Aller au contenu

Classiques Garnier

Comptes rendus

451

Le Musée de la Littérature de 1937,
lieu de transmission de lhistoire littéraire

Marie-Clémence Régnier1

En 2015, Nadja Cohen et Anne Reverseau ont publié un Petit musée dhistoire littéraire (1900-1950). Dans ce « musée pour lire2 », les contributeurs ont rassemblé 51 objets emblématiques de chaque année concernée et dautant daspects de lhistoire littéraire (par exemple des modes de transports pour penser le futurisme). Pour sa part, Anneliese Depoux a interrogé la manière dont la figure de lécrivain, les institutions littéraire et scolaire sont médiatisées par la muséographie au sein de la maison-musée de Joachim du Bellay3. À partir des réflexions fondatrices de Philippe Hamon sur les liens complexes associant littérature et musée, A. Depoux a mené une riche analyse sur la manière dont le musée expose, construit et transmet la littérature. « Musée de lÉcole », où lœuvre de du Bellay se donne à lire le temps dune visite, « séance de lecture » structurée autour de médiations muséographiques exposant le texte et reprenant implicitement les canons de lenseignement littéraire scolaire (contextualisation dans lhistoire sociale et littéraire, focalisation sur des figures dauteur « représentatives », récitation et explication dun texte…), la maison du Liré concourt, à la manière dun manuel scolaire réifié, à la mise en espace, en image et en récit de la littérature au musée.

Croisant ces réflexions pour penser la complexité des liens entre musée et histoire littéraire, le présent article sarticule également à deux numéros de 452revue : un numéro spécial de la revue Interférences littéraires4 et un numéro de la Revue dHistoire littéraire de la France sur les « maisons décrivain et lhistoire littéraire ». Dans lintroduction au numéro, Sylvain Menant écrit « vouloir comprendre quel rôle les maisons décrivain peuvent jouer dans notre tâche dhistoriens de la littérature5 » . Et de sinterroger : « [E]n quoi sont-elles, ou peuvent-elles être utiles pour compléter notre connaissance et notre compréhension de la personnalité, du destin, du milieu, des idées, et surtout de lœuvre des écrivains, du processus de sa création et de sa signification6 ? »

À partir de ces travaux, le présent article montrera comment le musée peut être considéré comme un acteur à part entière de la construction, de la transmission et du renouvellement de lhistoire littéraire dans un dialogue original avec les institutions scolaire et universitaire. Un cas détude sera envisagé : le Musée de la Littérature qui a ouvert ses portes en 1937 à loccasion de lExposition internationale de Paris. Ce musée nest pas le premier à se confronter au problème de lexposition de la littérature7, mais il développe une réflexion explicitement consacrée à la question, à une époque où lhistoire littéraire de Gustave Lanson cristallise débats et tensions dans le monde de lenseignement littéraire8.

À la différence des approches historiques et anthropologiques conduites par Justine Delassus9 et par Claire Bustarret10, lanalyse sappuie sur des problématiques dhistoire littéraire. Elle vise à dégager le paradoxe sur lequel repose le Musée, écartelé entre lapproche lansonienne de lhistoire littéraire et lapproche valéryenne de la littérature. Nous verrons que le compromis adopté entre ces deux positions résulte en une formule muséographique contrastée entre monumentalité de lécriture par lexposition iconique du manuscrit dun côté et, de lautre, référence visuelle à la formule qui structure alors lenseignement des lettres, « lhomme, sa vie, son œuvre ». Après une présentation générale des 453enjeux que pose le musée en matière dhistoire littéraire, lanalyse adoptera la forme dune visite à travers quelques sections du musée.

Origines et enjeux du MusÉe de la littérature

Inauguré le 22 juillet 1937, le musée ouvre ses portes au Trocadéro, à Paris, dans le cadre de l« Exposition internationale des Arts et des Techniques appliqués à la Vie moderne » (25 mai-25 novembre 1937)11. Il sagit de la première exposition, en France, conformément aux nouvelles dispositions de la convention de Paris (1928) sur les « Expositions internationales », qui succèdent aux Expositions dites « universelles ». La muséographie du Musée de la Littérature témoigne de la double thématique de lExposition (« arts » et « techniques ») qui lie, au sein dun « Palais du Livre et des Arts graphiques », la Classe 2 (« Bibliothèques et Manifestations littéraires » pour le groupe I, « Expression de la pensée ») au Groupe X (« Éditions, livres, revues »). En effet, le Musée de la Littérature, où se donne à voir la création littéraire, constitue, au sous-sol, un seuil pour accéder, à létage, aux salles mettant à lhonneur le « livre ». De fait, lextrémité de laile de Passy est dévolue à la lecture publique sous la forme dune typologie des bibliothèques en France et à létranger, avec salles de lecture. Le lecteur-visiteur y découvre le métier de bibliothécaire et les derniers progrès techniques en matière de bibliothéconomie, tandis que les arts et techniques du livre (reliure, imprimerie, illustration, gravure…) sont promus dans le hall central.

Le musée a été façonné par deux hommes : Paul Valéry (1871-1945) et ladministrateur, depuis mai 1930, de la Bibliothèque nationale, Julien Cain (1887-1974). Agrégé dhistoire, féru darts et de lettres, favorable à la politique culturelle et éducative du Front Populaire, Cain est à la tête de la Classe 2 en 1937. Quant à Paul Valéry, il est alors directeur de la Commission de synthèse de la coopération culturelle pour lExposition et président du groupe X consacré au Livre et à lÉdition.

Plus largement, le musée sinscrit dans le programme de réformes prôné par Henri Focillon (1881-1943), professeur dhistoire de lart médiéval et ancien directeur du musée des Beaux-Arts de Lyon, prônant lessor de musées modernes, démocratiques et pédagogiques. En juillet 1926, un Office international des musées (OIM) œuvre par ailleurs pour un dialogue et des échanges entre les musées des différents pays membres de la Société des Nations grâce à des réunions censées mettre en place des réformes portant sur les conditions 454de conservation, de restauration et dexposition (adoption dune signalétique claire, étiquetage des œuvres, choix dun décor sobre et neutre…).

Enfin, larrivée au pouvoir du Front populaire éclaire la fondation du Musée de la Littérature qui œuvre pour léducation des masses avec linstitution scolaire et les établissements culturels. À la Bibliothèque nationale, un air de réforme souffle en effet avec Julien Cain12, notamment grâce à la mise en place dexpositions dans le domaine des arts plastiques, de la musique et de la littérature, avec un volet commémoratif important13. En ce sens, le Musée de la Littérature a vocation, avec les bibliothèques et les conférences mises en œuvre lors de lExposition, à démocratiser laccès au livre et à la lecture en France14, et ce dautant plus face à la montée en puissance dautres industries culturelles (cinéma, radio…) qui menaceraient le livre selon certains. Plusieurs brochures de presse, conservées à la BnF dans les archives relatives au musée, témoignent de cette préoccupation et de la réception positive dont jouit le musée à cet égard15. Une autre raison ajoute au prestige du musée : telle une vitrine du génie français, il doit vanter le patrimoine littéraire national avec les « grands écrivains » du xixe siècle, mais aussi grâce à deux autres sections qui promeuvent la francophonie et la littérature française dans le monde avec, respectivement, une section sur les écrivains étrangers de langue française et une autre sur la traduction.

