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Classiques Garnier

Comptes rendus

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comptes rendus

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

François I er imaginé. Actes du colloque de Paris organisé par lassociation Renaissance-Humanisme-Réforme et par la Société Française dÉtude du Seizième Siècle (Paris, 9-11 avril 2015). Édité par Bruno Petey-Girard, Gilles Polizzi, Trung Tran. Genève, Droz, 2017. Un vol. de 496 p. (Florence Alazard)

François I er et la vie littéraire de son temps (1515-1547). Actes du colloque organisé par la Queens University de Kingston (Canada) du 17 au 19 septembre 2015. Sous la direction de François Rouget. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres » no 308, 2017. Un vol. de 412 p. (Sandra Provini)

Métaphore, savoirs et arts au début des temps modernes. Sous la direction de Bruno Petey-Girardet Caroline Trotot. Paris, Classiques Garnier, 2015. Un vol. de 357 p. (Florian Quentin)

Îles et Insulaires ( xvi e - xviii e  siècle). Sous la direction de Frank Lestringant et Alexandre Tarrête. Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, Cahiers V. L. Saulnier,no 34, 2017. Un vol. de 399 p. (Marine Coulloud)

La Représentation de l histoire dans la nouvelle en langue française du xix e  siècle. Sous la direction de Concepción Palacios et Pedro Méndez. Paris, Classiques Garnier, « Études dix-neuviémistes », 2016. Un vol. de 362 p. (Michel Viegnes)

Francofonia, no 71, Kalisky lintempestif ? Relectures contemporaines dune œuvre du xxe siècle. Sous la direction dAurélia Kalisky et Agnese Silvestri. Florence, Olschki, 2016. Un vol. de 200 p. (Simon Chemama)

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Jacques Santrot, Les Doubles funérailles dAnne de Bretagne. Le corps et le cœur (janvier-mars 1514). Genève, Droz, « Travaux dHumanisme et Renaissance », no DLXXII, 2017. Un vol. de 725 p., ill.

Anne de Bretagne, deux fois reine de France, de Charles VIII puis de Louis XII, séteignit au château de Blois, le 9 janvier 1514. Dans la tradition des funérailles princières héritée du Moyen Âge, et selon les volontés énoncées par la défunte, son corps fut inhumé à labbaye de saint-Denis et son cœur transporté à Nantes pour y demeurer. Ce sont les circonstances historiques de cet événement majeur, les préparatifs des deux voyages et le déroulement des processions que retrace louvrage de Jacques Santrot, Directeur du Musée Dobrée, à Nantes, où repose dorénavant le coffret funéraire du cœur de la reine.

Le livre est divisé en deux parties : la première est consacrée aux doubles funérailles du corps (Blois-Saint-Denis, 9 janvier-16 février 1514) et du cœur (Blois-Nantes, 9 janvier-23 mars 1514) ; la seconde présente un copieux dossier documentaire sur les sources des funérailles. Dans la première section, lauteur décrit précisément les étapes du voyage qui devaient mener le corps de la reine à Saint-Denis. Avant le départ de Blois, accompagnée dun cortège impressionnant, la dépouille fut embaumée, exposée, puis veillée par les gens de son hôtel. Le rituel funéraire fait lobjet de soins extrêmes qui confèrent une solennité singulière au recueillement. Grâce à lanalyse de nombreux documents (objets, témoignages), J. Santrot permet au lecteur de se représenter chaque instant de la cérémonie comme sil y assistait en personne. Son récit ne néglige aucune source, aucun détail, ce qui rend plus vivantes lhistoire du transport du corps et la présentation de la logistique complexe mise en œuvre. De ville en ville, on suit des yeux les périples du convoi funèbre, laccueil populaire qui lui est réservé, les décors qui sont produits, les offices qui sont organisés, et les agents de cette célébration qui ne cessent de croître jusquà lapothéose de la reine. Au total, J. Santrot estime à 12 500 livres tournois la somme payée sur la cassette de la reine, et à 60 000, toutes sources confondues, le coût des dépenses engagées dans les funérailles du corps.

Simultanément, fut entreprise la pompe funèbre et séparée du cœur dAnne de Bretagne. Une fois protégé dun cercueil ou coffret, luxueusement ouvragé, le cœur fut escorté sur la Loire et prit la direction de Nantes où il parvint cinq jours plus tard et où un service funèbre lui fut offert par la ville. J. Santrot ne manque pas de raconter la destinée de ce reliquaire au cours des siècles, jusquà 2004, date à laquelle il est devenu lentière propriété du département de la Loire-Atlantique.

Lenquête historique menée par lauteur constitue une somme sur le sujet choisi et elle parvient à mieux situer les célébrations funèbres de 1514 dans la symbolique de sacralisation du pouvoir royal en France. Sa valeur provient en particulier de lanalyse exhaustive des documents darchives, manuscrits, textes imprimés, de liconographie et des objets mobiliers. Outre son cahier dillustrations polychromes, le livre présente la transcription des sources historiques majeures (p. 285-471), comme la Commemoracion de Pierre Choque (éditée ici daprès le ms. 653 de la B. M. de Nantes) et dautres documents comptables indiquant la liste des dépenses occasionnées pour lobsèque du corps et du cœur. En revanche, on ny trouve nulle indication décrivains ayant pu participer aux funérailles, tel Jean Lemaire de Belges entré au service de la reine depuis 1512. Cest pourtant à lun des poètes de la cour de Louis XII et dAnne de Bretagne (Jean dAuton, 705Jean Bouchet, Lemaire de Belges, Jean Marot, ou Guillaume Crétin, ou – comme le propose J. Santrot – André de la Vigne) que doit revenir la composition des vers figurant sur le coffret du cœur de la défunte.

En annexe, J. Santrot procure des statistiques utiles pour mesurer limpact des cérémonies dhommage à la reine dans la société de son temps, une étude scientifique sur létat de conservation du coffret du cœur (2010), et des outils de régie (glossaire et index) permettant de mieux circuler dans cet ouvrage touffu.

François Rouget

Urbain le mescongneu filz de l empereur Federic Barberousse. Traduit par Claudine Scève. Édition de Janine Incardona et Pascale Mounier. Genève, Droz, 2013, « Cahiers dHumanisme et Renaissance », vol. 112. Un vol. de 334 p.

En dépit du nom dauteur prestigieux dont elle sut se prévaloir, la petite édition in quarto publiée à Lyon, chez Claude Nourry, au début des années 1530 sous le titre dUrbain le mescogneu filz de lempereur Federic Barberousse, sous-titrée Histoire de Jehan Boccace, na pas reçu jusquaujourdhui toute lattention quelle méritait. Il faut savoir gré à Janine Incardona et à Pascale Mounier de remédier à ce manque, par une édition bilingue particulièrement soignée qui met à disposition du lecteur le texte français et sa source italienne, considérée à tort, jusquau début du xxe siècle, comme une œuvre de Boccace.

Lédition de Janine Incardona et de Pascale Mounier se signale par la pertinence de ses choix éditoriaux et par la richesse de lappareil critique réuni. Le texte français et sa source italienne sont donnés en regard et constituent ainsi un outil précieux à létude comparative et à lanalyse du travail de traduction. Une ample introduction de 120 pages précède cet ensemble, offrant un dossier critique très complet sur la « provenance », la « fabrique » et la « nature » des deux textes (p. 9). Les éditrices rappellent les incertitudes qui entourent leur histoire et proposent des hypothèses nouvelles, fondées sur un (ré)examen précis des traditions manuscrites et imprimées. Les premières concernent la source italienne (p. 11-43). Réécriture dune hagiographie de Sainte Hélène du xiiie siècle (Instoria Helene matris Constantini inperatoris), lUrbano italien puise aussi dans dautres sources, plus récentes, en langue vernaculaire, qui conduisent les éditrices à dater la composition du texte autour de 1400. Lattribution erronée de lUrbano à Boccace remonte aux premiers manuscrits, lidentité réelle de lauteur reste à déterminer.

La traduction française est à son tour examinée et replacée dans le contexte éditorial, littéraire, générique qui la vu naître (p. 44-85). Une étude comparative des paratextes et lanalyse linguistique de la traduction française permettent den identifier la source : non lédition incunable de ca. 1492, comme le supposait H. Hauvette, mais la deuxième édition aujourdhui conservée, lHistoria molto dilettevole di m. Giovanni Boccaccio, nuovamente ritrovata, imprimée à Venise, pour N. Garanta, en 1526. Les éditrices confirment lattribution de la traduction à Claudine Scève, déjà établie par V.-L. Saulnier, en sappuyant sur les références à peine voilées de lépître liminaire. Lintroduction situe la composition de lUrbain dans le contexte de la vie et de lentourage de Claudine Scève, celui du « clan des Scève-Vauzelles » (p. 54), et souligne le rôle éminent jouée par cette sœur de 706Maurice Scève dans la vie culturelle de son temps. Lintroduction se clôt, enfin, sur une étude générique (p. 86-127) qui montre le travail de transposition à lœuvre dans la traduction : le roman italien est inscrit dans le genre du récit sentimental si apprécié dans le Lyon des années 1530. Une bibliographie, un glossaire critique, un index des noms propres et un dossier dannexes, qui reproduit en fac-similé les pages de titres des principales éditions, achève cet ensemble.

Nul doute que lédition critique que nous livrent J. Incardona et P. Mounier contribue ainsi à faire toute la lumière sur Urbain, texte méconnu, à linstar de son héros éponyme ; une nouvelle pièce est versée à lhistoire du récit en prose français, plus que jamais placée sous le signe de la rencontre des Muses.

Nora Viet

Michel de Montaigne, Les Essais. Édition critique présentée, établie et annotée par Philippe Ducoux. Édition numérique Youscribe.com, 2017.

Philippe Ducoux nen est pas à sa première édition dun auteur de la Renaissance. Le moins que lon puisse dire est que son premier travail, une édition critique de la Sagesse de Charron, fut loin de recevoir les accolades universitaires. Cette édition nest en effet jamais citée, et pour cause. Il suffit de lire à ce sujet une note de bas de page dans le livre dEmmanuel Faye, Philosophie et perfection de lhomme de la Renaissance à Descartes, publié en 1998 : « Philippe Ducoux a mené, dans des conditions difficiles, une enquête minutieuse sur les sources et les modifications du texte de la Sagesse, et il propose une utile édition critique de la Sagesse, mais dans laquelle on sétonne quil ait supprimé lensemble des références et des notes marginales de Charron » (p. 241). Cet appareil critique voulu par Charron lui avait apparemment semblé superflu. Ce genre de décisions éditoriales est rédhibitoire. Et pourtant, après Charron, Philippe Ducoux vient de récidiver avec Montaigne. Il nous offre une édition électronique des Essais que lon qualifiera de bric-à-brac éditorial. Sa démarche relève du bricolage, dans le mauvais sens du terme. Nous avons passé une semaine à pratiquer lédition de M. Ducoux sous forme de pdf. Il faut tout dabord admettre que les 2243 pages de cette édition critique « réalisée » par lauteur représentent une tâche monumentale étalée sur deux années. On apprend que, depuis trente-cinq ans, léditeur a longtemps hésité à se lancer dans un nouveau projet éditorial. Il suivait « du coin de lœil » les études publiées par les spécialistes de Montaigne, hésitant entre deux attitudes : « avoir à mincliner, le bonnet à la main, chaque fois que, par bonheur, mes idées personnelles viendraient à recouper les leurs, ou me préparer à en découdre à lépée et au poignard quand je serais, par malheur, amené à men écarter, ne parlons même pas de les heurter de front ou de hasarder lombre du début dun soupçon de remarque qui pourrait être jugée désobligeante à légard de Montaigne et/ou de sa garde rapprochée ». On comprend alors que cette édition représente un combat ! Un travail considérable et acharné qui est bien un tour de force, mais Flaubert nous a enseigné, dans Bouvard et Pécuchet, que la catégorie du “considérable” ne suffit pas à faire avancer la science. Comme le dit Philippe Ducoux, dix ans de travail donnent le sentiment dun accomplissement extraordinaire, mais, en fin de compte, il y a vraiment trop de raccourcis et de décisions éditoriales tirées dun chapeau pour permettre à ce travail davoir la moindre utilité, aussi bien pour le grand public 707que les spécialistes de la Renaissance. La moindre des choses aurait été darticuler des choix éditoriaux en fonction de pratiques passées. Rien de ce genre dans cette édition, car lauteur fait table rase de trois siècles déditions des Essais. Tous les travaux précédents passent à la trappe dans le plus grand silence. Certes, on trouvera au fil des pages des caricatures et des jugements rapides sur les éditeurs passés qui, selon M. Ducoux, nont jamais réussi à offrir une édition critique des Essais. Lhistoire de cette édition unique en son genre est ainsi résumée : « il mest apparu que les loisirs laissés par une retraite bien méritée seraient heureusement employés à relever le défi – qui devait être fou, puisque personne navait tenté de le relever en quatre siècles – de vouloir offrir, à ceux qui sintéressent aux Essais, un outil leur permettant davoir sous les yeux, page après page, toutes les variations que Montaigne leur a fait subir de son vivant ». Que dire des éditions de Coste, de Dezeimeris, de lÉdition municipale du début du xxe siècle, et plus récemment des éditions dAndré Tournon, de Jean Céard, de Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien, ou encore de lédition numérique de Marie-Luce Demonet et Alain Legros (projet MONLOE) ? Rien, bien entendu. En fait M. Ducoux réinvente les Essais. Ce type de raccourci scientifique est malsain, car en ignorant les apports des travaux antérieurs (tous passés sous silence) on ment tout simplement au lecteur. Se pose aussi un problème de déontologie, car léditeur sappuie silencieusement sur des recherches antérieures quil ne cite jamais. Dans dautres cas, il articule des positions surprenantes, comme lorsquil affirme que le chapitre i, 29 “nest pas de Montaigne” et ne sera donc pas considéré : « Si lon écarte la chapitre i, 29 – qui nest pas de Montaigne, et que lui-même na maintenu quen le vidant de sa substance, les Essais se composent de 106 chapitres dont les dimensions sont très variables ». Les Essais sont ainsi réduits à 106 chapitres, au lieu des 107 auxquels nous sommes habitués (de par leur présence matérielle dans toutes les éditions du vivant de Montaigne, et après sa mort jusquà nos jours). Imaginons un étudiant qui commencerait un exposé en présentant le livre de Montaigne comme comprenant 106 chapitres, alors que le chapitre « Vingt et neuf sonnets dÉtienne de la Boétie » est certainement un des plus complexes sur le plan éditorial puisquil permet à La Boétie de simmiscer dans les Essais et de disparaître après 1588. Sans parler des choix éditoriaux aussi étranges quarbitraires, léditeur procède souvent par clichés absurdes, se référant par exemple aux “purs et durs” éditeurs qui se sont intéressés à la segmentation du texte. On voit tout de suite que cette édition part dune bonne volonté, mais noffre véritablement aucune réflexion solide et articulée sur les choix éditoriaux retenus. Un seul exemple suffira pour sapercevoir que cette édition « indépendante » ne remplit pas les critères scientifiques nécessaires pour quon puisse la recommander. Citons M. Ducoux : « revenons à la ponctuation de cette édition, qui nest pas concernée par toutes ces supputations, et ce pour une raison simple : la page de gauche reproduisant lédition de 1588, et donc la ponctuation à visée logique introduite par léditeur LAngelier et acceptée par Montaigne, nous avons, par souci dhomogénéité et de clarté, introduit le même type de ponctuation dans les variantes ou additions de lédition de 1595 (dans le corps du texte de la page de droite), et éventuellement dans celles de lexemplaire de Bordeaux (notes de la même page) ». On se rend compte ici que la ponctuation de 1595 a donc été modifiée pour la rendre plus « homogène » avec lédition de 1588 et « éventuellement dans celles de lexemplaire de Bordeaux ». On aurait pu penser quun éditeur moderne ne reprenne pas à son compte les erreurs de Villey 708en bricolant lorthographe et la ponctuation. Philippe Ducoux assume ainsi que lorthographe et la ponctuation de 1588 doivent être systématiquement appliquées aux textes de 95 et dEB. Ce choix assez extraordinaire est uniquement expliqué « par souci dhomogénéité et de clarté ». On aura vite compris quune recension plus détaillée de cette édition est une perte de temps, car ce serait valoriser une entreprise qui nen vaut pas la peine et est dommageable au véritable travail éditorial dune œuvre telle que les Essais de Montaigne. Cette édition nest évidemment pas disponible chez un éditeur, ni même hébergée sur un site universitaire. Nous savons seulement quelle est « disponible à la vente sur une plateforme numérique » (http://www.youscribe.com/catalogue/documents/education/etudes-superieures/les-essais-de-michel-de-montaigne-2827393).

Philippe Desan

Jean Yeuwain,Hippolyte, tragédie tournée de Sénèque. Édité par Mathilde Lamy-Houdry. Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2017. Un vol. de 144 p.

Deuxième adaptation en langue française de lun des mythes grecs les plus prolifiques de notre théâtre, lHippolyte de Jean Yeuwain est longtemps resté dans lombre de la bien plus célèbre pièce de Garnier, pour des raisons à la fois éditoriales (écrite en 1591, elle ne sera éditée quen 1933) et dramaturgiques (le degré doriginalité vis-à-vis de Sénèque paraît bien moindre). Lheureuse initiative de Mathilde Lamy-Houdry garantit sa redécouverte par un public plus large que ne le permettait la première édition philologique de Van Severen (Dequesne, 1933), dans le cadre dune collection (Garnier, Textes de la Renaissance) qui avait jusquà présent manifesté de lintérêt surtout pour les grands auteurs de théâtre du xvie siècle et qui, par ce choix éditorial, montre peut-être une volonté de rattraper le retard accumulé dans la redécouverte de textes mineurs du théâtre de la Renaissance. Un retard non négligeable, notamment par rapport au travail systématique et fort appréciable conduit en Italie depuis plusieurs décennies par léquipe du « Teatro francese del Rinascimento », qui vise à éditer lensemble des pièces françaises du xvie siècle et qui a prévu dy inclure prochainement sa propre édition de la tragédie de Yeuwain (Troisième série, vol. 2).

La présente édition adopte une approche qui se veut complémentaire au regard philologique et biographique de Van Severen, ce qui explique une note philologique extrêmement réduite (p. 27) et le choix de répertorier en fin douvrage (p. 119-121) les variantes philologiques figurant dans le manuscrit original. Lintroduction (p. 7-25), les 362 notes qui accompagnent le texte, ainsi que les deux annexes (la généalogie – peu lisible – des personnages à la p. 123, et les intéressantes tables de correspondance avec Sénèque aux p. 125-126), la bibliographie succincte (aux p. 131-135) et les deux index (des noms aux p. 137-139, des lieux et peuples aux p. 141-142) se veulent autant doutils variés visant à éclairer le lecteur sur le fond mythologique et les allusions historiques.

