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Classiques Garnier

Table des matières

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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

Le Discours mystique entre Moyen Âge et première modernité. Tome 1. La Question du langage. Sous la direction de Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette. Paris, Honoré Champion, « Mystica », 2019. Un vol. de 547 p. (Sophie Houdard)

1570. Le Mariage des arts au cœur des guerres de religion. Actes du colloque de Paris (mai 2013). Études réunies par Hugues Daussy, Isabelle His et Jean Vignes. Paris, Honoré Champion, « Colloques, congrès et conférences sur le xvie siècle », 2019. Un vol. de 302 p. (Bruno Petey-Girard)

Passions géométriques. Mélanges en l honneur de Dominique Descotes. Études réunies et présentées par Agnès Cousson. Paris, Honoré Champion, « Colloques, congrès et conférences sur le Classicisme », 2019. Un vol. de 603 p. (Pierre Lyraud)

Le Siècle de la légèreté. Émergences d un paradigme du dix-huitième siècle français. Sous la direction de Marine Ganofsky et Jean-Alexandre Perras. Liverpool, Liverpool University Press, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2019. Un vol. de 320 p. (Ioana Galleron)

La Henriade de Voltaire : poésie, histoire, mémoire. Sous la direction de Daniel Maira et Jean-Marie Roulin. Paris, Honoré Champion, « Les Dix-huitièmes siècles ». 2019. Un vol. de 306 p. (Gérard Lahouati)

Raymond Naves : Les débuts de l´esthétique au xviii e. Sous la direction de Renaud Bret-Vitoz. Toulouse, Presses Universitaires du Midi, « Lettres & Culture », 2018. Un vol. de 334 p. (Ana Luiza Reis Bedê)

La Revue des lettres modernes, série Joris-Karl Huysmans, n o  6, « À rebours, attraction-désastre ». Tome II. Sous la direction de Jérôme Solal. Paris, Lettres Modernes Minard / Classiques Garnier, 2018. Un vol. de 299 p. (Bertrand Bourgeois)

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Genèses des études théâtrales en France xix e - xx e  siècles. Sous la direction de Catherine Brun, Jeanyves Guérin et Marie-Madeleine Mervant-Roux. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2019. Un vol. de 427 p. (Marie-Claude Hubert)

Rabelais, Les Cinq Livres des faits et dits de Gargantua et Pantagruel. Édition intégrale bilingue, sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard, avec la collaboration de Mathilde Bernard et Nancy Oddo. Paris, Gallimard, « Quarto », 2017. Un vol. de 1664 p.

Depuis la « translation » pionnière dirigée jadis par Guy Demerson (Seuil, 1973) et celle, passée quelque peu inaperçue, réalisée par Françoise Joukovsky (Champion, 1999), personne navait osé remettre sur le métier un tel travail de géant : « transposer » les cinq romans de Rabelais en français moderne. Marie-Madeleine Fragonard relève le défi, elle qui sétait déjà attelée à la tâche avec succès pour les deux seuls premiers romans de Rabelais (Pantagruel, Pocket Classiques, 1997 et Gargantua, Pocket Classiques, 1998). Dans un très beau volume de 1660 pages joliment illustré et pour une trentaine deuros, le lecteur peut lire en face à face lensemble des romans de Rabelais (choisis, classiquement, pour les quatre premiers livres dans les dernières éditions qui ont pu être revues par lauteur, pour le Cinquième Livre dans lédition de 1564) et leur translation en français daujourdhui. À cet ensemble sont adjoints une copieuse introduction (148 pages) de léditrice-traductrice ainsi quun utile « Dictionnaire Rabelais » (106 pages) dû aux soins de Mathilde Bernard et de Nancy Oddo.

Lentreprise repose sur un parti-pris assumé : donner à lire un texte dont laccès est facilité du fait dune translation qui cherche moins à conserver le brio ou la bigarrure des pages dorigine quà rendre ces dernières plus lisibles pour un locuteur daujourdhui (la moindre formule latine employée par narrateur ou personnages est ainsi systématiquement rendue en français) ; donner à lire, en retour, ce texte avec laide de très peu de notes, le lecteur devant accepter dans le même temps de ne pas tout comprendre, à linstar de nombreux contemporains de Rabelais dans lincapacité de décrypter une bonne part des allusions du roman ou de comprendre parfois une langue alors inédite ; permettre donc au lecteur daujourdhui de lire (ou de relire) lœuvre rabelaisienne moins comme une encyclopédie étourdissante dans laquelle retrouver lensemble des rayonnages de la bibliothèque de Rabelais en forme de tour de Babel, que comme un roman à part entière avec son récit, ses personnages, ses péripéties… ses zones dombre et ses trous noirs. Portée par une réflexion libre et vive sur ce que peut être lire Rabelais aujourdhui, sur les modes de lecture et les plaisirs différents que son œuvre procure, lentreprise confère à la longue introduction et au dictionnaire final le soin de rendre compte du contexte dans lequel la geste rabelaisienne a pu se développer. Composé dune centaine dentrées (d« athéisme » à « sciences naturelles », de « devotio moderna » à « provinces » ou « finances », en passant par « Érasme » ou « carnaval »), le dictionnaire est conçu « pour éclairer les aspects de la civilisation du xvie siècle » (p. 1414) nécessaires à la compréhension du texte à partir de notices claires et informées. Rédigée avec verve et humour, lintroduction, quant à elle, propose, à la suite dune belle entrée en matière, une enquête sur les portraits de Rabelais, dont lhistoire nous raconte celle de la réception dun auteur jugé tour à tour comme gai luron ou philosophe ; 475elle examine ensuite la vie de Rabelais, moine, médecin et homme du Roi, avant de sintéresser plus longuement à lœuvre elle-même, à ses lecteurs et ses lectures.

Face à un tel ouvrage pantagruélique par son ampleur comme par sa générosité, il est toujours facile de trouver à redire, et malséant dendosser le rôle de lagélaste vétilleux qui « semble es coquins de village qui fougent et escharbottent la merde des petitz enfants en la saison des cerises et guignes pour trouver les noyaux » (Pant., p. 606). Disons tout de même que le projet tel quil est pensé aurait pu inciter M.-M. Fragonard à prendre davantage de risques au cours de sa « translation » qui reste finalement assez sage et névite pas toujours les approximations (ainsi, parmi dautres, du « bon homme Grandgousier » devenu « le vieux Grandgousier », p. 193, alors même quil nest pas tout à fait encore le père de Gargantua ou dune formule, il est vrai aussi complexe que connue, « nous son [sic] baignez par rys », traduite étonnamment par « vous nous baignez par ris », p. 233). Lannotation quant à elle, sciemment erratique, ne semble pas toujours répondre à un programme fermement établi et, à loccasion, certaines notes peuvent se révéler fautives (voir parmi dautres, Garg., p. 233, n. 2, Pant., p. 505, n. 1, Quart Livre, p. 1073, n. 2). Ces erreurs mineures et quelques autres qui entachent parfois la préface (par exemple, p. 36-37 à propos de la lettre de Rabelais adressée à Érasme ou à propos du statut de Rabelais à Fontenay-le-Comte) ne manqueront pas dêtre corrigées lors dune future réédition du volume, de même que celle due à léditeur, répétée sur la page de garde et sur la quatrième de couverture, qui désigne comme « ancien français » létat de langue des romans de Rabelais.

Ne boudons toutefois pas notre plaisir, et saluons comme il se doit cette salutaire entreprise, essentielle à la transmission du « roman-monde » de Rabelais pour un public français daujourdhui comme pour un public francophone par-delà les monts et les mers, fait détudiants, damateurs et de curieux de tous poils.

Jean-Charles Monferran

François-Xavier Cuche, LAbsolu et le monde. Études sur les écrits du Petit Concile. Bossuet, La Bruyère, Fénelon et leurs amis. Paris, Honoré Champion, « Lumière Classique », 2017. Un vol. de 712 p.

