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Classiques Garnier

Comptes rendus

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COMPTES RENDUS

A compter de 2008, les comptes rendus d'ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www. srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants : f L'Unique change de scène. Ecritures spirituelles et discours amoureux (xif- XVIf siècle). Sous la direction de Véronique Ferrer, Barbara Marczuk et Jean-René Valette. Paris, Classiques Garnier, «Rencontres», 2016. Un vol. de 482 p. (Anne Debrosse) Le Texte en scène. Littérature, théâtre et théâtralité à la Renaissance. Sous la direction de Concetta Cavallini et Philippe Desan. Paris, Classiques Garnier, «Rencontres», 2016. Un vol. de 391 p. (Florence Poirson) Cahiers Tristan L'Hermite XXXIX, Tristan et le regard. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 160 p. (Sophie Tonolo) Voltaire philosophe : Regards croisés. Textes réunis par Sébastien Charles et Stéphane Pujol. Ferney-Voltaire, Centre international d'études du xviif siècle, 2017. Un vol. de 294 p. (Ana Luiza Reis Bede) Forma Venus, arte Minerva : Sur l'œuvre et la carrière d'Anne-Marie Du Bocage (1710-1802). Sous la direction de François Bessire et Martine Reid. Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Ffavre, «Lumières normandes», 2017. Un vol. de 336 p. (Chanel de Halleux) Les Arts du spectacle et la référence antique dans le théâtre européen (1760- 1830). Sous la direction de Mara Fazio, Pierre Frantz et Vincenzo De Santis. Paris, Classiques Garnier, «Rencontres», 2018. Un vol. de 402 p. (Guillaume Navaud) Balzac contemporain. Sous la direction de Chantal Massol. Paris, Classiques Garnier, «Rencontres», 2018. Un vol. de 248 p. (Dominique Massonnaud) Le Magasin du xiX' siècle, rfl. La Machine â gloire. Sous la direction de JosÉ-Luis Diaz. Paris, Champ Vallon, 2017. Un vol. de 301 p. (Marine Le Bail) Les Voix du lecteur dans la presse française au xiX' siècle. Sous la direction d'ELiNA

RHLF, 2019, 2, p. 441-485

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Absalyamova et de Valérie Stiénon. Limoges, PULIM, «Médiatextes», 2018. Un vol. de 357 p. (Isabelle Matamoros) r Lectures de L'Education sentimentale. Sous la direction de Steve Murphy. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, «Didact Français», 2017. Un vol. de 389 p. (Véronique Samson) Les Mondes de Labiche. Sous la direction d'olivihr Bara, Violaine FIeyraud et Jean-Claude Yon. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2017. Un vol. de 272 p. (Clémence Fleury) Interculturel Francophonies^ n^31, juin-juillet 2017 : Francophonies océaniennes. Sous la direction d'awdrhas Pfersmann et Titaua Porchhr-Wiart. Alliance Française de Lecce, 2017. Un vol. de 420 p. (Zohra Bouchentouf-Siagh) Peter Frei, François Rabelais et le scandale de la modernité. Pour une herméneutique de Fobscène renaissant. Genève, Droz, «Études rabelaisiennes», 2015. Un vol de 264 p. Consacré à l'obscénité et au défi herméneutique qu'elle représente aux yeux du lecteur, contemporain ou moderne, des romans rabelaisiens, le livre de Peter Frei se place d'emblée dans la lignée des réflexions que Bakhtine, Michel Jeanneret et Terence Cave ont menées au sujet de l'instabilité et de l'ambivalence des textes renaissants. Loin de faire de l'obseénité un motif parmi d'autres de la fresque rabelaisienne, l'auteur postule bien plutôt qu'il s'agit du moteur même de la force subversive des textes de Rabelais. Pour mener à bien son étude, P. Frei cherche non seulement à cerner comment a été comprise, construite et reconfigurée la notion d'obscénité à l'époque de Rabelais mais aussi à étudier les effets et la réception de l'obscénité auprès des lecteurs de son œuvre. Plutôt que de faire de l'obscène un enjeu d'ordre moral, l'auteur y voit surtout un problème voire un «problématiseur» herméneutique qu'il convient d'inscrire dans le contexte plus large de la crise des signes caraetéristique de la première modernité. \ Dans un premier ehapitre, intitulé «A plus bas sens interpréter : Rabelais et l'herméneutique de son temps», P. Frei insiste sur les défis herméneutiques que laneent au lecteur les représentations obscènes présentes dans le texte rabelai- Χ sien. A travers l'étude de figures troubles et emblématiques eoinme les silènes ou les vérolés, l'auteur suggère que la création d'un inconfort herméneutique est un des effets construits par l'écriture de Rabelais. Ce dernier utilise en effet des stratégies rhétoriques particulièrement idoines pour mettre en crise la tradition de l'exégèse allégorique dont il hérite au point de donner à lire un texte ouvert dont les contradictions déconcertantes ne sauraient être résolues une bonne fois pour toutes. Les figures difformes des silènes et des vérolés permettent ainsi une interrogation sur l'interprétation des signes et la représentation d'un malaise herméneutique. Dans un deuxième chapitre, ayant pour titre «Rabelais et la fabrique de l'obscène renaissant », l'auteur confère à l'obscénité du texte rabelaisien une dimension nette¬ ment subversive. P. Frei est attentif, à la suite de Bakhtine, au rôle critique des corps grotesques et à la «poétique de l'informe» qui se fait jour chez Rabelais. La veine scatologique et les blasphèmes si présents chez Rabelais sont étudiés à la lumière d'un contexte religieux polémique où les écrits des réformateurs génèrent, chez leurs adversaires, une eritique féroce de leurs obscénités langagières. Le langage

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obscène, loin de se limiter à un pur jeu verbal, comporte donc en lui une force de profanation et de désacralisation que l'on retrouve chez Rabelais. Dans un troisième chapitre, intitulé « (Re)naissances de l'obscène : interpréter Rabelais au xvf siècle et au seuil de l'âge classique», R Frei tente de cerner les enjeux d'une réception obscène de Rabelais et montre comment l'auteur a lui-même contribué à ce qu'on lise ses oeuvres comme des textes obscènes. L'analyse des critiques adressées à la langue et aux idées hétérodoxes de Rabelais permet de voir comment son nom a été associé, après sa mort et jusqu'à l'âge classique d'ailleurs, à des entreprises visant soit â rejeter soit à justifier l'obscénité. Dans un dernier chapitre, dont le titre est «Créations de l'obscène : des Chroniques gargantuines au Quart Livre», l'auteur étudie les stratégies élaborées par Rabelais pour configurer l'obscénité dans ses textes. En analysant de plus près le discours sur le sexe féminin de Rondibilis dans le Tiers Livre et la représenta¬ tion du mythe de l'androgyne au sein du Quart Livre, P. Frei montre comment le corps obscène sexualisé pose constamment la question de son sens par le scandale qu'il provoque. La prolifération des obscénités manifesterait ainsi une hantise de l'excès et le versant inquiétant d'une copia pourtant valorisée â la Renaissance. Peter Frei conclut son ouvrage par un refus : celui de voir la force contestataire inhérente à l'obscénité rabelaisienne neutralisée par le recours constant à l'érudition. Négliger la dimension trouble du texte rabelaisien reviendrait à passer sous silence son étrangeté déconcertante et sa prédisposition â rendre tout sens instable car particulièrement ouvert. Même si le propos peut parfois sembler systématique par la lecture essentiel¬ lement herméneutique qui est faite des phénomènes obscènes, la force majeure de l'enquête aussi stimulante qu'érudite menée par P. Frei réside dans les nombreux réseaux textuels et contextuels tissés autour des oeuvres de Rabelais. Inscrits dans les rapports dynamiques qu'ils entretiennent avec leurs contemporains autant qu'avec leur postérité, les ouvrages de Rabelais sont ainsi relus sous l'angle d'une obscénité capable de défaire l'illusion moderne d'un texte stable au sens définitivement établi. jérôme Laubner / Jean Bodin, De la démonomanie des sorciers. Edité par Virginia Krause, Eric MacPhail, Christian Martin, avec Nathaniel P. Desrosiers, Nora Martin Peterson. Genève, Droz, «Travaux d'Humanisme et Renaissance», 2016. Un vol. de 528 p. « Sorcier est celuy qui par moyens Diaboliques sciemment s'efforce de parve¬ nir â quelque chose». Cette célèbre définition figure dans l'ouverture du premier chapitre de la Démonomanie des sorciers, ouvrage dans lequel Jean Bodin, l'un des plus grands esprits de la fin du xvF siècle, cherche à donner un fondement non seulement théologique et juridique mais aussi philosophique à l'impitoyable chasse aux sorcières qu'il appelle de ses vœux. Dans cet in-quarto de 500 pages, aucune place n'est laissée au doute ou à la discussion ; dès la préface, l'auteur accuse ceux qui «par livres imprimez s'efforcent de sauver les sorciers par tous moyens» d'être eux-mêmes des suppôts de Satan et affirme qu'il n'est pas plus impie de

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«révoquer en doubte, s'il est possible qu'il y ayt des sorciers, que révoquer en doute qu'il y a un Dieu». L'indulgence coupable des princes et des juges ne permet pas seulement à la secte de proliférer - les sorciers seraient déjà plus de «cent mil» dans le Royaume de France - mais appelle le châtiment divin, Dieu ayant promis d'exterminer «les peuples qui souffriront vivre les sorciers». Aussi le texte de Bodin peut-il apparaître comme une réponse au Depraestigiis daemonum de Jean Wier, paru en 1563 et traduit en français par Jacques Grévin en 1567, qui soutenait que les sorcières étaient atteintes de mélancolie et que ces «povres vieilles affolees», ne devaient pas être poursuivies mais soignées. La Démonomanie s'achève en effet sur une violente «Réfutation des opinions de Jean Wier», accusé d'enseigner dans ses livres «mille sorcelleries damnables» et de n'être qu'un «petit médecin» ignorant des «livres et des sentences de tous les philosophes qui d'un commun consentement ont condamné les sorciers». La Démonomanie propose à l'appui de sa thèse un constant va-et-vient entre références savantes tirées de textes anciens, grecs et latins mais aussi hébreux et arabes, et témoignages contemporains le plus souvent issus de procès ; ce sont ainsi les aveux de Jeanne Harvillier, brûlée vive en 1578, qui auraient incité l'auteur à écrire le traité pour convaincre tous ceux qui, trompés par Satan, hésiteraient à entamer une lutte sans merci contre les sorciers. L'ouvrage est divisé en quatre parties, dont la dernière, consacrée aux procédures judiciaires à utiliser contre les suppôts de Satan, est la plus glaçante : l'auteur y conseille de faire «rostir, et brusler les Sorciers à petit feu», leur souffrance seule permettant, tel un holocauste, de « faire cesser Γ ire de Dieu sur tout un peuple ». Pour obtenir des aveux, il invite les juges à recourir à la torture et à promettre de façon mensongère et sans le moindre scrupule la vie sauve aux accusés; il les encourage à accepter les dénonciations familiales, du «fils contre le pere» ou du «pere contre le fils» - d'autant plus que la sorcellerie est souvent affaire de famille - et à exécuter les enfants à partir de la puberté, en leur accordant néanmoins la faveur, s'ils font montre de repentir, d'être étranglés avant d'être brûlés. Le crime de lése-majesté divine qu'est la sorcellerie exige en effet des moyens exceptionnels afin de purifier la «Republique». C'est à l'Etat, menacé dans ses fondements par la secte sorcière, et à ses juges laïcs, et non plus à l'Église que revient la tâche d'éradiquer le mal. On peut donc faire une lecture politique de la Démonologie et y voir un prolon¬ gement de l'idéal de cette «République bien ordonnée» théorisé dans les Six livres de la République (1576) : tandis que le bon prince est celui qui lutte les sorciers, celui qui fait preuve d'incrédulité se condamne à une courte vie - tel fut le cas r de Charles TX qui gracia un sorcier - et conduit son peuple et son Etat à la catas¬ trophe. Seule note d'optimisme : du fait de l'expansion du christianisme, le diable est autrement moins puissant que dans l'Antiquité - le paganisme étant assimilé au culte de Satan - et la conquête du Nouveau Monde a permis l'extermination de millions de ses adorateurs. Mais pour que l'ordre régne, le combat doit être sans pitié contre ceux qui ambitionnent sous la conduite de Satan de conduire l'univers tout entier au chaos. Bodin apparaît bien ici comme un des premiers penseurs d'une «théorie du complot» : il dévoile à ses lecteurs le plan secret du diable, qui partout dans le monde rassemble ses adeptes dans des sabbats nocturnes et parvient à s'immiscer auprès des puissants. Le décalage entre la misérable sorcière de village accusée d'avoir jeté des sorts sur ses voisins ou empoisonné du bétail et ce projet satanique

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mondial ne Teffleure pas. Tel un prophète biblique, il assigne à tous les désordres du monde, petits et grands, une cause unique : Satan et ses suppôts. Bodin propose par ailleurs une conception pour le moins audacieuse de la nature, attribuant au diable le pouvoir de transformer réellement - et non de façon illusoire - les lois du monde et donc de modifier Tordre divin. «Et ce que diet Homere de la Sorciere Circé, qui changea les compagnons d'Ulysses en pourceaux n'est pas fable» écrit-il à propos de la lycanthropie; de tous les démonologues il est ainsi le seul à soutenir la thèse de la métamorphose réelle des hommes en animaux, position si contraire à l'orthodoxie chrétienne, qu'elle est probablement à l'origine de la mise à l'index de la Démonomanie en 1594. Il faut d'ailleurs signaler que le texte fait peu cas des sources spécifiquement chrétiennes, préférant le dieu terrible de l'Ancien Testament qui appelle à «brûler la sorcière». Quant aux références antiques, souvent littéraires mais lues comme véritables, elles attestent que de tout temps les sorciers ont existé. L'importance de L· Démonomanie a probablement été considérable : ce livre qui connut treize éditions françaises jusqu'en 1616, et fut traduit en latin, allemand et italien, figure ainsi dans 10% des bibliothèques parisiennes de la première moitié du xviT siècle. 11 est probable, même si cela reste sujet à discussion, qu'il ait été à l'origine en France d'une augmentation des poursuites et des condamnations pour sorcellerie. Autrement dit, c'est un livre dont les mots sont des armes, montrant ainsi le rôle actif qu'a joué l'élite intellectuelle dans la construction du mythe de la sorcellerie démoniaque et de sa répression. Cet ouvrage si important pour découvrir une des faces sombres de la modernité est désormais à la disposition du public dans une édition critique de très grande qualité, faite par une équipe d'universitaires américains ; Virginia Krause, autrice en 2015 de Witchcraft, Demonology, and Confession in Early Modem France, Christian Martin, Eric MacPhail, Nathaniel P. Desrosiers et Nora Martin Peterson se sont lancés dans un travail de longue haleine, qui a nécessité des années de recherche, faisant le choix de l'édition princeps de 1580, avec en notes les ajouts de celle de 1587 : une mise en pages aérée, la présence de paragraphes conforme à nos habitudes de lecteurs modernes - on ne dira jamais assez combien on rend illisibles les ouvrages du xvT siècle en choisissant de les éditer dans leur forme originelle -, le choix de moderniser la ponctuation en conservant néanmoins l'orthographe, la présence d'un riche appareil de notes qui éclaire le texte et ses sources sans devenir envahissant, facilitent grandement la lecture d'un texte aussi dense que passionnant. L'introduction de prés de cinquante pages propose une mise au point éclairante et stimulante, à la fois sur la pensée de Bodin et le phénomène de la sorcellerie. La lecture de ce traité nous apprend que thèse conspirationniste Qt fake news ne sont pas des phénomènes nouveaux, mais elle permet aussi de découvrir de multiples et fascinants récits de maléfice, d'envols au sabbat, de danses sorcières, de cannibalisme, tirés tant des procès que des nombreuses sources théologiques, philosophiques et littéraires du grand savant qu'est l'auteur. C'est un livre-somme : eelui d'un surnaturel démoniaque, protéiforme et multiple, auquel Jean Bodin, ce modèle de l'intellectuel aveuglé, s'est efforcé de donner une forme rationnelle pour mieux le détruire dans le feu des bûchers. Marianne Closson