La valeur ajoutée du travail de Mathilde Lamy-Houdry par rapport à lédition de 1933 est particulièrement tangible dans les annotations qui accompagnent le texte de comparaisons systématiques avec la source latine et la pièce de Garnier, dallusions pertinentes à dautres textes antiques ou contemporains, dexplications 709mythologiques toujours approfondies et documentées. Par ailleurs, le choix de conserver le texte dorigine sans modernisation ni de lorthographe ni de la ponctuation fait preuve dune louable fidélité philologique qui permet de redécouvrir la véritable langue de lauteur, avec ses hésitations et ses imperfections.

Le seul regret concerne, en revanche, la notice introductive, qui tente, en quelques pages, de brosser un ambitieux panorama, sans doute trop ample, de sujets complexes ; la réception de Sénèque en France au xvie siècle (p. 9-10), celle du mythe de Phèdre au xviie (p. 24-25), lanalyse des pièces dEuripide, Sénèque (p. 15-16) et Garnier (p. 10-11) auraient sans doute mérité plus que quelques paragraphes chacune. Quitte à choisir, il aurait sans doute été intéressant de se concentrer sur deux aspects qui peinent à ressortir et qui pourtant pourraient facilement sappuyer sur le minutieux travail dannotation. Premièrement, la mise en exergue des grandes lignes qui semblent guider la réécriture de Yeuwain par rapport à Sénèque : y a-t-il un dessein global derrière ses modifications ? Vise-t-il à innocenter Phèdre plus que ne le faisaient les anciens ? Cest ce que semble suggérer la seule grande innovation majeure par rapport à la source latine, cest-à-dire le fait quaux v. 970 sqq. Phèdre ne se déclare plus de façon autonome après lévanouissement mais quelle est au contraire incitée à le faire par la nourrice. Deuxièmement, le rapport avec lHippolyte de Garnier qui mériterait sans doute dêtre posé plus clairement, à la lumière du fait que linnovation susmentionnée y figure presquà lidentique, et que le Thésée de Yeuwain – à en croire largument – invoque non pas Neptune comme chez Sénèque, mais ce même Égée dont le prologue constitue lune des nouveautés majeures de la tragédie du poète sarthois.

Le travail de Mathilde Lamy-Houdry nen reste pas moins précieux et devient un outil incontournable pour ceux qui voudront dorénavant explorer le mythe de Phèdre et Hippolyte sur la scène française.

Tristan Alonge

Constance Griffejoen-Cavatorta , Noblesse et Franchise. La valeur de liberté dans les écrits des aristocrates au Grand Siècle. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 214 p.

Issu dune thèse de doctorat, soutenue en 2011 et profondément remaniée, le volume proposé par Constance Griffejoen-Cavatorta développe une réflexion concise et élégante sur lidentité nobiliaire au xviie siècle. Étayé par la publication darticles savants et déditions critiques (LHistoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin, Paris, Garnier, 2010 ; les Poésies de labbé de Chaulieu et du marquis de La Fare, Paris, Classiques Garnier 2014), ce travail ambitieux invite son lecteur à réviser certains préjugés attachés à la noblesse du Grand Siècle : la progressive domestication du deuxième ordre par un pouvoir devenu absolu ; laversion des guerriers pour le métier des lettres, sinon pour la culture en général ; laffinité, consacrée par la fortune littéraire du personnage de Don Juan, entre la noblesse et le libertinage de mœurs ou desprit. C. Griffejoen-Cavatorta choisit de contourner la notion problématique de libertinage, au profit dautres termes, moins connotés péjorativement, moins exploités par la critique contemporaine : « résistance », « franchise » ou « liberté » revendiquées par des nobles qui portent la révolte par le fer ou par la plume. Larchéologie conceptuelle de ces termes 710resterait sans doute à explorer davantage et tirerait profit des nombreux et récents travaux sur la parrêsia, mais il sagit moins pour lauteur de définir la posture idéologique des gentilshommes au xviie siècle, que de lire, dans leur écriture provocatrice, une nouvelle manière daffirmer leur subjectivité, leur singularité et leur « gloire », alors que changent les circonstances politiques. C. Griffejoen-Cavatorta envisage ainsi sous de nouvelles perspectives lidéal aristocratique au xviie siècle, et module cette interrogation selon trois axes – éthique, religieux et politique – qui constituent les trois subdivisions de louvrage. Létude se fonde sur un corpus clairement circonscrit, mais quelque peu disparate (Monluc, Tristan LHermite, Saint-Évremond, Bussy-Rabutin, Chaulieu et La Fare), qui relègue à larrière-plan ou dans les notes de bas de page, des figures majeures de la noblesse classique (comme Retz, Sévigné, ou La Rochefoucauld), et radicalise sans doute les conclusions de lenquête.

Le premier chapitre, « Voluptés », tente de cerner, à travers la lecture de poèmes ou dextraits de correspondances, un « art daimer aristocratique » (p. 41), une morale nobiliaire hédoniste et délicate, qui sest forgée à la lecture de poètes latins licencieux et hétérodoxes, comme Ovide, Martial, ou Pétrone, traduits par Bussy-Rabutin et Saint-Évremond. « Art de jouir élitiste », la volupté aristocratique implique une éthique rigoureuse qui évite les deux écueils de lidéalisation tendre et de la débauche grivoise ou vénale. Refusant la contrainte conjugale et les scrupules de la moralité ordinaire, les nobles du xviie siècle sadonnent à léloge paradoxal du désir, de la jalousie et des plaisirs charnels. Entre raillerie transgressive et connivence lettrée, lécriture nobiliaire, placée sous légide de la sagesse épicurienne, célèbre une « jouissance distinctive » et sélective, qui bien loin du catalogue entonné par les séducteurs à toutes mains, poursuit la quête insatisfaite et exigeante de la Beauté dans toutes ses incarnations sensibles. Ce chapitre inaugural, émaillé par de généreuses citations dœuvres rares ou peu connues, ajoute, à lanalyse érudite des textes, lagrément dun parcours anthologique.

Cet éloge des plaisirs terrestres implique des conséquences religieuses que le second chapitre, « Incrédulités », sattache à dégager. Il rapproche ainsi les positions des aristocrates et celles des libertins érudits redécouverts par R. Pintard : commune réprobation des excès ostentatoires de la dévotion et des grimaces hypocrites, même dénonciation des craintes et des superstitions populaires (croyance aux miracles, peur de la mort) instrumentalisées par les puissants. Linfluence dÉpicure, relayée par Horace, Montaigne et Gassendi, ne conduit pas les aristocrates à professer un athéisme dogmatique – à linstar de Don Juan, qui une fois encore sert de repoussoir – mais les invite à donner libre carrière à lexercice de la raison et du jugement, à promouvoir une écriture désacralisante, qui confine parfois au blasphème calculé, en appliquant aux réalités profanes de lamour ou du gouvernement, le vocabulaire religieux : « ces textes ne révèlent pas un refus de croire, mais une quête de liberté dans la manière de croire » (p. 93).

Lapologie du « libre examen » conduit également à des formes d« insoumissions » politiques, abordées dans un troisième et dernier chapitre. Épitres manuscrites, Mémoires posthumes ou satires anonymes vitupèrent les servitudes curiales aggravées par la progressive instauration de labsolutisme : les valets de la faveur acceptent toutes les humiliations, sabaissent à toutes les flagorneries, pour conquérir loreille des ministres ou des favoris, agents dune dérive tyrannique de la monarchie. Les aristocrates dénoncent ainsi les intermédiaires du pouvoir, 711ces parvenus ambitieux qui désorganisent les rouages sociaux traditionnels et altèrent la constitution ordinaire du gouvernement. Certains célèbrent les plaisirs sereins de la retraite, dautres laudace de la rébellion et du complot, comme Saint-Évremond, ou Retz, qui se rêve en « gentilhomme insoumis » sous les traits du comte de Fiesque. Les nobles prolongent ainsi par la plume un combat politique quils nont plus réellement les moyens de mener par lépée. Lon regrettera peut-être que lanalyse confonde parfois sans toute la rigueur nécessaire témoignage historique, pièce lyrique et œuvre de fiction, pour dégager le discours politique dun auteur comme Tristan LHermite (p. 147), ou reste parfois à la surface des réalités historiques : les lieux communs de la satire anti-curiale auraient gagné à être confrontés aux recherches récentes des historiens sur labsolutisme (Arlette Jouanna) ou la faveur au xviie siècle (Jean-François Dubost, Nicolas Le Roux).

À la conjonction de ces trois perspectives se dessine une identité nobiliaire singulière, servie par une écriture fulgurante, « auréolée de léclat du risque ».

Delphine Amstutz

Mathieu Bermann, Les Contes et nouvelles en vers de La Fontaine. Licence et mondanité. Préface dOlivier Leplatre. Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2016. Un vol. de 498 p.

« Le livre est licencieux ». Lenquête approfondie que Mathieu Bermann mène dans les Contes et nouvelles en vers de La Fontaine part de cette affirmation du conteur : M. Bermann voit dans la notion de licence une clé qui donne accès conjointement à la définition générique du conte leste, à sa mise en œuvre spécifique par La Fontaine et à lanthropologie qui sous-tend lentreprise. Le livre complète ainsi les monographies récemment consacrées à ce pan jusque-là peu étudié de lœuvre du poète : après les travaux de Catherine Grisé, Cognitive space and patterns of deceit in La Fontaines Contes (Charlottesville, Rookwood press, 1998) et Jean de La Fontaine, tromperies et illusions (Tübingen, Narr verlag, 2010), on pense à ceux deTiphaine Rolland, LAtelier du conteur. Les Contes et nouvelles en vers de La Fontaine : ascendances, influences, confluences (Paris, Champion, 2012) et de Jole Morgante, Quand les vers sont bien composés. Variation et finesse, lart des Contes et nouvelles en vers de La Fontaine (Bern, Peter Lang, 2013).

Louvrage, clair, efficace et élégant, sorganise en trois parties. Dans la première, « Poétique de la licence », M. Bermann examine à large échelle les significations de la notion. Ne se réduisant pas au licencieux, la licence est définie sur le plan moral comme un « écart admis par rapport à la règle » (p. 43), distincte du libertinage et de limpiété. Cette articulation paradoxale de la norme et de linfraction trouve sa pleine application sur le plan esthétique : fruit dune tolérance, la licence signale des espaces de jeu dans les systèmes codifiés qui règlent la versification, le bel usage, la définition des genres, la mimésis ou le contenu moral des œuvres. Entre lincongru, qui verse dans le mauvais goût, et le régulier, guetté par la banalité, la licence dessine un territoire cerné avec finesse par M. Bermann : les réflexions quil assemble sur la licence poétique ou lenjambement, par exemple, signalent des points névralgiques de la pensée classique, en particulier le problème que constitue pour les poéticiens larticulation du principe – universel par définition – et de son application – toujours particulière. Définie par un effet de réception, la 712licence dépend de lappréciation des transgressions admises et signale, au cœur de toute norme, la loi de lexception. De vice toléré, elle devient dans le conte un art du défaut ostensible, ludique et séduisant. Lart décrire supposant un art de vivre, M. Bermann sintéresse aux cercles fréquentés par le poète, où il identifie une mondanité licencieuse : les contes seraient écrits pour des mondains qui se ménagent une forme de liberté tolérée mais discrètement subversive en marge de lespace normé de la vie publique.

La deuxième partie, « Les licences textuelles », étudie la poétique des Contes et nouvelles en vers à partir de trois critères : le parasitage générique, la métrique et la scène énonciative. Il est dommage que la distinction proposée entre le conte et nouvelle ne tienne pas compte des travaux antérieurs. Concernant la métrique des Contes, M. Bermann cerne une pratique de limperfection volontaire et met en lumière lefficacité éthique de lhétérométrie : selon lui, La Fontaine joue des vers mêlés de manière à signaler « le moment où un personnage sécarte de la norme ou de la décence » (p. 236). Le poète et les amants se rejoindraient dans une entreprise faussement naïve de déstabilisation des codes : à la notion esthétique de naturel répondrait la candeur des ingénues livrées à leur désir non éduqué, cet instinct dénué de volonté maligne et dautant plus perturbateur. Lanalyse de la scénographie énonciative des Contes, suivant le concept de D. Maingueau, offre un apport particulièrement bienvenu. Si la question du lecteur inscrit nétait pas ignorée de la critique lafontainienne (voir en particulier F. Corradi, Limmagine dellautore nellopera di Jean de La Fontaine, Ospedaletto, Pacini, 2009), M. Bermann envisage la conversation sous un angle nouveau, sattachant moins à la voix du conteur quà la place subtilement ménagée au lecteur par lusage dun style imagé, à la source, explique-t-il, dun effet dénigme généralisé. Lart du non-dit délègue au lecteur la part transgressive du texte : il appartient à ce dernier de la restituer, ce qui le rend complice de linfraction – déplacement décisif et fructueux. Si lon ne suit pas toujours M. Bermann dans son usage de la métaphore sexuelle (sagissant de lattirance du texte pour le lecteur ou du bon mot comme pénétration), on est cependant convaincu par ses analyses. Dautant que la conclusion de cette partie ménage une échappée vers dautres textes – les lettres de Sévigné, Les Souhaits ridicules de Perrault – quéclaire la stratégie licencieuse analysée dans ces chapitres.

La troisième partie enfin, « Le loisir érotique », dégage les caractéristiques dune économie des désirs. Aux amants, revient une expérience du temps fondée sur la liberté, la créativité, linstant – expérience de nature aristocratique qui les anoblit ; aux maris, une conception contractuelle, utilitariste et bourgeoise des relations entre les sexes, que M. Bermann compare à la politique commerciale de Colbert. Le monopole sexuel soppose au don de soi, de sorte que le principe de plaisir redéfinit léchelle sociale. M. Bermann signale la dimension moins pamphlétaire que fantasmatique de cette subversion, réalisée dans le secret de lalcôve et limitée au moment de la jouissance. Son caractère euphorique (« La Fontaine évacue le trivial, le morbide et le monstrueux » p. 419) sapprofondirait en une proposition philosophique : en livrant « une image positive du plaisir », le conteur inviterait les hommes à « se défaire des passions sociales tristes » (p. 425). In fine, cest la lecture elle-même, et le loisir lettré, que le loisir érotique permettrait de modéliser : fondés sur des principes identiques (aux espaces libertaires élaborés par les amants correspond lart de la digression joueuse), ils viseraient une même finalité, une pratique du plaisir consciente de ses limites et de son pouvoir libérateur.

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M. Bermann voit dans les Contes et nouvelles en vers lacte de naissance du conte licencieux, imité par la suite : il signale lhommage rendu à La Fontaine par Baraton, Claude-Joseph Dorat, Pierre de Saint-Glas, Jacques Vergier et Grécourt – on aimerait une présentation étoffée de leurs œuvres, qui servent dutile point de comparaison. M. Bermann fait le choix de la critique interne, modélisante, étayée par des micro-lectures nombreuses, pertinentes et originales, et fondée sur un sens du système qui donne à louvrage son éclairante cohérence. Ce parti prix méthodologique peut aussi faire la limite du livre si lon doute de certains points : lidée que La Fontaine serait tenu à lécart de la cour en raison de sa fidélité à Fouquet, par exemple. La carrière de Pellisson la dément. On peut aussi se demander si, ramenées aux lieux communs de la tradition facétieuse, restée à lhorizon de létude, les transgressions commises par les personnages ne perdraient pas de lacuité qui leur est prêtée. Comme Jole Morgante, M. Bermann a pour ambition féconde détendre aux Contes létude de la pensée de La Fontaine, et arrive à des conclusions radicalement opposées : J. Morgante lisait dans les Contes une invitation à maîtriser ses passions. La contradiction prouve la complexité de ces textes et signale sans doute quil reste à penser sur ce pan longtemps délaissé de lœuvre du poète.

M. Bermann propose ainsi un ouvrage stimulant, qui engage de nombreuses questions. Au-delà des lecteurs de La Fontaine, le livre intéresse lhistoire des normes et de leurs infractions, dont la licence offre une forme nuancée, domestiquée, prudente et néanmoins corrosive : létude entre en résonnance avec les travaux récents sur la poésie satyrique, lobscénité, le mauvais gout et le libertinage, quelle complète de manière particulièrement intéressante et suggestive.

Céline Bohnert

Edgard Pich, Passion et pouvoir à lépoque classique. Genève, Slatkine érudition, 2016. Un vol. de 330 p.

Le titre est plein de promesses – hélas vite démenties. Dès la première phrase, surgit une définition de la passion tout arbitraire : « deux êtres humains entament, entretiennent, détruisent une relation qui échappe aux structures du comportement et de laction déterminés par la volonté première de persévérer dans lêtre » (p. 7). Ne correspondant ni à lacception étymologique (lidée de souffrance napparaît pas), ni aux catégories dépoque, cette définition pourrait être utile si elle permettait dinterroger les rapports de pouvoir qui structurent les textes. Or « passion » et « pouvoir » ne forment que deux thèmes distincts qui ne sont jamais confrontés lun à lautre. Une esquisse de problématique apparaît dans les quatre premières pages du volume, mais très vite ce sont des études indépendantes (dont certaines ont déjà été publiées en ordre dispersé entre 1996 et 2006) qui prennent le pas sur la démonstration. Il sen dégage une impression de collage, certaines idées étant présentées à létat de fiches (p. 177, 204, 246-255).

Après une réflexion sommaire sur le pouvoir, où Nicole et Bossuet apparaissent comme simples figurants, trois auteurs occupent les trois parties du livre : Racine, Molière et Madame de Sévigné. Rien ne justifie le choix de ces auteurs, ni dailleurs la sélection des œuvres. Pourquoi se limiter à Bérénice, Bajazet et Athalie pour Racine ? Pourquoi parler en détail de LÉcole des femmes plutôt que 714de Tartuffe évoqué à plusieurs reprises pour Molière ? Pourquoi sarrêter aux lettres de lannée 1672 pour Madame de Sévigné ? Cet arbitraire conduit à des raccourcis, à des affirmations étonnantes, à des jugements à lemporte-pièce : Titus est un autre Tartuffe (p. 75) ; Molière cocu et Arnolphe ne font quun (p. 135) ; Le Misanthrope peut se résumer à une « scène de ménage après beaucoup dautres et qui en promet dautres à linfini » (p. 228) si bien quon ne peut raisonnablement croire à la retraite dAlceste. Quant aux lettres de Madame de Sévigné, elles sont parfaitement similaires aux tragédies de Racine (p. 260). Tout est affirmé et rien nest démontré. Plus on avance dans la lecture du livre, plus le rapport entre « passion » et « pouvoir » se perd dans le lointain. Jamais la pensée ne sétaye sur une enquête sérieuse : les textes sont analysés de manière isolée. Labsence de conclusion témoigne de façon criante dun refus de synthèse et prouve quaucun élément de réponse nest donné à lesquisse de question posée dans lavertissement.

