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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
    3 – 2019, 119e année - n° 3
    . varia
  • Auteur : Desclaux (Jessica)
  • Pages : 515 à 521
  • Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406094494
  • ISBN : 978-2-406-09449-4
  • ISSN : 2105-2689
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09449-4.p.0003
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 19/08/2019
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
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LE MUSÉE DU LOUVRE
ET LES ÉCRIVAINS ENTRE DEUX SIÈCLES
AVANT-PROPOS


JESSICA DESCLAUXl



Les textes recueillis sont le fruit d'une journée d'étude qui a eu lieu le 20 juin 2018 au musée du Louvre, dans le cadre du partenariat de coopé- ration scientijïque entre Sorbonne Université et le Louvre, mis en place par MM. Barthélémy Jobert et Jean-Luc Martinez. Cette journée, organisée par Jessica Desclaux, a été l'occasion de faire dialoguer des chercheurs d'horizons disciplinaires variés —littéraires, historiens de l'art et historiens des musées etrattachés àdes institutions différentes —université, musée, École nationale supérieure des Beaux Arts de Paris. Elle a été rendue possible par le soutien du Centre Dominique-Vivant Denon, rattaché à la Direction de la recherche et des collections (musée du Louvre).
Les neuf contributions réunies présentent quelques facettes de la réception du musée du Louvre par des écrivains français, au tournant des xrxe et xxe siècles, plus précisément de la réouverture du Louvre après la Commune en 1874 aux années 1920 : située entre deux siècles, après les grands travaux de Napoléon III et avant le réaménagement des espaces par Henri Verne, la période délimitée apparaît comme un moment charnière dans l'histoire du LouvreZ, tandis que

1. Sorbonne Université-Musée du Louvre.
2. Voir Muriel Bazbier, Geneviève Bresc-Bautier, Guillaume Fonkenell, Jean-René Gaborit, Catherine Granger et Emmanuel Jacquin, «Un musée pour la République », dans Geneviève Bresc- Bautier, Guillaume Fonkenell et Françoise Mardrus (dir.), Histoire du Louvre, Pazis, Fayazd, 2016, vol. II, p. 291-373 ; Claire Maingon, Le Musée invisible : le Louvre et la Grande Guerre (1914- ]92]), Pazis, Musée du Louvre $ditions / Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2016.
RHLF, 2019, n° 3, p. 515-521
4 le tourisme culturel se développe et que la cartographie des musées en France et dans le monde est en pleine mutation3.
La démarche du volume s'inscrit dans l'essor actuel des études muséales dans la recherche littéraire. Alors que les travaux sur la critique d'art des écrivains, sur les Salons, sur littérature et peinture ou littérature et sculpture sont devenus assez courants, il s'agit de ressaisir le rapport des écrivains aux arts en tenant compte de l'intermédiaire que constitue l'institution muséale :mesurer la place du Louvre dans la géographie artistique des écrivains, à une époque où la concurrence des expositions, notamment universelles, des musées étrangers et provinciaux, des galeries d'art ou des ateliers d'artiste, est grande; analyser la manière dont le musée constitue un lieu d'inspiration; retracer l'intervention des écrivains dans les débats sur le musée. La réflexion se situe donc au croisement de l'histoire culturelle, des études de genèse et de l'imaginaire, de l'histoire des idées esthé- tiques et patrimoniales, des études de réception pensées en lien avec l'histoire des collections. Elle prolonge le colloque de 1994, «Littérature et musées », que la Société d'Histoire littéraire de la France avait organisé en partenariat avec le musée d'Orsay, et le numéro de Romantisme, «Musée, musées »,dirigé par Philippe Hamon et Ségolène Le Men en 20164. Entre ces deux collectifs, qui ne sont pas centrés sur le Louvre, l'article d'Antoine Compagnon, «Proust au musée »,publié en 1999 dans le catalogue d'exposition, Marcel Proust, l'écriture et les arts, dirigé par Jean Yves Tadié, constitue un j alon important pour intégrer la question muséale du Louvre dans le champ des études littéraires : «On a beaucoup écrit sur Proust et les peintres, mais sans assez insister sur cette médiation nouvelle du musée et des expositions, à côté des dernières grandes collections privées parisiennes qu'il [Proust] a pu encore fréquenter avant-guerres.»