Exposer la littÉrature :
donner À voir le travail de lesprit

Paul Valéry, théoricien du musée16, académicien et président du groupe X, pointe dans le catalogue du musée le « problème général dune Exposition » : celui de « faire voir17 ». Et de préciser quil sagit de « rendre sensible aux regards les moyens et les résultats de quelques-unes (ou de la plupart) des formes de 455lactivité humaine18 » sans tomber dans le chaos et lennui avec lesquels se confond trop souvent le musée selon lui. Ces réflexions sinscrivent dans la continuité de celles que lécrivain nourrit à la même époque sur les conditions de partage de la littérature avec les lecteurs. Selon Valéry, la littérature est laffaire des théoriciens et du travail de lesprit. Mais il sait aussi que les lecteurs décident de la valeur et de la survie dune œuvre et dun écrivain, et que le musée peut jouer un rôle de médiateur entre ces deux instances19.

Le paradoxe de linvisible

Par lexposition déléments visuels liés à la littérature, il sagit donc dexprimer la pensée. Le problème consiste à trouver de nouvelles médiations pour faire voir lécrit :

Ce fut donc une grande et paradoxale nouveauté que le dessein formé par les organisateurs de lExposition de 1937, de donner à ce principe invisible, à lesprit même, je ne sais quel visage, et de faire apparaître aux yeux des visiteurs, linvention elle-même, auprès des choses inventées, et ce quon peut apercevoir ou soupçonner de la création en deçà de ce quelle crée20.

Cest la raison pour laquelle laccent est placé non pas sur le livre mais sur le manuscrit, document qui donne à voir, dans les ratures et les biffures dont il est couvert, le « travail » par lequel lEsprit a accouché de lui-même21. Le formalisme valéryen défend donc le principe dimpersonnalité de la figure de lAuteur et une conception désindividualisée de la littérature. Si « histoire littéraire » il y a, elle est histoire universelle de lEsprit.

Liconographie « ajoutée » au manuscrit

Bien que défendant une approche intellectuelle de la Littérature, Valéry ne néglige pas pour autant sa dimension « émotionnelle » et « incarnée » pour ainsi dire. Cest la raison pour laquelle il entend valoriser lexposition du manuscrit au sein de lexposition :

Cest alors que nous avons songé à remonter au plus près de la pensée et à saisir sur la table de lécrivain le document du premier acte de son effort intellectuel, et comme le graphique de ses impulsions, de ses variations, de ses reprises, en même temps que lenregistrement immédiat de ses rythmes personnels, qui sont la forme de son régime dénergie vivante : le Manuscrit original, le lieu de son regard et de sa main, où sinscrit de ligne en ligne le duel de lesprit avec le langage […]22.

Le corps et le matériel, lindividuel et le palpable, voilà autant d« écueil[s] » qui guettent le Musée, comme le remarque Julien Cain :

456

[L]a seule utilisation du document écrit – notes, ébauches, version manuscrite ou épreuves – naurait-elle pas conduit à un Musée de la graphologie, à une sorte de Panthéon de la rature ? […] La valeur démonstrative du manuscrit est fatalement limitée. […] Cest alors que limage doit sajouter au manuscrit23.

Ladministrateur, aguerri à la pratique de lexposition, sait en effet combien limage est indispensable dans ce contexte. En plus des dispositifs muséographiques des vitrines, des panneaux, des cimaises et des typographies originales qui les couvrent, Cain met en œuvre un usage de lexposition littéraire ancré dans lhistoire de la muséalisation de la littérature dans les maisons-musées, à la Bibliothèque nationale au xixe siècle et à lExposition iconographique de Rousseau par John Grand-Carteret (1883 par exemple24. Ceux-ci reposent sur le modèle iconographique des biographies, des reportages et des dossiers de presse illustrés, émaillés de reproductions litho- ou photographiques de portraits, de vues de lieux, dimages de manuscrits, de pages imprimées… À lencontre de Valéry dans une certaine mesure, liconographie réintroduit ainsi la biographie et le principe dincarnation et dindividualisation de la littérature dans les (grands) écrivains, ainsi quun ensemble de documents qui recontextualisent la vie et la genèse de lœuvre littéraire dans un contexte, voire dans un « milieu ».

Le modèle du manuel illustré 

En ce sens, le Musée de la Littérature sinscrit dans la continuité des manuels scolaires de littérature du Secondaire de lépoque, lesquels illustrent les biographies et les anthologies de gravures anciennes et de photographies figurant quelques maisons de grands écrivains dans une proportion croissante, depuis le début de la décennie 1930. En tête, les pères du romantisme dont les séjours rivalisent de pittoresque et de charme. Ajoutons que les lieux évoqués marquent la naissance dune vocation littéraire et les débuts dune carrière, par exemple le « château paternel de Combourg » pour Chateaubriand, « lancien couvent des Feuillantines » pour Hugo ou encore de « lHôtel-Dieu de Rouen » pour Flaubert25.

Loriginalité et la nouveauté de ces manuels, par rapport au Musée de la Littérature et aux initiatives des années 1920, consistent à légitimer ces illustrations dans le manuel en mettant à létude des extraits dœuvres littéraires liés 457à ces lieux. Cest le cas dun passage des Mémoires doutre-tombe évoquant la vie du jeune Chateaubriand dans la campagne bretonne, ou du poème « La vigne et la maison » (1856)de Lamartine qui décrit sa maison natale. Ce texte est parfois placé en regard de linspiration rustique (« Le Vallon ») ou lacustre du jeune amoureux (« Le Lac », illustré par une photographie du lac du Bourget)26.

Enfin, les manuels dressent un portrait édifiant de lécrivain en valorisant souvent les célèbres enfants des « petites patries » au détriment des écrivains citadins. Ils insistent sur le mode de vie simple des gloires nationales dont linspiration littéraire sest nourrie de la contemplation de paysages campagnards contrastés, tantôt paisibles, tantôt sauvages, et dune vie de famille exemplaire (Corneille à Petit-Couronne par exemple27). Limage de la maison familiale achève alors dapporter le témoignage édifiant de la vie vertueuse du grand homme que lÉcole entend faire suivre aux élèves.

Le musée, un « nouveau moyen denseignement de la littérature »

De la même manière que les éditeurs ont su tirer parti des représentations visuelles des maisons des écrivains pour illustrer les manuels scolaires, le Musée de la Littérature développe une bonne entente de lexposition littéraire dans sa dimension spectaculaire. Il sait, par ailleurs, mobiliser les collections iconographiques de la Bibliothèque nationale. Cependant, les documents exposés sont des fac-similés28. Cain justifie cette pratique, qui rompt en visière avec le fétichisme des expositions commémoratives au xixe siècle et au début du xxe siècle. Il explique quil revient non au Musée de la Littérature, mais à la Bibliothèque nationale de satisfaire à lexposition doriginaux et à lérudition des lecteurs. Cet objectif permet aussi – en théorie du moins – de gagner de nouveaux publics dans un esprit de démocratisation de laccès à la culture dont se réclame cette entreprise. Enfin, cela libère de la charge dexposer des trésors. Ces derniers, iconiques en plus dêtre très contraignants à exposer pour des raisons de conservation et de sécurité, « parasitent » en quelque sorte le propos de lexposition auquel ils font écran.