Les collègues de François-Xavier Cuche, professeur émérite de littérature française à luniversité de Strasbourg et ancien président de cette université, ont voulu lui rendre hommage en lui offrant de composer un recueil darticles de son choix. Parmi damples travaux, il a opté pour le sujet du Petit Concile auquel il avait déjà consacré une thèse qui a fait date, Une pensée sociale catholique : Fleury, La Bruyère, Fénelon, publiée aux éditions du Cerf en 1991. Ce fort volume rassemble trente-six études ordonnées en quatre parties principales, précédées par un avant-propos de Béatrice Guion et Pierre Hartmann ainsi quun aperçu biographique, une liste de publications dans laquelle sont indiqués en gras les articles repris dans le volume, une préface par Benedetta Papasogli (LUMSA) et une introduction par François-Xavier Cuche lui-même. Il est doté dun index des noms de personnes et de personnages ainsi que dune table des matières, ce qui donne au lecteur des points de repère bienvenus pour le guider dans ce véritable trésor dérudition.

Les quatre parties dont le volume est composé témoignent de la diversité des thèmes abordés. Sous les titres de « Spiritualité, philosophie, morale », « Écriture », 476« Histoire, ecclésiologie » et « Politique, économie, société », ils donnent forme à une historiographie du Petit Concile décidément interdisciplinaire. La première partie souvre par un article qui, à propos de La Bruyère, introduit les grandes lignes du projet du Petit Concile (p. 37-49) et se ferme par un article qui donne une vue densemble sur la prise de conscience dans les années 1680-1715 de la notion de temps (p. 223-240). Alors que la deuxième partie se focalise surtout sur La Bruyère et Fénelon, la troisième partie est presque entièrement consacrée aux écrits de Fleury (avec un détour par le Panégyrique de Saint Louis de Fléchier). La quatrième partie est caractérisée par un ensemble darticles qui synthétise la pensée des auteurs individuels en un système cohérent.

Fondés sur des modes danalyse théologiques, philosophiques, politiques et littéraires, les trente-six articles sentrelacent joliment pour soutenir le propos principal de François-Xavier Cuche : que le groupe professe une « pensée sociale catholique » qui constitue un véritable système cohérent. Cohérence basée avant tout sur une préoccupation sociale et sur lambition de répondre au problème de la théodicée avec une apologie chrétienne (p. 46, 73). Cest pourquoi il est important danalyser les écrits du Petit Concile en tant que produits issus dun groupe et non seulement dauteurs individuels. Comme lindique le titre du volume, cest la dialectique de « labsolu » et du « monde » qui assure la continuité du cadre analytique des articles. Daprès François-Xavier Cuche, cest par lambition de christianiser les pratiques sociales de lÉtat moderne que la pensée du groupe se distingue des autres formes de catholicisme de la période.

Le Petit Concile se réunissait jusquen 1682 pour des travaux dexégèse biblique qui débordaient aussitôt sur des questions de théologie politique. Les analyses du présent volume sétendent cependant au-delà de cette période en accordant une attention particulière à la fin du règne de Louis XIV. Le groupe comporte de nombreux personnages marquants comme Fénelon, Fleury et La Bruyère mais il gravitait surtout autour de la figure imposante de Bossuet. Néanmoins, cest à la jeune génération que François-Xavier Cuche porte attention dans la majorité de ses analyses. Les écrits de Bossuet figurent principalement comme la base sur laquelle le groupe développe sa pensée à la fin du xviie et au début du xviiie siècle.

De nombreux articles prennent comme point de départ un écrit particulier pour démontrer des traits communs à la pensée du groupe. Ainsi, par exemple, larticle douverture déjà mentionné qui traite du chapitre xvi des Caractères comme représentatif de « tout le dessein du Petit Concile » (p. 46) ou bien larticle « Sport et éducation du corps dans les écrits du Petit Concile » qui prend comme point de départ le Traité des Études de Fleury pour démontrer « le poids de lanthropologie [cartésienne] du petit Concile » (p. 533) ou encore larticle « La Bruyère et le Petit Concile. Une apologétique chrétienne du monde à lenvers » qui voit dans le topos des mondes à lenvers des images qui joueront pour le Petit Concile « un peu le rôle dutopies, chargées de montrer ce que serait une société bonne » (p. 72).

Comme exemples de cette cohérence, nous nous appuierons sur lanalyse de la liturgie dans les écrits de Fleury (p. 387-406) et celle des figures doubles dans le Télémaque (p. 335-354). Selon Fleury « Dieu sest servi [des cérémonies de la religion] pour la perpétuer dans le temps » (p. 388). Pour François-Xavier Cuche il y a derrière cette réflexion la prise de conscience, émergente au cours du xviie siècle, de lhistoricité du texte biblique. La subordination au temps est vraie a fortiori pour lÉglise qui exerce ses sacrements dans le cadre dune liturgie toujours changeante. Mais même si la liturgie terrestre se distingue de la réalité divine en ce quelle 477est changeante, multiple et relative à la culture dans laquelle elle est intégrée, elle « rappelle au fidèle […] sa relation vraie avec Dieu » et ainsi elle offre « la chance de sanctifier le temps » (p. 392). La prise de conscience de lhistoricité aboutit à un primitivisme chrétien (et à un aristocratisme) qui est basé sur lidée de la tradition car « rien nest solide ni concret hors de linscription dans le temps » (p. 225). La liturgie articule à travers lhistoire les deux dimensions par leucharistie, qui permet la sanctification de la société humaine par la participation au mystère.

La lecture par François-Xavier Cuche du Télémaque révèle limportance des doubles, véritable leitmotiv qui imprègne tout le livre : Mentor, « homme et déesse, masculin et féminin » (p. 348), lunivers onirique qui « sépand dans le réel » (p. 343), linvention dune nouvelle narration fabuleuse qui est « comme un double dun original disparu » (p. 336), la relation entre Télémaque/Bourgogne et Ulysse/Louis XIV (p. 337), etc. Pour François-Xavier Cuche, la leçon principale est que « rencontrer le double, cest se découvrir soi-même […] comme être divisé » (p. 343). Télémaque devient alors le symbole de lhomme divisé à la recherche du Dieu unique dont il cherche à « devenir une image parfaite » (p. 351). Mais comme Dieu nest présent dans le monde que par des lieu-tenants, un double paradoxe devient manifeste : « le mode de présence de la divinité, cest labsence » (p. 353). Autrement dit, ce nest que par la multiplicité quil peut être révélé que Dieu est un. Le Télémaque devient donc la métaphore du système de pensée de Fénelon et du Petit Concile, qui reste fondé sur une théologie de lunité cherchant à incorporer la fragmentation du récit humain.

Certes les analyses de François-Xavier Cuche prennent soin de noter les différences et même les divergences au sein du groupe, par exemple entre Bossuet, défenseur de lauthenticité de la chronologie biblique, et Fleury, plus ouvert aux sciences historiques. Mais il est incontestable quelles privilégient la cohérence de système et lon se demande sil ny a pas malgré tout dans cette approche le danger de diluer ces différences entre les auteurs individuels. Dun autre point de vue, le lecteur de LAbsolu et le monde se demande à plusieurs reprises si les membres du Petit Concile nentrent pas en dialogue avec la théologie moderne. Ainsi il nous semble quil y aurait dintéressants parallèles à faire entre lesthétique « théâtrale » de Fénelon, telle quelle est présentée par François-Xavier Cuche (p. 355-372), et la Dramatique divine du théologien suisse du siècle dernier Hans Urs von Balthasar.

Bastian Vaucanson

Jeffrey N. Peters, The Written World : Space, Literature, and the Chronological Imagination in Early Modern France. Evanston, Northwestern University Press, « Rethinking the Early Modern », 2018. Un vol. de 260 p.

