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Classiques Garnier

Comptes rendus

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COMPTES RENDUS






À compter de 2008, les comptes rendus d'ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www. srhlfcom), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants
Les Recueils de Plaidoyez à la Renaissance entre droit et littérature. Sous la direction de G$RALDINE CnznLs et S~rxnrr GEONGET. Genève, Droz, «Cahiers d'Humanisme et Renaissance », 2018. Un vol. de 336 p. (Thibault Catel)
Montaigne à l'étranger. Voyages avérés, possibles, imaginés. Sous la direction de PHILIPPE DEsnrr. Paris, Classiques Garnier, «Rencontres », 2016. Un vol. de 353 p. (Marie-Christine Gomez-Géraud)
La Tragédie sainte en France (1550-1610). Problématiques d'un genre. Sous la direction de MICHELE MnsTRornrrrrr. Paris, Classiques Garnier, 2018. Un vol. de 398 p. (Mina Hugot)
Cinquante nuances de rose. Les affinités électives du prince de Ligne. Volume composé et édité par VALÉRIE AxnR~ et MANUEL CouvREUR. Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, «Études sur le xvIII° siècle», n°45, 2017. Un vol. de 214 p. (François Rayiez)
1817-2017: Générations Staël. Cahiers staëliens, n°67. Société des Études staëliennes, 2017. Un vol. de 386 p. (Laetitia Saintes)
Mallarmé à Tournon et au-delà. Sous la direction de GORDON MILLAN. Paris, Classiques Garnier, «Rencontres », 2018. Un vol. de 176 p. (Éric Benoit)
Cynismes littéraires. Sous la direction de PIERRE GLAUDES et JEAN-FRANçoIs LouE7-rE. Paris, Classiques Garnier, «Confluences littéraires », 2018. Un vol. de 316 p. (Marie Sorel)
Théâtre etPeuple. DeLouis-Sébastien Mercier à Firmin Gémier. Sous la direction d'Olivier Bara, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2018. Un vol. de 599 p.
(Florence Fix)


RHLF, 2019, n° 3, p. 695-740
184 NATHALIE SZCZECH, Calvin en polémique. Une maïeutique du verbe. Avant- propos d'OLIVIER MILLET et préface de DENrs CROUZET. Paris, Classiques Garnier, «Bibliothèque d'histoire de la Renaissance », 2016. Un vol. de 1257 p.
Les commémorations organisées à l'occasion des cinq cents ans de la nais- sance de Calvin ont donné lieu à de nombreux événements scientifiques. Après une nouvelle édition de l'Institution de la religion chrétienne (O. Millet, Genève, 2008) et une nouvelle biographie du réformateur genevois (Y. Krumenacker, Calvin au-delà des légendes, Paris, 2009), plusieurs colloques, dont les actes ont été pro- gressivementpubliés, ont également marqué cette période faste, comme Calvin et l'Humanisme (B. Boudou et A: P. Pouey-Mounou, Genève, 2012) et même Calvin insolite (F. Giacone, Paris, 2012). Mais un travail souterrain, poursuivi au cours de ces mêmes années et sans lien direct avec ce qui précède, a aussi porté ses fruits, sous la forme de plusieurs doctorats, dont deux portaient en particulier sur la question des usages de la polémique :d'une part celui de Luce Albert soutenu en 2008 et encore inédit (`Double de tueur et de langue" :discours et contre discours dans la polémique calvinienne contre les libertins spirituels) consacré à l'étude de la polémique que Calvin et Farel ont menée contre les Libertins spi- rituels, d'autre part celui de Nathalie Szczech, soutenu en 2011 et publié en 2016 sous le titre Calvin polémiste. Une maïeutique du verbe.
Cette étude constitue sans aucun doute un des travaux les plus ambitieux et les plus novateurs de ces dernières années sur le réformateur genevois. Autant dire d'emblée qu'il se présente comme un véritable sommet à gravir pour le lec- teur (1007 pages de texte, dont une introduction de 100 pages, le reste — illustra- tions, bibliographie, index — étant à l'avenant). Mais l'ascension en vaut la peine, pour peu qu'on s'y prépare, car elle permet de profiter d'un paysage scientifique proprement vertigineux. En se saisissant en historienne de la question de la polémique, N. Szczech entend à la fois la reprendre à nouveaux frais d'un point de vue théorique, lui donner toute sa portée en l'appliquant à l'aeuvre de Calvin, mais surtout démontrer qu'il s'agit là d'un des éléments constitutifs de la pasto- rale calvinienne. Même si elle travaille sur des écrits, la démarche de N. Szczech est bien celle d'une historienne, au sens où elle entend (re)donner au travail de contextualisation toute sa force heuristique, en refusant de s'en tenir à l'analyse des formes littéraires (souvent inadaptées), des schémas rhétoriques (forcément partiels) ou bien des contenus théologiques (toujours décalés) de la «polémisation» du discours calvinien, mais en cherchant à traquer systématiquement —partout et de tout temps (d'où l'ampleur de l'investigation) — la façon dont la parole et l'écrit entrent en action au sein même de cette pastorale. Aux yeux de Calvin, la polémique n'est pas en effet seulement un biais, ou un pis-aller, la fin justifiant les moyens, mais bien une des clés de voûte de son entreprise de réformation de l'Église, qui nécessite d'entrer en dialogue avec un «autre» (ami ou ennemi, réel ou fictif), afin de faire surgir la vérité. D'où cette référence socratique pour le moins osée, si l'on considère la nature de cette vérité et son mode de révélation.
La trajectoire à la fois très sûre et un peu sinueuse de l'introduction (un petit essai à elle seule en réalité) conduit d'abord N. Szczech à passer en revue les formes et les enjeux de la polémique au sein de études critiques selon une approche à la fois diachronique et synchronique, de façon à pouvoir se situer elle-même dans cette histoire. La véritable guerre, menée par Calvin avec des mots (prononcés, écrits
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et/ou imprimés) est ensuite moins analysée à la façon d'un Clausewitz que d'un Sun Tzu, puisqu'il s'agit pour l'auteure de décrire une pensée stratégique toujours en action. Il ne s'agit donc pas de faire de cette polémique une science, dont les fondements théoriques préexisteraient en quelque sorte à ses usages, mais plutôt un art. Et l'on pourrait alors donc écrire de Calvin, ce qu'écrivait le soldat chinois cité plus haut : «Un général ne cherche pas à rééditer ses exploits, mais s'emploie à répondre par son dispositif à l'infinie variété des circonstances ». Et c'est préci- sément ce que N. Szczech entend étudier en deux grandes parties («L'autorité des Lettres» et «Une conversion pastorale» ), qui permettent de suivre, de chapitre en chapitre, les évolutions et les adaptations constantes de l'homme et de son écriture face à l'exigence de mise en oeuvre, de poursuite et de pérennisation de la Réforme de l'Église. Cela commence en 1531, mais se fixe en 1534 avec la préface de la première Psychopannychia (dont l'importance n'avait encore jamais été signalée) et conduit jusqu'à la Confesssion de foi de 1564, publiée l'année même de la mort du réformateur genevois. Quant à l'examen de détail poursuivi au cours de ces décennies d'activité intense, il n'omet aucun élément :choix de la langue et des imprimeurs, composition matérielle des livres dans tous leurs éléments constitutifs, nature du discours passé au crible des grilles de lecture jugées probantes, réception programmée par l'auteur confrontée aux données de la réception «réelle» quand elles sont disponibles, etc. Mais l'ampleur de ce travail ne s'explique pas seulement par la restitution de faits documentés, qui viennent systématiquement étayer le raisonnement, mais aussi par le soin, comme le fait remarquer D. Crouzet dans sa préface, de poursuivre et d'étayer un véritable discours de la méthode qui ne se limite pas à l'introduction, mais se poursuit et s'enrichit ensuite à chacune des grandes étapes de l'investigation. Il s'agit en effet toujours de statuer, à partir de l'examen de toutes les données disponibles (textuelles et extra-textuelles) sur la nature et le sens de l'action polémique et des repositionnements du réformateur, dont la constance dans l'action va de pair avec un mouvement constant. En dépas- sant l'accessoire pour l'essentiel, N. Szczech permet de comprendre que le sens même de l'action calvinienne dans l'Histoire exige de penser l'action de réformer (remettre en état, de refaire ce qui a subi des dégâts, ce qui est abîmé) comme un pendant de celle de polémiquer (faire la guerre avec tout ce que cela implique a priori de dégâts collatéraux). Ce livre est une contribution importante à l'histoire de la Réforme en même temps qu'un jalon essentiel des études polémologiques, en cela susceptible d'inspirer les travaux des historiens et des littéraires sur d'autres corpus. Ce n'est pas son moindre intérêt.
JULIEN GtEURY

JEAN PAUL BARBIER-MUELLER, Dictionnaire des poètes français de la seconde moitié du xv~ siècle (1549-1615). Tome IV : L. Avec la collaboration de NICOLAS DucIMETI$RE et MARINE MOLINS. Genève, Droz, «Travaux d'Humanisme et Renaissance », 2018. Un vol. de 664 p.
Nous avons déjà rendu compte ici-même en 2017 du volume consacré aux lettres C-D de ce Dictionnaire. Entretemps, l'entreprise en cours de publication depuis 2014 (lettres A-B) a beaucoup avancé, et la communauté lettrée a malheureu- sementdéploré la disparition du bibliophile et mécène Jean Paul Barbier-Mueller.
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Le monument devient ainsi, hélas, testament. Ce volume consacré à la lettre L, qui présente les mêmes caractéristiques et qualités que les précédents, compte 67 notices et un richissime index nominum. Il comprend des poètes fort connus, comme Louise Labé, Jean de La Ceppède, Jean (et Jacques) de La Taille ou Michel de L'Hospital, mais aussi un grand nombre de figures secondaires voire, de nou- veau, des inconnus, sinon comme auteurs d'une rare plaquette ou de quelques vers de circonstance, français ou latins. Une fois de plus, le nombre de magistrats et de juristes qui se font poètes, au moins momentanément, est impressionnant. Un autre trait de cette collection est qu'elle fait apparaître bien des lieux d'écriture provinciaux et, à travers eux, des cercles de poètes, voire des réseaux lettrés. Ces volumes bio-bibliographique de Jean Paul Barbier Mueller constituent donc une base solide en vue de la constitution d'un ouvrage qui devra bien exister un jour, une géographie littéraire de la France faisant ressortir au moyen d'instruments divers (on pense à ceux du récent Atlante della letteratura italiana), avant la centralisation parisienne, la multiplicité des lieux et des groupes qui ont fourni, pendant des siècles, le tissu conjonctif de la société littéraire française.
OLIVIER MILLET

JEAN D'EscoRSlAc, La Christiade, ou poeme sacré contenant l'Histoire Saincte du Prince de la vie. Édition critique par RACHEL DE SCORBIAC. Paris, Classiques Garnier, «Textes de la Renaissance», n°206, 2018. Un vol. de 760 p.
Le poète montalbanais Jean d'Escorbiac (1564-1652) est assurément bien servi par ses descendants, puisque Rachel de Scorbiac lui a consacré sa thèse de doctorat, point de départ de ce livre, après que ses oncle et père eurent eux-mêmes réédité La Christiade (Verlhaguet,1997) et que son frère eut soutenu, à Toulouse la même année 2011, une thèse d'histoire sur Guichard d'Escorbiac, père de Jean, premier consul de Montauban et homme de confiance d'Henri IV. L'ample introduction (p. 15-131) livre d'abord la biographie de l'auteur : un temps lieutenant du sénéchal de Montauban, il cède sa charge dès 1603 pour se consacrer à la poésie et écrire les onze mille vers d'une Christiade qui paraît dix ans plus tard. L'étude de sa réception critique atteste un faible retentissement mais enregistre tout de même le nom de Voltaire (la référence au Dictionnaire philosophique, p. 32, se rapporte plutôt aux Questions sur l'Encyclopédie), auquel on pourrait adjoindre celui de Flaubert, recopiant Lalanne dans les dossiers manuscrits de Bouvard et Pécuchet, entrée «Mysticisme» : «il mit les mauvais vers au nombre des maux qui ont inondé le monde, après le péché du premier homme ». La Christiade, divisée en cinq livres ayant chacun son titre propre et respectivement dédiés à (la mémoire de) Henri IV, à Louis XIII, à Marie de Médicis, à Jacques I°~ d'Angleterre et à la France ainsi qu'à la ville de Montauban, est une épopée sacrée qui tente de concilier histoire sainte et merveilleux et qui ambitionne de synthétiser tous les savoirs, à l'instar des Semaines de Du Bartas, le grand modèle de d'Escorbiac qui est aussi son neveu par alliance. Le style, oscillant entre simplicité et grandeur, privilégie la figure de l'hypotypose, en vue d'« épiciser» la matière biblique. Ce poème engagé peut se lire comme un manifeste protestant fondé sur le credo réformé sola fide, sola gratia, sola scriptura, où sont célébrés les martyrs de la cause
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mais sans la complaisance pour le macabre d'un d'Aubigné. Pour faire oeuvre de conversion, d'Escorbiac mobilise toutes les ressources de la rhétorique, émaillant son poème d'« antéoccupations» (p. 87) que signalent à l'attention du lecteur, en regard du texte, des manchettes de type «Objection/Responce». Le poète se fait même prophète des derniers temps quand, dans le sillage du Triomfe de la Foy de Du Bartas, il inclut, au livre final «Les Gloires », un tableau en diptyque opposant les bienheureux assis à la droite de Dieu aux méchants tourmentés dans la géhenne. Ainsi l'épopée sacrée s'affranchit-elle de la tradition du genre en substituant à la célébration de la geste guerrière, réduite ici au statut de comparant, l'exaltation de valeurs spirituelles.
L'introduction, àpartir de l'examen des marginalia, fait aussi l'inventaire des diverses sources mises à contribution :bibliques, patristiques (à commencer par S. Augustin, «ce Grand Père Affriquain» [IV, 1185]), juridiques (le Digeste et surtout le Décret de Gratien), historiques et géographiques (les Vies de Plutarque, la Cosmographie universelle de Thevet), poétiques enfin : le Ronsard des Hymnes; tout Du Bartas, notamment sa Seconde Semaine, comme le met en lumière un éclairant tableau de parallela (p. 118-121) ;les Christiades antérieures du néo-latin Vida et d'Antoine de la Pujade, ainsi que les tragédies de Bèze (à qui on restituera, p. 123,1'Abraham sacrant) et de Garnier. Sans oublier diverses compilations et miscellanées, comme les Dicta factaque memorabilia de Marc Marule de Split (Spalatensis se rapportant à l'auteur, non au titre),1'Officina de Ravisius Textor et la Polyanthea nova de Joseph Lang (dont d'Escorbiac tire aussi [s.v. Martyrium] la référence non élucidée aux [Contra] duos epistolas Pelagianorum de S. Augustin, dans la manchette placée en regard des vers IV, 154 sq.).
De l'édition unique de 1613 mais parue aux deux adresses distinctes de Denis Haultin à Montauban et de Pierre Coderc, son beau-frère, à Paris et à Lyon, il subsiste une douzaine d'exemplaires (recensés p. 130-131), auxquels on peut ajouter ceux que conservent outre-Atlantique, à Washington D.C., la Bibliothèque du Congrès et la Folger Shakespeare Collection. Le texte retenu est celui de 1997, saisie numérisée de l'édition ancienne qui aurait toutefois gagné à être vérifiée, par exemple pour y rétablir quelques vers faux : «Pour qui l'Eternel mesure à soy-mesures immole» (III, 1572); «Jeusnerent pour Saül, et pour Jonathan morts» (v. 1613); «Bref tout ce Tout en corps assemblé cette fois» (v. 1682); «Marchant d'un grave pas, d'un sourcy renfroigné» (IV, 693 —démarqué de Du Bellay) ; «Voyez d'un oeil divin dans ma Divinité» (v. 838); «Tu donnes à cette oeuvre et le lustre, et la vie» (quintil postliminaire, p. 488). Les pièces d'escorte rédigées dans une langue autre que le français sont utilement accompagnées, en annexe, de leur traduction mais les vers grecs ne sont pas reproduits : on ne peut donc comprendre (p. 155) que le latin Jesus Christus an vita ? Ita est la traduction d'une anagramme grecque redisposant les lettres de Jean d'Escorbiac, ni que «Quel est cet homme? Un fils de Jupiter» (p. 677) rend une autre anagramme, TiS âv~p? 4ioS / [Pierre] Tissandier. À l'autre extrémité, il manque les anagrammes et vers grecs du jurisconsulte Michel Le Clerc, ainsi que le distique latin à sa louange dont il est gratifié par le poète lui-même (p. 64 [pour 68] et dernière du livre V, dans l'édition originale).
Suivent pas moins de 180 pages de notes (en petit corps serré), riches et denses, dont l'impeccable érudition mobilise une vaste culture biblique, patris- tique, théologique, mythologique et poétique. Les Écritures sont citées dans une édition ancienne, toutes les citations latines sont traduites et des rapprochements
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bienvenus sont effectués avec l'Institution de la religion chrétienne de Calvin, les Théorèmes de La Ceppède (parus la même année 1613), les Tragiques de d'Aubigné et bien sûr les Semaines de Du Bartas commentées par Simon Goulart. Pour aider à combler les (rares) lacunes, signalons que la manchette «Pompeius maris imperator» (en regard de V, 975-976) se retrouve bien dans les Opera omnia (1560) de Sabellicus mais au tome II, Énnéades, VI, livre IV, col. 85b; et que la Chronologie de S. Jérôme, alléguée plus loin, v. 1984-1990, au sujet de S. Marc, mentionne en effet la prédication de l'évangéliste à Alexandrie (Patrologie latine de Migne, t. 27, 205° Olympiade, col. 449). Le volume se referme sur un Glossaire (corriger l'entrée Escaché, qui signifie, non caché, mais écrasé), une Bibliographie raisonnée de pas moins de trente-six pages, un Index des noms propres (qui éclaire utilement certains toponymes, comme Mynde ou Zenu) et un Index biblique.
Un bel hommage est donc rendu à ce lointain aïeul, mais peut-être pas aussi complet qu'on l'attendrait. Loin de ne «laiss[er] derrière lui rien d'autre que La Christiade» (p. 25), Jean d'Escorbiac a aussi semé quelques pièces d'escorte soixante vers liminaires dans Les ouvres de François Philon (Agen, 1640) ; et un sonnet, déjà signalé par Joëlle Ginestet, dans Lou Trimfe de la lengouo gascouo de Jean-Géraud d'Astros (Toulouse, 1642). Il a même peut-être publié, trois ans après La Christiade, un second ouvrage intitulé Flamette de l'amour d'Uranie. À Philon, volume rare conservé seulement à la Médiathèque Louis-Aragon du Mans et à la Houghton Library de Harvard (qui le lui affecte dans son catalogue), et que Louis Loviot, dans un vieil article de la Revue des livres anciens (I, 1914, p. 448), était enclin à lui attribuer, en se fondant notamment sur le dédicataire, ce Philon déjà liminariste du grand oeuvre. Sans doute vaudrait-il la peine d'aller y voir de plus près.
DENIS BJAÏ