Deux types dimages sont donc principalement convoqués : dune part, le portrait de lécrivain, dun proche, dun pair, dun ou plusieurs personnage(s) et, dautre part, la vue dun lieu associé à la biographie dun écrivain et/ou à son œuvre littéraire. Se référant plus précisément à la notion de « milieu » à lappui des 458théories dHippolyte Taine, Julien Cain se démarque toutefois de lhistorien dont il juge les analyses « inexpressi[ve] s29 » dans ce domaine. Cest là un reproche qui ne sapplique en réalité que partiellement au texte que Taine consacre à Jean de La Fontaine, par exemple : la terre champenoise du fabuliste fait lobjet dune description appuyée et lyrique du climat et des paysages qui ont marqué lécrivain30. Mais ladministrateur se fait fort de prolonger la réflexion de Taine au prisme de limage. Ainsi, au sujet de Baudelaire (Figure 6), Julien Cain écrit :

Mais si lon peut montrer les paysages devant lesquels a grandi un homme ou sest formée une œuvre, on entre dans le domaine du réel. Et si lon peut, en représentant lhôtel de Pimodan, doù Baudelaire regardait les berges de la Seine, rapprocher tel vers de la vue du fleuve qui la inspiré, on arrive à recréer quelques-unes de ces subtiles « correspondances » que le poète pendant toute sa vie a recherchées31.

Cain met en relief deux traits saillants, caractéristiques du « milieu » selon lui, et plus précisément, deux types de lieux : le paysage dune part, et le domicile de lécrivain dautre part.

Les portraits constituent la seconde catégorie dimages exposées. Ils sont associés à lévocation du « milieu social », après celle du « milieu physique » par les lieux :

Reconstituer le « climat familial » dun écrivain, rendre sensibles les particularités de son entourage, linfluence des événements qui ont pu peser sur sa jeunesse, et retrouver tout cela transposé dans son œuvre […]32.

Selon un principe de la critique beuvienne, lœuvre est aussi considérée comme la transposition de la vie de lécrivain33. Mais le choix des auteurs pris pour exemples savère allusif, voire arbitraire si lon en juge par le catalogue. Cain défend ce parti pris des images, fragments du réel quil veut instructifs : il y voit des documents visuels qui dégagent les repères autour desquels sorganise la pensée dun écrivain, et qui jouent un rôle dans lélaboration de lœuvre littéraire34.

En ce sens, le Musée de la Littérature entérine la désacralisation des objets fétiches du culte de la personnalité (à lexception du manuscrit dans une certaine mesure). Comme la très bien montré Claire Bustarret, cest bien lœuvre qui fait lobjet, dans la scénographie, dune mise en espace monumentalisante (par la reproduction géante de pages manuscrites), pas la maison dont les photographies et les gravures sont, au contraire, tirées à taille réduite dans la majorité des cas35.

459

Mais, conscient de la monotonie et des dérives inhérentes au projet documentaire appliqué à lexposition, Cain constate :

Certes, nous voyons bien ce que donnerait labus dune telle méthode, qui doit rester infiniment souple. Elle perdrait toute vertu si elle servait de support ou de prétexte à des reconstitutions, à des interprétations hasardeuses, et aussi à des tentatives de facile vulgarisation36.

Cest la raison pour laquelle ladministrateur a sollicité des universitaires et des spécialistes des auteurs exposés pour réaliser cette ambition dans le cadre posé. Lexigence concernant la mise en œuvre de ce savoir littéraire est forte en amont ; en aval, elle ne lest sans doute pas moins, comme le laissent entendre ces lignes :

Cette méthode plastique, ce souci dexégèse visuelle et directe ont présidé à la composition dune suite de tableaux. […] Invitation à la lecture pour les uns, leçon vivante de critique pour les autres, un Musée comme celui-ci, dont les parties peuvent être aisément reproduites, peut répandre le goût des grandes œuvres et la connaissance des maîtres. Et cest pourquoi on a pu voir en lui un moyen nouveau denseignement de la littérature37.

Maurice Martin du Gard (1896-1970)38, en charge de la section « Maurice Barrès » surenchérit de la sorte : « Cest quil faut frapper, puis séduire. Il faut engager dans une œuvre […]39 ». Il prend alors un exemple pour illustrer cette idée. Un jeune visiteur quil observe, attiré par les écritures qui couvrent les murs, sapproprie lécriture à son tour au point davoir la sensation dy entrer :

[Il] avait sorti de sa poche un carnet et copiait quelques phrases, largement composées en lettres de bois, dun ouvrage quil semblait, de tout évidence, découvrir. Des syllabes chantaient en lui, des villes, des paysages lemportaient au loin, puis il leva la tête vers la photo dun monument qui couronnait le tableau, et qui le ramena à des rives lorraines40.

Malgré lambition démocratique de lexposition, il semble cependant que ce soit davantage un public cultivé, voire lettré41, qui puisse se montrer sensible aux sirènes du Musée de la Littérature : un public sensibilisé aux auteurs et aux œuvres abordés, un public qui goûte le principe dune exposition à portée scientifique et didactique, et non pas divertissante.

460

Les sections Hugo, Balzac et Flaubert

École visuelle de la littérature, le Musée fonde en effet sa légitimité et sa vocation scientifique et pédagogique sur un principe dexégèse qui fait appel au texte et à lécrit. En outre, le Musée est constitué de panneaux illustrés et commentés, organisés en chapitres, comme des manuels illustrés, mais réifiés et en « trois dimensions » pour ainsi dire. Cest ce que lécrivain Georges Duhamel constate : la forme des cimaises dexposition rappelle celle des pages dun livre ouvert et les sections sont « de caractère critique et anthologique42 », à la manière dun manuel scolaire.

Un « musée dhistoire de la littérature » du xixe siècle

Ainsi, lexposition est destinée à un visiteur-lecteur, tel un « musée dhistoire de la littérature43 ». Sa démarche entre dailleurs en résonance avec le rétablissement de lhistoire littéraire dans les programmes du lycée en 192544.

Toutefois, lempan chronologique est délimité, faute de place45. En effet, la liste des auteurs exposés se réduit aux écrivains du canon littéraire scolaire pour le xixe siècle (Stendhal, Balzac, Hugo, Sand, Sainte-Beuve, Flaubert, Baudelaire, Renan, Daudet), suivi de quelques écrivains à la charnière des xixe et xxe siècles (France, Barrès, Proust)46. Les années 1830-1890 concentrent lattention. Représentants dun romantisme tardif (Sand, Hugo), réalistes et naturalistes (le quatuor Balzac, Flaubert, Daudet, Zola) sont présentés dans une approche assez mécaniste des mouvements littéraires, entretenue à lépoque à lÉcole : mouvement de balancier entre romantisme et réalisme, réalisme et naturalisme, naturalisme et symbolisme… Et tandis que Renan et Sainte-Beuve représentent la critique, Barrès et France incarnent les orfèvres de la langue française et deux engagements idéologiques distincts dans un probable souci de concorde, quand Proust figure le génie entièrement dévoué au culte de lArt. Lamour des régions françaises constitue une thématique récurrente, dans les sections Daudet et Barrès, par exemple. Toutefois, il y a fort à parier que le 461panel des écrivains représentés tienne assez simplement aussi à la disponibilité et à lintérêt des auteurs des sections pour le musée.