La réception du Louvre au tournant des xlxe et xxe siècles est marquée par un rapport ambivalent des écrivains au musée. Le Louvre est un temple des
3. On compte en France environ deux cents musées vers 1870 et cinq cent cinquante en 1914. Ce phénomène de croissance concerne la France, mais aussi l'Allemagne et leRoyaume-Uni, tandis qu'un nouveau continent fait son appazition : après la guerre d'indépendance de 1865, en une cinquantaine d'années, les $tats-Unis émergent en passant de cinquante à six cents musées. Les chiffres sont issus de Krysztof Pomian, «Musées français, musées européens », dans Chantal Georgel (dir.), La Jeunesse des musées. Les musées de France au xia siècle, Paris, RMN, 1994, p. 356 ; Véronique Tazasco-Long, «Capitales culturelles etpatrimoine aztistique. Musée de l'ancien et du nouveau monde (1850-1940)», dans Christophe Charle (dir.), Le Temps des capitales culturelles xv«~ xxe siècles, Pazis, Champ Vallon, 2009, p. 135. Voir aussi Bénédicte Savoy, Histoire transnationale des musées en Europe, cours donné au Collège de France en 2017-2018 [en ligne sur le site du Collège de France].
4. «Littérature et musées »,Revue d'Histoire littéraire de la France, janvier-février 1995, n° 1; Philippe Hamon et Ségolène Le Men (dir.), «Musée, Musées», Romantisme, automne 2016.
5. Antoine Compagnon, «Proust au musée», dans Jean Yves Tadié avec la coll. de Florence Callu (dir.), Marcel Proust, l'écriture et les arts. [Exposition organiséepar la Bibliothèque nationale de France avec le musée d'Orsay, site François Mitterrand/Tolbiac], Pazis, Gallimazd -Bibliothèque nationale de France, Réunion des musées nationaux,1999, p. 67-79. Voir aussi Antoine Compagnon, «Le "profil assyrien" ou l' antisémitisme qui n'ose pas dire son nom :les libéraux durant l'affaire Dreyfus », Études de langue et littératurefrançaises (Kyoto), n° 28,1997 ; Nichifutsu Bunka (Tokyo), n° 63,1998.
5 muses où les oeuvres d'art provoquent des chocs esthétiques, inspirent nombre d'écrivains : «Hélas ! Je n'ai pas de bien intéressantes informations à vous donner sur magenèse deromancier. / Il est pourtant un fait, c'est que j'ai appris à me connaître comme littérateur, au Louvre, devant les tableaux de l'école hollandaise. Il me semblait qu'il fallait faire cela à la plumet. », confie Huysmans à Arij Prins en mars 1886, quelques mois avant de consacrer une chronique à «la nouvelle salle du Louvre'» et d'ajouter dans une lettre de 1887: «Je ne sors guères, en attendant un peu de beau temps, du Louvre. / Où je ne m'occupe plus du reste que des primitifs$.» Huysmans est un cas de promeneur assidu du Louvre, cas extrême d'un romancier trouvant son esthétique face aux toiles du département des peintures9. D'autres écrivains sont des arpenteurs réguliers du musée, à l'image d'André Gide, dont l'expérience esthétique se nourrit de l'exaltation de la lecture : «Matinée au Louvre; matinée délicieuse. J'avais un petit Montaigne avec moi, mais n'en lisais que par instants, en marchant, et juste ce qu'il faut pour entretenir l'exaltation joyeuse de ma pensée10.» Une vingtaine d'années après Huysmans, en octobre 1917, Henry de Montherlant est en proie à l'une des plus violentes secousses, notée à la suite de la visite des salles d'archéologie orientale restées ouvertes durant la guerre
Louvre. Absolument malade devant la multiplicité des choses belles. Fiévreux et les frissons glacés sur ma sueur menaçant de me donner la bronchite [sic]. Tremblant tellement que je fais trembler une vitrine contre laquelle je m'appuie.
Tout, jamais je ne saurai tout dans la même minute. Jamais dans la même minute je ne pourrai embrasser tous les âges, tous leurs plaisirs, toutes leurs beautés"
Les collections, qui s'accroissent durant l'entre deux siècles, provenant—point caractéristique de la période — de nombreux dons12, en plus des transferts
6. Joris-Karl Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins, 1885-1907, éd. Louis Gillet, Genève, Droz, 1977, lettre 7 [mazs 1886], p. 36.
7. Joris-Kazl Huysmans, «Chronique d'art. La nouvelle salle du Louvre», La Revue indépen- dante, décembre 1886, p. 231-237; recueilli sous le titre «La Salle des $tats au Louvre», Certains, Pazis, Tresse &Stock $diteurs, 1889.
