pas un hasard si le genre discursif le plus représenté, surtout dans la seconde moitié du siècle, est léloge académique, qui répond à la volonté de la part des institutions culturelles de célébrer les « grands hommes » du siècle précédent. Dans le cas de La Fontaine, cette panthéonisation est rendue problématique par la singularité de son image de bonhomme. Les auteurs des nombreux éloges du fabuliste (Chamfort, La Harpe, Gaillard, Naigeon) sattachent alors à concilier la grandeur du poète avec la « naïveté » du personnage, en réfutant le jugement sévère de Voltaire par une fine analyse des qualités littéraires des œuvres. Mais à côté de cette volonté de célébration saffirme aussi lérudition historique, qui incite les biographes à rechercher de nouveaux témoignages et documents qui puissent enrichir le récit biographique. Exemplaire à cet égard est la notice consacrée à La Fontaine par labbé dOlivet dans son Histoire de lAcadémie française (1729), qui exercera une influence durable sur les récits biographiques ultérieurs. Au sein de ce deuxième ensemble se distingue le récit énigmatique que fait Diderot de la vie du fabuliste. Destiné à servir de pièce introductive à la luxueuse édition des Contes réservée aux Fermiers généraux, ce récit offre une sorte dépure très succincte de la vie du fabuliste, qui masque une identification évidente du philosophe à la figure du bonhomme.

La troisième section de louvrage est consacrée aux textes biographiques de la première moitié du xixe siècle, qui coïncide avec lapogée du genre biographique renouvelé dans sa forme comme dans sa méthode. Rejetant la tradition du panégyrique, les biographes visent à reconstituer avec objectivité la vie intime du biographé, sa formation et son environnement familial et social selon un paradigme scientifique qui sinspire souvent des sciences naturelles. Sainte-Beuve, qui a consacré plusieurs portraits à La Fontaine, cherche un équilibre entre ce nouveau paradigme scientifique (qui sera incarné de manière plus systématique par Taine) et une critique de goût qui se 725méfie des systèmes. Mais, en ce qui concerne La Fontaine, lesprit nouveau en matière de biographie est surtout incarné par Charles-Athanase Walckenaer, qui introduit une rigueur scientifique inédite dans lexamen des documents et la recherche darchive. Dans le contexte de la naissance de la nouvelle histoire littéraire universitaire, on sinterroge aussi sur les sources, on établit des filiations, ce qui produit une image moins figée du « Grand Siècle ». Sainte-Beuve rattache La Fontaine, pour lopposer à lidéalisme mystique de Lamartine, aux poètes de la Renaissance, que le critique avait contribué à redécouvrir, et à une ancienne lignée gauloise damateurs de la vieille langue, de Rabelais à Ménage, en passant par Colletet. Néanmoins, lapproche scientifique nexclut pas une volonté presque démiurgique de se projeter « par imprégnation » dans le milieu étudié, de le faire ressurgir au bénéfice du lecteur. Ce nest pas seulement le cas de Sainte-Beuve, mais aussi de Jules Janin, critique apprécié pour sa verve pittoresque et son style haut en couleur. Cest Balzac pourtant qui offre, dans une brève notice péritextuelle datée de 1826, le portrait le plus saisissant de La Fontaine, car il projette de manière empathique sur la figure de celui-ci des thèmes qui seront au cœur de la Comédie humaine, notamment limage du poète martyr et méconnu.

En somme, cette anthologie de textes biograhiques est précieuse à plusieurs titres. Elle donne à lire, à côté de textes célèbres, dautres souvent peu connus et permet de mesurer, à partir de lexemple de La Fontaine, lévolution non seulement du genre biographique, mais plus largement des méthodes de la critique littéraire, qui passe progressivement de lanalyse rhétorique (encore pratiquée par La Harpe) à lapproche historique de la période moderne. Les commentaires et les notes de Damien Fortin permettent au lecteur de saisir les lignes de force de cette évolution et de lorienter dans le grand hypertexte que forment les vies du poète.

Federico Corradi

Pierre Hartmann,Marivaux entre ironie et empathie. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2020. Un vol. de 346 p.

Pierre Hartmann précise les limites de son ambition : présenter « au dilettante autant quau spécialiste » « limaginaire de lécrivain » et les « valeurs esthético-morales qui régissent lœuvre entière ». Il prend pour fil directeur les deux catégories de lempathie et de lironie, également obsédantes aujourdhui. Lintroduction les présente succinctement, la première étant assimilée à lidentification (entre les protagonistes des histoires et du lecteur aux personnages). En ce qui concerne la seconde, Pierre Hartmann écarte limmense littérature théorique qui lui est consacrée, et invite à la comprendre de façon très souple comme une moquerie critique. Louvrage se divise en deux parties, la première consacrée aux représentations épiques (principalement les romans) et la seconde aux dramatiques. Son organisation est « plus analytique que synthétique » nous annonce en incipit lauteur : il décrit en effet successivement toutes les œuvres de Marivaux dans ces deux genres et les enchaîne dans un ordre chronologique. Il procède toujours de la même façon : un premier paragraphe situe et caractérise lœuvre, la suite en fait une représentation schématique qui reconstitue les étapes de lhistoire et met en évidence surtout les rapports entre les personnages en privilégiant leur qualité ou leur défaut dempathie, un dernier paragraphe fait un bilan de cette part démotion exhibée et partagée. Louvrage s'apparente donc à une encyclopédie dont les titres des oeuvres constituent les entrées. Il sera utile à 726ceux qui veulent découvrir ou se remettre en mémoire un texte de Marivaux, mais lallure pédestre de louvrage risque de nuire à lexposé du projet annoncé dans le titre. Pierre Hartmann se recommande et sinspire des éditions faites par H. Coulet et M. Gilot, et par F. Deloffre et F. Rubellin du théâtre de Marivaux, de celle des Journaux par F. Deloffre et M. Gilot, et de celle des romans par F. Deloffre. Ceux-ci nous offrent en effet des notices substantielles de chaque texte, comportant à la fois des informations historiques et des interprétations. Pierre Hartmann sinscrit à leur suite et aborde les œuvres dans une perspective très voisine. Ses notices sont rédigées avec élégance, clarté et enthousiasme et on est enchanté de bien des passages alertes et lumineux. Il entend manifester et justifier son admiration, en se plaçant sur un plan purement littéraire et sans recourir à rien des sciences humaines. Ses interprétations sont commandées par le principe qui inspirait H. Coulet de faire complètement confiance aux personnages, à leurs déclarations et à leurs sentiments. Pierre Hartmann subordonne toujours les manifestations de lironie à celles de lempathie : cest elles dont il veut montrer la place dominante, les valeurs, les effets. Pour cela il sappuie sur la représentation quen fait Marivaux en en dotant ses héros. Il retient des premiers romans des années 1712-1715 quils conservent les conceptions médiévales de lamour. Dans les deux romans plus tardifs (1729-1741), il sattache surtout aux rapports affectifs entre les personnages. Il en vient ainsi à définir ces œuvres comme des « romans tendres ». Retrouvant au théâtre lempire des mêmes rapports affectifs, il parle de « comédies sentimentales ». De lexamen successif des œuvres, il conclut après H. Coulet et M. Gilot à lhumanisme de Marivaux en mettant laccent sur la valeur pédagogique que prend le soin de lexpression culminant dans un art subjectif de se dire : il y voit une civilisation des mœurs à dimension esthétique. Cest la proposition la plus intéressante de cet ouvrage.