On pourrait se contenter de telles analyses fragmentaires si elles nous plongeaient dans la beauté des textes. Il nen est rien. Lauteur recourt à des catégories de pensée qui ne sont jamais définies (p. 7, 9, 64, 215). Certaines de ses formulations sont assez cavalières (« le pouvoir royal va son bonhomme de chemin », p. 17). Des citations mises bout à bout ne débouchent jamais sur un commentaire approfondi (p. 62, 271-274). Les vers, comme les lettres, sont mal recopiés (p. 131, 250). Les règles typographiques ne sont pas respectées (certaines majuscules sont accentuées, dautres non ; aucun soin nest apporté aux orphelins). La rédaction est truffée de coquilles et dinnombrables fautes daccord. De ce magma surgit une invention qui vaut la peine dêtre soulignée : le pauvre Arnolphe est rebaptisé en Amolphe au moins une centaine de fois. La négligence de cet aspect formel invite à sinterroger sur leffort de relecture non seulement de lauteur mais de léditeur.

Le travail sur les sources est totalement absent. Les notes de bas de page sont peu soignées (p. 16, 128, 134, 188). Non seulement il ny a pas de bibliographie, mais les notes exhument un appareil critique remontant aux années 90. Lorsque les grands noms de la critique sont cités (G. Forestier, J. Scherer, M. Fumaroli, B. Beugnot, etc.), cest moins pour dialoguer avec eux que pour leur donner raison (p. 61, 156) ou tort (p. 130, 153, 168, 203, 263). Quant aux sources primaires, elles sont rarement convoquées, y compris pour définir les figures de style (voir les développements sur la syllepse à partir de sources de seconde main, p. 225). Les analyses techniques touchant aux questions de « nœud », « péripéties », « dénouement » sappuient sur le travail de J. Scherer (dont le nom est partout mal orthographié), au lieu de prendre appui sur les textes dAristote, de DAubignac ou même de Corneille. La réflexion sur le pouvoir chez Racine ne souffre dailleurs jamais de comparaison avec lœuvre de ce dernier. Ne sont pas mêmes mentionnés les grands penseurs de la passion (Senault, Ferrand, Cureau de la Chambre, etc.) et brillent par leur absence les grandes figures de la pensée politique (Bodin, Machiavel et tant dautres). Cette étude napporte malheureusement rien de nouveau aux études dix-septiémistes.

Jennifer Tamas

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Jean-François Marmontel, Les Incas, ou la destruction de lEmpire du Pérou. Texte établi et présenté par Pierino Gallo. Paris, Société des Textes Français Modernes, 2016. Un vol. de 629 p.

Monique Delhourne-Sanciaud, Les Incas ou la destruction de lEmpire du Pérou de Jean-François Marmontel. Le Regard dun homme du dix-huitième siècle sur le Nouveau-Monde, sa conquête et son évangélisation. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2017. Deux volumes de 1322 p.

Écrits de 1767 à 1771, récrits en 1775-1776, publiés pour la première fois en 1777, Les Incas de Marmontel furent aussitôt plusieurs fois réédités, traduits, adaptés pour les scènes européennes, lus par les plus grands écrivains du xixe siècle, notamment par Chateaubriand dont ils inspirèrent Les Natchez et Atala, avant de sombrer dans un si profond oubli que les dernières éditions furent publiées dans les années 1820-1830 et quil nen existe aucune édition critique moderne avant celle établie par Pierino Gallo. Œuvre aussi forte et essentielle que Bélisaire, dénonciation du fanatisme et apologie de la tolérance, Les Incas font pourtant partie des textes fondateurs des Lumières, de ceux qui ont contribué aux débats philosophiques et politiques sur la violence de la religion et de la colonisation, comme le faisaient des œuvres chères à Marmontel et qui lont souvent inspiré, telles que le Télémaque de Fénelon, lEssai sur les mœurs de Voltaire et lHistoire des deux Indes de labbé Raynal. Consacré à la conquête et à la colonisation de lAmérique par les Européens, Les Incas est un ouvrage de longue haleine auquel Marmontel a travaillé pendant une dizaine dannées, preuve de limportance quil accordait à son sujet.

Il faut donc saluer linitiative nécessaire de P. Gallo qui donne une édition critique de grande qualité et belle richesse. En plus dune bibliographie suffisante pour accéder aux composantes essentielles de lœuvre, dune introduction substantielle qui indique les sources de louvrage, présente son élaboration artistique et politique, traite dans le détail de la délicate question du genre des Incas composé à la croisée de plusieurs traditions (roman, histoire, épopée), lédition de P. Gallo propose plusieurs annexes développées particulièrement utiles : une Chronologie de la vie et des œuvres de Marmontel, une Chronologie des principaux faits concernant les conquêtes espagnoles en Amérique du Sud, ainsi que des Extraits de lEssai sur les romans considérés du côté moral qui éclairent la fabrique des Incas en précisant les conceptions romanesques de Marmontel. Aux notes de Marmontel proposées à la fin de chaque chapitre, P. Gallo ajoute ses propres notes, historiques, géographiques, lexicales, littéraires, autant déléments qui nourrissent la lecture et engagent létude littéraire. Lédition mentionne enfin les variantes du texte entre les différentes versions de lœuvre. Lensemble constitue un bel instrument.

Tirée dune thèse, la monographie de Monique Delhourne-Sanciaud est une véritable somme sur Les Incas de Marmontel qui allie la richesse de la documentation à la finesse de lanalyse. Deux annexes commentées consacrées aux éditions, rééditions et traductions, donnent une idée du succès de lœuvre de sa parution en 1777 aux premières décennies du xixe siècle. Engagée dans une étude exhaustive des Incas selon une perspective américaniste plus que littéraire, lauteur souligne 716néanmoins à maintes reprises les liens de lœuvre avec les textes critiques de Marmontel, tels ses Éléments de littérature, et ne néglige pas linfluence dun ouvrage qui inspira Chateaubriand et put jouer un rôle dans linvention des fêtes révolutionnaires. Cest dans le même esprit douverture du champ quelle établit la paternité et donne en annexe un conte inédit de Marmontel publié dans le Mercure de France de février 1759. Intitulé Zulima, Fragments de lHistoire du Mexique, et inspiré de lHistoire de la conquête du Mexique dAntonio de Solis, ce conte constitue probablement lun des premiers signes de lattention que Marmontel porta à la question américaine.

Intitulée « LHomme miroir de son temps, Jean-François Marmontel (1723-1799) » et postulant que rien, à première vue, ne disposait lAcadémicien et historiographe de France, auteur de Contes moraux célèbres pour leur peinture de lintimité bourgeoise, à écrire une épopée américaine, la première partie de louvrage se penche sur lintérêt de Marmontel pour ce continent lointain, intérêt qui savère lié à des lectures comme à des rencontres. Menée de lenfance à la maturité, la reconstitution de ce parcours biographique fait état du réseau intellectuel de Marmontel, donne à voir ses relations avec les grandes figures des Lumières, Diderot, DHolbach et Vauvenargues, tout particulièrement Voltaire, les physiocrates Quesnay et Dupont de Nemours, mais aussi avec des personnalités de second plan tout aussi essentielles pour le projet, telles que le comte Gustav Philip de Creutz, ambassadeur de Suède, rencontré en 1763 dans le salon de Madame Geoffrin. Lauteur éclaire encore lintérêt de Marmontel par lessor de la littérature américaine et le succès dœuvres essentielles aussi différentes que les Lettres dune Péruvienne de Madame de Graffigny ou lHistoire philosophique et politique du commerce et des établissements des Européens dans les deux Indes de labbé Raynal. Elle évoque encore sa fréquentation assidue de la Bibliothèque du Roi où on trouve trace de son travail, indique linfluence probable de certains spectacles parisiens consacrés aux Incas, et ne néglige pas le pouvoir de limage, notamment la force des gravures illustrant les sources utilisées par Marmontel. La filiation des Incas et du Bélisaire fait lobjet dun examen particulier démontrant que le premier est bien, comme lavait dit Voltaire, une défense et illustration du second poursuivant la violente condamnation du fanatisme religieux.

Consacrée aux sources de diverses natures que Marmontel put utiliser, la deuxième partie de louvrage se penche sur la fabrique des Incas. Auteur de larticle « Plagiat » de lEncyclopédie, Marmontel a souvent indiqué ses sources dont les principales sont des classiques de la conquête, tels que les Comentarios Reales de Garcilaso de la Vega ou la Brevísima relación de la destrucción de las Indias de Bartolomé de Las Casas. Ne connaissant pas lespagnol, Marmontel a utilisé les traductions françaises des chroniques. Agrégée despagnol, et donc à même dapprécier la fidélité et la justesse de ces traductions, Monique Delhourne-Sanciaud livre une minutieuse étude de ces traductions fondatrices, très utile bien au-delà de Marmontel, ces textes ayant nourri la plupart des œuvres du xviiie siècle consacrées à la colonisation de lAmérique. En plus des sources quil avoue, Marmontel a eu recours à de nombreuses relations de voyages, celles des jésuites français à travers Les Lettres édifiantes et curieuses et celles des grands navigateurs tels que Charles-Marie de La Condamine ou Antoine-Louis de Bougainville. Il a également utilisé des ouvrages de réflexion sur lAmérique ou des compilations à la mode comme lHistoire générale des voyages de labbé Prévost. Présentant ces très nombreuses 717sources dans cette deuxième partie particulièrement documentée, lauteur cherche moins lérudition quà servir une méthode rigoureuse dinterprétation afin de ne pas attribuer à Marmontel des éléments qui ne seraient pas de son cru. Pour le manuscrit de Stockholm comme pour le texte publié, la confrontation systématique des Incas et de ses sources est riche denseignement : elle révèle les libertés prises par Marmontel avec ses sources comme avec lHistoire, et cest sur ces seuls écarts significatifs que lauteur établit lorientation et loriginalité de Marmontel. Outre son intérêt intrinsèque pour la connaissance de lœuvre et de la pensée de Marmontel, létude des sources permet enfin de contester quelques interprétations infondées et de rejeter, par exemple, la profession de foi maçonnique que discerne à tort James Kaplan dans le manuscrit de Stockholm, conclusion erronée venant de ce quil sappuie sur des éléments que Marmontel na pas produits mais empruntés au texte de Garcilaso de la Vega. Bien que choisir puisse constituer une forme dapprobation, lauteur étaye de manière convaincante sa critique de Kaplan (article de 1987).

Consacrée au regard de Marmontel sur la situation américaine, à sa perception historique et politique des événements, et donc à la stratégie littéraire et philosophique de son œuvre, la troisième partie de louvrage souvre sur une étude particulièrement intéressante pour la génétique des Incas. Intitulé « Du manuscrit au livre (1767-1777) », le premier chapitre compare dans le détail les textes du manuscrit de Stockholm et de la première édition. Sattachant aux nombreuses variations introduites dans tous les registres, différences de vocabulaire, de syntaxe et de style, modifications des personnages, retournements religieux, philosophiques et politiques, lanalyse illustre les propos du comte de Creutz disant que louvrage est tout à fait changé ; ce qui permet dévaluer lévolution esthétique et idéologique de lauteur. Thématiques, les chapitres 2 à 5 de la troisième partie sattachent aux descriptions des réalités naturelles et des figures humaines, cadres et acteurs de la conquête, afin détablir la fonctionnalité et la sémantique des choix de Marmontel. Éventail darchétypes, les personnages topiques, le sauvage et lEuropéen, Indiens massacrés et Espagnols conquistadors, peuples primitifs et sociétés policées, évoluent dans un tableau savamment orchestré pour condamner les cruelles méthodes de la conquête inspirées par la violence du fanatisme religieux, la conquête et la colonisation de lAmérique nétant pas préjudiciables en elles-mêmes selon Marmontel qui estime quelles auraient pu profiter aux deux civilisations. Son propos étant de diminuer la responsabilité des Espagnols et de leurs souverains, de faire lapologie des rois dans un ouvrage destiné à Gustave III, Marmontel charge les théologiens de lensemble des exactions et des dérives coloniales pour mieux tracer les lignes de la vraie religion, seul rempart contre la superstition et le fanatisme. Doù Monique Delhourne-Sanciaud conclut à juste titre que le soutien de Marmontel aux Indiens est loin dêtre inconditionnel et désintéressé, stratégie et conservatisme quelle condamne à maintes reprises tout au long de louvrage en des termes souvent plus vifs quil nest besoin, les limites esthétiques et politiques de Marmontel ayant été perçues et largement soulignées par ses contemporains. Tout à son honneur sur le plan éthique et politique, la déception souvent exprimée, voire linutile « honte » de lauteur découvrant un Marmontel pas assez humaniste et philosophe à son goût, un Marmontel qui mélange maladroitement lHistoire et la fiction pour un résultat souvent décevant, nenlève rien à cette étude qui était à faire et qui sera longtemps utile, sur plusieurs plans, bien au-delà de la démarche 718américaniste de lauteur. Louvrage sachève sur un bref chapitre consacré à la réception des Incas en Amérique.

Complémentaires, lédition de Pierino Gallo et létude de Monique Delhourne-Sanciaud marquent une avancée dans la connaissance des Incas de Marmontel et constituent les incontournables jalons des recherches futures.

Muriel Brot

Bernardin de Saint-Pierre,Œuvres complètes, Tome I, Romans et contes.Édition critique sous la direction deJean-Michel Racault, avec Guilhem Armand, Colas Duflos et Chantale Meure, et la collaboration dAngélique Gigan. Paris, Classiques Garnier, 2014. Un vol. de 1051 p.

Cet ouvrage imposant, qui est le premier des deux volumes regroupant les « Récits et voyages » (section I) de Bernardin de Saint-Pierre, sinscrit dans le très vaste ensemble éditorial des Œuvres complètes de lauteur, pour lesquelles quatre autres sections sont prévues. À lorigine de ce travail éditorial denvergure est un constat : Bernardin est « le seul des auteurs littérairement consacrés du xviiie siècle français [] dont les œuvres naient fait lobjet daucune publication densemble récente et sûre » (p. 7). Lun des grands mérites de ce projet éditorial est donc de procurer une édition des Œuvres complètes de Bernardin, la première depuis celle de 1818 qui, réimprimée à plusieurs reprises au xixe siècle, était lœuvre de Louis Aimé-Martin, lancien secrétaire de lauteur. Si lédition dAimé-Martin constitue un outil non négligeable, elle ne peut être toutefois considérée comme une édition critique proprement dite, puisquelle ne possède ni notes ni variantes et quelle « transforme arbitrairement en “œuvres” finies et closes des ensembles flottants » (p. 12). À lampleur de ce travail éditorial sajoute en effet la difficulté de composer non seulement avec des textes non clos (hormis Paul et Virginie), qui forment en quelque sorte une œuvre en devenir, mais aussi avec des textes posthumes. Afin de pallier cette dernière difficulté, léquipe éditoriale a fait le choix de « procéder à des transcriptions sélectives des manuscrits les plus “exploitables” appartenant à des grands massifs narratifs comme LArcadie et LAmazone, connus jusqualors seulement par quelques fragments publiés » (p. 14). Or la mise au jour de ces manuscrits sest révélée particulièrement féconde, car elle a confirmé la « pente naturelle [de lauteur] vers lexpérimentation utopique » et « son vif intérêt pour les mythologies des peuples nordiques, pour les civilisations de lInde, pour le mythe tahitien naissant » (p. 14).

Ce premier tome comprend les principaux textes de fiction de Bernardin et leurs paratextes, avec dabord Paul et Virginie et LArcadie, précédés de l« Avis » de lauteur, selon la disposition que celui-ci avait retenue pour le (tout nouveau) quatrième tome de la troisième édition des Études de la Nature (1788). Puis, sous le titre « Contes indiens et aventures philosophiques »ont été regroupés, suivant une logique formelle et thématique, « divers opuscules de forme narrative à peu près introuvables aujourdhui » (p. 16) que sont La Chaumière indienne, Le Café de Surate, lÉloge historique et philosophique de mon ami, les Voyages de Codrus et lHistoire de lIndien, texte demeuré jusqualors à létat de manuscrit. Selon Jean-Michel Racault, ces textes « oubliés et pour certains inconnus révèlent la place 719de lInde dans limaginaire bernardinien et la fécondité, assez inattendue chez un disciple de Rousseau, du modèle voltairien du conte philosophique » (p. 16). Tels sont les choix éditoriaux qui ont présidé à la réalisation de ce volume et quexpose avec clarté et précision l« Avertissement » (p. 7-16).

Une bio-bibliographie nourrie (p. 19-32) revient sur les événements importants de la vie de lauteur (1737-1814) et lélaboration de son œuvre, et sachève non pas avec la mort de Bernardin mais avec lévocation du premier éditeur de ses Œuvres complètes, Aimé-Martin, qui par ailleurs épousa la veuve de lauteur et recueillit la plupart de ses manuscrits. Précédé dune introduction et dune bibliographie, chaque roman ou conte se clôt avec les notes de lauteur, les variantes et, parfois, des annexes documentaires.

Le premier texte de Bernardin auquel accède le lecteur est, on la dit, un long « Avis » liminaire (p. 55-97) que lon croit destiné à introduire les deux œuvres quil précède (Paul et Virginie et LArcadie), mais qui étonnamment se révèle une sorte de traité scientifique. Lauteur sy applique à démontrer que les pôles de la terre sont allongés (et non aplatis) et que le phénomène des marées résulte de la fonte des glaces polaires (et non de lattraction lunaire). Si cette théorie des marées est évidemment fausse, elle témoigne néanmoins de loriginalité dun auteur « doté dune connaissance impressionnante des géographes, naturalistes et navigateurs » (p. 38). Quant au lien entre ce surprenant préambule et les deux œuvres qui le suivent, il reste implicite, tout en invitant à la réflexion, dans un contexte où – comme lécrit Bernardin à la fin de cet « Avis » – « tout se tient dans la nature et tout se rassemble dans les Études » (p. 97).

En revanche, le lien entre les trois premiers tomes des Études de la Nature et cette « espèce de pastorale » (p. 170) quest Paul et Virginie est manifeste. En témoignent les nombreux parallèles que met en évidence Colas Duflos non seulement dans sa longue introduction au roman (p. 105-146), mais aussi dans les notes en bas de page qui en éclairent judicieusement le sens. Selon lui, le lecteur ne peut véritablement comprendre la signification de Paul et Virginie sans avoir « lu et intégré les Études qui précèdent et qui reçoivent ici leur sublimation sentimentale : la pastorale vaut alors à la fois comme délassement et comme achèvement des Études » (p. 112). De fait, Bernardin « utilise le genre de la pastorale [] pour exprimer et mettre en œuvre une philosophie pleinement déployée dans les Études de la Nature » (p. 119).