8. Joris-Kazl Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins, ]885-1907, éd. cit., lettre 41 [6/10 1887], p. 93. «[J]e vais faire un tour au Louvre [...]. Je suis attelé sur un azticle sur Bianchi, le Primitif italien, si curieux que nous avons vu ensemble, je crois. Ce sera pour le numéro de La Revue indé- pendante de l'autre mois.» (Ibid., lettre 40 [18/9 1887] p. 91). «Un tableau de Bianchi au Louvre» [La Revue indépendante, octobre 1887], Certains, éd. cit.
9. Sur ce sujet voir notamment Christian Heck qui mentionne le Louvre dans l'azticle : «Entre naturalisme et mysticisme :Joris-Kazl Huysmans et les primitifs flamands », dans Uwe Fleckner et Thomas W. Gaehtgens (dir.), De Grünewald à Menzel :l'image de l'art allemand en France au xia siècle, Pazis, $d. de la Maison des sciences de l'homme, coll. «Passages », 2003, p. 85-99.
10. André Gide, Journal, éd. $ric Mazty, Pazis, Gallimazd, «Bibliothèque de la Pléiade »,1996, t. I, p. 490 (24 novembre 1905).
11. Henry de Montherlant, Aux fontaines du désir [1927], dans Essais, éd. préfacée par Pierre Sipriot, Pazis, Gallimazd, «Bibliothèque de la Pléiade »,1963, note de l'auteur n°4 issue d'un carnet (25 octobre 1917), p. 531.
12. Véronique Tarasco-Long, «Les collectionneurs d'azt et la donation au musée à la fin du xix°siècle : l'exemple du musée du Louvre », Romantisme, 2001, n° 112 « La collection », p. 45-54. La chercheuse recense 546 donateurs entre 1873 et 1914, dont 236 collectionneurs (ibid., p. 48). Pazmi
6 d'oeuvres du musée du Luxembourg, des fouilles archéologiques et des acqui- sitions, présentent au regard du visiteur des oeuvres inconnues. Celles-ci, à l'exemple des Tanagras, figurines grecques en terre cuite13, font naître de nouveaux imaginaires dont s'empare toute une époque, mais suscitent éga- lement des polémiques sur leur entrée ou leur place au Louvre, comme dans les cas d'Olympia en 189014 et de l'achat de la fausse Tiare de Saïtapharnès (1896-1903)15. Le Louvre peut être un lieu de paix, un «refugelb »selon Jean-Louis Vaudoyer, mais il est aussi un sujet de discorde. La Troisième République est le théâtre de fortes agitations, un moment de vives critiques du musée, dont le Louvre est à la fois le fleuron, le type les incarnant tous, et un lieu d'art singulier se distinguant des autres par son histoire et sa force symbolique. La Commune de Paris, durant laquelle l'écrivain Jules Vallès appelle à «brûler le Louvre ! », laisse ce cri dans les mémoires après la réou- verture du musée en 1874 : terreur pour les uns, revendication esthétique pour les autres. Les avant-gardes littéraires et artistiques le reprennent au début des années 1920 dans une enquête ironique où elles se demandent «Faut-il brûler le Louvrel'?» «Le Louvre est une tentation. /Mais c'est un éteignoir», répond ainsi Georges d'Ago, tandis que Fernand Divoire déclare avec malice
Péladan proclamait qu'il aurait voulu «se faire tuer à la porte du Salon carré ».

Vous demandez s'il faut brûler le Louvre.
J'aime mieux Péladan18.

Même Huysmans, malgré son goût pour le lieu, se montre parfois sévère à l'égard de ses collections et de ses conservateurs, comme lorsqu'en 1892 il retourne voir la salle des primitifs

ceux-ci, on peut mentionner :Thiers (1880), Davillier (1883), Grandidier (1895), Thomy-Thiéry (1902), Chauchazd (1909), Camondo (1914)...
13. Guy Ducrey, «Tanagra ou les anamorphoses d'une figurine béotienne à la fin du xlx°siècle », dans Isabelle Krzykowski et Sylvie Thorel-Cailleteau (dir.), Anamorphoses décadentes. Études offertes au Professeur Jean de Palacio, Pazis, Presses Universitaires de la Sorbonne, 2002, p. 207- 224; Néguine Mathieux, «Annexes [anthologie d'extraits de textes modernes]», dans Violaine Jeammet (dir.), Tanagras. De l'objet de collection à l'objet archéologique, Pazis, Musée du Louvre éditions, 2007, p. 316-317.
14. Voir paz exemple :Octave Mirbeau, «La souscription Olympia », Le Figaro, 26 janvier 1890, p. 1; Gustave Geffroy, «Olympia au Louvre », La Justice, 28 janvier 1890, p. 1-2 ; $mile Bergerat, «Manet ira au Louvre », Gil Blas,16 février 1890, p. 1; Firmin Javel, «Olympia », Gil Bas,15 mazs 1890, p. 2.
