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Classiques Garnier

In memoriam Marc Fumaroli (1932-2020)

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In memoriam

Marc Fumaroli (1932-2020)

Alain Génetiot

Marc Fumaroli, de ­­lAcadémie française, président puis président ­­dhonneur de la Société ­­dHistoire littéraire de la France, nous a quittés le 24 juin 2020.

Né à Marseille le 10 juin 1932 dans une famille ­­dorigine corse, il passa son enfance à Fès au Maroc, où son père était fonctionnaire civil dans ­­ladministration de ­­lIntérieur. Sa mère, institutrice, lui donna le goût des livres. Après des études au lycée Thiers à Marseille, où il fut ­­lélève ­­dHenri Coulet, puis à la faculté ­­dAix-en-Provence et à la Sorbonne, il fut reçu à ­­lagrégation de lettres classiques en 1959 et participa ­­comme appelé pendant son service militaire à la guerre ­­dAlgérie. Pensionnaire de la Fondation Thiers en 1963-1966, il prépara en Sorbonne une thèse sur Corneille sous la direction de René Pintard ; il en tirera de nombreux articles qui furent regroupés dans Héros et orateurs. Rhétoriqueet dramaturgiecornéliennes (1990). Assistant à la faculté de Lille en 1965, il soutint à ­­luniversité Paris-IV son doctorat ­­dÉtat ès-lettres en juin 1976, ­­LÂge de ­­léloquence : Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de ­­lépoque classique (publié en 1980). Il devint maître-assistant la même année à Paris IV, avant ­­dy succéder de 1978 à 1986 à Raymond Picard ­­comme professeur. Articulée à ­­lhistoire de la pensée et des formes non seulement littéraires mais aussi artistiques, ­­létude de la rhétorique permet de faire émerger, de ­­lhumanisme au classicisme, tout le ­­continent englouti de la parole vive et nourricière qui donne sens à ce que nous appelons de nos jours la littérature, organisée entre les deux pôles de ­­lasianisme et de ­­latticisme incarnés par le débat stylistique entre jésuites et gallicans. Ainsi entendue ­­comme ­­létude de ­­lensemble des « bonnes lettres », la rhétorique prend sens dans une histoire de temps long des arts et des idées et emporte un idéal moral de ­­cultura animi au sens de Cicéron, loin du sens spécialisé de technique de ­­communication avec lequel notre modernité sophistique la ­­confond trop souvent. 754Promoteur des études rhétoriques, Marc Fumaroli organisa en 1974 le colloque Critique et création littéraires en France au xviie siècle et participa en 1977 à la fondation de la Société internationale pour ­­lhistoire de la rhétorique. ­­Lorsquil fut élu au Collège de France en 1986 sur présentation ­­dYves Bonnefoy et Jean Delumeau, il y créa la chaire de « Rhétorique et société en Europe (xvie-xviie s.) » ­­quil occupa de 1987 à 2002 et dirigea une vaste Histoire de la rhétorique dans ­­lEurope moderne, 1450-1950 (1999).

Spécialiste du Grand Siècle et plus largement de ­­lAncien Régime, ­­lhistorien de la littérature, ancien directeur de la revue xviie siècle (1976-1986) et auteur avec Roger Zuber et Béatrice Didier­­dun Dictionnaire de la littérature française du xviie siècle (2001), multiplia les articles fondateurs, dont certains parus dans la Revue ­­dHistoire littéraire de la France, sur les grands auteurs examinés dans une perspective neuve avec une grande ampleur de vues ou des synthèses telles que sa préface à Baroque et classicisme de Victor-L. Tapié (1986) ou son chapitre du Précis de littérature française du xviie siècle dirigé par Jean Mesnard (1990). Parmi tous ces grands sujets, La Fontaine fut un de ses auteurs de prédilection, dont il donna une éclairante édition des Fables (1985) et une biographie aussi savante que sensible, Le Poète et le roi. Jean de La Fontaine en son siècle (1997), où ­­lœuvre prend sens à travers un ­­contexte politique, philosophique et poétique. Président-fondateur de la Société des Amis de Jean de La Fontaine (1987), il fut ­­linspirateur des manifestations à la Bibliothèque nationale autour du Tricentenaire de la mort du poète, dont témoignent le catalogue de ­­lexposition Jean de La Fontaine par Claire Lesage (1995) ou le colloque organisé par Patrick Dandrey et publié dans Le Fablier (1996). Un autre de ses classiques fut Chateaubriand, auquel il ­­consacra Chateaubriand, Poésie et terreur (2003), Le Poète et ­­lEmpereur (2019) ou encore le colloque Chateaubriand et les Arts (1999). Tous ces livres interrogeaient la notion de modernité en rupture avec la tradition de ­­limitation dont le point de cristallisation a été la Querelle des Anciens et des Modernes. Celle-ci fit ­­lobjet de ­­lessai « Les Abeilles et les Araignées » en préface à ­­lanthologie La Querelle des Anciens et des Modernes (2000), texte repris dans Le Sablier renversé, Des Modernes aux Anciens (2013), en ­­compagnie de la préface à ­­LHomme de cour de Gracián et celle du catalogue ­­dexposition du Louvre, ­­LAntiquité rêvée. Innovations et résistances au xviiie siècle (2011).