La perspective critique adoptée pour lire les œuvres repose toutefois sur certaines sélections discutables. Pierre Hartmann suppose que la représentation de lémotion émeut le lecteur et que celle de comportements empathiques éveille son empathie. Sil faut apprécier lœuvre de Marivaux à son poids démotions, elle risque de ne pas peser très lourd face aux œuvres de la Renaissance tardive ou du xixe siècle. Mais chacun a le droit ou non de partager les douleurs de Marianne ou de Silvia. Pierre Hartmann montre avec talent limportance de la sensibilité et de la sympathie pour Marivaux, et, sans les nommer directement, il évoque sur un ton polémique les mises en scène et les critiques qui manqueraient de cette sympathie. Pour accréditer sa thèse, il ne donne quune place minime aux Journaux de Marivaux. Ils mettent pourtant en avant une autre conception que empathique de lœuvre et privilégient les notions dingéniosité et desprit, et ils séloignent de tout ce qui incite Pierre Hartmann à ne retenir que les bons sentiments et les douceurs tendres. Dans ces trois périodiques, Marivaux sattache à toutes les capacités destructrices de lêtre humain, et met à distance lémotion par lhétérogénéité, la fragmentation, linachèvement constant, et enfin des emboîtements qui créent autant de points de vue différents sur la matière affective. Pierre Hartmann fait ainsi de la première page du Spectateur français une lecture un peu réductrice par omission de la superposition des niveaux du discours, qui est vertigineuse. Marivaux a rédigé trois réécritures du Don Quichotte de Cervantès, dont la lecture contemporaine est redevable à la notion de « perspectivisme » introduite par Américo Castro en 1925. Cest aussi ce quen a retenu Marivaux et quil met en œuvre. Son ingéniosité, dont on retrouve des équivalents chez Montesquieu, Crébillon, Prévost et Diderot, recourt dans les romans également à linachèvement, à lemboîtement des énoncés, 727aux contradictions des personnages et à lécart entre leurs discours et leurs actions. Elle doit dans les comédies se concilier avec des conclusions dans lensemble gaies (gaieté qui nest pas aussi générale que laffirme Pierre Hartmann), et elle ménage des interprétations divergentes par la formation de lintrigue, le partage des intérêts et les niveaux différents où se situent les personnages selon leur origine et leur situation. À plusieurs reprises Pierre Hartmann oppose les choix de Marivaux à ceux de lâge baroque (lexamen de la tragédie Annibal aurait pu préciser le lien, sur la question, entre Marivaux et Corneille), mais il associe toujours le baroque à un jeu de miroirs vide de contenu. Cette conception simplificatrice écarte justement la formation dun perspectivisme exceptionnellement riche chez Montaigne, Shakespeare, Cervantès, puis Corneille et Marino, que le xviiie siècle va adopter et adapter à des fins et avec des procédés propres. La voix de la sympathie est bien présente chez Marivaux, elle sonne avec grâce et élégance, mais il serait profitable de la saisir dans ses rapports polyphoniques avec dautres qui permettent de mettre à jour la contradiction et le déchirement. Il est peut-être plus favorable à lécrivain de penser que cest là où se situe le pouvoir de toucher et dintéresser et non dans la représentation tendre de la tendresse fragile et équivoque de ses personnages.

Jean-Paul Sermain

Frédéric Calas et Anne-Marie Garagnon, Cinq études sur le style de Rousseau. Condeixa-a-Nova, La Ligne dombre, « Mémoires et Documents sur Voltaire », 2020. Un vol. de 179 p.

La particularité de cet ouvrage est dêtre bifrons : il peut fonctionner comme manuel méthodologique de létude stylistique misant sur les vertus de lexemplum ; il est aussi un essai sur la poétique rousseauiste.

De loutil méthodologique, louvrage a la rigueur scientifique, la précision analytique et la visée interprétative. Au long des cinq études de courts extraits de lœuvre de Rousseau, cest larticulation permanente du local et du global qui est menée avec brio. Le glossaire riche dune quarantaine de pages est un instrument de travail qui savère particulièrement utile aux étudiants confrontés à lépreuve formatée de létude stylistique des concours. Ces cinq études peuvent en effet être lues comme des modèles du genre, alliant des observations micro-structurales extrêmement fines et minutieuses à des commentaires englobants qui font intervenir lintertextualité, la sémantique diachronique ou retracent lhistoire dun genre ou dune forme ; ainsi en est-il des modèles génériques de la lettre et de sa scénographie du « hors-la-vue », de la confession et de lautobiographie, ou encore de la sentence (LÉmile) et du portrait (Les Dialogues) : autant dheureuses convocations qui recontextualisent les commentaires et les font ainsi échapper à une technicité hors-sol, qui peut être le risque de létude stylistique dun extrait. Cet ouvrage est aussi un plaidoyer pour une stylistique raisonnée et interprétative. Celle-ci croise différentes approches et emprunte à différentes théories, telles la lexicologie – avec une attention particulière portée à la fortune de certains mots comme la triade « esclavage, illusion, prestige » (p. 40), ladjectif « misérable » pour le commentaire de lÉmile – lanalyse figurale avec le regard sur loxymore (p. 43), lantithèse (p. 108), lhyperbole (p. 119) et le polyptote (p. 119) entre autres, la grammaire et la syntaxe encore avec létude des tiroirs verbaux ou enfin la pragmatique quand une poétique de lénonciation 728se dessine (p. 103). Elle étudie le texte à ces différents niveaux, comme le montre en particulier lanalyse des procédés de la généralisation dans lÉmile observés au niveau rhétorique, grammatical et lexical (p. 37 sq.).

De louvrage qui prend place légitime au cœur des études rousseauistes, louvrage a la visée exploratoire et lambition inductive, qui, à partir dun échantillonnage de lœuvre dun écrivain, entend esquisser larmature dune poétique. Il nest plus à dire que Rousseau est un écrivain polymorphe qui sest essayé à la polyvalence générique. Le choix des cinq études rend compte de cette diversité en analysant différents modèles génériques, depuis la lettre damour extraite de La Nouvelle Héloïse jusquà la première promenade des Rêveries du promeneur solitaire en passant par lÉmile ou lÉducation et sa « théorie de lhomme », le style autobiographique des Confessions et le dialogisme argumentatif des Dialogues ou Rousseau juge de Jean-Jacques.

Lobservation des faits de langue est guidée par le genre de lextrait. Ce sont par exemple les mécanismes de la défense de Rousseau appuyés sur la figure du « contre-pied » (p. 86-87) qui serviront de fil directeur à létude de lextrait des Dialogues. Lanalyse des variations de la scénographie permet de maintenir un fil directeur méthodologique tout en pointant les particularités génériques qui distinguent la scène autobiographique et le feuilletage énonciatif de La Nouvelle Héloïse dune part et la scène argumentative des Dialogues dautre part, par exemple. Des excursions en dehors du cadre strict des extraits permettent de les éclairer sans les perdre de vue : on peut ainsi lire des passages sur des formes comme lélégie et ses trois orientations rhétoriques (laudatio, lamentatio, consolatio) à loccasion du commentaire sur La Nouvelle Héloïse tandis quedes renvois internes à lœuvre de Rousseau réinsèrent les fragments dans le tout de lœuvre pour en retrouver la cohérence.

Cest aussi limaginaire de Rousseau qui se construit au fil des pages : au travers des images en particulier, celle de la métaphore obsessionnelle aquatique dans lextrait de La Nouvelle Héloïse (p. 31), celle du « cheval rétif » dans Les Rêveries (p. 121). « Les discours les plus éloquents sont ceux où len enchâsse le plus dimages » écrit Rousseau dans lEssai sur lorigine des langues, comme cela est utilement rappelé à la page 125. Cest encore cette figure de lépanorthose, élue figure-clé de limaginaire et de lécriture rousseauiste, qui, en conclusion, réunit les cinq extraits étudiés dans une cohérence retrouvée en faisant entendre, en ses multiples ramifications, la voix unique de Rousseau.

Cet ouvrage réussit finalement lalliance de lobservation microstructurale et de lanalyse macrostructurale, du singulier et du général pour célébrer lefficacité de la méthode stylistique mise au service dune poétique, en usant dune démonstration par lexemple. « Lexemple est léquivalent macrostructural de la métaphore » écrit C. Fromilhague (citée p. 51) : ces cinq études font figure de condensé figural de létude stylistique qui réussit ce tour de force de proposer lesquisse éclairée dune poétique rousseauiste.

Véronique Magri

Gérard Lahouati, Avec Casanova. Penser, songer et rire. Paris, Classiques Garnier, « LEurope des Lumières », 2020. Un vol. de 348 p.

Les spécialistes de Casanova connaissent la thèse que Gérard Lahouati a consacrée à lauteur de lHistoire de ma vie à une époque où luniversité sintéressait beaucoup moins 729à lui quaujourdhui (LIdéal des Lumières dans lHistoire de ma vie de G. Casanova, Rennes, 1988). Ils attendaient quun ouvrage rassemble les contributions de lauteur aux études casanoviennes (ou casanovistes). Ce livre répond à cette attente en procurant, en une quinzaine de chapitres, un utile rappel des perspectives de la thèse et une vision densemble des travaux ultérieurs de lauteur, remaniés pour loccasion.