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Goulven Oiry, La Comédie française et la ville (1550-1650), L^liade parodique. Paris, Classiques Garnier, «Bibliothèque de la Renaissanee», 2015. Un vol. de 793 p. Depuis les travaux de Madeleine Lazard (notamment La Comédie humaniste au XVf siècle et ses personnages, Paris, PUF, 1978), et à l'exception du récent ouvrage de Madeleine Kern {Corps et morale entre geste et parole. La représentation de la séduction dans la comédie humaniste française de la Renaissance (1552-1612), Genève, Slatkine, 2009), le théâtre comique du xvF siècle a suscité peu d'études. C'est le premier mérite du stimulant essai de Goulven Oiry que de le remettre à l'honneur. Le deuxième tient à l'empan chronologique retenu et au geste critique qui le fonde, à savoir l'abolition des frontières entre des corpus habituellement distincts, que Patrizia de Capitani avait néanmoins envisagés ensemble, mais sous l'angle exclusif de l'imitation du théâtre italien, dans Du Spectaculaire à l'intime. Un siècle de commedia erudita en Italie et en France (Paris, Champion, 2005). Goulven Oiry se donne pour terrain d'étude non pas l'intégralité du corpus comique de la période, mais une sélection de 52 pièces qui ont pour point commun d'avoir fait l'objet d'éditions modernes, de L'Andrie (1542) de Charles Estienne à L'Intrigue des filous (1648) de Claude de L'Estoile, en passant notamment par les comédies de Larivey (1579-1611), de Corneille (1633-1644) et Rotrou (1635-1647). L'espace dans lequel se déroulent les intrigues de ces pièces, et qui est signifié sur scène par un décor, est presque toujours urbain et prend la forme du carre¬ four comique conçu par Vitruve et réinterprété par Serlio et Sabbatini. Or pour Goulven Oiry, la ville constitue «non seulement le fond de scène de la comédie, mais aussi et surtout son sujet» (p. 587). Et si la période retenue correspond «à l'invention et â l'institutionnalisation de la comédie française» (p. 12), elle a partie liée avec un développement urbain exceptionnel, en matière d'architecture comme de démographie, la population parisienne passant de 250 000 habitants en 1560 â 500 000 en 1645. Les deux premières parties (« La ville dans la comédie » et « La comédie dans la ville») sont conçues en regard l'une de l'autre. La comédie apparaît moins comme le «miroir de la vie» que comme le «miroir de la ville» (p. 39), tant «la trame du spectacle comique des années 1550-1650 est urbaine» (p. 29). Le décor urbain y est en effet omniprésent (sauf dans quelques comédies des années 1630- 1640 comme la Célimène de Rotrou, L'Esprit fort de Claveret ou Les Vendanges de Suresnes de Du Ryer), et Paris constitue le cadre privilégié par les dramaturges puisque l'action de 29 comédies sur les 52 que compte le corpus s'y déroule. Les dramaturges élisent certains lieux de la capitale (le Palais et le Châtelet notamment) et l'on observe un transfert global de la rive gauche à la rive droite au cours de la période, à mesure que le théâtre scolaire cède le pas au théâtre mondain (p. 85) et qu'apparaissent de nouveaux lieux de sociabilité comme la Place Royale. La comédie de la période met en outre en scène des personnages appartenant à des groupes urbains, à savoir le monde de la domesticité, le milieu de la prostitution et la bourgeoisie. La haute bourgeoisie et l'aristocratie ne font leur entrée dans le théâtre comique qu'au xvif siècle, notamment chez Corneille. La deuxième partie se fonde sur l'idée que « la substance de l'expérience citadine est spectaculaire» (p. 29), ce qui se manifeste à la fois dans le «rêve d'une forme urbaine théâtrale» propre à la Renaissance (p. 171) et dans la théâtralisation des

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pratiques sociales urbaines, pendant de l'urbanisation des pratiques théâtrales et qui a partie liée avec le processus de civilisation. Pour désigner au mieux cette inte¬ raction, G. Oiry forge le syntagme de «comédie urbaine», qu'il définit comme «la vie citadine en tant qu'elle intègre de la théâtralité et telle que l'exhibe le théâtre comique» (p. 237). Or à mesure que croissent l'exposition et la théâtralisation des pratiques sociales se développe cependant le goût pour le repli et les espaces cachés, et la «comédie urbaine» donne à voir une tension entre exposition et incognito, espaces publics et espaces cachés, qu'ils soient ouverts (et président à la préparation des tromperies) ou clos (la maison), tension qui confère une place prépondérante à la réputation et à la rumeur. Celles-ci ont trait à ce qui constitue le tabou fondamental dans la comédie, à savoir l'honneur des jeunes filles, lesquelles sont souvent déflorées avant les noces. De sorte que « l'intrigue comique revient à inverser l'ordre des choses. Le mariage devient une conséquence de la défloration de lajeune femme» (p. 316). Cette dynamique repose sur une donnée économique : «Presque systématiquement moins riche que lajeune femme à laquelle il prétend, le jeune premier n'a d'autre choix que d'effectuer à marche renversée le chemin qu'imposerait le respect des règles sociales» {ibid). C'est dans la troisième partie que prend place ce qui constitue la thèse de l'ouvrage et lui donne son sous-titre. La comédie est en effet étudiée comme «un siège burlesque» (p. 421), une «guerre parodique» (p. 445), qui substitue le corps féminin à la ville, et le sexe masculin à la lance. G. Oiry y montre, dans des développements très efficaces, que les pièces du corpus sont fondées sur une analogie entre les portes de la cité, celles des logis et les sexes des jeunes premières, dans une logique d'emboîtement faisant passer de l'échelle de la ville à celle de la maison puis au corps des jeunes premières, la mise en relation des villes et des filles à conquérir s'inscrivant dans les textes par un riche réseau métaphorique autant que par la rime «ville» / «fille». Si «la comédie ne cesse de mettre en regard la séduction des filles et l'attaque des villes» (p. 418), elle le fait d'abord par l'entremise du soldat fanfaron, auquel G. Oiry réserve de nombreuses pages, où il montre que loin d'être un personnage subalterne et évoluant à l'écart de l'action principale, le capitan est le vecteur des enjeux dramatiques et sémantiques essentiels des pièces. Par son omniprésence, la dynamique du « siège burlesque » recèle une signification anthropologique et historique : elle possède une valeur cathartique et permet, en la transposant dans l'univers du rire et de l'amour, de «fairepasser» (p. 474) la violence des guerres du temps, en rétablissant en outre in fine l'ordre familial et social. Le père de famille, d'abord humilié par le jeune homme qui a forcé sa fille, finit par accepter le mariage : l'armistice est signé sous l'autorité du vaincu, « la conclusion des alliances s'opère bel et bien sous le contrôle des barbons» (p. 560). La thèse est tout à fait convaincante, et invite à penser autrement la tension entre l'autonomie de la fiction comique et sa dimension référentielle, l'inscription du développement du genre comique dans l'ici et maintenant de l'Lfistoire et de la cité, ce que permet la mobilisation de nombreux outils d'analyse issus des sciences humaines, et notamment des études urbaines. On peut néanmoins se demander si elle est aussi pertinente pour les années 1630-1640 que pour la période antérieure. De fait, G. Oiry concède par exemple qu'on observe une réversibilité de la méta¬ phore de la conquête amoureuse, à mesure que le public de théâtre se féminise et que le genre devient plus mondain. Mais dès lors, la dynamique du siège est-elle

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toujours de mise ? En dépit du caractère parfois répétitif de la démonstration ou des développements - qui tient cependant à la structure de l'ouvrage et à la manière dont la troisième partie rèinterprète les jalons posés dans les deux premières -, on ne boudera pas le plaisir que procure sa lecture et l'humour de formulations bril¬ lantes ou inattendues («où drague-t-on dans la capitale?» demande ainsi l'auteur p. 338). La Comédie française et la ville constitue déjà un ouvrage irremplaçable sur le corpus et la période, par la puissance de la thèse développée autant que par la multiplication des informations qu'il contient et qui se manifeste entre autres dans les 40 pages d'annexes (villes, lieux de Paris évoqués, stratigraphie sociale, paratextes) et les précieuses notices relatives aux 52 pièces qui composent le corpus). Bénédicte Louvat

Michel Quillian Sieur de La Tousche, La Dernière Semaine, ou consommation du monde, précédé de Discours dédié à Monseigneur le Duc de Guyse. Édition de Sylviane Bokdam. Paris, Classiques Garnier, «Textes de la Renaissance», n"213, 2018. Un vol. de 546 p. Dans le sillage de ses belles Métamorphoses de Morphée (Paris, Champion, 2012), qui consacrait déjà une section de sa quatrième partie aux «Apocalypses catholiques et épopées du vraisemblable», Sylviane Bokdam nous invite à redé¬ couvrir un corpus poétique moins connu que les longs poèmes cosmogoniques inspirés de Du Bartas, dans lequel il n'est en effet plus question de la Première Semaine, ni même de la Seconde, mais de Dernière qui verra le monde prendre fin, genre illustré par Jacques de Billy {Le second advenement de Nostre Seigneur, 1576 et éd. Th. Victoria, Classiques Garnier, 2010), par Guillaume de Chevalier {Le decez ou fin du monde, 1584) puis, après Quillian, par Jude Serclier {Le grand tombeau du monde, 1606 et rééd. 1628). Peut-être faudrait-il, entre eux, ménager une place à La Semaine ou les sept jours des derniers temps, qui sont les sept aages de l'Eglise chrestienne, de «F.P.D.M.» (s.l. [Sedan], Jacob Salesse, 1599), jusqu'ici seulement répertoriée mais dont il se trouve un exemplaire (probable unicum) à la Bibliothèque du Protestantisme français. Michel Quillian est un poète breton, avocat au Parlement de Rennes, sur lequel on dispose de peu d'informations biographiques, malgré les patientes recherches en archives de Sylviane Bokdam qui lui ont toutefois permis de découvrir l'acte de baptême de la fille du poète (1602) et celui de sa filleule, avec signature manuscrite (1607), reproduits en annexe. Il sème un quatrain en tête ùq L'art poétique François (1597) de Laudun d'Aigaliers, neuf ans après avoir publié un Discours au duc de Guise, libre traduction de la Guiseias de «Junius Lesperantius» (celui-ci aurait-il quelque chose à voir avec le Junius Lesperantius signalé par C. Ridderikhoff et H. de Ridder-Symoens [Quatrième livre des procurateurs de la nation germa¬ nique, Leyde, Brill, 2015, p. 37 et 160], qui au même moment, durant le troisième trimestre de 1588, s'immatricule à l'Université d'Orléans, parmi les étudiants originaires du Saint-Empire?), poème latin d'inspiration ligueuse sur la journée des Barricades où Quillian signait déjà quatre distiques postliminaires - tous textes qu'on apprécie de retrouver ici, accompagnés même d'une traduction plus littérale de la Guiseias. Mais il est surtout connu pour Dernière Semaine, publiée à Paris, chez François Fluby, en 1596, puis rééditée prétendument «revue et augmentée»

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l'année suivante à Rouen, chez Claude Le Villain et Thomas Daré, avec cette fois une épître dédicatoire à Henri TV et un sonnet à Du Perron «qui présenta pour l'autheur cest œuvre au Roy». Après une remarquable synthèse, prolongeant les travaux de Jean-Robert Armogathe, sur la question-clé de l'Antéchrist (p. 50-68), l'Introduction met en lumière l'originalité du projet d'écriture conçu par Quillian, « le premier à appliquer le modèle hexaméral-sabbatique au sujet eschatologique» (p. 71). Tout se passe comme si le catholique breton, en ces temps de pacification religieuse, entendait poursuivre l'entreprise du calviniste gascon prématurément interrompue par sa mort - encore que chez Du Bartas la «dernière semaine» fût déjà incluse dans le plan de la Seconde^ dont le septième jour serait, comme l'assurait Adam à son fils Seth («Les Artifices», v. 623-628), «le vrayjour du Repos». C'est qu'en dépit de la filiation revendiquée dès le titre et de l'imitation stylistique appuyée (jusqu'aux mots à initiale redoublée, tels boubourdonner, babattre, boiibouillonner dans le Τ Jour), l'adjonction d'une troisième et dernière semaine aux deux autres n'allait pas de soi, faute de véritable fondement scripturaire ou patristique. Ce qui conduit Quillian à la bricoler de toutes pièces, «par greffe du Septénaire de l'Apocalypse sur la semaine de la Genèse» (p. 81) et en s'autorisant du terme augustinien de grand sabbat («Argument du Τ Jour») pour présupposer les six journées précé¬ dentes. Son «Premier Jour» est à vrai dire une laborieuse entrée en matière, moins narrative que discursive, où le poète s'attache à démontrer que le monde prendra fin, avant que ne lui apparaisse en songe un vieillard qui lui fait providentiellement entrevoir en quoi consisteront les jours suivants : les trois signes avant-coureurs de la Guerre, de la Famine et de la Peste (TT-TV), l'Antéchrist (V), la Parousie et le Jugement (VI), l'Enfer et le Paradis (Vil). Telle est l'invention censée lui épar¬ gner «le blasme où est tombé le Sieur du Bartas [...], par faute d'avoir coloré sa premiere semaine de quelque fiction poétique» («Argument du P' Jour»). Mais derrière un irénisme religieux de façade, les enjeux sont aussi confessionnels. Sans jamais polémiquer directement avec les réformés, Quillian réaffirme avec r constance et fermeté les dogmes de l'Eglise romaine post-tridentine, poursuivant contre l'hérésie le combat naguère livré par le ligueur. Par respect de l'édition ancienne, les vers de La Dernière Semaine sont ici reproduits en italique (au détriment, peut-être, du confort de lecture). On corrigera toutefois II, 531 et 644 en substituant gosier à. gesier, on rétablira l'alexandrin en IV, 24 («Tu ne tires à coup l'âme qui est en eux») et 473 («Celuy que le travail d'une fievre ennuyeuse»), ainsi qu'en Vil, 62 («Le bien-heureux signal d'une nouvelle grâce») ; et en Vil, 140 («Les fait crever d'enuy... »), ne faudrait-il pas lire plutôt envy, comme en 11, 660? Ces vers sont éclairés par près de 1600 notes, copieuses (au point parfois d'éclipser sur la page le texte lui-même) mais toujours riches, précises, èrudites. Elles élucident d'abord le lexique, en mettant à contribution les dictionnaires anciens (Robert Estienne, Nicot, Cotgrave, Furetiêre...), non sans reconnaître, par exemple dans les notes 117 ou 167, les difficultés de compréhension que soulève par endroits la langue de Quillian. Elles attestent une éblouissante culture théologique, qui permet de multiplier les références aux grands textes fondateurs des deux confessions, et elles proposent des rapprochements éclairants avec les poètes contemporains, Billy, Chevalier, Serclier, et bien sùr Du Bartas, qui affleure constamment dans les Jours successifs de La Dernière Semaine. On ne finirait pas d'en ajouter, depuis l'évocation de Sardanapale en 11, 311-314

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{cf. La Jiidit, V, 207-218) jusqu'au motif apocalyptique des baleines «Mugl[ant] horriblement sur les cuites arenes» (VIT, 418), démarqué de La Sepmaine, T, 360. On pourrait souligner aussi le goût prononcé de Quillian pour les vers rapportés, sous diverses combinaisons (TV, 429-432; Y, 425-428 ; VI, 1-2 et 53-54; VIT, 908- 914 et 925-929). Suivent un glossaire condensé en deux pages et demi (les mots déjà expliqués en note étant préalablement récapitulés par ordre alphabétique, avec renvoi interne) et un index nominum qui recense les seuls «contemporains et sources primaires» mais n'en fait pas moins regretter un relevé de tous les noms propres employés dans le texte. On se réjouit donc de disposer à présent d'une aussi belle et savante édition de La Dernière Semaine, qui récompense généreusement un talent poétique somme toute inégal (comme en convient elle-même Sylviane Bokdam) et qu'on peut doré¬ navant mettre commodément en regard des Semaines de Du Bartas, pour passer sans délai de la «création du monde»... à sa «consommation». Denis Bjaï

Charles Mazouer, Théâtre et christianisme. Etudes sur Fancien théâtre français, Paris, ffonoré Champion, «Convergences», 2015. Un vol. de 618 p. Dans ce livre, dont les perspectives dépassent en fait la période indiquée dans le titre, Charles Mazouer reprend certains thèmes qu'il a abordés au cours de sa longue carrière illustre consacrée au théâtre du xvif siècle en France. Ces études se présentent comme revues et augmentées, constituant ainsi une série d'analyses générales et particulières, des mystères médiévaux aux drames de Péguy, Claudel et Mauriac, en passant par le théâtre de la Renaissance et du classicisme. Charles Mazouer signale lui-même que son livre ne prend pas la forme d'une histoire exhaustive, car les xviiF et xix'' siècles n'y figurent pas du tout et certains auteurs modernes paraissent au cours des premiers chapitres dans les analyses d'œuvres d'une époque qui leur est antérieure. Pourtant, au sein de la perspective qui domine cet ouvrage et qui se concentre sur les diverses façons dont les récits bibliques et la théologie chrétienne s'inscrivent dans des textes dramatiques, deux grands thèmes traversent les propos de Charles Mazouer, donnant ainsi une certaine unité à ses études. Le premier porte sur l'évolution des formes du théâtre chrétien. Dans le cas des mystères, on est témoin de l'émergence de la notion même de théâtre dans la mesure où, par exemple dans la construction de la forme dialogique, la sortie des mystères de la liturgie entraîne l'instrumentalisation du sermon, désormais plus intégré â l'action. Accompagnant le texte, les indications contenues dans les didascalies de gestes et d'intonations vocales nous orientent progressivement vers la théâtralité et vers la transformation du prédicateur en acteur. De l'histoire des formes, il émerge nécessairement une réflexion sur la notion de personnage, en particulier lorsqu'il s'agit de doter les figures bibliques, comme Saul et David, d'une plus grande humanité. Une question commune au théâtre chrétien concerne la nécessité évidente d'intégrer la pédagogie inhérente au christianisme à la dynamique interne de l'action dramatique. Ici, Charles Mazouer ne néglige pas les circonstances historiques de son sujet, car le théâtre chrétien qui suit la Réforme nous embarque dans le monde du militantisme religieux et de l'affrontement des confessions. Et nous voilà en quelque sorte