Cet ouvrage est le deuxième livre de Jeffrey Peters, suite en quelque sorte de son Mapping Discord : Allegorical Cartography in Early Modern French Writing, publié en 2004. La présente étude, fascinante et tout à fait sui generis, part du constat suivant : « les grandes œuvres littéraires du xviie siècle […] nauraient a priori grand-chose à voir avec lespace géographique ». Pièces, romans et formes brèves existeraient « dans la sphère raréfiée des vérités universelles et des normes sociales rigides, loin donc des réalités matérielles du monde physique » (p. 6). Ce désintérêt serait propre au xviie siècle, selon Jeffrey Peters, et distinguerait celui-ci 478du siècle précédent : le xviie siècle « sest désintéressé du monde matériel et quotidien pour se focaliser sur luniversel, nous faisant passer ainsi de la tradition pétrarquiste des paysages poétiques dun Du Bellay à lépoque de la Renaissance aux apparentes abstractions dun Nicolas Boileau et dun Jean Racine » (p. 11). Or, lhypothèse quavance Jeffrey Peters dans lintroduction de son étude (qui peut sembler paradoxale au premier regard) est que cette « absence apparente de lespace physique dans la représentation littéraire au xviie siècle » signalerait non pas « un rejet » mais plutôt un « dialogue subtil avec […] lévolution des principes dune compréhension cosmologique » (p. 7). Pour incarner cette absence-présence de lespace dans la littérature canonique du grand siècle, Jeffrey Peters a recours à la notion de khôra que développe Platon dans le Timée, ce réceptacle, lieu, ou porte-empreinte (selon la traduction dAlbert Rivaud que citera aussi Derrida) que le philosophe grec compare à un liquide auquel les parfumeurs ôtent dabord toute odeur avant la fabrication dun parfum. Jeffrey Peters définit la khôra comme « le lieu sans lieu [locationless location] où le paradigme devient monde » (p. 13). Cest donc cette idée dun « lieu sans lieu », ce lieu très particulier hors de lespace mais grâce auquel souvre une perspective sur lespace, où advient un événement poétique (au sens deleuzien) qui sera au cœur du concept de l« imagination khôra-logique » pour penser « lart poétique comme un devenir [as a mode of becoming] plutôt que comme un état dêtre [state of being] » (p. 21). Le projet de Jeffrey Peters sinscrit donc, à sa façon, dans une tradition théorique récente – Derrida dans la Pharmacie de Platon (1968) puis surtout dans Khôra (1993), John Sallis dans Chorology (1999), Anthony Vidler dans son très utile article « chora » dans lédition anglophone du Dictionnaire des Intraduisibles (2014) de Barbara Cassin – qui renouvelle cette notion. Dans chacun des six chapitres (qui peuvent se lire séparément), Jeffrey Peters essaie différents rapprochements entre les questions explorées dans lintroduction et un ou plusieurs auteurs du xviie siècle.

Le premier chapitre prend pour objet lArt Poétique (1674) de Boileau, cette œuvre considérée en règle générale comme « un moment canonique » qui « incarne lantimatérialisme profond de la poésie classique » (p. 29), pour en proposer une contre-lecture géographique. Jeffrey Peters part du vers 177 (« Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu »), dont on ne trouve pas léquivalent chez Horace, pour proposer que lArt poétique discute « au fond du et des lieux [place and location] » (p. 30). La poésie, de ce point de vue, serait donc une « cosmogénèse » (p. 31). La célébration de larrivée de Malherbe (« Enfin Malherbe vint… ») en est un bel exemple : si Malherbe « le premier en France, / Fit sentir dans les vers une juste cadence », son apport était aussi dordre spatial : il « Dun mot mis en sa place enseigna le pouvoir », ce qui fait dire à Jeffrey Peters : « Ce quintroduit Malherbe à la poésie française […] cest la notion que le lieu est puissant [place has force], une puissance génératrice grâce à laquelle la poésie devient ce quelle est » (p. 31). Le deuxième chapitre propose des lectures croisées des « Frelons et les Mouches à miel » de La Fontaine et de LÉcole des femmes et la Critique de lÉcole des femmes de Molière. Rappelant lexistence dun écart entre « la matérialité du texte poétique » et « lévénement quest son devenir incorporel comme poésie » (p. 57), Jeffrey Peters sintéresse ici au « pouvoir générateur des écarts […] à la lumière de lapologie gassendienne de latomisme épicurien » (p. 58). Pour lui, la fable de La Fontaine est simultanément un événement cosmologique et une fable « à propos de la fabrication de la poésie [about poetic making] » 479(p. 60). Ce qui compte surtout dans cette fable, souligne-t-il, cest le mouvement « frénétique [frenzied] » des abeilles (p. 65), comme quoi le premier vers (« À lœuvre on reconnaît lartisan ») doit se lire ainsi : on reconnaît lartisan par son labeur (les abeilles sont « à lœuvre », au travail). La deuxième partie du chapitre, sur Molière, avance que « linvention poétique […] a à voir avec […] le problème épicurien de léchelle » (p. 73) et que le théâtre de Molière serait donc « une sorte de chorographie dramatique » (p. 86).

Dans le troisième chapitre, Jeffrey Peters sintéresse à Corneille et surtout à lIllusion comique, une œuvre qui « fait appel à un langage conventionnel de la mise en intrigue géographique [geographic emplotment] qui est généralement – et par nécessité – un concept aristotélicien et, en même temps, un théâtre de la limite, de la frontière, de lécart et de la “souture” [seams] qui donne un pouvoir générateur à ce qui se trouve entre les choses » (p. 104). Le quatrième chapitre, « Racine et la géographie du devenir », postule que « le théâtre tragique de Racine incarne parfaitement les principes contemporains de lespace physique » : « Chez Racine, comme chez les philosophes naturels […] lespace ne décrit pas lemplacement des corps matériels et des mondes ». Il convient de dire plutôt que « sa force poétique décrit des événements en devenir » (p. 115), thèse explorée dans des lectures croisées dAndromaque et de Bérénice.

Le cinquième chapitre, qui traite de lAstrée de DUrfé, est celui où le rapprochement entre la notion de khôra et une œuvre du xviie siècle me semble le plus réussi. Partant de lidée que la géographie pastorale « ne nous dirige pas vers la matérialité réelle dun paysage » (p. 147), Jeffrey Peters souligne comment les paysages pastoraux sont toujours doubles, relevant toujours à la fois « de notre monde » et « dun monde désincarné, marqué par la pureté et linnocence » (p. 151). Il conclut ainsi : « LAstrée se déplie avec la géographie [unfolds with geography] mais sans ressembler à celle-ci. Lœuvre advient avec le monde mais sans limiter. Autrement dit, la topographie et le paysage dans lAstrée sont moins ce qui est représenté dans le langage du roman que lexpression dune nouveauté dans la forme de son devenir [the expression of the new in the form of its becoming], cest-à-dire le roman lui-même, lart comme événement » (p. 173). Le dernier chapitre propose une lecture de la Princesse de Clèves, roman considéré comme « la parfaite expression artistique » des difficultés conceptuelles autour de la relation entre « la littérature et lespace » à lépoque prémoderne (p. 179). Comme dans les chapitres précédents, Jeffrey Peters propose que « cest précisément lapparente absence despace matériel dans [ce livre] qui détermine, encore une fois, le concept de “monde” quil crée et qui détermine aussi un principe dorigination poétique » (p. 181). Tout en reconnaissant (dans une note de fin de volume) que dautres lecteurs ont mis en avant la présence despaces matériels dans la Princesse de Clèves (Michael Danahy, Eva Pósfay, Keren M. Smith), Jeffrey Peters défend bien sa thèse par des lectures minutieuses et convaincantes.