Le roman domine, malgré la présence de Baudelaire ou de Renan, poète et essayiste respectivement. En cela, le musée se distingue des programmes scolaires qui font alors la part belle à lenseignement des œuvres déloquence et des pièces théâtrales classiques47. Le théâtre, en effet, est le grand absent du Musée. Est-ce lié aux goûts personnels des responsables du musée et des collaborateurs du catalogue ? Est-ce dû à un souci de cohérence ? à une volonté de promouvoir le roman comme genre de la modernité ? Au vu de lancrage biographique, historique et sociologique du musée, il est possible que le genre romanesque ait paru conforme à ces préoccupations. Le roman, imprimé en masse, est aussi un produit éditorial riche qui fait écho à la classe et aux groupes de lExposition dans lesquels sinsère le musée. Par ailleurs, le théâtre et la poésie48 auraient peut-être imposé des détours esthétiques et rhétoriques, là où le roman « parle » plus directement à un nombre important de visiteurs.

Cependant, à cette approche qui combine panorama et monographie, sajoute une approche globale des « revues, manifestes, groupements littéraires de 1867 à nos jours ». Elle est consacrée à la poésie, de Nerval à Valéry en passant par Mallarmé. La date de 1867 a été choisie par rapport à 1866, date de publication du manifeste de Moréas qui fonde le symbolisme daprès le repère retenu par lhistoire littéraire à lÉcole.

Autre constat, le volume des sections est hétérogène et ne coïncide pas toujours avec la place des auteurs dans lhistoire littéraire du temps ou avec les rapports entretenus par les auteurs les uns avec les autres : par exemple, la section Stendhal comprend seulement une vingtaine de documents et deux portraits. Les sections Proust, Flaubert et surtout Anatole France caracolent en tête avec plusieurs dizaines de documents, allant jusquà 150 pour lauteur de La Rôtisserie de la reine Pédauque (1893)49.

Un musée dhistoire et de « technique » de la littérature

Par ailleurs, linfluence de deux des trois éléments définitionnels de lhistoire littéraire et du lansonisme (« lhomme », « la vie », « lœuvre »), passés au crible de la pensée de Taine et de Sainte-Beuve50, se lit dans la structuration du propos. 462Ce dernier se décline autour de trois piliers : « lhomme », « lœuvre51 » et « la technique décriture », thème directement lié au sujet général de lExposition internationale. Ils sont ainsi caractérisés : « lhomme » avec « la personne physique » (portraits de maîtres souvent, à des âges différents), « le caractère » avec des éléments biographiques et lévocation sociologique dun « réseau » de sociabilités (extraits de la correspondance avec dautres écrivains par exemple) ; « lœuvre » avec une portée thématique générale, un motif symbolique derrière lequel se subsume sa composition (la comparaison architecturale et monumentale notamment), des repères biographiques qui éclairent sa genèse, des axes danalyse sous langle poétique et thématique. Enfin, pour ce qui est de la « technique », le « travail » de lécrivain est valorisé suivant le vœu de Valéry par lintermédiaire de manuscrits originaux (brouillons en tête), de citations sur le sujet ou bien encore de représentations iconographiques des cabinets de travail52.

Toutefois, la prise en compte de la « technique » infléchit le propos de Valéry. En effet, comme le note Claire Bustarret, là où lécrivain voyait dans lexposition des manuscrits lexposition des affres de la création littéraire53, la « technique » et son traitement muséographique circonscrivent beaucoup le mystère et la complexité de lécriture littéraire à un formalisme et à un technicisme que lon a dailleurs pu reprocher à lexplication littéraire modélisée par Lanson.

On retrouve cette idée dans les termes employés par Marcel Bouteron pour la section Balzac54. La caractérisation de ces parties confère une dimension mécanique et impersonnelle à la « suppression55 » de passages et au « plan56 » de larchitecte-écrivain. À linverse, un « exemple de supercherie57 » fait porter un jugement de valeur au spécialiste sur le recours tardif à larabe dans La Peau de Chagrin. Concluant son texte, Marcel Bouteron convoque le mysticisme de Balzac et limaginaire romantique du travail solitaire du génie. Comme pour mieux sen distancer, le critique rappelle l« atmosphère de travail58 » que le romancier théâtralise de manière pathétique dans l« hallucination solitaire59 » du cabinet de travail. Le critique rappelle ainsi que la citation « [e]n demandant des mots au silence, des idées à la nuit60 », a été fallacieusement attribuée à Dante par le romancier qui en est en réalité lauteur caché. Seul le premier 463exemple, exposé dans la vitrine « Balzac au travail », paraît suivre de manière plus neutre les étapes de la genèse de lœuvre dans les manuscrits : « Le bal de César Birotteau et la Symphonie en ut mineur de Beethoven : comment le final triomphant de cette symphonie fut transposé par Balzac en apothéose de bal de parfumeur61 ». Pour illustrer ce travail de reprise, les manuscrits des textes successifs sont présentés dans la vitrine.

Études de cas

Mais « lhomme, lœuvre et la technique » sont traités de façon inégale selon les auteurs : le choix du traitement semble avoir été laissé aux historiens de la littérature – de tous bords politiques et idéologiques – et aux autres acteurs de lexposition, spécialisés dans le domaine des archives, du graphisme et de lexposition (Julien Cain ou René Herbst62 par exemple). Ce choix a pour conséquence une grande hétérogénéité de traitement entre les sections et les auteurs. Par exemple, Marcel Bouteron, historien de la littérature et conservateur de la bibliothèque Lovenjoul à Chantilly, adopte un parti pris en faveur du manuscrit et du texte. Il diffère du choix plus iconographique adopté par la comédienne Cécile dAubray, membre du cercle des Hugo, en charge de la section correspondante63.

Nous avons donc choisi trois cas détude pour rendre compte en situation des partis pris muséographiques adoptés en fonction de labondante et précise documentation que recèle le catalogue. Cest pourquoi nous étudierons principalement les sections Hugo, Balzac et Flaubert, que nous mettrons en perspective avec les informations relatives aux sections France et Proust, abondamment décrites elles aussi.