SOPHIE MARINEZ, Mademoiselle de Montpensier. Writings, Châteaux, and Female Self-Construction in Early Modern France. Leiden, Brill/ Rodopi, «Faux Titre », 2017. Un vol. de 218 p.
C'est une synthèse originale et bien informée que nous livre ici cette spécia- liste sur une figure bien connue du xvll° siècle, par ailleurs écrivain, la Grande Mademoiselle. L'ouvrage procède d'une optique précise, et centrale dans une oeuvre ; il envisage celle-ci comme profondément cohérente dans sa double dimen- sion architecturale et littéraire, unifiée par l'affirmation conquérante d'un goût féminin en matière de châteaux et par une revendication constante d'indépendance féminine; de là le refus constant de l'institution matrimoniale. Forte de son rang unique et de son immense fortune, le personnage s'érige enporte-parole d'un sexe depuis toujours opprimé par l'autre, et prend date pour l'avenir. Logiquement, une étude de pareille optique ne donne pas la priorité aux Mémoires dans toute leur variété, et leur extension temporelle. Sous la plume de S. Marinez, l'histoire de l'art se conjugue avec l'histoire sociale et celle des mentalités, avec l'histoire tout court, pour rendre justice à un élan créateur mal reconnu dans sa puissance par la mémoire collective.
Un premier chapitre, très suggestif, replace les activités de la bâtisseuse dans une longue lignée féminine et française, depuis Aliénor d'Aquitaine jusqu'à Anne
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de Beaujeu, Anne de Bretagne, Diane de Poitiers, Catherine de Médicis, Marguerite de Valois : un long mécénat féminin qui impose son goût, et plus en profondeur une image de la spécificité féminine, dans le sillage de La Cité des dames de Christine de Pisan, dont Mademoiselle, sans l'avoir nécessairement lue, est héritière de l'esprit préférence pour une décoration riante, la création d'espaces de plaisir à horizon utopique, bien loin de l'ordre masculin et de sa volonté de puissance. Un second chapitre envisage de façon simultanée les grandes réalisations architecturales de Mademoiselle et les grandes phases d'écriture des Mémoires :Saint-Fargeau et le début du récit de la jeune frondeuse, abandonnée par son père Gaston d'Orléans, Eu et les déceptions que suscite le cousin Louis XIV marié à une autre reine, Choisy — et sa splendeur pour nous disparue —après les désillusions de l'épisode du mariage manqué avec Lauzun. À chaque vague d'amertume, suscitée par un homme, correspond chez Mademoiselle une poussée créatrice double, rêve de pierre et quête de soi par l'écriture, en une réponse au destin qui est aussi découverte de soi, mi-douloureuse et mi-émerveillée. Un nouveau chapitre, plus classique, est consacré à l'attitude de Mademoiselle face au mariage, à ses antécédents littéraires, à ses contradictions aussi, de l'acceptation initiale d'une royauté à la revendication du célibat, énoncée dans la correspondance avec Mme de Motteville, mais démentie lors de l'amour pour Lauzun, au sein d'un projet matrimonial il est vrai profondément transgressif. Enfin, l'ouvrage se conclut sur une analyse des «mondes fictifs» échafaudés par la romancière, de l'Histoire de Jeanne Lambert d'Herbigny, marquise de Fouquerolles (1653) aux deux romans de 1659, la Relation de l'Ile imaginaire et l'Histoire de la Princesse de Paphlagonie. Tous ces textes, rarement analysés et jusqu'à présent peu accessibles, peuvent être envisagés de plusieurs façons; ils attestent cependant tous, aux yeux de Mademoiselle, de la supériorité des princesses et des reines sur l'humanité du commun, dans une vision de la société certes féministe, mais strictement aristocratique.
Au total, une synthèse riche et cohérente, qui fourmille de renseignements divers et inédits sur un personnage extrêmement inventif et original, longtemps victime d'images superficielles qui ont masqué en lui une vérité plus profonde et mouvante. Sophie Marinez se fait l'écho de la riche école de spécialistes d'Outre-Atlantique (Patricia Cholakian, Elise Goodman, Joan DeJean, Vincent Pitts, et d'autres) qui ont contribué à faire redécouvrir l'aeuvre de Mademoiselle, ont jeté sur elle un oeil neuf. En outre, le livre est très remarquablement illustré, et abonde en repro- ductions de châteaux ou de peintures qui nous font toucher de façon séduisante un message architectural et moral toujours vivant. Dans son orgueil inouï —mal supportable pour une conscience moderne (p. 184) —cette figure de l'histoire peut encore s'adresser à nous, et demeurer paradoxalement audible.
L'ouvrage, qui se fixe dès le début une perspective claire, ne saurait à l'évidence être une synthèse globale et définitive sur l'ensemble d'une oeuvre. Les Mémoires dans leur totalité, sans remettre en cause la thèse de S. Marinez, peuvent permettre d'en nuancer certaines affirmations, sur Gaston d'Orléans, père distant, mais admiré et aimé (et dont Mademoiselle est héritière du goût), sur le mariage (la mémorialiste manifeste toujours un penchantpour les mariages non conformistes, ses vues sont plus souples qu'il ne semble). De même, la référence à sa culture, dramatique et romanesque, eût enrichi les développements sur ses goûts architecturaux ou ses vues matrimoniales. Sur ce dernier point, le recours à Corneille, dramaturge de la liberté des princesses, relu une vie entière, se serait révélé éclairant. Une nette réserve enfin peut être formulée (p. 186) quant au climat laïc qui baignerait les vues
190 matrimoniales et féministes du personnage. Profondément religieuse au contraire, mais très hostile à la dévotion, toute sa vie amie du Carmel, comme de Port-Royal (dont le souvenir est présent dans la correspondance avec Mme de Motteville de 1660), Mademoiselle fait sienne une conception de l'amour empruntée à L'Astrée, baignée de providentialisme chrétien. De là la lecture spirituelle qu'elle fait de sa souffrance après l'interdiction de 1670, son féminisme chrétien sensible encore dans les ultimes Réflexions sur le Premier Livre de l'Imitation, posthumes.
Ces menues réserves n'entament en rien la joie du lecteur à savourer un beau livre, suggestif et plein d'allant, manifestant une sympathie pénétrante envers une sensibilité d'exception. Les études sur Mademoiselle, avec le livre de Sophie Marinez, s'enrichissent à l'évidence d'un fleuron tout à fait remarquable.
JEAN GARAPON

JEAN-ROBERT ARMOGATHE, Études surAntoineArnauld (1612-1694). Paris, Classiques Garnier, «Univers Port-Royal », 2018. Un vol. de 288 p.
Les études sur Antoine Arnauld ne sont pas légion. Malgré l'importance de cette figure pour le milieu de Port-Royal comme pour la compréhension de tout le xvll° siècle, trop rares sont encore les chercheurs à s'être intéressés au «grand» Arnauld (ce qui explique peut-être l'absence de bibliographie dans le volume ici recensé). Après les contributions marquantes de Denis Moreau et de Sylvio-Hermann de Franceschi, Jean-Robert Armogathe rassemble, dans ce recueil dédié à Bruno Neveu, quinze études de «micro-histoire» (p. 12) qui devraient ranimer l'attention pour un acteur essentiel de son temps ici envisagé du point de vue de ses positions théologiques et politiques. Si la plupart de ces études ont connu une première publication (entre 1994 et 2016), leur révision et leur articulation en un volume cohérent permettent de dessiner un portrait d'Arnauld original et complexe. Dans la lignée de Jean Orcibal, J: R. Armogathe privilégie la démarche documentaire en fournissant tout au long de l'ouvrage le résultat de recherches dans des archives inédites et délicates d'accès. L'ambition est d'équilibrer la partialité supposée des «sources internes au parti de Port-Royal» prioritaires jusqu'alors pour écrire «l'histoire intellectuelle d'Antoine Arnauld» (p. 11). Dans une vigoureuse intro- duction intitulée «Une famille, une cause », l'auteur annonce clairement prendre une nécessaire distance méthodologique avec «la manie historiographique de Port- Royal et le souci de sainteté qui entoure sa tradition» :sans ambiguïté, il s'agit de rompre avec l'esprit «partisan» (p. 13) qui domine l'approche des textes issus du milieu de Port-Royal. Pour étudier le cas Antoine Arnauld, J: R. Armogathe rappelle à juste titre que le personnage «n'est pas un individu :c'est d'abord un nom, une famille, une cause et un parti, c'est un théologien et un philosophe, c'est l'ensemble des problèmes que l'âge moderne connaît en philosophie, en théologie, et à l'interface des deux disciplines» (p. 13). La publication du volume se justifie donc à la fois par l'ampleur des questions ouvertes par cet acteur — «Arnauld dépasse le parti qu'il a défendu, et il reflète avec précision une époque dont il a tant voulu se différencier» —, et par l'étendue des recherches qui restent à mener à son sujet — «la complexité d'un personnage sur lequel les historiens modernes ont encore beaucoup à découvrir» (p. 21).
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L'objet de ces études est donc non seulement Antoine Arnauld pour lui-même mais surtout entant qu'acteur à la charnière de maintes articulations doctrinales et historiques. C'est ainsi que se comprend l'organisation du volume dans lequel se dessinent globalement quatre grands ensembles. Le premier de ces ensembles est consacré à situer la figure d'Antoine Arnauld dans son histoire familiale et selon les grandes étapes de sa carrière dans le siècle, comme disciple de Saint-Cyran puis comme chef de parti, en suivant des repères essentiels comme la parution de l'Augustines de Jansénius en 1640, la paix de l'Église de 1669 et la polémique contre les protestants, l'exil enfin en Hollande et Belgique. Cette ouverture informe donc sur les origines familiales et la formation intellectuelle d'Arnauld. On y perçoit très vite l'efficacité de la distance méthodologique annoncée puisque les origines protestantes de la famille Arnauld contribuent à éclairer les «complexes relations entretenues par Port-Royal avec le protestantisme». Et tout au long de l'ouvrage, depuis cette ouverture nette, la démarche ne fait jamais l'impasse sur les contradictions et paradoxes des positions d'Arnauld professant un augustinisme intégral toutefois infléchi par le thomisme et parfois acclimaté aux circonstances par un opportunisme tactique lié au «souci d'apologie et de controverse» ani- mantPort-Royal. Cette étonnante mobilité du personnage se mesure à la manière dont se déploie son réseau d'influence. Le volume fait ainsi place à une figure obscure comme celle de Pierre Barbay, élève d'Antoine Arnauld au Collège du Mans, témoin de la transmission du cartésianisme parle théologien. Il se poursuit ensuite avec l'évocation des liens d'Arnauld avec l'Oratoire à travers l'affaire Séguenot. Le chapitre consacré àLabadie —ancien jésuite ami d'Arnauld passé au calvinisme en 1650, animé par la «recherche de l'absolu» (p. 68) —, permet de poursuivre l'exploration de la relation de Port-Royal avec le protestantisme. Les ambiguïtés doctrinales de l'augustinisme port-royaliste apparaissent encore plus saillantes avec l'étude du rapport entre Arnauld et l'abbé cistercien Dom Hilarion Rancati actif à Rome dans des moments cruciaux comme celui de la censure des cinq propositions de Jansénius ou celle d'Arnauld par la Sorbonne. Ce premier moment du volume expose aussi, sans complaisance, la manière dont interagissent alors l'absolutisme royal et la théologie, le premier tendant à dominer la seconde.
Un second ensemble d'études concerne plus précisément les polémiques dans lesquelles Arnauld s'est trouvé engagé. C'est l'occasion pour J: R. Armogathe de revenir sur le jansénisme comme «fantôme », «fascinant» «passage à la marge », si «fécond en enseignements sur les étapes de constitution d'une communauté en secte» (p. 123). Car on ne saurait définir le jansénisme qui ne s'est constitué en parti qu'en réaction à ses adversaires. L'étude retrace le rôle de la défense d'Arnauld dans la construction de la notion polémique et la confirmation involon- taire qu'elle fournit du «projet politique des premiers historiens» du jansénisme (p. 136). L'invention d'un faux Arnauld instrument de la fourberie de Douai est encore exemplaire de la manière dont s'articulent enjeux théologiques et politiques. L'épisode permet d'observer comment le jansénisme se dissimule sous un thomisme de type augustinien tandis que l'affaire, d'après la conclusion de l'auteur, est sans doute le fait du pouvoir politique cherchant à neutraliser une résistance isolée. La polémique mettant aux prises Arnauld et Martin Steyaert éclaire une fois de plus la complexité de l'opposition bilatérale aux jésuites et aux jansénistes —redoublée par l'opposition entre gallicanisme et ultramontanisme —, cette fois au sujet des versions françaises de l'Écriture et de l'exercice romain de l'autorité sur les livres imprimés dans les années 1690.
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Dans un troisième ensemble de chapitres, J: R. Armogathe se concentre plus précisément sur les positions d'Arnauld lui-même, tout d'abord dans ses premiers écrits thomistes contemporains de la campagne des Provinciales. Pour expliquer la censure d'Arnauld en 1656,1'étude rappelle la forte coloration politique des débats dont les enjeux dépassent l'opposition doctrinale. L'étude des rapports entre Arnauld et le Chancelier Séguier confirme la nécessité d'adopter cette double optique pour comprendre l'épisode. L'auteur montre en outre précisément le processus par lequel Arnauld récupère les positions thomistes pour défendre l'orthodoxie de ses propres positions sur la grâce, jusqu'à atteindre un authentique enrichissement de son augusti- nismepar lethomisme qui l'éloigne finalement de Jansénius. La réflexion théologique et sa mobilité marquent également les positions d'Arnauld traducteur. Les principes méthodologiques (en particulier le refus de la traduction littérale) qui président à la traduction des traités de théologie d'Augustin ou de l'Écriture donnent lieu à des débats philologiques qui tournent à la polémique lorsque l'on reproche à Arnauld des approximations ou choix interprétatifs discutables, mais dont la teneur témoigne en particulier du rôle du cartésianisme dans la fixation des règles de l'usage du signe. En observant enfin l'édition des Mauristes des oeuvres d'Augustin, une dernière étude montre comment Arnauld, même en exil, continue d'influencer le travail de traduction.
Deux derniers chapitres ouvrent en dernier lieu le regard sur le contexte dans lequel Arnauld écrit et agit. Le premier explore la manière dont ce contexte se configure avec le recours au serment de Salamanque, outil de propagande anti jésuite finalement inefficace. Le second examine les détours de l'opposition au magistère d'Augustin chez les Jésuites espagnols en particulier. Cette clôture permet d'insister sur l'un des profits du livre qui est de ne montrer Arnauld qu'en mouvement, circulant entre lovanistes, bénédictins, oratoriens, jésuites, actionnant continuellement rapports doctrinaux mais aussi rapports de force. Les milieux théo- logiques en constante mutation au xvlre siècle, à l'exemple d'Arnauld, ne sauraient donc s'étudier comme des ensembles figés et monolithiques mais gagnent, on le voit, à être étudiés comme des instances de continuels passages, transgressions et adaptations. À ce titre, l'ouvrage de J.-R. Armogathe, dont l'érudition favorise constamment les appels aux développements de recherches ultérieures, s'adresse avant tout aux spécialistes de théologie. Mais il offre à ceux qui s'intéressent au rôle d'Arnauld pour les études littéraires les éléments pour envisager avec plus de justesse un auteur dont le rayonnement tient à sa capacité à comprendre et exploiter toutes les tendances de son époque.
DELPHINE REGUIG

ÉVA MARTIN, Esthétiques dePort-Royal. Préface de PHILrnrE LUEz. Paris, Classiques Garnier, «Univers Port-Royal », 2018. Un vol. de 617 p.
Voici plus de soixante ans que les spécialistes, à la suite de Bernard Dorival, dégagent les liens entre «le jansénisme et l'art français» —les auteurs récents pré- férantplutôt leterme d'«augustinisme ». Nul doute pourtant : le titre choisi par Éva Martin ne laissera pas de surprendre encore. Comment une, ou plutôt des «esthé- tiques» auraient-elles pu voir le jour à l'ombre de l'abbaye? Les «jansénistes» ne prônaient-ils pas le dépouillement? Necondamnaient-ils pas la «vanité de la peinture », selon le mot fameux de Pascal inlassablement répété, et tronqué? Aussi ne peut-on
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que saluer l'entreprise d'Éva Martin :son livre foisonnant met définitivement en lumière la place essentielle, bien qu'ambiguë, occupée par l'art au sein de la vie et de la réflexion des religieuses. L'autrice se distingue des spécialistes qui l'ont pré- cédée (Bernard Dorival et Louis Marin en particulier) par son parti pris résolument interdisciplinaire. Son étude, qui repose essentiellement sur les textes composés par les religieuses dans la première moitié du siècle, prend soin de restituer la place de l'art dans tous les aspects de la vie monacale : le chant liturgique, domaine privi- légié de la mère Agnès; la peinture de portrait et de paysage, dont l'étude culmine sur une fine analyse du Paysage de Port-Royal composé par le jeune Racine. Mais Éva Martin accorde aussi une place à l'architecture et aux décorations de l'abbaye, ainsi qu'aux vêtements portés par les cisterciennes. Le lecteur découvre ainsi que le célèbre scapulaire blanc orné d'une croix vermillon paraissait trop voyant et trop luxueux à la Mère Angélique :sans la force de persuasion de la saeurAnne-Eugénie, la réformatrice serait retournée à son ancien habit noir. Ce débat interne à l'abbaye cristallise l'une de ces oppositions d'ordre esthétique qui traversent toute l'histoire de Port-Royal, et qu'Éva Martin excelle à souligner. Les oscillations sont en effet permanentes :ainsi les visages de Madeleine, entre apostolat et pénitence; ou les règles touchant au portrait, qu'on déteste par principe, mais qu'on tolère lorsqu'il émane d'un peintre ami et qu'il reflète l'âme plutôt que le corps. Éva Martin met aussi en lumière des divergences plus personnelles : la pente ascétique de la Mère Angélique s'oppose ainsi à la spiritualité d'anéantissement de la Mère Agnès, dont le Chapelet secret comporte des accents condréniens. La vaste synthèse qu'offrent les Esthétiques de Port-Royal ne prétend pas unifier au prix de quelque spécieux artifice rhétorique des pratiques et une pensée marquées par les différences et les contradictions. L'ouvrage reconnaît un «conflit entre l'ascétisme et l'art» et met en évidence les «tensions» entre la spiritualité des moniales et l'esthétique. En s'appuyant sur les lettres et relations des religieuses, Éva Martin montre à quel point l'originalité de Port-Royal, fondée sur l'aeuvre réformatrice de la Mère Angélique, procède d'une fusion singulière entre des influences différentes et parfois, à nos yeux, peu compatibles. L'esprit de saint Bernard, tout d'abord :les réticences port-roya- listes envers l'expression artistique proviennent moins d'une accointance avec le calvinisme, assimilation que les religieuses ont toujours soigneusement cherché à éviter, que de l'influence de l'abbé de Clairvaux. Mais Éva Martin montre aussi que la Mère Angélique, qu'on surnommait "la sainte Thérèse de Cîteaux", est souvent allée moins loin dans sa réforme que Bernard en son temps; elle conserva par exemple dans l'église des Champs un mobilier médiéval à la décoration proliférante. C'est que d'autres influences soufflaient aussi sur le monastère, en ce xvi~ siècle marqué par les multiples visages du renouveau catholique. Port-Royal, on le sait, ne donna pas dans les outrances tapageuses d'un baroque méditerranéen. La Mère Angélique se méfiait même du Grand Carmel, que Zamet, l'évêque de Langres, lui donnait pour modèle :les pénitences des carmélites semblaient trop ostentatoires à l'abbesse dePort-Royal. Néanmoins, sans être tout à fait contre-réformiste, l'abbaye participa pleinement à la Réforme catholique :Éva Martin établit à juste titre, entre Contre-Réforme et Réforme catholique, une distinction qui résout bien des para- doxes apparents. Ainsi, entre un Bernard qui bannit les images de son monastère, et le concile de Trente qui en recommande l'usage, Angélique choisit de les garder pour les humilier : àPort-Royal, les images doivent être utiles, et servir, le cas échéant, à boucher les trous dans les fenêtres (p. 263). Si les abbesses ne souffrent que modérément la présence d'objets esthétiques au sein de l'abbaye, les peintres ne
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manquent pas, de leur côté, de faire de leur art le creuset d'une recherche spirituelle. Les Esthétiques dePort-Royal évoquent souvent Champaigne, mais le livre fait sur- giraussi d'autres figures moins attendues : Lubin Baugin, les peintres flamands de Saint-Germain des Prés, ou encore Georges de La Tour, représentent une «troisième voie» qui fait écho, dans l'ordre pictural, à la spiritualité port-royaliste. Au-delà de la stricte question artistique, le pluriel du titre renvoie aussi à la place des sens dans la spiritualité de Port-Royal :les Esthétiques de Port-Royal participent aussi de l'histoire des sensibilités. Tout en montrant jusqu'à quelle «abjection» pouvaient aller l'abstinence et l'ascétisme, Éva Martin suggère aussi que ces dévotions, loin de correspondre à un refus des sens, sont plutôt l'expression d'une sensualité à rebours «les sens n'étaient pas absents... leur acuité était au contraire décuplée» (p. 237). Éva Martin, modestement, prétend laisser aux positions esthétiques de Port-Royal leur diversité. Elle fournit pourtant une boussole susceptible de servir à s'orienter au sein de ces tensions et de ces pôles contradictoires :celle du sublime, ou plutôt de la «sublimité». L'autrice soutient que la notion, loin d'être découverte seulement par Boileau, était connue àPort-Royal depuis longtemps. Le thaumastos scripturaire, la passion d'admiration, les réflexions d'Augustin sur le genus humile, ou encore à partir du milieu du siècle, les traductions du pseudo-Longin, autant d'éléments qui nourrissent une méditation sur la «sublimité» bien antérieure à la traduction don- née par Despréaux en 1674. ÀPort-Royal, la pauvreté rhétorique ou picturale n'est pas seulement le fruit d'un dépouillement et d'une privation d'ornement :elle est l'expression du sublime, et se fait ainsi écho d'une simplicité biblique dont l'humilité formelle entraîne sur l'âme les plus puissants effets. Lapauvreté, àPort-Royal, n'est pas défaut, mais plénitude. La vaste somme de savoirs contenue dans ce livre tend à une conclusion plus inattendue encore que son titre ne pouvait le laisser présager les Esthétiques de Port-Royal nous montrent non seulement comment Port-Royal, non sans difficultés, fraie un chemin esthétique unique dans le catholicisme français du xvn° siècle; l'ouvrage d'Eva Martin révèle aussi, de façon plus étonnante mais fort convaincante, les liens secrets qu'une abbaye réputée à tort «iconoclaste» a pu entretenir avec l'art de son temps.
TONY GHEERAERT