The Written World, dans sa mobilisation parfois surprenante du concept platonicien de la khôra, renouvelle par ses multiples analyses précises notre regard sur la littérature française du xviie siècle. Louvrage est précieux pour qui sintéresse non seulement aux auteurs étudiés, mais à lhistoire de la pensée spatiale et/ou aux origines mêmes de lévénement littéraire/poétique en tant que tel.

Phillip John Usher

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Linda Gil, Lédition Kehl de Voltaire. Une aventure éditoriale et littéraire au tournant des Lumières. Paris, Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2018. 2 vol., 1 454 p.

Il fallait une véritable histoire de lédition de Kehl, une réhabilitation de cette extraordinaire entreprise longtemps méconnue et injustement critiquée. Cette ardente nécessité, il en était régulièrement question chez les voltairistes, mais quel corpus et quelle gageure ! Non seulement repérer, identifier, interpréter des documents dispersés, encore plus abondants quon ne le pensait, souvent difficiles à déchiffrer, mais surtout ensuite synthétiser toutes ces informations pour écrire une histoire en elle-même très complexe, à la fois matérielle, philologique et idéologique. Or cette histoire nécessaire mais impossible à écrire, la voici, détaillée, complète, renouvelant profondément notre connaissance de cette première édition des œuvres complètes de Voltaire qui a déterminé sa réception jusquà aujourdhui. On ne peut quêtre admiratif devant ces 1 454 pages foisonnantes qui ne laissent aucun aspect de côté et qui feront date dans les travaux sur le livre et lédition et dans les études sur lœuvre de Voltaire.

Lhistoire de laventure « industrielle » de Kehl qui constitue la première partie était déjà connue dans ses grandes lignes, mais le dépouillement de documents nouveaux la rend beaucoup plus précise et beaucoup plus complète, jusque dans le détail de la vie des 167 employés dénombrés à Kehl en 1784, en passant par les nombreux débats techniques et typographiques qui la traversent.

Ce sont les deuxième et troisième parties qui constituent à nen pas douter lapport essentiel de cette étude : la mise en lumière du travail éditorial à proprement parler. Généralement invisible – les éditeurs « critiques » nobtiennent que dans le courant du siècle suivant un début de reconnaissance par la mention de leur nom –, ce travail essentiel détablissement et dorganisation des textes, particulièrement important ici puisquil sagit, à partir de textes épars et présentant souvent plusieurs états, de construire le corpus voltairien, était jusquà présent très mal connu. Lidentification précise des protagonistes et lanalyse extrêmement détaillée des pratiques, des choix et des enjeux des longues et complexes opérations éditoriales réalisées pour lédition de Kehl permettent de prendre vraiment la mesure de la singularité et de la valeur de lopération. On sait linvention majeure quest la correspondance publiée en dix-sept volumes après lœuvre : on comprend ici de façon très concrète les longs échanges et les arbitrages dont la collecte et lédition de ces manuscrits inédits ont fait lobjet. Un des apports de ce livre est certainement dans la démonstration de limportance de Condorcet : il est non seulement le rédacteur du paratexte (70 textes préfaciels, 2 260 notes et la biographie de Voltaire du dernier volume), mais son rôle est primordial dans la conception même de cette édition, dans le sens « philosophique » qui lui est donné.

Visant à lexhaustivité, Linda Gil noublie pas les 93 gravures de Moreau le Jeune réalisées pour lédition de Kehl, importantes du point de vue de lhistoire de lillustration, mais, aussi, notamment pour celles qui ont pris une valeur iconique et qui ont été sans cesse reproduites depuis, pour la réception de lœuvre.

Une plus brève quatrième partie décrit notamment, textes souvent inédits à lappui, la violence des attaques du pouvoir religieux et politique contre lédition de Kehl pendant le temps de sa parution : un utile rappel de la puissance et des implications de cette œuvre, que lédition révèle et magnifie.

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Ces deux volumes comprennent tant dinédits et dinformations nouvelles quune seule lecture ne peut en épuiser lintérêt. Leur fécondité se révélera à mesure que les historiens du livre et de lédition et les spécialistes de Voltaire et des Lumières sen empareront, ce quévidemment ils ne manqueront pas de faire.

François Bessire

Maxime Foerster, The Politics of Love. Queer Heterosexuality in Nineteenth-Century French Literature. Durham (N. H.), University of New Hampshire Press, 2018. Un vol. de 240 p.

Dans Politique de lamour : Hétérosexualité queer dans la littérature française du xixe siècle, Maxime Foerster relit le romantisme et le décadentisme (decadence) – la culture fin de siècle – à partir de la notion de trouble dans lhétérosexualité (heterosexual trouble) vue comme caractéristique de ces deux mouvements littéraires du xixe siècle en France. Les textes étudiés présentent, pour lauteur, des couples hétérosexuels qui ne se conforment pas aux normes hétérosexuelles de leur société. Ils révèlent ainsi les failles du modèle hétéronormatif lui-même. Le point de départ est très clairement formulé : « ce livre part de lhypothèse que le trouble dans lhétérosexualité donne pour mission au romantisme et au décadentisme français dexpérimenter avec la féminité, la masculinité, la sexualité, en réaction contre linstallation en France dun ordre patriarcal au cours dun siècle tumultueux marqué par les révolutions et les contre-révolutions » (p. 2, nous traduisons). La notion de trouble dans lhétérosexualité, associée à des formes queer de lhétérosexualité, intéressante et, en soi, prometteuse, est explorée en deux parties quasi-chronologiques : « Romanticism and the Reinvention of Love » – Le Romantisme et la réinvention de lamour – et « Decadence and the Refinement of Perversions » – Décadence et raffinement des perversions. De fait, certains développements sont très stimulants, comme la révision implicite des clichés sur la masculinité romantique (par exemple les larmes masculines) (ch. 1, « Heterosexual Trouble. Female Authors »), lanalyse du personnage de la femme dandy (dans Le Bonheur dans le crime et Le dessous de carte dune partie de whist de Barbey dAurevilly ; ch. 4. « The Female Dandy ») ou la lecture de Mademoiselle Bistouri de Baudelaire et La Jongleuse de Rachilde comme parodies du couple médecin et patiente (ch. 5 : « A Decadent Couple. The Male Doctor and the Female Patient ») à partir dun rappel du développement du discours de la sexologie.