Bien que Paul et Virginie ait été publié pour la première fois en 1788 dans le quatrième tome des Études de la Nature, cest la deuxième édition de 1789 (édition séparée des Études) – et non la dernière du vivant de lauteur en 1806 – qui a servi à létablissement du texte. Dans cette édition de 1789, Bernardin apporte en effet une correction importante qui porte sur la chronologie du récit et qui impose cette version. Les gravures placées en regard du texte ont été reproduites, tout comme ont été indiquées les principales variantes avec loriginale (1788) et les éditions postérieures (1804 et 1806), voire avec le manuscrit de Paul et Virginie qua édité Marie-Thérèse Veyrenc. Les nombreuses notes en bas de page montrent à quel point le Voyage à lîle de France (1773) constitue la principale source documentaire de Paul et Virginie et mettent aussi en évidence les multiples remaniements qua apportés Bernardin à la structure de lœuvre. Ainsi la note 1 de la page 211 souligne lample développement dont a fait lobjet lépisode de la négresse marronne.

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Paul et Virginie est suivi dannexes conséquentes (p. 317-434), notamment la « Souscription de Paul et Virginie » pour lédition de 1803, mise au jour pour la première fois, et le long « Préambule » de lédition par souscription de 1806, jamais reproduite auparavant dans son intégralité. Lensemble sachève par un texte de J.-M. Racault consacré à la postérité du roman (p. 405-431) dont les comptes rendus de lépoque ont applaudi les descriptions exotiques. Par ailleurs, comme lexplique J.-M. Racault, cest le « processus de mise en images [voulu et initié par lauteur], qui a puissamment contribué à la transformation de Paul et Virginie en mythe collectif » (p. 411).

Comme lavait voulu Bernardin pour sa troisième édition des Études de la Nature (1788), dont la principale nouveauté est – rappelons-le – lajout dun quatrième tome comprenant sa théorie des marées, Paul et Virginie et LArcadie, la présente édition a respecté le choix de lauteur en reprenant cette même ordonnance. Suivant lusage, le texte de LArcadie a été établi à partir de la dernière édition de lœuvre parue du vivant de lauteur (Études, 1804). À ce titre, ce volume comble à nouveau une lacune importante, puisquil nen existait aucune édition moderne, celle de Raymond Trousson étant un fac-similé du texte publié en 1831 par Aimé-Martin. Quoi quil en soit, LArcadie se présente comme une épopée en prose inachevée : seul le premier des douze livres initialement prévus et intitulé « Les Gaules » a été publié. Des deuxième et troisième livres, il ne reste que des extraits qua restitués Aimé-Martin et quon a reproduits ici en annexe (p. 639-671). Le plan définitif de lœuvre aurait été fixé lors dune promenade avec Rousseau qui aurait suggéré à Bernardin « une action principale structurée par le récit dun voyage qui opposerait “à létat de nature des peuples dArcadie, létat de corruption dun autre peuple” » (p. 444). Ainsi lune des ambitions de LArcadie serait « de montrer la dynamique historique du passage dun état à un autre » (p. 449).

Dans la troisième et dernière partie ont été réunis cinq textes sous le titre « Contes indiens et aventures philosophiques ». L« ancrage dans locéan Indien » (p. 749) justifie ce regroupement, principe auquel sajoute une « motivation dordre générique et poétique », puisquil sagit de textes narratifs courts qui se caractérisent par la « présence structurante du thème du voyage et de la pérégrination », le « goût [] pour lapologue », une « disposition pour la satire » et le « maniement de lironie et du trait desprit » (p. 750). Dans les introductions qui précèdent chaque texte, Chantale Meure retrace lhistoire éditoriale complexe et mouvementée de chacun deux, expliquant par exemple que lHistoire de lIndien devait vraisemblablement constituer un épisode de LAmazone qui, du reste, na jamais vu le jour. Lépisode arctique est sans doute lune des principales originalités de ce récit et « constitue une expérimentation fictive des fameuses “harmonies conjugales” » (p. 983) que formulera Bernardin dans ses Harmonies de la Nature. Aussi lHistoire de lIndien témoigne-t-elle déjà, chez ce jeune auteur en devenir, dune pensée selon laquelle « tout se tient dans la nature », annonçant de la sorte une œuvre où « tout se rassemble » (p. 97).

Cest également ce même principe de rassemblement qui préside à cette édition des romans et contes de Bernardin. En réunissant des textes disparates – pastorale antique ou exotique, conte philosophique, etc. –, léquipe éditoriale qua réunie J.-M. Racault a su faire apparaître la cohérence de ce vaste ensemble, qui est assurée par la forme narrative, la récurrence de motifs structurants comme le voyage et une pensée qui recueille lhéritage de Voltaire et de Rousseau, et, plus 721généralement, des Lumières. Elle est ainsi parvenue à montrer à quel point théories scientifiques, pensée philosophique et création littéraire sont étroitement associées chez un auteur qui se considérait « avant tout comme un savant et un philosophe, ensuite seulement et par surcroît comme un homme de lettres » (p. 16). Cest dire limportance de cette édition.

Charlène Deharbe

Rétif de la Bretonne, Le Paysan et la Paysanne pervertis. Édition établie, présentée et annotée par Pierre Testud. Paris, Honoré Champion, 2016, « LÂge des Lumières » no 88, 2016. Deux vol. de 1462 pages continues, disponible également dans la collection « Champion Classiques » no 33, 2016. Un vol. de 1462 pages.

Le texte, la pagination et les illustrations des deux éditions sont identiques, seul le format change, cest pourquoi nos références renvoient aux deux collections. La présentation de lensemble de ce roman épistolaire en un volume sert bien la diffusion du texte de Rétif, tandis que lédition en deux volumes ajoute au plaisir dune étude commode du texte, celui de lobservation détaillée des gravures, dans un format supérieur, qui rappelle une tentative de Rétif pour les éditer au format in-octavo.

Les lecteurs de Rétif de la Bretonne déploraient de ne pas disposer jusquici, dune édition de référence de ce roman qui a fondé la notoriété de son auteur. Louvrage, qui mérite de figurer parmi les chefs-dœuvre du xviiie siècle, a enfin été réédité, grâce à lengagement des éditions Honoré Champion et à lérudition de Pierre Testud qui nous honore dune édition critique. Ce choix est précieux : « Car ce roman épistolaire nest pas simplement laddition de deux romans, mais le résultat dune redistribution des lettres à lintérieur dun ensemble, et souvent dun travail de réécriture. » (p. 8). P. Testud, qui évoque également les démêlés de Rétif avec la censure, le précise dans son introduction de plus de 30 pages, qui va à lessentiel. Lhistorique des éditions séparées – mais antérieures – du Paysan perverti et de La Paysanne pervertie permet de comprendre la genèse de cette œuvre monumentale qui sest développée en trois moments ; à partir du succès rencontré par Le Paysan perverti en 1776, en incluant des gravures dès 1782, puis la richesse des points de vue développés, en miroir, dans La Paysanne pervertie parue en 1785, jusquà la somme des 462 lettres réunies, dans lédition du Paysan-Paysanne de 1787 ornée intégralement destampes et qui constitue le socle de lédition qui nous est proposée. On y trouve également (p. 1415-1429 de lédition Champion) les « Explications des Figures » que Rétif avait envisagé un temps de faire réaliser pour un volume de Figures dans une édition in-octavo, dont il reste uniquement labrégé. On y peut lire que les estampes « du double ouvrage ont le mérite peu ordinaire de former une histoire en tableaux, sans la moindre lacune [], de former à elles seules une histoire complète » (cité par P. Testud, p. 20). Une intention reformulée un peu différemment, en tête des légendes reproduites dans lédition de 1787 (p. 1415).

Cette édition annotée rend toute son ampleur à un roman que lauteur ambitionnait de hisser à légal de La Nouvelle Héloïse et de Clarisse Harlowe. Les notes permettent 722au lecteur de suivre lenchâssement des lettres du Paysan et de la Paysanne, elles signalent également les ajouts et les réécritures ; les apports, les suppressions et les rajouts des trois éditions sont clairement différenciés. Les notes infrapaginales de Rétif sont présentées de manière distincte, en même temps que celles quil avait insérées dans la marge – lorsquil sautorisait, à partir de sa position dauteur-éditeur, à souligner ou à commenter la progression du récit. Pierre Testud nous permet de bénéficier de toute sa connaissance de lœuvre, ses notes font écho aux ouvrages quil a précédemment édités et commentés : Monsieur Nicolas, lautobiographie de Rétif, et son Journal, intitulé Mes Inscriptions, il les cite et il y renvoie. Ces annotations nous permettent de mieux comprendre les rappels intertextuels de Rétif, ses allusions biographiques et les contextes historiques. Son « analyse du roman » saisit demblée les aspects les plus pertinents ; le thème de la perversion est ainsi traité par le biais du moine libertin Gaudet dArras et de sa philosophie, sans négliger les autres visages, ni la complexité du propos ; la mentalité des campagnes, la vie monastique et les effets de sociabilité urbaine sont ainsi interrogés.

Exploitant la veine du roman anglais, Rétif investit toute son ardeur dans des personnages et des situations paroxystiques, que ne gênent pas damples réflexions sur la place de la littérature et du théâtre dans la société. P. Testud indique comment Rétif se sert en effet des possibilités offertes par le genre épistolaire pour inscrire un débat esthétique et moral au sein dune intrigue foisonnante. La polyphonie nest pas simplement celle des points de vue et du dialogue entre paysans et citadins, cest aussi celle des styles qui enrichit de toutes ses particularités linguistiques la condition sociale et morale des personnages. La réflexivité de la lecture, particulièrement développée dans les lettres de la Paysanne, valorise pour sa part la sensibilité des protagonistes, dans un souci de partage avec les lecteurs et les lectrices, au point de promouvoir des modèles démotions. La distance épistolaire valorise a contrario la nostalgie dune communauté. Nous sommes conduits, là encore vers une surprenante spécificité rétivienne ; si le schéma dune rédemption dUrsule et dEdmond tourne court, une utopie apparaît dans lépilogue, avec la description de la communauté du bourg dOudun, située au cœur du pays natal. La découverte du roman est en outre facilitée par une orthographe modernisée avec prudence et une syntaxe libérée de quelques particularités, dont celle dune ponctuation parfois orale. Les néologismes et les orthographes archaïsantes font lobjet de descriptions particulières. Une note (p. 41-42) explique les principes de cette « modernisation ». Cette édition apparaît comme un outil indispensable pour mieux apprécier un des grands romans du xviiie siècle.

Claude Klein

Piero Toffano, M. de Combourg e i pellerossa. Il mito dell America selvaggia nell opera di Chateaubriand . Pise, ETS, 2017. Un vol. de 372 p.

Cest un ouvrage important que Piero Toffano consacre à lAmérique de Chateaubriand, relue et analysée sous une lumière tout à fait inédite.

Au fil de six chapitres denses et équilibrés, lauteur sinterroge sur la place quoccupe la thématique indienne dans lœuvre de lEnchanteur, tout en en retraçant les oscillations et les ambivalences. Sa recherche sarticule essentiellement selon deux axes : à lapproche philologique, visant à relever les traces du mythe 723américain à travers ses différentes couches chronologiques, se superpose une lecture interprétative fondée sur lanalyse des thèmes et de la pensée auctoriale.

Le traitement du sujet suit un parcours ordonné : après une riche introduction consacrée aux Indiens des « philosophes » et des missionnaires (contexte culturel dans lequel se situe, non sans apports originaux, lAmérique de Chateaubriand), lauteur montre comment limage du « continent sauvage » sancre, parfois dune façon qui peut surprendre, dans la mentalité de lécrivain breton : dans les quatre premiers chapitres sont en effet analysés les différents facteurs (biographiques, historiques, psychologiques et idéologiques) qui ont présidé, chez le jeune Chateaubriand, à la naissance et au développement du mythe. Il na pas encore 23 ans, lorsque, sous-lieutenant au régiment de Navarre, le futur écrivain décide, le 8 avril 1791, de partir à la découverte du Nouveau Monde. Son immersion dans le paysage américain (de Baltimore aux chutes de Niagara) ainsi que ses contacts répétés avec les peaux-rouges le marqueront à jamais. Cest dans les notes prises au cours de ce périple quil faut chercher lorigine dAtala et de René, des Natchez et du Voyage en Amérique, mais aussi de certaines pages de lEssai sur les révolutions, du Génie du christianisme et des Mémoires doutre-tombe. Létude du « cycle indien », auquel sattache la première section du livre, révèle à propos de la thématique amérindienne une série dambivalences et de paradoxes : lattitude de Chateaubriand vis-à-vis des Indiens oscille, dans les textes à sujet américain, entre un sentiment empathique didentification et une tendance manifeste au détachement. Ainsi, dans Les Natchez, une corruption progressive se propage indistinctement parmi les colons et les peaux-rouges, empêchant toute tentative dintégration. Ces fluctuations – explique P. Toffano – ne doivent pas être attribuées aux mutations de pensée ou de sensibilité de lécrivain, mais plutôt aux contradictions inhérentes à sa vision du monde (p. 137). Cest donc une lecture psychologique quest proposée ici et qui nous invite à relire lAmérique de Chateaubriand à la lumière dun moi divisé, fragmenté : désir disolement et désir dintégration, pulsions de vie et pulsions de mort, anarchie et engagement politique, ne sont que quelques unes des apories que Piero Toffano se propose dexaminer dans ces pages.

La dernière section du livre élargit la perspective aux autres ouvrages de Chateaubriand, suivant le développement du mythe indien jusquaux Mémoires doutre-tombe. Si dans le Génie du christianisme la nature américaine fusionne, sans disparaître, avec le thème religieux, dans lépopée des Martyrs elle revit à travers le paysage de la Grèce dans une sorte de surimpression qui relie les Indiens aux Barbares, les Sauvages aux Anciens. Mais la vraie nouveauté se trouve dans les Mémoires, où un épisode à thématique indienne (la rencontre de Chateaubriand avec deux Floridiennes) réactive le topos de la fusion avec la nature, tout en rajoutant une dimension érotique jusque-là absente.

Le volume se clôt par un prolongement sur Chateaubriand et Tocqueville (dont Toffano se propose de souligner les points communs au sujet du Nouveau Monde) et une mise au point bibliographique qui mérite dêtre saluée pour sa richesse et son exhaustivité (p. 353-369).

Solidement documenté et fondé sur une approche bien définie, cet essai a le mérite de nous faire découvrir une facette de Chateaubriand encore mal connue, nous permettant dajouter une nouvelle pièce au portrait dun écrivain qui ne cesse pas de nous parler.

Pierino Gallo

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Philippe Berthier, Chateaubriand, chemin faisant. Paris, Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 256 p.

Philippe Berthier réunit pour la série Lire Chateaubriand, dirigée par Jean-Marie Roulin, dix-sept études quil a consacrées à Chateaubriand, parues entre 1989 et 2013. Certaines dentre elles étaient à présent difficilement accessibles et lon ne peut que se réjouir de disposer désormais de cet ensemble qui met à lhonneur lun des auteurs de prédilection du critique, Chateaubriand, quil avait confronté magistralement avec Stendhal dans un ouvrage paru en 1987 : Stendhal et Chateaubriand, essai sur les ambiguïtés dune antipathie (Droz). Le « genre » académique actuellement proliférant du recueil darticles signés par une même plume peut susciter des réserves. Cette manière de recyclage, toutefois, peut avoir ses vertus, à la condition de satisfaire à quelques conditions.

La première tient à lactualisation des données bibliographiques et à la refonte au moins partielle de textes qui sont inévitablement datés et liés à des contextes éditoriaux. Sur ce point, le lecteur ne trouvera guère de différences entre les « versions originales » et celles qui figurent dans le présent volume. Certes, des références importantes apparaissent, comme la biographie de Jean-Claude Berchet (Gallimard, 2012), postérieure à la quasi-totalité des articles composant la présente publication. On pourra toutefois regretter quil ne soit pas fait mention de travaux récents et, notamment, des éditions critiques (en cours de parution chez Champion) qui ont partiellement renouvelé celles de la « Bibliothèque de la Pléiade ». On ne saurait au reste faire grief à Philippe Berthier de ces silences : cet excellent lecteur nest pas un adepte inconditionnel de la note infrapaginale, ce quon ne saurait évidemment lui reprocher dans la mesure où cest avant tout le compagnonnage des grands noms de la littérature qui nourrit sa démarche critique.

La même élégante désinvolture paraît dans lorganisation de lensemble ou, plus exactement, dans le refus dune argumentation en règle : aucune « justification structurale » ne préside à la collation de textes qui sapparente à une « promenade critique » organisée selon un fil directeur « délibérément lâche », celui du voyage « entendu en son sens le plus souple et le plus lâche » (« Avant-propos », p. 11). Cette précaution liminaire, toute rhétorique mise à part, renvoie à une posture critique. Les quatre parties du livre, dont la plus copieuse est consacrée aux Mémoires, distribuent la matière de façon volontairement subjective et sensible, à la manière dun essai ou dune série de propos qui naissent de la fréquentation intime de lœuvre de Chateaubriand. Par voie de conséquence, celui qui tient en main ce volume se sent autorisé à ne pas suivre le cheminement proposé, et à emprunter des chemins de traverse – à se promener à son tour, donc, au sein de ces différents textes, en cédant par exemple à lattrait de titres toujours bien choisis et stimulants. On peut lire Chateaubriand, chemin faisant, en se fiant à sa propre humeur – et savoir gré à son auteur de ne pas imposer de voyage organisé.

Lintérêt de cette collection darticles provient essentiellement, et cest évidemment lessentiel, de la qualité intrinsèque de chacun des textes rassemblés. On aura plaisir à (re)lire notamment la section qui concerne les Mémoires doutre-tombe. Le critique y déploie un talent particulier consistant à sélectionner des sujets qui éclairent des facettes souvent peu explorées de lœuvre. La prose incisive et alerte de Philippe Berthier donne à lire un portrait de Chateaubriand capable de rire (« Mémoires pour rire », p. 159-180), de livrer un pastiche ironique et très réussi 725de la littérature quil combat (« Voyage autour de ma chambre », p. 87-94), ou encore de se laisser aller aux excursions mentales les plus diverses (« Incidences », p. 151-157)… Louvrage nous montre que Chateaubriand nest pas nécessairement où on lattend et que la série des rôles quil endosse et des postures quil adopte est infiniment variée et non réductible à limage un peu solennelle ou guindée qui a longtemps prévalu dans notre imaginaire collectif. Pour le dire autrement, ce Chateaubriand est vivant, et donc capable de dialoguer librement avec toute la littérature qui lui préexiste – cest une chose entendue et un dossier fort bien documenté – mais également avec celle qui lui a succédé. Sont invités dans ces lectures nombre dauteurs qui donnent la réplique au grand homme. Certains noms, qui apparaissent quelquefois au seul détour dune phrase, sont à première vue surprenants (Cocteau, Gide, Giraudoux, Ponge, Robbe-Grillet, Sollers…). Ils témoignent de lactualité dune œuvre qui, grâce à la mise en voix quorchestre Philippe Berthier, sinsère dans le continuum de la création artistique et continue à nous parler.