THOMAS CORNEILLE, Théâtre complet. Tome S. Edltlon de CATHERINE DUMAS, PERRY GETHNER, GAËL LE CHEVALIER et EMMANUEL MINEL. Par1S, Classiques Garnier, «Bibliothèque du théâtre français », 2018. Un vol. de 734 p.
Réalisé comme les précédents sous la direction de Chr. Gossip, ce cinquième tome du Théâtre de Th. Corneille réunit cinq pièces, trois tragédies romaines (Pyrrhos, roi d'Epire, Laodice reine de Cappadoce et La Mort d'Hannibal), une tragi-comédie (Antiochos), elle-même d'inspiration antique, et enfin une comédie à l'espagnole (Le Baron d'Albikrac). C'est encore une fois l'ordre chronologique qui a été adopté. Mais aux dates de publication — de 1665 à 1670 —sont préférées les dates de création, connues ou sujettes à conjectures —d'un intervalle situé entre 1661 et 1664, pour Pyrrhos, à 1669 pourLa Mort d'Hannibal. Le Baron d'Albikrac, dont la première représentation eut lieu en 1667, est ainsi placé avant Laodice, que la troupe de l'Hôtel de Bourgogne porta probablement à la scène le 7 février 1668, alors que la comédie paraît en 1669 et la tragédie en 1668. Même si le principe
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en découlait déjà de l'architecture du premier volume, il n'aurait pas été inutile de le rappeler, ce qui aurait également permis de justifier les bornes temporelles ici retenues. C'eût enfin été, dans la continuité des brèves analyses consacrées au sujet dans l'introduction générale du premier opus (2015, p. 8-11, 13-14),1'occasion d'une réflexion croisée sur la pratique des différents genres dramatiques qu'illustre le corpus, sur les diverses formes que revêt chacun d'eux sous la plume de l'auteur ainsi que sur les relations qu'il est possible d'établir entre eux :les jeux d'identité, par exemple, apparaissent décidément comme l'un des fils conducteurs de la dramaturgie «thomas-cornélienne» —comme l'appelle avec humour E. Minel (p. 18) pour la distinguer de celle, «pierre-cornélienne» (p. 20), du frère aîné toutes catégories génériques confondues. Qu'il s'agisse de Pyrrhos, «cru Hippias» (p. 52), comme l'annonce la liste des personnages inaugurale, d'Antiochus, dont un quiproquo laisse entendre aux autres qu'il est amoureux de la princesse Arsinoé alors qu'en réalité il l'est de sa belle-mère Stratonice, de l'extravagant La Montagne, prêt à endosser le costume de l'improbable Baron d'Albikrac, d'Ariarate, «déguisé sous le nom d'Oronte» (p. 508), ou encore d'Eumène, «cru mort» (p. 622), nombreux chez Th. Corneille sont les personnages ambigus, et les secrets qui entourent leur existence, et que les dénouements se chargent de dévoiler, conduisent à un type de progression dramatique qui, ajouté à la dimension romanesque de ses intrigues, tend à le singulariser, au regard de Pierre Corneille en particulier, à qui il est de nouveau volontiers comparé (p. 11, 15, 17, 22, etc.). Une telle mise en perspective aurait avec profit pu être combinée avec les considérations proprement historiques —sur la nature et l'évolution des genres —qui émaillent par ailleurs, pour chacune des pièces, le discours critique (p. 22-25, 161-165, 482-484, etc.).
Au demeurant, le protocole éditorial ne varie guère d'une pièce à l'autre et se conforme à ce qu'un lecteur est en droit d'attendre d'éditions savantes comme celles-ci :après une introduction qui examine les sources et l'attitude du poète à l'égard de la fable originelle, puis les traits majeurs de l'esthétique sur laquelle est fondée la pièce, les annotations qui accompagnent le texte éclairent sur la syntaxe, le vocabulaire ou encore sur les références, historiques ou mythologiques par exemple, qu'il comprend. Compte tenu de la complexité qui caractérise en géné- ral la langue de Th. Corneille, un travail d'explicitation est souvent nécessaire, comme le montre à plusieurs reprises P. Gethner notamment (p. 511, 514, 515, etc.). D'autres notes, plus amples, relèvent quant à elles davantage du commentaire et prolongent les interprétations contenues dans l'introduction. Abondantes et très fines sont ainsi les remarques d'E. Minel au sujet de la tragédie indissolublement politique et sentimentale que constitue Pyrrhos, dans la présentation initiale (p. 17-19, 21-22), qui inclut aussi des considérations sur des réalités historiques (la protection d'Henri II, duc de Guise, dont bénéficièrent les Corneille, le mariage d'Henriette d'Angleterre avec Philippe d'Orléans) auxquelles, sous couvert de la fiction, le dramaturge ferait allusion, tout autant que dans les notes, fournies, qui courent tout le long du texte. C'est ensuite au tour de G. Le Chevalier d'enrichir sa pièce, Antiochos, de réflexions diverses, notamment à propos du rôle décisif que joue l'objet (la boîte dissimulant le portrait de Stratonice, aimée d'Antiochus, qu'Arsinoé, elle-même éprise du jeune homme, remplace par le sien) dans la conduite de l'intrigue. C. Dumas, de son côté, se livre à de riches comparaisons entre Le Baron d'Albikrac et son modèle espagnol, De donde vendrâ de Moreto, dont le dramaturge français s'éloigne significativement pour mieux satisfaire les goûts de son public. P. Gethner, enfin, s'attache surtout à mettre ses deux tragédies, Laodice
196 et La Mort d'Hannibal, en rapport avec les textes antiques portant sur les épisodes de l'histoire qui composent leurs sujets; mais, en ce qui concerne la seconde, il consacre aussi un long développement aux liens qui l'unissent àNicomède. Comme le remarque le critique, Th. Corneille emprunte en effet à son illustre prédécesseur trois des personnages de sa pièce (Nicomède, Prusias et Flaminius) ainsi que «le langage [...] grandiose» propre aux «tragédies héroïques de Pierre» (p. 590). De telles similitudes n'empêchent pas des différences majeures d'apparaître, en particulier, dit P. Gethner, dans le portrait qui est dressé de la puissance romaine l'image qu'en donne Thomas est plus sombre que celle qu'en offre Pierre.
Les éditeurs scientifiques ne s'en tiennent toutefois pas à des considérations purement littéraires, car ils sont également soucieux de rendre compte des conditions de représentation, du succès ou de l'échec qu'a connu la pièce au moment de sa création, et de ses reprises éventuelles. À chaque oeuvre sont en outre associées des références bibliographiques, dont certaines, relatives au théâtre de Th. Corneille en général (p. 45), à l'histoire du théâtre français (p. 46-47, 317-318) ou encore à l'état de la langue audix-septième siècle (p. 176, 318-319), auraient mérité de figurer dans une liste commune. Un travail de coordination aurait donc à cet égard été nécessaire. Les variantes, en revanche, sont présentées partout de la même manière et placées à la suite du texte, comme le demandent les Classiques Garnier. Situés à la fin du volume, le glossaire (p. 713-726) et l'index des noms propres (p. 727-730) apparaissent eux- mêmes clairement et, selon l'usage, constituent des outils précieux pour le lecteur.
Le grand mérite de cette édition collective est de faire mieux connaître et apprécier une oeuvre qui a trop longtemps souffert de l'éclat que concentra sur lui le plus âgé des deux frères. À rebours de la lecture qu'en fit G. Forestier, et qu'il n'hésite pas à bousculer à la faveur d'une longue note (p. 17), E. Minel montre de façon convaincante que la «tragédie romanesque et galante », telle que la pratique Th. Corneille au-delà même du cas de Pyrrhus, ne saurait être considérée comme une «dénaturation» de la «haute tragédie» (G. Forestier, Essai de génétique théâtrale Corneille à l'ceuvre, p. 277-278), qu'incarnerait le seul Pierre Corneille. Il souligne également que la composante amoureuse, si elle est sans conteste très prégnante dans ladramaturgie tomas-cornélienne, n'empêche pas une autre dimension, plus politique, de s'y déployer, comme l'illustrent précisément les pièces sérieuses ici rassemblées. Quant au Baron d'Albikrac, qui n'en estpas l'unique exemple, il rappelle à ceux qui l'auraient oublié que l'auteur excella aussi dans le genre comique : le portrait de la vieille Tante, attirée par le jeune prétendant de sa nièce, et la vivacité des dialogues qui composent la pièce en font toute la saveur. Le tome 5 du Théâtre de Th. Corneille fournit ainsi au lecteur un échantillon représentatif de ce qu'est, au moins pour une large part, l'ensemble de sa production.
SANDRINE BERR$GARD

FONTENELLE, ouvres complètes. Tome 2. Nouveaux Dialogues des Morts. Présentés et annotés par JEAN DAGEN. Paris, Honoré Champion, 2018.
Il est des «classiques» qui risquent de ne pas le rester, ou qui ne le sont déjà plus faute d'être accessibles au public. Grand succès éditorial à sa parution, les Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle, constamment réédités jusqu'au milieu du xvin° siècle, devront encore attendre pour une édition de poche, qu'ils
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mériteraient pourtant. On pourra se consoler avec le Tome 2 des ouvres complètes de Fontenelle paru chez Champion (le Tome 1, en 2013, était consacré aux Entretiens sur la pluralité des mondes).
À presque un demi-siècle d'écart, Jean Dagen y reprend l'appareil critique et les annotations de son édition savante de la Société des Textes Français Modernes (Paris, Didier, 1971). On note peu de différences dans les choix éditoriaux, si ce n'est quelques corrections, l'insertion d'une iconographie plaisante empruntée aux éditions anciennes, et pour ce qui est du texte lui-même, le choix de se fonder sur l'édition proposée dans les ouvres de 1742 supervisées par Fontenelle alors devenu un académicien célébré, en indiquant les variantes en fin de volume, là où l'édition de la STFM suivait l'édition originale des deux parties (1683-1684), en donnant les variantes en bas de page. Or, au moment de la publication en 1684, un dialogue entre Sénèque et Scarron avait été transformé en dialogue entre Sénèque et Marot, non sans raccords, afin de ménager les proches de Paul Scarron décédé en 1660, en particulier sa veuve la marquise de Maintenon. L'édition de 1742, reprise ici, rétablit pleinement Scarron dans ses droits de railleur moderne de la philosophie stoïcienne des Anciens.
Le parti pris global de Jean Dagen, dans cette seconde édition, est manifestement celui de la lisibilité : le choix heureux d'une graphie et d'une ponctuation moder- nisées fait gagner sur ce point au texte ce qu'il perd en charme. Les annotations de l'édition précédente, généreuses et précieuses par leur érudition, éclairaient les sources les plus importantes (le Grand Dictionnaire de Moréri, Montaigne ou les maîtres libertins abondamment fréquentés) et les plus diverses de Fontenelle. Elles sont reprises ne varietur, amplifiées très ponctuellement par quelques précisions ou par des ajouts pointant avec plus d'insistance vers certaines lectures contemporaines (Hobbes, La Rochefoucauld notamment), ou vers certaines influences (Rousseau). L'excellent appareil critique est repris à l'identique (n'était la disparition de l'«Index rerum» de 1971), avec une bibliographie actualisée (jusqu'en 2010).
L'intérêt de cette nouvelle édition réside par ailleurs dans sa nouvelle introduc- tion. Laprécédente développait une analyse assez détaillée du processus créateur et des thèmes, qui à ce jour reste l'un des meilleurs commentaires sur les Nouveaux dialogues des morts. La nouvelle propose plutôt une mise en perspective, situant Fontenelle dans la lignée des philosophes sceptiques qui de Montaigne à Nietzsche, grand admirateur de son oeuvre, préfèrent la pensée vive aux dialectiques artifi- cielles, l'observation critique à l'abstraction conceptuelle, et parfois la saillie au système. Pourtant, ce penseur ironiste, au sens de Rorty (cité par J. Dagen), est aussi un profond raisonneur, qui, plus peut-être qu'en 1971, se trouve rapproché par son éditeur non seulement des moralistes, mais aussi des grands courants de la philosophie rationaliste contemporaine, ne serait-ce que parce que le réseau des rencontres apparemment contingentes qu'il organise dans ses trente-six dialogues dessine bel et bien un ordre, dont Dagen s'attache à dégager les grands principes dans une analyse originale de la composition du recueil. Esprit de «finesse », mainte fois loué par les contemporains qui emploient volontiers cet adjectif pour qualifier le livre, mais aussi esprit de géométrie, d'autant plus puissant qu'il est finement insinué par le jeu des correspondances et des échos. On peut rester dubitatif sur certains rapprochements opérés par J. Dagen (par exemple avec Spinoza), ou sur son insistance sur la modernité de ce Moderne, présenté comme le maître des Lumières, ce qui ne va pas sans imposer une perspective téléologique sur le recueil
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de 1683-1684, dont le goût du paradoxe regarde souvent vers la Renaissance par-delà les épaules de La Mothe le Voyer et de Saint-Évremond. Question de sensibilité plus que de méthode, sans doute. Volonté aussi de lutter contre la minoration à laquelle l'histoire des idées et l'histoire littéraire s'attachent à maintenir une telle oeuvre (comment expliquer autrement que les Nouveaux Dialogues des morts ne figurent jamais au programme d'un concours tel que l'Agrégation de Lettres Modernes, alors qu'ils s'y prêteraient à merveille?)
L'introduction de Jean Dagen met quoi qu'il en soit en valeur les points les plus remarquables et les plus délicats dans l'interprétation de ce recueil :leur nature de creuset stylistique, où Fontenelle fond avec art, dans un tout harmonieux, les tendances les plus diverses de l'époque (la galanterie y flirte avec le raisonnement more Cartesiano des philosophes, le burlesque s'y mêle sans incongruité avec le goût aphoristique des moralistes...) ;leur portée iconoclaste évidente, quoique les questions religieuses soient évitées avec grand soin par Fontenelle; la présence constante d'un discours d'auteur à travers celui des acteurs qu'il met en scène, qui fait des Nouveaux dialogues des morts un livre aussi personnel que peuvent l'être les Essais de Montaigne, alors même que le «je» s'en absente et ne se désigne nulle part. Mais Fontenelle sait-il toujours où il veut mener son lecteur? Il n'est de vérités qu'au pluriel dans son oeuvre, qui laisse volontiers «les choses en suspens et l'esprit satisfait de la liberté qu'il a su se ménager, sous le couvert de cette autonomie moqueuse qu'on nomme humour» (p. 19).
Ajoutons que le recueil de Fontenelle reste la clef du vaste corpus des dialogues des morts qu'il a inspiré en France, comme dans d'autres pays :certains de ses émules privilégieront les personnages des Anciens, d'autres ceux des Modernes ; certains reprendront l'idée de mettre en scène des personnages féminins, d'autres retiendront les personnages exotiques ou obscurs, d'autres encore les figures d'écrivains ; certains préfèreront les sujets politiques, d'autres la philosophie ou la galanterie; on écrira des dialogues des morts plus brillants, d'autres plus graves, d'autres encore purement informatifs... comme si chacun des successeurs de Fontenelle dans l'histoire de ce genre avait choisi de développer une facette des Nouveaux dialogues des morts, ne pouvant les saisir toutes. N'est-ce pas à cette aune qu'on mesure la fécondité des chefs-d'oeuvre? Personnel, thèmes, styles, tout est contenu dans les Nouveaux dialogues des morts, et il y en a pour tous les publics, aujourd'hui encore.
NICOLAS CORREARD