Toutefois, louvrage ne remplit quimparfaitement les attentes que le projet suscite, tout dabord du fait de sa conception densemble. Lintroduction, malgré des formulations solides (comme, p. 33, « Je soutiendrai que, lorsquil sagit des concepts damour, de genre [gender] et de sexualité, les romans romantiques et décadents français sont des dialogues socratiques qui ont déconstruit la domination masculine, remis en question la différence sexuelle et résisté à la normalisation hétérosexuelle »), est démesurée (40 p. sur 195 de texte). Certes, elle pose le lien entre romantisme et décadentisme, mais elle propose un résumé des chapitres, et même de la conclusion, qui lui donne plus lallure dune proposition de manuscrit, que douverture du volume publié, impression renforcée par la récurrence de laffirmation que le volume apportera une contribution originale au champ dans lequel il sinscrit. Le volume est très déséquilibré (96 p. pour la première partie, et 48252 pour la seconde), ce qui peut résulter du choix, contre-productif vu lambition globale de louvrage, détudier quelques textes lun après lautre, au lieu de choisir une méthode comparatiste qui permettrait de mettre en valeur un noyau commun de trouble dans lhétérosexualité et des spécificités. Dans la première partie, Maxime Foerster fait en outre le choix de diviser son corpus (limité à quelques textes) à partir du critère de genre (auteurs femmes puis auteurs hommes), sans que la nécessité en apparaisse clairement. Il sagit de vérifier si la résistance aux normes, identifiée chez Staël et Sand, est conditionnée par le genre de lautrice ou sil sagit dun fait dépoque, doù létude de Constant, Musset, et Gautier – le bref ch. 3, « Unnatural Heterosexuality », fait office de synthèse et pose que lintuition initiale est vérifiée. La démarche ne permet pas de déterminer si le trouble dans lhétérosexualité est réellement spécifique à lépoque, ou sil sagit de la résurgence périodique dun phénomène récurrent. LaPrincesse de Clèves, par exemple, présente une héroïne, dont le parcours fut (et reste) perçu comme une infraction aux normes. Le dernier chapitre privilégie, dans des analyses dailleurs intéressantes, les textes qui mettent en œuvre des variantes du docteur (chez Baudelaire ou Rachilde). Mais quen est-il de tous les textes contemporains où le personnage masculin nest pas une variante du docteur ? Le lexique médical circule, avec pour effet principal daccompagner la destruction du personnage féminin (Le Lit 29 de Maupassant, Lincomprise de Villiers de LIsle-Adam, etc.). Si La Femme aux lèvres rouges de Lorrain suggère les limites du modèle proposé, cest peut-être que dautres paradigmes seraient ici pertinents : le vampire femelle, la reine implacable (La Reine Ysabeau de Villiers), et la prostituée, figure prégnante de la littérature fin de siècle… Ces paradigmes permettraient aussi de prendre en compte la dimension sociale, qui nest jamais vraiment examinée – rien nest dit de lopposition entre Hauteclaire, et la première comtesse de Savigny, gardienne de laristocratie. Une réflexion intersectionnelle aurait aidé à évaluer limpact de la classe sur le trouble dans lhétérosexualité. La référence au rejet de la logique reproductive dans No Future de Lee Edelman (p. 116 et 129), pertinente en soi, aurait été encore plus adaptée ici. Alors que la Corinne de Staël sattache à Juliette, fille de Lucie et dOswald, laffirmation dHauteclaire chez Barbey – « Je nen veux pas… Les enfants … sont bons pour les femmes malheureuses » – formule le rejet de lEnfant chez cette nouvelle comtesse sans généalogie aristocratique.

La bibliographie est riche et souvent éclairante. Il y a pourtant des absences, en particulier pour la représentation/construction des genres (vu les thématiques, Maugue, LIdentité masculine en crise au tournant du siècle, 1987 ; Halberstam, Female Masculinity, 1998 ; Banoun et al., Fictions du masculin, 2014, pour ne citer que quelques exemples). À propos de Sand, « Emphasis Added… » (PMLA, 1981), où N. Miller pose, elle, explicitement la question théorique et idéologique du genre de lauteur, et, sur le/la dandy, The Aristocrat as Art : … the Honnête Homme and the Dandy in 17th- and 19th-Century Fiction de D. Stanton (1980) auraient, quoique déjà anciens, permis daborder une dimension négligée dans The Politics of Love : la généalogie des normes et des dissidences. Ces travaux de féministes américaines auraient sans doute empêché détranges généralisations fantasmatiques comme : « une féministe dirait que les femmes sont malheureuses dans les romans romantiques parce que… » (p. 36-37). La datation des sources par la seule date de lédition utilisée est fort problématique. On peut sourire devant « 2006 » pour Corinne ou « 2000 » pour Delphine, parce que la discussion replacera Staël dans son 483temps. Aucune précision dédition (cest la 2e) ne vient éclairer la mention « 1820. De la littérature dans ses rapports avec les institutions… » (sic). Lorsquil sagit de situer lapparition au xixe s. du faux secret du « désir homosexuel réprimé dans le lien homosocial » (p. 37), Claude Gueux de Hugo est daté « 1995a » (traduit en 1894 !) sans que ne soit nulle part indiquée la date de première publication, ce qui rend difficile la compréhension de la chronologie que lauteur essaie de construire.

On retiendra de The Politics of Love de stimulantes analyses de textes du xixe siècle qui mettent en avant un concept opératoire prometteur, le trouble dans lhétérosexualité, dont on espère que lauteur les poursuivra en articulant plus fermement trouble dans lhétérosexualité et trouble dans le genre.

Pierre Zoberman

Philippe Hamon, Rencontres sur tables et choses qui traînent. De la nature morte en littérature. Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2018. Un vol. de 256 p.

Lessai de Philippe Hamon, comme il le rappelle du reste en Préambule, est lamplification dun article, « Une nature morte littéraire : lexemple de LÉducation sentimentale », publié dans un numéro spécial de la RHLF (2018, no 2) consacré aux rapports entre « Littérature et nature morte au xixe siècle ». La « conclusion provisoire » de larticle affirmait quil était sans doute « difficile de conclure à lexistence et à la spécificité dune forme, dune figure, dun type (formel) ou même dun genre de la nature morte en texte littéraire » si ce nest comme « simple variable économique de description » caractérisée par un « effet pictorialiste ». La conclusion définitive de cet essai consistant et structuré en onze chapitres tend pourtant à la même aporie (p. 245) à quelques nuances près : ce serait peut-être une « forme » (p. 245), même « une forme stylistique : une petite description » (p. 197), ou un « topos » (p. 248), mais de toute façon un « sous-genre » du descriptif, coincé dune part entre la scène dintérieur et la restriction sur un simple effet de réel ou sur un détail fonctionnel ; et dautre part, entre « la mise en liste » et « la mise en récit de la description homérique » (p. 146 et 247). Cependant – cause ou conséquence dune telle conclusion ? – le projet de lessai se distingue par son champ dinvestigation. Malgré son titre, il sagit moins dans cet essai de sintéresser à linstauration de la scène de genre « nature morte » dans lesthétique et la poétique littéraires que den faire le cas despèce dun ensemble plus vaste : « il sagirait desquisser la construction dune branche annexe de la Poétique, ou de la Rythmologie générale, une Poétique des groupes, ou des ensembles, ou une Syn-thétique générale des objets en littérature, du personnel des choses », comme pendant du « personnel du roman » (p. 71). Lessai propose ainsi un élargissement considérable du champ de recherche, « la nature morte étant un groupement de petites choses rapprochées dans un petit espace » (p. 83). Lessai porte bien en effet sur cette question des modes de groupements dobjets, notamment et surtout industriels auxquels lauteur réserve du reste ses plus belles pages (on pense par exemple à cette distinction féconde entre le moule et le cachet) : « un effet de groupe ou un effet de groupement avec ou sans principe de symétrie, de synergie, de synonymie, de syncrétisme ou de symbolisme à la clé, avec ou sans syntaxe dans lagencement des mots dans la 484phrase, est sans doute nécessaire pour que se crée un effet-nature morte » (p. 157). Ainsi, la nature morte serait à la fois « thèse » mais aussi « synthèse », « position » (chapitres iv et v) mais aussi « composition » (chapitre vi). Le cœur de lessai semble définir les deux points importants aux yeux de lauteur au sujet de cette poétique des groupements de ce type : « la nature morte est dabord chose posée et cadrée » (p. 110). Le premier élément, cest donc lexposition, le « support », le plan horizontal : la table avec toutes ses connotations religieuses possibles – cène, autel, reposoir, le comptoir, la boîte ouverte et bien sûr et surtout la vitrine, la boîte et létalage auxquels Philippe Hamon consacre du reste tout un chapitre. Le second élément porte donc sur la composition. Lauteur imagine alors une sorte de Synthétique générale aux allures systématiques : groupement syncrétique (hétéroclite : la liste), synonymique (homogène : le paradigme), symétrique (la forme prime sur le contenu), symbolique (le sens prime sur lapparence), synergique (le tableau ou la description dun champ dactivité). En dehors de ces deux éléments fondamentaux, lauteur définit plutôt la nature morte littéraire comme une forme labile et indéterminée dont la problématique semble davantage encore la circonscrire dans un champ de rapports de forces parfois contradictoires. Ainsi, elle est appréhendée comme une forme en tension, entre inflation (létalage) et déflation (le détail), entre sur-composition (pyramides, symétries) et sous-composition (la liste, le bric-à-brac), entre mise en récit et mise en liste, entre lintime et linfime, aussi (chapitre vii, notamment p. 73). Sa fonctionnalité (chapitre viii) est ainsi tout autant problématique, entre effet de réel et effet de sens induit par le genre, lhorizon dattente du lecteur ou lorganisation actantielle : « il ny aurait donc pas de nature morte pure, autonome, en littérature dans la mesure où la quête de sens pour et par le lecteur ne fait jamais relâche, ne se suspend, elle, jamais » (p. 183). Le chapitre sur les « questions desthétique » justifie un triple parti-pris (annoncé dès le premier chapitre), non plus dextension du champ de recherche mais bien plutôt de réduction du corpus détude à lesthétique réaliste et naturaliste, à la seconde moitié du xixe siècle (Balzac faisant exception mais aussi repoussoir) et au genre du roman de mœurs. La nature morte littéraire en régime réaliste serait le modèle idéal : goût de lépoque pour lobjet prosaïque, idéologie positive voire matérialiste, conscience de limportance du milieu comme élément déterminant voire déterministe. La nature morte réaliste, éclectique (voir p. 209), sopposerait ainsi à deux tendances précédentes du romantisme : le pittoresque, le sublime.

