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Classiques Garnier

In memoriam Fritz Nies (1934-2023)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
    2 – 2024, 124e année, n° 2
    . varia
  • Auteur : Neuschäfer (Hans-Jörg)
  • Pages : 497 à 502
  • Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406170945
  • ISBN : 978-2-406-17094-5
  • ISSN : 2105-2689
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-17094-5.p.0241
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/05/2024
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
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Fritz Nies (1934-2023)1

Hans-Jörg Neuschäfer

Il y a peu de temps seulement je commémorai un autre ami. Volker Klotz, je lavais connu et appris à lestimer « professionnellement ». Il nétait donc pas difficile de respecter léquilibre qui est en principe indispensable au genre de loraison funèbre académique, la nécrologie classique étant en effet un mélange curieux de travail de mémoire empathique et de conseil professionnel à lintention de la postérité.

En rendant hommage à Fritz Nies, en revanche, un des penseurs les plus originaux de la romanistique daprès-guerre, avec qui jétais, depuis nos années détudes communes à Heidelberg, lié damitié bien au-delà de la relation collégiale, le souvenir personnel prend inévitablement le dessus. Son décès a rappelé à ma mémoire tant déléments passés que ceci est aussi une commémoration de « notre époque », sans prétention et sur un ton naturellement quasi familier, tel quil était dusage entre nous, mais non sans émotion. Car il faut aussi songer quavec Fritz Nies est décédé un membre de la génération qui avait, certes, vécu lépoque nazie dans sa totalité, mais qui avait évité « de justesse », grâce à une naissance tardive, dêtre impliquée personnellement dans les crimes de celle-ci. « De justesse » voulant dire aussi que nous ne pouvons pas pour autant nous innocenter et quil ny a pas de limite dâge ou de date pour marquer la transgression de la limite entre innocence et culpabilité partagée.

Dune certaine manière, nous nous connaissions depuis toujours, même sans nous être vus auparavant. Nous avions le même âge, étions tous les deux issus dun milieu de bourgeoisie modeste, parlions le même langage, avions connu la guerre des bombes, grandi longtemps en labsence du père, fréquenté des écoles publiques semblables. « Gamins », nous avions encore dû prêter 498serment pour le Führer et apprendre rapidement à nous mettre à labri des avions volant à basse altitude. Plus tard, au lycée (à la remise en état duquel enseignants et élèves devaient fortement participer), la langue des vainqueurs était la première et la plus importante des langues étrangères pour les habitants de la zone doccupation française. Nous avions aussi le même manuel en trois volumes de Louis Marchand que le gouvernement militaire mettait gracieusement à disposition. Il avait été conçu exprès pour les Alsaciens revenant de la domination allemande de 1871, peu après la Première Guerre mondiale, et suivait le fil rouge de la biographie de lélève strasbourgeois du nom de Hickel, dont le prénom était – on pourrait dire de façon significative – Fritz.

Au cours de sa vie délève, Fritz Hickel fut envoyé à Paris et y commença à comprendre peu à peu, et leçon après leçon, ce que signifie être accueilli au sein de la Grande Nation. Sans être forcément orienté vers la réconciliation des ennemis jurés, tant invoquée plus tard, ce manuel nous a tout de même particulièrement entraînés à entreprendre des études de romanistique, qui étaient encore, à lépoque, avant tout des études du français. Et noublions pas : nous sommes tous les deux originaires dune région qui a comme aucune autre en Allemagne un passé franco-allemand mouvementé et encore prégnant aujourdhui.

Quand nous avons commencé nos études à Heidelberg en 1953 – en partie en même temps que dautres futurs professeurs de romanistique comme Ilse Nolting-Hauff, Karlheinz Bender, Karlheinz Stierle et Ulrich Mölk –, Konrad Adenauer était chancelier. Nous entendîmes alors à la radio portative le fameux « Deutschland ist Weltmeister » (« LAllemagne est champion du monde ») de Herbert Zimmermann, et nous manifestions contre le réarmement de notre pays. Car on ne pouvait ignorer les nombreux jeunes gens – seulement un peu plus âgés que nous – qui, prisonniers de guerre libérés tardivement, portaient des vêtements de la Wehrmacht reteintés, et étaient défigurés par des blessures graves quils avaient subies en tant quenfants soldats apeurés ou fanatisés jusquà en perdre conscience. – La ville nétait pas encore un hot spot du tourisme international, mais plutôt le quartier général de larmée américaine, laquelle avait consciencieusement veillé pendant la guerre à ne pas détruire cet Old Heidelberg dont la patine correspondait si bien aux images de Hollywood. Luniversité entière était encore située au centre de la vieille ville ; seuls les hôpitaux se trouvaient à la Bergheimerstraße, près de la gare, qui était à lépoque encore une gare terminus. Concernant le personnel, luniversité était en mutation ; elle ne manquait pas de coryphées. Les étudiants habitaient dans une chambre meublée équipée dun simple lavabo, souvent chez une veuve de fonctionnaire qui arrondissait ses fins de mois par un modeste loyer.