La section Hugo

Dans la section Hugo (Figure 1), la partie traitant de « lhomme » passe par liconographie, avec lexposition de quatre portraits de Hugo à quatre âges différents, comme les manuels dhistoire littéraire ont coutume dorganiser la vie de lécrivain entre enfance et maturité, âge avancé et vieillesse. Au milieu, un agrandissement du texte manuscrit du codicille testamentaire de 1881 réunit la représentation du corps de lécrivain, par lécriture, et lénumération des genres composant son œuvre, comme dans la section France où portrait et écrits manuscrits se succèdent sur un même plan64. Laccent est placé sur lœuvre de Hugo avec, au centre du panneau, une chronologie des œuvres posthumes, un 464encart statistique établissant le nombre de volumes parus par genre (principe de classement que lon retrouve aussi pour le polygraphe que fut A. France65). Un ensemble de manuscrits et de dessins documentant des passages de lœuvre est agencé dans des panneaux doubles pour illustrer la technique et la grande capacité de travail de lécrivain. Celles-ci sont dénombrées pour chaque période de la vie de Hugo : utilisation de dizaines de cahiers décriture, emploi de dix pseudonymes de jeunesse, rédaction de centaines darticles livrés à la presse et de poésies…

La mention des documents de travail établis par lécrivain, qui comportent des toponymes, des dates, des plans… et des rencontres faites par lécrivain avec des scientifiques de renom (à linstar dArago), donne une allure dinventaire après décès à la section. De la même manière, le récit des annotations nocturnes auxquelles se prête lécrivain, et lévocation de la technique de tri et de reprise de passages écrits sur des feuilles volantes pour composer des œuvres à partir de ces fragments, ont pour but déclairer la « technique décriture ». Le cloisonnement des thématiques dans une logique chiffrée se traduit dans une muséographie géométrique, faite de blocs et de listes mathématiques qui renvoient une image assez aseptisée du génie hugolien en regard de lampleur monumentale de la section Balzac.

Figure 1. Photographie de la section consacrée à Hugo
au Musée de la Littérature
66

465

La section Balzac

La section consacrée à Balzac fait la part belle aux trois axes danalyse dégagés (Figure 2). Dans la partie supérieure de la cimaise, traitant de l« homme », sont présentées trois reproductions de portraits de Balzac par trois artistes de renom : le « jouvenceau » daprès la sépia de Dévéria, le moine en robe de bure daprès la toile de Louis Boulanger, le Balzac du médaillon en bronze de David dAngers. La muséographie reprend à son compte la métaphore de lœuvre comme monument, métaphore familière de lhistoire littéraire et du monde de lédition (pensons aux frontispices néo-classiques agrémentant nombre douvrages littéraires) autour de la silhouette dun temple surmonté de ce titre : « La comédie /humaine / Histoire vivante de la société / française au xixe siėcle67 ».

Description : Description : IMG_4488

Figure 2. Photographie de la section Balzac au Musée de la Littérature 68

Le sous-titre apprend au visiteur que la façade fait référence à la comparaison dressée par Balzac entre la façade (en chantier) de léglise de la Madeleine, à Paris, et lédification de lœuvre romanesque (les « Études sociales »). La « ‘‘Madeleine’’ symbolique69 » de la muséographie offre cependant un visage parfait, suggérant que lœuvre, à défaut davoir été achevée par Balzac, est un monument accompli. Deux autres documents renvoient à des monuments466balzaciens : à droite, un feuillet manuscrit marque le tout début de la rédaction du Père Goriot, brouillon réemployé par le romancier pour en faire une enveloppe70 ; à gauche, sous le portrait de Boulanger, une représentation de la maison de la rue de Cassini71 (Figures 3 et 4). Étonnamment, la vue de la maison nest pas renvoyée à la Recherche de lAbsolu ou à la biographie de Balzac, mais au document quelle complète : le texte du catalogue précise que la maison se situe non loin de la « maison du Père Goriot72 ». Ainsi lauteur du catalogue opère-t-il un surprenant court-circuit entre la biographie de Balzac et la fiction romanesque en évoquant le voisinage des maisons du romancier et de lun de ses personnages.

La partie suivante traite du « caractère73 » de Balzac, marqué par deux ambitions, celle d« être aimé » et celle d« être célèbre74 ». Dans la muséographie, cette partie est incluse dans la partie supérieure de la cimaise : un portrait de Laure de Berny et un portrait de Mme Hanska encadrent le portrait du jeune Honoré.

Dans la partie inférieure, deux ensembles de documents traitent pour lun, des « préparations », pour lautre de la « mise en scène75 ». Par « préparations », il faut entendre ce que les manuels scolaires appellent « les années de formation » : le cadre géographique de la Touraine natale (« Douceur natale »), le « climat familial », les « apprentissages » de lécrivain (scolarité, lectures, premiers écrits)76, le Balzac des années 1829-1833, puis celui des années 1833-1835 thématisent et périodisent litinéraire personnel et littéraire de celui qui « devient Balzac77 ». Des portraits de proches et des vues de Touraine illustrent les thèmes aux côtés dillustrations de quelques scènes romanesques78.

Sur la partie droite, les éléments qui composent la « mise en scène » de la Comédie sont passés en revue. La métaphore filée théâtrale est approfondie dans le catalogue pour expliquer la théâtralité de la Comédie humaine. Les termes de « répertoire » thématique (la vie sociale), de « vedettes » (Vautrin et Napoléon), de « succès » (Le Père Goriot, érigé en canon), de « coulisses » et d« accessoires79 » sont renvoyés à cette galerie dimages. Les principes poétiques (« retour des personnages », « unité de composition de lanimal humain différenciée par les milieux »…) sont illustrés par des documents représentant des personnages, des portraits de proches, une image du cabinet de Catherine 467de Médicis et du château de Saché. Ces deux images recontextualisent la genèse des œuvres et soulignent limportance de motifs biographiques ou esthétiques transposés dans lœuvre : la collection dantiques dans Le Cousin Pons, le château de Saché comme modèle du château de Clochegourde dans Le Lys dans la Vallée

Dans la section Flaubert, cest LÉducation sentimentale qui suscite pareille réflexion.

La section Flaubert

Due au critique René Dumesnil80, la section Flaubert est lune des plus volumineuses avec les sections Proust et France. La citation liminaire, en contrepoint de la section Balzac – « Être connu nest pas ma principale affaire81. » – pose demblée la stature de « lhomme-plume ». Elle permet aussi daborder le dogme flaubertien de limpersonnalité de lécrivain qui sefface derrière son œuvre. Par conséquent, Dumesnil est mis face à une contradiction quil souligne aussitôt : « et cependant, nous cherchons [Flaubert] dans ses romans82 ». Ce constat nempêche pas lexégète de consacrer une section de lexposition à lauteur du Dictionnaire des idées reçues en personne. Mieux, lérudit insiste sur la part autobiographique de LÉducation sentimentale, derrière laquelle il désigne les traces de la présence de Flaubert. La démonstration se fonde sur le choix de cette œuvre principalement, comme le fait aussi Jacques Lion dans la section France autour du rayonnement de Thaïs (1891), de lhistoire sainte au roman, en passant par lopéra et le drame83.