On peut donc évaluer ce geste critique comme une réduction du champ tout autant que comme une extension de lobjet de recherche. Dans les deux cas, ce nest pas sans conséquence pour définir comme le titre lindique « la nature morte en littérature ». Le champ dapplication se réduit au réalisme comme âge dor de la nature morte au détriment du pittoresque, romantique par exemple (p. 21), mais aussi au détriment des natures mortes spéculatives, discursives ou poétiques par exemple. Il est sans doute dommage davoir réduit le corpus à une seule esthétique alors que lobjet en lui-même la débordait en amont et en aval. Mais il est vrai que la culture de lauteur relative à cette période pouvait aisément combler cette lacune dautant plus quelle était assumée. En revanche, il est plus difficile de justifier lextension quasi indéfinie que subit lobjet de lessai, sans doute précisément à cause de cette polarisation sur une époque et une esthétique qui voit lobjet manufacturé puis industriel supplanter ce quon appelait auparavant linanimé cest-à-dire la nature morte au sens propre. De fait, lextension de la 485définition fait que la nature morte en vient à désigner les portraits, les personnages mêmes, les notations descriptives, les descriptions de bâtiments. Le projet critique montre là son ambiguïté et ses limites : sil sagit de travailler sur les modes de liaison dans les groupements dobjets, il est sans doute gênant de parler de nature morte. De fait, il semble quun fait majeur de cette « forme » ait été négligé, sans être pour autant inconnu, cest précisément son origine picturale. Lauteur bien évidemment en fait mention mais sans en faire un élément déterminant : il parle alors deffet nature morte ou deffet picturalisant. Un chapitre est même consacré à cette écriture quasi ekphrastique : « La nature morte en action ». Pour autant, chercher des traces sans remonter au geste inaugural, nest-ce pas se priver dune particularité qui en fait loriginalité ; en dautres termes, pour reprendre ceux de lessai, nest-ce pas réduire le « cachet » à un « moule » ? Toute nature morte, contrairement à la simple description dobjets, est sans doute le fruit dune double mimesis, dune mimesis redoublée, une « mimesis formelle » (M. Glowinski) encadrant ainsi la mimesis référentielle. La nature morte littéraire est sans doute autant le geste que la trace de cette « instauration » (E. Souriau).

Yvon Le Scanff

Annick Ettlin, Le Double discours de Mallarmé. Une initiation à la fiction. Genève, Ithaque, « Theoria Incognita », 2017. Un vol. de 352 p.

Comme lindique le texte liminaire présentant lesprit de la collection « Theoria incognita », dirigée par Jérôme David, qui accueille cet essai issu dune thèse de Doctorat soutenue à lUniversité de Genève, « la théorie est à nouveau le risque que doit prendre aujourdhui la critique pour explorer le présent ». De fait, le livre alerte et combatif dAnnick Ettlin se présente demblée, de manière très affirmée, dans le sillage dYves Citton, comme une « lecture actualisante » de Mallarmé, qui consiste à prendre le « risque » de la rime des siècles, et donc à ne pas craindre le reproche attendu de « lanachronisme ». Il convient de souligner ce parti pris méthodologique, assez rare dans les études universitaires, dominées comme lon sait par le modèle de lherméneutique philologique, et son corolaire obligé, le primat de lintentio auctoris sur lintentio lectoris. On postule donc ici une analogie, une continuité, voire une identité – la chose nest pas clairement diagnostiquée – entre la « crise de vers » des années 1880-1890 et la « crise des études littéraires » des années 2000-2010 (p. 138), avec lidée que la voix de lauteur de La Musique et les Lettres doit être ajoutée à celle des William Marx (LAdieu à la littérature, 2005), des Jean-Marie Schaeffer (Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ?, 2011), que Mallarmé fournit des réponses à nos questions, et donc que la question de Mallarmé est notre question. Annick Ettlin lit Mallarmé avec une idée de la poésie dominante dans un long « aujourdhui » anti-structuraliste, définie par sa fonction sociale plus que par sa forme verbale, par son action et son effet plus que par ses constantes, par son statut de « discours » (p. 34) et non de « texte ». Les alliés viendront alors des courants « pragmatistes » de lesthétique américaine (Dewey, Shusterman), convoqués comme cautions dans le « prélude », sans nourrir pour autant un discours dappui dans le développement de la thèse : « il sagit dapprendre aujourdhui à faire autre chose avec la poésie de Mallarmé, de déplacer ses usages » (p. 19).

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Cependant, le véritable adversaire explicitement visé ici par cette lecture qui se veut décontextualisante-recontextualisante nest pas la philologie, souvent mise à contribution dans les faits, mais la tradition des interprétations de Mallarmé minée par trois impasses, celles-là même que le Todorov de La Littérature en péril (2007) pouvait associer, entre autres, à lauteur, attaqué, du Coup de dés : lessentialisme, le formalisme, le nihilisme. Le Mallarmé construit dans ses pages, « pragmatiste », souvent « malicieux » (p. 255), parfois « cynique » (p. 244), toujours présent mais « dissimulé » (p. 116-127), sera surtout fictionnaliste, « mystagogue » (p. 192), « mythographe » (p. 232), Maître de fiction comme il y eut en Grèce des « Maîtres de vérité », à ceci près que vrai et faux cessent justement de sopposer : « la littérature est à la fois vérité et mensonge » (p. 177). Cest à ce niveau que prennent place les idées d« initiation » et de « double discours », notion se substituant au fameux « double état de la parole ». Dans les Divagations, et en particulier dans La Musique et les Lettres, mais aussi dans les Poésies, dans les notes du « Livre », il faudrait mettre en avant un double mouvement permanent de désacralisation et de re-sacralisation, de démystification et de re-mystification, de « démontage impie » et de remontage pieux : « Si Mallarmé profère donc un adieu décisif à lAbsolu littéraire, cest pour mieux reconquérir son simulacre et en révéler le potentiel » (p. 338). Même sil y a longtemps que lon associe cette œuvre à une démarche mystificatrice, du vivant du poète jusquà Sartre voyant en lui un « mystificateur triste », Annick Ettlin, déployant de chapitre en chapitre toutes les harmoniques du « Glorieux mensonge » de la poésie, repose ce problème de manière tout autre, novatrice, et le réévalue en mettant en avant sa part de transgression comme de construction. Il faut renvoyer au détail du livre pour lampleur de largumentation. Disons que Mallarmé, poète-penseur des fictions utiles, nécessaires et indépassables, doit être défini comme celui qui interroge toutes les composantes de « lexistence littéraire » envisagée comme magie sociale, phénomène de croyance, « superstition » (p. 190).