Les spécificités de lécriture de Casanova sont dabord envisagées (« Première partie : Lécriture, laventure »). Les deux premiers chapitres rappellent les grands principes littéraires de lécrivain (écrire comme on parle, faire rire, émouvoir ; associer écriture et plaisirs en réponse à langoisse de léchec et à la hantise de lenfermement), les deux suivants montrent que le duel et la fuite, loin de ne constituer que le matériau dhistoires romanesques (certes particulièrement importantes pour laventurier), représentent deux modalités décisives de lécriture de soi : le récit de duel est « une façon de construire une épopée singulière, dans des registres qui passent du grotesque au pathétique » (p. 72) et, « si le contenu de lHistoire de ma vie est une orchestration du thème de la fuite, lécriture de lautobiographie peut, elle-même, être interprétée comme une fuite » (p. 80). Le dernier chapitre sintéresse aux relations entre lécriture et le sensible en menant une enquête sur la place des odeurs dans lHistoire de ma vie. Dans la continuité de la thèse, qui avait abordé le rapport de Casanova aux Lumières, la seconde partie porte sur le « philosophe », en le confrontant à ses doubles et à ses ombres : lécrivain « brouillant le jeu entre la loi sociale et le fantasme » (p. 129), le « fripon », limposteur, mais aussi le superstitieux (« Deuxième partie. Un philosophe, un fripon ou un fou ? »). Ce sont ici les tentations de Casanova, son rapport complexe à la superstition, son hostilité à la Révolution, son intérêt pour la philosophie matérialiste qui viennent au centre de lattention ; puis un dernier chapitre se penche sur lattribution problématique des Dialogues chrétiens et lépisode de la rencontre entre Casanova et Voltaire. La troisième et dernière partie permet de préciser les enjeux propres de lHistoire de ma vie tout en montrant que lœuvre prend place dans son époque. Gérard Lahouati rapproche Casanova dautres auteurs au cours dune série de réflexions sur le souvenir denfance tel quil sinvente alors (Rousseau, Casanova, Rétif et quelques autres), la dialectique entre « singularité » et « exemplarité » propre à lécriture autobiographique, la désinvolture (Chamfort, Diderot, Casanova, Ligne) et le champagne. Les relations entre lHistoire de ma vie et les Confessions de Rousseau, analysées tout au long de cette partie, font lobjet dun chapitre spécifique : Gérard Lahouati constate les différences fondamentales entre les deux œuvres (obsession de la vérité et de lauthenticité dun côté, « dissolution baroque de lêtre dans le déguisement et le prestige de la parole » de lautre) tout en montrant les dettes de Casanova envers Rousseau et tout ce qui rapproche les deux écrivains (une certaine exigence de vérité, limportance de la sexualité et du corps, la place du discours sur les fantasmes). Le dernier chapitre du livre, en guise de conclusion générale, porte sur la lettre À Léonard Snetlage, réponse de Casanova à un dictionnaire des néologismes révolutionnaires comportant aussi, de manière ludique et sous forme de fiction, « un moyen de redécouvrir ce qua dû être la langue naturelle » (p. 319). Il nest pas indifférent que le dernier texte publié par Casanova soit une réflexion sur les mots et sur le langage : « façon de dire, selon Gérard Lahouati, que ce sont les mots, au-delà des actes, qui constituent lessentiel de lhistoire des hommes » (p. 323).

Si lon peut bien sûr toujours discuter telle ou telle interprétation (par exemple à propos de la place de la religion dans la préface de 1797), lessentiel est ailleurs et tient à « la quête du sens » (titre de lultime sous-partie du dernier chapitre) entreprise 730par lauteur. Gérard Lahouati offre, selon lheureuse formule de M. Delon dans la préface, « un portrait éclaté et cohérent du Vénitien » (p. 8), il cherche à « retracer un parcours en témoignant de la variété des approches possibles de lHistoire de ma vie » (p. 18) : cette variété, requise par lœuvre, est du reste parfaitement compatible avec la cohérence de la démarche critique, sensible aux enjeux dune écriture que travaillent « [les] ambiguïtés et [les] contradictions dune époque de mutations intellectuelles et sociales » et qui ne réduit jamais l« irréductible complexité de lêtre humain » (p. 167).

Jean-Christophe Igalens

Sadek Neaimi, La Superstition raisonnable. La mythologie pharaonique au siècle des Lumières. Paris, Classiques Garnier, « LEurope des Lumières », 2016. Un vol. de 257 p.

Au 18e siècle, savants et hommes de lettres redécouvrent lÉgypte ancienne, souvent qualifiée d« énigmatique » et de « mystérieuse », au travers des récits de voyageurs antiquaires, des écrits missionnaires, mais aussi des traductions en latin de témoignages grecs issus de la Renaissance (à lexemple du Corpus Hermeticum par Marsile Ficin et des Hieroglyphica dHorapollon). Afin de montrer lintérêt croissant porté à la culture pharaonique, lauteur a rassemblé des sources très diverses : philosophes, théologiens, collectionneurs, historiographes, francs-maçons, romanciers, poètes. Louvrage explore plus particulièrement le regard que lon porte alors sur les « superstitions » et l« idolâtrie » de la culture pharaonique. Selon lauteur, le regard est ambivalent : dune part, les philosophes sont animés par le désir de « sortir du labyrinthe » (p. 41), en dautres termes de dévoiler la sagesse de lÉgypte ancienne. Dans cette perspective, le déchiffrement des hiéroglyphes, dont on pense quils recèlent un savoir secret consigné par les prêtres égyptiens, devient une préoccupation majeure. Cette volonté de « percer les ténèbres » (p. 63) se reflète également dans les recherches comparatistes. En mettant en parallèle les cultes des anciens Égyptiens avec ceux de lAfrique et de lAmérique, les savants alimentent un ample faisceau de questionnements sur lorigine, le développement et les formes de la croyance, mais aussi, et plus largement, sur les langues. Dautre part, la culture de lÉgypte ancienne est perçue très négativement : cette « terre du fétichisme et de labsurde superstition » (p. 181) est le lieu dune croyance qui a dégénéré en idolâtrie, comme lillustre le cas de la zoolâtrie.

Lauteur présente un corpus riche qui recouvre quasiment lensemble de la production imprimée en lien avec lÉgypte ancienne au 18e siècle. Les analyses sont, par endroits, intéressantes, et permettent au grand public dacquérir une bonne vue densemble. Le spécialiste, en revanche, regrettera des généralisations par moments hâtives : les savants des Lumières ne forment pas un corps unifié, loin sen faut, et ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Le propos est contestable sur certains points, sagissant, entre autres, du rapport de Diderot à lÉgypte ancienne (notamment dans les Salons, voir p. 189-190 et p. 214-216) ; les rapprochements entre certains auteurs ne sont pas suffisamment étayés et créent un effet de catalogue qui nuit à largumentation (un manque renforcé par labsence dune délimitation chronologique stricte). Il aurait donc été judicieux de contextualiser davantage et, éventuellement, de réduire le nombre de textes abordés. On aurait souhaité par ailleurs voir figurer des gravures comme celles que lon trouve dans le Recueil dantiquités égyptiennes de Caylus, lEncyclopédie ou dans les ouvrages 731des collectionneurs : comment représente-t-on alors les formes de la croyance, celles-ci étant un vecteur essentiel de la fascination pour les cultures orientales ? Pour conclure, un objet aussi débattu et aussi important que la superstition aurait gagné à être abordé sous un angle plus resserré. Le lecteur reste donc sur sa faim.

Sarah Diane Brämer

Gérard de Nerval, Œuvres complètes. Tome X. La Bohême galante Petits châteaux de Bohême. Édition critique de Jean-Nicolas Illouz. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2020. Un vol. de 240 p.

Ce dixième volume de lédition des Œuvres complètes de Gérard de Nerval chez Garnier rassemble La Bohême galante publiée dans LArtiste en 1852 alors que la revue est sous la direction dArsène Houssaye, et Petits châteaux de Bohême qui sort quelques temps plus tard chez Didier. Bien souvent délaissés au regard du large corpus nervalien, ces deux textes prennent ici une résonance nouvelle. Outre lappareil critique, exemplaire comme la recontextualisation des deux œuvres, la question de leur généricité est au cœur de la présente édition, car ils soffrent en miroir lun de lautre, le premier appartenant à laire médiatique et le second à laire éditoriale. Entre les deux versions, Nerval a restructuré son témoignage, ajoutant deux châteaux nouveaux, élaguant et/ou permutant certains textes. Néanmoins cet ensemble de « prose et de poésie » comme le précise le titre complet des Petits châteaux de Bohême est exemplaire du travail nervalien sur le prosimètre et confère à lédition de Jean-Nicolas Illouz lun de ses grands intérêts.