Lapproche développée est double. Dun côté, des documents témoignent du travail acharné de lécrivain (carnets, brouillons, plans, dessins, schémas « fiches84 »). Ces documents donnent à voir la « technique » de celui qui « pouss[e] le maladif scrupule jusquà dessiner un croquis de robe quil doit intégrer dans une description, et jusquà rechercher les noms des propriétaires et [des] couleurs85 » des chevaux dune course. De lautre, des documents rendent compte dun double lien à lœuvre et à la biographie de Flaubert, « lhomme ne se sépar[ant] point de lœuvre86 ». Dumesnil soulève alors la question des mécanismes de « transposition » et de « transmutation87 » « que 468les chimistes nomment le fondant, la matière grâce à laquelle la gangue du minerai se sépare du métal quelle contient88 ». Après avoir comparé lart du romancier à des procédés chimiques, le critique dresse un inventaire des objets et des lieux qui sont transposés de la vie à lœuvre littéraire daprès lui (« plage de Trouville où Flaubert adolescent ramasse le manteau de Mme Élisa Schlésinger », par exemple)89 pour donner à voir des images dobjets dans lexposition (Figures 3 et 4).

Ces éléments, à la croisée de lœuvre et de la vie, diffèrent dautres « documents » : « portraits de parents et damis, vues de Croisset, de Nogent, tout ce qui peut aider à reconstituer latmosphère dans laquelle Flaubert a vécu90 ». La demeure familiale de Croisset est représentée au musée, avec lHôtel-Dieu de Rouen dont une image figure la chambre natale de lécrivain, reconstituée en 1923. Une autre image montre les berges de Croisset avec un encart présentant lintérieur du cabinet de travail, par Alphonse Lecomte, si lon en croit la photographie du catalogue.

Figures 3 et 4. Détail des vues des maisons de Flaubert
dans sa section au Musée de la Littérature
91

De fait, lexposition littéraire ne peut saffranchir de limage et de lobjet, fût-ce dans le cas paradoxal du romancier qui rejetait toute personnalisation. Pour « compenser », il faut tout un panneau réservé à la documentation de LÉducation sentimentale pour remettre à lhonneur lœuvre romanesque et la singularité totale de la « technique » créatrice de lauteur qui « ne se contente pas de rêver comme Musset », ni de « décrire comme Zola92 ».

469

Pareil constat simpose dans la section Proust : le disciple de Flaubert et de limpersonnalité de lécrivain, fait lui aussi les frais du rôle central dévolu à la biographie et liconographie. Cest ainsi que le panneau inaugural de la section souvre, dans la partie supérieure, sur un portrait photographique en pied de Proust, campé vis-à-vis de quatre photographies figurant sa « retraite ». Le texte du catalogue fait reposer lœuvre de Proust sur un tournant biographique : celui du passage soudain de la vie mondaine, que menait Marcel, à la vie monacale quembrasse lermite Proust, sur le modèle de Flaubert93. La structuration des cimaises en chapitres retrace les étapes du destin de Proust, de sa retraite parisienne à la mort, en adoptant limage proustienne de la cathédrale pour structurer lœuvre94, entre scènes épiphaniques scandant la biographie (la « petite Madeleine95 », « Le baiser à sa mère ») et représentations des lieux fréquentés par lécrivain et transposés dans lœuvre (Trouville, Cabourg, Combray…)

Toutefois, le Musée ne se limite pas à une galerie des grands noms de la littérature nationale : il emploie aussi des méthodes de visualisation du savoir qui empruntent à la géographie, à lhistoire et à la sociologie dans une section plus panoramique. Ces méthodes contrebalancent limage individualiste de la littérature développée jusquà présent pour éclairer limportance des effets de groupe dans lorganisation du monde littéraire. De fait, le Musée suit formellement un autre principe didactique de transmission du savoir en littérature lié aux sciences sociales et humaines : la réalisation de schémas, à partir danalyses statistiques, de cartes et de typologies qui illustrent synthétiquement des éléments, un tel la répartition géographique des Sociétés savantes de province96, tel autre lorganisation des PEN Clubs dans le monde97, dans un esprit pacifiste de concorde internationale98. Partie prenante dune muséographie résolument visuelle et pédagogique, ces schémas témoignent de lapproche sociologique du Musée qui sintéresse aux médiations et aux groupes littéraires structurant le monde littéraire : « Académies et Sociétés savantes françaises depuis trois siècles99 », au moyen dun arbre généalogique, Institut de France100… Dailleurs, dans les sections idoines, lexposition de fragments de la correspondance des auteurs traduisaient déjà ce souci dancrer lécrivain dans des réseaux101.

470

La création du Musée de la Littérature marque un tournant dans le développement des musées et des expositions littéraires, ne serait-ce que parce quil constitue un espace de réflexion et dexpérimentation très riche pour penser lhistoire littéraire. Rassemblant des documents sur un vaste panthéon dauteurs, il conserve le canon scolaire des auteurs des xixe et xxe siècles. Cependant, il exclut – faute de place – toute référence aux siècles antérieurs, notamment aux auteurs classiques des xviie et xviiie siècles.

Le musée rompt, en outre, avec le musée monographique, même sil conserve pour partie une approche individualisée de la littérature dans des sections consacrées à untel en particulier. La figure du génie romantique se trouve apparemment congédiée, au même titre que les reliques et les souvenirs tangibles de lécrivain. Le Musée circonscrit dailleurs tout sentiment fétichiste en exposant non pas des originaux mais des fac-similés de manuscrits ou dimprimés, qui mettent laccent sur le travail de « lEsprit », conformément au vœu formulé par Paul Valéry. De surcroît, lexposition met en perspective lhistoire littéraire du canon avec une approche sociologique, géographique et historique qui englobe des problématiques larges.

Pourtant, cette démarche, tout en contraste, nest pas exempte de limites et de contradictions, entre lapproche universelle de Valéry et les appropriations diverses dont fait lobjet la célèbre formule « lhomme, la vie, son œuvre » dans la muséographie et les sections. Entre les principes défendus par Valéry sur limpersonnalité de lauteur et la force spirituelle de la littérature dune part, et limportance dévolue par Cain à liconographie dautre part, la formule muséographique développée au Musée de la Littérature paraît bancale. En dernier ressort, elle favorise une approche familière des manuels scolaires et des biographies, ce que reflète lusage central des illustrations sur les cimaises. Celles-ci ont pour fonction de proposer un enseignement pédagogique de la littérature, accessible au plus grand nombre, en association avec le monde scolaire. Parmi ces images, les portraits et les vues de lieux occupent un rôle de premier plan.

Lenracinement des principes dexplication de lœuvre et de lhomme dans des lieux définis, principes en partie liés à la pensée de Sainte-Beuve, de Taine et de Lanson se mesure à la grande place quoccupent les lieux de vie et les lieux décriture dans la muséographie. Vestiges pittoresques de la France des campagnes et des paysages pré-industriels, témoignages de la gloire de la France par lentremise de son panthéon littéraire incarné par des écrivains, les maisons des écrivains font partie des mythologies du pays. Sans doute parce que ces lieux constituent un point dancrage dans un passé-refuge en cette année 1937 qui marque la fragilisation du Front populaire et de la croyance des masses dans lavenir. Pour sa part, le Musée de la Littérature érige la littérature en porte-drapeau pour représenter la grandeur nationale mais aussi les valeurs pacifistes aux yeux du monde entier : à la violence totalitaire et à la défaite de lHistoire, il oppose lhistoire littéraire et les forces de lEsprit quincarnent 471les écrivains français. La guerre mettra un terme à cette espérance, en même temps quau mandat de Julien Cain, rue de Richelieu102.