Le geste critique « risqué » consistera à renverser ce qui est présenté de manière assez floue et non historicisée comme « doxa moderniste » (p. 33 et passim), amalgamée hâtivement à « lavant-gardisme » (p. 29), en relisant autrement les mots du poète transformés en mots dordre par une certaine histoire de sa réception : « disparition élocutoire » dun côté, « universel reportage » de lautre. Dans un même ordre didée, le livre sattaque aux « mythes » de la « fin de la littérature » et de la « mort de lauteur », tout en contestant le tropisme funèbre de cette poésie (« Paroles de vie, paroles, de mort », p. 234-252). On notera ici une certaine convergence dépoque entre lessai dAnnick Ettlin et celui dArild Michel Bakken (La Présence de Mallarmé, Champion, 2018), qui tous deux réincarnent cette poésie en contestant le doxa de la « mort de lauteur », en exhumant tout un répertoire de postures et dethos, situés entre personnalisation et impersonnalité. Luniversitaire suisse entreprend de relire ainsi de manière fine tout un pan négligé du corpus, mais fondamental ici pour cette démonstration portant sur les « fictions dauteur », à savoir la pratique des « médaillons » et des « portraits en pied ».

Malgré une théorisation de lidée de « fiction » qui reste assez succincte, jouant rapidement Searle-Schaeffer contre Dorrit Cohn (p. 167), mais ne prenant pas véritablement en compte lhistoire du mot au sein des différentes traditions, esthétique mais aussi socio-politique, juridique et monétaire ; malgré certaines contradictions méthodologiques qui aboutissent à un flottement entre « lecture actualisante » et contextualisation philologique évoqué sous forme de « paradoxe » (p. 35) dans le 487« Prélude », à nos yeux difficilement tenable ; en dépit de certaines pétitions de principe peu argumentées – Mallarmé ferait dans « Magie » un « double pied de nez » à Huysmans (p. 195) – ou dune tendance à surinterpréter certains textes en tombant dans larbitraire dune allégorèse forcée – le « très blanc ébat » de « Salut » renvoie « sans mal à la poésie pure dont la fin du siècle sentichait » (p. 199), quand la « verrerie éphémère » de « Surgi de la croupe et du bond… » devient image du « flacon dune poésie issue de la pensée de lart pour lart » (p. 212), cet essai revigorant, parfaitement informé des principaux acquis de la critique mallarméenne récente, a le mérite dajouter une pièce au procès, intenté depuis déjà quarante ans contre les méfaits des lectures catastrophistes ou autoréférentielles de lœuvre, depuis le Mallarmé de Daniel Oster, antidote à Blanchot, et celui de Bertrand Marchal, qui a proposé la première archéologie systématique de lidée de « fiction » dont ce livre reste bien évidemment redevable, sans parler de celui de Jean-Pierre Richard. Même si le fait de fonder cette démonstration dense, forte dambitions spéculatives, sur lidée que Mallarmé a voué sa vie à une « défense de la poésie » (p. 201, et passim) peut sembler très générale, et que la démarche visant, au nom dun renversement dune doxa critique, à semer partout le soupçon et à traquer constamment lironie, sexpose au « risque » de la surinterprétation, on ne peut que souscrire à la ligne directrice du livre, qui entend ne plus séparer éthique et esthétique, action sociale et action poétique, quitte à retrouver, paradoxalement, à lencontre de ses propres dires, la grande définition de « lavant-garde » développée par Peter Bürger, à savoir la « réorientation de lart dans la vie concrète » (Théorie de lavant-garde [1974], Questions théoriques, 2013). Lidée de la poésie défendue par Annick Ettlin à travers Mallarmé nous est salutaire, parce quelle donne tout son poids à un mot contemporain, et mallarméen : « sauvegarde ».

Thierry Roger

Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes. Tome IV – 1888-1891. Édition critique par Jean-Marie Seillan, avec la collaboration dAlice De Georges. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2019. Un vol. de 1128 p.

Le projet des Œuvres complètes de Joris-Karl Huysmans aux éditions Classiques Garnier est la première entreprise éditoriale de cette ampleur depuis celle de Lucien Descaves parue chez Crès entre 1928 et 1934. Avec des tomes de plus de mille pages et un appareil critique abondant (introduction, chronologie, notices, notes, variantes, bibliographie, annexes, index, etc.), cette édition savante sadresse résolument aux spécialistes. Elle se démarque en cela dautres rééditions récentes, qui ont davantage pour but de faire connaître lœuvre de Huysmans à de nouveaux publics : signalons, en 2019, Le Drageoir aux épices suivi de Croquis parisiens (éd. Jean-Pierre Bertrand) dans la collection Poésie/Gallimard et les Romans et nouvelles (éd. André Guyaux et Pierre Jourde) dans la Bibliothèque de la Pléiade.

La volonté qui anime Pierre Glaudes et Jean-Marie Seillan de proposer une édition de référence de lœuvre huysmansien entraîne nécessairement une certaine lenteur dans la publication des dix tomes prévus ; après le tome I paru en 2017 (voir le compte rendu de Marc Smeets dans la RHLF, no 4, 2018, p. 986-987), le second volume à voir le jour est le tome IV (2019). Couvrant les années 1888 à 1891, il 488souvre sur La Retraite de M. Bougran (nouvelle restée inédite jusquen 1964, ici éditée par Alice De Georges) et contient, outre le recueil de critique dart Certains (1889) et le roman Là-bas (1891), divers textes parus dans la presse : critique littéraire et artistique, croquis et chroniques. Des annexes reproduisent également des écrits que Huysmans ne destinait pas à la publication : correspondances, notes et brouillons éclairant la genèse de Certains comme de Là-bas – documents inédits ou, du moins, raretés connues des seuls initiés.

Lintroduction érudite de Jean-Marie Seillan conjugue habilement éléments biographiques et éclairages contextuels pour nous faire connaître et comprendre le Huysmans de ces années-là. Car cest bien de cela quil sagit, dans ces Œuvres complètes organisées chronologiquement : en lieu et place des clichés qui figent Huysmans dans diverses postures successives et apparemment contradictoires (le naturaliste fervent, lesthète décadent, le catholique converti, etc.), cette édition sefforce de redonner son unité à lœuvre de lécrivain, sans en gommer la complexité ni en masquer lévolution.

Et dans cet ensemble, le tome IV occupe une place stratégique car la période 1888-1891 constitue une charnière : le recueil Certains paraît clore une étape, celle où lécrivain croit au réalisme et sintéresse à lart de son temps, tandis que le roman Là-bas semble initier un virage, vers le passé médiéval et vers le naturalisme spiritualiste. En effet, Certains est demblée conçu par Huysmans comme « le complément » (lettre à Destrée, fin septembre 1889) de LArt moderne, premier recueil de critique dart publié en 1883, alors que Là-bas voit la première apparition du personnage de Durtal, double de lauteur qui nen voudra plus dautre dans ses romans ultérieurs. Mais Jean-Marie Seillan fait le postulat quil ny aurait pas de solution de continuité entre les deux ouvrages : désireux de « sinterroger sur les conversions de toutes sortes qui y sont perceptibles » (p. 8), il montre quil sagit moins dun revirement que dune maturation.

Dans Certains, il lit tout ce qui annonce et prépare Là-bas et observe comment deux textes, « Félicien Rops » et « Le Monstre », « se singularisent par lapprofondissement de deux thématiques, lérotisme et la tératologie, appelées à occuper une place considérable dans le roman dont ils suspendent et préparent la rédaction » (p. 23-24). Faisant surtout de « Rops », dont il livre une analyse des plus abouties, lune des clefs de voûte de lœuvre huysmansien, il met en lumière « les échanges permanents qui ont lié le volume de critique dart et le roman en gestation » (p. 835).