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devant le deuxième mouvement thématique, c'est-à-dire les tensions, présentes dés l'époque des mystères, qui apparaissent au moment où les figures bibliques s'autonomisent de leur source, dépassant ainsi la description que leur confère le livre sacré. Jusqu'à quel point l'invention, en d'autres termes, l'intervention de l'auteur, est-elle légitime? Mais la grande rupture, qui met fin à la survivance des mystères au cours du xiv® siècle et qui introduit quelques notes discordantes dans la vision chrétienne du monde, provient de l'adoption d'une vision tragique de l'homme. En particulier, Charles Mazouer se penche à plusieurs reprises sur la tension qui existe, à partir du xvE siècle, entre le concept de tragédie comme elle est formulée selon la perspective aristotélicienne et son application à une religion qui privilégie la Providence sur le destin. D'après les analyses de Charles Mazouer, cette tension reste généralement sans solution réelle et ce n'est que dans la tragédie à'Athalie de Racine que nous trouvons pleinement une véritable culpabilité tra¬ gique compatible avec le christianisme. Toujours dans l'optique de mettre à jour les tensions mais cette fois avec le catholicisme, le chapitre consacré à Molière sort du théâtre chrétien en tant que tel, mais offre l'explication d'un auteur dont l'œuvre se montre dans sa totalité foncièrement hostile à ce que Mazouer appelle r «l'ordre de l'Eglise». 11 en est ainsi non seulement en raison des prises de position contraires et hostiles à cet ordre dans les comédies elles-mêmes mais aussi du fait que le rire, considéré comme indigne de la piété chrétienne, est condamné dans la tradition patristique et chez certains théologiens contemporains. En une sorte de circularité historique et de manière tout à fait appropriée, Charles Mazouer retourne au théâtre médiéval pour réfléchir aux écarts entre la forme des mystères et le théâtre religieux de Claudel et de Péguy. Enfin, ce grand voyage à travers le théâtre chrétien se termine par une section consacrée à Mauriac qui explore l'articulation de la libido dominandi pascalienne dans une dramaturgie qui se révèle, faut-il le dire, presque irrémédiablement sombre. Les analyses de Charles Mazouer sont menées avec toute la subtilité et toute l'érudition qu'on lui connaît. La richesse des détails et des arguments qu'il nous apporte, en particulier sur la survivance des mystères et dans le chapitre splendide sur David, l'étendue de ses multiples perspectives se complète dans les notes en bas de page par d'excellentes et abondantes indications bibliographiques. Notre admiration ne se trouve pourtant pas exempte de quelques réserves. Charles Mazouer se cantonne à une perspective très pragmatique de la théâtralité, ce terme ne bénéficiant jamais d'une définition précise. De surcroît, ses catégories, comme celles de personnages et de psychologie, semblent parfois limitées ou limi¬ tantes, face à d'autres méthodes d'analyse qui auraient souligné plus efficacement l'instrumentalisation des éléments récurrents du théâtre chrétien à travers les âges. Sur le plan de l'histoire, la sociologie du christianisme en France n'accepterait que difficilement les notions trop sommaires de «foi authentique» ou de «véritable christianisme», et nous ne saurions accepter sans force modification l'existence d'un xvif siècle «janséniste». D'ailleurs, les fidèles du xvif siècle ne se reconnaî- r traient pas dans leur ensemble comme étant sous le joug de l'Eglise, souscrivant alors à un christianisme «obligatoire» ou imposé dans un contexte simplement autoritaire. Tout en riant des comédies de Molière, les spectateurs ne se pensaient / pas, eux, «hors de l'Eglise». Somme toute, ces réserves ne nous empêchent nullement de trouver une immense valeur et un certain héroïsme dans l'entreprise que représente ce livre et

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qui nous rappellent et confirment la contribution si généreuse de son auteur dont nous avons tous tellement profité. Hi:nry Phillips Charles Sorel, La Solitude et Vamour philosophique de Cléomède. / Edition par Olivier Roux. Paris, Classiques Garnier, «Bibliothèque du xvifi siècle», 2018. Un vol. de 564 p. Cette édition rend à la lecture un texte rare (une seule édition en 1640) de Charles Sorel, auteur particulièrement intéressant en ce qu'il est l'énonciateur complexe de nombre de questionnements esthétiques et philosophiques. Son influence sur la littérature postérieure (entendue au sens large) n'a pas encore été suffisamment étudiée, peut-être parce que Furetière {Le Roman bourgeois) lui a attaché l'image d'un auteur ridicule, notamment pour ces ouvrages qui n'ont pas satisfait ses édi¬ teurs... à cause de leur modernité, de leur complexité, de leur ambiguïté. L'éditeur, Olivier Roux, a établi le texte avec soin (le roman proprement dit, et ses «Remarques morales et historiques», p. 411-487) et l'a richement annoté (les notes de l'introduction sont même parfois un peu trop développées). Il a accompagné son édition des annexes nécessaires à toute édition savante (glossaire, bibliographie critique et de Sorel, plusieurs index, dont un fort utile index rerum). L'importante introduction (p. 7-116) contient un résumé (p. 16-27) qui met en relief la structure composite de l'ensemble, fait d'une histoire principale qui est aussi le cadre d'histoires insérées, dont chacune est accompagnée de ses commentaires. O. Roux souligne bien quelques points fondamentaux de ce récit ambigu, d'abord d'un point de vue générique. Ce roman n'est «ni une histoire comique, ni un roman héroïque» (p. 15), ni un roman historique, ni un roman de formation, mais un peu de tout cela, «protéiforme» (p. 84). 11 est surtout un lieu de mise en scène du rapport complexe entre flction et savoir, en tant que «lieu charnière entre fiction narrative et encyclopédie » (p. 11), entre encyclopédie et philosophie. Cela fait du roman un lieu d'expérimentations en matière de pensée, un lieu où l'imaginaire peut faire avancer la connaissance rationnelle (cela fait penser parfois à Cyrano, p. 25, 84). D'où un récit non linéaire, où l'expérience philosophique de Cléomède procède selon une ellipse (p. 38), ou encore par «sauts cognitifs» (p. 88), comme «transposition allégorique du contenu de La Science universelle» (p. 38). Cela donne lieu à une analyse intéressante de l'usage de l'allégorie, non pas tant en déchéance que l'objet d'une utilisation autre (p. 41, 68), ainsi que des récits de songes (p. 51). O. Roux tente de cerner les points essentiels de la philosophie sorélienne ; mais il ne peut que constater que, si domine la résistance à l'essentialisme d'un monde fixe, les rapports entre immanence et transcendance (s'il y en a une, p. 50, 69, 71) sont d'autant plus complexes que Sorel ne manque jamais de souligner l'importance du point de vue, le principe d'incertitude (p. 80, 101), et de renvoyer au lecteur le souci et le soin d'interpréter le sens ambigu d'un texte où personnages et épisodes sont en perpétuelle anamorphose (p. 81, 91) : «c'est à lui de repérer les épisodes répétés, et de les interpréter selon le changement de point de vue, ce qui n'est pas sans créer [...] une certaine ambiguïté » (p. 83). Le lecteur est ainsi investi d'un rôle fondamental (comme il est au fond normal pour un texte qui vise à sa formation).

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et appelé à une lecture réfléchie et réitérée (p. 84, 90), selon la «démarche très moderne» (p. 103), d'un auteur dont l'identité est elle-même en question (p. 100). Par rapport à cet ensemble de belle qualité, seulement quelques petits regrets. Si l'on apprécie l'idée d'une analyse de la langue de Sorel (p. 110-115), on regrette un peu la grande brièveté du paragraphe consacré au style, alors que c'est un point qui préoccupe fort Sorel critique (voir La Bibliothèque française et De la connaissance des bons livres). Le titre «Situation historique, politique et littéraire en 1640» (p. 12-15) est un peu prétentieux pour un développement bien court, et notamment sur la littérature narrative alors disponible à la lecture, présentée comme «avant tout héroïque» (p. 14; il est un peu dommage de convoquer Huet, n. 45, qui écrit trente ans plus tard), alors qu'elle est bien plus variée, avec des textes qui ont pu inspirer Sorel (par exemple Béroalde de Verville, cité p. 75). On aurait aimé un développement sur le lien entre encyclopédie et philosophie, simplement affirmé p. 11 (voir p. 67) ; or le rêve de « boucler le cercle des connaissances » (je souligne, p. 69) qui habite Cléomêde au début de son parcours n'est-il pas incompatible avec le principe d'incertitude, et la figure de l'ellipse ? Cela pourrait compléter l'analyse du phénomène encyclopédique au xvifi siècle, assez peu étudié finalement (voir Cahiers Diderot n" 12, 2001, «Le χ viL' siècle encyclopédique»), comme soubasse¬ ment problématique d'une philosophie «universelle», mais non-systématique, où l'on retrouverait Cyrano, et peut-être des héritiers au xviifi siècle. Claudine Nédelec Agnès Cousson, L'Écriture de soL Lettres et récits autobiographiques des religieuses de Port-Royal. Angélique et Agnès Arnauld, Angélique de Saint-Jean Arnauld d'Andilly, Jacqueline Pascal. Paris, Honoré Champion, «Lumière classique», 2012. Un vol. de 636 p. L'ouvrage d'Agnès Cousson se propose de combler une lacune de la recherche : alors que les travaux critiques ont souligné au cours du siècle (Louis Cognet, Jean Orcibal, JeanMesnard, Philippe Sellier) l'importance d'une communauté qui compta plusieurs personnalités spirituelles et littéraires d'exception, aucune étude d'ensemble n'avait encore été consacrée aux écrits personnels des religieuses. L'immensité du corpus épistolaire pouvait décourager. Il est donc méritoire d'avoir mené à son terme, dans la courte durée dévolue à la préparation de la thèse de doctorat un projet mûri depuis le début des années 2000, d'autant plus que l'immensité du corpus retenu et sa dispersion - environ 3000 lettres, issues de collections publiées et de manuscrits, ont été lues - ainsi que les disparités génériques et littéraires de l'épistolaire et des autres textes autobiographiques laissaient présager nombre de difficultés méthodologiques. L'auteur a privilégié une approche intuitive qui lui vaut des réussites dans la sélection variée des textes, souvent méconnus, qu'elle présente à travers une multitude de citations collectées avec à propos. On dispose ainsi d'une intéressante compilation d'extraits issus d'un corpus immense et suggérant une anthologie fragmentée : le lecteur apprécie avec intérêt et plaisir les différences de tons, de styles, l'expression des traits de personnalité illustrant la métaphore des « miroirs de l'âme» si topique dans la poétique de l'épistolaire. Les commentaires souvent minutieux et foisonnants font preuve d'une agréable facilité d'écriture. L'usage

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prescrivant de signaler les rectifications qui s'imposent, nous nous bornerons aux plus nécessaires. L'ouvrage La Spiritualité de Saint-Cyran, avec ses écrits de piété, correctement référencé à Jean Orcibal dans la bibliographie, ne l'est pas dans les notes (p. 79, 93, 99, 135). Le Traité de l'amour de Dieu a pour auteur saint François de Sales, comme il apparaît dans la bibliographie, et non l'abbé de Saint-Cyran (p. 35 ; note 167, p. 79). Ce n'est pas non plus l'abbé de Saint-Cyran, incarcéré à Vincennes par Richelieu (1638-1643) et mort quelques mois après sa libération, qui a été embastillé de 1666 à 1668 avec le Solitaire Nicolas Fontaine, mais le bibliste Louis-Isaac Lemaistre de Sacy (p. 21). Ajoutons que l'absence d'index ou de table des auteurs et des lettres est une gêne, d'autant plus que les notes de bas de page, si elles renseignent sur l'auteur et la date, sont muettes sur l'ouvrage dont les citations sont issues. Malgré la mise au point de 1'« Avertissement» (p. 29-30), les références sont en l'état peu claires pour le chercheur qui désirerait remonter directement à la source. C'est sans doute un sujet capital au sein de la période classique que le para¬ doxe de l'écriture personnelle (épistolaire, récits autobiographiques) dans le cadre très restrictif de la vie monastique, qui prescrit plus radicalement encore que les moralistes l'effacement du moi. Dans une première partie, «Les ambiguïtés de la personne humaine», l'auteur s'intéresse aux obstacles à l'expression de soi, des plus partagés dans les communautés religieuses, comme les restrictions sur la communication à l'intérieur et à l'extérieur du couvent, jusqu'aux plus spécifiques de Port-Royal, comme la méfiance augustinienne à l'encontre de la corruption intrinsèque de l'homme et du langage. Tenue sous un régime de restriction sévère, la vie religieuse prohiberait l'expression de soi, en sorte qu'elle «n'a finalement plus lieu d'être, sauf à des fins spirituelles ou morales» (p. 123), ce qui conduit dans une deuxième partie («Le maintien des sentiments humains») à considérer l'expression personnelle des épistolières comme des échappées involontaires et de l'ordre du lapsus : «les lettres révèlent le caractère idéal de ces enseignements théoriques qui vont à l'encontre des sentiments naturels» (p. 214). Grâce aux cita¬ tions, les aperçus sur les richesses du corpus sont nombreux. Les deux dernières parties sont placées sous le signe de la « lutte ». « Ecriture et lutte intime » traite de la contribution de la lettre à l'édification spirituelle de l'épistolière et du destina¬ taire, en évoquant au passage les lettres de consolation et de direction spirituelle. Cette partie inclut quelques aperçus de stylistique ou de rhétorique. La quatrième, «L'écriture au service de la lutte communautaire», revient sur l'écriture apolo¬ gétique et mythographique et sort du corpus épistolaire pour consacrer quelques pages aux biographies et aux relations de captivité. Quelque sympathie que l'on éprouve pour un sujet portant sur les problèmes posés par l'écriture de soi dans un milieu spirituel augustinien, il se dégage de la lecture la conviction que la thèse défendue au fil des pages repose sur un malen¬ tendu. En effet, l'ascèse chrétienne du moi, même en milieu monastique, n'est pas une fin en soi et ne consiste nullement en l'éradication des sentiments humains, mais dans leur discipline. Bien loin d'être frappée de prohibition, l'expression des sentiments personnels abonde chez les Pères épistoliers que Port-Royal pratique et dont il répand la lecture. On ne peut manquer d'être surpris par la méthode qui consiste, après avoir énuméré les grands auteurs que Port-Royal juge essentiels dans l'éducation de ses élèves pensionnaires et relevé que «les lettres de saint Jérôme complètent la formation spirituelle des élèves» (p. 35), à refuser de les

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tenir pour connus des religieuses : «leur connaissance de ces auteurs restant à démontrer, nous nous concentrerons sur le point de vue des moniales et éviterons de noyer leurs propos par des références à des textes qu'elles n'ont peut-être pas lus» (p. 36). La noyade nous paraît un risque d'autant moins redoutable qu'une f belle perche était offerte, concernant la connaissance des Pères de l'Eglise, par le recueil d'extraits de lettres bien connu constitué à Port-Royal même par le duc de Luynes sous le pseudonyme du sieur de Laval, Divers ouvrages de piété, tirés de saint Cyprien, saint Basile, saint Hierosme, saint Chrysostome, saint Augustin, saint Paulin, saint Fulgence, saint Grégoire pape et de saint Bernard, traduits nouvellement en français, Paris, Charles Savreux, 1664; l'Avertissement insiste de la manière la moins ambiguë possible sur le profit attendu de tous les fidèles, quel que soit leur état de vie ou leur condition, laïcs dans le monde ou religieux, «vierges consacrées à Dieu» ou prélats. La question des modèles et de la culture épistolaire des religieuses est une grande absente de cette étude, surtout dans une communauté qui pratiquait, outre saint Paul, les auteurs du recueil du duc de Luynes, les Lettres spirituelles de l'abbé de Saint-Cyran publiées par Robert Arnauld d'Andilly (1645-1647), ainsi que la traduction par le même auteur des Œuvres (1670) de sainte Thérèse d'Avila. Faute de synthèse, on ne peut se former une idée claire des «nombreuses règles» (p. 155) qui contraindraient strictement la communication épistolaire. Il semble que l'auteur déduise des grands principes de la vie monastique contenus dans les Constitutions - ce que les religieuses nomment «la règle» - une liste d'interdits (p. 62, 67 ; «le respect du silence est une règle essentielle», p. 108; «la règle de l'accord des voix» et du refus de la singularité,p. 123-124; «les règles»,p. 117, 141, 163,225,234,250,251 ; «lesrégies religieuses», p. 67; «les régies sur la communication», p. 109; «les règles qui interdisent l'effusion», p. 187) qu'elle projette sur l'épistolaire. Certaines étonnent, faute de référence probante, comme « la règle qui exige de se confier à Dieu et de ne pas rechercher un appui humain» (p. 264) : n'est-ce pas contradictoire avec le devoir de conseil et la direction spirituelle la plus commune? La prise en compte de la tradition de l'épistolaire chrétien aurait été une méthode pertinente pour évaluer les manifestations personnelles qui abondent dans les lettres, comme le plaisir de la correspondance, l'autoréflexivité, l'expression de l'amitié ou de l'affectivité à l'occasion de la mort d'un proche (Deuxième partie), et remettre en cause la thèse de l'infraction ou de la transgression. Sans aller jusqu'à constituer une théorie complète de l'épistolaire religieux, un classique comme l'ouvrage de V. Mellinghoff-Bourgerie sur François de Sales (1567-1622), un homme de lettres spirituelles... (1999), aurait fourni un socle solide pour s'interroger sur l'autorité de cette culture dans l'expression de soi. De manière générale, les ressources de la bibliographie nourrie qui figure en fin de volume paraissent trop discrètement mises à contribution dans l'étude et les notes. L'obsession de la «transgression des règles » (p. 260) fait obstacle à l'évaluation circonstanciée de toutes les manifestations d'affectivité, que la tradition considère pourtant comme une émanation de la charité. La valeur du topos dans la culture classique, qui est à l'opposé de l'insincérité et synonyme d'adhésion et de ratification personnelle, apparaît méconnue (« topos ou sentiment réel, il est difficile de trancher», p. 280; «Le discours convenu disparait au profit de la spontanéité et de l'expression personnelle», p. 239 ; passim). La notion de « profane » parait invoquée de manière inappropriée pour qualifier tout ce qui ne réfère pas strictement à la vie spirituelle : « activité profane potentiellement dangereuse