MONTESQUIEU, ~iIVPQS COriipICtCS. SOUS la dlrectlon de PIERRE R$TAT et CATHERINE VGLPILHAC-AIJGER. TOlI1C 17. ExtY[iltS Ct 1tOiCS [IC lCCti[YCS II. Édition de ROLANDO MINUTE Lyon, ENS Éditions, et Paris, Classiques Garnier, «Bibliothèque du xvnie siècle », 2018. Un vol. de xxxvi + 732 p.
Suite longtemps attendue du tome 16 des ouvres complètes (Extraits et notes de lectures I), ce volume constitue un apport d'autant plus significatif aux ouvres complètes du président de Bordeaux qu'il présente une collection de textes majo- ritairementinédits qui jettent un éclairage à la fois sur le dossier génétique de cet auteur et sur la pratique de l'extrait au xvnl°siècle. La liste des collaborateurs et les remerciements rassemblent des noms de chercheurs chevronnés et de spécialistes
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non seulement de Montesquieu lui-même, mais des disciplines concernées par ses lectures.
Les éditeurs ont raison d'adopter une définition large de l'extrait. Le corpus réunit marginalia (sur six ouvrages) et extraits (27 éléments) :manuscrits de la main de Montesquieu, mais aussi de celles de ses secrétaires, selon toute vrai- semblance préparés sous sa dictée ou mis au net d'après une première version, ou encore recopiés longtemps après sa mort. On ne peut qu'applaudir le choix de faire des notes marginales, d'une part, et des véritables manuscrits, de l'autre, les deux grandes catégories du volume, en adoptant ensuite au sein de chacune un principe d'organisation chronologique. Le raisonnement qui a gouverné l'exclusion de certains documents semble clair et judicieux — à l'exception possible des «Changements arrivés sur la surface de la terre ou de lamer», manuscrit indiqué comme étant d'une main non identifiée dans l'Introduction (p. xxx), ce qui laisse- raitsupposer l'existence d'un secrétaire inconnu si l'écriture n'était pas identifiée plus loin (p. 244) par Lorenzo Bianchi comme étant celle de l'abbé Jules Bellet (une notation de Montesquieu en fin de document n'étant pas en rapport direct avec le texte, on se demande si ce document méritait peut-être de ne figurer qu'en annexe, étant donné que, selon l'hypothèse la plus plausible, il s'agirait d'un extrait préparé par un tiers, peut-être envoyé à Montesquieu par la poste et dont rien n'indique que le scripteur fût guidé parce dernier). La décision d'inclure une coupure de la Gazette d'Amsterdam avec une note de la main d'un secrétaire est heureuse. Si celle-ci aurait pu être rangée parmi les marginalia selon des critères strictement génériques, il est compréhensible qu'on ait voulu traiter ensemble tout ce qui concernait les périodiques (p. 543-553, 649-651). Le tout constitue donc une «bibliothèque intermédiaire de sources» (p. xvii) qui permet d'appréhender de façon oblique les pratiques d'étude de cet auteur majeur du xvrrr` siècle.
Les documents ici rassemblés révèlent, de la part de Montesquieu, un travail sérieux et méthodique, ainsi que la grande diversité de ses centres d'intérêt droit, histoire, littérature antique, voyages, commerce, finances, mathématiques, médecine... Les annotations de jeunesse en marge de Cicéron, ou de l'Application de l'algèbre à la géométrie de Nicolas Guisnée, sont souvent assez développées (par rapport aux marginalia de Voltaire, par exemple) et témoignent d'une réaction qui est loin d'être superficielle. On retrouve chez l'auteur-extracteur un souci d'exactitude :chaque extrait, ou presque, mentionne le titre de l'ouvrage lu, avec la date et/ou le format de l'édition, ainsi que, très souvent, des renvois aux chapitres ou aux numéros de page de l'original, indices capitaux qui permettent d'identifier l'édition source. Il lui arrive de vouloir revenir à l'original : «(voyés la préface) », écrit-il dans ses notes sur le Recueil A (p. 685). Il est important de signaler également son utilisation systématique de l'astérisque pour marquer les commentaires de son propre cru qu'il ajoute à ses extraits (à quelques exceptions près : p. 629, 676-677). Sur tout le volume, qui représente des lectures échelon- nées sur une période d'une quarantaine d'années, on remarque peut-être, avec le temps, une présence amoindrie des questions juridiques. On voit le président de Bordeaux en train de lire des auteurs importants ou connus (Homère, Virgile, Fénelon, Bayle, Boureau-Deslandes), mais aussi des textes plus obscurs. Outre l'intérêt des notes et extraits en tant que tels, le spécialiste de Montesquieu découvrira avec profit les éléments en amont et en aval de ses propres écrits, notamment l'Esprit des lois : Bochard, Geographica sacra ; de Fontaines, Conseil
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à son ami; le Voyage autour du monde fait par l'amiral Anson; et Plumard de Dangeul, Remarques sur les avantages et des désavantages de la France et de la Grande-Bretagne, entre autres.
L'édition critique de manuscrits disparates représente toujours un défi. La présentation qu'en donne ce volume est claire. Une introduction générale donne une vue d'ensemble du corpus hétéroclite, sur les plans autant thématique que matériel. Il est utile de lire les scrupuleux «Principes de l'édition» (p. xv-xvi) pour comprendre les conventions typographiques employées, notamment pour les longs passages biffés, pour les ajouts de la main de Montesquieu, et pour les extraits recopiés mot à mot. Le soulignement des termes et des phrases empruntés à l'ouvrage lu est un procédé très utile qui permet au lecteur de voir en un clin d'oeil le genre d'extrait auquel on a affaire :s'il s'agit de phrases recopiées ou plutôt d'une synthèse, ou d'un mélange des deux (on n'a cependant pas eu recours à ce soulignement pour les «Changements» p.247-252). Chaque document ou petit ensemble de documents bénéficie de sa propre introduction et d'une annotation en général extrêmement complète, avec à chaque fois des précisions sur les manuscrits : écriture(s), papier, format. Notons que les lignes de chaque dossier sont numérotées, sans toutefois que les éditeurs aient recours à cette numérotation pour des renvois. Un grand nombre des manuscrits édités ici ont été numérisés et mis en ligne pour le grand bonheur de tous. Le lecteur est donc amené à faire des allers-retours entre ce tome 17 et le site de la Bibliothèque municipale de Bordeaux, ainsi que les tomes 13 (Spicilège) et 16 des mêmes ouvres complètes, et d'autres éléments, comme par exemple le dossier des secrétaires de Montesquieu après 1748 (Montesquieu en 2005, dir. C. Volpilhac-Auger. Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 2005 : O5, p. 200-212) qui complète le tableau plus restreint qu'on trouve ici (p. xxxiv-xxxv). Il est à espérer que les adresses Internet imprimées dans le volume ne finiront pas par être obsolètes.
Il y a un équilibre délicat à viser dans ce genre d'édition entre les informations contextuelles concernant l'ouvrage annoté/lu et l'analyse de l'activité du lecteur ou de l'usage qu'il en a fait. Si de temps en temps certains détails concernant la genèse ou l'histoire de publication de l'oeuvre lue nous éloignent un peu de Montesquieu, il est certes préférable de pencher du côté de l'excès que l'inverse. Mais les commentaires sur les documents mêmes sont souvent très probants. Citons en particulier l'observation de P. Rétat et C. Volpilhac-Auger que la copie de notes marginales «"écrase" les strates chronologiques de la rédaction» de la multiplicité desquelles témoigne le texte même de certaines notes, où Montesquieu écrit «Je me trompe» (p. 8). Ou encore celle de Ch. Cheminade, qui remarque que Montesquieu «ne se montre nullement prisonnier de la manière dont sa source utilise et commente ses "autorités"» (p. 417).
Ajoutons enfin que le texte est enrichi de douze illustrations (sans compter les documents numérisés auxquels on renvoie), et d'un index de noms propres. Le tout représente une publication importante pour la recherche autour des pra- tiques de lecture, et remarquable en soi en tant qu'édition scientifique de textes qui témoignent du travail et des lectures de Montesquieu.
GII.LIAN PINK
201 ERIK LEBORGNE, L'Humour noir des Lumières. Paris, Classiques Garnier, «L'Europe des Lumières », 2018. Un vol. de 360 p.
Érik Leborgne se propose dans son ouvrage de nous livrer les résultats d'une longue enquête sur le «mécanisme humoristique et ses rapports avec la littérature» dans une approche herméneutique d'inspiration freudienne, enquête qui se fonde sur l'analyse approfondie de textes des Lumières, largement encore inexploités dans le domaine de l'humour noir, malgré les travaux pionniers de René Démoris. Cette étude permet de «repenser la question de l'historicité de l'humour» alors que la critique récente s'est concentrée sur une approche poéticienne et rhétorique, autour des travaux de Gérard Genette. L'auteur cherche à comprendre le processus humoristique à travers ses manifestations littéraires, et la nature du plaisir ressenti par le lecteur de Challe, Marivaux, Voltaire, Casanova ou Rousseau confronté à un narrateur humoriste, tout en évitant la compilation de théories, la multiplica- tion des références ou au contraire la concentration arbitraire sur quelques textes.
Se gardant d'une longue introduction théorique, l'auteur rapporte d'emblée dans son prologue quatre traits d'humour noir qui permettent de dégager quelques- unes de ses caractéristiques et le présentent comme un «mode de défense psy- chique très élaboré, à partir d'une position énonciative particulière». L'effet de l'humour noir est d'autant plus remarquable que l'énonciateur du trait d'esprit et son rapporteur se confondent, comme dans le cas de Casanova. Ce prologue est suivi d'un chapitre se présentant comme une lecture critique du Trait d'esprit et de l'article «L'Humour» de Freud, montrant que l'humour permet de réguler les trois «tyrans» que sont le monde extérieur, le ça et le surmoi, de décharger la tension d'un moi soumis aux censures extérieures et intérieures, de créer une «épargne d'énergie d'inhibition». L'auteur, tout en s'attachant à en montrer les différences, décèle un mode de fonctionnement similaire entre le mot d'esprit et l'humour noir, moyen de «défense contre la possibilité de souffrance du moi ». Dans ce même chapitre, Érik Leborgne poursuit les hypothèses de Freud et s'intéresse à l'articulation de l'humour au comique et à l'humour noir, qui présuppose une disponibilité de l'auditeur capable d'accepter qu'une situation pathétique soit tournée en plaisanterie.
Les deux chapitres suivants se présentent comme des analyses très fines de l'humour noir à travers des textes du xvrrr° siècle. L'Analyse I explore la «posture humoristique et sa théâtralité» consistant à créer un effet de surprise chez le spec- tateur enadoptant une distance inattendue face à un référent sordide ou cruel. Érik Leborgne s'intéresse particulièrement à laposture humoristique de Casanova (à travers l'Histoire de ma vie), personnage pratiquant réellement l'humour consistant à «faire rire sans rire », et il explore ensuite les techniques narratives nécessaires pour entraîner l'adhésion du lecteur. La théâtralité de l'humour noir est aussi mise en exergue dans ce chapitre, à travers des analyses de traits d'humour de person- nages ayant un rapport direct avec la mort, assassins, bourreaux, condamnés, voleurs, picaros, médecins, savants, prêtres, dont certains prennent la figure de héros immortels dans une sorte d'inversion narcissique, créant un sentiment d'euphorie chez leurs spectateurs. L'humour noir est une manière jubilatoire de se libérer de l'écrasement des puissances médicales et judiciaires en permettant la subversion du discours de la force, en banalisant une «cruauté universelle» et en dévoilant de manière grotesque les pulsions sadiques des bourreaux pour
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mieux en faire la satire. Les différentes postures du lecteur-spectateur sont fine- ment analysées, suivant que l'humour noir est assumé ou pas par l'énonciateur. L'Analyse II —Humour noir, polyphonie et fantasmatique —, part de l'hypothèse centrale que l'écriture romanesque à la première personne «a fixé au cours du siècle une pratique sûre de l'humour noir et de sa réception». L'humour noir naît «d'effets de polyphonie» permettant un «brouillage sémantique» qui fait ressor- tir le comique de situations a priori sérieuses. L'auteur explore enfin le rapport entre humour noir et inconscient dans la littérature des Lumières et analyse en profondeur le processus de création de l'humour noir et ses effets à partir de traits d'esprit portant sur des thématiques récurrentes, comme celles du «voeu de mort déguisé» ou du «cadeau empoisonné» trahissant le désir d'assouvissement d'une libido dominandi. L'hypothèse fondamentale d'Érik Leborgne est que l'humour noir prolonge les tendances agressive et érotique du trait d'esprit : le plaisir qu'il procure au lecteur distancé provient de discours volontairement ambigus, proches des mécanismes de la dénégation, qui lèvent des inhibitions et des refoulements profonds, et renforcent «la libido surmoïque de nature narcissique », à travers des thèmes comme celui du «mort ressuscité» ou de l'anthropophagie. L'humour noir permet l'accès aux mécanismes pulsionnels humains, fait ressurgir des tabous ou des croyances dépassées pour les rendre inoffensifs.
L'ouvrage d'Érik Leborgne se clôt sur une synthèse — «Lecture anthropologique de l'humour noir» —, où l'on s'intéresse au rôle du «sur-moi» dans le processus humoristique et à la création d'un plaisir narcissique dont l'origine serait infantile. L'examen précis de L'Histoire de ma vie, fil rouge de ce chapitre, dans une orien- tation métapsychologique, permet de dégager un double bénéfice de l'humour, pour le «moi» qui provoque l'admiration du récepteur et pour le «sur-moi» qui dépasse les affects pénibles. Casanova, refusant le «dévoilement douloureux de soi», adopte en effet une attitude humoristique qu'il a cultivée toute sa vie et s'adresse à un «bon» lecteur capable de saisir l'implicite, les doubles sens, les allusions ironiques, sans s'offusquer des frasques du Vénitien. À travers l'étude de textes de Voltaire, Diderot, Rousseau, Érik Leborgne montre aussi comment le processus humoristique permet de contourner des complexes d'origine oedipienne et de libérer la libido homosexuelle, de confesser ce qui est ridicule ou honteux tout en ménageant son lecteur, de surmonter des blessures narcissiques comme celle de la déception amoureuse en cultivant l'autodérision. Le lien entre les mécanismes de l'humour et la sublimation est mis en valeur :l'humour, mode de défense et de protection, permet au moi de déplacer des frustrations et des échecs vers le sur-moi et de les transformer en plaisir narcissique, satisfaisant l'idéal du moi tout en conservant l'énergie pulsionnelle initiale.
On ne peut que saluer l'apport très riche de cet ouvrage dans la compréhension approfondie des mécanismes de l'humour noir à l'oeuvre dans les textes des Lumières, selon une perspective littéraire, mais aussi historique, anthropologique et psychanalytique. Fondé sur une bibliographie très fournie, tant au niveau des textes des Lumières que des ouvrages critiques sur l'humour, ce livre fait redé- couvrir des oeuvres majeures sous un nouvel angle, et plonge son lecteur dans les différentes strates d'écriture ou «feuilleté sémantique» de grands textes du xvllre siècle, le plus emblématique et le plus représenté étant l'Histoire de ma vie de Casanova. Le manuscrit de ces mémoires a d'ailleurs été l'objet d'une étude minutieuse, Érik Leborgne en ayant réalisé une édition en parallèle (Laffont, collection Bouquins). Nous suivons l'auteur avec beaucoup d'intérêt dans cette
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archéologie lumineuse, parfois complexe, sinueuse, qui revient à plusieurs reprises sur un même auteur ou une même oeuvre afin d'en explorer plus en profondeur les différents mécanismes et effets de l'humour, mais qui tente toujours de cerner de très près la nature du plaisir éprouvé tant par le narrateur humoriste que par le lecteur qui devient son complice.
ST$PHANIE FOURNIER

PATRIZIO Tuccr, Écritures du moi, paysages, figures dans l'ceuvre de Chateaubriand. Paris, Classiques Garnier, «Études romantiques et dix- neuviémistes », 2018. Un vol. de 296 p.
En proposant une triple lecture de l'oeuvre de Chateaubriand — le moi, les paysages et les «figures» (entendons par là Chateaubriand figurant dans ses oeuvres les femmes aimées et croisant parfois aussi d'autres figures, littéraires et tutélaires) —, Patrizio Tucci, professeur émérite à l'université de Padoue, choisit parmi ses nombreux articles ceux qui permettent le mieux à la fois d'illustrer la richesse de ses approches et la profondeur de l'aeuvre de Chateaubriand. Si l'auteur annonce d'emblée que son ouvrage n'a qu'une unité «fonctionnelle» et que sa structure a été façonnée à dessein pour ce recueil, il n'en demeure pas moins que sa cohérence est manifeste. L'on ne peut que souscrire aux paroles liminaires de Patrizio Tucci précisant que «l'oeuvre de Chateaubriand apparaît comme une sorte de kaléidoscope ». Ces articles, disciplinés au cordeau d'une composition en triptyque, l'illustrent parfaitement.
Le tropisme de l'auteur le pousse d'ailleurs à comparerpar deux fois Montaigne à Chateaubriand, par le prisme de l'outre-tombe («Essais d'outre-tombe») et par celui des amours de vieillesse, ô combien tragiques et poétiques («Chateaubriand, Montaigne et l'Occitanienne» ). La richesse de ce recueil tient en effet à ce qu'il ménage des parcours croisés insoupçonnés qui recomposent la structure officiel- lement choisie. Ainsi le fil de Montaigne que nous venons d'évoquer mais aussi celui de l'écrivain chrétien, qui associe souterrainement deux textes éloignés les articles «Beautés de la littérature chrétienne —une critique militante» et «Un pieux voyageur ». Le premier analyse avec précision et pertinence Chateaubriand critique, amenant à repenser le dualisme convenu entre l'âme et le corps, la foi et la passion, que l'on réduit de manière un peu trop caricaturale et binaire sous la plume de l'auteur du Génie du Christianisme. Le second envisage Chateaubriand en Orient à l'aune des récits de pèlerinages antérieurs pour montrer comment le «pèlerin officiel» raillé par Sainte-Beuve se révèle dans sa nouveauté insoupçonnée et réinvente un genre ancien et traditionnel, associant le biblique et l'épique avec une harmonie stupéfiante.
De ce parcours proposé par le livre de Patrizio Tucci, nous retiendrons surtout deux articles très intéressants. Le premier, intitulé «une poétique rétrospective », s'attache à la question du transfert générique de fragments d'aeuvres de fictions réécrits —l'on pourrait même dire «réinjectés» —dans le corps composite des Mémoires d'outre-tombe. On touche là à l'un des principes essentiels de l'écriture autophage de Chateaubriand, réécrivais de ses oeuvres, et au fond même de sa pratique d'écrivain nourricier, l'aeuvre ne fonctionnant que comme un alambic de l'imaginaire ressourcé à l'aune de ses propres écrits ou de ceux des autres. Patrizio
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Tucci le montre bien en insistant aussi sur le jugement et les corrections qu'apporte Chateaubriand sur la perception —l'on dirait aujourd'hui la «réception» — de ses oeuvres majeures. Les Mémoires deviennent le lieu d'un débat rejoué, d'une théo- risation aposteriori en pointillés, d'un bilan autocritique. Chateaubriand prépare le lit de sa postérité. Le second article, d'un grand intérêt et d'une grande richesse, est intitulé «l'écrivain de plein vent ».Alors que Patricio Tucci a fait montre de son habileté à manier tout type de critique — de réception, génétique («les corrections autographes des Mémoires d'outre-tombe») ou historique («histoire et causalité chez Chateaubriand») —, réservant même une partie substantielle de son livre à une comparaison fertile de Chateaubriand avec des auteurs italiens comme Pellico (contemporain) et Fogazzaro (postérieur), ouvrant ainsi de nouvelles perspectives stimulantes, il fait du paysage le coeur de sa réflexion en qualifiant notre auteur de la sorte. Au-delà des postures que l'on a volontiers raillées chez lui, Chateaubriand y paraît bien plus répondre à cet «appel du large» dont il a fait la matière de son destin. Par son amplitude et la profondeur de son analyse, cet article constitue un petit essai dans l'essai, placé symboliquement au centre du livre. C'est là la place cardinale qu'il fallait réserver à ce visage fondamental de Chateaubriand aventurier-voyageur, que l'on méconnaît un peu trop derrière le masque de cire du mémorialiste ou celui, plus torturé ou engagé, du grand bretteur des idées de son siècle, en lutte contre l'inéluctable avancée du temps dévorateur.
Cet article traitant de l'écrivain voyageur constitue selon nous la clé de voûte de ce beau recueil qui vient compléter avec bonheur la série «Lire Chateaubriand» des Classiques Garnier :c'est bien la bourrasque d'un «plein vent» qui vient frapper notre esprit à la lecture de ce livre. On en ressort inspiré par des horizons nouveaux, les yeux rivés sur «l'immensité pélagienne» que constitue l'aeuvre de l'Enchanteur.
SÉBASTIEN BAUDOIN