La romanistique de Heidelberg était logée dans un des étages supérieurs du vieux bâtiment de la faculté, derrière la « Nouvelle Université », et elle avait encore des dimensions restreintes. À peine 50 étudiants – dont les deux déjà cités, promis à un bel avenir – étaient pris en charge par deux professeurs et leurs assistants. Et pourtant linstitut était longtemps – dans mon souvenir 499pendant des années – un espace sans relations de domination, bien avant que le mouvement de 68 nentrainât à se révolter contre luniversité mandarinale. Le linguiste Harri Meier était sur le point de partir pour Bonn où il avait été nommé ; Gerhard Hess, professeur de littérature, était successivement recteur de luniversité de Heidelberg, président de la conférence des recteurs dAllemagne de lOuest, président de la Deutsche Forschungsgemeinschaft, et plus tard encore recteur fondateur de luniversité de Constance. Il était un « grand seigneur » – nous lappelions le « tsar de la maison Reuss » –, mais toujours de passage, laissant largement les affaires à son assistant tout juste docteur, Hans-Robert Jauss. Le même Jauss qui devait plus tard, longtemps après les faits, être défiguré jusquà être méconnaissable – un autre souvenir ressurgi pour une énième fois à loccasion de la mort de Fritz Nies. Il est cependant certain quà 17 ans, Jauss faisait partie des Fähnleinführer, ces chefs de groupe fanatisés de la jeunesse hitlérienne qui, dans un état divresse idéologique, transgressèrent volontairement cette limite de linnocence susmentionnée.

Fritz Nies soutint sa thèse, comme moi, au début des années 1960, formellement sous la direction de Hess, de facto sous celle de Jauss, avec un travail sur la poésie dans un monde prosaïque, études du poème en prose dAloysius Bertrand et Baudelaire (Poesie in prosaischer Welt. Untersuchungen zum Prosagedicht bei Aloysius Bertrand und Baudelaire, publié en 1964). Et ce nétait pas seulement le beau titre principal qui attira tout de suite lattention sur son auteur. Plus encore, cétait loriginalité de lexécution qui se faisait remarquer. À lépoque, le best-seller de Hugo Friedrich, Die Struktur der modernen Lyrik. Von Baudelaire bis zur Gegenwart, dabord publié en 1956 (traduit en 1976 sous le titre Structures de la poésie moderne),était laune de toute chose en matière de poésie moderne.Alors que chez Friedrich la modernité était entendue de façon immanente, par le contraste avec le langage formel du romantisme, létude de Nies, tout en respectant en apparence le formalisme dominant, était rapidement marquée par la question sous-jacente du « Sitz im Leben », à savoir la question de la possibilité même de traduire lexpérience de la grande ville dans un langage lyrique. Sensuivit logiquement léchange avec Volker Klotz, dont linédit de son habilitation berlinoise, Die erzählte Stadt. Ein Sujet als Herausforderung des Romans (« La ville racontée. Un défi du roman »), publié en 1969, traitait un peu plus tard la question de savoir comment lexpérience de la grande ville pouvait être narrée.

Nous étions déjà en train de travailler sur nos thèses lorsque les deux chaires vacantes de Heidelberg furent à nouveau pourvues. Kurt Baldinger, un Suisse jovial, arriva de Berlin-Est (ce qui était encore possible à lépoque) ; le subtil Erich Köhler de Hambourg. Aucun des deux ne faisait partie des « grands pontes » ; aucun nétait politiquement suspect. Köhler était même un marxiste éclairé, ce qui ne le mettait pas à labri des attaques de ladite révolution des étudiants. En même temps, Jauss, tout juste habilité, était appelé à Münster où je le suivis peu après comme assistant. Dorénavant Fritz Nies et moi prenions donc des chemins différents, pour ces raisons professionnelles.

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Avec Erich Köhler, commença une nouvelle ère de la romanistique littéraire de Heidelberg. Bien au-delà du niveau du marxisme vulgarisé alors largement répandu, on apprenait chez lui à considérer la littérature, non plus tant comme un système autonome et se reproduisant, mais compris dans le contexte des conditions sociales de sa genèse et de sa réception. Ses cours magistraux particulièrement vivants, plus tard minutieusement édités par Henning Krauss et Dietmar Rieger, marquèrent les esprits de tous ceux qui le connaissaient.