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pour Tâme» (p. 27) la correspondance, «sujets profanes» (p. 170) la construction des bâtiments monastiques, «sentiments profanes» (p. 163) rattachement au lieu même du monastère, «plaisir profane» (p. 169) ressenti à la vue de la beauté des objets du culte, «pensées profanes» (p. 215) la préoccupation de ne pas recevoir de lettres d'amis malades, «joie, au sens profane du terme» (p. 186) l'intensité de l'affection filiale. Cette touche de sectarisme ne s'accorde pas avec une représentation chrétienne du monde où rien n'est strictement exclu de la sphère du religieux, ni le cadre de la vie communautaire qu'est l'abbaye, ni la beauté des formes qui n'est pas une concupiscence des yeux quand elle mène à Dieu (que l'on pense à Philippe de Champaigne), ni l'affection envers les proches. Le conseil donné par une abbesse à une jeune fille de refuser le mariage que ses parents ont résolu pour elle, classique de la direction spirituelle, est d'autant moins «un sujet profane inconvenant pour une religieuse» (p. 289-290) que le mariage est un sacrement. Sans nous attarder sur les études de style, on regrette que la question d'une expression classique des sentiments ne soit pas posée. Or les exemples abondent où la «retenue stylistique» (p. 206), faite de réserve et de concision, n'est pas synonyme d'indifférence ou d'insensibilité, mais bien au contraire d'intensité, comme le montre le choix d'un lexique abstrait et de figures comme les superlatifs absolus. Certains textes donnent à lire une grande finesse dans l'autoanalyse ou «l'anatomie de l'âme» (par exemple p. 150, Marie-Charlotte Arnauld d'Andilly) : il se confirme que Port-Royal a constitué un moment exceptionnel d'association entre l'analyse de soi classique et la discipline religieuse de la confession. On regrette aussi le choix de ne pas élucider au moins les citations intratex- tuelles les plus voyantes qui abondent dans les lettres. On s'est ainsi privé de la première étape d'une enquête sur l'étude de la culture biblique et patristique des religieuses, où l'on distinguerait les plus brillantes et les plus intellectuelles, telle la célèbre Mère Angélique de Saint-Jean Arnauld d'Andilly, en allant jusqu'aux postulantes, qu'elles soient issues des pensionnaires de l'abbaye ou de la société mondaine. On ne peut que souhaiter que des travaux futurs restituent à leurs lettres une profondeur que les épistolières maîtrisaient parfaitement. Pour nous borner â quelques exemples glanés presque au hasard, l'injonction topique â «détruire le vieil homme pour nous revêtir du nouveau », explicitement référencée par Angélique de Saint-Jean Arnauld d'Andilly à l'apôtre Paul (p. 67), aurait dû faire l'objet (p. 71, 99, 114, 25\,passim) d'une identification précise (lettre aux Romains, 6, 6; lettre aux Colossiens, 3, 9) ; au cœur de la spiritualité chrétienne, elle ne constitue ni une particularité de Port-Royal ni une exigence spécifiquement monastique. La sentence «La bouche qui ment tue l'âme», commentée comme «des paroles bibliques» (p. 154), est issue du Livre de la Sagesse, 1, 11 ; «ouvrir les oreilles de son cœur» (p. 102) contient un précepte et une image bien connue de saint Augustin (par exemple, Confessions, I, 5) qui métaphorisent une spiritualité de l'amour de Dieu remplie de confiance et d'abandon; même en vue de l'ascèse nécessaire du moi, cela présente peu de rapport avec des «attitudes schizophréniques» {ihid). On pourrait amonceler les exemples où la connaissance de l'intratextualité - rarement absente des citations - se révèle nécessaire à l'intelligence de la relation épistolaire. Ainsi les propos d'Angélique de Saint-Jean sur l'élection d'un petit nombre d'hommes « d'une masse maudite pour en faire ses enfants par une seconde naissance» (p. 137) renvoient-ils à la théorie de la «massa damnationis» et au socle de la théologie de l'évéque d'Hippone sur la grâce. Il conviendrait d'étudier

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la situation et l'intention de l'épistolière à l'égard du destinataire, en l'occurrenee un prêtre en exil très engagé auprès de Port-Royal. S'exprime-t-elle sous couvert de son autorité d'abbesse et dans quelle fonction (direction spirituelle, échange doctrinal...)? Si la même abbesse «recourt à l'image de la lampe» (p. 138), c'est parce qu'elle commente la parabole bien connue des vierges folles et des vierges sages (Evangile de Matthieu, 25, 1-4), à l'intention d'une jeune fille qui se dirige vers la profession religieuse afin de l'encourager dans l'amour de Dieu. La prise en compte de Vethos respectif des correspondants dans leur rapport aux textes scripturaires qui constituent le vivier de leur vie religieuse paraît fondamentale dans cette enquête, l'épistolaire mettant prioritairement enjeu une relation. En dépit des réserves qu'il suscite, l'ouvrage sera utile pour prendre connaissance d'un gisement de textes qui enrichit le domaine de l'épistolaire classique. En attendant l'aboutissement des éditions scientifiques en cours des lettres des abbesses Angélique Arnauld et Angélique de Saint-Jean Arnauld d'Andilly, on ne peut que souhaiter la publication d'une anthologie solidement annotée qui en relancerait l'étude. Pascale Thouvenin

Correspondance de Pierre Bayle. Tome XIII, janvier 1703 - décembre 1706. Lettres 1591-1741. Publiées et annotées par félisabeth Labrousse et Antony McKenna, Wiep van Bunge, Edward James, Bruno Roche, Fabienne Vial-Bonacci, avec la collaboration de Éric-Olivier Lochard. Oxford, Voltaire Foundation, 2016. Un vol. de xxviii + 625 p. La nouvelle édition critique de la Correspondance de Pierre Bayle, dont le / premier volume a paru en 1999 à Oxford sous la direction de la regrettée Elisabeth Labrousse, d'Antony McKcnna et d'autres collaborateurs, a été complété défi¬ nitivement en 2017 par un quatorzième et dernier volume. Après la disparition d'E. Labrousse en février 2000, c'est A. McKenna qui se chargea de coordonner le travail de cette édition admirable. On y a publié - à partir de VInventaire critique de la correspondance de Pierre Bayle (Paris, 1961) établi il y a presque soixante ans par E. Labrousse - près de mille huit cents lettres dont les originaux se trouvent dispersés dans une dizaine de pays et dans deux continents. Cette édition critique de la correspondance active et passive du philosophe de Rotterdam, parue avec une régularité digne d'éloge (quatorze volumes en dix-huit ans), se signale par la richesse des annotations et de l'appareil critique qui guide le lecteur parmi les réseaux des correspondants de Bayle et parmi les débats culturels abordés. La correspondance en effet est un instrument essentiel pour reconstituer le profil intellectuel de Bayle et son rôle dans les débats de son temps; elle nous permet aussi de suivre sa pensée dès le moment de sa formation, dans ses relations polémiques et avec ses interlocuteurs. De plus, cette correspondance ouvre devant nous le monde richissime de la République des Lettres dont Bayle fut membre à part entière et dont il fut un interprète des plus originaux et féconds. Du reste, la revue qu'il publia à Amsterdam du mois de mars 1684 au mois de février 1686 pour signaler les nouveautés littéraires en histoire, philosophie ou théologie, ainsi qu' en botanique, physique ou médecine, s'intitula Nouvelles de la République des Lettres.

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Or, la correspondance, la coimnunication épistolaire étaient le moteur de cette république littéraire où la liberté de critique s'exerçait dans un milieu réunissant des hommes de différentes nations et de diverses confessions religieuses. Cette république qui plaidait l'exercice de la critique parmi tous les savants au nom de la liberté intellectuelle et de la coopération culturelle s'ancrait dans le même idéal cosmopolite qui animait Bayle. Les échanges épistolaires du philosophe de Rotterdam nous montrent ainsi l'évolution et les changements qui placèrent l'enfant du Caria au centre d'un réseau culturel élargi aux philosophes, aux érudits et aux hommes de science de l'Europe entière. Ainsi la correspondance de Bayle est un outil précieux pour reconstituer les relations entre les érudits de l'époque comme pour suivre les nouveautés éditoriales, leur influence et leur rayonnement. Ce treizième volume de la Correspondance de Pierre Bayle (janvier 1703-décembre 1706) aborde les derniers ans de la vie du philosophe qui meurt à Rotterdam le 28 décembre 1706. T1 s'agit d'une période riche par fécondité et pro¬ ductivité intellectuelle. Notre philosophe, qui vient de publier en 1702 la deuxième édition du Dictionnaire historique et critique avec les Eclaircissements promis où, face au problème du Mal, il critique la théologie rationaliste et soutient une solution «fidéiste», continue sa bataille contre les théologiens «rationaux» tels Jean Le Clerc, Isaac Jaquelot ou Jacques Bernard. Dans cette période il publie aussi la Continuation des pensées diverses, la troisième partie de la Réponse aux questions d'un Provincial, et il travaille à sa dernière œuvre qui restera inachevée, les Entretiens de Maxime et Thémiste où il reprend les argumentations critiques contre la théologie rationaliste. Les 150 lettres de ce volume (Lettres 1591-1741) nous plongent au cœur de la richesse des relations intellectuelles que Bayle entretient dans les dernières années de sa vie, mais elles révèlent aussi ses goûts, ses préférences ou sa vie privée. On décèle ainsi les relations de Bayle avec son cousin Naudis ou avec sa belle-sœur Marie Brassard, veuve de Jacob Bayle, qui n'est pas «disposée à sortir de France, ni à se séparer de sa fille ; les difflcultez qu'elle croit insurmontables, la détournent d'une pareille résolution» (lettre 1680, R Bayle à Jean de Bayze, le L' de septembre 1705, p. 323). D'ailleurs Bayle, resté toujours très lié à sa famille, rédige son testament à Rotterdam le 12 février 1704 (voir «Annexe I. Le Testament de Pierre Bayle», p. 541-542) pour faire de sa nièce Paule Bayle, fille de Jacob, demeurant à Montauban en France, son héritière « seule et unique dans tous ses biens nul excepté qu'il laissera en France à condition de donner au sieur Jean Burguiere sieur de Naudis demeurant au Caria païs de Fioix [^/c] la somme de sept[s] cent francs monnoie de France et tous les livres qui ont ap[p]artenu au pere et au frere aîné du dit testateur» (p. 541). Parmi les nombreux correspondants de ces années nous retrouvons Jacques du Rondel et Pierre Des Maizeaux (l'auteur de la Vie de M. Bayle), Jacques Bernard et Henri Basnage de Beauval, Pierre Coste et Jacques Le Clerc, Samuel Crell et Thomas Crenius, Jean-Alphonse Turrettini et Vincent Minutoli, Mathieu Marais et Jean-Baptiste Dubos, le duc de Noailles ou Lord Shaftesbury. Ft encore, Antonio Magliabechi, bibliothécaire à Florence du grand duc de Toscane, ou Mathurin Veyssière La Croze, bibliothécaire à Berlin de Frédéric L' de Prusse. Ces échanges épistolaires relatent les nouveautés littéraires et les polémiques religieuses, les débats érudits et les discussions philosophiques. Mais ils traitent aussi des questions théoriques qui sont au cœur de la pensée de Bayle, tel le thème de l'incertitude

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des mathématiques - déjà abordé dans le Projet du Dictionnaire ou dans Tarticle «Zénon d'Elée» (rem. F et G) du Dictionnaire - ou le rôle de Thistoire. Il suffit ici de donner deux seuls exemples. Dans une lettre à Pierre Des Maizeaux du 3 de juillet 1705 (lettre 1672), Bayle revient sur le thème des paradoxes des mathé¬ matiques et il affirme ne pas s'éloigner beaucoup «de la pensée de Mr Bernard Χ touchant l'incertitude réelle et absolue des mathématiques». A son avis, «elles [les mathématiques] ne roulent pas sur des abstractions, elles sup[p]osent qu'il y a reellement hors de notre esprit des superficies sans profondeur, et des lignes sans largeur et des points sans aucune dimension, la plupart des demonstrations géométriques sont fondées sur cela, d'où il s'ensuit que ce ne sont que de beaux et brillan[t]s fantômes dont notre esprit se repait, c'est à dire une suite d'objets eviden[t]s à quoi rien n'est semblable existant hors de notre esprit». Et il rappelle aussi la polémique avec Leibniz à ce sujet : « Mr Leibniz aiant lu dans la 2^ edition de mon Diction[n]aire ce que j'ai dit sur cela m'écrivit une lettre où il tachoit d'ac[c]order l'etenduë actuelle de la matière avec les idées mathématiques, mais je sentois bien en lisant sa lettre qu'il s'y trouvoit embar[r]assé» (p. 280). Par contre, c'est plutôt le problème des préjugés en histoire que Bayle aborde dans une lettre du 10 août 1705 (lettre 1679) à Jérôme Pechels de La Boissonnade, ancien condisciple de son frère Jacob à Puylaurens. Bayle y soutient, comme dans l'article «Usson» (rem. F) du Dictionnaire, qu'un historien doit rechercher la vérité seule, en luttant toujours contre les préjugés. Ainsi «un Dictionnaire historique ne doit point porter les marques d'une prévention passionnée» ou des préjugés religieux, et le travail de l'historien doit s'éloigner de toute passion confessionnelle et s'ancrer dans les seules preuves historiques : «L'exemple de ce que les préjugez produisent contre nous [protestants], doit tenir en bride un historien, et l'oblige à croire que nous pouvons être quelquefois injustes envers non ennemis. La-dessus, que faire? Ne rien assurer, que sur l'autorité des preuves publiques et bien avérées» (p. 320). Mais ce tome de la Correspondance évoque aussi la maladie des poumons qui devait emporter Bayle en 1706. L'indifférence de notre philosophe à l'égard de la mort, son refus des médicaments qu'il jugeait inutiles et son obstination à continuer son combat philosophique jusqu'au dernier jour, lui procurèrent l'admiration du petit cercle des amis qui l'entourait et contribuèrent à l'image idéale du phi¬ losophe fidèle à lui même jusqu'à la fin. Comme le rappelle A. McKenna dans son «Introduction», «Bayle meurt, le 28 décembre 1706 vers 9 heures du matin, quasiment la plume à la main » (p. xix). La lettre à Daniel de Larroque du 22 novembre 1706 (lettre 1736), écrite un mois avant son décès, montre toute la force d'âme et la lucidité de conscience de Bayle qui s'est «résolu de laisser faire la nature» et qui avoue préférer la mort à «une vie languissante» : «La pulmonic est un mal dont j'ai toujours été menacé, et dont j'ai senti de petites atteintes en divers tems, c'est une maladie héréditaire dont plusieurs sont morts en ma famille. [...] Mon incommodité a été jusqu'ici d'un progrés lent, de sorte que j'ai été plus fort pendant l'esté que je ne le suis aujourd'hui. J'ai refusé constamment tout le secours de la médecine, et suis résolu de laisser faire la nature ; les remedes dans ces sortes de maux font traîner plus long tems un malade; c'est ce que je ne cherche pas : une vie languissante me paroît pire que la mort» (p. 518-519). Lorenzo Bianchi