Philippe Antoine

Pascale Auraix-Jonchière, George Sand et la fabrique des contes. Paris, Classiques Garnier, 2017, « Études romantiques et dix-neuviémistes ». Un vol. de 274 p.

Cet ouvrage sinscrit dans le sillage des travaux menés depuis une quinzaine dannées par Pascale Auraix-Jonchière sur la forme du conte chez George Sand. Il développe une série darticles déjà publiés, auxquels sajoutent des analyses inédites et une réflexion densemble sur lutilisation du conte chez Sand. Cest donc un livre pensé de longue date, et que lon est heureux de tenir entre les mains. Signalons – car ce nest pas toujours le cas – que les chapitres sont parfaitement tissés entre eux. (Un petit oubli seulement : celui de lédition de Jeanne utilisée. Cest celle de Simone Vierne).

Cette enquête sur la forme du conte chez Sand prend en considération un grand nombre de textes. Lun de ses objectifs, en effet, est déclairer la présence de schémas et de motifs merveilleux dans les textes qui ne relèvent pas a priori du genre du conte. Pascale Auraix-Jonchière entend montrer que le conte est lune des matrices de la pensée sandienne et quil nourrit certaines postures de la romancière. Dune part, il est mis au service dune mission pédagogique et dun discours sur lamour, la société et la place des femmes. Dautre part, il participe à lédification dune posture dauteur originale : avec le conte, Sand se présente comme une créatrice qui fait son miel de toutes fleurs et comme un auteur de fantaisies critiques. Avec les Contes dune grand-mère, même, elle « impose sa voix de femme en éducatrice et en philosophe » (p. 260).

Létude se donne donc un vaste corpus, délimité à la fois par des critères paratextuels et énonciatifs, et structurels et thématiques. Elle décrit une production qui sétale de 1837 (date de la première mention dun conte inachevé, « Le Roi des neiges ») à 1872-1875 (lépoque des Contes dune grand-mère). Ainsi, aux études attendues sur « Les Ailes de courage », « Le Nuage rose », « La Reine Coax », sen joignent dautres qui ne vont pas de soi : sur André, « La Coupe » et Évenor et Leucippe ; sur LHomme de neige, Lucrezia Floriani et Le Château des Désertes ; 726sur Jeanne et La Petite Fadette ; sur Teverino ; sur Les Dames vertes et Laura, voyage dans le cristal ; sur l« Histoire du véritable Gribouille ». Le terme « conte » est lui-même restrictif, tant létude sefforce dinterroger le voisinage des genres : du conte merveilleux à la Aulnoy ou à la Perrault avec le conte fantastique à la Hoffmann, le conte populaire berrichon ou encore le mythe. Létude montre ainsi George Sand écrivant à partir de ses lectures, à partir dun fond mémoriel collectif constitué en imaginaire.

Le double corpus donne sa structure au volume. Celui-ci est pensé en deux parties : lune consacrée à létude des romans à la lumière du conte (« Du roman et du conte, du roman vers le conte »), lautre à « Lécriture des contes ». La première partie, de réflexion sur les liens entretenus par le conte, le mythe, la légende et le roman, guère facile à mener tant elle suppose de distinguer des matières fort proches, est un modèle du genre. Elle sattache dans un premier temps aux éléments de reconnaissance du conte que sont le val et le château, lieux sandiens de prédilection. Présent dans André, « La Coupe », Évenor et Leucippe ou encore Laura, voyage dans le cristal, le val, hérité de lÉden biblique, du locus amoenus bucolique et des contrées merveilleuses, se révèle être lune des matrices de lécriture du merveilleux, tant sa description prend une dimension allégorique. Selon les détails de sa configuration, il peut donner naissance à des genres divers : la transplantation soudaine dans le vallon est un signe du conte (« La Coupe ») ; celle du détour pour latteindre est propre au roman (Le Château des Désertes) ; celle du passage est propre au récit philosophique (Évenor et Leucippe). Toujours soucieuse de souligner loriginalité de la romancière, Pascale Auraix-Jonchière montre ce que cet espace topique doit à son expérience personnelle : le val est aussi enraciné dans le lieu-dit des Couperies. Une analyse similaire est proposée pour le château, autre lieu du conte. Létude approche ensuite les usages romanesques du conte, élément de poétisation du milieu campagnard et de sa mythologie (dans La Petite Fadette) ou principe dune composition de « fantaisie », qui se nourrit demprunts et revendique la liberté subversive de lhumour et du rêve (dans Teverino ou Les Dames vertes).

La seconde partie du volume, consacrée à lécriture des contes proprement dits, décrit des mécanismes de palimpseste et de détournement. Les contes de Sand y apparaissent comme des récits de formation qui transposent et déplacent une matière merveilleuse souvent croisée à dautres formes génériques. Ainsi « Le Château de Pictordu » se souvient de « La Belle au bois dormant » pour son dispositif scénique et sa scénographie du sommeil, mais aussi de la mythologie, et cette rencontre produit un sens nouveau : lart devient le moteur de la transformation de lhéroïne. « Les Ailes de courage » emprunte au « Petit Poucet », à « LOiseau bleu » de Mme dAulnoy et à « LHomme au sable » dHoffmann un matériau spécifique (un tailleur effrayant, des oiseaux merveilleux et des instruments doptique) et un questionnement (comment appréhender le réel ?) auquel il répond à sa manière. LHistoire du véritable Gribouille est un des exemples de déplacement pour lusage métaphorique quil fait du motif du voyage.

Létude démontre lefficace du conte et des formes voisines (conte merveilleux ou fantastique, mythe, métaphore et symbole) comme instruments de poétisation du réel et de critique sociale, mais aussi comme véhicules dun art poétique. Elle remet ainsi magistralement en question les stéréotypes qui imposent une perception frivole des contes et de la conteuse. On salue particulièrement les analyses intertextuelles 727très précises de Pascale Auraix-Jonchière. On doit à cette précision léclairage de commentaires apparemment anodins, comme cette allusion à «LOiseau bleu » dans « Les Ailes de courage » : « Clopinet avait lesprit romanesque, il croyait volontiers aux oiseaux fées, cest-à-dire aux génies prenant des formes et des voix doiseau ». Jamais lanalyste ne sarrête à un seul intertexte, alors même que leur multiplication en vient à former des écheveaux en apparence inextricables. On saluera également létude très fine des circulations de sens et la théorisation corollaire du principe de « détournement », dont la pertinence est démontrée par lusage méthodologique que lanalyste vient à en faire, le détournement de sens devenant à son tour lindice dun intertexte.

Laetitia Hanin

Éléonore Reverzy, Portrait de lartiste en fille de joie. La littérature publique. Paris, CNRS éditions, 2016. Un volume de 339 p.

Depuis une dizaine dannées, la prostitution est un thème à la mode en France, alors quil a toujours été un objet détude dans les pays anglo-saxons. Mais lessai dE. Reverzy nappartient pas au gender studies. Il souhaite analyser la métaphore de la fille de joie qui désigne souvent lauteur, de Balzac à Charles-Louis-Philippe, cest-à-dire au moment du développement de la presse et des publications à grands tirages. Comme le rappelle lessayiste dans sa conclusion « Construire tout un livre sur une métaphore est une gageure » (p. 301). Toute « la production montmartroise » (p. 48) a été sciemment écartée pour ne se concentrer que sur la littérature réaliste-naturaliste et le roman-feuilleton, avec des incursions dans le théâtre et la poésie.

Louvrage qui comprend huit chapitres se fonde sur plusieurs approches : la sociologie des médias de la production littéraire rapportée au thème prostitutionnel, et la rhétorique avec lanalyse précise de la métaphore de lécrivain-prostitué. Il suit la chronologie, depuis la naissance du roman-feuilleton dans les années 1830 au tout début du xxe siècle. Cet essai ambitieux souhaite donc couvrir un siècle de littérature et son titre fait, bien sûr, allusion au Portrait de lartiste en saltimbanque de Jean Starobinski. Le découpage des chapitres souligne les thèmes qui caractérisent les récits de la prostitution.

Le premier chapitre : « Fortunes dune métaphore » sappuie sur la littérature feuilletonnesque, et fait ressortir la vénalité de la critique, la « prostitution du cœur ». Dès 1830, existent deux champs antagonistes pour la métaphore prostitutionnelle : le journaliste et le feuilletoniste. Il y est question des œuvres de Balzac mais aussi du théâtre romantique.

Dans la deuxième partie « Récits fondateurs », on peut apercevoir, entre 1830 et 1850, fortune littéraire de la courtisane, un signe que la littérature est entrée dans lâge démocratique, tandis que la prostituée semble une figure de la condition de lécrivain. On peut lire une analyse dIllusions perdues de Balzac, du théâtre de Dumas fils et du roman La Dame aux camélias, où tout devient commerce.

La troisième partie, « La littérature Barnum », étudie la réclame et le puff, tandis que la quatrième partie qui reprend le titre « Portrait de lartiste en fille de joie » sattache aux œuvres de Flaubert et de Baudelaire, et au poncif de la prostitution. La prostituée devient lallégorie du lieu commun de la littérature appartenant à tout 728le monde. Elle est tantôt dévaluée, tantôt sacralisée, et figure une transcendance du sexuel. La métaphore prostitutionnelle la retourne parfois en gloire.

Le cinquième chapitre intitulé « Marchés » donne des lectures de LÉducation sentimentale et de Bel-Ami. Dans « Nudités », le sixième chapitre, lauteur rappelle que le Second Empire est un « régime prostitué et favorable à la prostitution » (p. 243), dont la courtisane est lallégorie. Il y est question de La Confession de Claude, de La Curée et de Nana de Zola. Le chapitre « “Rimes de joie”, romans de filles » analyse les œuvres romanesques sur la prostitution au regard de stéréotypes, de « séries et cas ». La Maison Philibert de Jean Lorrain est convoquée, ainsi que des illustrations de Forain, Steinlen, Henner.

Le huitième et dernier chapitre, simplement appelé « Lieux », évoque les trottoirs, les vitrines et les maisons, mais surtout « Nana marketing » qui sappuie sur le lancement publicitaire des romans Nana et La Faustin. Lessai, qui comporte des illustrations de célèbres tableaux du xixe siècle sur la prostitution, est complété par une bibliographie sélective et un index des noms.

Si E. Reverzy parvient à emmener le lecteur dans le déploiement de la métaphore de la fille de joie pour analyser la création artistique au xixe siècle, il demeure parfois sceptique quant à certains développements. La métaphore de lartiste en prostituée ne fonctionne pas partout. Nana, sorte de repoussoir, nest pas le reflet de Zola, auquel elle ne peut être identifiée. Par ailleurs, on peut être gêné par lemploi dexpressions triviales concentrées dans un même chapitre – « se fend » (p. 100), « tomber dans le panneau » (p. 100), « dans la débine » (p. 116), « écrivain bûcheur » (p. 124) –, qui ternissent la démonstration.

On retiendra que le vagabondage littéraire stimule la réflexion du lecteur, à travers les microlectures de textes fondateurs du xixe siècle tels que Le Chef dœuvre inconnu et Illusions perdues de Balzac, Les Mystères de Paris et LeJuif errant de Sue, LÉducation sentimentale de Flaubert, Charles Demailly et La Fille Élisa des Goncourt, La Curée et Nana de Zola, ainsi que Bel-Ami de Maupassant. Cet essai, dont certains points de vue sont originaux, devrait inciter le lecteur à revenir vers ce qui lui paraissait familier pour le considérer dun œil neuf.

Noëlle Benhamou

Philippa Lewis,Intimacy and Distance : Conflicting Cultures in Nineteenth-Century France. Boulder,Legenda, “Modern Humanities Resarch Association”, 2017. Un vol. de 200 p.

Le propos de Flaubert dans Voyage en Égypte (1881) selon lequel « tout le monde est ami intime » révèle la nature paradoxale de lidée dintimité, entendue à la fois comme une question dordre privé et dordre public. Dans Intimacy and Distance : Conflicting Cultures in Nineteenth-Century France, Philippa Lewis entreprend une brève mais riche exploration de la tension entre intime et détachement dans la sphère littéraire, domaine nécessaire, selon elle, à lémergence de ces deux notions.

Sintéressant à des œuvres écrites entre la Monarchie de Juillet et le Second Empire, cette étude sarrête aux expressions artistiques et linguistiques de lintimité à travers une pluralité de genres (poésie intime, roman intime, récits de voyage, journal intime, art et critique littéraire). Elle sintéresse autant à des textes canoniques quà dautres peu connus produits par deux générations décrivains (Barbey 729dAurevilly, Baudelaire, Eugénie de Guérin, Flaubert, Fromentin, Sainte-Beuve) et témoigne, ce faisant, de lintérêt qui a alors été porté à lidée dintimité. Prenant Baudelaire pour fil rouge de sa réflexion, Philippa Lewis montre avec pertinence quelle sest historiquement construite à partir dun sens double. Elle serait en effet entrée en littérature en concurrence avec des représentations sociales qui la percevaient comme « vile, honteuse ou dangereuse » (p. 10). Les écrivains lont cependant approchée sous une forme idéalisée qui la présente comme « profonde, remarquable et [] divine » (p. 10). Contrairement à lidée répandue dans les études littéraires, selon laquelle le xixe siècle aurait accordé une prééminence à lintimité au détriment du détachement, Philippa Lewis affirme donc que les écrivains ont réinterprété lintimité. Cette réinterprétation a permis de dépasser la virulente critique qui a été formulée à lencontre de ses expressions, critique notamment portée par les hommes. Son étude est de ce point de vue un travail riche et original sur lintime envisagé dans une perspective tout à la fois historique, affective, artistique et sociolinguistique.

Philippa Lewis observe que définir lintimité telle quelle est perçue par le public du xixe siècle relève dune entreprise complexe au sein de laquelle il convient dintroduire des nuances. En effet, englobant aussi bien nos sentiments et nos pensées les plus profonds que nos envies sexuelles les plus simples, lintimité relèverait de ce que Véronique Montémont entend par axes latéraux et verticaux : laxe latéral renvoie à lintimité que partagent deux sujets, laxe vertical à lintimité introspective. Sa représentation comme introspection au cours du xixe siècle permet de distinguer la signification quelle prend alors de perceptions antérieures, comme, par exemple, au xviiie siècle où elle était liée à la conscience de soi et à la moralité. Le déclin du rôle du clergé dans les traditions catholiques et protestantes a permis aux croyants de sunir directement au divin, sans laide quelconque dun médiateur, ce qui, selon Philippa Lewis, a favorisé limportance culturelle prise par lintimité dans la sphère publique.

La popularité des manuels de civilité a en outre fait de lintimité une réalité consubstantielle à la vie domestique, même si elle pouvait aussi être à lorigine de révélations scandaleuses sur les adultères ou sur les relations extra-conjugales de la bourgeoisie. Bien que lintime ait été valorisé dans un environnement religieux et familial, la littérature sentimentale a fait lobjet dun large mépris, mépris associé notamment à la Révolution dont Philippa Lewis souligne quelle a parfois été vue comme le produit de lexpression excessive des sentiments. Bien quayant surtout été perçue comme une valeur féminine, lintimité a fonctionné comme un marqueur de lidentité française.

Philippa Lewis met en évidence plusieurs des figures de rhétorique auxquelles les écrivains ont souvent eu recours pour contourner le caractère problématique de lintimité. Elle observe ainsi que dans « Confession » de Baudelaire et Dominique de Fromentin, les actes de confession ou de confidence fonctionnent comme des moyens dexpression de sentiments profonds dembarras et comme une manière de contourner lassociation de lintimité à la seule figure de la femme. Sur la base des frontières complexes entre public et privé, fiction et non-fiction, létude du journal intime dEugénie de Guérin, de Memoranda de Barbey dAurevilly et d« À une heure du matin » de Baudelaire, met laccent sur laspect ironique de lintimité. Avec des récits de voyage tels que Voyage en Égypte de Flaubert, La Belgique déshabillée de Baudelaire et Un été dans le Sahara de Fromentin, Philippa Lewis 730sintéresse davantage encore à lironie, notamment quand celle-ci est produite dans des situations où des êtres de cultures différentes tentent détablir une relation intime dans des cadres qui leur sont étrangers. Pour Philippa Lewis, en effet, lintimité crée de faux amis et demeure toujours, de ce fait, « une aspiration inassouvie » (p. 111). Tandis quen matière dart, lintimité peut naître, dune étrange rencontre, elle provient en matière de critique littéraire de rencontres chaleureuses entre lécrivain et son critique. Des lectures de Baudelaire ont ainsi souligné la présence dans son œuvre dune intimité naissant dun art médiocre permettant à la fois de transcender les frontières culturelles et de rendre « létrange familier » (p. 137). Quant à la critique littéraire de Sainte-Beuve, elle offre mieux quune traversée des cloisonnements nationaux puisquelle franchit des frontières historiques en recourant au « langage de lintimité ». Elle établit ainsi, publiquement, une relation avec lécrivain qui, en réponse, joue des émotions pour « établir une fidélité commerciale » (p. 152).

Si létude de Philippa Lewis décrit bien à travers nombre de genres et dauteurs la nature problématique de lintime, elle passe sous silence la relation qui existe entre mémoires et intimité. En tant que genre, les mémoires contiennent des détails intimes sur la vie du sujet qui auraient pu être publiés ou non mais qui finissent souvent dans les mains de lecteurs. Cest en cela que les mémoires sont indiscutablement latéraux et verticaux. Ce genre est donc particulièrement évocateur du caractère complexe de lintimité au xixe siècle et sa prise en considération aurait été utile. En outre, Philippa Lewis aborde exclusivement lintimité telle que la définit lélite bourgeoise. Une prise en compte de la perspective des classes criminelles et de celle des ouvriers autodidactes, de leurs mémoires et de leurs journaux intimes aurait permis un travail plus complet sur les définitions, les expressions et les interprétations de lintime et délargir la réflexion.

Il nen reste pas moins que Philippa Lewis apporte un regard neuf sur lintimité pré-psychanalytique et, quen moins de 200 pages, elle sattache à un nombre impressionnant douvrages dans le cadre dune argumentation claire et méthodique qui donne à penser au lecteur du xxie siècle.