Jean-Nicolas Illouz a recontextualisé avec grand soin la genèse des deux textes « issus dune même matrice » et participant « dun même geste décriture », « pris dans le jeu de ce constant déplacement qui préside à la création nervalienne ». Publiée du 1er juillet au 15 décembre 1852 dans LArtiste, La Bohême galante vient combler le souhait réitéré dArsène Houssaye que Nerval offre une évocation de la bohème du Doyenné. Henry Murger avait en effet obtenu dès 1849 un large succès au théâtre avec La Vie de Bohème coécrite avec Théodore Barrière. En 1851, à la demande de Michel Lévy, il a réuni ses feuilletons du Corsaire-Satan en un roman, Scènes de la Bohème, qui prendra ensuite le titre de Scènes de la vie de Bohème. Murger trouve alors une large chambre décho dans la presse et si une véritable mode sest emparée du motif bohème, la réaction dArsène Houssaye pourrait avoir été relancée par loubli des Jeunes-France et du Doyenné dans la préface des Scènes où Murger sadonne à un essai dhistoire fantaisiste de la bohème. À loccasion de la pièce et du roman, Arsène Houssaye et Théophile Gautier avaient déjà rappelé le précédent quavait constitué le Doyenné, mais cest à Nerval quincombe la tâche de ressusciter ce moment qui se doit dentrer ainsi dans lhistoire littéraire en corrigeant la version murgérienne. Le rôle moteur dArsène Houssaye est souligné ici par la publication en annexe (p. 204-218) de huit folios du manuscrit original de La Bohême galante corrigés de la main du directeur de LArtiste.

Très différente des évocations de Gautier – notamment « Marilhat » (Revue des deux mondes, 1er juillet 1848) – qui seront parachevées par son Histoire du Romantisme, celle, plus intime, quoffre Nerval dans ces deux textes, relève dun délicat « patchwork » où il « recoud » des textes antérieurs et, comme le souligne Jean-Nicolas Illouz, se livre au jeu des « associations ». Le travail de lécriture est 732pris dans une dynamique de déplacements et de condensations successives dont La Bohême galante offre « la ligne serpentine » tandis que Petits châteaux de Bohême « prend lallure […] dun parcours plus balisé, où, sous le couvert de la fantaisie, trois fils décritures sentremêlent savamment et vibrent ensemble ». Léditeur y analyse successivement le « fil historique, qui fait de la bohême le lieu commun dune génération », le « fil autobiographique » et le « fil poétique ».

Avec le Doyenné est posé « le lieu commun » dune génération poétique, celui dune « colonie dartistes » mais qui sera vouée, comme les générations qui vont suivre, à la prose du journal. Tout lecteur a le sentiment que Nerval mime quelque peu dans La Bohême galante la disparate des magasins dantiquités quil fréquente et où sont rassemblées les traces des existences naufragées. Leffacement de la mémoire de ce quartier par les démolisseurs augure parallèlement de la perte dauréole du poète. Jean-Nicolas Illouz décrit très précisément ces deux constructions narratives qui, marquées par Nodier, relèvent « autant de châteaux de cartes ou châteaux en Espagne » mais qui ont pour fonction dajouter le château de la Bohême du Doyenné face à la « bohème moderne ». Cela prend parallèlement la dimension autobiographique réclamée par Arsène Houssaye et que Jean-Nicolas Illouz réarticule avec lexposition des écrivains dans une presse qui est en train de se développer considérablement et a fait de Nerval une personne publique nimbée de légendes. Nerval oppose à cela une « fugue » où sentrelacent le réel et la poésie. Léditeur met dès lors laccent sur lagencement des textes qui conduit à son approche générique dune « rhapsodie de vers et de prose » et de « petits mémoires littéraires » chargés de dire le je à travers le prisme de lœuvre. « Tout se passe comme si Nerval disposait ses textes comme on tirerait des cartes afin dy déchiffrer un “Destin” ». La forme du prosimètre que Nerval reprend à la Vita Nuova de Dante et quil déploie dans ses dimensions narrative, poétique et critique, senroule désormais en « tresses » teintées dironie et dominées par la fantaisie, signant de leur chiffre la poétique de ces textes tout en préparant ceux à venir.

Cette édition restitue la place importante dœuvres souvent convoquées pour dautres raisons quelles-mêmes. Jean-Nicolas Illouz, tout en faisant le point sur létat le plus récent de la critique, documente ce volume de manière très pratique. Ainsi au lieu de procéder à des renvois pour la nécessaire annotation de deux œuvres offrant de très nombreuses reprises, il a procédé à chaque fois à une annotation spécifique de ces deux textes.

Jean-Didier Wagneur

Tommaso Meldolesi, Benjamin Gastineau ou lengagement dun littérateur populaire de la seconde moitié du xixe siècle. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et Modernités », 2020. Un vol. de 289 p.

« Gastineau (Benjamin). – Son exil fera sa fortune littéraire ; on ne peut pas prononcer quelque part le nom de lAlgérie sans que Ben Gastineau se lève et demande la parole pour un fait personnel. Laborieux et consciencieux. Il est blond comme le beurre frais. » Cest ainsi que Charles Monselet, « génie du petit article » (à en croire les Goncourt dans Charles Dumailly), croque le portrait de son confrère, dans La Lorgnette littéraire. Dictionnaire des grands et petits auteurs de mon temps [1857]. Le portrait de Gastineau en 1871 confirme ce scénario auctorial 733engagé ; cest bien celui dun militant républicain démoc-soc : sur la photographie qui ouvre le volume cadrée de près, lécrivain a les cheveux sur la nuque, il arbore une barbe longue et hirsute, un front à la Hugo, et son regard clair semble chercher hors-cadre un avenir qui se dérobe.

Journaliste, écrivain et dramaturge, Benjamin Gastineau nest pas un inconnu : le site Médias19 recense sa présence dans les recueils biographiques dAlfred Dantès [1875], dAdolphe Bitard [1878 et 1887], de Gustave Vapereau [1893] ; Pierre Larousse lui consacre une brève notice dans son très militant Grand dictionnaire universel du xixe siècle [1866-1877]. Si une grande partie de sa carrière sest déroulée, sous le second Empire, en province, il a aussi collaboré à des journaux parisiens à large audience comme La Presse ; à la Revue de Paris ou au Courrier du dimanche, il a côtoyé des collaborateurs jouissant dune grande notoriété dans le champ littéraire et politique (Flaubert, Du Camp ou Prévost-Paradol, pour ne citer queux). Membre de la Société des gens de lettres dès 1850, Gastineau est transporté deux fois en Algérie sous le second Empire pour activisme républicain, puis exilé pendant huit ans à Bruxelles pour son rôle dans la Commune de Paris (il a dirigé la bibliothèque Mazarine) : il na jamais dissocié son activité décrivain de son engagement militant.

La trajectoire de Gastineau est sociologiquement significative, et représentative de maints journalistes de sa génération. Fils de notaire, né en 1823 dans la petite ville de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), il a été élevé dans une région encore très marquée par le souvenir des guerres de Vendée : la bourgeoisie républicaine et voltairienne, héritière des bleus, y maintient énergiquement la mémoire de la Révolution ; inversement, les années de la « Terreur » ont laissé leurs marques : le grand-père Gastineau a été guillotiné en 1794 pour avoir donné lasile à des prêtres réfractaires. Anticlérical, militant de la Libre Pensée et admirateur de Voltaire, Benjamin se revendique très tôt comme un héritier des Lumières.

