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Classiques Garnier

Hommage à Michel Jeanneret (1940-2019)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
    3 – 2019, 119e année - n° 3
    . varia
  • Auteur : Hunkeler (Thomas)
  • Pages : 741 à 742
  • Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406094494
  • ISBN : 978-2-406-09449-4
  • ISSN : 2105-2689
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09449-4.p.0229
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 19/08/2019
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
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IN MEMORIAM


HOMMAGE À MICHEL JEANNERET
(1940-2019)


THOMAS HUNKELERl



«Saveur et savoir :même étymologie. Nous l'avions oublié.» Y a-t-il plus belle leçon, à la fois intellectuelle et sensuelle, que celle qui ouvre l'étude que Michel Jeanneret consacra en 1987, sous le titre Des mets et des mots (Corti), aux banquets et propos de table à la Renaissance? Trente ans plus tard, y fera écho son J'aime ta joie parce qu'elle est folle paru chez Droz en 2018, et qui revient encore à la joie de vivre, au jeu et à la fête, alors même que l'auteur se savait déjà gravement malade. Un livre écrit «à rebours peut-être, avec conviction quand même », comme il l'affirmait avec lucidité.
En apparence, Michel Jeanneret avait pourtant peu en commun avec ces figures rabelaisiennes qu'il côtoya durant toute sa vie. Grand, sec, à l'humour pince-sans- rire, il semblait incarner l'esprit genevois, avec un mélange de calvinisme mesuré et de retenue suisse. À l'entendre, à le lire, on se rendait cependant vite compte que la rigueur n'excluait pas l'humour. L'art et la littérature, Michel Jeanneret en était convaincu, sont des choses sérieuses ;trop sérieuses pour qu'on les abandonne aux pédants, trop sérieuses aussi pour qu'on les étouffe sous telle ou telle théorie à la mode. De l'historien, Michel Jeanneret retint la méfiance devant des lectures décontextualisées; du poéticien, l'attention à la radicale singularité de l'aeuvre d'art; de l'écrivain, la capacité à faire vivre son objet d'étude. Sans jamais «faire école », fût-elle genevoise, celui qui enseigna la littérature de la Renaissance pendant plus de quarante ans, à Cambridge, à Genève puis à Johns Hopkins, eut une influence décisive sur plusieurs générations d'étudiants, de chercheurs et d'enseignants. Lecteur hors pair, amoureux de la langue autant que des idées, mû par un puissant souffle d'humanisme, Michel Jeanneret sut partager de façon magistrale sa passion pour la Renaissance et le Grand Siècle. Sous son regard,
1. Université de Fribourg.
RHL.F, 2019, n°3, p. 741-742

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sous sa plume, cette période au seuil de la modernité s'animait, comme dans son magnifique Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des oeuvres de Vinci à Montaigne (Macula, 1997) qui renouvela de fond en comble le regard que nous posons sur la littérature et les arts du seizième siècle. Saveur et savoir :par la grâce de son style limpide et mesuré, érudit sans jamais être pesant, ce livre est pour beaucoup d'entre nous à l'origine de notre amour pour un seizième siècle ondoyant et divers, animé d'une énergie vitale dont le monde académique a trop souvent l'habitude de se tenir éloigné pour éviter de voir ses perruques décoiffées.
Depuis les débuts, les études proposées par Michel Jeanneret se sont ainsi efforcées de chambouler les certitudes, de transgresser les frontières, de contredire leprêt-à-penser. Qu'on pense à La lettre perdue : écriture et folie dans l'ceuvre de Nerval (Flammarion, 1978) qui questionne les rapports complexes entre le normal et le pathologique ; à son Eros rebelle. Littérature et dissidence à l'âge classique (Seuil, 2003) qui voit dans la licence du premier Grand Siècle, dans ses provoca- tions et son impudeur, autant de gages de liberté ; ou encore aux deux anthologies poétiques éditées en parallèle (Corti, 2007) et consacrées, l'une à la muse sacrée, l'autre au contraire à la muse lascive, celle de l'érotisme et de la pornographie, pour défendre l'idée qu'il y a dans ces deux types de production que tout semble opposer la même volonté de toucher, le désir de faire de la poésie une expérience intérieure au sens de Bataille. C'est avec un plaisir espiègle, celui de lâcher le loup dans la bergerie, que Michel Jeanneret proposa une relecture de l'esthétique du Grand Siècle avec son Versailles, ordre et chaos (Gallimard, 2012), prenant déli- bérément lecontre-pied de la vision officielle de ce monument pour dégager, sous le jardin maîtrisé à la française, une nature rebelle et luxuriante qui s'ouvre sur le monde d'en bas, celui des fantasmagories, des monstres et des instincts primitifs.
Au refoulement, opposer le défoulement :telle est la leçon de vie que nous offre l'aeuvre de Michel Jeanneret en nous faisant connaître et aimer une Renaissance différente, un Grand Siècle peut-être moins imposant mais d'autant plus riche, plus humain aussi. Avec l'intime conviction que la littérature vaut la peine d'être prise au sérieux, même et peut-être surtout là où elle semble se jouer de nous, quand elle nous offre une leçon éthique en même temps qu'esthétique.