Toutefois, ladministrateur parviendra à donner une postérité au Musée de la Littérature « hors les murs » : dabord en 1939, à Lille lors de lExposition du Progrès social, puis outre-Atlantique, lors de la New York Worlds Fair (1939-1940), dans un parcours panoramique présentant les « Lettres françaises103 » ; enfin, dans les expositions littéraires que porte la Bibliothèque nationale après-guerre. Et de nos jours encore, les innovations du Musée de la Littérature continuent dinspirer scénographes et commissaires dans des expositions et des musées dont le succès va croissant.

1. Université dArtois, laboratoire « Textes et Cultures ».

2. Ségolène Le Men, « Lédition illustrée, un musée pour lire », dans Pierre Georgel (dir.), cat. exp. La Gloire de Victor Hugo, Paris, Ministère de la Culture, éditions de la Réunion des musées nationaux, p. 527-568.

3. Anneliese Depoux, « De lespace littéraire à lespace muséal : la muséographisation de Joachim du Bellay », Communication et langages, 2006, no 150, « La ‘‘valeur’’ de la médiation littéraire », p. 93-103.

4. « Ce que le musée fait à la littérature. Muséalisation et exposition du littéraire », introduction au numéro dInterférences littéraires/Literaire interferenties, no 16, « Ce que le musée fait à la littérature. Muséalisation et exposition du littéraire », Marie-Clémence Régnier (dir.), juin 2015. En ligne sur le site de la revue : http://www.interferenceslitteraires.be/node/472.

5. Sylvain Menant, « Maisons décrivain et histoire littéraire », RHLF, 2009/4 (vol. 109), p. 771-781. https://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2009-4-page-771.htm. Page consultée le 21 août 2017.

6. Ibid.

7. Sur les premières expositions littéraires en France, voir Marie-Clémence Régnier, Vies encloses, demeures écloses. Le grand écrivain français en sa maison-musée (1879-1937), thèse de doctorat de Paris-Sorbonne, 24 novembre 2017. Larticle est adapté de ce travail.

8. Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres : de Flaubert à Proust, Paris, Seuil, 1983.

9. Justine Delassus, Visiter les œuvres littéraires au-delà des mots : des maisons décrivains aux parcs à thème, limpossible pari de rendre la littérature visible, thèse de doctorat soutenue à luniversité de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 12 septembre 2016, p. 217.

10. Claire Bustarret, « Quand lécriture vive devient patrimoine : Les manuscrits décrivains à lExposition de 1937 », dans Culture & Musées, André Gob et Raymond Montpetit (dir.), « La (r)évolution des musées dart », 2010, no 16, p. 159-176.

11. Le musée occupe 300 m2, ce qui est peu au vu de léchelle de lExposition mais considérable pour une première entreprise de ce type. Archives de la Bibliothèque nationale de France sur lExposition internationale de Paris, 1937. Boîte 10, dossier « Guides et catalogues, propagande », document « Résumé de lexposition de la Classe 2, groupe I : Bibliothèques et Manifestations littéraires ».

12. Catherine Nicault, « Julien Cain (1887-1974) », La Revue pour lhistoire du CNRS, mai 2005, no 12.

13. Amandine Pluchet, « Les expositions organisées à la Bibliothèque nationale sous ladministration de Julien Cain », Revue de la BnF, 2015-1, no 49, p. 50-59 : https://www.cairn.info/revue-de-la-bibliotheque-nationale-de-france-2015-1-p-50.htm. Page consultée le 19 novembre 2016.

14. La France accuse un retard certain en la matière : Martine Poulain (dir.), Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques au xxe siècle. 1914-1990, Paris, Promodis, Édition du Cercle de la Librairie, 1992, p. 35.

15. Archives de la Bibliothèque nationale de France sur lExposition internationale de Paris 1937. Dossier 2004/023/12, article de Toute lédition du 24 juillet 1937, « La Musée de la Littérature » par Marius Richard ; Archives de la Bibliothèque nationale de France sur lExposition internationale de Paris 1937. Boîte 11, Cahiers du Sud, 24e année, novembre 1937, « La poésie dans le cadre de lExposition » par Georgette Camille ; Archives de la Bibliothèque nationale de France sur lExposition internationale de Paris 1937. Dossier 2004/023/12, article de lÉventail du 22 août 1937, « LExpo de Paris et sa cité de la Pensée » par Gustave Fuss-Amore.

16. Paul Valéry, « Le problème des musées » dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1290 et sq.

17. Ébauche et Premiers éléments dun Musée de la Littérature, présentés sous la direction de Julien Cain, préface de Paul Valéry, Paris, Denoël, 1938, p. iii.

18. Ibid., p. iii.

19. Voir Avenir de la littérature (1928), Première Leçon du cours de poétique (1937), Degas, danse, dessin (1938) ; Jane Blevins, Paul Valéry et le rapport entre écrivains et public en France entre 1918 et 1945, thèse de doctorat de Paris-Sorbonne, 21 novembre 2008, p. 163 sq.

20. Ibid., p. iii-iv.

21. Ibid., p. v-vi.

22. Ibid., p. v.

23. Ébauche et Premiers éléments…, op. cit., p. xi.

24. Philippe Kaenel, « ‘‘Faire revivre lhistoire dans limagerie vivante’’ : John Grand Carteret, Eduard Fuchs et les cultures transnationales autour de 1900 », dans Christian Delporte, Laurent Gervereau, Denis Maréchal (dir.), Quelle est la place des images en histoire ?, Paris, Nouveau Monde éditions, « Histoire culturelle », 2008, p. 305-314.

25. Édouard Maynial, Anthologie des romanciersdu xixe siècle, Paris, Hachette, 1931, p. 30, 93 et 313. À défaut, quand les maisons ne sont pas clairement identifiées dans les manuels et les noms des rues désignées, les localités le sont dans les notices biographiques avec la mention de la date de naissance (et de mort) de lauteur. Voir par exemple : Armand Weil, Choix de poésies du xixe siècle, Paris, Larousse, 1934.

26. A. M. Gasztowtt, Manuel de littérature et de textes expliqués, éducation école et collège, Paris, 1939.

27. Gustave Lanson, Paul Tuffrau, Manuel illustré dhistoire de la littérature française, 2e éd. revue, Paris, Hachette, 1930, p. 186.

28. Ils représentent des objets ayant appartenu à lécrivain, comme cest le cas dans la section consacrée à Balzac où lon aperçoit lillustration du cabinet de Catherine de Médicis qui est parue dans la presse en 1846. Voir Léon Gozlan, « SecrétairedeHenri iv et commode de Marie de Médicis. Meubles florentins retrouvés par M. de Balzac », Musée des familles, 2e série, t. 3, 13e vol., août 1846, p. 321-324.