Parti à vingt ans pour la capitale, ce nouveau « grand homme de province à Paris » rejoint la bohème des débutants littéraires qui, bénéficiant dun faible capital économique et social, tentent à grand-peine de simposer dans le champ littéraire et médiatique. Gastineau travaille dabord comme metteur en pages pour des journaux « avancés » ; parallèlement, il lance sa carrière dhomme de lettres, en publiant, dans le sillage de Michelet et Quinet (Les Jésuites, 1843) et dEugène Sue (Le Juif errant, 1844-1845), deux ouvrages polémiques dénonçant lemprise liberticide de lÉglise sur les esprits et la société. Ses premières fictions, inspirées de la veine mélodramatique et du roman social, se revendiquent explicitement comme « populaires », à tous les sens du terme ; son militantisme lamène dautre part à écrire pour le journal de Proudhon, La Voix du peuple, de petits sketches militants dont la forme théâtrale, brève et percutante, préfigure certaines formes privilégiées par les écrivains anarchistes plus tard dans le siècle. Devenu en 1850 rédacteur en chef de LAmi du peuple, journal du Gers (le titre est tout un programme), il milite pour une République universelle et défend une vision européenne et internationaliste.

Cet engagement républicain lui vaut une condamnation à la déportation en Algérie. Revenu en 1854 dans une France accablée par le grand silence de lEmpire, Gastineau ne peut poursuivre sa campagne républicaine et socialiste dans une presse désormais fermement muselée ; son journal Le Guetteur de Saint-Quentin est supprimé en 1858, et lui-même à nouveau exilé après lattentat dOrsini. Gracié en 1859, il se construit dans les années 1860 une scénographie auctoriale centrée sur lexpérience de lexil algérien, tout en poursuivant sa croisade anticléricale, libérale et républicaine, ainsi que son œuvre de journaliste « social ». Dans le journal de Félix Pyat Le Combat, 734il défend dès 1870 lidée dune Commune parisienne seule capable de sauver la République ; début mai 1871, il est nommé à la tête de la bibliothèque Mazarine.

Poursuivi par les autorités après la Semaine sanglante, il échappe à la police et sexile à Bruxelles, où il garde une activité militante soutenue, notamment par le biais de conférences au siège de la Libre-Pensée. Après lamnistie, il reprend son combat anticlérical et républicain, en réponse à loffensive que mène depuis une décennie le parti de lOrdre moral.

La trajectoire de Benjamin Gastineau, aventureuse et accidentée, est à la fois significative et singulière : elle recèle un attrait et une originalité romanesques qui piquent la curiosité. Faute dune suffisante assise historique, méthodologique et critique, louvrage de Tommaso Meldolesi ne répond pas à toutes les attentes que suscite son entreprise. Le livre a du moins le mérite dattirer lattention sur une œuvre littéraire et journalistique très diverse, sous-tendue par un engagement républicain et social jamais démenti – à cet égard, les pages consacrées au Voyage en chemin de fer [1861] donnent envie de poursuivre linvestigation !

Corinne Saminadayar-Perrin

Joris-Karl Huysmans, Œuvres Complètes.Tome IX – 1905-1907. Édition de Jean-Marie Seillan. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2020. Un vol. de 592 p.

Éditer lœuvre du début à la fin, même les textes jamais publiés, cest tout donner à lire au « lecteur daujourdhui » et aux chercheurs : pas de choix thématiques dans cette édition, mais au contraire, une invitation à interroger lévolution et la cohérence de lécriture huysmansienne. Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan ne se veulent pas omniscients, mais éclairants, en proposant un découpage intéressant, en plus de limportant appareil critique, synthèse de cent ans de recherche huysmansienne. En effet, même si lon peut délimiter des périodes dans lécriture huysmansienne, il est difficile de découper clairement lœuvre, notamment après LOblat, dernier roman de lauteur.

Dans ce tome IX, Jean-Marie Seillan nous offre une lecture particulière des deux derniers textes de Huysmans : les Trois Églises, quil séparedes TroisPrimitifs, parus juste avant, fin 1904, et auxquels Huysmans prévoit pourtant de les ajouter ; de plus, il place cette monographie en recueil, avant Les Foules de Lourdes, alors que seuls deux de ces textes paraissent avant 1906 (« Saint Germain lAuxerrois » et « La Symbolique de Notre-Dame de Paris » ; « Saint-Merry » ne connaît pas de pré-publication).

Jean-Marie Seillan explique quil lie ces deux ouvrages par leur traitement du lieu. Il commence par définir la « monographie » comme genre, en ce quelle a de spécifique chez Huysmans, et souligne ensuite que, même si le projet décriture de ces deux livres nest pas clair et que lon nen a aucune trace, il est possible de regrouper ces églises parisiennes et Lourdes : « Comme lindique le toponyme inscrit dans chacun de ces quatre titres, cest le lieu qui commande à lécriture et qui, de ce fait, prive celle-ci de narrativité, au bénéfice de la description et du commentaire » (p. 8).

Nous pouvons trouver un autre point commun aux Trois Églises et aux Foules de Lourdes dans leur quasi-absence éditoriale : alors que lon trouve les Trois Primitifs dans les anthologies des écrits sur lart de Huysmans, les Trois Églises nont pas été édités depuis les Œuvres Complètes chez Crès et Cie, même si lon 735trouve parfois lun des trois textes du recueil avec dautres textes, dans des éditions thématiques. Les Foules de Lourdes ont été rééditées en 1958 chez Plon puis en 1993 chez Jérôme Million, mais cest un texte qui reste peu étudié. Jean-Marie Seillan fait ainsi revivre ces deux ouvrages en les assemblant dans un tome accessible par sa maniabilité (600 pages, alors que le tome I en compte 1382), qui lui permet de suivre le chemin vers les « foules » qua fait Huysmans, sans concéder à lexigence dun lecteur curieux et ouvert desprit.

La proximité des deux textes fait également ressortir la spécificité des Foules de Lourdes : ainsi, après le style monographique des TroisÉglises, explose la poésie du dernier ouvrage de Huysmans, mais aussi sa complexité qui en fait un texte inclassable, qui « exclut tout romanesque, et sinscrit dans un “genre agénérique” » : « la promenade descriptive », tout autant que dans celui du « reportage journalistique » (p. 117), « enquête confinant au journalisme dinvestigation » (p. 123). Dans ce texte, Huysmans répond à Zola, mais il fait également un pèlerinage religieux (p. 153) au moment où il souffre de plus en plus et prend conscience quil est malade. Cette dimension personnelle – Huysmans pratique les écrits de soi – donne à largumentation de Huysmans une dimension subjective et même lyrique, dans de longues descriptions poétiques nous rappelant que même sil na composé quun seul recueil de poèmes en prose, ce genre est toujours présent sous sa plume.

Nous pouvons donc apprécier la lecture de ces textes face à face, qui nous montrent lévolution de lécriture de Huysmans, de descriptions documentées à une vision de Lourdes où les foules attendent la guérison comme les spectateurs attendaient larrivée de Marie dans les Miracles médiévaux. Cette mise en scène est favorisée par la géographie et laménagement de la ville, en plein changement pour accueillir les très nombreux pèlerins après les apparitions de 1858. Ce dernier ouvrage où la polémique se mêle à la poésie est un regard posé sur le siècle de largent et du divertissement, et une solution entrevue, de se pencher vers les foules, de la même manière que la Vierge dans ce texte : Huysmans raconte en effet quelle sinstalle à Lourdes pour combattre le Diable qui anéantit tout sens esthétique et exalte largent. Réponse à Zola, certes, pèlerinage religieux, certes, mais aussi pamphlet artistique, social et politique : Huysmans appelle à retrouver le Beau, comme le montrent ses descriptions de la nature et ses appels à mettre les artistes au centre de Lourdes, même ceux quil jugerait médiocres dans un autre contexte, comme la statue de Maniglier : « On la jugerait, dans une exposition de Paris, courte et savonneuse, sans aucun caractère religieux, mais ici, elle fulgure, admirable, en face des infernales fantaisies de la maison Raffl » (p. 246).

Dans ce dernier tome des Œuvres Complètes, Jean-Marie Seillan réussit à rendre ces deux ouvrages lisibles dans toute leur sensibilité pour le lecteur, et dans toute leur complexité pour le chercheur. Cette synthèse correspond à lécriture huysmansienne, comme le montre son lectorat, et ouvre de vastes perspectives détudes et de recherches.

Carine Roucan

Hippolyte Taine, Voyage en Italie. Édition établie par Michel Brix. Paris, Bartillat, 2018. Un vol. de 663 p.