GÉRARD DE NERVAL, Léo Burckart (1838-1839). Textes établis, présentés et annotés par SYLVIE L~cuvER. Paris, Honoré Champion, «Textes de littérature moderne et contemporaine », 2018. Un vol. de 624 p.
Le Léo Burckart de Gérard de Nerval, drame méconnu voire oublié sauf des spécialistes, représenté pour la première fois le 16 avril 1839 au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, mérite bien toute l'attention que lui porte Sylvie Lécuyer, spécialiste de l'auteur resté plus célèbre pour ses Filles de feu que pour ses oeuvres soumises aux feux de la rampe.
Les deux dates inscrites entre parenthèses sous le titre de l'ouvrage affichent d'emblée la juste intention de l'éditrice :donner —pour le plus grand intérêt du lecteur —deux versions d'un texte théâtral qui longtemps fut surtout connu sous la forme de scènes dramatiques (version de 1852, incorporée par Nerval dans Lorely). Les textes de 1838 et 1839 ici proposés correspondent quant à eux à deux étapes de l'écriture, en amont et en aval de la représentation. D'abord Léo Burkart, manuscrit allographe déposé au Bureau de la censure le 24 novembre 1838, que Jean Richer avait découvert aux Archives nationales en 1948 puis édité une première fois en 1957 et plus tard en 1981; puis le plus officiel Léo Burckart, paru en juillet 1839 chez Barba. Ces deux versions se trouvent ici disposées l'une
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après l'autre, et non en regard l'une de l'autre (option qu'avait retenue Jean Richer [Minard, 1981]). Sylvie Lécuyer fait donc bien, dans les en-têtes de ses pages, d'opérer une distinction orthographique entre les titres des deux textes, ce qu'elle motive dans une parenthèse de l'introduction (p. 40); mais sans doute eût-il été judicieux de rappeler résolument ce choix dans la page consacrée aux remarques sur l'établissement dutexte (p. [79]). Celui-ci se veut aussi proche que possible du manuscrit :sont donc reproduites la ponctuation singulière et l'orthographe soit d'époque, soit fautive. Ce parti une fois pris et si bien expliqué, pourquoi alors user si lestement du «[sic]» tout au long dutexte? Le lecteur risque de s'en agacer ou de s'en trouver dérouté. Pour ce qui concerne la version de 1839, la publication première voulue par Nerval sert ici de référence (alors que Jean Richer proposait l'édition de 1852 avec en notes les variantes de 1839). L'on trouvera cette fois, à leur juste place, fidèle à l'édition originale, l'Avis des éditeurs, le Mémoire et autres documents sur les sociétés secrètes, puis l'Appendice sur les universités allemandes. Tout cela est dûment pourvu de notes érudites et toujours éclairantes, qui en disent long sur les complexités de la pièce et de son histoire.
Vient ensuite un important ensemble d'annexes très utiles. En particulier, celle qui concerne les chants patriotiques et leurs diverses substitutions selon les versions et éditions offre en creux, à qui saura y songer, l'occasion d'évaluer leur sens politique et celle de réfléchir au rôle des choeurs dans la dramaturgie de l'époque. Autre annexe à ne pas manquer : leprocès-verbal de la censure, transcrit avec ses propres variantes, et qui par là fournit des nuances signifiantes. Il aurait été appréciable de trouver dans ces annexes — au demeurant toutes bien choisies — un dossier de presse sinon exhaustif du moins plus étoffé : seul y figure en effet le compte rendu de Théophile Gautier dans La Presse. D'autres recensions, issues de revues théâtrales plus confidentielles, auraient agrémenté les choses et permis de croiser les regards sur l'aeuvre telle qu'elle fut représentée. On peut regretter aussi que ne figure pas non plus quelque part le propre récit-souvenir de Nerval (paru dans le cadre des Faux Saulniers puis dans Lorely) : il aurait donné une meilleure idée des conditions de la mise en scène et de la première représentation. Dans l'ensemble, l'éditrice ne se préoccupe guère de ce qui concerne l'archéologie ou la matérialité du spectacle (sauf rapidement aux pages 57-58). C'est son droit et c'est son choix souverains, parfaitement défendables d'un certain point de vue, mais c'est dommage à nos yeux, car l'édition, qui se veut plus littéraire et théma- tico-historique que théâtrale et poético-esthétique, aurait gagné à se démarquer encore plus nettement de celles de ses illustres prédécesseurs. Elle serait ainsi entrée dans l'ère toujours balbutiante des études qui tiennent compte des interactions entre texte et scène, et offrent ainsi de nouvelles voies interprétatives.
Jean Richer et Jacques Bony avaient chacun proposé des mises au point fon- damentales (Minard, 1981, pour le premier et Gallimard [Pléiade, 1993], pour le second), tandis que Jean-Pierre Mitchovitch, dans sa thèse restée inédite et soutenue en 2010 à l'université Lyon 3, a apporté sa pierre à l'édifice grâce à une approche comparatiste entre les deux versions et en résolvant certaines questions qui jusque-là posaient problème. On trouvera dans l'actuelle introduction de Sylvie Lécuyer la somme des connaissances à ce jour réunies autour du projetLéo Buckart et de ses paratextes historiques, ce qui en soi rend ce volume incontournable.
On le sait, le cas de Léo Burckart ne laisse plus aucun doute sur l'implication d'Alexandre Dumas au stade initial de la maturation et de l'écriture première d'une pièce dont le manuscrit original à quatre mains reste introuvable à ce jour.
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L'histoire alambiquée, parfois contradictoire, des prémisses et de la genèse, a déjà été racontée ;elle est bien connue des experts, malgré nombre de zones d'ombres persistantes. Sylvie Lécuyer y jette de nouvelles lueurs, en reprenant l'enquête là où l'avait laissée Jacques Bony — à la mémoire duquel cette édition est dédiée. La chercheuse s'est d'ailleurs elle-même orientée, pour ce qui touche aux sources, vers les fonds d'archives en Allemagne et en Autriche; c'est ce qu'elle laisse entendre dans ses «Remerciements» (p. [10]), mais on peut déplorer l'absence de bibliographie en fin de volume, qui ne permet pas aux futurs chercheurs d'identifier facilement les fonds en question. Quoi qu'il en soit, le caractère érudit, parfaitement documenté, des informations contextuelles fournies par l'éditrice laisse admiratif. Néanmoins, seuls les grands spécialistes de Nerval et de Dumas seront en mesure de faire la part, dans la profusion des informations toutes aussi passionnantes les unes que les autres, de ce qui était déjà bien connu auparavant et de ce qui résulte de trouvailles et d'angles d'approche neufs, conduisant à un parti pris éditorial inédit. Sylvie Lécuyer ne cherche visiblement pas à mettre en exergue ses propres hypothèses ou ses choix marquants. Or, ils ont un impact décisif sur la lecture qui peut être faite du texte de 1838. Voyons pourquoi.
Pour qui s'intéresse au manuscrit allographe et plus spécialement au moment, décisif et sensible, de la refonte du texte par Nerval, les pages 32 à 39 de la présente édition fourniront une lecture roborative. Sylvie Lécuyer y réfute l'idée selon laquelle, comme on l'a toujours lu ou cru, le manuscrit serait une copie de celui soumis par les deux collaborateurs au Théâtre de la Renaissance. Au contraire, elle affirme que le texte versé à la censure par le copiste de 1838 «[...] est déjà la réécriture opérée par Nerval, où ne subsistent que "deux cents lignes" de Dumas [...]» (p. 39), version qui serait donc celle présentée par Nerval seul à Harel au Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Il ne nous appartient pas de trancher sur cette question que les dumasiens les plus trempés auront sans doute à coeur de creuser. Contentons-nous de nous réjouir de cette édition pleine de qualités indéniables, mais dont certains petits défauts autorisent les historiens du théâtre à se mettre en quête sinon de la vérité, du moins d'éléments à vérifier. Un exemple suffira à attiser la curiosité. Dans son édition, Jean Richer a transcrit la formule des censeurs sur leprocès-verbal comme suit : «La majorité a pensé que cet ouvrage était admissible** [...] ». Les astérisques renvoient à une note dans laquelle Richer précise : «Faute probable pour inadmissible ! ». Sylvie Lécuyer, qui indique toutes les suppressions, repentirs, reformulations lisibles dans le même procès-verbal, donne curieusement «inadmissible »,sans la moindre note ni la moindre remarque (p. 571). Il s'agirait donc, à la lumière de la mention de Jean Richer, d'une correction déductive, sans doute légitime, mais qui, ainsi effectuée sans signalement, érode la fiabilité de l'ensemble. Les chercheurs consciencieux, donc pointilleux, seront toujours obligés d'aller consulter le manuscrit de leurs propres yeux, et ainsi de faire comme saint Thomas.
L'histoire de Léo Burckart et de sa création est un roman en soi. Ce volume, imposant et important, riche et nourri, en fait la relecture et pose de nouveaux problèmes. Ses réflexions et perspectives neuves appellent des suites, voire de nouvelles éditions du drame Léo Burckart. Celui-ci continue de garder ses secrets. C'est bien le signe de la valeur de cette édition comme référence et comme maillon désormais indispensable dans le processus de la recherche, pour approcher un peu plus une vérité toujours fuyante.
SYLVIANE ROBARDEY-EPPSTEIN
207 ASTOLPHE DE CUSTnvE, La Russie en 1839. Édition critique par V$RA MILCHINA avec la collaboration d'ALExnNDRE OsrovnTE. Paris, Classiques Garnier, «Classiques jaunes. Littératures francophones », 2018. Un vol. de 1168 p.
Historienne des relations franco-russes au xrx°siècle, Véra Milchina a traduit Chateaubriand, Mme de Staël, Nodier, D. de Girardin, Grimod de la Reynière et pour la première fois en russe Spiridion de George Sand. Tout en s'appuyant sur les travaux du comparatiste Michel Cadot et de deux spécialistes de Custine (1790-1857), Francine-Dominique Liechtenhan et Julien-Frédéric Tarn, son édition de La Russie en 1839 repose sur une intime connaissance du monde littéraire, politique et diplomatique de l'époque, qu'enrichissent ses recherches dans les fonds d'archives français (BnF, Ministère des Affaires Étrangères) et russes. De quoi contextualiser avec précision un livre qui fit date en éveillant pour la Russie «la curiosité profonde et inquiète des Français» (Revue des deux mondes, 1847).
L'appareil de notes réuni par V. Milchina et A. Ospovate (2008, édition russe), ici remanié et amplifié, contient les principales variantes du texte custinien et les notes auctoriales ajoutées d'une édition à l'autre (on en compta six de 1843 à 1855) : le complètent les avertissements successifs de l'auteur regroupés dans les «Suppléments» (p. 887-897) et un «Appendice» de son cru (p. 856-886). Les notes de fin offrent quantité de renseignements détaillés :elles identifient tous les noms propres mentionnés par Custine et documentent leurs référents (personnes privées et publiques, événements historiques, lieux, institutions, édifices) ;éclairent les circonstances générales ou particulières que le texte évoque par allusion; expliquent les realia russes, les usages et les traits de moeurs nationaux; signalent les déclinaisons d'un même lieu commun (par exemple, si l'idée que les Russes ignorent l'honneur remonte à Montesquieu, cette supposée spécificité nationale se voit appréciée diversement, et parfois en un sens positif, par Bernardin de Saint- Pierre, Charles Masson ou Chappe d'Auteroche, p. 937). Sont dûment répertoriées les sources exploitées par Custine, orales quand il s'inspire de conversations (sa vie mondaine et littéraire lui permet bien des rencontres), livresques quand il puise à des récits de voyage antérieurs (G. Lecomte de Laveau, J. Ancelot) et à des publications savantes d'histoire, de géographie, de statistique (P: Ch. Levesque, J: H. Schnitzler). Débordant l'examen des sources avérées en amont, le travail d'annotation embrasse en fait un très vaste corpus textuel sur lequel se détache la narration custinienne : la recouper avec des documents émanant de témoins directs, d'épistoliers, de chroniqueurs ou de mémorialistes conduit à jeter des ponts utiles aux dix-neuviémistes entre l'auteur et plusieurs célébrités (Chateaubriand, Hugo, Mme de Staël, Mickiewicz, Meyerbeer, Varnhagen von Ense). Traquant les omissions, les erreurs, les distorsions repérables chez Custine peintre, et souvent détracteur du pays des tsars, V. Milchina accorde une large place aux réfutations que lui opposèrent ses contradicteurs (N. Gretch, X. Labinski, J. Tolstoï, P. Viazemski qui renonça à publier la sienne). Les éléments tirés de la presse parisienne (Journal des débats, Revue de Paris, Revue des deux mondes, etc.) et de récits viatiques postérieurs montrent combien fut vif, puis durable, le retentissement du livre, en même temps qu'ils éclairent le milieu historique, diplomatique, culturel dans lequel s'inscrit, en Russie, en France, en Europe, une réception fortement contrastée qui appelle sa propre histoire —celle d'une actualisation ininterrompue du propos de
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lauteur. «Custine et la Russie éternelle : un dialogue qui n'en finit pas», titrait justement V. Erofeev en 1995.
L'intérêt offert par cette nouvelle édition est si manifeste que l'on hésite à formuler une réserve, dût-elle découler, sans paradoxe, de l'éloge qui s'impose au premier chef. L'annotation (éprouvante pour les yeux, vu le format de police adopté) est si riche en effet, si copieuse qu'elle tombe parfois dans le défaut de sa qualité. L'inflation documentaire menace lorsque les éclaircissements s'étirent aux dimensions de notices volumineuses où de longues citations (P. de Barante, p. 961 et passim) côtoient les références bibliographiques indiquant leur prove- nance :ces dernières auraient pu suffire, sauf bien sûr quand le matériau cité sort d'archives inédites qu'il faudrait sans cela consulter à Moscou (GARF) ou à Saint-Pétersbourg (IRLI). Sans doute eût-il mieux valu tailler dans cette masse de données dont certaines trouveraient leur juste place dans un autre cadre (bio- graphie, article spécialisé, ouvrage d'histoire) que celui d'une édition de texte. Un deuxième regret concerne la présence de coquilles, de graphies inadéquates (Groth au lieu de Grot, p. 931; Tone au lieu de Ton ou Thon, p. 994), de russismes non corrigés, de locutions idiomatiques à rectifier (colonne de Vendôme, cathédrale d'Isaac, p. 985) et surtout de nombreuses fautes impliquant articles et prépositions. S'agissant d'une réimpression, puisque ce travail parut en 2015 dans une autre collection chez le même éditeur, il est dommage que ce dernier n'en ait pas profité pour faire procéder à une relecture plus serrée.
Cette présentation de La Russie en 1839 n'en restera pas moins une somme irremplaçable. Parce qu'elle surclasse toutes les éditions antérieures, plus d'une fois abrégées, non sans récapituler celles que supervisa Custine lui-même. Spécialistes et curieux d'histoire sauront tirer parti de l'imposante érudition déployée autour d'un livre-culte qui fut d'emblée aussi abondamment loué que décrié, «ouvrage sciemment méchant quoique infiniment spirituel» (Schnitzler) dont il convient, comme fait V. Milchina dans sa précieuse «Introduction », de rappeler les qualités littéraires.
FRANÇOISE GENEVRAY

GEORGE SAND, ~uVreS complètes. SOUS la dlrectlon de B$ATRICE DIDIER. 1839, Spiridion. Édition critique par ISABELLE NAGIxsxl, notes en collaboration avec MARIE-JACQUES HOOG. Paris, Honoré Champion, «Textes de littérature moderne et contemporaine» n° 197, 2018. Un vol. de 599 p.
Avec cette édition critique monumentale, Isabelle Naginski poursuit son grand travail d'élucidation et de valorisation de la pensée philosophique et religieuse de Sand commencée avec George Sand, l'écriture et la vie (Honoré Champion, 1999), et poursuivie notamment avec George Sand mythographe (Clermont- Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2007). Sa substantielle introduction (p. 9-136) s'attache à la genèse du roman et aux échos qu'il suscita, cependant que la poétique du texte, ses rappels de l'Écriture et l'élucidation du savoir théologique qu'il véhicule, ses affinités avec d'autres oeuvres sandiennes, en particulierLélia et Histoire de ma vie, sont réservés aux notes, nombreuses et souvent copieuses. Partout Isabelle Naginski tient passionnément à montrer l'originalité et l'audace de Sand par rapport à Leroux, par rapport aux sources théologiques utilisées par
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tous deux (Le Dictionnaire des hérésies de l'abbé Pluquet 1762, toujours réédité au xrx° siècle) et prouve, après Jean Pommier dans La tentation monastique de George Sand, que Leroux n'en a pas écrit une ligne comme le voulait une légende tenace propagée par Lovenjoul,
Spiridion appartient à la féconde nébuleuse des années 1838-1839, où Sand, dans son intense recherche d'une vérité spirituelle religieuse etpolitique à la fois, nourrie des rencontres de Michel de Bourges, de Lamennais, de Leroux, surtout, à qui est magnifiquement dédié le livre, écrit des oeuvres de plus en plus désincar- nées et commence à s'aliéner Buloz et le lectorat de la Revue des deux mondes.
Le roman parut en cinq livraisons de la Revue des deux mondes, de novembre 1838 à février 1839 : il fut achevé à Majorque. C'est assurément le plus singulier des romans de George Sand ; il est tout entier situé dans un monastère bénédictin vaguement placé en Italie et s' étale sur un long xvrrr°siècle, de 1690 environ, fon- dation du monastère par Hébronius, à 1799 (?), date que l'on infère —les repères concrets étant excessivement rares — de la présence aux abords du cloître d'«un jeune Corse» (p. 274) amené avec d'autres «personnes distinguées» par un navire voguant vers la France et visiblement destiné à de grandes choses :Bonaparte fuyant l'Égypte et en route vers le 18 brumaire? Dénué d'action, ce livre est totalement dépourvu de personnages féminins (comme déjà les Maîtres mosaïstes en 1837) ; dans la réalité, les années de Sand au couvent des Augustines anglaises furent, inversement, dénuées de toute présence masculine :avant le récit qu'en fera Histoire de ma vie, Isabelle Naginski montre plus d'un souvenir d'adolescence se profilant sous les épisodes de Spiridion. Roman de voix, consacré à une recherche spirituelle et convoquant l'institution monacale, il s'apparente à Lélio, et comme Lélio, sera remanié :malgré la page de titre du volume, I. Naginski publie la ver- sionparue chez Perrotin en 1842 qui affermit en l'étoffant de plusieurs manuscrits le message testamentaire de Spiridion : à juste titre, puisqu'elle remplace une version plus brève, moins riche et moins confiante dont Sand fut immédiatement insatisfaite. Comme Isabelle Naginski l'a souligné ailleurs, Spiridion se développe autour d'un motif de Lélio :l'héroïne découvre dans un monastère où elle fait une retraite, les restes d'un moine mort violemment. Ce sont «deux livres jumeaux », affirme-t-elle ici (p. 32), et si Lélio est un voyage de l'âme, Spiridion est un voyage de l'Esprit (p. 347).
L'incipit, à l'allure trompeusement romanesque de roman gothique, ouvre sur le récit d'Angel, novice de seize ans, esseulé par le violent mépris que les moines lui témoignent : il trouve accueil et consolation auprès du vieil Alexis, qui s'est consacré à la science dans l'isolement, et dont il éclairera la fin de sa présence tendre et attentive. Angel recueille le témoignage de la longue recherche de la vérité entreprise par Alexis, et l' aidera à se saisir enfin du testament spirituel enseveli au tombeau de Spiridion. Spiridion, ou Hébronius, né juifprès d'Insbruck, a embrassé le christianisme, avant de suivre la réforme, puis de revenir au catholicisme. Ce parcours, qui n'épouse pas l'ordre chronologique réputé sens de l'histoire, n'est pas exceptionnel, dit I. Naginski :les articles sur la pensée allemande (de Heine, de Barchou de Penhoën), très nombreux et substantiels dans la Revue de deux mondes de ces années en fournissent d'autres exemples.
Fulgence, qui a succédé à Spiridion, n'avait pas l'envergure nécessaire à se saisir de ce legs mais il s'est confié à Alexis; celui-ci aurait pu devenir prieur, malgré les manoeuvres du fourbe et ambitieux Donatien; mais en y renonçant il a acheté la liberté de poursuivre ses recherches ;cependant ses deux tentatives, à de
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longues années d'intervalle, pour se saisir du manuscrit de la tombe, ont échoué — la seconde s'est accompagnée d'un épouvantable cauchemar, où Sand rivalise avec Dante dans la peinture de l'horreur. Ce personnage de Spiridion touche au fantastique, en même temps qu'à l'hérésie. Spiridion est appelé l'Esprit par ceux à qui il apparaît —comme le Saint-Esprit; de plus, selon son testament la religion est «progressive» :après le règne du Père (la loi mosaïque), le règne du Fils (de l'Évangile), doit prendre fin, et le règne de l'Esprit advenir.
Il touche au fantastique :rayon lumineux, image angélique, ou simple souffle, ces apparitions se tiennent dans les registres les moins matériels, et sont un des charmes du texte. Parfois, Spiridion n'est qu'une voix, qui peut être de colère. Seuls Alexis et Angel bénéficient de ces manifestations, dont ils doutent si elles n'appartiennent pas au rêve. Il arrive à Alexis d'envier à Angel une apparition de l'Esprit, il arrive à Angel de prendre Spiridion pour Alexis, à Alexis de prendre Angel pour Spiridion. Ces équivoques, ces chevauchements d'identité tissent entre eux une chaîne :l'élection d'amitié forme le noeud de la solidarité intergénération- nelle entre les quatre moines et joue comme le souligne I. Naginski un rôle capital dans le livre. Comme dans le rêve d'ailleurs, l'image est double :Spiridion porte à la fois la robe noire du bénédictin et le vêtement élégant et la magnifique chevelure blonde d'un étudiant allemand. L'examen du manuscrit, scruté avec la plus grande précision par I. Naginski, montre qu'à plusieurs reprises, Engelwald raturé reste lisible sous Spiridion ou Hébronius; ce nom d'ange vient d'Engelwald, roman fantôme que Sand commença, vendit à Buloz en 1836, sans jamais le lui livrer; elle s'en explique lors du procès qu'ils eurent en 1841, dans des pièces inédites lues par I. Naginski :commencé après l'attentat de Fieschi, le récit s'interrogeait sur la légitimité de la violence historique, et s' attachait au personnage de Frédéric Staaps, jeune homme qui tenta d'assassiner Napoléon au lendemain de Wagram, tel que le présentait en le confondant avec Karl Sand le début du Commissionnaire, écrit avec Sandeau en 1831: «[S]a chevelure d'un blond clair descendait en boucles sur ses épaules, son teint pâle eût par sa délicatesse fait honneur à une femme.» Il devait marcher au supplice avec courage, mais le héros du roman était «Engelwald au front chauve» —écho d'une romance tyrolienne fugitivement apparue dans les Lettres d'un voyageur —, inspiré, lui, par Michel de Bourges vieilli (p. 40), comme elle le confie à Girerd en février 1838.
La dernière partie allège la clôture conventuelle, et l'intellectualisme exclusif des préoccupations; d'abord en enjoignant à Alexis d'aider un ermite à soigner les victimes d'une épidémie, elle lui fait retrouver la vie du corps, et la sollicitude humaine ; puis en faisant passer, dans un beau paysage animé par la présence de la mer (et inspiré par le séjour mallorcaln), la silhouette de Bonaparte, annonciateur des temps nouveaux, qui en vain l'invite à l'action. Dans le manuscrit, cette page et d'autres aussi sont collées, d'une encre légèrement différentes, sans ratures, I. Naginski les appelle des ready-made, venues d'ailleurs : d'Engelwald? C'est une des rares images, et la plus forte, que Sand nous ait donnée du personnage qui a aimanté toute l'aeuvre d'autres romantiques :Stendhal, Balzac, Hugo...
Isabelle Naginski expose magistralement le contenu doctrinal du triple testament de 1842 — dont le manuscrit a disparu. Ce sont : l'Évangile de Saint-Jean, recopié de la main de Joachim de Flore, qui en souligne certains passages [le soin, la couleur qui s'attachent à ces manuscrits font ici songer à un roman que Spiridion a inspiré Le Nom de la Rose], puis l'Introduction à l Évangile éternel, de son disciple Jean de Parme, et enfin un texte de Spiridion lui-même, à qui Jésus «homme divin»
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est apparu pour confirmer le message de Jean de Parme : la religion est évolutive, elle a trois âges : à la religion mosaïque a succédé la religion du Fils :l'Évangile, quine règnera pas toujours, mais laissera place à une religion de l'Esprit, religion d'amour, sans dogme et sans Église :ainsi est révélée à Spiridion la tradition joan- nite, hérétique, mais promise à un grand avenir. George Sand n'est pas la seule, qui à cette date, rapproche l'hérésie médiévale de Joachim de Flore et de ses disciples des spéculations saint-simoniennes sur la religion de l'avenir.
Spiridion s'interrompt sur l'imminence d'assassinat d'Alexis par les soldats révolutionnaires qui ont fait irruption dans le cloître; Alexis estime légitime la violence qui le détruit : il appartient à un monde sans avenir; la survie d'Angel, à qui il a enjoint de rejoindre le monde, impliquée par son récit, n'est pas contée.
L'étrange Spiridion, dont le dossier de presse réuni par I. Naginski montre qu'il embarrassa ses premiers lecteurs, «le peu récréatif Spiridion» de l'aveu de Sand, eut pourtant son écho ;sans s'attarder sur la lecture de Renan, alors séminariste, dont il infléchit l'histoire spirituelle, I. Naginski en analyse d'autres, «insolites» (p. 101) :Gustave Bra sculpteur originaire de Douai a sculpté des saintes et des anges, dont l'un, visible au péristyle de la Madeleine, a inspiré la Séraphîta de Balzac, et, en 1836 un buste de Sand dont la réalisation est certaine, mais jusqu'ici introuvable ; à la bibliothèque de cette ville se trouvent dessins et manuscrits étudiés par Jacques de Caso qui, dans leur bizarrerie, laissent voir un penseur et un artiste obsédé par le personnage de Spiridion, et inspiré par sa grande beauté. Trois photos montrent, insérés dans ses commentaires, des dessins, création fantastique d'une forme plurielle (p. 111) ou figure d'ange à la longue chevelure (p. 112), et une tête légendée «esprit brûlant» (p. 113). Gustave Doré se montra, lui, particulièrement retenu par la figure du Néophyte, qu'il dessina à plusieurs reprises et peignit deux fois (p. 116-117). Si les images de ce jeune homme ardent, épouvanté d'être seul vivant au milieu des moines âgés, en proie à la digestion ou au sommeil, ne correspond à aucune scène du roman, elles illustrent bien la situation d'Angel. La troisième lecture retenue par I. Naginski est celle de Dostoïevski, et elle est double :d'une part, la présence, dans Les Frères Karamazov, d'Aliocha auprès de starets Zosime, si visiblement inspirés par Angel et Alexis; d'autre part, la nécrologie de Sand donnée dans le Journal d'un écrivain, où le romancier revient avec gratitude sur le legs spiritualiste de Sand.
Cette riche édition, le travail savant, scrupuleux et passionné d'Isabelle Naginski doivent faire date dans l'histoire de ce roman, qu'ils placent au coeur de l'aeuvre sandienne.
MICH$LE HECQUET