Cest chez Erich Köhler que Fritz Nies passa en 1969 son habilitation avec linédit Gattungspoetik und Publikumsstruktur. Zur Geschichte der Sévigné-Briefe, publié en 1972 (en français en 2001, sous le titre Les Lettres de Madame de Sévigné : conventions du genre et sociologie des publics). On peut à juste titre désigner comme capolavoro ce livre qui parut au moment même où la critique littéraire, encore majoritairement concernée par la genèse des textes, était en passe de se voir écartée par la Théorie de la réception. Celle-ci partait du groupe « Poetik und Hermeneutik » (Poétique et herméneutique), pour lessentiel initié par Jauss (entretemps arrivé à Giessen), et plus tard aussi désigné comme « École de Constance ». Les écrits les plus importants de celle-ci furent publiés en même temps ou, pour une plus large partie, après le travail de Fritz Nies. Létude célèbre de Wolfgang Iser sur le lecteur implicite, Der implizite Leser,parut également en 1972 alors que linédit dhabilitation de Nies avait déjà fait vivre de façon très pratique cette figure postulée théoriquement.

Louvrage Les Lettres de Madame de Sévigné est un chef dœuvre, parce quil concilie de main de maître les approches de lesthétique de la production et de la théorie de la réception, tout en donnant in fine à la théorie de lÉcole de Constance – somme toute assez abstraite – une dimension concrète (mais que lon ne remarqua pas là-bas). Dun côté, le livre de Nies (qui était lui-même un épistolier talentueux) présente une analyse détaillée de lesthétique de la correspondance de Madame de Sévigné et se laisse pourtant lire avec aisance ; de lautre côté, recueillant minutieusement des preuves de la réception par un véritable travail de détective, il donne à comprendre de façon empirique cet « horizon dattente » qui restait en fin de compte une construction théorique chez les collègues de Constance. Il nest pas dénué dune certaine dimension tragique que cette approche restât largement sans suite, quelle fût même condamnée à le rester, car à lépoque quasiment personne dautre nétait volontaire et capable dassumer un travail de reconstruction aussi immense, et, en outre, de donner à celui-ci les contours dune histoire de la réception étayée par autant de preuves. Peut-être les possibilités technologiques de lIA, auxquelles on ne pouvait alors songer, permettraient-elles de nos jours de reprendre et de faire évoluer lapproche de Nies. Quoi quil en soit, le livre reste une œuvre exceptionnelle sur Madame de Sévigné et son temps, sur lart épistolaire et ce que la postérité en a fait. En témoigne la traduction (élargie) qui parut avec une préface de Bernard Bray chez Champion en 2001 dont le titre semble même plus adapté.

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En 1970, Nies accepta la nomination à luniversité Heinrich Heine de Düsseldorf après avoir refusé la proposition interne simultanée de Heidelberg. Avec Ludwig Schrader et Peter Wunderli, il faisait ainsi partie des pères fondateurs de la romanistique de Düsseldorf.

Il y resta fidèle à sa soif très particulière de découvertes. Celle-ci le poussa dune part à des recherches qui avaient été négligées par la critique conservatrice, qui faisait une fixation sur le canon littéraire. En fait surtout partie lanthologie Genres mineurs. Texte zur Theorie und Geschichte nichtkanonischer Literatur (vom 16. Jahrhundert bis zur Gegenwart),qui rassemble et commente des textes de poétique du xvie au xxe siècle,traitant de genres peu connus (1978, avec la collaboration de Jürgen Rehbein). Dun autre côté, il manifesta un grand intérêt pour limagerie de la lecture, cest-à-dire pour les innombrables images et caricatures qui visent la lecture, le lecteur et surtout la lectrice, constituant une série historique très particulière. Je préfère ici encore le titre de la traduction française, Imagerie de la lecture. Exploration dun patrimoine millénaire (1995), au titre allemand de 1991, Bahn und Bett und Blütenduft. Eine Reise durch die Welt der Leserbilder, dont la première partie, un peu kitsch, « Train et lit et parfum fleuri », ne laisse pas soupçonner limmense travail de recherche et de collection. Cette approche a ensuite été élargie au manuel véritablement encyclopédique de presque 800 pages intitulé Ikonographisches Repertorium zur europäischen Lesegeschichte (2000, Répertoire iconographique de lhistoire européenne de la lecture), édité avec Monika Wodsak.