15. Voir paz exemple :Gaston Leroux, «Cruelles énigmes », Le Matin, 27 mars 1903, p. 1; Guillaume Apollinaire, «Des faux », La Revue blanche, l°' avri11903, p. 553-556; Joséphin Péladan, «De la compétence des conservateurs de musées : la Tiare de Saïtaphaznès », La Revue politique et littéraire, 4 avri11903, p. 432-435.
16. Jean-Louis Vaudoyer, «Refuges », Le Gaulois, 23 avril 1919, p. 1.
17. Enquête, «Faut-il brûler le Louvre? », L'Esprit nouveau, mai 1921, p. 961.
18. Ibid., mars 1921, p. 5. Fernand Divoire fait allusion à un dialogue du roman de Joséphin Péladan, Le Vice suprême [1884] (La Décadence latine (Éthopée), Pazis, A. Laurent, vol. 1, 1886, p. 180). Rappelons que Péladan est mort le 27 juin 1918.
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On vient d'installer au Louvre de nouveaux primitifs — médiocres, ha oui !par exemple ! Ce sont des legs et des dons, paraît-il. Est-ce curieux qu'à Paris, les gens chargés de conserver le Louvre soient souvent incapables de dénicher une oeuvre propre. 11 est vrai que ce sont des gens placés là par la politique, dans des sinécures, devrais moules, absolument incapables de reconnaître une copie d'un original. Tout le monde le sait et personne ne le dit parce que cela ne serait pas patriotique19 ~
En 1904, il revient à la charge lors de l'exposition sur les primitifs français organisée au Pavillon Marsan et à la Bibliothèque nationale; il réagit au fait qu'Henri Bouchot, l'organisateur principal de l'exposition, dont Georges Lafenestre, conservateur du département des peintures et des dessins, préface le catalogue, veuille «à tout prix, faire des primitifs français20 ».
En plus de rendre compte de questions esthétiques et génériques liées à la représentation du Louvre dans la littérature, le volume s'attache ainsi à saisir les différences de sensibilité et les retournements de jugement de quelques écrivains :les instants de secousse et d'inspiration provoquée par une oeuvre autant que les moments polémiques de résistance au musée. En ouverture du numéro, Philippe Hamon pose les bases théoriques pour penser l'écriture du Louvre dans le roman en régime réaliste et donne une profondeur historique à la réflexion, embrassant un large corpus menant de Balzac à Coppée. Le numéro prend ensuite la forme d'une galerie de portraits d'écrivains, dépeints dans le rapport ambivalent qu'ils entretiennent avec le Louvre ou à travers une de leurs oeuvres qui a trait au musée. Deux écrivains esthètes, Maurice Barrès et Henri de Régnier, représentent la génération symboliste. Leur choix, guidé par le désir d'exploiter des manuscrits inédits —des carnets et de la correspondance pour Barrès et, pour Régnier, le dossier d'un projet sur le Louvre retranscrit en annexe par Franck Javourez —, amène à analyser deux regards différents posés sur le musée :l'un romancier et polémique, l'autre plus rêveur et poé- tique. Avec Jean Fanfare de Paul d'Ivoi, paru en 1897, Guy Ducrey met en lumière le roman «qui [a] su élever la muséographie au rang d'enjeu politique, romanesque et criminel» et s'intéresse à la question du traitement fantastique de la statue animée, motif prisé de Mérimée à Cocteau. De vingt ans le cadet de ces trois écrivains, Guillaume Apollinaire, poète et critique d'art, ouvre la réflexion à la modernité des avant-gardes et à l'affaire du vol de La Joconde, que Laurence Campa conçoit comme une transgression esthétique, marquée par l'esprit carnavalesque. Dans cette galerie de portraits, Georges Lafenestre et Paul Flat se démarquent :hommes de lettres polygraphes, ils prennent la plume sur le Louvre à l'occasion de travaux érudits et font saisir les échanges importants entre le milieu littéraire et l'institution muséale, la porosité entre

19. Joris-Kazl Huysmans, Lettres inédites à Arij Prrns, 1885-1907, éd. cit., lettre 120 [13 9b" 1892], p. 245.
20. Joris-Kazl Huysmans, Trois primitifs [Paris, Messein,1905], dans Écrits sur l'art, éd. Jérôme Picon, Pazis, Flammazion, «GF », 2008, «Francfort-sur-le-Main. Notes », p. 436. [Je souligne].