Eliza Jane Smith

Jérôme Bastianelli, Dictionnaire Proust-Ruskin. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 786 p.

Vers 1900, Proust renonce à achever Jean Santeuil, comme sil jugeait vain de retracer le parcours dun écrivain de génie alors que lui-même ne possède pas la culture et les dons quil entend lui prêter. Si le héros incomplet du roman inachevé sest épanoui dans le narrateur dÀ la recherche du temps perdu, on le doit en grande partie à John Ruskin, que Proust semble avoir découvert dès 1896, avant den mesurer limportance grâce à l« admirable livre » de Robert de la Sizeranne, Ruskin et la religion de la beauté (1897). Après avoir lu à lautomne de 1899 LesSept Lampes de larchitecture, il annonce à son amie Marie Nordlinger un « petit travail [] à propos de Ruskin et de certaines cathédrales ». La mort de lécrivain et critique dart anglais, en janvier 1900, accroît une renommée à laquelle Proust contribue en donnant au Figaro un article intitulé « Pèlerinages ruskiniens en France » (13 février 1900). Les œuvres de Ruskin lui servent de guide quand il visite 731Venise, en mai 1900. Il lui rend enfin hommage par les préfaces dont il accompagne ses traductions de La Bible dAmiens (1904) et de Sésame et les lys (1906), tout en prenant désormais ses distances avec lui. Cédant à lidolâtrie, Ruskin se serait en effet trop intéressé aux œuvres dart pour des raisons qui leur sont étrangères. Dans la préface de Sésame et les lys, intitulée « Sur la lecture », Proust lui reproche de considérer les livres comme loccasion dune « conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs », ajoutant quon a tort de chercher chez les écrivains des « conclusions » quand ils nous offrent au plus des « incitations ». Le nom de Ruskin napparaîtra que quatre fois dans la Recherche. Comme le souligne Jérôme Bastianelli dans la préface de son Dictionnaire, on y a vu le signe, soit que Proust sétait définitivement éloigné de lui, soit que sa pensée fusionnait au contraire trop avec la sienne pour quil le désignât. La remarquable thèse de Jo Yoshida, Proust contre Ruskin (Paris-Sorbonne, 1978), a pu faire germer lidée dun « Contre Ruskin » symétrique du « Contre Sainte-Beuve » ; or, en mars 1910 encore (lettre à Robert de Billy), Proust continuait dinscrire Ruskin dans « le Panthéon de [son] admiration » ; jamais il ny aurait placé lauteur des Lundis.

Jérôme Bastianelli, critique musical reconnu, à qui nous devons une édition des traductions de Proust de La Bible dAmiens et de Sésame et les lys (Robert Laffont, « Bouquins », 2015), a réalisé seul et avec brio ce petit monument dérudition. On a scrupule à lui adresser des critiques dans la mesure où lui-même les ébauche dans une préface qui tourne presque à lautocritique. Sans être un « doublon » du Dictionnaire Marcel Proust (Champion, 2004), son ouvrage en rejoint souvent les données et les conclusions. Si on regrette que les articles traitant de larchitecture soient trop minces (« cathédrale ») ou absents (gothique), on sen consolera grâce à LŒuvre cathédrale. Proust et larchitecture médiévale, de Luc Fraisse (José Corti, 1990), qui se présentait déjà sous la forme dun dictionnaire. On apprécie que soient cités de longs textes critiques peu connus, mais les entrées « Goyau (Georges) », « Pourtalès (Guy de) », « Richet (Georges) » ou « Sorel (Albert) » relèvent de lanthologie plutôt que dun dictionnaire. Et même si Jérôme Bastianelli a prévu que ses lecteurs, avec une part inévitable de subjectivité, trouveraient certaines entrées trop courtes ou trop longues, on sétonne que Jean Autret, auteur du premier ouvrage consacré aux rapports des deux écrivains, nait droit quà une page et Jo Yoshida à une demie, quand trois sont réservées à Anne Henry. Dans le chapitre « Contre Ruskin » de Marcel Proust. Théories pour une esthétique (Klincksieck, 1981), celle-ci durcit à lexcès la thèse de Jo Yoshida (jugeant dune « animosité venimeuse » les objections raisonnables contenues dans la préface de Sésame et les lys) et elle attribue à larrivisme de Proust son intérêt pour un « écrivain à la mode » ; elle montre toutefois à juste titre quil a ignoré la portée sociale de sa pensée. Du moment que, contrairement au Dictionnaire Marcel Proust, louvrage souvrait aux critiques et aux biographes, George D. Painter, si démodé, si décrié, aurait aussi mérité une entrée. Trop court, forcément, larticle « Swann (Charles) » (il est vrai quon a déjà tant écrit sur lui). Sil est de ceux à qui Ruskin aurait reproché de faire « servir lart à leurs désirs », Swann partage en revanche lidolâtrie du critique anglais par « cette disposition quil avait toujours eue à chercher des analogies entre les êtres vivants et les portraits des musées ». Ainsi, il trahit la leçon de Ruskin quand il trouve quOdette ressemble à une figure de Botticelli, mais se fourvoie à sa suite quand il découvre « sous les couleurs dun Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy ». Nous sommes, on le voit, sur le fil du rasoir. Swann a été, dans les 732brouillons de la Recherche, un double du narrateur, avant de devenir son modèle, au point de lui transmettre ses préjugés ruskiniens. Une entrée « Narrateur » plus étoffée ou une entrée « pèlerinage » (autre que « Pèlerinages ruskiniens en France ») aurait permis détudier lillusion qui donne au jeune homme, encore immature, lenvie de se rendre à Carquethuit (orthographié « *Craquethuit », p. 231, p. 710 deux fois…) afin de mieux apprécier LEntrée du port de Carquethuit dElstir, de même que rêvent daller à Giverny les amateurs de Monet. Larticle « idolâtrie » recense quelques-unes de ses errances. Mais en se concentrant surtout – comme cétait peut-être sa vocation – sur la période où les liens de Proust avec Ruskin sont le plus étroits, louvrage de Jérôme Bastianelli risque denfermer le lecteur non averti dans la vision dun Proust fidèle à la religion de la Beauté, qui nous est donnée, alors que Le Temps retrouvé ouvre vers la religion de lArt, qui relève dabord de la création.

Averti ou non, le lecteur appréciera, parmi dautres, les articles consacrés aux figures de peintres : Turner (peintre favori de Ruskin et modèle dElstir), Whistler (que Ruskin déteste et que Proust met au pinacle), Carpaccio (que Ruskin se flattait davoir découvert et dont Proust compare le Patriarche di Grado aux Venises de Whistler, comme sil voulait réconcilier à titre posthume le peintre anglais et son détracteur). Les variations du texte de Proust au travers de ses articles, préfaces ou traductions font lobjet détudes minutieuses (entrée « Mercure de France »), aussi bien que ses « erreurs de traduction ». Car ce traducteur patenté « parlait mal langlais ». Quoiquil ait été aidé par sa mère et des amis (en priorité Marie Nordlinger), il a commis quelques bourdes. On les a parfois distraitement attribuées à Ruskin.

Pierre-Louis Rey

Jocelyn Van Tuyl, André Gide et la Seconde Guerre mondiale. LOccupation dun homme de lettres. Presses Universitaires de Lyon, 2017. Un vol. de 290 p.

Il est encore difficile, en France, de parler objectivement de lattitude des Français durant la Seconde Guerre mondiale, spécialement du comportement des artistes et des écrivains sous loccupation allemande. Dans une période où le conflit avait cessé – temporairement – dêtre celui des armes pour se limiter à celui des idées, il nétait pas un romancier, un cinéaste ou même un acteur dont lactivité professionnelle ne fût susceptible dêtre interprétée comme une prise de position par rapport à loccupant. On débat encore aujourdhui du prétendu engagement de Sartre ou du double jeu supposé de Paulhan. Aussi, durant ce règne de lambiguïté, il nest pas étonnant que lattitude de Gide ait pu prêter à controverse. Ayant pris lhabitude de publier ses réflexions, et faisant de la sincérité sa principale vertu, il avait repris pour son compte la phrase de Renan pour qui « pour pouvoir penser librement, il faut être sûr que ce que lon écrit ne tirera pas à conséquence ». Évidemment, en 1940, il tombait mal. Après la guerre, on le lui fit bien voir.

Il était donc souhaitable, pour faire le point sur cette période tourmentée de la vie de Gide, davoir le maximum de recul, et il est fort heureux que ce soit une universitaire dOutre-Atlantique, Jocelyn Van Tuyl, professeure à luniversité de Sarasota, en Floride, qui reprenne en main ce dossier. Elle la abordé de la manière 733la plus scientifique possible : dabord, en considérant Gide dans son ensemble comme un texte à déchiffrer, mettant sur le même plan articles, journal intime, fictions pour révéler aussi bien ses pensées que ses réactions face aux restrictions, à lOccupation, à la promiscuité de certains refuges, etc., le tout étant révélateur de la crise des mentalités à cette époque. Ensuite, en épluchant méthodiquement tous les documents possibles, comparant les divers états des textes, cherchant ses informations aussi bien du côté français que du côté américain, lorsque Gide, en Tunisie puis en Algérie, fut au contact des troupes alliées.

Le premier chapitre examine la trajectoire politique et intellectuelle de Gide de 1938 à 1940, de Munich à Montoire. Il sagit dune période très complexe pour un homme qui, ayant connu lavant 1914, pouvait désirer participer de nouveau à un élan patriotique, mais qui se trouvait gêné à la fois par lattente liée à sa notoriété, et par le discrédit que la droite jetait sur lui en le rendant responsable, avec Proust, de la décadence morale qui avait entraîné la défaite de la France. Quil se tût ou quil parlât, Gide était de toute façon piégé. Il faut ajouter à cela le propre caractère de Gide, par nature porté à considérer la contrainte comme féconde, et donc tenté un moment dapprouver lapparent esprit de sacrifice proposé par Pétain. À quoi sajoute encore sa tendance instinctive à sintéresser à tout ce qui était présenté comme hostile. On le voit ainsi, dans son Journal, alors que la France est aux mains des Allemands, faire une orgie de littérature allemande, sous prétexte de préparer une anthologie au Théâtre de Goethe.

Le deuxième chapitre analyse spécialement le virage que Gide opère à légard de La NRF, reparue en décembre 1940 sous la direction de Drieu La Rochelle. Aux deux premiers numéros, il donne des « Feuillets » que leur portée assez générale a pu inciter les critiques à négliger. Jocelyn Van Tuyl tient au contraire à les relier au reste du corpus de lépoque. En effet, quand Gide écrit, en février 1941 : « La défaite aurait-elle enfin réveillé nos vertus ? », on voit bien dans quelle ambiguïté il sinstalle, et quil devra plus tard démentir sans relâche, lorsque ladhésion immédiate et spontanée à lesprit de résistance sera devenue la norme officielle. Dans limmédiat, cest dune manière beaucoup moins tranchée, et bien gidienne, quil va rompre avec La NRF de Drieu, non par une dénonciation frontale, mais en prenant prétexte de la Chronique privée de lan 1940 où Jacques Chardonne exprimait sa sympathie envers lAllemagne, tout comme, en 1908, il avait pris prétexte dun article hostile à Mallarmé pour rompre avec Montfort. Désormais, il va adresser sa prose au Figaro de Pierre Brisson, installé en zone libre.

Commence alors un jeu littéraire particulier, que Jocelyn Van Tuyl analyse avec beaucoup de finesse dans son troisième chapitre. De novembre 1941 à juin 1942, Gide va donner au Figaro littéraire une série dInterviews imaginaires, consacrées en principe à des considérations très formelles sur la littérature, la versification, la grammaire, mais où de discrètes allusions peuvent être lues par ses contemporains comme des encouragements à la résistance morale et à lindépendance desprit à légard du pouvoir. Reprenant pied dans son domaine favori, le maniement de la langue, il ne senferme pas dans un académisme passéiste mais tente, en jouant avec la censure, de faire naître une parole libre.

Le quatrième chapitre, peut-être le plus original, consiste à incorporer dans cette recherche historique un épisode familier et un peu dérisoire que Gide a consigné dans son Journal de décembre 1942 à juin 1943, alors quil est installé à Tunis, chez des amis, vivant à létroit en compagnie dune vieille grand-mère et dun adolescent 734de quinze ans, quil nomme Victor, avec qui une petite guerre va sétablir au quotidien. Plus tard, Victor donnera sa version de cet épisode. Lintuition de J. Van Tuyl la conduite à opposer ces deux récits comme deux reflets complémentaires de lOccupation, le second présentant Gide dans le rôle de loccupant, alors que dans le premier ladolescent incarne pour Gide les caractéristiques de la « France décadente » telle que la dénonçaient les pétainistes.

Au chapitre cinq, on aborde la partie la plus délicate : pour Gide dabord, soucieux de donner des gages à de Gaulle, mais soucieux également de ne pas se laisser embarquer dans un unanimisme de commande, tout en devant faire face aux accusations de collaborationnisme lancées par Aragon. Pour le critique ensuite, qui doit soupeser chaque prise de position pour mesurer la part de sincérité et celle dopportunisme, sachant quon a affaire à un écrivain qui ne cesse de se contester lui-même. Sil est avéré que Gide a réécrit certains passages de son Journal (J. Van Tuyl procède à une comparaison très éclairante de ses diverses versions, manuscrites et publiées), il est certain également quil a tenu à republier à lidentique (par bravade ?) certains passages qui pouvaient le faire passer pour défaitiste, considérant par ailleurs LArche, quil avait lancé avec Jean Amrouche, comme une revue qui devait dépasser les clivages partisans. Il en résulte une ambiguïté quil est tentant dappliquer à son Thésée, écrit à la fin de la guerre, à qui Étiemble trouvait des allures fascistes et que Dorothy Bussy comparait à Hitler. J. Van Tuyl au contraire, se ralliant aux thèses de Daniel Durosay, démontre lorientation gaulliste de ce texte.

Cest le propre des grands textes dêtre toujours actualisables, et Ainsi soit-il, comme Thésée, peut être analysé, au chapitre vi, comme une ultime manifestation de lesprit de résistance. Bien sûr, on peut dire que chez Gide, cet esprit était inné et permanent. Il nen demeure pas moins quen prolongeant jusquau bout le fil du politique, J. Van Tuyl dévide un fil dAriane qui conduit le lecteur sur des chemins nouveaux, et lincite à se relancer dans le labyrinthe gidien. Sapparentant à une enquête policière dune rigueur implacable, ce livre est en même temps une parfaite analyse de Gide, lui qui considérait justement que tous les éléments dun homme, ses gestes comme ses paroles et ses écrits, composent un unique portrait.

Pierre Masson

Thomas Augais, Giacometti et les écrivains. LAtelier sans fin. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 975 p.

Le livre, travaillé par un constant souci dexactitude, accompagne le déroulement du xxe siècle, depuis laventure des avant-gardes dans les années 1930 jusquaux derniers travaux de Bonnefoy et Dupin sur Giacometti dans les années 2000. Il traverse ainsi les entreprises artistiques, littéraires, poétiques et intellectuelles les plus exigeantes – lauteur ne reculant jamais devant la difficulté mais laffrontant comme telle, ainsi quen témoignent de nombreuses pages consacrées à du Bouchet.

Le corpus sappuie sur lensemble de « larchipel Giacometti » (p. 580) sans tracer des frontières artificielles entre les genres : sont convoqués avant tout la poésie, mais aussi des romans, des essais, et même plus fugacement des films auxquels ont participé des poètes comme Ponge ou Dupin. Les œuvres écrites 735sont alors examinées en va-et-vient avec les œuvres plastiques de Giacometti, et particulièrement avec ses nombreux dessins.

Lauteur sastreint toujours à situer le plus précisément possible les relations entretenues par Giacometti avec les différents écrivains évoqués. Pour ce faire, il constitue parfois de véritables dossiers darchives, donnant à lire la correspondance de Giacometti avec Tzara ou Breton. Non moins dune quinzaine dauteurs, ayant accompagné par lécriture lactivité « volcanique » (p. 15) et créatrice de Giacometti, sont chacun sujets danalyses minutieuses : Aragon, Bataille, Simone de Beauvoir, Bonnefoy, du Bouchet, Breton, Char, Cocteau, Crevel, Dupin, Genet, Leiris, Ponge, Sartre. Ce corpus dauteurs majeurs met aussi en lumière des auteurs largement négligés par la critique, tel Tardieu. Le projet consiste à ne retenir que des dialogues avérés entre les écrivains et lartiste. Il délaisse donc les auteurs auxquels Giacometti na pas répondu dans le champ plastique (tel Tahar Ben Jelloun), ou ceux qui ont collaboré avec Giacometti, mais sans écrire directement sur ce dernier (tel Beckett). Quatre noms fédèrent trois ensembles poreux les uns aux autres : dabord Breton et Bataille, indiquant deux versants antagonistes dune « période Giacometti » du surréalisme ; puis Sartre, autour duquel gravite après la guerre une constellation phénoménologique ; et enfin la revue LÉphémère.

Ce corpus redessine lhistoire littéraire du xxe siècle en fonction des manières de dépasser lhéritage surréaliste. Tant Giacometti que plusieurs de ses interlocuteurs (Leiris, Aragon, Char, Ponge et Bonnefoy) ont dû successivement séloigner du groupe. La génération des poètes daprès-guerre, regroupée dans LÉphémère avec Giacometti pour « point commun » (p. 450), ne ressent quinsatisfaction face à un surréalisme prétendant tourner le dos au réel. Une scansion majeure organise alors Giacometti et les écrivains : non pas tant les années de guerre que le retour à la figuration du réel et donc au travail daprès modèle, basculement qui, en 1935, amène lexclusion de Giacometti par Breton.

Le sous-titre « LAtelier sans fin » désigne la ligne forte que Th. Augais tend à travers presque mille pages : la réflexion sur le caractère inachevable dentreprises artistiques ou poétiques tentant de rejoindre le réel – l« impossible indessinable » selon Giacometti (p. 581) – mais constatant limpossibilité de latteindre en raison du conflit lopposant aux signes plastiques ou au langage. Ce « réalisme supérieur » (Jacques Dupin) prend à rebours les conventions réalistes qui présupposent que le réel est déjà connu. Il sémerveille devant ce qui est. Dexcellentes pages montrent alors comment Aragon a remodelé de lintérieur la notion de réel, redéfinissant le surréalisme (vocable contenant « réalisme »), et affrontant les apories du réalisme socialiste. Lœuvre de Giacometti enseigne en effet à questionner les formes toujours en fuite du réel, à élaborer une mimesis de lapparaître des objets (p. 293), à recréer lacte de voir, en refusant dêtre plus précis que la perception. Lacte créateur, qui à chaque instant perd le but poursuivi, répond à cette perte par des destructions, inscrivant lœuvre incessante, jamais achevée, dans un processus sans fin de création et danéantissement. Auprès de Giacometti, les poètes apprennent alors la méthode dun faire-défaire-refaire.