« Encore quelles fassent un bon abécédaire pour débrouiller le jeune voyageur, on peut négliger les rédactions de Taine sur Venise », affirmait Barrès dans « La mort 736de Venise ». Dans Du sang, de la volupté et de la mort, il confiait déjà avoir, dans le goût de ses Huit jours chez M. Renan, jadis écrit, puis renoncé à publier « un essai de critique pittoresque, sous ce titre, suffisamment explicatif, Monsieur Taine en voyage. » Il y faisait reproche à lauteur du Voyage en Italie de passer une journée sur le lac de Côme, enfermé dans la cabine du bateau et plus encore dans ses papiers et ses livres, à terminer sa description de Venise… Cest laccusation souvent répétée à lencontre de Taine davoir abusé dérudition et dêtre moins un touriste que lon choisirait volontiers pour compagnon de voyage quun esprit livresque – « trop savant », comme le disait Émile Zola. Au même titre que les Lettres du président de Brosses ou Rome, Naples et Florence, le Voyage en Italie de Taine, publié en 1866, fit pourtant longtemps fonction douvrage de référence pour les Français désireux de découvrir lItalie. Gaspard Vallette assurait, en 1909, quil était « encore le “vade-mecum”de tous les Français cultivés qui traversent les Alpes ». Le journaliste Henri de Noussanne racontait, pour sa part, lavoir emporté, lors de son premier voyage en Italie, « comme un prêtre emporte son bréviaire ». Barrès lui-même navait pas manqué de le mettre dans ses bagages avant de franchir pour la première fois les Alpes en 1887. À Venise, « sous le Chinois » du Florian, Henri de Régnier et ses amis du « club des longues moustaches » aimaient à en relire, à loccasion, quelque « savant paragraphe ». Pendant des décennies, il nest, dautre part, pas douvrage dhistoire ou dhistoire de lart sur lItalie qui ne fasse référence au livre de Taine ou ne le cite. Des extraits en étaient même donnés dans des manuels scolaires comme, par exemple un volume de Lectures historiques destiné à la classe de seconde paru en 1897. Et, en 1930, le Voyage en Italie figurait encore dans les bibliographies destinées aux candidats aux agrégations dhistoire et de géographie parmi les lectures qui leur étaient conseillées « pour leur agrément ou leur richesse didées ».

Ne serait-ce que parce quelles ont durablement compté, les « rédactions » de Taine sur lItalie sont, donc, loin dêtre négligeables et lon ne peut que se réjouir de la réédition du Voyage en Italie que nous propose Michel Brix. Dans une Préface dune quinzaine de pages, celui-ci réussit à présenter les différents aspects de lœuvre comme les questions quelle pose. Le livre de Taine est, dabord, resitué dans lhistoire du voyage en Italie et, plus particulièrement du voyage en Italie comme genre littéraire. Sont ensuite rappelées les préoccupations de lauteur quand il entreprend en 1864 ce voyage : éprouver son système dexplication de lart avant de commencer, en janvier 1865, ses cours desthétique et dhistoire de lart à lÉcole des Beaux-Arts. Cest loccasion, pour Michel Brix, dévoquer lévolution de la critique dart au xixe siècle et de souligner comment Taine, en interrogeant la race, le milieu, et le moment, se montre, comme ses contemporains, davantage soucieux de comprendre les œuvres que de les juger. Michel Brix revient aussi sur le contexte historique du Risorgimento auquel Taine se montre particulièrement attentif au cours de son voyage, consacrant « beaucoup dénergie intellectuelle à démêler cet écheveau politique ». La Préface insiste encore sur la manière dont lauteur nhésite pas à « se mettre en scène dans son récit » et à laisser parler sa sensibilité, notamment dans des pages de « peinture en prose » qui, dans un style « artiste », décrivent des œuvres dart ou des paysages. Michel Brix fait, dailleurs, remarquer que la subjectivité de lécrivain simpose de plus en plus au fur et à mesure que lon progresse dans son ouvrage : comme si Taine prenait peu à peu ses distances par rapport à un système dont il lui arriverait de pressentir les limites et laissait, de temps à autre, simplement sexprimer sa personnalité. Ce nen est pas le seul mais cest sans doute lun des intérêts majeurs du Voyage en Italie. Michel Brix, dans sa Préface, forme le vœu que « le temps [soit] 737venu de relire le Voyage en Italie de Taine et de le remettre dans nos bibliothèques à la place quil mérite ». Il peut être rassuré : cette édition permet à ce vœu de se réaliser pleinement. Dautant plus quelle est aussi la première à offrir un index et un appareil de notes qui, de manière aussi sobre quefficace, apporte les éclaircissements nécessaires ou renvoie judicieusement à la correspondance de lauteur.

Vital Rambaud

Stéphane Chaudier, Proust ou le démon de la description. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2019. Un vol. de 536 p.

On trouvera réducteur, a priori, le titre de cet ouvrage qui offre de la description littéraire une analyse magistrale avant de lillustrer par le cas de Proust. La table des matières lénonce clairement : « Première partie : Quest-ce quune description ? », « Deuxième partie : Quest-ce quune description proustienne ? ». Le « démon de la description », écho possible au livre dAntoine Compagnon, Le Démon de la théorie (Le Seuil, 1998), nest pas propre à lœuvre de Proust. « Dès quon y réfléchit », écrit Stéphane Chaudier, « on ne sait plus très bien ce quon fait quand on décrit quelque chose ; il semble que le mot change de sens selon son objet (décrire un paysage ou un symptôme, décrire ses vacances ou son problème) selon le contexte » (p. 15). Stendhal, qui abhorre les descriptions au sens ordinaire du terme, annonce quil va « décrire » sa journée ou ses sensations (on dirait plus volontiers quil « raconte » ou quil « analyse »…). De même, selon Stéphane Chaudier, Proust décrit-il un objet dart, un être humain ou une situation : « être jaloux, être en deuil, passer lété à Balbec » (p. 79). Lextension du terme trouve son apogée à la fin de louvrage quand, en conclusion de la Deuxième partie, le portrait proustien est défini surtout comme un portrait moral.

La Première partie sappuie sur une étude approfondie, à la fois technique et vivante (polémique et malicieuse à loccasion), des ouvrages de Jean-Michel Adam (Le Texte descriptif, Les Textes, types et prototypes, La Description) et de Philippe Hamon (Du descriptif, La Description littéraire). « Décrire » rend compte de lapparence de lobjet, mais « le montre comme apparaissant, se constituant progressivement, selon une dynamique complexe, à lesprit » (p. 71). À la linguistique textuelle de J.-M. Adam et à la stylistique structurale de Ph. Hamon, Stéphane Chaudier reproche de concevoir la description comme la perception dun archétype archivé et opportunément réalisé, sans prendre suffisamment en compte lexpérience dun sujet vivant et les traces quelle dépose dans lénoncé descriptif. De la linguistique textuelle, il écrit sévèrement quelle « manque complètement le fait quune description ne décrit pas la plage mais bien telle ou telle expérience humaine de la plage » (p. 210). Pour le moins fournit-elle, dans lexercice de sa discipline, les éléments qui aideront à linterprétation littéraire du phénomène. Quant à Ph. Hamon, il paraît visé du fait que ses analyses portent en majorité sur Zola. Dans un article fondateur, « Quest-ce quune description ? » (Poétique, no 12, 1972), il reconnaissait que les romanciers réalistes ou naturalistes avaient peu joué sur les possibilités offertes par la description de ne pas se réduire à des nomenclatures. Il nempêche que les descriptions des Rougon-Macquart ne sont pas de simples mises en œuvre de fiches préalables : elles sont le fruit dun « regard descripteur » (Ph. Hamon) qui contribue à la consistance des personnages. Avant même la réussite canonique de Flaubert, Lamartine écrivait dans Graziella : « Le 738spectacle est dans le spectateur », sans que le style de son récit profitât, il est vrai, de cette remarque éclairante. Conscient des limites de lesthétique de Zola, Ph. Hamon évoquait toutefois, pour clore son article, la lignée des écrivains qui développeront ensuite « un langage métaphorique plutôt que motivé, un langage qui saffiche comme fait de style (écriture artiste) plutôt quil ne sefface derrière linformation quil véhicule ». Les traces déposées par la subjectivité de Proust dans ses énoncés descriptifs ne sont certes pas celles dune « écriture artiste », mais la découverte de la métaphore la aidé à faire de la description « le récit dun accès à la profondeur des choses » (p. 198), étant entendu que cest la profondeur du moi qui est, en dernier ressort, ainsi mise au jour. Lexcellent développement sur la « description phénoménologique de Proust » (p. 199 et suiv.) complète et prolonge, nous semble-t-il, plutôt quil ne contredit les apports de la linguistique textuelle et de la stylistique structurale.