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Jean-Francois Regnard, Théâtre français. Sous la direction de Sabine Chaouche. Éditions critiques de Marie-Claude Canova-Green, Sabine Chaouche, Noémie Courtes, Joseph Harris, Jérôme de La Gorge et Sylvie Requemora-Gros. Paris, Classiques Garnier, «Bibliothèque du théâtre français», t. T, 2015, 687 p., t. II, 2015, 557 p., t. III, 2018, 413 p. Depuis 2015 ont paru aux éditions Classiques Garnier trois tomes contenant le Théâtre français de Jean-François Regnard (1655-1709). Sous la direction de Sabine Chaouche (dont est publiée en appendice au tome I une «Etude écono¬ mique et sociale du théâtre de J.-F. Regnard»), quatorze pièces en édition critique, introduites et contextualisées, viennent ainsi agrandir la «Bibliothèque du Théâtre français», collection d'envergure par laquelle Charles Mazouer a entrepris de rendre accessible dans des éditions fiables et commentées un répertoire dramatique historique parfois oublié de nos jours, mais rayonnant en son temps et à ce titre important pour tout regard sur l'évolution du paysage théâtral. Regnard compte en effet parmi les auteurs de premier ordre de ce répertoire, comme le plus grand entre Molière et la génération de Destouches, Nivelle de La Chaussée et Marivaux. Le colloque organisé à l'occasion du tricentenaire de sa mort par Charles Mazouer et Dominique Quéro {Jean-François Regnard (1655-1709), dont les actes ont été publiés en 2012 chez Armand Colin), a relancé les études universitaires sur cet auteur «passablement méconnu et trop sous-estimé», cinquante ans après la monographie d'Alexandre Calame {Regnard. Sa vie et son œuvre, 1960). La présente édition de son Théâtre français permet non seulement d'en approfondir la connaissance, mais aussi de mesurer l'évolution de sa réception (voir la partie « Fortune de J.-F. Regnard au théâtre » de l'Introduction générale même si celle-ci considère uniquement les reprises à la Comédie-Française et que figurent pour le xix^ siècle seules les représentations des Ménechmes, alors que d'autres pièces sont annoncées, pour lesquelles il faut se reporter aux introductions particulières). En premier lieu, relevons la qualité de l'édition critique fournie sur la base des éditions originales, avec les variantes significatives et d'abondantes notes savantes, et soulignons en particulier l'intérêt des notes lexicales. L'«Introduction» générale conséquente par Sabine Chaouche (t. I, p. 7-50) s'attache à situer les pièces que Regnard donna à la Comédie-Française ainsi que trois pièces non représentées (Sapor, tragédie de jeunesse. Les Souhaits, peut-être représentée en cercle privé à Grillon, et Les Vendanges ou Le Bailli d'Asnières, inachevée) dans la biographie de l'auteur, du moins pour le début de sa production, et surtout dans le paysage théâtral de l'époque, rappelant notamment les grandes lignes des histoires imbriquées de la Comédie-Française et du Théâtre Italien pour lesquels il écrivit. Approche importante puisque Regnard, ayant fait ses débuts auprès des Comédiens Italiens, devait garder la fantaisie et la pétulance propre à l'Hôtel de Bourgogne par des mascarades et scènes farcesques, ou encore par la présence de la musique dans ses pièces. L'évolution de l'esthétique théâtrale avec l'émergence de la satire sociale, notamment dans la petite pièce promue par les dancourades, se fait également sentir dans le théâtre français de Regnard, formé par son parcours social à l'observation de différents milieux. Et il sait lier la satire au divertissement du public dont il comprend l'importance économique, ce qui a pu lui valoir sa permanence au répertoire. S. Chaouche le voit aussi fils de son

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époque par le rôle primordial qu'il dorme au rapport à l'argent, préoccupation principale du nouveau public bourgeois, développée par Regnard moyennant trois thèmes principaux, le mariage, l'escroquerie et la débauche. Les intrigues matrimoniales s'en trouveraient modifiées, avec la mise en scène du «marché» matrimonial, l'argent devenant l'huile principale des rouages, les ruses des valets visant à l'acquérir de toutes les façons pour servir les intérêts de leurs maîtres, les personnages principaux étant surtout caractérisés par leurs agissements plus ou moins illégaux ou immoraux marqués par la cupidité, l'escroquerie, la dilapidation, l'endettement, l'usure, l'avarice ou simplement la marchandisation obsessionnelle. Seraient ainsi dissolues les valeurs d'un ordre ancien, témoignant d'une époque de bouleversements sociaux dont Regnard fait la satire sans faire de morale. Pour S. Chaouche, ces nouveaux contenus vont de pair avec une modernisation théâtrale : si Regnard puise dans le répertoire dramatique, c'est pour le dépasser, pour casser l'unité classique par des scènes périphériques et pour moquer le bon goût par une fantaisie débordante. Ce serait dans ce sens que les comédies de Regnard feraient preuve de cohérence, en tant que variations sur l'originalité, par ses personnages «originaux», voire grossiers, mais aussi par les transgressions dramaturgiques et verbales créant une certaine nouveauté à partir de procédés comiques préexistants. C'est pourquoi S. Chaouche insiste sur la «technique de l'écho» qui permettrait à Regnard de recycler des effets comiques à succès de ses propres pièces ainsi que des auteurs de son temps, et propose de caractériser le théâtre de Regnard par cette «esthétique de l'écho» plutôt que par les formules précédemment énoncées : esthétique « de l'emprunt » (Calame), « de la fantaisie verbale » (Dorothy Medlin), «de la bigarrure» (Sylvie Requemora), «de l'insignifiance» (Martial Poirson) ou «du rire anarchique» (John Dunkley). Le premier mérite de cette édition est de rendre accessible l'ensemble du Théâtre français de Regnard et de permettre ainsi une vue d'ensemble de la production théâtrale de l'auteur - Roger Guichemerre ayant assuré l'édition des Comédies italiennes pour la Société des Textes Français Modernes en 1996, republiée en 2012 aux éditions Classiques Garnier. Si Le Légataire universel, aujourd'hui comme jadis pièce phare de Regnard, a connu trois éditions scientifiques relativement récentes - par André Blanc en 1992 (mais sans La Critique du Légataire universel) au t. III du Théâtre du xviT siècle (où figurent également Le Joueur et Les Folies amoureuses, ainsi qC Attendez-moi sous l'orme de «Regnard ou Dufresny»), par Charles Mazouer en 1994 chez Droz et par Michèle Weil en 2003 chez Espaces 34 -, d'autres n'avaient pas connu d'édition moderne. L'équilibre n'était pas facile à trouver pour les introductions particulières de pièces à l'envergure et â l'impact aussi inégaux, mais elles s'attèlent toutes à les resituer dans l'ensemble de l'œuvre et dans leurs contextes littéraires ou sociaux, et réussissent à fournir des renseignements ou commentaires utiles et intéressants. C'est Sabine Chaouche qui assure elle-même une grande partie des éditions, soit seule, comme pour La Sérénade, Le Joueur, Le Retour imprévu. Les Folies amoureuses, La Critique du Légataire et Les Souhaits, soit en collaboration, avec Sylvie Requemora-Gros pour Le Distrait et Le Légataire universel et avec Noémie Courtès pour Les Vendanges ou Le Bailli d'Asniéres et peut-être Les Ménechmes (pièce pour laquelle la responsabilité éditoriale n'est pas clairement indiquée). Toutes les introductions, que nous ne pouvons passer en revue une à une dans le cadre restreint de ce compte rendu, discutent les sources, souvent

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nombreuses chez cet auteur qui cultive Γ« esthétique de Técho » dépassant le seul théâtre français, et elles précisent ainsi la culture littéraire de Regnard et surtout le mélange entre théâtre italien et comédie française qu'il pratiquait volontiers. Ce travail sur les sources n'est jamais une fin en soi, mais toujours mené afin de caractériser l'écriture de Regnard par son positionnement face au matériau littéraire. Pour La Sérénade, par exemple, la première petite pièce que Regnard donna à la Comédie-Française, S. Chaouche indique les sources, notamment moliéresques, pour exemplifier le travail dramaturgique de Regnard «encore â mi-chemin entre traditions et innovations (...) cultivant à ce stade de sa carrière plutôt l'effet scénique que l'originalité à proprement parler», mais déjà exempt de moralité pour laisser place à la fête théâtrale (très italianisante avec la mascarade finale), et déjà centré sur l'importance de l'argent qui va dominer l'ensemble de son oeuvre comique. La comparaison avec la source se révèle moins avantageuse pour Le Bourgeois de Falaise, même si N. Courtès s'évertue à chercher l'originalité de Regnard par rapport à Monsieur de Pourceaugnac, résidant essentiellement dans le développement du divertissement final en véritable bal ressortissant de l'intrigue et qui lui permet quelques moments comiques heureux. Joseph Harris, à qui on peut être reconnaissant de considérer aussi la fortune étrangère de la pièce, introduit Démocrite également en rappelant ses sources classiques et plus récentes, notamment la réputation du philosophe matérialiste et «riant» dont Regnard saisit l'ambivalence plutôt que la vérité historique. J. Harris voue un développement intéressant au paradoxe du rire qui s'attache à un personnage riant en développant l'analyse du personnage qui s'avère double : rieur par la légende et selon les autres personnages, il ressemble pourtant plutôt à l'Alceste de Molière. En effet, il ne rit jamais et se contente plutôt de se moquer d'autrui, se révélant ainsi un misanthrope dont le rire se révélera être un masque. Cette ambivalence nous semble être une des caractéristiques les plus intéressantes des comédies de Regnard, mais qui n'est parfois pas perçue par les commentaires, comme par exemple celui du Retour imprévu ou encore des Folies amoureuses. Pour la petite pièce qui adapte Le Revenant de Plaute aux mœurs du temps avec la prédominance de l'argent, avec l'artificialité des liens entre les personnes et une certaine folie de vivre de la jeune génération, S. Chaouche affirme qu'elle «reste marquée par une certaine immoralité», mais la question se poserait de savoir si le miroir que Regnard tend ainsi à son public n'est pas plus ambivalent que cela. On aurait apprécié plus d'approfondissement quant au renvoi au Dissipateur de Destouches ou en ce qui concerne la fortune de la pièce, à peine esquissée. De même pour Les Folies amoureuses, pour laquelle S. Chaouche analyse le traitement de la folie - et surtout de la feinte folie - par la dramaturgie de Regnard aboutissant à un nouveau genre comique burlesque, affichant une virtuosité de l'improvisation qui rappelle encore le théâtre italien, et un mélange de motifs et de tons qui est le propre de l'auteur. Compte tenu de cette importance que l'éditrice donne à la folie aussi bien sur un plan thématique qu'esthétique, il paraît étonnant que son commentaire ne considère pratiquement pas Le Mariage de la Folie, le divertissement final qui nous paraît encore induire une conclusion plus ambivalente que le «débordement positif» auquel conclut S. Chaouche. Dans l'introduction mx Légataire universel, en revanche, apparaît ce souci de l'ambivalence par la discussion du rire provoquée par cette pièce provocatrice. Si selon S. Chaouche et S. Requemora-Gros l'éloge du jeu l'emporte sur son caractère morbide et choquant, pouvant aller jusqu'à une

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défense de la liberté d'expression, le manque de morale ou de rire cathartique correspond à la mise en scène d'un monde «où le problème du mal et du bien ne se pose plus» (Calame), autrement dit d'une «normalité amorale» (S. Chaouche), adoucie par quelque repentir final exprimé par Crispin. Malgré les œuvres très hétérogènes (notons la présence d'un livret pour un opéra-ballet. Le Carnaval de Venise, et son introduction succincte mais complète et passionnante par Marie-Claude Canova-Green et Jérôme de La Gorce qui éclairent non seulement le texte, mais aussi la musique ainsi que les décors et costumes), se dessine globalement, grâce aux introductions, l'idée d'une dramaturgie cohérente, quoique mixte et libre (finalement bien exprimée par la formule de Γ« esthétique de la bigarrure»), dont la conscience s'affiche dans les prologues, passages allé¬ goriques, mises en abymes, ou encore dans le travail avec les réminiscences aux¬ quelles renvoient aussi de nombreuses annotations. C'est donc non seulement un état des lieux que fournit cette édition complète du Théâtre français de Regnard par ses introductions et bibliographies, mais aussi une avancée importante et un outil indispensable pour approfondir la connaissance de cet auteur majeur, et même de la Comédie-Française en général. Gabriele Vickermann-Ribemont Masano Yamashita, Jean-Jacques Rousseau face au public. Problèmes dHdentité, Oxford, Voltaire Foundation, «Oxford University Studies in the Enlightenment», 2017. Un vol. de xii+256 p. Bien que certains commentaires se l'autorisent, il est délicat d'affirmer que les auteurs des Lumières françaises ont contribué au développement de ce que depuis Habermas nous appelons la sphère publique, sans examiner leur langage propre, leurs conceptions du public, mieux, leurs façons de constituer leurs publics res¬ pectifs par diverses stratégies d'adresse, leur style, leurs modes de présentation de soi ou leur ethos, bref toutes les dimensions littéraires et rhétoriques des relations de ces auteurs à leur public, «face à» leur public. L'intention de Masano Yamashita dans cet ouvrage documenté et appuyé sur une large connaissance des sources primaires, du commentaire rousseauiste et dix-huitiémiste, ainsi que du contexte intellectuel, est d'appliquer cette question à Rousseau. L'autrice cherche à compléter les travaux d'histoire et de philosophie politique (Reinhardt Koselleck, Jurgen Habermas, Keith Michael Baker, Antoine Lilti) par des considérations littéraires et stylistiques précises sur le sujet. Ce projet permet de contrer toute tendance fâcheuse à la généralisation, toute homo¬ généisation stérile, de relire Rousseau sans idée préconçue, loin de la mauvaise abstraction philosophique dans laquelle est souvent abandonnée la notion d'espace public. L'autrice pénètre au contraire dans le détail et la particularité des textes, des registres, des situations, intentions et techniques rhétoriques de Rousseau. Le bénéfice théorique du livre est que nous ressortons de cette lecture convaincus que Rousseau invente effectivement un rapport spécifique de l'écrivain à son public, et qu'il défend aussi à coup sûr une revendication de transparence et de vérité. Mais si nous en sommes convaincus, c'est parce que nous avons pu considérer les moyens concrets, les rouages que l'écrivain met en œuvre, les difficultés et les obstacles

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qu'il rencontre; c'est que nous avons mis des mots sur la chose, et non seulement des mots, mais des phrases, des accents, des images et des figures, des postures propres à Rousseau; c'est que nous avons compris, par exemple, que l'auteur du premier Discours ne se donne plus à voir de la même façon, ni ne s'adresse de la même façon à son public quand il écrit le second Discours', c'est que nous avons compris enfin que le public de Rousseau se décompose et se recompose, se modèle au gré des circonstances biographiques, de la réception de l'œuvre, et des initiatives d'auteur tentées par Rousseau. On découvre ainsi que le public de Rousseau est «labile», «pluriel» (p. 215) et qu'il ne se confond pas avec le peuple, dont Rousseau parle souvent, et en bonne part certes, mais auquel il s'adresse peu. La correction de l'abstraction s'accompagne d'un refus de toute simplification et le lecteur appréhende par ailleurs les ambivalences des auteurs des Lumières à l'égard de la publicité. Masano Yamashita est consciente de la tension qui exista entre la promotion encyclopédiste de la publicité des arguments et la culture de la clandestinité liée au libertinage érudit de la fin du siècle précédent; elle rappelle que plusieurs auteurs jugeaient cette clandestinité toujours indispensable à leur activité. C'est pourquoi elle montre Rousseau qui tout à la fois se montre et se cache, développe des formes d'écriture de persécution (Mme Yamashita invoque Strauss), et adopte une attitude sinon ambivalente, du moins complexe à l'égard de r la pratique de la double doctrine. Son Rousseau est éloigné de l'image d'Epinal d'un auteur exhibant tout, exposant la vérité et rien que la vérité dans la lumière crue d'une confession intégrale; Masano Yamashita repère également les tensions du rapport de Rousseau à son public, et elle note que l'idéal de naturel et d'authenticité qu'il défend est mis en œuvre à travers des dispositifs hautement artificiels qui relèvent même de la mise en scène théâtrale (le rapport de Rousseau à Marivaux proposé à partir de la p. 183 éclaire utilement cette tension). L'étude se déploie en moments thématiques : quatre chapitres scandés par un interlude permettent d'étudier diverses modalités du rapport de l'écrivain Rousseau à son public. L'autrice examine successivement, avec finesse, clarté et dans un style élégant, la question de l'adresse dans les œuvres rousseauistes, son évolution et son adaptation aux circonstances (ch. 1), la question du style (ch. 2), de la présentation de soi et des formes de vie qu'adopte Rousseau (ch. 3), et enfin, celle de 1'« envoi » de l'œuvre, de sa réception qui est prise chez Rousseau entre sur-signification et contingence (ch. 4). En d'autres termes, elle se demande : comment Rousseau s'adresse-t-il à son ou à ses destinataires? comment s'exprime-t-il? comment se présente-t-il en tant qu'écrivain, et comment vit-il cet état? puis comment éprouve- t-il etpense-t-il l'abandon de son œuvre au lecteur et le problème de la postérité? La commentatrice possède une curiosité pour le détail et un souci d'exhaustivité dans ses réponses qui la pousse à ne négliger aucun matériau, fût-il réputé trivial. A côté de dossiers bien connus comme l'amitié et la rivalité avec Diderot, elle se penche sur les silences de Rousseau et sur ses actes de parole ratés (ses bégaiements, p. 109), sur l'importance qu'il confère au babil ; elle tend le portrait de Rousseau en animal : en caméléon, en ours; elle s'intéresse aux choix vestimentaires de Rousseau, dans la mesure où ils éclairent la question. Ainsi son goût pour le travestissement, repéré par Mme Yamashita, permet-il d'ébranler la conception substantielle de la vérité affichée par Rousseau, le fameux vitam impendere vero, alors qu'il avance si souvent et si diversement masqué; l'adoption du vêtement d'Arménien, bien qu'elle s'explique d'abord par des motifs médicaux, contribue à