Enfin, son introduction de Là-bas, véritable essai dune centaine de pages, donne à lire tant « létonnante nouveauté formelle du roman » que « la diversité de ses sources et lextrême richesse de ses interrogations » (p. 396). Développant largement la genèse de lœuvre ainsi que ses implications poétiques (au plan générique comme stylistique), Jean-Marie Seillan explore la pensée de Huysmans dans toutes ses ramifications philosophiques et idéologiques, esthétiques et épistémologiques, théologiques et anthropologiques – offrant ainsi lédition critique définitive qui manquait encore à cette œuvre maîtresse.

Aude Jeannerod

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Henri de Régnier lecteur de l histoire. Tel qu en songe (Cahiers publiés par la Société des Lecteurs dHenri de Régnier), no 4, 2018. Un vol. de 136 p.

Avec le quatrième numéro des Cahiers, la Société des lecteurs dHenri de Régnier poursuit son travail de mise en valeur de lœuvre abondante de lécrivain en consacrant un dossier à son rapport à lHistoire. Sont ainsi sélectionnés un certain nombre darticles et de chroniques inédits parus dans les journaux Le Gaulois ou Le Figaro où il tenait un feuilleton hebdomadaire et qui soulignent le grand intérêt que Régnier portait à lHistoire, non seulement en tant que matière romanesque, mais aussi et surtout en tant que discipline. Après une introduction de Pierre Lachasse sur « Henri de Régnier lecteur de lhistoire », les Cahiers regroupent ces chroniques en trois sections. La première isole trois études parues dans Le Gaulois entre 1899 et 1903 sur trois historiens : Jules Michelet, Gabriel Hanotaux et Louis Gosselin, dit G. Lenôtre. La seconde partie réunit les nombreuses chroniques du Figaro consacrées à lHistoire, à travers des comptes rendus dessais, et parues entre 1920 et 1933. La dernière partie regroupe des articles dans lesquels Régnier sessaie à son tour à lHistoire autour de lieux. Le dossier est complété par deux textes de Luis Seabra et Bernard Quiriny qui, eux-mêmes écrivains, se livrent à leur expérience de lecteurs de Régnier.

Pierre Lachasse souligne limportance de lHistoire pour Henri de Régnier. Si dans ses « romans historiques », pour reprendre lexpression dAndré Guyaux, le matériau historique est exploité à des fins poétiques, son intérêt pour lHistoire dépasse la simple documentation romanesque. Lecteur assidu des livres dHistoire, il construit une réelle réflexion sur le xviiie siècle, mais aussi sur dautres périodes. Ses lectures témoignent de louverture et de la variété de ses centres dintérêt. Il se penche autant sur les héros que sur les personnages méconnus, sur toutes les époques, classes sociales et familles de pensées. Et surtout, il sinterroge avec pertinence sur la méthode historique et ses évolutions, sintéressant à la fois aux historiens et à la question des sources. Pierre Lachasse souligne également lintérêt des textes journalistiques de Régnier, qui associent grande rigueur, exactitude et qualités littéraires de lécrivain.

Chez les trois historiens auxquels il consacre des articles approfondis, Jules Michelet, Gabriel Hanotaux et G. Lenôtre (Louis Gosselin), les qualités dhistorien sont associées pour Régnier aux qualités humaines et littéraires. Il insiste particulièrement sur leur capacité à donner à voir et à porter attention aux détails ou aux aspects cachés de lHistoire. Chez Michelet, humanisme et patriotisme se mêlent harmonieusement, tandis que Hanotaux sait « voir » et que Lenôtre allie lexactitude de lhistorien à lart de lécrivain.

Ces trois figures reviennent régulièrement dans les chroniques. Dans son feuilleton pour Le Figaro, Régnier sattarde sur les évolutions de la science historique et ses méthodes (que ce soit la prise en considération des archives privées ou le développement de la notion de « géographie humaine »), sur lidée de nation, sur Louis xiv et la Révolution française, mais aussi sur le féminisme, Napoléon ou la première guerre mondiale. Cette variété des sujets montre que lintérêt de Régnier pour lHistoire va bien au-delà de son goût pour limaginaire historique. Il cherche chez les historiens une vérité, une vision de lHistoire qui permette de comprendre les événements du passé en associant lexactitude, la pertinence des documents et la clairvoyance psychologique. Le bon historien sait voir et donner à voir, et en cela il est proche de lécrivain.

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Ce numéro des Cahiers est donc intéressant à plus dun titre : tout en explorant un aspect relativement peu étudié de lécrivain académicien, il ouvre une perspective riche sur la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle qui dépasse le cercle des amateurs dHenri de Régnier. Il faut donc saluer le travail de ces sociétés décrivain qui mettent leur érudition au service de la communauté des chercheurs, mais aussi dun plus large public de curieux. On lit avec plaisir certaines chroniques de Régnier qui se livre brillamment à lart de la chronique. Dautres, plus artificielles, déploient un lyrisme patriotique moins heureux, mais ancré dans lépoque. Cependant, cest bien une voix décrivain, personnelle et poétique, qui se dégage de lensemble de ces textes et en fait tout lintérêt.

Alexia Kalantzis

André Job, Giraudoux. Lhumanisme républicain à lépreuve. Paris, Michalon, « Le bien commun », 2019. Un vol. de 128 p.

Ce court essai écrit dune plume alerte veut expliquer pourquoi, après avoir été fêté et admiré, Giraudoux est aujourdhui mal aimé. Cest un post-scriptum au Dictionnaire Giraudoux (Honoré Champion, 2018) recensé ici même en mars 2019 et dont André Job a été un des deux maîtres dœuvre et le principal contributeur.

Giraudoux a exercé un magistère dans les années 1930. À lexception de La Folle de Chaillot aujourdhui reçue comme une fable écologiste, son œuvre sest éloignée. Poète dun monde disparu, il est pour toujours « un écrivain dAvant-Guerre ». Son goût des mots desprit a nui à lexpression de sa pensée. « Toute lalchimie de lœuvre se résume à cette tension entre la faillite des idéaux et la nécessité de réenchanter le monde ».

Deux textes effectivement indéfendables sont larbre qui cache la forêt. André Job montre que les procès intentés à Giraudoux par les Bernard-Henri Lévy, Jean-Claude Milner, Michel Onfray et alii reposent sur des citations tronquées et déchronologisées. Jacques Body évoquait « lantienne des ignorants ». Cest, au-delà de lécrivain presque officiel, avec une Troisième République et avec la littérature des années trente quils règlent leur compte. Peu importe que les figures juives de Bella et Eglantine soient traitées avec empathie ou que le commissariat général à linformation se soit préoccupé de laccueil des réfugiés. Amalgamer Giraudoux avec Drieu la Rochelle et Brasillach, cest oublier que, dans la France occupée, lauteur de Siegfried sest gardé décrire la moindre ligne en faveur de lAllemagne nazie, de lEurope nouvelle et du front antibolchevique. Lécrivain-journaliste, lessayiste avait pointé les défaillances de la république. Il avait toujours « détesté ce qui divisait la nation ». Il comptait non pas sur les partis extrémistes de droite et de gauche mais plutôt sur des technocrates éclairés et sur les femmes, alors exclues du suffrage universel, pour moderniser la société et les institutions.

Le livre ouvre des pistes de recherche. Les rapprochements effectués avec Rousseau, Nietzsche, le Freud de Malaise dans la civilisation, Péguy et même Lévinas méritent dêtre creusés. Lœuvre de Giraudoux, avec ses ambiguïtés et ses complexités, doit être relue sans préjugés. Une histoire de sa réception critique simpose.

Jeanyves Guérin