Avec « Le réalisme enchanté », chapitre qui ouvre la Deuxième partie,Stéphane Chaudier saisit à sa source, dans Les Plaisirs et les Jours, le génie descriptif de Proust. Pour sen tenir à deux aspects, le recueil est inspiré par une « expérience euphorique de lindivision de la vie », fondatrice dune poétique descriptive qui, pénétrée par la grâce, unit le sujet sensible à un monde foncièrement généreux (p. 241). Les effusions de type lyrico-descriptifs qui en résultent ne subsisteront que de façon parodique dans la Recherche, dans la bouche de Legrandin. Linspiration des Plaisirs et les Jours demeure en outre tributaire de modèles romantiques dont les élans sanéantissent ici en mélancolie. « Esthétisants », ces textes nen sont pas moins riches dun « vitalisme descriptif » grâce auquel le réel se présente au sujet « non comme un spectacle merveilleux mais comme une expression de ses admirations » (p. 255). Stéphane Chaudier glisse sur Jean Santeuil, qui rompt avec la légèreté du recueil sans atteindre, sauf exceptions, à lharmonie des longues phrases sinueuses qui permettront aux descriptions de la Recherche daller au-delà dune énumération et dune présentation de laspect des choses. Proust a laissé son roman inachevé, expliqua jadis Gérard Genette dans un séminaire, parce quil navait pas encore trouvé le secret de la métaphore. De sa marque de fabrique stylistique (la phrase longue « qui sefforce de dominer, dordonner la prodigalité du monde sensible saisi dans la découpure dune situation, dun moment privilégié »), Stéphane Chaudier trouve le premier exemple dans « Sur la lecture » (1905), préface à la traduction de Sésame et les lys. Nous renvoyons à la lumineuse analyse où il montre comment Proust, logeant les anecdotes dans les plis de la description, utilise les ressources de lexpansion de la phrase pour renouveler sa vision du monde (p. 262-269).

Comme à regret, dirait-on, il en vient à la théorie proustienne de la description. Il ny consent que pour la juger inséparable des réalisations stylistiques – postulat qui sous-tend toutes les analyses précédentes. Quant aux termes eux-mêmes (« décrire », « description »), on voit comment Proust en use grâce à lanalyse (lumineuse encore) de lépisode des trois clochers de Martinville, où le tout jeune héros décrit (avec des mots, mais en pressentant quil existe un au-delà des mots) un spectacle troublant, où les clochers évoqueront bientôt trois jeunes filles de légende, médiatrices porteuses dune tonalité affective qui opère lunion avec le lecteur (p. 365-367). Le narrateur de la Recherche traitera plus tard ce poème de « griffonnage denfant », avant daffirmer dans Le Temps retrouvé que « la littérature qui se contente de “décrire les choses”, de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface, est, malgré sa prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus […] ». Sil est vrai que le démon de la description est « une manie de 739voir double » (p. 188), on se dit que lenfant de Combray en était déjà possédé et que, sous les maladresses de lécriture, se profilait la promesse de son illumination finale.

Il fallait en passer aussi par une étude des pastiches dans la mesure où cet exercice dappropriation et de mise à distance des grands auteurs a permis à Proust de discuter avec ses propres perplexités (p. 372). Son pastiche du style de Flaubert traduirait sa conviction que les mots du poète doivent sancrer, non dans la douleur ou la mélancolie, mais dans une expérience fondatrice de la joie. « Le communiqué de victoire proustien conjure la hantise du nihilisme » (p. 378). « Les affres du style » (Flaubert) vs « lallégresse du fabricateur » (Proust) ? La formule de Proust nimplique pas que le style se modèle forcément sur les états dâme. Jaurais parié, si je navais suivi des études, que Bouvard et Pécuchet avait été composé avec entrain par un joyeux luron. Il faudrait distinguer ici ce que Proust appelle bizarrement les « tranches » de lâme. Lexpression poétique dun deuil cruel peut procurer une joie étrange, comme la éprouvé Proust après la mort dAgostinelli. Et que ressent exactement Flaubert quand il trouve les mots justes pour exprimer sa mélancolie ?

Entre descriptif et narratif, catégories sommaires du récit, le portrait jette une passerelle. Objet du dernier chapitre, lart du portrait, qui répond à un besoin dintelligibilité des rapports humains, dépasse chez Proust « les circonstances de son émergence, en tant que modèle » (p. 429). Écrit « en situation », le portrait physique met à lépreuve la sagacité du lecteur : les ressorts de létrange comportement de Charlus à Balbec seront dévoilés deux volumes plus loin, même si un « mais il y avait autre chose », ajouté aux détails de ce qui aurait pu constituer un portrait dart, a mis demblée la puce à loreille. Supposant une multiplicité de points de vue, le portrait complète souvent le récit daction en augmentant sa dimension rationnelle. Celle-ci est pourtant déroutée quand les acteurs du roman (avec eux le lecteur) sont trompés par lapparence. Sexpose principalement aux déconvenues celui qui cède à un déterminisme essentialiste ; ainsi du « désir du héros de voir sincarner en chaque individu un type, une différence substantielle » (p. 481).

« En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même » (Le Temps retrouvé). Létude de Stéphane Chaudier ne sachève pas par hasard sur les portraits. Ceux-ci orientent au mieux vers la conviction que « ce qui coiffe une esthétique littéraire, si ambitieuse soit-elle, cest in fine toujours une éthique » (p. 501). Celle de Proust, définie dans la Conclusion, promeut lartiste comme luxe dun système qui croyait pouvoir se passer de lui. « Proust est le fondateur dune religion nouvelle : celle qui reliant le soi à soi, lui ouvre la voie dune expression sans fin de soi » (p. 509). On est loin, dans ces pages inspirées, des problèmes de la description. Il fallait pourtant les affronter dans leur technicité pour souvrir à cette compréhension du génie de Proust. Son nom, somme toute, méritait bien la préséance dans le titre de louvrage.

Pierre-Louis Rey

Augustin Voegele , Musique et désir chez André Gide . Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2020. Un vol. de 345 p.

La question du rapport – ou plutôt, des rapports – de Gide à la musique, à commencer par la place occupée par la musique dans son œuvre, est particulièrement bien documentée. Dans sa bibliographie, Augustin Voegele recense quatre-vingt-huit titres darticles, de mémoires et douvrages collectifs ou individuels publiés sur le 740sujet depuis une quarantaine dannées. Son exploration a notamment été enrichie et renouvelée, ces dernières années, par plusieurs articles de Peter Schnyder ou de Maja Vukusic Zorica, ainsi que par les travaux collectifs menés à lUniversité de Haute-Alsace dont Augustin Voegele est lui-même issu (André Gide ou lart de la fugue, dirigé par Greta Komur et Pierre Thilloy, Garnier, 2017 ; le colloque « Écrire avec Chopin », en 2018, qui réservait une place de choix à Gide). Au sein de cet ensemble, Musique et désir chez André Gide mérite doccuper une place de choix, dabord parce quil sinscrit dans le cadre dun projet de recherche ambitieux mené par un chercheur qui est aussi un pianiste de haut niveau, à même danalyser les partitions annotées par lécrivain et sa manière particulière de jouer Chopin ; ensuite parce quil propose une traversée de toute lœuvre gidienne en envisageant les multiples aspects, à la fois distincts et complémentaires, du rapport de Gide à la musique, alors que les critiques ont largement privilégié jusque ici certaines œuvres ainsi que les aspects les plus évidents de cette problématique.

Des Cahiers dAndré Walter (1891) et des débuts littéraires de Gide en plein symbolisme jusquaux récits de témoignage des années 1930, Augustin Voegele reprend à nouveau frais la question dans chacun des chapitres. Le propos est nécessairement moins original, sagissant de certaines œuvres qui posent de façon explicite la question du rapport de Gide à la musique, comme Les Faux-monnayeurs, voire Les Cahiers dAndré Walter, mais la maîtrise de la littérature secondaire (même si le dialogue critique avec le livre issu de la thèse de Walter Geerts : Le Silence sonore, Presses universitaires de Namur, 1992, autour de la poétique musicale rêvée par le jeune Gide, aurait mérité dêtre vraiment engagé), ainsi que la pureté de la ligne démonstrative qui assure la cohérence de cet essai, interdisent de considérer ces analyses comme des temps faibles. Ce sont cependant les développements proposés à partir dœuvres moins attendues qui retiennent le mieux lattention, notamment la manière dont est mis en évidence, du Traité du Narcisse aux Nourritures terrestres, le déploiement dune « éthique de la dissonance » (p. 92) qui accompagne et reflète le passage de lidéalisme à une forme de sensualisme, ou encore la façon dont Gide, de Philoctète et Le Prométhée mal enchaîné jusquà LImmoraliste et Saül, « affirme dans son discours sur la musique, sa singularité » et donne une expression à « une forme de solitude, dexil social » (p. 115).