Réunis dans des recueils ­­comme La Diplomatie de ­­lesprit, de Montaigne à La Fontaine (1994), Exercices de lecture, de Rabelais à Valéry (2006) ou Partis pris, Littérature, esthétique, politique (2019), ces articles révèlent le vaste empan chronologique dans lequel Marc Fumaroli se plaçait et la manière dont il abordait les œuvres sans ­­senfermer dans une étroite spécialisation, ­­comme en témoignent encore ses éditions de Campion, de Huysmans, des Goncourt, ou de Maurice de Guérin, jusque dans sa préface à ­­lédition des Œuvres de son ami Jean ­­dOrmesson dans la Pléiade (2015).

­­Lunité profonde de cette œuvre ­­dhistoire littéraire réside dans son intérêt pour les arts de mémoire, la transmission du patrimoine classique enraciné 755dans les modèles de ­­lAntiquité avec lesquels il dialogue. Passant de ­­létude de la res literaria – ­­lensemble de ce qui ­­sécrit dans ­­lencyclopédie humaniste avant la division entre les belles lettres et les sciences – à celle de la respublica literaria – les réseaux lettrés qui structurent ­­lEurope ­­dun long Ancien Régime, ­­dabord en latin, puis en français, le latin des modernes –, Marc Fumaroli publia Rome et Paris. Capitales de la République européenne des Lettres (1999) et La République des Lettres (2015) et fonda à ­­lÉcole normale supérieure ­­lInstitut européen pour ­­lHistoire de la République des Lettres – Respublica literaria.

Mais cette république européenne des lettres et du goût est aussi bien évidemment celle des arts, dont Marc Fumaroli fut également un grand historien, amoureux, entre autres, de la Renaissance toscane, de la Rome ­­dUrbain VIII ou de la France rocaille de Louis XV. De ­­LÉcole du silence. Lesentiment des images au xviie siècle (1994) à Lire les arts dans ­­lEurope ­­dAncien Régime (2019), ­­cest une éloquence de ­­limage qui nous est manifestée, ­­comme chez Poussin, héritier de la tradition allégorique, auquel il ­­consacra deux catalogues ­­dexposition au Louvre, « ­­LInspiration du poète » de Poussin. Essai sur ­­lallégorie du Parnasse (1989) et Poussin, « Sainte Françoise Romaineannonçant à Rome la fin de la peste » (2001). Il avait aussi une dilection pour ­­lart du xviiie siècle, publiant Maurice Quentin de La Tour et le siècle de Louis XV (2005), Le Comte de Caylus et Edme Bouchardon. Deux réformateurs du goût sous Louis XV (2016) et Mundus muliebris. Élisabeth Vigée Le Brun, peintre de ­­lAncien Régime féminin (2015). ­­Cest donc en pair des grands historiens de ­­lart ­­quil a été reçu président de la Société des amis du Louvre (1996-2016). Et ce grand interprète de la beauté était lui-même un artiste, qui exposait ses photographies.

Élu le 2 mars 1995 à ­­lAcadémie française au 6e fauteuil où il succéda à Eugène Ionesco, puis en 1998 à ­­lAcadémie des inscriptions et des belles-lettres au fauteuil de Georges Duby, Marc Fumaroli ­­nincarnait pas ­­lacadémisme mais tout le ­­contraire, ­­lidéal ­­dune aristocratie de ­­lesprit, de la langue et du goût, au sens des académies humanistes de ­­lItalie de la Renaissance dont la sociabilité lettrée entendait faire revivre la ­­culture de ­­lAntiquité. Ces académies supposaient un mécénat éclairé, sur le modèle des princes de la Renaissance dont, pour Marc Fumaroli, le surintendant Fouquet fut dans la France du xviie siècle une autre incarnation. En poursuivant une histoire du mécénat à travers Marie de Médicis, Richelieu, ou Fouquet, il décrivit ­­dune plume acérée la naissance de « ­­lÉtat ­­culturel », tout bureaucratique, dont il vit les prodromes en Colbert. Loin de se réduire à un pamphlet ­­contre le Ministère de la Culture tel que ­­linventa André Malraux, ­­LÉtat ­­culturel. Essai sur une religion moderne (1991) entendit revendiquer, ­­contre la ­­culture de masse industrielle que promeut la politique du « ­­culturel » sur un modèle mercantiliste et publicitaire, la haute ­­culture et la transmission des humanités classiques enracinées dans une longue mémoire lettrée qui refuse la démagogie, la courtisanerie et le ­­conformisme. De même, dans Paris-New York et retour : voyage dans les arts et les images (2009), il polémiquait ­­contre la 756vulgarité ­­dun certain art ­­contemporain imposé par la doxa journalistique et les mécanismes financiers du marché de ­­lart. Tout ­­comme il avait rendu la rhétorique à sa vocation humaniste à la paideia, il entendit ainsi plaider pour la vraie ­­culture ­­contre ses avatars du « ­­culturel », ­­cest-à-dire pour la beauté ­­contre la laideur, le kitsch et la « barnumisation » modernes.