Le sous-titre a été inspiré par la série posthume de 150 lithographies de Giacometti, intitulée Paris sans fin, dans lequel Th. Augais voit, avec Y. Bonnefoy, lun des « sommets de lart occidental » (p. 308). Th. Augais contribue à esquisser une histoire de lart des xixe et xxe siècles au prisme de linachèvement des œuvres. Le désastre en a été thématisé dans les contes philosophiques de Balzac – Th. Augais 736livre alors un examen pointu du Chef-dœuvre inconnu, lecture de prédilection de Giacometti (p. 309-328 et fig. 24) et de La Recherche de lAbsolu. Linachèvement se voit cependant peu à peu considéré comme lapanage des entreprises artistiques les plus exigeantes – on peut penser à La Colonne sans fin de Brancusi.

La question de linachèvement rebondit alors à travers tout le livre. Elle préside dabord au choix du corpus : louvrage ne se penche pas sur ceux qui ont seulement connu lœuvre de Giacometti clôturée par la mort de lartiste. Linachèvement éclaire ensuite à la fois lœuvre de Giacometti – laquelle ne se compose plus que d« essais » (p. 443), de figures dont les contours sont brisés à coups de canifs ou de gomme abrasive – et lécriture des poètes se penchant sur ce dernier – du Bouchet écrivant à son tour « en cercles brisés ». Lesprit dinachèvement investit des lieux plus inattendus, comme le rapport problématique des auteurs du corpus à Hegel et leur refus de la synthèse (p. 65, 719). Enfin, lesprit dinachèvement inspire à Th. Augais un choix décriture audacieux : le dernier chapitre, consacré à du Bouchet, prend la forme de notes, parfois déliées les unes des autres. Louvrage demeure ainsi ouvert.

On saluera linventivité danalyses tirant parti du savoir technique (ainsi sur le trait en lithographie) et de lattention à la matérialité des textes. Th. Augais interroge jusquaux fautes de français de Giacometti dans leur signifiante imperfection. Il dresse un panorama passionnant dune « typographie du désécrire » (p. 440) cherchant à créer des accidents de lecture, ébauchée sous légide dAndré du Bouchet dans la revue LÉphémère. Chez le même du Bouchet, la disposition typographique devient lun des moyens selon lequel la prose se fait « attentive aux conditions matérielles de son surgissement dans lespace » (p. 597). Th. Augais reconnaît alors dans litalique affectant certains mots le « biseau de la forme » des visages de Giacometti (p. 652).

Louvrage a pour grande vertu de renouveler la perception de lœuvre de Giacometti. Si Th. Augais interroge lactivité de sculpteur de ce dernier (LObjet invisible constituant un enjeu herméneutique majeur pour nombre des auteurs du corpus), il scrute plus attentivement encore son activité de dessinateur et de lithographe. Laccompagnement iconographique de Giacometti et les écrivains en témoigne : pour Th. Augais le dessin constitue bien le « foyer » dont procède tout le reste de lœuvre (p. 596). Giacometti et les écrivains participe là encore à une entreprise plus vaste qui, en ce début de xxie siècle, voit dans le dessin « un paradigme pour tous les arts de la forme », en tant que cette forme « se cherche » (voir le catalogue dexposition Le Plaisir au dessin : carte blanche à Jean-Luc Nancy, Hazan, 2009). Un apport inestimable du livre de Th. Augais consiste alors à révéler labondant travail dillustration de Giacometti, en multipliant les analyses aiguës de ce que Yves Peyré a nommé des « livres de dialogue », cest-à-dire des livres naissant de la collaboration dun artiste et dun poète. Th. Augais élargit cette notion, montrant que les « livres de dialogue » peuvent aussi jaillir de la rencontre avec un romancier, à preuve Aragon qui délègue en 1965 à Giacometti la « réécriture » de ses Beaux Quartiers (p. 154). Giacometti et les écrivains propose même de considérer les livraisons de LÉphémère comme des livres de dialogue collectifs et différés, la revue ayant été créée après la mort de lartiste (p. 445). Th. Augais montre alors comment, dun livre de dialogue à lautre, les moyens employés diffèrent radicalement : enluminures au crayon de couleur pour Le Visage nuptial de René de Char (1963) ou, au contraire, aquatintes en blanc sur noir 737pour Retour amont du même auteur (1965) ; images tentant chacune de répondre à lensemble dun recueil de poésie, dans le cas de LAir de leau de Breton (p. 244) ou au contraire, isolant quelques phrases précises des Beaux Quartiers dAragon pour les illustrer, selon un procédé du roman feuilleton du xixe siècle. Émerge ainsi une vraie réflexion sur les différents modes de rencontres entre limage et le texte.

Lampleur matérielle de louvrage, issu dune thèse de doctorat soutenue en 2011, autorise lauteur à déployer à la fois ampleur de pensée et minutie danalyse, au point de vouloir parfois tout dire dun texte (du Bouchet inspire ainsi à Th. Augais un scrupule presque religieux). Cest exiger que le lecteur investisse un temps long dans la lecture pour pouvoir sapproprier un contenu profus. Dans un ouvrage porté à une telle échelle, il aurait été difficile déviter quelques lenteurs ou répétitions dont on ne tiendra nul grief à lauteur. Th. Augais manifeste le souci de hausser son style à la hauteur de celui des auteurs quil étudie : lécriture de Giacometti et les écrivains, très travaillée, abonde en trouvailles, comme celle du verbe « facer », en pendant à « effacer » (p. 722). Néanmoins termes rares, tournures complexes et allusions érudites obscurcissent parfois quelque peu le texte.

Le corpus abordé est en parti commun à celui, plus resserré, quexamine Michèle Finck dans son essai Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute » (Paris, Hermann, 2012). Cependant le propos des deux livres ne se recoupe que très ponctuellement. Selon Michèle Finck, les poètes écoutent lœuvre de Giacometti, miroir acoustique subtil de leur propre poétique du son (p. 240). Elle entreprend alors dausculter chacun des univers sonores ainsi construit, perspective différant de celle de Th. Augais. Une bibliographie dune grande richesse, un index, et un accompagnement iconographique riche et utile (la qualité médiocre des reproductions ne constituant pas un obstacle) font de Giacometti et les écrivains un outil de travail incomparable. Cet ouvrage constitue une somme où puisera toute personne intéressée par la création poétique au xxe siècle ou par les croisements de lart et de la littérature. Il apporte une contribution admirable au domaine tant négligé des relations entre littérature et sculpture, tout en offrant un décalage fécond vers le dessin.

Claire Gheerardyn

Vincenzo Mazza, Albert Camus et LÉtat de siège. Genèse dun spectacle. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 460 p.

Seizemois après la publication de La Peste, la compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrault créait le 27 octobre 1948, au Théâtre Marigny, LÉtat de siège, « spectacle en trois parties » dAlbert Camus (musique de scène dArthur Honegger, décor et costumes de Balthus). Le roman avait divisé les critiques et reçu un grand succès du public ; le spectacle, lui, obtint « sans effort lunanimité de la critique. Certainement il y a peu de pièces qui aient bénéficié dun éreintement aussi complet » (Camus, Préface à lédition américaine de « Caligula and three other plays », 1958). Boudé par les spectateurs, il fut retiré de laffiche après vingt-trois représentations. « Il doit être clair que LÉtat de siège, quoi quon en ait dit, nest à aucun degré une adaptation de mon roman », avait prévenu Camus dans un « Avertissement ». « Rien de commun avec le roman, sauf le monde absurde de la terreur », appuiera sans nuances Olivier Todd. Lépidémie allégorise pourtant bien, 738à Oran dans La Peste comme à Cadix dans LÉtat de siège, une Occupation allemande quon aurait tort de réduire à une manifestation de labsurde (les Résistants nétaient pas des Sisyphes) ; mais, annoncée dans le roman par linvasion des rats, la Peste sincarne à la scène dans un personnage masculin flanqué dune secrétaire (la Mort), et alors que le roman était « un monde sans femmes » (Camus songea à lappeler Les Séparés), le couple formé par Diego et Victoria sert de moteur à lintrigue de LÉtat de siège. En 1989, Francis Huster adaptera plus rigoureusement La Peste en tenant le rôle du narrateur dans un monologue très éloigné du spectacle avec musique et chœur créé en 1948. Vincenzo Mazza justifie la mise en garde de l« Avertissement » en remontant aux sources de cette œuvre mal aimée dont laffiche aurait dû équitablement, selon Camus, associer à son nom celui de Jean-Louis Barrault.

Tout avait commencé avec le projet de Barrault, conçu de longue date, de mettre en scène le Journal de lannée de la peste, de Daniel Defoe. Après avoir envisagé une collaboration avec Artaud, qui aurait partagé sa conception dune épidémie cathartique, il sadressa en 1942 à Sartre, lequel lorienta vers Camus. Pour avoir écrit lannée précédente : « Le corps dans le théâtre : tout le théâtre français contemporain (sauf Barrault) la oublié », Camus semblait se prêter idéalement à une entreprise qui eût été fidèle aux théories dArtaud. Mais, ayant commencé à écrire le roman sur la peste quil préparait depuis deux ans, il refusa de le transformer en pièce. Barrault, de son côté, avait mis en chantier dès 1941 une adaptation du Journal de Defoe intitulée Le Mal purifiant, puis Le Mal des ardents. Il la à peu près terminée lorsque, en octobre 1943, Camus souhaite faire appel à lui pour mettre en scène Caligula et Le Malentendu. Il ne peut, malheureusement, se libérer de ses engagements de sociétaire de la Comédie-Française. Prenant le relais de lédition de David Walker (Camus, Œuvres complètes, Gallimard, « Pléiade », 2006, t. II), Vincenzo Mazza se livre, grâce à une étude approfondie des correspondances et des archives, à une reconstitution minutieuse de cette avant-genèse compliquée qui laisse subsister des zones dombre. Quels étaient les rapports de Sartre et de Camus en 1942 alors quil paraît établi quils ne firent connaissance quen juin 1943, à la générale des Mouches ? Quelques mois plus tard, Sartre proposera à Camus dassurer la mise en scène de Huis clos et dy tenir le rôle principal ; les exigences du directeur du théâtre empêcheront seules que le projet aboutisse. On connaît en détail la brouille de Sartre et de Camus qui suivra la publication de LHomme révolté (1951) ; sur lépoque où ils avaient des motifs de se retrouver, Vincenzo Mazza apporte de précieux éclairages. Et on ne lui reprochera pas de nous informer, en marge de son sujet, sur léchec de la collaboration entrevue par Sartre et Barrault en vue de la mise en scène des Mouches. Sartre voulait, contre lavis de Barrault, imposer Olga Kosakiewicz dans le rôle dÉlectre. Ces exigences intéressées sont monnaie courante dans le monde du théâtre. Mais, sous le voile de la transposition romanesque, Simone de Beauvoir, dans Les Mandarins (1954), imputera impudemment à Camus la conduite de Sartre.

On sétonne quil ait fallu la lecture du Désir attrapé par la queue, de Picasso, organisée au domicile de Michel Leiris le 19 mars 1944, pour que Camus et Barrault se rencontrent enfin ; jusquà cette date, Barrault aurait travaillé sur des carnets de Camus. Celui-ci attendra toutefois que La Peste soit publiée, en juin 1947, pour accepter d« écrire des dialogues » sur le « canevas » conçu par Barrault à partir du Journal de Defoe. On attribue parfois à leurs interprétations 739divergentes du fléau, dont le texte ne fournit pas dindice probant, léchec final de la pièce : Barrault trouvait à la peste une vertu « salvatrice », Camus y voyait un mal absolu (au moins a-t-elle le mérite de révéler les vertus de ceux qui sépuisent à la combattre). Vincenzo Mazza offre une liste détaillée des éléments du Journal de Defoe repris dans Le Mal des ardents, des apports de Barrault à LÉtat de siège (personnification de la Peste et de sa secrétaire, création du Chœur des femmes et des hommes de la cité…) et des initiatives de Camus (choix dune ville espagnole située comme Oran au bord de la mer, mise en vedette dun couple amoureux, invention du nihiliste alcoolique Nada…). Camus se montrera reconnaissant envers Barrault de lui avoir permis de ne pas seulement « écrire du théâtre », mais den « faire ». LÉtat de siège restera, « avec tous ses défauts », « celui de mes écrits qui me ressemble le plus », dira-t-il dans sa Préface à lédition américaine. Barrault, lui, présentera cet échec comme son « premier chagrin de théâtre ». Au-delà dArtaud, dont lombre plane sur les origines lointaines de la pièce, cest en Copeau que les deux hommes se sont retrouvés. Le directeur du Vieux-Colombier, « seul maître » aux yeux de Camus, avait appris à Barrault comment le théâtre doit ressortir de la gymnastique et de la danse sans « diminuer en aucune manière limportance de la parole dans laction dramatique ». Des circonstances extérieures, comme souvent au théâtre, empêcheront que Camus et Barrault réalisent une adaptation du Château, de Kafka, puis que LesPossédés, daprès Dostoïevski, soient joués au théâtre Récamier dans une coproduction Camus-Barrault. Tous deux eurent lélégance de ne jamais rejeter sur lautre la cause de leur échec. Autant quen tête daffiche, Barrault aurait mérité de figurer sur la couverture du livre de Vincenzo Mazza.

Cest dun « spectacle » quil sagissait. Sa retransmission par la RTF fut forcément aussi mutilante que celle dun opéra. On ne sait trop comment ses rares reprises à la scène traitèrent la musique de Honegger (Robert Kemp avait trouvé « magnifique » le chant du vent du large modulé par les ondes Martenot) et restituèrent le décor de Balthus qui, « délibérément inachevé et démesuré » put, selon Vincenzo Mazza, « influencer négativement » la critique. Aucune de ces reprises na fait date. Contrairement à son habitude, Camus ne retravailla pas le texte de la pièce après sa création. Les contemporains lavaient trouvé dun symbolisme insistant et peu chargé démotion. « Trop tard ou trop tôt », avait déclaré Louis Jouvet à Barrault qui voulait, la même année, monter une pièce de Salacrou sur lOccupation. Il aurait pu dire la même chose de LÉtat de siège. Est-il, aujourdhui, plus que jamais trop tard ? En nous informant plus longuement sur la genèse du spectacle que sur sa fortune, louvrage de Vincenzo Mazza sest montré fidèle à son projet. Il aurait été moins stimulant sil avait choisi le parti inverse.

Pierre-Louis Rey

Jean Vauthier, LImpromptu dArras, suivi de Un dramaturge au travail. Édition de Michèle Gally. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », no 169, 2015. Un vol. de 216 p.

La publication de LImpromptu dArras de Jean Vauthier par Michèle Gally, dans la collection « Textes de littérature moderne et contemporaine » des éditions Honoré Champion, présente deux intérêts majeurs. Le premier est de mettre à la disposition du public et des chercheurs un texte notable, qui marque les débuts 740de la carrière scénique dun auteur important du théâtre du xxe siècle, mais qui nétait, jusquici, accessible quau travers du fonds Jean Vauthier déposé à la Bibliothèque de la SACD. LImpromptu dArras, pièce commandée à Vauthier par André Reybaz et jouée en juillet 1951 dans le cadre du Festival dArras, précède, dans lordre des représentations publiques, Capitaine Bada, pièce rédigée antérieurement mais qui na été jouée quen 1952. Le second intérêt évident de cette édition de LImpromptu dArras est dapporter une contribution à la réflexion sur les réappropriations modernes des matériaux littéraires médiévaux. La pièce de Vauthier répond en effet à une commande pour un spectacle destiné à clore les festivités en lhonneur du septième centenaire dAdam de la Halle. LImpromptu est librement inspiré du Jeu de la Feuillée, également nommé Jeu dAdam, texte très rarement sollicité par les gens de théâtre du xxe siècle.

Le travail de Michèle Gally, Professeur de Littérature médiévale à lUniversité dAix-Marseille, apporte un éclairage net sur ce double enjeu et fournit un ample matériau permettant une mise en perspective circonstanciée. Le volume sarticule en deux parties, précédées dune introduction générale. La première partie est constituée par le texte de LImpromptu dArras de Jean Vauthier. La deuxième partie, intitulée « Un dramaturge au travail », propose une approche génétique et dramaturgique du texte de Vauthier. Deux annexes viennent enrichir le volume. La première reprend le texte du Jeu de la Feuillée tel que proposé dans lédition dErnest Langlois (Champion, 1923), et permet ainsi la confrontation entre lhypotexte et lhypertexte. La seconde annexe propose de prolonger la réflexion sur les phénomènes de réécriture, réappropriation et actualisation, en mettant en lien LImpromptu dArras avec une analyse fouillée de la mise en scène du Jeu dAdam présentée par Jacques Rebotier et Jacques Darras en 2003 au Théâtre du Vieux-Colombier.

La partie intitulée « Un dramaturge au travail » constitue le cœur de lapport réflexif de cette édition. Puisant dans les documents et notes laissés par lauteur, Michèle Gally effectue dans un premier temps une approche génétique qui saisit les évolutions du positionnement du dramaturge par rapport au texte-source, entre le désir, selon les termes utilisés par lauteur lui-même, de « retrouver lesprit » du Jeu et celui d« apporter sur scène une part daujourdhui ». Ce faisant, la critique souligne la tendance de Vauthier à tendre un miroir à son propre travail, à travers notamment un cahier de notes qui, témoignant des différentes étapes de la conception, constitue un véritable roman de lécriture. Dans un second temps, Michèle Gally évalue le fonctionnement dramaturgique de LImpromptu dArras, quelle qualifie de « geste inaugural à échos multiples ». Il apparaît que cette œuvre de circonstance, qui semble a priori emmener lécrivain assez loin de ses terrains privilégiés, nest pas « un hapax chez Vauthier mais un commencement, une introduction et une mise à lépreuve de ses intentions de dramaturge ». Jouant constamment de la métathéâtralité, LImpromptu dArras orchestre la rencontre entre deux créateurs : Adam de la Halle lui-même et un faux double de Jean Vauthier, un certain Jean de Graceberleur, dont le nom fait référence à la commune belge où Vauthier est né. Au-delà des trouvailles farcesques initiales et finales, la question centrale de LImpromptu est celle du lyrisme et de la poésie, et de leurs chances dadvenir dans un monde saturé dimages dotées dun pouvoir de séduction qui menace toute profondeur humaine. En héros de la poésie verbale, Adam tente de résister à la fascination pour les photographies et pour la caméra, mais disparaît finalement de scène, « muet et transformé en cameraman » (Michèle Gally). Ainsi 741recentrée sur les combats de la création et de la parole poétiques, la pièce se donne comme un prélude à lensemble de lœuvre dramatique de Vauthier. Michèle Gally montre en quoi LImpromptu fait écho à Capitaine Bada, au Rêveur, au Sang ou à Ton Nom dans le feu des nuées, Elisabeth. Les rapports passionnels du héros-poète avec sa compagne, avec le monde grouillant dobstacles et de trahisons, les espoirs fous placés dans le texte et la poésie, le corps à corps des présences scéniques et des moyens audio-visuels : autant de lignes de force de lœuvre ultérieure de Vauthier qui se trouvent traitées, ou, du moins, esquissées dans cet Impromptu qui est aussi un lever de rideau.

