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Classiques Garnier

Avant-propos

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les chiffonniers littéraires

avant-propos

Antoine Compagnon

Le chiffonnier de Paris fut un personnage considérable au xixe siècle, durant une grosse cinquantaine dannées, sous la Restauration, la monarchie de Juillet et le second Empire. La première révolution industrielle procura des presses de plus en plus efficaces, livres et périodiques furent fabriqués à moindre coût, la lecture se développa en même temps que léducation et lalphabétisation. Mais le papier restait une denrée chère, une matière première précieuse, produite à partir de chiffons ramassés dans les rues (ainsi que dans les campagnes) par les biffins ambulants, et cest dans la capitale que la pénurie de chiffons était la plus aiguë. Lactivité sétait développée depuis que le papier avait remplacé le parchemin à la fin du Moyen Âge ; le chiffonnier était lun de ces petits métiers souvent représenté parmi les « Cris de Paris » sous lAncien Régime, auprès du marchand de peaux de lapin ou de la marchande de coco, du décrotteur ou du vidangeur. Tandis que ces activités se marginalisaient au cours du xixe siècle, le chiffonnier, lui, connut son heure de gloire. Jusquau moment où la fabrication du papier à partir de la cellulose du bois se généralisa dans les années 1870. En 1883, le préfet Poubelle décida que les Parisiens ne déposeraient plus leurs ordures au coin des bornes, mais dans un récipient fermé auquel on donna bientôt son nom. Ce fut la fin du chiffonnage, car dans la poubelle les chiffons étaient souillés et les os brisés (autre matière première longtemps indispensable pour produire la gélatine, le phosphore des allumettes, ou le noir animal).

Des années 1820 aux années 1880, le chiffonnier, agent économique indispensable de la modernisation sociale, est une légende parisienne. Armé de sa hotte, de son crochet et de sa lanterne, il erre jour et nuit dans les rues de la capitale. Environ six mille dentre eux sont enregistrés à la préfecture de police, mais leur nombre est beaucoup plus important, et un tiers dentre eux sont

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des femmes. Selon la fable, beaucoup des hommes sont danciens grognards, restés fidèles à Napoléon, tandis que les chiffonnières se recrutent parmi les anciennes courtisanes, tombées du quartier Bréda au quartier Mouffetard, la Bourse du chiffon au faubourg Saint-Marcel.

Durant ces années-là, le chiffonnier est omniprésent dans les représentations. Rares sont les poètes, les romanciers, les caricaturistes, les peintres, les photographes qui ne se montrent pas sensibles au personnage. Chacun a rencontré un chiffonnier qui parle grec et latin, nouveau Diogène qui a choisi cette activité pour vivre libre, sans patron. Le chiffonnier, flâneur populaire, devient un alter ego de lécrivain. Louis-Sébastien Mercier fut lun des premiers à signaler que, sans son activité essentielle, nous ne connaîtrions pas les chefs-dœuvre de la littérature. Lécrivain a besoin du chiffonnier, et le chiffonnier de lécrivain, que son œuvre ne se vende pas et quil en récupère le vieux papier. En outre, le romancier réaliste est qualifié de chiffonnier par ses censeurs, et Champfleury, plus tard Zola, sont régulièrement caricaturés en chiffonniers. Cest aussi la grande époque de la lithographie, et Charlet, Daumier, Gavarni, Traviès, qui fréquentaient les biffins aux cabarets des barrières, les ont dessinés abondamment.

En 2016, mon cours du Collège de France a eu pour objet le chiffonnier de Paris. Le point de départ se trouvait dans Les Fleurs du Mal, dans « Le vin des chiffonniers » et « Le soleil », poèmes symétriques qui dépeignent le chiffonnier en poète, et le poète en chiffonnier. Cest pour mieux comprendre les vers de Baudelaire quil sest imposé dexplorer lécosystème du chiffonnage ainsi que son système symbolique, sa représentation dans limaginaire collectif contemporain. Le cours, qui a donné lieu à une publication (Les Chiffonniers de Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 2017), était suivi dun séminaire qui a permis dexaminer les figurations du chiffonnier chez les écrivains contemporains (Mercier, Hugo, Janin, Gautier, Champfleury), ainsi que dans les images, la photographie et la chanson. Toute notre reconnaissance va à Alexandre de Vitry, attaché temporaire denseignement et de recherche auprès de la chaire de littérature française moderne et contemporaine du Collège de France, qui a géré notre séminaire et en a recueilli les actes. Ceux-ci, très riches, très suggestifs, témoignent de limmense fortune du chiffonnier dans la culture française durant quelques décennies au milieu du xixe siècle. Si Paris fut la « capitale du xixe siècle », comme la nommait Walter Benjamin, très conscient de limportance économique, politique, culturelle du chiffonnage, le « chevalier du crochet » en fut le coryphée.