­­Cétait donc un esprit libre, anticonformiste et libéral, ­­dascendance tocquevillienne, membre du ­­comité de rédaction de la revue Commentaire, dès sa fondation par Raymond Aron en 1978, souvent à ­­contre-courant et parfois qualifié ­­dantimoderne en tant ­­quil luttait ­­contre une certaine modernité, desséchante et déshumanisante, qui privait la ­­culture de ses racines intellectuelles et morales. ­­Cest dans ce même esprit ­­quil ­­sengagea pour la défense des humanités, en tant que président, de 1993 à 1999, de ­­lassociation Sauvegarde des enseignements littéraires fondée par Jacqueline de Romilly pour lutter ­­contre ­­lappauvrissement intellectuel et moral que représentait le recul du grec et du latin dans ­­lenseignement secondaire.

Ce sens du beau, il le trouvait également dans ­­lélégance de la langue. Son recueil Trois institutions littéraires (1994), extrait des Lieux de mémoire de Pierre Nora, rassemblait trois lieux cardinaux pour lui : la langue française, la ­­conversation et la Coupole. Passant de ­­lâge de ­­léloquence à celui de la ­­conversation, Marc Fumaroli évoquait un idéal moral de civilité qui, né dans ­­lItalie de la Renaissance, ­­sexprime dans la langue polie des honnêtes gens des xviie et xviiie siècles ­­quil analysait aussi dans ses préfaces aux anthologies de Jacqueline ­­Hellegouarch, ­­LArt de la ­­conversation (1998) et ­­LEsprit de la société, Cercle et « salons » parisiens au xviiie siècle (2000). Sa prédilection allait vers cette époque de ­­lapogée de ­­lesprit et du goût français quil retraça dans Quand ­­lEurope parlait français (2001), repris dans La Grandeur et la grâce. De ce goût de la belle langue française et de ses pouvoirs témoigne encore Le Livre des métaphores, essai sur la mémoire de la langue française (2012). Depuis 2006, il était président de la Commission générale de terminologie et de néologie précisément destinée à favoriser ­­lenrichissement de la langue française.

Aussi les Mélanges en son honneur reflétaient-ils ses préoccupations relatives au ­­culte de la beauté et à la création méditée dans la vie ­­contemplative du loisir garanti par un mécénat éclairé, tels que ­­létudient Le Loisir lettré à ­­lâge classique, (dir. Emmanuel Bury et Philippe-Joseph Salazar, 1996) ou République des lettres, république des arts (dir. Christian Mouchel et Colette Nativel, 2008).

Mais les préoccupations de ce citoyen de la République des Lettres internationale, docteur honoris causa de nombreuses universités, notamment italiennes, ­­sétendaient bien au-delà de ­­lEurope, ­­jusquau Japon, et il fut aussi un ­­conférencier régulier dans les plus grandes universités, en particulier aux États-Unis où il était, depuis 1997, Professor at large de ­­luniversité de Chicago. Récipiendaire de plusieurs prix et distinctions les plus prestigieuses, il était 757membre de nombreuses académies étrangères, à ­­commencer par deux des plus anciennes, ­­lAccademia Clementina de Bologne et ­­lAccademia nazionale dei Lincei à Rome. Devenu membre de la Société ­­dHistoire littéraire de la France en 1977, il était entré au Conseil ­­dadministration en 1980 et avait succédé à René Pomeau en 2000 à la présidence, dont il se retira en 2013, restant depuis président ­­dhonneur. Pendant cette présidence, il a souvent suggéré des sujets de colloque ou de numéros spéciaux, transmis des articles que lui ­­confiaient de jeunes chercheurs, et procuré à la Société de précieux appuis institutionnels et financiers. ­­Cest lui qui avait lancé ­­lidée ­­dun colloque de la SHLF ­­consacré à ­­lesprit français dans la littérature : sans ­­quon puisse prévoir que ce colloque, organisé de longue date, serait dédié à la mémoire de Marc Fumaroli, ­­cest le sujet qui sera traité les 26 et 27 novembre prochains lors de la rencontre annuelle de la Société.

Ses amis, ses ­­confrères, ses collègues et son public du Collège de France garderont le souvenir ­­dun orateur éloquent à la voix chaude, dont ­­limmense savoir ne se faisait jamais pesant, un homme de haute ­­culture qui se faisait pour notre temps le passeur de la mémoire lettrée de la République des lettres humanistes par son admiration des chefs-­­dœuvre littéraires et artistiques, et qui incarnait ses objets ­­détude, le loisir lettré, la politesse de la bonne langue, ­­laristocratie de ­­lesprit et du goût. Ce maître chaleureux, qui avait accompagné mes premiers pas dans la recherche en dirigeant ma maîtrise et ma thèse et en me proposant la rédaction en chef du Fablier, ne cessa jamais de me témoigner sa ­­confiance depuis lors, et nous partagions un goût ­­commun pour le Japon, qui ­­lavait ­­comme moi accueilli ­­comme visiting professor.

Nous avons tous perdu un maître.