29. Ibid., p. xi.

30. Hippolyte Taine, La Fontaine et ses fables, Paris, Hachette, 1861 (3e édition), préface, p. ii.

31. Ibid., p. xi.

32. Ibid., p. 12.

33. José-Luis Diaz, LHomme et lœuvre. Contribution à une histoire de la critique, Paris, Puf, 2011.

34. Ibid., p. 12.

35. Claire Bustarret, « Quand lécriture vive devient patrimoine : Les manuscrits décrivains à lExposition de 1937 », art. cit.

36. Ébauche et Premiers éléments…, op. cit., p. 12.

37. Ibid., p. xiii.

38. Petit-cousin du romancier Roger Martin du Gard, Maurice travaille à la revue Les Écritsnouveaux avant de fonder sa revue Les Nouvelles Littéraires, en 1922. Il défend la Révolution nationale pendant la guerre. Après le conflit, il se consacre à lécriture dune somme, un panorama des intellectuels de lEntre-deux-guerres dans Les Mémorables, où il réserve une place de choix à Barrès, originaire de Nancy, comme lui. Valéry est lui aussi mentionné dans louvrage.

39. Ébauche et premiers éléments…, op. cit., p. 45.

40. Ibid., p. 45.

41. Ibid., p. 12.

42. Ibid., p. 13. Georges Duhamel, à la tête de la Classe 2 initialement, voulait réaliser un « Palais de lesprit », un complexe bibliothécaire municipal qui fut jugé irréalisable (collections inégales, coût, emplacement excentré…) ! Gilles Pitoiset, Les Bibliothèques dans lExposition internationale de 1937, mémoire de fin détudes à lENSSIB sous la direction de Noé Richter, 1983, p. 23 et sq. https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/63361-les-bibliotheques-dans-l-exposition-internationale-de-paris-1937.pdf. Page consultée le 30 septembre 2019.

43. Ibid., p. 941.

44. Martine Jey, La Littérature au lycée : invention dune discipline (1880-1925), Université de Metz, « Recherches textuelles », 1998, p. 223 et sq.

45. « Il était impossible, étant donné lespace très limité dont on disposait, de faire une place aux principaux écrivains contemporains » : Archives de la Bibliothèque nationale de France sur lExposition internationale de Paris, 1937. Boîte 10,dossier « Guides et catalogues, propagande », document « Résumé de lexposition de la Classe 2, groupe I : Bibliothèques et Manifestations littéraires ».

46. Daprès larchive évoquée dans la note précédente, Barrès, France et Proust ne seraient donc pas considérés comme des « écrivains contemporains ».

47. Martine Jey, La Littérature au lycée : invention dune discipline (1880-1925) ; Paul Aron et Alain Viala, LEnseignement littéraire, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2005, no 3749, p. 67.

48. Cest sans doute la raison pour laquelle la poésie est promue à loccasion de conférences données pendant lExposition (« Tableaux de la poésie contemporaine » assortis de « Mardis littéraires » notamment).

49. Il faut dire que France est une référence essentielle des manuels de langue française. Voir Guillaume Métayer, Anatole France et le nationalisme littéraire, Paris, Éditions du Félin, 2011.

50. Le critique des Lundis fait lobjet dune section. Jean Bonnerot rend un hommage appuyé au père de la critique en mettant laccent sur lérudition du maître et sur ses méthodes décriture.

51. Le programme des conférences mentionne une « Conférence de Henry de Montherlant : Les rapports de lœuvre et de la vie chez lécrivain. », Ébauche et Premiers éléments, op. cit., p. 89.

52. Lexposition « Brouillons décrivains » renoue avec le Musée de la Littérature en ce sens : Marie-Odile Germain et Danièle Thibault (dir.), cat. exp. Brouillons décrivains, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001.

53. Claire Bustarret, « Quand lécriture vive devient patrimoine : Les manuscrits décrivains à lExposition de 1937 », art. cité, p. 162-163.

54. Ébauches et premiers éléments…, op. cit., p. 13.

55. Ibid..

56. Ibid.

57. Ibid.

58. Ibid.

59. Ibid.

60. Ibid.

61. Ibid.

62. Larchitecte, designer et décorateur René Herbst a cofondé, en 1929, lUnion des Artistes Modernes. Il défend lindustrialisation du mobilier dans un esprit démocratique. Sa participation au Musée de Julien Cain en 1937 séclaire à laune de cet engagement.

63. Cécile dAubray a joué, enfant, le personnage de Cosette au Théâtre de la Porte-Saint-Martin (1878) et a participé à linventaire à lédition des œuvres de Hugo.

64. Ébauches et premiers éléments…, op. cit., p. 40.

65. Ibid., p. 42.

66. Ibid., p. 18 © Jean Collas, © M.-C. Régnier pour cette image.

67. Ibid., p. 7.

68. Ibid. © Jean Collas, M.-C. Régnier pour ces images.

69. Ibid., p. 8.

70. Ibid., p. 13.

71. Ibid., p. 6.

72. Ibid.

73. Ibid.

74. Ibid.

75. Ibid., p. 9.

76. Ibid.

77. Ibid., p. 9. Voir José-Luis Diaz, Devenir Balzac. LInvention de lécrivain par lui-même, Paris, Christian Pirot, 2007.

78. Ibid., p. 10-11.

79. Ibid., p. 10 sq.

80. Rouennais, R. Dumesnil fait ses études au lycée Corneille et à lÉcole de Médecine où il travaille à une thèse sur Flaubert, son hérédité, son milieu, sa méthode. Il se consacre à la vulgarisation de lœuvre du romancier avec la publication dune édition complète des œuvres et de la correspondance du grand écrivain. Il a écrit Autour de Flaubert (1912), En marge de Flaubert (1929)…

81. Ibid., p. 25.

82. Ibid.

83. Ibid., p. 42-43.

84. Ibid., p. 27.

85. Ibid., p. 29.

86. Ibid., p. 25.

87. Ibid., p. 26.

88. Ibid.

89. Ibid.

90. Ibid., p. 27.

91. Ibid., p. 30. © Jean Collas, M.-C. Régnier pour ces images.

92. Ibid., p. 28.

93. Ibid., p. 50.

94. Luc Fraisse, LŒuvre cathédrale. Proust et larchitecture médiévale, Paris, Gallimard, « Bibliothèque proustienne », 2014.

95. Ibid., p. 50 sq.

96. Ibid., p. 74.

97. Ibid., p. 75.

98. Lauteur de la notice est Benjamin Crémieux, secrétaire général du PEN Club jusquà son arrestation, en 1943. Valéry, hostile à lengagement politique du cercle littéraire, sen est dailleurs retiré en 1936.

99. Ibid., p. 70.

100. Ibid., p. 71.

101. Voir, par exemple, les fac-similés de lettres échangées par France avec Flaubert, Taine, Renan… Ibid., p. 44.

102. Amandine Pluchet, « Les expositions organisées à la Bibliothèque nationale sous ladministration de Julien Cain »,art. cit., p. 55.

103. Archives de la Bibliothèque nationale de France sur lExposition internationale de Paris 1937. Dossier 2004/023/12, Cain Julien, « Les Lettres françaises à lExposition de New-York » in Gutenberg, 2e année, no 4, avril 1939.