8 la littérature et l'histoire de l'art à la fin du xlxe siècle. Le premier, poète par- nassien, conservateur en chef au département des peintures et des dessins de 1888 à 1905, rédige des catalogues du musée, tout en continuant de mener une oeuvre de critique littéraire et d'historien de l'art, comme le rappelle Géraldine Masson. Paul Flat, autre figure complexe, critique, essayiste et romancier, retient l'attention de Dominique de Font-Réaulx en raison de son édition du Journal inédit d'Eugène Delacroix, Journal dont la publication a un impact sur les visiteurs du Louvre, à l'exemple de Gide
3 mai.
Je trouve enfin dans le Journal de Delacroix (Revue hebdomadaire) tout ce que je cherchais il y a deux ans dans sa correspondance. Avais je été assez déçu par ces
lettres officielles.
Là je retrouve le Delacroix des croquis à la sépia —son journal est ce qui me fait reprendre le mien21.
Le lendemain, l'écrivain retourne dans les salles du Louvre et en revient avec le désir de se mettre au travail : «4 mai. Il faut avoir un carnet pour aller au Louvre et travailler l'histoire de la peinture plus sérieusement que je ne l'ai fait jusqu'alors. Il ne faut pas que l'admiration soit paresseuse22.» Le numéro se termine par deux études de réception d'une oeuvre ou d'un artiste emblé- matique du tournant du siècle, dans l'esprit du travail que Marc Fumaroli a consacré à L'Inspiration du poète de Poussin, tableau entré au Louvre en 1911 et goûté aussi bien par les classiques que les modernes23. Sophie Basch choisit de consacrer son attention à la Victoire de Samothrace, cas exemplaire de la manière dont la muséographie a érigé une statue en chef-d'oeuvre, transformation mesurable à son retentissement dans les lettres et les arts :arrivée au Louvre en 1864 et exposée dans la salle des cariatides, elle devient «objet du désir24», d'inspiration romanesque, théâtrale et poétique, de symboles esthétiques et politiques, dès lors qu'elle est restaurée, munie d'ailes, et mise en scène sur le palier de l'escalier Daru en 188325. François-René Martin s'intéresse au cas d'Ingres, qui connaît une consécration par le transfert de ses toiles du musée du Luxembourg à celui du Louvre en janvier 1875
Quel effet produiront ces oeuvres modernes, que des contemporains ont vues, aux Salons du temps, à côté des toiles séculaires de la Hollande et de l'Italie, voire de la France du dix-huitième siècle?
21. André Gide, Journal, éd. citée, t. I, p. 162.
22. Ibid., p. 163.
23. Mazc Fumazoli, «L'Inspiration du poète de Poussin :les deux Paznasses », dans L'École du silence. Le sentiment des images au xv~~ siècle [1994], Pazis, Flammarion, «Champs azts », 1998.
24. Selon labelle expression de Bénédicte Savoy dans sa leçon inaugurale au Collège de France pour qualifier plus lazgement les æuvres des musées :Objets du désir. Désirs d'objets, Paris, Collège de France / Fayazd, «Leçons inaugurales du Collège de France », 2017.
25. D'après Jean-Luc Martinez, Marianne Hamiaux et Ludovic Laugier, La Victoire de Samothrace. Redécouvrir unchef-d'ceuvre, Paris, SOMOGY, 2015 ; Adrien Goetz (dir.), «La Victoire de Samothrace. Histoire d'un chef-d'æuvre », Revue des Deux Mondes, hors-série en coédition avec le Louvre, septembre 2014.
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On pouvait appréhender. Le changement de milieu, la transposition, l'exposition nouvelle sous un jour nouveau, referaient-ils pas voir différemment ces pages superbes que nous avions l'habitude de voir au Luxembourg, encadrées entre un Ziem, un Régnault, un Hébert et un Meissonnier de ces dernières annéesze?
s'interroge Henri Charlet, dans Le Gaulois du 26 janvier 1875. L'entrée au Louvre modifie-t-elle le regard des écrivains, marque-t-elle un tournant dans la réception d'Ingres? La réponse est plus complexe que pour la Victoire de Samothrace, du fait que plusieurs rétrospectives consacrées à l'artiste, dont celle du Salon d'automne de 1905, créent l'évènement en dehors du musée. L'inflexion que cornait la réception d'Ingres dans ces années provient surtout de La Grande Odalisque et du Bain turc, toiles acquises par le Louvre en 1899 et 1911.
























26. Henri Chazlet, «Ingres et Delacroix au Louvre », Le Gaulois, 26 janvier 1875, p. 1.