La force de ce livre tient au fait quAugustin Voegele (déjà auteur dune thèse ambitieuse sur Jules Romains devenu un livre publié chez Peter Lang en 2019, sous le titre De lunanimisme au fantastique. Jules Romains devant lextraordinaire) la bien conçu et rédigé comme un essai, sans renoncer à la rigueur dun travail universitaire, comme en témoignent – parfois jusquà lexcès de scrupule et de précision – les surabondantes notes de bas de page. Son intérêt est double, lié à lacuité et à loriginalité de certaines analyses qui ne manqueront pas de retenir lattention des chercheurs travaillant sur la question du rapport entre écriture et musique à cette époque, mais aussi à la manière dont la problématique retenue permet de retrouver et de repenser, sous une forme originale, les données qui déterminent la création littéraire chez Gide : on pense notamment à la tension entre symbolisme (ou idéalisme esthétique) et classicisme, ainsi quà la question du rapport au corps et, par contrecoup, aux normes morales de son temps, le virtuose nétant finalement, comme lacrobate (autre métaphore récurrente pour désigner lhomosexuel), que lexpression de la difficulté de trouver un équilibre qui permette dassumer sa singularité.

Jean-Michel Wittmann

741

Christelle Brun, Paul Claudel et le monde germanique. Ouvrage revu et introduit par Monique Dubar. Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2020. Un vol. de 688 p.

LAllemagne sinscrit dans lœuvre de Claudel par une contribution majeure au rayonnement international de son théâtre : la représentation en langue allemande de LAnnonce faite à Marie en octobre 1913, sur la scène du jeune théâtre de Hellerau, aux environs de Dresde, foyer dune remarquable vitalité dramatique. La pièce, qui a été créée par Lugné-Poe au Théâtre de lŒuvre à Paris moins dun an auparavant, rencontre un vif succès. On se presse à la première, en matinée, le 5 octobre : Rilke et Lou Andreas-Salomé, léditeur Kippenberg et nombre de leurs amis artistes et écrivains. Claudel, qui a fait le voyage, est largement fêté. Étrangement cependant, en dépit de latmosphère chaleureuse, le contact entre Rilke et Claudel ce soir-là demeure très formel, chacun assurant, de son côté à un proche, en des termes très voisins, quil na pas besoin de lautre. La distance initiale, qui ne cèdera pas, invite à réfléchir. Cest en effet une époque, à travers Rodin et Gide notamment, dintenses échanges artistiques entre la France et lAllemagne. La froideur de Rilke tempère ladmiration de Thomas Mann qui senthousiasme pour LAnnonce faite à Marie et retrouve lardeur qui lavait saisi dans sa jeunesse lorsquil sétait passionné pour Wagner. Il voit dans cette poésie un signe de la fraternité et même de lunité artistique qui existerait entre la France et lAllemagne par-delà leurs vifs antagonismes. Le retrait de Rilke tempère aussi léloge de Stefan Zweig, sensible à la tragédie des âmes, aux métaphores extatiques et au lourd parfum dencens qui enivre les sens. Le projet que caresse le grand metteur en scène Max Reinhardt de monter Le Livre de Christophe Colomb, même sil naboutit pas, est un autre témoin de lintensité de la relation de Claudel à lAllemagne.

Rilke, évoqué en passant, signale les tensions qui accompagnent laccueil dune œuvre dont lAllemagne favorise le rayonnement. La passion, le zèle catholique du converti, ses attaques contre « le peuple de Luther et de Kant », contre Wagner lui-même, heurtent lesthétique décrivains venus dautres horizons. Ce nest pas un hasard si Claudel trouve en Bavière son traducteur délection dans la personne dun prêtre et religieux catholique, Urs von Balthazar, quand il na cessé de se méfier dun autre, le poète Franz Blei.

Monument dérudition, louvrage commence par une synthèse de nombre de travaux antérieurs de claudéliens dispersés dans des revues spécialisées. Il correspond à la version actualisée dune thèse soutenue en 2001 par une jeune chercheuse prématurément disparue, avant davoir mis au point lédition de ce travail. Comparatiste germaniste, elle fait appel avec compétence aux sources allemandes, poussant lenquête bien au-delà de la mort de Claudel pour envisager sa présence sur les scènes allemandes à lEst comme à lOuest, au temps de la division du pays. La version établie avec dévouement par lancienne présidente de son jury, Monique Dubar, névite pas le regret que lon peut avoir dune version plus légère, centrée, à travers les affinités allemandes de Claudel, sur la lumière que lAllemagne jette sur sa poétique. Lécrivain méritait une plus substantielle rencontre sur les sommets. Figure secondaire en Allemagne, le poète Richard Dehmel, avec lequel Claudel correspondit et auquel louvrage fait ici un sort, est loin datteindre à la stature de Claudel et de nous guider dans lapproche de lœuvre. Christelle Brun a sans doute flairé ce manque, lorsquelle conclut louvrage sur 742une interprétation du personnage de Doña Musique, quelle considère comme la voix poétique de lAllemagne dans Le Soulier de satin. Heureuse revanche in fine sur laustérité du propos.

Stéphane Michaud

Clément Sigalas,La guerre manquée. La Seconde Guerre mondiale dans le roman français (1945-1960). Paris, Hermann, « Fictions pensantes », 2019. Un vol. de 342 p.

Lessai dégage un corpus fictionnel thématiquement unifié autour dune perception de la guerre parcellaire, négative ou fantomatique. Cet archipel de fictions, au-delà des oppositions esthétiques et politiques, fait état dune expérience collective de la Seconde Guerre mondiale, pourtant ignorée par la littérature dominante de lépoque, majoritairement héroïque, moralisante ou démonstrative.

Lentreprise se recommande par son originalité et sa solidité. Les questions de réception étant présentées à juste titre comme essentielles, on attendrait pour fin de période non pas 1960 mais 1970, moment où la vision de la guerre bascule, particulièrement sous leffet des travaux historiques. Le découpage choisi englobe cependant déjà dix-huit titres et intègre deux livres marquants, Un balconen forêt (1958) et La Route des Flandres (1960). Si Clément Sigalas met plutôt en lumière des œuvres oubliées ou négligées, il se garde de déprécier les « classiques » pour exalter les « mineures ». Il relativise avec prudence les classements par écoles, les valeurs sûres et les déterminations idéologiques, ce qui le conduit à rapprocher par exemple Jean-Louis Curtis et Roger Vailland, Le Hussard bleu de Nimier et le roman de Claude Simon.

Son esprit critique convainc également face aux points de vue autorisés et aux autres approches. Traitant de textes en relation avec lhistoire, il étaye son propos sur les recherches des historiens et des sociologues avec autant dhonnêteté que de distance (p. 295-298, 312-313). Il souligne avec pertinence que, faute de considérer la singularité de lénoncé littéraire, certains se trompent. Ce droit dinventaire ou cette exigence sapplique aussi à la critique (p. 99-103). On doit len féliciter vivement.

Lorganisation tripartite rappelle que lessai est issu dune thèse, mais un clair dessein dargumentation lanime. Il était nécessaire de dégager le climat épique du temps pour montrer ensuite la cohérence dun corpus où la guerre apparaît dans labsence mais en contraste avec la violence : tel est lobjet de la première partie. De même fallait-il avoir établi latmosphère héroïque de concorde pour démontrer comment le corpus sen distinguait en représentant un pays peu solidaire et pas toujours exemplaire. La troisième partie cerne une « pensée du roman » (Pavel) ou plutôt une idée spécifique du roman « trouble » pour « années troubles ».

La souplesse du développement tient à la maîtrise de vastes lectures et à la diversité pertinente des outils danalyse. Il bénéficie dune écriture élégante et claire. Un livre neuf, important.

Marc Dambre