TH$OPHILE GALJTHiR, ~l[VPQS COriIjJICtCS..SeCilOII VI. CPltlQilC t%lC[ltP[ilC Tome X. Novembre 1851-1852. Texte établi, présenté et annoté par PATRICK BERTHIER. Paris, Honoré Champion, 2018. Un vol. de 690 p.
Ce nouveau volume est le dixième au sein de l'immense chantier que représente l'édition complète des feuilletons de Théophile Gautier, laquelle en est peu ou prou à sa moitié. Il s'étend de novembre 1851 jusqu'à la fin de l'année suivante, et vient définitivement remplacer l'édition lacunaire et remaniée qui servait jusque-là de référence (celle des six tomes publiés chez Hetzel en 1859). Cela fait
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quinze ans que Gautier occupe la fonction harassante de critique. Nous mettant face à un répertoire dramatique varié — il rend compte de vaudevilles, de drames, de mélodrames, de comédies, mais encore de concerts (Gautier est mélomane), de ballets, d'opéras-comiques, d'opéras ou de divertissements populaires —, cet oeuvre de Gautier s'avère un point d'observation privilégié du théâtre du xD~° siècle. Ce volume, s'il ne recouvre pas une année complète de feuilletons (Gautier part en Orient et Cormenin le remplace), s'étoffe néanmoins de comptes rendus substantiels (souvent de trois rez-de-chaussée, soit quinze colonnes compactes), nous faisant toucher du doigt les grands événements scéniques qui ont marqué leur temps, mais également les vogues, les genres et les auteurs émergents, dans une époque qui se présente comme une charnière chronologique, politique, mais aussi et surtout, esthétique.
Certaines modes sont mises au jour par le critique : le dévoiement spectaculaire du fantastique, dont Les Mystères d'Udolphe de Scribe et Delavigne incarnent le prototype («Pourquoi expliquer l'inexplicable et faire du fantastique une question de trappe anglaise, de truc et de travestissement? », p. 543) ; ou la prolifération de pièces qui usurpent le nom de «proverbe» pour mieux réussir («Une comédie en un acte qui n'est pas un vaudeville a un titre tout trouvé, elle se nomme un proverbe. », p. 186). Mais son feuilleton est l'occasion d'assister en privilégiés à des spectacles et des soirées qui préoccupent peu ses confrères, à l'instar de ceux donnés chez le comte de Castellane — où s'est joué La Comédie à la fenêtre d'Arsène Houssaye (p. 341-347) —, au Cirque d'hiver (qui s'ouvre dans l'année, p. 598-600), ou à l'Hippodrome, accueillant encore les performances de Mme Saqui — la fameuse danseuse de corde est alors âgée de 66 ans (p. 451-453).
Gautier transforme ses feuilletons en plaidoyers : se réjouissant de l'avènement de théâtres «littéraires» tels que ceux de Musset (Bettine, p. 17-22), il prédit la fin du «règne des faiseurs» (p. 30) et entend agir par sa plume. Aussi s'acharne-t-il, dans l'espoir d'impulser un renouveau dramatique, à montrer la modernité de ces «anciens» rejoués avec bonheur :Marivaux (p. 470-473), Molière (enfin proposé avec ses intermèdes fantaisistes, p. 150-151), Beaumarchais (« Ce qui nous a frappé à cette représentation, c'est la nouveauté ou, pour mieux dire la modernité de la comédie [...] », p. 526), et Corneille. La reprise de Cinna suscite son enthousiasme, qui s'épanche en une vaste comparaison inspirée entre l'illustre dramaturge et Michel-Ange (p. 514-521). Au fil de ses écrits, l'écrivain dilapide ses propres conceptions dramatiques, par exemple sur le rapport entre texte et musique dans l'art lyrique (« [...] le poème est un dessin au trait que le musicien modèle et colore» p. 56), ou sur les relations entre roman et théâtre (de nombreux romans sont alors adaptés à la scène, car «la farine dramatique y domine tellement qu'il n'y a pas grand chose à faire pour les restituer à la scène », p. 32). Fermement opposé à ces «pièces dont la donnée repose sur la politique» (p. 446), le tenant de l'art pour l'art montre un goût marqué pour «les pièces qui n'ont pas expressément été faites pour le théâtre» (Marielle de George Sand, paru dans la nouvelle Revue de Paris, dont il est le co-fondateur, p. 134), pour la commedia dell'arte pure (à l'encontre de la réappropriation qu'en a faite George Sand avec Les Vacances de Pandolphe, p. 286-294), pour les marionnettes, ou pour les modestes spectacles comiques où la «fantaisie peut [...] déployer son aile en paillon» pour satisfaire l'«intelligent public de titis aristophanesques» (p. 143). Critique et création ne font d'ailleurs parfois qu'un, chez un analyste amateur de théâtre qui est aussi dramaturge :ses
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articles essaiment quelques esquisses de «spectacles dans un fauteuil », tels celui dans lequel il nous emmène par le biais de Watteau (contre-modèle à la tentative de George Sand avec Pandolphe, p. 286-288), ou celui brodé à partir du mythe du juif errant, origine des fantasmes dramatiques les plus libres (p. 412-415).
Si certains des artistes qui ont ses faveurs ont été consacrés par la postérité — à l'instar de Rossini (« de ces prodigieuses organisations italiennes pour qui le travail n'est qu'un jeu», p. 538), de Nerval (dont L'Imagier de Harlem est joué le 30 décembre 1851, p. 107-119), de Dumas fils (dont La Dame aux camélias inspire à Gautier un compte rendu enfiévré), ou de Labiche (créateur d'une «excellente parade dans ce genre fabuleux, exorbitant, pyramidal et cocasse» en lequel le critique perspicace voit déjà «la comédie de [son] siècle» (p. 318)) —; d'autres ne sont connus que par les spécialistes. Ce volume a ainsi le mérite de mettre en lumière ces noms qui incarnaient des espoirs de renouvellement dramatique :Léon Gozlan, cet «Hoffmann lumineux» maître de la «comédie aristophanesque, rail- leuse, brillante et brûlante» (p. 305 et 307) ; Bouchardy, qui possède «un véritable instinct dramatique» (p. 549); Henri Murger, dont les débuts témoignent d'une «véritable originalité» ; ou encore l'auteur, journaliste et brillant comédien Henri Monnier, dont l'interprétation deJoseph Prudhomme soulève l'admiration prolixe de Gautier (p. 570-579).
Si l'on pourra s'étonner de la quasi absence d'allusions politiques (le Second Empire, proclamé à la fin de l'année 1852, ne s'entend guère que dans la décla- mation des «belles strophes de M. Arsène Houssaye, L'Empire, c'est la paix, empreintes d'un large sentiment d'avenir», p. 520), c'est que Gautier est fidèle à ses principes. Auteur avant d'être critique, il nous laisse des oeuvres littéraires délestées des trivialités politiques, qui se lisent encore avec plaisir, parsemées de morceaux d'anthologie, parmi lesquels «les marionnettes à Domo d'Ossola» (p. 130-131), «les comédiens turcs de Mona-Bournou» (p. 502-509), ou encore cette inattendue description de la réincarnation de La Fornarina en une spectatrice du théâtre de Foligno (p. 589-592).
La présentation de ces textes, annotés avec concision et assortis d'une brève introduction, d'un répertoire des noms fréquents ainsi que d'index (des noms de personnes, des oeuvres scéniques, des périodiques, des autres oeuvres), font de cet ouvrage un outil indispensable pour tout dix-neuviémiste s'intéressant au théâtre.
AM$LIE CALDERONE

LOUISE COLET, Mémentos. Édités, présentés et annotés par JOËLLE GARDES. Paris, Kimé, 2018. Un vol. de 280 p.
Les habitués de la correspondance de Flaubert connaissent depuis longtemps l'existence de ces textes singuliers que tenait Louise Colet et qu'elle désigna sous le titre de mémentos. Entre l'écriture du diariste et le bloc-notes de l'artiste égocentré qui redoute d'oublier les grands moments de son existence, ou plus simplement la trace écrite d'une vie qui passe trop vite et que l'on a besoin de consigner comme unpense-bête, ce type d'écrits peut n'être pas sans intérêt quand il est proposé par qui côtoie des célébrités et prétend au fil des ans en être une soi-même. Des mémentos de Louise Colet, Jean Bruneau avait donné un aperçu en publiant des extraits dans son édition des lettres de Flaubert («Bibliothèque
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de La Pléiade») mais rares étaient les lecteurs qui avaient accédé à l'ensemble du corpus, demeuré en Avignon.
Joëlle Gardes a fait l'effort pour nous de le tirer du fonds de la bibliothèque Cecano où il dormait depuis si longtemps et nous en propose une édition essentielle pour tous les curieux. Qu'elle en soit remerciée à titre posthume, elle qui s'intéressait depuis quelque temps déjà à Louise Colet (elle lui avait consacré un récit en 2015, Du sang, de la bile, de l'encre et du malheur aux Éditions de l'Amandier, et les années suivantes deux beaux articles universitaires) et qui n'aura pas eu le temps de tenir entre ses mains son édition des mémentos : Joelle Gardes nous a quittés avant sa parution (Yvan Leclerc a assuré une relecture ultime de l'édition).
Qu'est-ce que les mémentos de Louise Colet? Définissons-les d'abord comme des textes écrits dans le feu de l'action :ils ressemblent fort aux pages d'un jour- nal intime, rédigées pour consigner ce qui vient d'être vécu, dans une certaine précipitation, à chaud, et peut-être la crainte d'oublier l'essentiel d'un quotidien souvent imprévisible. Les mémentos sont en ce sens un lieu de sauvegarde, la trace subjective —une écriture en son âme et conscience, et pour soi —d'un vécu qui requiert une analyse personnelle mais aussi une opportunité donnée àsoi-même de juger sans réserve ni compromis, dans une liberté totale. De fait, les mémentos de Louise Colet font la part belle à l'actualité, le fait du moment, qui sont brossés dans leur brutalité. Ils renseignent sur le tempérament de leur auteure, ils dévoilent sa propension aux revirements les plus inattendus, un souci de soi permanent, ses angoisses fréquentes, ses joies plus rares, les coups du sort subis, les médisances... Ils expriment toute la difficulté d'être une femme de lettres au milieu du xIx°siècle. Combien de fois Louise Colet y abordera ses problèmes financiers, les tracas inhé- rents aux affaires domestiques, au risque de transformer ses mémentos en carnets de comptes et autres recensions de ses difficultés financières?
Mais dans le cas de Louise Colet, les mémentos constituent d'abord et avant tout une mine précieuse de renseignements sur les personnalités importantes qu'elle a fréquentées, et/ou aimées. Ils révèlent sous un autre jour la nature de quelques-uns de ses amis les plus proches, parfois plus franc, parfois partisan. Le lecteur croise nombre des personnalités littéraires du siècle, de Victor Cousin à Flaubert, en passant par Musset et Villemain. Béranger, Hugo, Sand et tous les amis de Flaubert, Maxime Du Camp et Louis Bouilhet par exemple, s'y retrouvent. Louise Colet a fréquenté du beau monde et sa vie lui a offert des rencontres mar- quantes. Bien entendu, ils rendent compte d'une vie amoureuse agitée :Louise Colet et ses amants célèbres, Cousin, Flaubert, Musset par exemple, connaissent des frasques qui rendent la Muse souvent déçue et amère. La femme amoureuse se perçoit trop souvent en femme bafouée et ses mémentos fonctionnent comme une autothérapie.
Leur lecture se révèle précieuse parce qu'elle se prête à des approches plurielles et complémentaires qui entraînent non seulement dans la vie privée de l'écrivaine mais encore dans une observation significative des relations lit- téraires au mitan du siècle, entre cénacles et coteries, de la place de la femme dans le monde éditorial, de la difficulté d'exister et de se sentir reconnue pour une féministe comme Louise Colet dans un monde d'hommes... Les premiers textes datent de 1845, les derniers sont datés de 1873, trois ans avant la mort de la femme de lettres. L'essentiel couvre cependant une période de deux années, de 1851 à 1853, soit la première partie du second temps de la liaison avec Flaubert (aucun memento n'a été retrouvé entre 1853 et 1868). C'est dire combien le futur
215 grand romancier, alors inconnu, occupe dans ces carnets une place de premier ordre. Louise Colet éprouve pour lui un amour immense, envahissant selon lui, doublé d'une admiration pour son talent d'écrivain mais leur relation est difficile, la disponibilité de celui qui vient d'entamer Madame Bovary jamais bien grande. S'agit-il d'observer par le petit bout de la lorgnette une des histoires d'amour les plus célèbres de la littérature française? Disons plutôt que les mémentos contribuent à récrire la réalité avec les yeux d'une femme bien résolue à défendre son point de vue trop souvent négligé.
Avec les mémentos, qu'on la connaisse déjà ou qu'on vienne à la découvrir, c'est une Louise Colet entière et sans concession, parfois intransigeante, souvent émouvante qui se dévoile et s'affiche en revendiquant sa nature Elle ne cache rien des effets de son tempérament de feu sur ses proches mais elle nous montre surtout, comme l'écrit Joëlle Gardes, qu'elle fut «une femme intelligente, cultivée, talentueuse, une femme d'exception.»
THIERRY POYET

ELISÉE RECLUS, LQttreS [[ ClarISSC. Edltlon de RONALD CREAGH et CHRISTOPHE DESCHLER. Par1S, Classiques Garnier, «Correspondances et mémoires », 2018. Un vol. de 182 p.
Confirmant le regain d'intérêt que suscite depuis une quinzaine d'années l'ceuvre féconde d'Élisée Reclus (1830-1905), Ronald Creagh et Christophe Deschler en éclairent un versant peu fréquenté : un massif de textes antérieurs à l'exil qui frappe le républicain après la Commune, et au succès de La Nouvelle Géographie Universelle. Sous le titre Lettres à Clarisse sont réunis, outre les 18 courriers inédits qui constituent un apport majeur dans la connaissance du jeune ménage formé par Élisée Reclus et Clarisse Briare (1832-1869), quelques lettres peu accessibles à la même, et plusieurs pièces de la correspondance familiale déjà publiées au tournant du xIx° siècle. Un important travail de retranscription (peu aisé lorsqu' il se fonde sur des copies), de comparaison des exemplaires, de datation, de classement, de présentation rend l'ensemble maniable; il permet de reconstituer précisément la chronologie et les itinéraires d'Élisée Reclus lors de ses voyages en Europe sous le Second Empire. À ces sources, qui couvrent les années 1858- 1865, s'ajoutent entre autres des lettres d'Élisée à sa mère, et de son frère Élie à Noémi, la cousine qu'il a épousée. Situés dans le flux des échanges familiaux, les envois à Clarisse offrent un témoignage précieux de la manière dont s'y mêlent l'individuel et le collectif — y compris quand les lettres ne sont pas doublement signées ou adressées à plusieurs destinataires (longtemps Clarisse vit avec Élie, son épouse et leur enfant). Des extraits privés de l'«histoire de Magali », ce journal que le couple Reclus rédige alors pour l'aînée de leurs trois filles, laissent entendre la voix de Clarisse —sinon imperceptible, puisque seule la correspondance active d'Élisée Reclus a été conservée. C'est d'ailleurs sur laprésence-absence de cette femme presque divinisée par son époux, dont une photographie est reproduite p. 114, que se clôt l'édition.
Moins connue que Fanny L'Herminez ou Ermance Gonini, Clarisse — à l'état civil Marguerite Claire —, la première compagne d'Élisée Reclus et la seule qu'il
216 a épousée, est une mulâtresse née au Sénégal. Dans l'éloge funèbre où il lui rend hommage —ses dernières couches ont compliqué la phtisie qui l'a emportée —, Élisée Reclus rappelle ironiquement aux «savants» que «parmi les femmes de la race supérieure, la proportion n'est pas forte de celles qui lui ressemblent» (p. 142). L'amour d'Élisée pour Clarisse, constamment invoquée —selon une rhétorique amoureuse conventionnelle —, se confond avec celui que lui inspire une nature jouissive. Parce que la séparation gomme les traits des êtres chers, Élisée les cherche sur les visages qu'il croise pendant ses escapades, et grave leur souvenir dans ses lettres, comme il inscrit le nom de Magali sur les feuilles d'agave et «le sable de la mer» (p. 117, p. 123, p. 95). Son attachement au foyer se consolide à mesure que son propre père, pasteur, se détache de lui —sans doute parce qu'il n'a pas perpétué la vocation familiale, qu'il a contracté un mariage civil et s'est éloigné de la religion. Élisée reste néanmoins attentif à ses manifestations, et Ronald Creagh et Christophe Deschler montrent bien ce que sa géographie doit au protestantisme, «qui privilégie l'intime dans la relation au divin» (p. 146).
Après avoir vécu aux États-Unis, rêvé de s'installer en Nouvelle-Grenade ou dans l'Algérie coloniale, Élisée Reclus travaille pour la maison Hachette à l'actualisation des célèbres guides touristiques Joanne. Ses voyages profession- nels façonnent l'écriture, contemporaine, de plusieurs articles, ainsi que celle des volumes à venir, et affermissent son goût du terrain :dans la correspondance, les confidences tiennent finalement moins de place que la description sensible des choses vues, et les considérations politiques prennent surtout la forme de portraits satiriques. Pédagogue, l'épistolier manie l'analogie pour mieux figurer les réalités qu'il observe; non content d'avoir laissé à Clarisse une carte où suivre ses aventures (quand cela est possible, car certaines contrées écartées n'y apparaissent pas), il lui explique ce qu'est un archipel ou une crevasse, et l'initie à la mythologie scandinave. Dans la tradition d'un certain républicanisme révolutionnaire, il est convaincu du rôle social qu'ont à jouer les femmes, éducatrices des générations futures, et aiguillon du changement.
Élisée Reclus n'échappe pas aux lieux communs d'époque (psychologie des peuples, hypothèses médicales dépassées, etc.) ;mais son anarchisme perce dans le rapport aux autorités religieuses et politiques. Pour ce marcheur, que son endurance fait passer pour un contrebandier, les confrontations répétées aux gendarmes et autres douaniers s'avèrent pénibles. Mais sous sa plume, elles deviennent aussi savoureuses que le souvenir de ce garde forestier qui le «menaç[a]» d'un «bâton» alors que, juché sur une croix (tout nu? —l'épisode suit un plaidoyer pour le nudisme), il récitait des vers hugoliens face à la mer déchaînée (p. 55).
Fidèles à la manière d'Élisée Reclus, les éditeurs —l'un militant spécialiste du mouvement libertaire, l'autre conseiller scientifique passionné de randonnée — honorent leur prédécesseur dans leur effort de vulgarisation des savoirs. Bons connaisseurs de son oeuvre comme des travaux qui lui sont consacrés —dûment cités et recensés dans une bibliographie nécessairement sélective, mais commentée avec enthousiasme —, ils rassemblent de manière conviviale Élisée Reclus, ses lectrices et ses lecteurs, tous gaiement interpellés. L'identification au voyageur est servie par des titres de séquences qui favorisent la dramatisation. On suit le géographe par monts et par vaux à travers une Europe dont les frontières et les dénominations nationales ont, depuis, évolué. Pour ne pas inquiéter ses interlo- cuteurs, il s'amuse des difficultés que supposent ces voyages, se met en scène
217 — s'héroïsant tout en s'excusant d'avoir pris des risques, minimisant ailleurs la chute qui condamne la main droite de son frère. Des postures d'écrivain que les éditeurs ont soin de signaler.
Si «ce livre existe pour être offert en priorité aux amoureux, aux randonneurs et aux randonneurs amoureux», comme l'annonce l'introduction p. 13, dans un passage reformulé en quatrième de couverture, il remplit son office. Les chercheurs y trouveront un outil, mais pourront déplorer des faiblesses de présentation (diverses formulations imprécises, des coquilles sans doute liées au logiciel de mise en page, gênantes lorsqu'elles concernent les noms propres), voire de méthode. Les dimen- sions modestes du volume interdisant de reproduire les lettres in extenso —pour certaines, n'existent de toute façon que des fragments —, les éditeurs entrelardent archives et commentaires. Mais on cerne mal quels principes ont présidé aux coupes, pourquoi telle pièce est précédée ou suivie d'éclaircissements, et pas telle autre. La composition, éclatée, fait la part belle aux données historiques et biographiques, mais elles n'apparaissent pas toujours au moment propice, et sont parfois éloignées des documents donnés à lire. Pourquoi ne pas replacer plutôt l'expérience reclusienne dans une histoire longue de l'hygiénisme, à laquelle les anarchistes ont contribué en pionniers? Sans verser dans l'érudition, on aurait également attendu d'une édi- tion critique un appareil de notes plus substantiel, le renvoi à d'autres usuels que les dictionnaires ou encyclopédies collaboratifs (certes chers aux libertaires), et le rapprochement de cette correspondance avec le contenu des Guides Joanne sans lesquels elle n'existerait pas... De nouveaux travaux sur lesdits Guides gagneront sans aucun doute à s'appuyer sur ce dossier très instructif.
SARAH AL-MATARY