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reflfaceinent de la masculinité de Rousseau, à la neutralisation de son personnage social, puisqu'en apportant son bilboquet en société, ou en allant tricoter dans des compagnies exclusivement féminines, ce dernier semble avoir été tenté par le devenir-enfant et le devenir-femme (voir p. 165-167). Rendant sensible la multiplicité des postures et des figures de f écrivain, et faisant entendre avec équanimité la polyphonie du commentaire rousseauiste (psychanalytique, philosophique, poétique, sociologique), Masano Yamashita développe un propos nuancé sur ce sujet. Elle nous persuade par là de la nécessité d'appuyer toute analyse historique ou philosophique des philosophes des Lumières sur des études littéraires, a fortiori quand elles sont de cette qualité. Gabrielle Radica François Rosset, UEnclos des Lumières, Essai sur la culture littéraire en Suisse romande au xvuf siècle, Chêne-Bourg, Georg éditeur, 2017. Un vol. de 256 p. La Suisse romande se conçoit-elle comme un laboratoire des Lumières, un jardin où les idées se cultivent à l'abri de l'agitation parisienne ou une enceinte irrémé¬ diablement hermétique aux évolutions qui travaillent alors la pensée en Europe? Le titre que François Rosset, professeur de littérature française à l'Université de Lausanne, choisit de donner à son essai formule autrement la question : comment concevoir la réunion de l'idée de Lumières à la notion de clôture ? L'introduction vient préciser ce questionnement : peu nombreux, peu connus voire anonymes, souvent réticents à se reconnaître en tant qu'auteurs, les hommes et les femmes qui font la «culture littéraire» en Suisse romande n'en participent pour autant pas moins, à leur façon, au développement et à la diffusion des connaissances. L'essai se présente en dix chapitres, soit issus d'articles remaniés, soit inédits. Le propos retrace, derrière les grandes figures qu'incarnent notamment Rousseau, Germaine de Staël ou Benjamin Constant, les manifestations de ce que François Rosset nomme une «culture littéraire» ou, autrement dit, la «''littérature" à l'œuvre en Suisse romande entre la mort de Louis XIV et la chute de Napoléon» (p. 21). Littérature entre guillemets, tant les formes étudiées relèvent dans bien des cas - comme le montre la riche utilisation d'archives privées, d'ego-documents, et de correspondances - d'une pratique de l'écrit soit privée, soit d'abord liée à une activité professionnelle, pédagogique ou journalistique, davantage que d'une activité assumée en tant que pratique esthétique. L'anecdote tragique de Rousseau enfermé aux portes de Genève introduit deux chapitres qui abordent, de façon nuancée, autant de problèmes induits par la notion d'« enclos». En effet, c'est une fois hors de l'enclos que Jean-Jacques trouvera la clé de sa liberté. Rappelant les travaux de Claire Jaquier, l'auteur constate à son tour chez les auteurs suisses un « esprit de limite qui se manifeste partout où l'on pose le regard» (p. 40). Gardons-nous toutefois de concevoir l'esprit ainsi évoqué sous le seul angle de la critique : d'une part, certains auteurs, tel le patricien bernois Jean-Rodolphe Sinner de Ballaigues, utilisent la notion de clôture pour y présenter le topos du voyage en Suisse comme expérience de la diversité du monde. D'autre part, certains, à l'image de François Vernes dans La Franciade, vont jusqu'à faire

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du bassin du Léman le berceau de rhumanité. Le second chapitre développe cette idée d'ouverture en délocalisant le locus amoenus lémanique jusqu'en Arménie ou en Sicile. L'impossibilité d'en fixer un centre achève de démontrer la valeur avant tout théorique de l'enclos helvétique. Les notions de centre et de périphérie sont ensuite réévaluées à l'aune de deux cas particuliers : Lausanne et Soleure. Poste avancé en direction de la civilité française pour les patriciens bernois - n'a-t-elle pas su combler le goût de Voltaire pour le théâtre ? - petite ville de province vue de Paris, Lausanne paraît se situer entre deux mondes. Ce statut ambigu de «petit Paris des bernois» paraît pourtant avant tout servir «d'outil rhétorique au service de la communication et de la représentation de la pensée» (p. 83), notamment dans les Lettres écrites de Lausanne d'Isabelle de Charrière. Plus politique, le quatrième chapitre offre un décentrement plus radical encore avec la visite de l'ambassade de France à Soleure. F. Rosset y brosse, d'un côté, le tableau de l'incompréhension réciproque entre les élites françaises et le corps helvétique. De l'autre, il décrit les hésitations propres aux auteurs helvétiques francophiles en terres alémaniques : comment conjuguer «plaidoyer en faveur de la modernité des Lumières» et respect des topoï ancestraux de simplicité et de bravoure, a fortiori lorsqu'on est entouré de «conservateurs effarouchés par la marche du progrès » (p. 93-94) ? Chemin faisant, le constat s'avère pourtant moins contrarié : même à Soleure, on finit par trouver un espace de sociabilité littéraire et savant, matérialisé par la création de la bibliothèque de la ville en 1763. Parmi les personnalités évoquées ou les personnages de roman qui mettent en scène l'ambivalence du champ littéraire helvétique, F. Rosset présente deux cas emblématiques aux chapitres 5 et 6 : Tissot et Bertrand. «Écrivain malgré lui», le médecin lausannois Auguste Tissot suggère une réflexion sur le statut d'auteur, finalement peu assumé, et l'ambition littéraire, plutôt bornée, des savants lettrés de Suisse romande. Apparemment distinct du méticuleux médecin, le pasteur et savant Élie Bertrand revendique de son côté une activité littéraire pour le moins éclectique, qui le conduit même à signer quelques articles pour VEncyclopédie. Pourtant, l'un comme l'autre paraissent brider leurs élans poétiques. Leurs oeuvres restent, en conséquence, difficiles à juger d'après des critères esthétiques. Plus généralement, la littérature romande peine à se penser en dehors de critères d'utilité publique : « il s'agit de participer à un mouvement collectif de circulation des idées et des mots» sans pour autant «empêcher de transmettre, par ce canal convenu, des convictions philosophiques ou théologiques, des recommandations morales, des informations utiles, des connaissances nouvelles» (p. 135). Les quatre derniers chapitres offrent un tour d'horizon générique des diverses productions littéraires qui sont autant d'occasions de réévaluer un constat qui traverse l'ouvrage de F. Rosset : comment un paysage tel que celui de la Suisse ne peut-il inspirer davantage d'élans poétiques à des hommes qui aspirent manifestement à l'écriture? Si l'éloignement de Paris permet d'expliquer un décalage en matière de goût, faut-il, avec Benjamin Constant, chercher une justification à cette «retenue poétique» (p. 151) dans un souci de conformité aux supposées valeurs helvétiques de simplicité et de droiture ? Voire, avec le Doyen Bridel, fonder une poésie nouvelle sur l'expression pourtant éculée de ces mêmes valeurs? La difficulté de trouver une forme d'expression littéraire et publique qui sache s'affranchir de l'écueil des traditions, conduit F. Rosset à en traquer les manifestations dans les documents privés, d'abord dans les journaux intimes (ch. 8), puis dans les correspondances

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(ch. 9). Le champ ouvert par cet exercice, souvent embryonnaire, de la littérature s'avère des plus féconds pour l'histoire de la littérature, comme en témoignent les sources étudiées. Il reste pourtant traversé par le même «rapport complexe entre le désir de restituer le vécu et la tentation de faire œuvre» (p. 185). Isabelle de Charrière ou Germaine de Staël conduisent enfin l'étude aux limites de l'exercice épistolaire, vers la pratique romanesque. Le chapitre 10 rappelle, de façon plus engagée, l'importance du cadre romanesque pour la circulation des idées et le questionnement des valeurs qui travaillent le paysage littéraire helvétique, avant que celles-ci ne se «figent en idéologies» (p. 234). Ce dernier chapitre permet de laisser ouverte la réflexion sur L'Enclos helvétique, que l'auteur a dépourvu de conclusion. Pas de hasard sans doute dans ce choix, ni dans l'organisation des chapitres qui composent cet ouvrage érudit et nuancé, lequel évoque plutôt l'idée d'une mosaïque. L'émiettement n'est qu'apparent et laisse voir une perspective d'ensemble : l'ampleur et la diversité des pratiques de l'écriture, comme des réseaux qui les partagent et les propagent, éclairent de fait la tension à l'œuvre dès le titre, entre émancipation par l'écriture et respect d'un cadre moral. La perspective choisie permet enfin de tisser des liens entre les différentes pratiques d'écritures et ouvre, ainsi, de nombreuses pistes de recherches aux historiens de la littérature. Nicolas Morel Louis-Antoine Caraccioli, Charles Henrion, Jean-Baptiste Pujouex, Tableaux de Paris, Textes établis et présentés par Sophie Lefay. Paris, Société française d'étude du dix-huitième siècle, «Dix-huitième Siècle», 2016. Un vol. de 373 p. Cet ouvrage présente pour la première fois en une édition scientifique soi¬ gneusement annotée trois textes publiés entre 1784 et 1801 venant alimenter un type d'écrit popularisé par Louis-Sébastien Mercier avec la publication entre 1781 et 1788 de son célébré Tableau de Paris dont il donne une version augmentée en 1798. L'édition de Sophie Lefay confirme avec certitude l'attribution du Paris en miniature à Caraccioli en apportant des arguments internes et externes très convaincants. Ces ouvrages largement oubliés ont servi de source à des histoires de Paris ultérieures tel Encore un tableau de Paris de Henrion qui alimente en anecdotes V Histoire de la société française pendant le Directoire (1855) des frères Concourt par exemple qui le reprennent et le citent. Le troisième tableau est celui de Jean-Baptiste Pujoulx, «modeste et sage auteur» bien oublié éga¬ lement. L'introduction donne un aperçu des enjeux esthétiques et idéologiques de ces textes en même temps qu'elle concentre un grand nombre d'informations intéressantes. Elle dégage l'intérêt singulier de textes situés de part et d'autre de la Révolution et définit les caractéristiques de ce sous-genre du «tableau de Paris», qui se distingue du «guide de Paris» par son absence d'utilité pratique et son caractère non systématique. Comme l'explique Sophie Lefay, les frontières entre ces genres d'écrits à la mode que sont les tableaux de Paris, les guides de Paris, les tableaux de mœurs ou les antiquités de Paris (dans la lignée de l'ouvrage de Germain Brice qui date de 1684) sont poreuses, mais «un tel point de vue cède place dans les tableaux à une coupe plus horizontale où l'histoire

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ne survit que sous la forme dégradée de l'anecdote, où l'on donne à voir la ville telle qu'elle est en en proposant une géographie plutôt qu'une histoire» (p. 15). L'utile et élégante introduction met également en rapport ces textes avec les spectacles de panorama et la littérature des physiologies que W. Benjamin décrit et définit comme « littérature panoramique ». Les spectacles, la mode, les ruines anticipées mais aussi des portraits moralistes, les néologismes (« superli- cocantieuse»), les physionomies trompeuses (anecdote amusante de Pujoulx qui raconte avoir pris d'Alembert pour un cuisinier à la retraite et Rousseau pour un maître tailleur !), la roue de la fortune qui tourne inlassablement, nouveaux types sociaux, masse des Rousseau du ruisseau, transformations architecturales, nouvelles couleurs, innovations et projets urbains étonnants (notamment ceux de marquage systématique des noms de rue dont l'introduction donne plusieurs exemples) : c'est véritablement tout un monde que font surgir ces trois textes. Les notes éclairent utilement des anecdotes qui seraient autrement indéchif¬ frables pour le lecteur moderne. Témoignage historique et culturel précieux, cette édition impeccable procure un véritable plaisir de lecture. Célébration de Paris, en dépit de ses saletés (éternel thème !), Paris où le temps ne s'écoule pas comme ailleurs puisque l'on apprend, avec plaisir, qu'«on n'y vieillit point, les douairières, même septuagénaires, ont des grâces» (Caraccioli). Ces textes regorgent d'anecdotes, de curiosités, de gaieté : écrits à des moments différents par des auteurs mineurs n'ayant pas sous les yeux le même Paris et ne parlant pas de la même position idéologique, proposant un point de comparaison utile avec le Tableau de Mercier, procurant un vrai plaisir de lecture en eux-mêmes, ils méritaient, comme l'affirme Sophie Lefay dans sa précise et alerte introduction, d'être réédités, et méritent assurément d'être relus. Florence Magnot-Ogilvy

Sarga Moussa, Le Mythe bédouin chez les voyageurs aux xviiT et xix^ siècles. Paris, PUPS, «Imago Mundi», 2016. Un vol. de 298 p. Nous devons à Sarga Moussa un ouvrage important, La Relation orientale. Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient (1811-1861), paru en 1995, qui balisait la voie pour un examen approfondi de ce genre encore peu étudié à l'époque, le récit de voyage, ouvrage dans lequel il s'appuyait en particulier sur l'œuvre viatique de Chateaubriand, Lamartine, Nerval et Théophile Gautier auquel il avait en outre consacré de précieuses éditions critiques {Constantinople f en 1990 et Voyage en Egypte en 2016). Non moins remarquable est le présent ouvrage, à l'information sûre et à l'érudition sans faille, qui se propose de retracer la représentation du Bédouin dans les récits de voyage depuis l'époque médiévale, en mettant l'accent sur le renversement de l'image tel qu'il s'effectue à partir du xviiF siècle. La première partie du livre, divisée en quatre chapitres, repère l'origine du mythe chez les géographes grecs de l'Antiquité, en particulier Diodore de Sicile qui, dans sa Bibliothèque historique, offre une représentation négative du Bédouin associée à celle inquiétante du désert, lieu vide décrit à l'opposé du monde rassurant de la civilisation. Cette double image prend une tournure franche¬ ment dépréciative pour le pèlerin de Terre sainte tel le dominicain Félix Fabri qui

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donne à voir le désert coinine un Enfer terrifiant peuplé de créatures malfaisantes, proches de l'animal et dangereuses pour le voyageur. Cette vision dévalorisante se renverse peu à peu à la venue des Lumières notamment chez des auteurs qui ont une longue expérience de l'Orient et qui commencent à promouvoir le portrait du Bédouin hospitalier : l'érudit Barthélémy d'Herbelot, auteur de la Bibliothèque orientale, le marchand Tavernier, le chevalier d'Arvieux qui fit de longs séjours en Orient et qui en connaissait plusieurs des langues, l'historien Boulainvilliers. Cette r opinion favorable se précisera chez Savary {Lettres sur l'Egypte, 1785), et chez f \ Volney {Voyage en Syrie et en Egypte, 1787). A la fin du siècle, sous l'influence des écrits de Rousseau, se propage l'idée que les Bédouins, descendants supposés des anciens Hébreux, possèdent à un haut degré le sens de la liberté et de l'hospitalité, ainsi qu'une chasteté de moeurs opposée à la vie désordonnée des Turcs. Sarga Moussa démontre toutefois dans des analyses très nuancées que ce changement de paradigme ne se fait pas sans réticences, en particulier du côté de VEncyclopédie où Diderot dans son article «Arabe» dénonce le portrait idéalisé du Bédouin en bon sauvage, bien que cette critique fût plus tard tempérée dans VHistoire des deux Indes à propos de la poésie et de la passion amoureuse des Arabes. Turpin, auteur d'une Histoire de la vie de Mahomet (1773), prolonge d'autre part l'esprit de cette charge à l'article « Arabes » du Supplément. Ne manquent pas non plus d'être relevées la position négative de Voltaire pour lequel le Bédouin devient l'occasion de discréditer les Hébreux et les religions, islam et christianisme confondus, ainsi que celle particulièrement corrosive de Cornelius de Pauw qui ne voit dans les Arabes du désert que d'horribles pillards, tout comme ils apparaissent «les plus cruels de tous» aux yeux du botaniste Poiret dans son Voyage en Barbarie (1789). La deuxième partie de l'ouvrage, elle-même divisée en quatre chapitres, pré¬ sente une réflexion riche de par la variété de ses sources et des débats que celles-ci suscitent. Elle s'enclenche par trois contributions extraites de la Description de l'Egypte (1823), issue de l'expédition de Bonaparte (1798-1801). Si celle de Du r Bois-Aymé {Mémoire sur les tribus arabes des déserts de l'Egypte) se montre très favorable à la figure du Bédouin jugé souvent supérieur aux Européens pour son goût de la liberté, son sens de la fraternité et de l'humanité, celle de Jomard r {Observations sur les Arabes de l'Egypte) en oflre à l'opposé une image démo- nisée, négative en tous points : aux yeux de ce dernier leur nomadisme rend la présence des Bédouins insaisissable et leur voisinage dangereux pour le pouvoir local, ce qu'accentue encore leur pratique du pillage, vision cauchemardesque qui r prend à partie celle idéalisée de Volney dans son Voyage en Syrie et en Egypte. La contribution de Coutelle, physicien de l'expédition (Observations sur la topogra¬ phie de la presqu'île de Sinaï, les mœurs, les usages, l'industrie, le commerce et la population des habitans), présente une vue plutôt bienveillante des nomades du désert, relativisant la propension au pillage et soulignant leur sens de l'hospitalité et leur goût du rituel. D'autres témoignages sont évoqués. Pour Dom Raphaël de Monachis, chrétien d'Orient francophile, protégé de Bonaparte, «premier litté- r rateur biculturel d'Egypte», l'image du Bédouin est à double face {Les Bédouins ou Arabes du désert, ouvrage pionnier publié en 1816) : tantôt celui-ci apparaît comme un pillard, hypocrite, peu rigoriste en matière de religion, tantôt il renvoie, par le recours à une interprétation de type primitiviste et universaliste, à l'idée d'un passé commun de l'Humanité relevant de l'Histoire (la chevalerie) ou du Mythe (les patriarches). Cette ambivalence du point de vue se retrouve sous la