Digne dadmiration est aussi sa vaste activité de médiateur et dinitiateur, avec pour objectif que le transfert culturel et scientifique entre la France et lAllemagne ne reste pas seulement un objet de rhétorique officielle. Il faut ici avant tout penser à la présence de Nies dans le système éducatif français, qui commença dans sa jeunesse par des séjours détudes à Dijon et à Paris, puis le lectorat à Rennes et qui aboutit plus tard à des activités temporaires à lÉcole normale supérieure et au Collège de France. La collaboration avec luniversité de Nantes, qui déboucha sur un partenariat très complet avec son université de Düsseldorf, avait une place particulière.

De son activité dinitiateur font partie les nombreux congrès, colloques et expositions qui donnèrent lieu à de nouvelles publications. De façon représentative peut être évoqué louvrage édité avec Karlheinz Stierle sur le classicisme français dans la théorie, la littérature et la peinture (Französische Klassik. Theorie-Literatur-Malerei, 1985). On noublie pas les congrès du Deutscher Romanistenverband, association des romanistes allemands, quil organisa en tant que président en 1983 et 1987. Auparavant, il avait présidé entre 1980 et 1984 la commission « Linguistique et Littérature » de la Deutsche Forschungsgemeinschaft. En tant que président dassociation, il prouva que celui qui, déjà étudiant, endossait volontiers, face à des adversaires apparemment tout-puissants, le rôle du soldat rusé Švejk, savait aussi se présenter comme un « grand ». Dans cette fonction, il réussit en 1987 à gagner pour la cause de 502la romanistique le Président fédéral Richard von Weizsäcker et le ministre de lÉducation et de la Science Jürgen Möllemann – qui navait pas encore chuté –, propulsant ainsi la discipline dans les grands médias. Les actes de ce congrès ont été publiés sous le titre devenu une locution quasi proverbiale et en même temps conçu comme auto-critique : Une discipline impossible. Bilan et perspectives de la romanistique (Tübingen, 1988).

Malgré cet épisode de politique associative, Fritz Nies ne perdit pas de vue la pratique. En témoigne avant tout la création à Düsseldorf des études de traduction littéraire, uniques en Allemagne, pour lesquelles il collabora étroitement avec le Collège Européen des Traducteurs de Straelen et avec le cofondateur de celui-ci, Elmar Tophoven. Dans ce domaine aussi, plusieurs publications virent le jour, dont Europa denkt mehrsprachig. / LEurope pense en plusieurs langues (2005, avec la collaboration dErika Mursa) et Schnittpunkt Frankreich. Ein Jahrtausend Übersetzen (Tübingen, 2009). De même, il joua un rôle important pour la mise en place du Frankreich-Zentrum de luniversité de Fribourg et pour la fondation de la Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte / Cahiers dHistoire des Littératures Romanes. Grâce au soutien actif de Fritz Nies, cette revue est devenue un organe important de la coopération franco-allemande sous une direction bilatérale.

Cest hautement décoré quil prit sa retraite en 1999 et, au vu de toutes ces activités, il ne pouvait en être autrement. De ses nombreuses décorations, on ne mentionnera que le Prix Humboldt pour la coopération scientifique entre la France et lAllemagne, La Croix du mérite de la République fédérale dAllemagne, le doctorat honoris causa de luniversité de Nantes et la nomination comme commandeur de lordre des Palmes académiques. Il accepta volontiers les honneurs, sans perdre pour autant le sens des réalités. « Lautocongratulation embarrassée » (comme il lappelait) nétait pas son affaire.

Il nest donc pas incohérent que lémérite quil était retournât de plus en plus souvent dans son Palatinat natal, après avoir auparavant rénové avec amour la maison à colombages, qui lui était revenue de ses ancêtres maternels, et quil avait aménagée en grande partie lui-même, avec son jardin sauvage savamment entretenu, comme maison de vacances pour les parents et amis. Il a fini par y déménager tout à fait, avec son épouse Musch. Lendroit sappelle Schweisweiler et se trouve dans lancien département français, très boisé, du « Mont Tonnerre », en allemand « Donnersberg » – cest le nom de léminence la plus élevée de la région actuelle de la Rhénanie-Palatinat.

Les dernières dix années de sa vie furent marquées par la maladie de Parkinson et devinrent une épreuve difficile, finalement un supplice. Lui, qui sut jusquau dernier jour formuler ses pensées avec précision mais, à la fin, ne pouvait plus les articuler que péniblement, est décédé le 9 octobre 2023, dahäm, comme on dit « chez soi » en dialecte palatin, entouré par sa famille.

1. Traduit de lallemand par Gabriele Vickermann-Ribémont. Une première version de cet hommage est parue en allemand dans Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte / Cahiers dHistoire des Littératures Romanes.