ÉMILE ZOLA, La Confession de Claude. ouvres complètes. Édition de NICOLE SAVY. Paris, Classiques Garnier, «Bibliothèque du xrxe siècle », 2018. Un vol. de 268 p.
La Confession de Claude, tout comme les autres romans de jeunesse de Zola (Thérèse Raquin exceptée), laisse perplexes bien des lecteurs avisés des Rougon- Macquart. Car l'on distingue aisément, dans ce premier essai à l'écriture romanesque, une nette réticence à abandonner des pratiques scripturales conditionnées par une sensibilité et des influences enracinées depuis l'adolescence. Zola lui-même affichait une attitude ambivalente à l'égard de son premier roman, estimant que celui-ci ren- ferme «encore bien des enfantillages» et qu'il est «tout à la fois une habileté et une maladresse» (lettre à Antony Valabrègue datée du 8 janvier 1866, dont un extrait est reproduit p. 237). Le récit et l'esthétique de La Confession de Claude obéissent indubitablement à unmouvement d'hésitation et à une double impulsion dont l'auteur était parfaitement conscient, comme l'atteste la dédicace à Paul Cézanne et Jean- Baptistin Baille, dans laquelle Zola avoue que cette création a été engendrée «par un enfant nerveux et aimant qui s'est donné entier, avec les frissons de sa chair et les élans de son âme» (p. 32). Il va sans dire que pour l'étude de la genèse de l'idéologie romanesque chez Zola., ce roman initial présente un intérêt capital.
Succédant à celle qu'a fournie François-Marie Mourad au Livre de poche en 2013, la présente édition savante de La Confession de Claude établie par
218 Nicole Savy prend place dans les ouvres complètes, dont la publication est en cours depuis 2012 chez Classiques Garnier, sous la direction de D. Alexandre, P. Hauron, A. Pagès et P. Tortonese. Cette réédition de l'intégralité de la produc- tion zolienne arrive certainement à point nommé, les travaux sur les oeuvres de jeunesse de Zola s'étant développés de manière assez importante au fil des ans. L'«Introduction» relativement brève de cette nouvelle édition de La Confession est divisée en quatre parties et se concentre sur le caractère autobiographique de l'aeuvre, ainsi que sur la vision romantique qui imprègne le roman mais qui, par la même occasion, est remise en cause dans plusieurs épisodes. N. Savy réalise une étude juste et pénétrante de l'hybridité qui singularise La Confession, en précisant que l'auteur «décape impitoyablement un monde qui ne ressemble ni au réalisme balzacien, distancié et balancé parle regard critique du romancier, ni au portrait grandiose de la misère dressé par Victor Hugo» (p. 19). On propose également une explication fascinante de la charpente du roman, qui ressortirait à «plusieurs structures, assez savamment imbriquées» :une première struc- ture cadrerait les lieux et mettrait en place «un système en tunnel, autour de la chambre de Claude et des autres logis de la maison, entrecoupé à peu près en trois tronçons séparés par des lieux parfaitement antagoniques, le bal et la campagne» ; une seconde construction, «informée par l'action », mettrait en branle un «mécanisme de dérèglement» et se définirait comme une charpente «en escalier descendant, à marches irrégulières, rythmée par l'enfilade des chapitres» ; au final, la structure narrative de La Confession, plus composite qu'elle le paraîtrait à première vue, produirait «une sorte de tremblement, ou de débordement », en «attirant insidieusement le lecteur au coeur de l'énigme qu'elle parcourt, autour du moi, du vrai et de l'éros» (p. 21-23) C'est indubitablement par ses analyses originales sur la structuration du récit que cette édition de La Confession de Claude se démarque le plus, en proposant des pistes inattendues pour une nouvelle exégèse. Ceci dit, l'on peut regretter que dans l'«Introduction », une place assez restreinte soit accordée à la description des conditions dans lesquelles cette oeuvre a vu le jour, plus particulièrement àcelles qu'a connues Zola en 1865, alors qu'il reprenait la rédaction de son roman (après en avoir écrit le premier jet en 1862-1863), un exercice de réécriture qui a été déterminant dans l'intégration des éléments réalistes au texte. Certes, le manuscrit de La Confession étant disparu, les renseignements sur la nature exacte et l'envergure de cette transformation sont malheureusement limités, quoique les observations sur la littérature et l'art que faisait Zola dans ses articles et comptes rendus à cette époque, sans oublier les écrits littéraires de celui-ci (notamment ses pièces La Laide et Madeleine), aient mérité d'être mis davantage en rapport avec La Confession. Et comme le souligne l'«Introduction », «Zola ne renia pas son premier roman et en accepta les rééditions successives» (p. 15), ce qui étaierait la thèse selon laquelle le «père du naturalisme» n'a jamais réellement réprimé ses inclinations profondes.
Les éditions de La Confession parues du vivant de l'auteur étant essentiellement identiques, aucun relevé de variantes n'a été annexé au texte établi par N. Savy. Au demeurant, ce qui retient d'emblée l'attention, c'est l'annotation relativement éparse du texte. Plusieurs passages et scènes auraient de toute évidence mérité d'être commentés ou élucidés à l'aune des connaissances actuelles sur les oeuvres de jeunesse de Zola. En revanche, le «Dossier documentaire», qui comprend
219 plusieurs comptes rendus et échanges épistolaires, brosse un portrait nuancé de l'accueil réservé à La Confession par les contemporains, qui va des conseils bienveillants adressés par quelques recenseurs jusqu'à l'ironie caustique déployée par un Barbey d'Aurevilly.
En ce qui a trait à la bibliographie, elle comprend les monographies et articles essentiels traitant de La Confession de Claude, sans être exhaustive, toutefois. Les études fondamentales sur le premier Zola réalisées par H. Mitterand (Zola. I, Sous le regard d'Olympia :1840-1871) et C. Becker (Les Apprentissages de Zola) côtoient des ouvrages plus récents tels que celui d'O. Lumbroso (Zola autodidacte), bien l'on puisse s'interroger sur l'absence d'autres contributions importantes comme Réalité et mythe chez Zola de R. Ripoll, La Religion de Zola de S. Guermès, et Zola tel qu'en lui-même de H. Mitterand, entre autres. En outre, il aurait convenu de dresser un inventaire plus complet des articles sur La Confession, ces derniers étant déjà fort peu nombreux. Cela dit, les lectures qui ont marqué le jeune Zola et ses pratiques scripturales initiales sont, dans l'ensemble, bien représentées dans cette bibliographie.
En somme, quoique cette nouvelle édition critique de La Confession de Claude comporte certaines lacunes et omissions, elle a le mérite d'offrir des perspectives inédites sur la signification et les modes de configuration de ce roman, un nouvel éclairage qui, à coup sûr, s'avérera profitable pour les chercheurs et les lecteurs assidus.
DANIEL LONG

GUILLAUME MCNEIL ARTEAU, Le Relevé des jours. Émile Zola écrivain- journaliste. Paris, Classiques Garnier, «Études romantiques et dix- neuviémistes », 2018. Un vol. de 514 p.
Guillaume McNeil Arteau s'attache dans cet ouvrage à la carrière de Zola «écrivain journaliste» entre 1865, date de ses «véritables débuts dans le jour- nalisme» (p. 28) et le 22 septembre 1881, lorsqu'il fait ses «Adieux» à la presse dans le Figaro, la conclusion revenant rapidement sur l'intervention décisive de Zola dans le procès intenté à Dreyfus. Après 1881, même si Zola revient occa- sionnellement au journal, c'est dans et par le roman qu'il s'exprime. Guillaume McNeil Arteau défend l'hypothèse selon laquelle le journalisme de Zola porte la «marque de l'ambition naturaliste, et ce sur plusieurs plans :thématique, épistémologique, méthodologique, esthétique» (p. 20); Zola aurait donc, après 1881, quitté le journalisme au profit du roman sans pour autant rompre avec sa poétique. Guillaume McNeil Arteau propose ainsi de lire les écrits de presse de Zola dans une perspective naturaliste, le roman étant de son côté saisi à l'aune du journalisme, notamment du reportage :d'un côté une lecture «romanesque» du corpus de presse (p. 17), de l'autre une lecture médiatique du roman, «traqu(ant) la trace du journal» (p. 20).
La réflexion se déploie en trois temps inégaux, saisissant successivement ce que Zola écrit dans la presse, ce qu'il écrit de la presse, et ce qu'il écrit «à la manière» de la presse en quelque sorte ou en reprenant dans le roman les acquis de son expérience de journaliste. La première partie propose une étude des articles
220 en trois temps ordonnés tout à la fois chronologiquement et par grands genres la chronique parisienne (1865-1870), dans laquelle Zola développe des thèmes également destinés à nourrir sa production romanesque (la femme, la mondanité, la fête impériale et son envers), la chronique parlementaire (1870-1872), occasion tout à la fois d'une réflexion politique et d'une conscience accrue des contraintes médiatiques, l'article de revue enfin (1875-1880), qui «assouplissant la contrainte de la périodicité et de l'espace alloué à la rubrique, s'accorde plus adéquatement avec les ambitions naturalistes de l'écriture zolienne» (p. 153) :c'est l'occasion de passer en revue les différentes lectures de l'actualité, littéraire, picturale ou politique que développe le Messager de l'Europe, mais aussi de s'attarder en un chapitre très intéressant sur l'écriture cartographique et ethnologique d'un Zola sociologue avant l'heure. La seconde partie, fondée notamment sur les romans dans lesquels Zola accorde une place de choix aux journalistes (La Fortune des Rougon, L'ouvre et L'Argent et plus encore Nana) s'intéresse au regard ambigu qu'il porte sur la profession et sur le journal. Dans une dernière partie, Guillaume McNeil Arteau relit le roman de Zola à l'aune du journalisme et «au miroir du reportage », en s'attardant essentiellement sur la culture de l'enquête et le rôle du document, également présents dans le journal et le roman. La thèse dont l'ouvrage est tiré s'intitulait «Les documents humains. Émile Zola, le journalisme et la littérature» :moins accrocheur, ce titre éclaire cependant mieux la réalité de l'ouvrage que celui qui a été finalement retenu. Le «relevé des jours» ne rend en effet guère compte de l'écriture journalistique de Zola si l'on excepte les chroniques parlementaires, dont Guillaume McNeil Arteau montre très bien à quel point elles contrarient son écriture.
S'ils ont le mérite de la clarté, l'hypothèse de lecture et le plan qui en découle présentent néanmoins quelques limites. La double organisation chronologique et générique de la première partie laisse perplexe, en ce qu'elle néglige l'importance de l'événement qu'est l'entrée de Zola dans le journalisme politique en 1868, conduit aussi à oublier à peu près totalement la critique littéraire ou la critique d'art pratiquées avant la collaboration au Messager de l'Europe, laissant également de côté la «Nouvelle Campagne» de 1896. La lecture de la presse comme champ d'expérimentation thématique, stylistique, poétique, du naturalisme et du roman (les deux n'étant pas vraiment distingués) implique de choisir dans la production journalistique ce qui trouve plus tard une résonance dans l'aeuvre romanesque; ce choix n'est pas sans poser question. On peut regretter par ailleurs que l'ouvrage n'ait pas été sérieusement relu :quelques citations sont inexactes (notamment celle tirée de la préface de La Fortune des Rougon, évoquant un «grand voyage» au lieu du «grand ouvrage» que prépare Zola, p. 23 et 84), certaines phrases sont incorrectes, on note des confusions de termes ; ce n'est pas tant l'auteur qui est ici à incriminer, que l'éditeur qui ne prend pas la peine de la relecture.
Malgré ces réserves, l'hypothèse de Guillaume McNeil Arteau est évidemment stimulante. Elle renouvelle la lecture des articles étudiés dans la première partie. Les pages consacrées à la résistance que Zola oppose à la saisie quotidienne de l'événement, rejoignant celles qui étudient plus loin la position qu'il adopte dans le débat sur la presse d'information, sont tout à fait passionnantes ; il en va de même des considérations sur l'importance accordée par Zola dans le débat politique à la parole et à la performance orale, confirmant ce que Guillaume McNeil Arteau écrit dans les derniers chapitres du rôle de l'enquête et de l'interview dans l'écriture
221
des romans. La dernière partie, nourrie des commentaires et interprétations des différents types d'articles écrits par Zola durant presque vingt ans, propose quelques développements particulièrement intéressants, sur le roman documentaire et sa contestation, plus encore sur la place du corps et de l'écriture de la sensation dans les romans de Zola, lue à la lumière de l'écriture du reportage. Nul doute à cet égard qu'il ne faille intégrer le journalisme dans les «racines culturelles des Rougon-Macquart» qu'évoquait naguère Henri Mitterand.
MARIE-FRANÇOISE MELMOUX-MONTAUBIN

EDMOND DE GONCOURT, Chérie. Édition de DOMINIQUE PETY. Paris, Classiques Garnier, «Bibliothèque du xrxe siècle », 2018. Un vol. de 280 p.
Cette réédition de Chérie prend place dans une entreprise plus vaste, celle de la publication des ouvres narratives complètes des frères Goncourt dirigée par Jean-Louis Cabanès dont le présent volume constitue le tome XII. Il n'existait que cinq éditions du roman, de 1884 à 2002, dont une annotée, aujourd'hui épuisée celle de Philippe Hamon et de J: L. Cabanès (Joignes, La Chasse aux Snark, 2002), à laquelle D. Pety renvoie très souvent. Il était donc légitime de proposer une nouvelle publication de ce roman qui donna lieu à un tout petit nombre de travaux critiques, parmi lesquels figure l'étude deMarie-Claude Bayle (Salerno, Edizioni Scientifiche Italiane, 1983), fréquemment citée dans les notes.
Dans son introduction intitulée «Chérie, roman testament et roman décadent» (p. 7-23), D. Pety rappelle combien Chérie a été longtemps considéré par les exé- gètes comme quantité négligeable dans l'ensemble romanesque des Goncourt. Cela tient sans doute au caractère hybride de l'aeuvre qui intègre des documents bruts, directement issus du Journal, et à son statut de dernière oeuvre d'un auteur vieillissant. Le roman sur l'évolution physiologique d'une jeune fille est replacé dans la production littéraire des Goncourt. D. Pety évoque deux modèles inatten- dus : le Chateaubriand des Mémoires d'outre-tombe et le Baudelaire du Peintre de la vie moderne. La préface d'Edmond de Goncourt (p. 25-32) expose la méthode utilisée : s'inspirer de documents bruts et de petits faits vrais dans le but de tendre vers «la recherche du vrai en littérature» (p. 32). Le préfacier s'adresse aussi à son oeuvre — «toi, petite Chérie, toi, pauvre dernier volume du dernier des Goncourt» (p. 31) —dans une envolée lyrique un peu désuète, mêlée de pathétique. En effet, les reproches et les avanies faits aux deux frères sont rappelés, tout comme est honorée la mémoire de Jules, mort la même année que l'héroïne.
Chérie, dont le premier titre était Mlle Tony-Freneuse, conte la brève existence de l'héroïne éponyme, Marie Chérie Haudancourt, née en 1851 et morte en 1870, épousant celle du Second Empire. Cette «monographie de jeune fille», comme l'appelle Edmond dans sa préface, permet à l'auteur de trouver une autre forme de roman, dépouillée d'intrigue et de romanesque, au profit de 105 chapitres. L'écrivain donne ainsi une vision fragmentaire et kaléidoscopique du quotidien, du caractère et de l'évolution physique d'une jeune fille en utilisant les sources directes à sa disposition :les échanges épistolaires et les rencontres avec Pauline Zeller et Marie Abbatucci chez la Princesse Mathilde. Le sujet de la jeune fille et du mystère de sa transformation en femme était alors à la mode dans la fiction comme dans les études médicales.
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L'édition du roman est complétée par cinq annexes substantielles. «La publication de Chérie d'après le Journal» (p. 233-239) donne à lire les réactions d'Edmond de mars à mai 1884, c'est-à-dire depuis la parution de son oeuvre en feuilleton dans Gil Blas jusqu'à la réception du volume par ses contemporains. Ces passages commentés montrent bien le contraste entre l'auteur parfois arrogant de la préface et le vieil homme de soixante-deux ans qui attend avec impatience les jugements de ses pairs sur son ultime fiction. Tout l'intérêt de cette annexe est de faire découvrir l'homme privé, dépouillé de saposture d'écrivain. La «Réception critique» (p. 241- 249) présente les reproches faits par les critiques —Philippe Gille, Champfleury, Léon Bloy notamment — à la préface attaquant les journalistes, à la composition fragmentée et fragmentaire du récit, aux descriptions crues de la métamorphose de la fillette en jeune fille et bien sûr au style. S'ensuivent les jugements favorables de Maupassant, de Paul Alexis, de Gustave Geffroy, d'Émile Hennequin, puis des épistoliers d'Edmond que furent Zola, Huysmans, Francis Poictevin ou Paul Margueritte. La réception par Paul Bourget figure dans l'annexe V (p. 257-263). Le texte «Profil de jeune fille» est en effet une fiction, s'ouvrant sur un dialogue critique autour de Chérie et donnant la parole à un narrateur médecin sur le destin d'une jeune fille, Hélène, qui choisira finalement d'entrer dans les ordres. D. Pety livre aussi, en annexe III, «Une passionnette de jeune fille» (p. 251-253), texte prévu pour Chérie mais que l'auteur avait retiré car il ressemblait trop au chapitre xx. Edmond de Goncourt le publia pour la première fois dans la Revue indépendante en octobre 1884, et le reprit dans le recueil Pages retrouvées (1886). L'annexe IV, «Sources des chapitres c à cIv sur la mort de Chérie» (p. 255-256), donne un extrait du Journal en date du 30 septembre 1878 où il est question de M"° Abbatucci. L'ouvrage est utilement complété par une Bibliographie (p. 265- 268) et un Index nominum.
On regrettera que la définition de certains mots en note de bas de page ne figure pas toujours à la première occurrence et que la bibliographie comporte quelques coquilles dans le nom des auteurs. Par ailleurs, même si la critique fait preuve d'honnêteté intellectuelle en renvoyant fréquemment à l'édition précédente et à l'étude de M: C. Bayle, on aurait aimé avoir accès à des notes historiques plus développées. À propos de la guerre de Crimée, D. Pety écrit ainsi note 19, p. 48 «Je renvoie à l'annotation historique de l'édition de J.-L. Cabanès et P. Hamon.» Le lecteur sera donc obligé de consulter la précédente édition.
Le mérite de l'édition de D. Pety est la mise en perspective constante des cha- pitres de Chérie avec des extraits du Journal qui sont autant d'hypotextes éclairant grandement le travail du romancier. Cette édition ouvre la voie à des travaux de génétique sur l'ultime roman goncourtien.
NOÉLLE BENHAMOU