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plume de J. L. Burekhardt, ethnographe suisse qui, ayant voyagé en Arabie, au Sinaï et dans le désert syrien, se prévalant d'une connaissance approfondie du terrain, rejette l'image du Bédouin abstrait que seul auraient décrit selon lui ses prédécesseurs {Notes on the Bedouins and Wahahys Londres, 1830, dont plusieurs extraits parurent en revues en français). Bien qu'attaché aux particularités et aux détails dérivés de ses propres observations, Burekhardt reste cependant largement tributaire du mythe primitiviste hérité de Rousseau et voit dans l'Arabe nomade un « enfant de la nature », de même qu'il n'hésite pas à projeter sur ce dernier un modèle culturel emprunté à sa propre éducation où l'endurance physique joue un rôle de premier plan. Il consacre par ailleurs un long développement à la question du vol qu'il considère comme « un système complet et régulier », mais aussi ritua¬ lisé. Le dernier chapitre de cette deuxième partie est consacré au comte polonais WaclawRzewuski qui, à partir de 1817, passa plusieurs années en Orient, et grand amateur de purs-sangs arabes rédigea un mémoire Sur les Chevaux Orientaux dont la première partie fourmille d'informations sur les Bédouins, leur mode de vie et leur environnement. Rzewuski considère ces nomades comme formant un peuple idéal dans l'acception rousseauiste du terme, mais aussi comme un peuple libre, affranchi de la domination ottomane et offrant l'exemple de la résistance à une puissance étrangère, ce qui ne pouvait que séduire un Polonais s'attristant sur le sort de sa patrie pliant sous le joug conjugué de la Russie et de l'Autriche. Vivant au désert la vie du Bédouin, attentif aux détails de l'existence quotidienne, en particulier de l'alimentation, celui qu'on surnommait Vémir atteste la pratique du vol mais tend à l'excuser comme un exercice de bravoure. Il loue la culture bédouine faite de poésie, de danse et de musique. En bref Rzewuski fait l'éloge d'une société dans laquelle il croit retrouver les vertus que Rousseau avait attri¬ buées à l'état de nature : la frugalité, des mœurs austères, l'absence de corruption, et surtout la liberté. La troisième partie considère la littérarisation du mythe telle que l'effectuent les récits de Chateaubriand, Lamartine, Flaubert et Joseph Poujoulat, collaborateur de Joseph Michaud pour la rédaction de VHistoire des croisades (1829). Chateaubriand, qui dans VItinéraire de Paris à Jérusalem (1811) s'attribue le rôle de dernier pèle¬ rin en Palestine, celle-ci se devant d'être parcourue la Bible à la main, professe un anti-islamisme déclaré et manifeste à l'égard des Bédouins, envisagés dans la filiation des patriarches de l'Ancien Testament, une méfiance et une crainte héritées de la tradition médiévale, tout en dramatisant sur le mode héroïque les rencontres avec ces derniers. Dans leur Correspondance d'Orient (1833-1835) Michaud et Poujoulat offrent une représentation contrastée des nomades du désert. Alors que Michaud, catholique et légitimiste, observe une attitude largement bédouinophobe, Poujoulat affiche un réel intérêt pour la poésie arabe qu'il rapproche du Cantique des cantiques et tend à s'émanciper de la tutelle de son aîné en publiant un roman, La Bédouine (1835), qui propose une image idéalisée de l'amour entre un Français et une fille de cheikh où Ton retrouve mêlées des traces de l'influence de Rousseau et de Chateaubriand, dans un climat de christianisme romantique. Le Voyage en Orient (1835) de Lamartine, dont Sarga Moussa a procuré une substantielle édition critique chez Champion en 2000, présente à l'opposé de VItinéraire de Chateaubriand une image idéalisée aussi bien du Turc que de l'Arabe, mais éga¬ lement de l'islam en tant que religion qu'il tend à rapprocher, en bien des points, du christianisme. Sont rapportées la rencontre avec Lady Stanhope, la «Circé

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des déserts», et radmiration pour le poète du vi^ siècle Antar auquel Lamartine consacrera une biographie en 1854 dans son journal Le Civilisateur. Se manifeste chez lui une sorte de hédouinité fantasmatique qui sera aussi le fait de Flaubert pour lequel la vie au désert est tout le contraire de la vie bourgeoise. Dès ses années de jeunesse Flaubert avait été marqué par un rêve nomade, celui de FOrient des grands espaces désertiques avec sa mythologie libertaire liée à un espace sans frontière. La relation de son voyage sous forme épistolaire, s'emploie à mettre en cause les représentations stéréotypées du désert et des Bédouins et contribue à déstabiliser le mythe, tout en laissant poindre un sentiment de mélancolie à Fidée de la disparition d'un univers oriental qui désigne pour lui un mode d'existence privilégié. Maxime Du Camp, le compagnon de voyage de Flaubert en Orient, se fait enl864, à l'occasion d'un compte rendu, le porteur d'une vision de l'Arabe nomade toute à l'opposé de celle de son ami, vision férocement critique qui frise le racisme et à laquelle feront écho les préjugés anti-arabes de Maupassant {Au Soleil, 1884, et La Vie errante, 1890), alors que Loti, sans donner dans la même violence bédouinophobe, contribue à l'effritement du mythe en annonçant dans La Mort de Philœ (1908), récit de voyage prenant pour thème la dissolution des êtres et des choses, la fatale disparition d'un Orient hanté par la modernité européenne. Le Mythe bédouin de Sarga Moussa est un ouvrage de première importance, savamment informé, qui s'alimente à de nombreuses sources consultées de première main et dont la très riche bibliographie réunit à elle seule une vaste somme de connaissances. Sa réalisation constitue une étude exhaustive du sujet, la première synthèse de cette ampleur dont les analyses fines et toujours nuancées mettent en lumière les représentations d'une réalité - celle des nomades du désert telle qu'elle se donne à lire dans les récits de voyage - dans toute la complexité et les aspérités de leur cohabitation contradictoire. Tout en étant fort bien écrit et de lecture agréable cet ouvrage se fait remarquer par la rigueur de sa démarche, la précision scientifique de ses développements et les utiles mises en contexte qu'ils nécessitent. Il représente un outil de recherche et de réflexion de tout premier plan pour les spécialistes du Voyage, en particulier pour ceux qui travaillent la matière orientale. Roland Le Huenen Gérard de Nerval, Les Nuits d'octobre - Contes et facéties, édition critique de Gabrielle Chamarat et Jean-Nicolas Illguz, Œuvres complètes, sous la direction de Jean-Nicolas Illouz, t. X bis, Paris, Classiques Garnier, «Bibliothèque du xix*^ siècle», 2018. Un vol. de 211 p. Ce tome, fruit d'une aventure éditoriale lancée en 2011 et parvenue presque à sa moitié, associe deux oeuvres parues en 1852 : d'un côté Les Nuits d'octobre, œuvre de circonstance parue dans L'Illustration et jamais reprise du vivant de Fauteur; de l'autre Contes et facéties, un recueil rassemblant trois contes («La Main enchantée», «Le Monstre vert» et «La Reine des poissons») parus entre 1832 à 1850 et donnant un «échantillon de cet art de conter dans lequel Nerval excellait» (p. 16).

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En dépit d'une disparité apparente, une unité foncière se dégage du volume en ce qu'il a directement trait à la fantaisie nervalienne. L'ouvrage permet de faire apparaître la continuité autant que l'évolution d'une inspiration, du roman¬ tisme jeune-France jusqu'aux avant-gardes esthétiques prenant le relais d'un romantisme en crise au lendemain de 1848. Cette édition a notamment le mérite de contribuer à mettre au jour la valeur oppositionnelle de cette fantaisie : «La Main enchantée» défie à la manière du conte bousingo «les règles de l'art» autant que «l'ordre bourgeois» (p. 18); le canard du «Monstre vert» est «investi d'une charge politique implicite» (p. 28), tout comme «La Reine des poissons» si l'on en croit une des lectures envisagées par Nerval lui-même (voir n. 71 p. 31); au fil d'une promenade humoristique, Les Nuits d'octobre évoque une France paralysée par l'autoritarisme d'un régime qui revendique de plus en plus ouvertement ses aspirations impériales. L'association des deux œuvres concourt à faire ressortir leur structure secrètement parente, consistant en la fuite d'un univers parisien crépusculaire pour l'air plus sain de sa proche couronne. Gabrielle Chamarat rend justice aux Nuits d'octobre longtemps délaissé ou mal compris par la critique nervalienne qui y a vu essentiellement un texte préludant à Aurélia. Sans que cette interprétation soit fausse, elle propose de revenir à l'évidence première du texte en comblant les lacunes de l'édition de la «Pléiade» - Jean-Nicolas Illouz avait commencé à le faire dans son édition du récit parue chez Gallimard en 2005 - : Les Nuits d'octobre est un texte de nature journalistique destiné à répondre à une double actualité, littéraire et politique, à répliquer à un double autoritarisme, présent dans l'ordre du discours autant que dans l'ordre social. Comme le montre Gabrielle Chamarat, «l'écriture "réaliste, fantaisiste, essayiste"» adoptée par Nerval met, en jouant habilement de la cen¬ sure, la propagande impériale face à ses contradictions et zones d'ombre, ce qui lui permet de conclure « que Les Nuits d'octobre sont au même titre que Les Faux Saulniers, et peut-être allant plus loin encore, le défi le plus acerbe dans l'œuvre nervalienne lancé à la "paix" dont se réclame, au même moment, l'Empire annoncé, défi socio-historique, moral, philosophique et esthétique» (p. 14). Jean-Nicolas Illouz se propose, quant à lui, de rappeler fort justement le talent de conteur de Nerval qui devrait amener à relativiser un mythe critique un brin tenace, à savoir le manque d'invention dont aurait souffert l'auteur. Jean-Nicolas Illouz fait à cet égard ressortir la profondeur de la réflexion nervalienne sur un genre alors tra¬ vaillé par des questions cruciales : la première a trait à « la communauté qu'instaure la parole, fondamentalement partagée, du conte» (p. 34) à une époque de crise de la communication littéraire à laquelle Nerval ne pouvait qu'être des plus sensibles en raison de son destin; la seconde concerne, «à un moment où le système des croyances traditionnelles a été brisé» (p. 34-35), «la valeur symbolique» à assigner à la fable désormais partagée entre «ferveur et ironie, crédulité et réflexion» (p. 36). Le texte est établi avec le plus grand soin et l'annotation, tout en faisant honneur à l'héritage critique nervalien, apporte de nombreux éclairages nouveaux. Les notes érudites permettent de faire revivre le Paris nervalien aux yeux du lecteur, et on saura tout particulièrement gré à Gabrielle Chamarat d'aider à la compréhension non seulement socio-historique mais aussi esthétique des Nuits d'octobre, de même qu'à Jean-Nicolas Illouz de faire apprécier la nature si particulière et notoirement si exigeante du travail intertextuel propre à l'écriture nervalienne.

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Le volume est complété par de nombreuses annexes. En plus d'une copieuse bibliographie critique et d'un précieux index, on trouvera le scénario d'une adap¬ tation théâtrale de «La Main enchantée» à laquelle Nerval a travaillé de même que de nombreuses illustrations permettant de contextualiser les œuvres dans leur cadre périodique d'origine et d'apporter en conséquence des précisions sur l'esprit dans lequel elles ont pu être conçues et reçues. Pour toutes ces raisons, le volume nous paraît destiné à devenir l'édition de référence des œuvres qu'il réunit. Filip Kekus

George Sand, Œuvres complètes. Sous la direction de Beatriciî Didier. 1846, f Isidora. Edition critique par Annabelle M. Rea. Paris, Honoré Champion, «Textes de littérature moderne et contemporaine», 2018. Un vol. de 272 p. Dés la parution d^sidora en 1845 en feuilleton, comme le montre fort bien Annabelle Rea dans cette édition critique, le roman tombe immédiatement dans un oubli à peu près total. Certes, il y a quelques comptes rendus, mais tous sont négatifs. Le roman est jugé séditieux, contraire aux bonnes mœurs, ou tout sim¬ plement mauvais de par sa structure fantaisiste. Aucun critique de l'époque n'est capable d'apprécier le caractère novateur de la narration, du fait qu'elle incorpore différents points de vue, ni d'admirer un des rares exemples dans la littérature française du xix^ siècle d'une courtisane réhabilitée par sa propre intelligence, et avec l'encouragement de l'autre personnage féminin du roman, la chaste Alice. Vers la fin du roman, l'ancienne courtisane n'hésite pas à déclarer : « Il était donc dans ma destinée que les hommes me perdraient et que je ne pourrais être sauvée que par les femmes» (p. 174). Pierre Reboul, en 1976, dans un article de la Revue d'Histoire littéraire de la France, semblait faire d'dsidora un roman plus ou moins autobiographique et suggérer qu'on pouvait voir dans la courtisane une transposition à peine voilée de l'auteure, qui montrait là sa véritable nature : «C'est, peut-être, sous le masque d'une prostituée que Sand révèle, au plus juste, son visage, son cœur et son esprit» (« Avez-vous lu Jsidoral», RHLF 1976 n''4, p. 589). Ce n'est qu'à partir de la fin du xx^ siècle, comme le montre amplement Annabelle Rea, qudsidora a trouvé ses véritables lecteurs et lectrices, ce texte devenant un roman-phare pour la critique sandienne contemporaine. Il fait alors l'objet de nombreux articles qui abordent son étude sous l'angle de la polyphonie, de la modernité narrative, de la victoire du féminin sur les structures patriarcales. Les trois parties i/'A/Jora se construisent en effet de trois manières différentes. C'est d'abord la voix masculine qui domine, le jeune philosophe Jacques Laurent faisant preuve de myopie vis-à-vis des femmes qu'il ne connaît pas, mais auxquelles il veut accorder une place restreinte dans sa république idéale. Refaisant Platon, il hésite sur l'influence que la femme doit exercer dans l'éducation des enfants et dans la société en général. Lorsque la belle Julie dont il est tombé amoureux s'avère être la vile Isidora, il ne parle que de rédemption, de pardon et du rôle de protecteur qu'il pourrait jouer. Mais elle refuse brutalement ses propositions de la sortir de son enfer et lui fait prendre conscience qu'il la traite de manière condescendante.

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Déjouant ses intentions, Tsidora lui démontre à quel point c'est pour lui à rhoinme qu'il appartient de relever la femme de son abjection. C'est pourquoi la troisième et dernière partie est si cruciale. Car Tsidora y parle pour elle-même à la première personne. Ayant rejeté la solution passive qui consiste à être sauvée, elle se sauve elle-même. LaLéliade 1839 disait «Lélia saura sauver Lélia», elle pourrait écrire «Tsidora aura pu sauver Tsidora», faisant passer d'une vision masculiniste de la prostitution à la réhabilitation active de la courtisane par elle-même. Or une pros¬ tituée qui n'est pas punie par la mort dans un roman - qu'on songe à Splendeurs et misères des courtisanes, aux Mystères de Paris, ou à Nana... - c'est alors le monde à l'envers, et un affront moral et littéraire insupportable. La deuxième partie, dont l'analyse est moins détaillée par A. Rea, présente une narration traditionnelle à la troisième personne et nous dépeint aussi la figure attachante d'Alice qui s'avère être un personnage plus complexe qu'il n'y paraît d'abord. Parlant peu, ayant souffert d'un mariage forcé dans sa jeunesse, elle se trouve maintenant dans la situation d'une jeune veuve riche et aristocratique qui peut vivre selon ses propres codes. Ses idées sociales sur les classes considérées comme inférieures sont résolument hérétiques pour l'époque. Elle reçoit Tsidora chez elle en égale et l'écoute avec sympathie faire sa longue confession. La vertueuse héroïne est donc celle qui reçoit la parole de la pécheresse, dans une opposition avec la scène de Lélia où c'était la sœur frigide qui se confessait à la courtisane Pulchérie. Dans les deux cas, l'idée d'une confession entre femmes a pu paraître choquante à l'époque, puisque la confession est un sacrement dans lequel le pécheur demande pardon à Dieu par l'intermédiaire obligatoire et exclusif du prêtre. Mais George Sand, qui exprimera dans Histoire de ma vie son horreur de la confession traditionnelle, n'hésite pas à en proposer une nouvelle forme, plus égalitaire, placée dans les mains des femmes. Annabelle Rea constate avec raison quNsidora apparaît comme une extension du roman de Lélia, l'attention s'étant ici déplacée vers la femme «abjecte». Annabelle Rea nous fournit une étude fouillée des personnages, de l'intrigue principale et des lieux du roman. Elle montre de façon convaincante à quel point Isidora est digne d'intérêt pour le lecteur et la lectrice modernes. Grâce à cette édition critique, avec son impeccable appareil paratextuel - étude du manuscrit, établissement des variantes, insertion des passages coupés de la version finale, présentation détaillée de la réception à l'époque de la première publication -, il apparaît désormais incontestable qeèJsidora a bien sauvé Isidora. tsabelle Naginski Victor Hugo, Les Misérables, Édition établie par Henri Scepi, avec la collaboration de Dominique Moncond'huy. Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2018. Un vol. de 1735 p. La première édition des Misérables en Pléiade datait de 1951. Le paysage a bien changé depuis : la critique hugolienne s'est approfondie et diversifiée; la conception même de la collection de la Pléiade a évolué ; et l'imaginaire collectif autour de ce monument de la littérature française s'est encore enrichi de nombreuses adaptations. T1 fallait aux Misérables une nouvelle Pléiade ; c'est Henri Scepi qui a relevé le périlleux défi ; sa ténacité et son talent - éclatants l'une et l'autre dans le