Yannick Hoffert

Corina Bozedean, Henry Bauchau, une poétique du minéral. Paris, Honoré Champion, 2017. Un vol. de 364 p.

Entré à plein titre dans le panthéon des écrivains les plus importants, entre xxe et xxie siècles, Henry Bauchau est actuellement considéré par la critique comme lexpression dune esthétique, dune idéologie, dune philosophie, dun langage et dune production littéraire de toute prééminence qui anime des débats importants, autour dévénements scientifiques coordonnés surtout par Myriam Watthee-Delmotte, directrice du Fonds Henry Bauchau de Louvain-la-Neuve, par Catherine Mayaux, spécialiste, entre autres, de lécrivain belge et co-directrice avec Watthee-Delmotte de la Revue Internationale Henry Bauchau et par Marc Quaghebeur, directeur des Archives et Musée de la Littérature de Bruxelles, fondateur des Cahiers Henry Bauchau. Ces débats et rencontres sont organisés sous le prisme dune réflexion qui porte de plus en plus vers des enquêtes interdisciplinaires ayant toujours comme centre gravitationnel dintérêt les écrits bauchaliens, pliés à plusieurs lectures par des méthodologies et des perspectives denquêtes hétérogènes, où le regard littéraire croise la réflexion philosophique, sentrelace au domaine de lexégèse textuelle et se mêle à ces observations linguistiques, capables dinformer sur la complexité délaboration dune écriture dense et multiforme.

Si, dune part, de ces perspectives théoriques et scientifiques est né un congrès international récent organisé par Marianne Froye (Université de Cergy Pontoise, 20-21 avril 2017), Henry Bauchau à lépreuve du genre. Études de la variation linguistique, stylistique et poétique, dautre part, de lexigence de reconstruire quelques étapes fondamentales de la formation théologique qui a intéressé et impliqué directement Henry Bauchau au fil de sa jeunesse catholique, est née linitiative de coordination, par Olivier Belin et Anne-Claire Bello, dun congrès international imminent sur les « Traces de sacré » dans lœuvre dHenry Bauchau (Université de Cergy Pontoise, 5-6 octobre 2018). Ainsi, si la dimension de la recherche sur lécrivain belge passe, comme cest évident, par le biais de rencontres dans un contexte académique officiel, la réflexion scientifique sur Henry Bauchau, en particulier celle de ces derniers temps, sest intensifiée grâce à des travaux approfondis, dont les monographiques représentent un moment essentiel pour lavancement de la recherche et pour la réorganisation des études sur ses œuvres. Cest ce quon peut dire de lessai de Corina Bozedean, dont la structure complexe en trois parties (Ruptures et sédimentations identitaires ; Du désenchantement à la sérénité ; De la matière brute à lœuvre construite) voit une sous-organisation structurelle interne 742à chaque section, sous-organisation qui se base sur une parfaite symétrie de trois chapitres pour chacune des sections, neuf au total (Aux sources dun imaginaire, p. 19-49 ; Une destinée minérale, p. 67-93 ; Une conscience anthropomorphique, p. 99-119 ; Lhostilité minérale, p. 127-148 ; Le séjour dans le minéral, p. 161-185 ; Une sensibilité minérale, p. 191-214 ; La matière de lécriture, p. 223-245 ; Lécriture de la matière, p. 249-283 ; Le séjour dans lœuvre, p. 299-318), suivis dune conclusion (p. 319-323) et des Annexes (p. 325-332) par lesquelles lauteur publie quelques questions posées à Henry Bauchau, et ses réponses, mais aussi trois lettres sur le sujet investigué, cela étant le fruit dune correspondance entre Corina Bozedean, Henry Bauchau et Christian Bauchau, fils de lécrivain.

Partant dune perspective de recherche qui sinsère au sein denquêtes suggestives, présidées par le rôle joué par limaginaire poétique dHenry Bauchau, lessai de Corina Bozedean cherche à montrer comment lappel constant au minéral nimplique pas seulement deux des grandes thématiques de lécriture de lécrivain – la rupture et la séparation – mais aussi un laboratoire de métaphores et de symboles à interpréter, dont il est possible d « analyser les rapports relationnels complexes tissés autour des images du minéral », étant donné quil y a « chez Henry Bauchau, dès le premier recueil, une isotopie du minéral, repérable à la fois sur le plan thématique et formel, qui informe et suscite des questionnements tant en ce qui concerne linvestissement affectif que lorganisation textuelle » (p. 12). De cette manière lauteur définit laxe exégétique de son travail, rappelant quau niveau méthodologique son enquête se base sur « les théories de limaginaire inspirées par les travaux de Gaston Bachelard, Gilbert Durand, Jean-Pierre Richard, Jean Burgos, Jean-Jacques Wunenburger, Myriam Wathee-Delmotte, et sur ceux dinspiration phénoménologique de Michel Collot » (p. 12-13). Un travail qui sappuie de même sur une démarche dinvestigation concernant les images minérales, mais, surtout, sur la mise en valeur des sources directes ou indirectes qui ont influencé lécrivain dans lélaboration et lutilisation massives de ces métaphores. Ce qui construit le noyau de la première partie du volume, agencée de manière cohérente par rapport à la deuxième, où lauteur montre comment lexistentiel dHenry Bauchau peut être aussi lu par le filtre dun univers minéral si présent dans ses œuvres et si persistant dans son imaginaire. Un imaginaire qui est imprégné de cette symbolique et qui trouve une forme de synthèse dans ce quon pourrait définir comme lidéologie de la Grande Muraille. Ainsi, dune perspective herméneutique, Corina Bozedean passe, dans la troisième partie du volume, à des analyses axées sur le sémantisme métapoétique dérivant des images protéiformes du minéral. En particulier, lauteur concentre sa réflexion sur la correspondance métaphorique quelle relève entre limage du minéral et sa figuration de lacte de création, incarné dans lécriture dHenry Bauchau à travers une dynamique dinspiration en tension entre la symbolique du minéral et la recherche constante dunité poétique et existentielle. Cest dans cette perspective que rentrent quelques-unes des observations les plus intéressantes de Corina Bozedean qui voit, au cœur de cet imaginaire, un rôle de relief joué par lévocation et la représentation des montagnes, tel quon peut le relever dans La Grande Muraille ou journal de « La Déchirure » aussi bien que dans Dialogue avec les montagnes, Géologie, Les Années difficiles, etc. En effet, ainsi que lauteur lexplique à plusieurs reprises, « dans lensemble de son œuvre, de nombreux thèmes comme loriginel, laltérité, la création poétique sont souvent circonscrits à travers des images liées au minéral. Plus quun thème, le minéral représente dans ses écrits une matrice structurante des 743“métaphores obsédantes”, reliées au “mythe personnel”, cest-à-dire à la personnalité inconsciente de lécrivain. Ainsi pierres, cailloux, roches, rochers, montagnes, dans leur forme brute, érodée (sable, poussière, argile) ou construite (grotte, cavernes, murs, murailles, édifices) jalonnent ses écrits en cartographiant bien une réalité aussi extérieure quintérieure, en suscitant également des réflexions sur le langage et le processus décriture » (p. 27-28). Aux images minérales évoquées par Henry Bauchau correspond pour Corina Bozedean un espace intérieur, une géologie personnelle et une « géographie intime » récupérées et exprimées par la force évocatrice de la métaphore et de la puissance dune langue poétique sur laquelle linconscient et la psychanalyse agissent comme leviers de limaginaire minéral, dont la symbolique aide à la compréhension de la pensée et de lécriture dHenry Bauchau (que lon songe, par exemple, à limage de la grotte, métaphore, chez lauteur belge, de la profondeur et de lirrationnel qui gouverne les multiples significations gravitant autour de la notion de profondeur). Symbolique du minéral, mais aussi dialectique du minéral, dont lauteur parle, surtout à propos de la pierre en tant quimage poétique liée à leau et, notamment, à une dialectique qui « relève chez Henry Bauchau de la quête de lunité par le mariage du masculin et du féminin, dans un rêve dandrogynie et de complétude originelle, dune unité dans la complémentarité des contraires, ainsi que dune quête de vérité surprise dans le mouvant et la contradiction » (p. 100).

Plutôt riche et complexe dans sa structure de base, appuyée sur un cadre de références bibliographiques concernant surtout la psychocritique littéraire, Bachelard en particulier, le volume de Corina Bozedean fait preuve dun grand travail de lecture et de réflexion dont lun des mérites majeurs est sans doute celui davoir recensé la bibliothèque personnelle dHenry Bauchau, contribuant ainsi à répérer ces auteurs ou ces textes qui, comme Mircea Eliade, ont influencé son écriture. Toujours dans cette perspective sont aussi très utiles et intéressantes les informations que lauteur donne aux spécialistes de lœuvre dHenry Bauchau sur les lectures quil fait de Nietzsche ; ce qui contrebalance le discours critique, lorsque les argumentations deviennent un peu moins convaincantes. Ce qui, nous semble-t-il, est dû au matériel très vaste que Corina Bozedean prend en examen et, forcément, aux passages compliqués qui causent des glissements fréquents, de la prose à la poésie, de lécriture diariste à lécriture dessais théoriques, créant quelque incertitude dans la maîtrise du matériel enquêté. Mais, sil y a quelques petits reproches à avancer, un en loccurrence, ce nest que pour souligner le travail qui ressort de cette monographie originale, laquelle est sans doute en mesure doffrir beaucoup de suggestions et de matière de réflexions pour des approfondissements ultérieurs, dans le domaine de la poétique, de lesthétique, de la philosophie et de limaginaire dHenry Bauchau.

Michele Mastroianni

Dominique Soulès, Antoine Volodine, laffolement des langues. Villeneuve dAscq, Presses Universitaires du Septentrion, 2017, « Perspectives ». Un vol. de 328 p.

Force est de constater que, à ce jour, la critique sest surtout montrée sensible aux traits les plus saillants de lœuvre dAntoine Volodine : linvention de la notion de « post-exotisme », étayée par une pratique originale de lhétéronymie ; sa capacité de renouvellement des formes narratives et des genres littéraires ; la 744remarquable densité de limaginaire qui sy déploie ; ou encore son rapport oblique à lHistoire – du xxsiècle en particulier. Il sensuit, comme le fait justement observer Dominique Soulès dans son Introduction, que « létude de la langue y a été réduite à la portion congrue » (p. 25). Cest donc à cette carence que lauteure se propose de remédier, en produisant la première étude densemble sur les phénomènes linguistiques dans lœuvre volodinienne, tant sur le plan de leur facture que sur ceux de leurs fonctions et possibles effets sur le lecteur. Pour ce faire, en matière de corpus, D. Soulès choisit à bon droit, dans un souci déconomie et de cohérence, de se concentrer sur les seuls textes signés « Antoine Volodine » ; sans pour autant sinterdire, en cas de besoin, quelques incursions dans les productions de ses hétéronymes, comme dans Slogans de Maria Soudaïeva.

Cette ambitieuse exploration du « continent linguistique » façonné par lauteur d« Écrire en français une littérature étrangère » épouse un cheminement en quatre étapes. Tout dabord, sous le titre de « Faire miroiter la langue » (p. 32 sq.), D. Soulès sadonne à létude « dépisodes langagiers fictionnels qui donnent à lire des problématiques linguistiques fondamentales » (p. 33), en prenant bien soin toutefois den dégager les enjeux littéraires. Tel est exemplairement le cas des scènes dapprentissage dune langue étrangère, dont toutes les étapes constitutives (prononciation, compréhension, écriture et lecture) font lobjet de représentations, susceptibles de réveiller en nous le souvenir de nos propres apprentissages linguistiques. Mais ce « miroitement » est aussi suscité par de fréquents passages à la limite, « Aux marges de la langue » (p. 55 sq.), alors explorée par défaut ou par excès. Pantomimes, cris, slogans, mais aussi voix, chant et musique illustrent tantôt son en-deçà, tantôt son au-delà, nous renvoyant ainsi au rapport problématique quil nous arrive dentretenir à son égard.

À lanalyse de ces façons variées de faire miroiter la langue succède létude des multiples stratégies qui, chez Volodine, contribuent à sa dilatation (« Dilater la langue », p. 78 sq.), à la faveur dune « ouverture linguistique » (p. 78) dont le français sort enrichi et renouvelé. À cette enseigne sont ainsi successivement prises en compte les listes, lonomastique et lhybridation linguistique à visée internationaliste. Ces trois points ont certes déjà attiré lattention de la critique, qui a coutume de saluer en Volodine le chantre du métissage culturel, mais D. Soulès a le mérite de réaliser une utile synthèse de ces travaux antérieurs, augmentée de stimulants prolongements de son cru. Ainsi de la tension instituée entre « la-narrativité de principe de la liste » (p. 93) et sa paradoxale narrativisation, des subtiles relations établies par Volodine entre le signifiant et les signifiés des anthroponymes ou des toponymes quil forge (p. 111 sq.), de la « farcissure polyglotte » (p. 143) par greffons russes et chinois, à des fins dinvention dune « écriture babélienne » (p. 148). En sus de lacuité de ces analyses de détail, on relèvera le souci constant de lauteure darticuler pôles artistique et esthétique, en vue de montrer comment un lecteur a priori « non-babélien » peut le devenir à la fréquentation de cette œuvre.

« Piéger la langue » (p. 155 sq.) : sous cet intertitre, le troisième temps des analyses ne porte plus sur la représentation fictionnalisée dinterrogations métalinguistiques, mais sur la facture même de la langue volodinienne, considérée à laune des multiples écarts quelle introduit avec lusage conventionnel du français, troublant ainsi la koinè. La confection de lidiolecte volodinien y est scrutée sous toutes ses coutures : emprunts multiples, néologismes, polyvalence lexicale, détournement de locutions figées, etc. Lauteure montre en outre comment ici, aux 745antipodes de toute gratuité, lexploitation de la plasticité linguistique fait corps avec le système des valeurs de lœuvre. En témoignent tout particulièrement les modalités anomiques du « dire sexuel » (p. 187 sq.). Par-delà de savoureux développements consacrés au verbe « suruquer », cette section de louvrage met clairement en lumière les liens étroits unissant sexualité et politique, modalités de leur évocation comprises. Lauteure y montre comment, entre mutisme délibéré et diversification lexicale, minimalisme et précision techniciste, sobriété et logorrhée, Volodine parvient, non sans humour, à « contrer le bavardage sexuel » (p. 187), certes ; mais aussi à « protéger le désir personnel contre les discours injonctifs » (p. 215) qui saffichent de nos jours sous la bannière du génériquement correct. Bel exemple de résistance dans et avec la langue…

« Résister dans la langue » (p. 219 sq.) : tel est précisément le titre du quatrième et dernier chapitre, où D. Soulès sintéresse à la dénonciation en acte des mésusages politiques de la langue, qui saffirme de façon récurrente dans les fictions volodiniennes. Moins originale sans doute que ce qui précède, cette réflexion nen est pas moins indispensable, tant lœuvre en cause multiplie les épisodes où « conscience politique et souci esthétique, autant que conscience esthétique et souci politique » (p. 221) sont étroitement liés – à des fins dappel à « la vigilance linguistique du lecteur » (idem). Sont ainsi successivement analysées les représentations de la dictature linguistique propre aux pouvoirs totalitaires et la « glottophagie » (idem) pratiquée par les régimes colonisateurs. Approximations, euphémisation, « verbicides systématisés » (p. 237), « triste utopie du dictionnaire » (p. 278), etc., sont ainsi épinglés comme autant de ressources mortifères : en en orchestrant la fictionnalisation, Volodine parvient à « fissurer [ces] rhétoriques trop sûres de leur fait » (p. 253).

Enfin, en Conclusion, D. Soulès insiste sur trois points. Larchitecture langagière, tout dabord : selon elle, la sensibilité aux épisodes métalinguistiques autoriserait une réorganisation de lœuvre (des apprentissages aux mésusages, en passant par lexploration des marges), affranchie de la succession chronologique de ses volumes, et soulignant par là même la complexité de lédifice post-exotique. Linvention dune langue, ensuite : la pratique linguistique de Volodine le conduirait à créer son idiolecte, cest-à-dire à façonner « sa langue [], en revivifiant le français, en le déterritorialisant et le “babélisant” » (p. 300). Laccueil du lecteur, enfin : lexploration des marges langagières vaudrait sollicitation du lecteur, « requis [] pour la construction active du sens » (p. 301), et par là même pris au sérieux et considéré comme co-énonciateur des textes. Autant de problématiques, on la vu, qui innervent louvrage dans son ensemble.

Le livre de D. Soulès une fois refermé, le lecteur peut sans doute éprouver certains regrets. On aurait ainsi souhaité que la notion centrale de langue, dont on sait la multiplicité des possibles acceptions, fasse lobjet dune définition plus ferme, de même que son articulation avec les notions connexes de discours et de parole(s). Ou encore – mais les deux sont liés –, on peut déplorer le parti pris de concentration presque exclusive de létude sur des îlots langagiers. En effet, ce choix restrictif ne permet somme toute de donner quune idée partielle de la richesse de lécriture volodinienne, puisquil nest pour ainsi dire jamais question de syntaxe. Or linstanciation de lalangue à laquelle sadonne lécrivain excède très largement la seule strate du lexique, aussi inventif son traitement soit-il. Il ne sagissait certes pas là de lobjet détude élu par lauteure, mais cela constituerait 746sans nul doute un complément précieux, sous les aspects dune anatomie du style volodinien. Pour autant, en raison de son originalité, de son degré dinformation (attesté par la bibliographie), de la pertinence des questions qui y sont posées comme de celle des réponses qui y sont apportées, ainsi que de la finesse de ses analyses de détail, lessai de D. Soulès, servi de surcroît par une langue élégante, et émaillé de nombreux traits dhumour, se révèle dune lecture aussi agréable quutile – pour les spécialistes de Volodine comme pour les lecteurs en quête dun guide facilitant leur exploration des terres dexil de lœuvre post-exotique.

Frank Wagner