VALÉRIE DUPUY, Proust et Anatole France. Paris, Honoré Champion, «Recherches Proustiennes », 2018. Un vol. de 645 p.
Les spécialistes de Proust ont depuis longtemps étudié les traits qu'Anatole France avait fournis à Bergotte, le grand écrivain qui révèle au narrateur d'À la recherche du temps perdu les vertus du «style». Le soir où le jeune héros fait la connaissance du maître, à l'occasion d'un dîner chez les Swann, il est déconcerté
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par son aspect physique et par sa façon de s'exprimer. De méchants bruits courent, en outre, sur la dépravation de ses moeurs. Des années plus tard, l'avènement d'un «nouvel écrivain» (comprenons Giraudoux), qui invente des rapports inattendus entre les choses, va lui faire comprendre que celui qu'il avait tant admiré appartient désormais au passé. Bergotte lui-même entreverra, juste avant de mourir, comment il aurait dû écrire. Sa mort précoce suffirait à empêcher qu'on l'identifie tout à fait à Anatole France, qui survécut deux ans à Proust. Comme celle de Swann, cette mort présente évidemment une valeur symbolique :les idoles doivent s'effacer pour laisser la voie libre à la vocation du narrateur. Cette filiation de l'écrivain au personnage (sujet connu, voire rebattu) n'est abordée par Valérie Dupuy que dans le tout dernier chapitre d'un ouvrage magistral dont l'ampleur est tout à fait justifiée.
Quand Proust, à l'âge de dix-huit ans, lui a parlé pour la première fois dans le salon de Mme Arman de Caillavet, Anatole France était à ses yeux l'incarnation de l'Écrivain. Leurs noms seront associés auprès du public grâce à la Préface que le maître a consenti à donner au recueil des Plaisirs et les Jours (1896). Ce texte d'une page et demie, avec sa «serre chaude», ses «orchidées savantes» et ses fleurs parfumées répandues par une main divine, passerait facilement pour un pastiche de la littérature décadente de l'époque. France aurait-il voulu desservir le génie naissant de Proust, il ne s'y serait pas pris autrement. Jugeant sa préface pour le moins ambiguë, Valérie Dupuy analyse avec perspicacité le «mélange d'amitié, de paternalisme et de condescendance» qui l'a inspirée. Les noms des deux écri- vains sont à nouveau associés, l'année suivante, au bas de la pétition qui réclame la révision du procès de Dreyfus. Anatole France risqua dans cette affaire, non la prison comme Zola, mais une partie de sa réputation. L'engagement politique de Proust n'égalera jamais celui de son aîné; du moins se sont-ils retrouvés, pour l'occasion, dans un idéal qui «fait se rejoindre leurs deux libertés d'esprit».
Ces deux rencontres donnent lieu, chez Valéry Dupuy, à des analyses nouvelles. L'originalité et la profondeur de son ouvrage se manifestent toutefois au mieux dans les interférences qu'elle met au jour entre les goûts littéraires et artistiques, l'esprit critique et les oeuvres des deux écrivains. Suivant une loi qui vaut pour les autres médiateurs du narrateur, France n'a pas fait découvrir à Proust de grands écrivains (Racine, par exemple) : il lui a donné les raisons qu'il aura de les aimer. France et Proust ont conjugué leurs traits pour condamner les obscurités de la jeune école symboliste et les prétentions à l'élitisme des décadents. Mais, à la différence de France, Proust met en valeur, chez les auteurs du passé, des beautés qu'avaient ignorées leurs contemporains. Et alors que le premier, déplorant qu'on ne sache plus écrire depuis la fin du xvrr°siècle, contemple comme des monuments les chefs-d'aeuvre de l'époque classique, le second oppose à ce penchant passéiste une lecture vivifiante qui lui fera, par exemple, trouver du Flaubert dans le style de Montesquieu (ce qu'on appellerait aujourd'hui du plagiat par anticipation). Tous deux reconnaissent chez Baudelaire une inspiration chrétienne et voient dans Les Fleurs du mal une oeuvre classique, mais cette convergence ne doit pas masquer une différence essentielle :aux yeux de France, Baudelaire écrit comme Racine ; aux yeux de Proust, Baudelaire fait songer à Racine parce qu'il écrit, comme lui, d'une manière inimitable et personnelle. À l'instar de la jeune génération qui, vers l'époque de la Première Guerre mondiale, se détourne du conservatisme esthétique de France, Proust stigmatise, quand il ébauche le Temps retrouvé, la paresse intellectuelle qui se traduit chez son aîné par des admirations dénuées
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d'esprit critique et par une idolâtrie visible jusque dans ce goût pour les objets d'art qui encombrent son domicile de la villa Saïd.
Le dialogue de leurs deux oeuvres laisse émerger une forme commune de scepticisme, leur méfiance envers l'omnipotence de l'intelligence, une attirance pour le passé visible dans leur intérêt pour l'architecture religieuse, leur vision crue et douloureuse de l'amour. Les principes stylistiques de France ont laissé des traces dans l'oeuvre de Proust, soucieux lui aussi d'user d'une langue pure, «naturelle», claire, éloignée de toute forme d'élitisme (le paradoxe est que, en raison de la longueur de ses phrases, Proust est longtemps passé, contrairement à ce qu'il aurait souhaité, pour un auteur «difficile» ). Cette proximité stylistique a pu empêcher Proust de composer un pastiche en règle de France, comme il l'a fait pour d'autres écrivains qu'il admirait davantage. Au vrai, on trouve dans son oeuvre de nombreux passages où il le pastiche, sans qu'on puisse toujours décider s'il le fait volontairement. Cette hésitation cruciale requiert l'attention de Valérie Dupuy. Au très long chapitre intitulé «Convergences stylistiques» aurait évidemment pu faire pendant un chapitre aussi étoffé sur leurs divergences.
Du côté de chez Swann offre, non seulement des éléments de pastiche de France, mais des citations quasi littérales de son oeuvre, placées entre guillemets et attribuées à Bergotte (voir À la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, t. I, 1987, p. 93). De quoi plaider en faveur d'une identification du personnage au modèle? Comme pour brouiller les pistes, Proust intercale entre ces citations un écho à des vers de Leconte de Lisle. Dans les brouillons de la Recherche, Bergotte remplace Anatole France, comme la Berma remplace Sarah Bernhardt. Mais dans le roman, le personnage imaginaire s'émancipe toujours plus ou moins de son modèle. Valérie Dupuy ferraille hardiment à la fois contre les critiques qui ont prétendu identifier Bergotte à France et contre ceux qui ont rejeté des ressem- blances évidentes. Mais pourquoi range-t-elle parmi les premiers André Maurois, jugé coupable d'une «affirmation péremptoire» quand il écrit que Proust «louait France et a fait de lui, pour une large part, le personnage de Bergotte»? Cette affirmation, plutôt nuancée, nous paraît correspondre à son point de vue. Des deux écrivains qu'elle étudie, Valérie Dupuy a hérité la clarté d'expression et, peut-on ajouter, l'élégance, jusque dans des analyses qui risquaient d'être ingrates. Il est seulement dommage qu'elle ait moucheté son texte de ces repères (« 1, 1, 1, 1 », «1, 1, 1, 2 »...) qu'on croyait démodés et qui n'en facilitent pas la lecture.
«Les oeuvres de Joyce et de Proust se dressent déjà dans le lointain comme les témoins d'une époque révolue. Le temps n'est pas éloigné où l'on ne visitera plus que sous la conduite d'un guide, parmi les groupes d'enfants des écoles, dans un silence respectueux et avec une admiration un peu morne, ces monuments histo- riques.»Nathalie Sarraute écrivait ces lignes, dans L É're du soupçon, en 1956. Elles surprennent s'agissant de Joyce plus encore que de Proust. Valérie Dupuy rappelle en effet ce qu'écrit Antoine Compagnon : «Proust fut en même temps le dernier écrivain du xIx° siècle et le premier du xx°, intimement attaché à la fin de siècle et cependant miraculeusement échappé» (Proust entre deux siècles, Le Seuil, 1989). Pour avoir étudié, avec pénétration et de façon très convaincante, les affinités de Proust avec son aîné plus que la façon dont il s'en est «échappé», Valérie Dupuy donne plutôt l'image d'un Proust «dernier écrivain du xIx°siècle ». Ce qui ne signi- fie nullement qu'elle ait jamais pour dessein de placer Proust et France à égalité.
PIERRE-LOUIS REY
225 MaRTnvE CRÉAC'H, L'Imparfait de l'art. La peinture ancienne dans la poésie du xx° siècle. Genève, MétisPresses, «Voltiges », 2018. Un vol. de 254 p.
En étudiant la relation qui unit des écrivains modernes (Bonnefoy, du Bouchet, Char, Jaccottet, Simon) à un peintre que l'on pourrait penser classique, Martine Créac'h avait, dans son magistral Poussin pour mémoire (Presses Universitaires de Vincennes, 2004), réussi à nous faire lire autrement les poètes qui ont médité sur lui. Ainsi éclaira-t-elle Aromates chasseurs de Char à la lumière d' Orion, qui domine de sa haute stature le Skira de Simon. Élargissant ici sa réflexion à d'autres «maîtres du passé », elle retrouve Poussin, mais aussi le Caravage, Chardin voire Dubuffet, et même les peintures préhistoriques, voisinage plus problématique. Dans la filiation de Baudelaire et de Benjamin, L'Imparfait de l'art associe cri- tiques littéraire et philosophique, esthétique et histoire de l'art, le tout dans une langue très claire, alors même qu'elle évolue sur de grands sommets théoriques.
«Le titre», écrit Martine Créac'h, «rappelle "l'exil dans l'imparfait" de Baudelaire mais l'oriente vers une autre approche de la relation au passé "l'imparfait" de l'aeuvre peinte est aussi un inachèvement, une invitation pour les poètes à poursuivre le geste des maîtres du passé par leur propre création.» La relation entre «peinture ancienne et poésie du xx° siècle» n'allant pas de soi, cet essai, explique-t-elle, «fait [...] l'hypothèse que les textes littéraires sur la peinture du passé, ceux des poètes du xx° siècle, notamment, ne témoignent pas d'une relation nostalgique. Ils déplacent les classifications arrêtées par l'histoire de l'art et introduisent une relation instable et vivante aux oeuvres.»
La clef de sa démarche se trouve dans une formule du Salon de 1846, où Baudelaire affirme que «le meilleur compte rendu d'un tableau pourra être un sonnet ou une élégie» (p. 7). Les poètes ne sont pas des historiens de l'art, mais ils ont bien des choses à nous apprendre à ce propos •comme le disait Heidegger, la poésie est «pensante». Le nom de Heidegger n'apparaît que 9 fois contre 35 pour le Baudelaire des Écrits sur l'art sous la plume de Martine Créac'h, qui cite aussi abondamment Bonnefoy, Char, Esteban, Jaccottet, Ponge, Simon, ainsi que Chardin, Picasso, Poussin, Rembrandt, et des théoriciens tels Rémi Labrusse, Bernard Vouilloux ou le Malraux critique d'art.
Un double problème concerne la relation entre la poésie moderne et les maîtres anciens : «comment donc penser l'impureté et l'hybridité non seulement dans les relations entre les textes et les images mais dans les relations entre les temps?» (p. 8). Convoquant Benjamin et sa conception de la discontinuité temporelle (« Le progrès ne loge pas dans la continuité du cours du temps, mais dans ses interférences : là quelque chose de véritablement nouveau se fait sentir pour la première fois avec la sobriété de l'aube», p. 8), Martine Créac'h s'en détache aus- sitôt. En effet, ces analyses du penseur allemand aboutissent pour ses successeurs Didi-Huberman ou Agamben à des formes narratives, non poétiques. Écriture et temporalité ayant des liens spécifiques, la poésie, associée à la prophétie ou à l'oracle, se priverait d'une part majeure de l'éventail temporel. On soupçonnera enfin «son incapacité à approcher les oeuvres plastiques dans leur différence », comme cela apparaît dans la critique surréaliste (Breton), pour qui «peinture et poésie seraient subordonnées à une idée de la poésie comprise [...] dans son sens le plus large» (p. 9). La «critique des poètes» a donc été dénoncée comme peu fiable par les historiens d'art de la deuxième moitié du xx° siècle.
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Se tourner vers le passé n'est-il pas, pour la poésie moderne, une attitude régres- sive?Martine Créac'h entend «défendre cependant la possibilité d'accueillir un autre temps de la peinture, montrer que, loin de sacrifier le sensible, elle peut être le lieu privilégié d'une pensée de l'art à l'épreuve du sensible» (p. 11). Les choses peuvent même se renverser : au lendemain de la guerre, du Bouchet «considère comme "académique" l'art qui lui est contemporain» (ibid.). En outre, «si l'on peut admettre [...] que la peinture du passé n'est pas seulement un refuge nostal- gique, qu'elle exprime une pensée encore actuelle au xx°siècle, cela ne signifie pas pour autant que la poésie est la forme propre à en rendre compte» (p. 12). Mais, pour Martine Créac'h, tous les commentaires de ce type de peinture relèvent de la poésie. Son étude «se distingue ainsi des études sur les récits inspirés par l'art du passé dans la littérature du xx° siècle» (p. 13). Désignant sous le terme neutre d'«écriture» la forme supposée la plus haute de l'art, elle rejette «la position de surplomb qui fut celle de la poésie par rapport à la peinture dans la longue tra- dition de l' Ut pictura poesis à laquelle appartient encore le surréalisme» (p. 13).
La première partie du livre (Usage de la tradition) s'ouvre sur Ponge, Esteban et Char. Le chapitre 1 traite de la notion de «délectation» à partir d'une cita- tion de Poussin —décidément le grand homme de Martine Créac'h. Après avoir exploré les différents sens du mot, en compagnie de théoriciens comme Anthony Blunt, René Démoris et même Apollinaire (poète) ou André Masson (peintre), l'essayiste examine à la lumière de cette notion la relation de Ponge, Esteban et Char à l'aeuvre de Picasso,
On voit, dans le chapitre 2, Char prendre ses distances aussi bien avec le passé qu'avec le présent. Dans Aromates chasseurs, le poète affirme : «Ils nous harcèlent, ces fils trop actuels !Couper les vivres de l'héritage n'est pas remède.» (p. 46) Dans les années trente, Char, qui a également découvert Georges de la Tour lors d'une exposition sur les peintres de la réalité au xvll° siècle, même si cela n'apparaît pas immédiatement dans son écriture, compose deux poèmes sur des maîtres anciens, Courbet et Corot. Il ne rompt pas pour autant avec le monde contemporain. Contrairement à Breton, il s'intéresse à l'aspect matériel des tableaux — la couleur :ainsi le rouge de l'Italienne de Corot, de Georges de la Tour dans de nombreuses oeuvres, ou encore de Balthus. Toujours en opposition au surréalisme, il célèbre Braque plus que Picasso, dont l'aeuvre est «terrestre comme aucune autre» (p. 51). Autre caractéristique de Braque, sa méfiance à l'égard des idées : «Les idées, vous savez... », confie-t-il à son ami poète (ibid.). D'Esteban (chapitre 3), on admet d'ordinaire que, attiré par le présent, il s'est, après la mort de sa femme Denise, tourné vers le passé; pour Martine Créac'h, son «engage- ment en faveur du présent ne disparaît pas avec les essais sur les maîtres anciens» (p. 63). «La peinture ancienne [...] cristallise la tension entre le présent et le passé» (p. 64). Le passé est «vivace »,pour reprendre la formule de Mallarmé à propos du «vierge, vivace et bel aujourd'hui ». Un dernier chapitre montre comment Ponge, se plongeant dans le passé pour mieux se tourner vers l'avant-garde, associe, dans L Atelier contemporain, Chardin à des peintres modernes.
La deuxième partie, Passés composés, s'ouvre sur un motif qui semble obses- sionnel chez Martine Créac'h (elle en parlait déjà dans son travail sur Poussin) : la poignée de terre du peintre, commentée par des poètes comme Jaccottet : «À un jeune visiteur qui lui demandait quel souvenir rapporter de cette Rome qui était devenue sa seconde patrie, Poussin répondit, prenant une poignée de terre dans la main :Voici Monsieur, ceci est de l'antique» (p. 108). Martine Créac'h a eu accès à
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des textes inédits :ainsi le fameux dossier Chardin de Ponge, (Bibliothèque Jacques Doucet), à la base du chapitre 2, «Matériau. Dans l'atelier de Ponge». Celui-ci, comme à son habitude, se montre en train d'élaborer son oeuvre, en 1948, sous le signe de la phénoménologie, influence dont il s'est libéré en 1961. La fascination des poètes du xx° siècle pour la peinture préhistorique, qu'elle aborde ensuite, implique une approche différente de celle des anciens maîtres. Aussi les pages consacrées à l'art pariétal semblent-elles moins bien venues. Il y est question de Char et de Bataille, mais aussi de du Bouchet, proche au départ du poète de l'Isle-sur-Sorgue, du peintre François Rouan et de Lorand Gaspar. L'essayiste convoque également des prosateurs comme Simon et même le tout contemporain Chevillard. Elle a eu là encore accès à des inédits, dossier des Géorgiques ou manuscrit de La Bataille de Pharsale.
La dernière partie, Ouvrir l'art des maîtres anciens, revient à la peinture au sens plus conventionnel, convoquant dans le chapitre 1 un premier contemporain, Dubuffet. Peintre et poète, auteur de La Fleur de barbe, celui-ci témoigne d'une relation singulière du texte et du dessin : «De la barbe donc naît le poème. D'abord parce que le texte est sorti du dessin et non l'inverse» (p. 175). Dubuffet jouant sur la notion de «barbe », celle-ci «est présentée comme un texte à lire» (p. 176). Consacré à la relation de Genet avec Rembrandt, le chapitre 2 convoque d'autres poètes qui ont eu une relation privilégiée avec tel ou tel peintre, ainsi Jaccottet avec Morandi ou du Bouchet avec Poussin, toujours, et Masson avec ce même peintre. Il s'agit de «faire appel au secret pour aborder la peinture, comme pour revenir à l'approche herméneutique.» (p. 183). Or «le secret est moins ce qui est enfoui que [...] ce qui "sépare" les images de la parole» (p. 184). De plus, l'analyse ne concerne pas tel tableau singulier, mais ouvre sur la peinture en général. Martine Créac'h qui, après avoir perdu de vue son point de départ Jean Genet, y revient in extremis à la fin du chapitre, essaie surtout de théoriser «un certain nombre d'écritures de la 2° moitié du xx° siècle nourries par le terreau de la phénoménologie» (p. 186). Le chapitre 3, «Penser par le poème », traite du «cas Bonnefoy», «celui-ci [étant] sans doute, parmi les poètes du xx° siècle, celui qui a donné le plus de gages à cette approche herméneutique» (p. 197-198). Il y a «un sens caché à trouver» (p. 198), et Bonnefoy est «certainement plus proche de l'histoire de l'art» qu'aucun autre écrivain (ibid.). On retrouve Poussin avec Les Bergers d'Arcadie, le peintre étant devenu «un acteur majeur de l'histoire de l'art au début du xxr° siècle» (p. 199). Bonnefoy a une position singulière : il «défend l'inachèvement», «il n'aime plus, dans l'aeuvre des peintres, que les ébauches» (p. 205). Il semble qu'il y ait chez lui une double lecture des tableaux, l'une scientifique, l'autre poétique. Mais pour Martine Créac'h commentant la conférence sur Les Bergers d'Arcadie, «même dans ce qui semble être une étude proche de l'histoire, Bonnefoy effectue un travail de création» (p. 212). Dans le chapitre suivant toutefois, s'appuyant sur l'aeuvre de du Bouchet, elle entend «montrer que la poésie peut inventer d'autres façons d'inscrire une oeuvre dans son historicité, de se confronter à des "hypothèses" et d'échapper à la vision prophétique» (p. 220). Sa consultation de «68 feuillets inédits» lui permet aussi d'écrire que «du Bouchet raconte comment le souvenir d'une oeuvre de Courbet [...] s'impose à lui devant une peinture de Nicolas de Staël» (ibid.) :occasion de penser le passage du figuratif à l'art abstrait. Il médite aussi sur Giacometti, bien avant la grande monographie de Bonnefoy, et revient sur la lecture bretonienne de «l'objet invisible», qu'il rapproche du polyèdre de la Melancholia de Dürer. Le chapitre se conclut sur le rapport de du Bouchet à
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l'histoire de l'art (Bonnefoy avait été caractérisé comme le poète le plus proche des historiens de l'art). S'attachant à la surface plus qu'à la profondeur, du Bouchet inaugure une nouvelle façon de regarder les tableaux.
Cet essai d'une extrême richesse, érudit sans lourdeur, très dense et novateur, incite à relire sous un autre jour la poésie française de la deuxième moitié du xx° siècle. Un seul regret, minime • on aurait aimé disposer de l'impressionnante bibliographie sur laquelle il se fonde.
CHRISTINE DUPOUY