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si éclairant Rimbaud-Verlaine qu'il a publié en 2017 dans la collection «Quarto » - le lui permettaient. Sans être à la hauteur de ce Concert d'enfers, son volume de la Pléiade remplit bien son office. Sans doute H. Scepi a-t-il dû composer avec des contraintes multiples et se soumettre à certains choix. La Pléiade, en effet, limite désormais les notes savantes (dont était si friand Maurice Allem, l'éditeur du roman en 1951); elle ne vise ni à délivrer une vérité ultime sur une œuvre ni à juxtaposer les diverses interpré¬ tations qui ont pu en être avancées. L'éditeur d'un volume en Pléiade n'est pas seulement un érudit ; il a sans cesse présente à l'esprit la question de savoir à qui il s'adresse; son but est d'ouvrir des voies pour que le lecteur éclairé trace son propre chemin vers l'œuvre. Les spécialistes ne seront pas en peine de trouver les ouvrages savants. S'agissant des Misérables, le jeune chercheur, l'enseignant iront droit vers les travaux du Groupe Hugo - et singulièrement vers la magistrale «édition critique, génétique et informatisée des Misérables» de Guy Rosa (http://www.groupugo.univ-pa- ris-diderot.fr). H. Scepi n'a pas cherché à polémiquer avec les spécialistes. Que propose-t-il au lecteur du xxP siècle qui s'apprête à Mxq Les Misérables! Le début de son introduction le dit clairement : ce livre est «de notre temps» puisque nous en sommes les légataires ; regardons-le, cent cinquante ans après, tel qu'il est venu peu à peu habiter l'imaginaire collectif mais aussi, et surtout, tel qu'il continue à nous lancer l'impérieuse nécessité de réinventer l'humain. Prenons au sérieux la chute de la fameuse Préface des Misérables : «Des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. » Quel dispositif H. Scepi a-t-il adopté pour permettre au lecteur d'entrer dans le livre et d'y devenir le lecteur «athlète» que postule Hugo? Un rapide coup d'œil à la table des matières permet d'embrasser ce qu'annonçait la «Note sur la présente édition» : le roman lui-même est précédé d'une «Introduction» et d'une «Chronologie» et suivi de deux «volets documentaires» : «AtelierdesMAcraô/av» et «Images des Misérables». J'examinerai d'abord ces copieuses annexes. Surplus de soixante-dix pages, r« Atelier» rassemble des documents essentiels qui datent des deux campagnes d'écriture du roman, celle des Misères (1845-1848) et celle qui, pendant l'exil, aboutit Άλχχ Misérables (1860-1862). Ensemble ces textes permettent d'approcher la genèse du roman, à la fois dans l'esprit et dans la lettre; j'insisterai sur deux de ces documents Le volume fournit de larges extraits du texte communément intitulé «Philosophie, commencement d'un livre», que Hugo écrit en 1860, tandis qu'il baigne «de méditation et de lumière» le projet des Misères qu'il vient de tirer de la malle aux manuscrits. Pour lui donner l'ampleur requise par les événe¬ ments récents (Révolution de 1848, échec de la IL République, Second Empire et presque dix ans d'exil), c'est-à-dire en faire l'épopée d'une âme et le «reflet» du «genre humain» dans un «siècle», il lui fallait cette longue méditation sur l'âme, sur la solidarité et la responsabilité comme fondements de la démocratie. On ne comprend Les Misérables que dans cette perspective philosophico-politique, qu'explicitent les chapitres digressifs mais qui sous-tend également personnages et événements, comme le souligne un passage du roman lui-même qui se définit comme «drame dont le pivot est un damné social, et dont le titre véritable est : Le Progrès. » (V, I, 20). A cet égard, l'éclairage de «Philosophie, commencement d'un livre» est capital.

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U«Atelier» retient aussi d'autres projets de préfaces, des «Ebauches» et des «Pages écartées». Parmi ces dernières, plusieurs scènes de confrontations dramatiques, dont celle où le hasard aurait mis Cosette en présence de son père Tholomyès en train de faire un riche mariage ou encore celle qui aurait fait se rencontrer les jeunes révolutionnaires, «Amis de Γ ABC», et les malfaiteurs de la bande «Patron-Minette». On goûte, dans ces extraits, l'efRcacité de la narration hugolienne et on s'interroge sur les équilibres que vise le romancier en écartant ces scènes. C'est dans cette section des «Pages écartées» que l'on trouve le second joyau de cet «Atelier des M/xèraù/es» : le long texte, «Les Fleurs», qui appartenait au livre «Patron-Minette» (III, VII) et que Hugo réserve «pour [s]on travail sur L'Ame». Il a renoncé à ces fortes pages qui resserraient encore certains nœuds du roman autour de la concrétion du mal que constitue la bande sortie des bas-fonds, des «caves» de la société. Pour autant, il n'en récuse pas le propos : il sait que sa méditation sur l'âme ne fera pas l'économie d'une confrontation vertigineuse avec le mal absolu; il l'a déjà menée en poésie dans Les Contemplations et dans La Fin de Satan ; mais la mener au cœur de l'incarnation romanesque pose des problèmes redoutables... Les textes de «L'Atelier des M/,çeri2Ù/e.ç»conçu parH. Scepi inscrivent ainsi le roman dans le temps long de la vie de Hugo, dans ce mouvement d'approfondissement qu'il imprime à sa réflexion et à son écriture pendant des décennies. Déjà, la «Chronologie», en allant de 1845 à 1885, faisait du roman un sommet dans la vie de Hugo de part et d'autre de 1862, sa date de parution. Le dossier «Images des Misérables» propose, quant à lui, un choix parmi les dessins de Hugo dans son manuscrit, parmi les illustrations et incarnations des protagonistes et parmi les dessins de presse qui ont accompagné la réception du roman. Cet ensemble, qui vise sans doute à indiquer des pistes sur la manière dont s'est constitué l'imaginaire collectif autour du roman, a quelque chose de bancal et de frustrant : pourquoi autant de caricatures et autres dessins de presse, et si peu de personnages du roman, tels que les voient Hugo lui-même ou ses illustrateurs ? N'y avait-il pas matière à suggérer mieux le contraste entre la manière dont Hugo insiste sur la laideur de Gavroche ou de Fantine (la misère n'embellit pas...) alors que les illustrateurs les enjolivent - pour ne rien dire des metteurs en scène ! On se demande également pourquoi le texte de Dominique Moncond'huy, «Les Misérables, la scène et l'image », est perdu au milieu des notes et variantes ; et pourtant, cette réflexion sous-titrée «Constitution et aléas d'un imaginaire universel» aurait dû venir étayer le second «volet documentaire» - ce qu'il ne fait pas vraiment - et se poser ainsi en contrepoint de l'introduction d'H. Scepi, qui visait justement à historiciser le roman, non seulement dans sa genèse mais aussi, et peut-être surtout, dans sa postérité. Quant à la très significative « liste des adaptations », cinématographiques, télévisuelles et théâtrales (p. 17I7-I720), même un examen attentif de la table des matières ne permet pas de la trouver puisqu'elle est incluse dans la «Note bibliographique» finale. Morceau de bravoure de tous les volumes de la Pléiade, 1'«Introduction» d'H. Scepi, dense et détaillée, propose souvent des formules percutantes et justes. Organisée en neuf sections, elle part logiquement de l'enracinement du roman dans le siècle et dans l'œuvre passée de l'écrivain, couvre sa genèse (le premier projet, que le «pivot» de 1848 et la mutation personnelle et politique de l'écrivain avant et pendant l'exil mènent à ce livre tout autre qu'est Les Misérables), s'arrête à la

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quadruple question de l'infini, de la religion (en tant que lien entre l'humain et le divin), de l'amour et de la Révolution, pour aboutir à la réception du roman par les contemporains et par des figures éminentes des xx'^ et xxP siècles. H. Scepi met en valeur la dimension poétique du roman - intimement politique et philosophique en même temps. Ce faisant, il suit bien son mouvement de for¬ mation, tel que Hugo le définit lui-même dans une lettre de 1862, «du dedans au dehors», « l'idée engendrant les personnages, les personnages produisant le drame, c'est [...] la loi de l'art. ». Le roman procède constamment à une symbolisation qui implique une élucidation/construction du réel - aussi bien dans sa dimension his- torico-politique que dans l'expérience intime de la perte, du deuil. Roman-poème, comme le soulignent plusieurs artistes rappelés par H. Scepi, Les Misérables ouvre partout sur une profondeur, requérant par là-même un «lecteur pensif» - ce que viennent illustrer des exemples multiples à travers le roman. L'Introduction fait ressortir combien on est ici à rebours de l'entreprise de désublimation qui sous- tend le travail des romanciers contemporains de Hugo. Dans sa lettre de 1862, Hugo poursuivait : « [E]n mettant comme générateur, à la place de l'idée, l'idéal, c'est-à-dire Dieu, on reconnaît que c'est la formation même de la nature. » Se trouvant «naturalisé» à cette aune, le roman devient ipso facto, spiritualiste : en «réintégr[ant] le fait dans le champ de l'idée», en éclairant l'humain de manière radicale pour le faire entrer dans «une transcendance hos¬ pitalière» (selon la belle formule d'H. Scepi), il adopte sur tout la perspective de l'infini et du sublime. Hugo ne s'est-il pas vu enjoindre par les Tables de Jersey de « termine[r] Les Misérables » ? Ne veut-il pas montrer aux républicains athées que tout «Progrés» de l'humanité se fonde sur la responsabilité, qui pour lui implique l'âme, donc Dieu? S'il faut sonder la misère, dénoncer la société qui la produit, c'est donc sous le signe de l'infini, à la lumière de Dieu - et dans une exigence éthique. Citations majeures à l'appui, H. Scepi pose tout cela parfaitement, et il a raison de le faire. Cela ne va pourtant pas sans poser problème. L'auteur de l'Introduction, en effet, a tendance à dissoudre la question du mal ou, du moins, les contradictions insolubles qu'y rencontre Hugo. Certes il n'ignore pas que celui-ci a interrompu l'écriture de La Fin de Satan en raison de l'impossibilité d'inscrire «Sur terre» cette «fin de Satan» donc du mal (qui est racontée, «Hors de la terre», comme une renaissance de Lucifer) ; en passant du poème épique au roman, Hugo ne vise pas à dissoudre l'aporie mais à s'y confronter à nouveaux frais. Or, par moments, H. Scepi lisse les choses en ne voulant voir que les assomptions des personnages. Pourtant, la montée de Jean Valjean vers la générosité se fait constamment contre des grouillements intérieurs de haine et de possessivité dont il ne s'extirpe pas par des décisions claires mais par des actes aussi irréfléchis que décisifs ; Eponine s'élève, elle aussi, vers la lumière mais ce n'est pas par «bonté». E'amour n'est pas toujours, comme le voudrait H. Scepi, une «manière de s'extraire de l'enfer de la fatalité» et, venant après les sections de son Introduction consacrées à l'infini et au caractère «religieux» du livre, la section intitulée «E'amour» tend à effacer les contradictions douloureuses des «révolutions du cœur». Dans les débuts de leur idylle, Cosette et Marius connaissent un moment de grâce abso¬ lue mais ils se laissent ensuite aller à une douce médiocrité bourgeoise, dans laquelle ils s'enliseront à nouveau après la mort de Jean Valjean, dont la tombe sera vite abandonnée. On ne décèle aucune prise de conscience chez Thénardier,

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encore moins chez Montparnasse. Le Ciel n'est pas toujours au bout de la route. Pire encore : dans l'univers des Misérables, ceux qui ont accédé à la générosité meurent ; tandis que survivent les gentiment égoïstes comme Cosette ou les crapules comme Thénardier (qui, en devenant négrier, changera seulement d'échelle dans l'exploitation des êtres) et tandis que Montparnasse, qui tue par jeu, continuera à hanter les bas-fonds de Paris. Certes, les enfants de la Révolution - Gavroche, Mabeuf, Enjolras et les amis de l'ABC-ont semé les graines de l'avenir mais ils meurent tous sur la barricade. Certes Cambronne, autre «petit» de l'aventure démocratique, ouvre l'avenir en disant «Merde» au passé sur le champ de bataille de Waterloo, mais le Second Empire semble avoir fermé l'avenir pour longtemps. Le mal est à l'œuvre, aussi bien dans le tragique de l'histoire que dans le cœur des êtres ; dans l'univers romanesque, il se matérialise par cette concrétude d'ombre que forme la bande Patron-Minette (toute société engendre ses bas-fonds, comme elle a besoin de ses égouts) dont la figure extrême est Montparnasse, le «mirliflore du sépulcre», incarnation du mal absolu qui, dans la sphère poétique, s'appelait Lilithisis. Pour Hugo, il y a là un vertige contre lequel il lutte de toutes ses forces; mais les dernières lignes du roman, où tout s'efface, montrent bien que ce vertige est sans fin. En tirant le roman vers une dynamique de transformation dans le but de la prolonger pour les lecteurs d'aujourd'hui, H. Scepi ne commet pas un contre-sens. Mais on peut regretter que les impasses et les contradictions dont le roman de Hugo porte les traces profondes aient été quelque peu estompées. Les faire ressor¬ tir également n'aurait pas empêché l'éditeur de montrer Les Misérables comme une «légende du siècle» (au sens étymologique de «ce qui doit être lu/compris») - aussi bien de son siècle que du nôtre. Tel qu'elle est, cette édition du roman en Pléiade, en un seul volume (ce qui en matérialise l'unité), peut susciter de nouveaux lecteurs, en même temps que des relecteurs. Car, c'est bien de cela qu'il s'agit, encore et toujours : Mvq Les Misérables. Agnès Spiqull Jules Verne, MichelStrogoff et autres romans. Édités par Marie-Hélène Huet, Jean-Luc Steinmetz, Jacques-Rémi Dahan et Henri Scepi. Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2017. Un vol. de 1250 p. La publication des romans de Jules Verne en «Pléiade» sous la coordination de Jean-Luc Steinmetz suit son cours. Après le coffret paru en mai 2012 (contenant Les Enfants du capitaine Grant, Vingt mille Lieues sous les mers, L'Ile mysté¬ rieuse et Le Sphinx des glaces) et après le volume paru en avril 2016 {Voyage au centre de la Terre, De la Terre à la Lune, Autour de la Lune et Le Testament d'un excentrique), le présent volume rassemble Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Michel Strogoff, Les Tribulations d'un Chinois en Chine, enfin Le Château des Carpathes, textes établis, présentés et annotés respectivement par Marie-Hélène Huet, Jean-Luc Steinmetz, Jacques-Rémi Dahan et Henri Scepi. Comme les volumes précédents, ce recueil de chefs-d'œuvre relève du principe «trois plus un» : à trois textes prélevés dans les quinze premières années de la pro¬ duction vernienne (ici plus précisément entre 1873 et 1879) etthématiquementliés,

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est adjointe une œuvre plus singulière et plus tardive {Le Château des Carpathes, dont le premier manuscrit qui date certes de 1884, n'est publié qu'en 1892 après d'importantes corrections). Ce choix de composition a une vertu problématique et dynamique : mieux peut-être que d'autres regroupements plus homogènes (le volume «Les romans de la Terre» paru chez Omnibus rassemblait en 2002 Le Tour du monde, Michel Strogojf, Les Tribulations et César Cascabel), il permet de mesurer l'empan des inspirations de Verne et de creuser la définition de « l'extraordinaire » et du «voyage», comme J.-L. Steinmetz commence par le faire ici, puisque le « fantastique expliqué » du roman gothique de 1892 diffère du « sensationnel » des trois autres récits, ou que ce roman, qui certes nous transporte en Transylvanie à la recherche d'un amour perdu, n'est pas tout à fait un roman de voyageurs et n'est pas non plus un récit de course contre la montre, comme les trois premiers. Il n'en reste pas moins que l'approfondissement des quatre œuvres par les notices, bibliographies et notes remarquables de cette édition met en évidence des continuités essentielles, que souligne la préface. L'écriture vernienne appa¬ raît décidément mue par la logique du pari, et J.-L. Steinmetz aime à souligner cette «belle ardeur de narration» (p. xxi) qui tire les romans de Verne vers des dénouements soignés, selon un art de la construction qui tend à l'emporter sur le style. Cette écriture est fondée aussi sur une esthétique du tableau, sur des effets spectaculaires qui appellent les superproductions féériques nées de certains de ces titres. On voit en outre quelle énergie peut mouvoir un système de personnages volontiers centré sur un protagoniste à demi opaque que viendra humaniser une entité féminine frappante, ou constitué de tandems masculins dynamiques de pre¬ mier ou de second plan. Enfin, on mesure bien ici le caractère initiatique du récit vernien. M.-H. Huet souligne ce que l'équilibre mécanique de Fogg et la hantise de la déperdition peuvent avoir de mortifère (p. 1057-1059), avant que le roman ne s'oriente vers la dépense généreuse que soulignait Jean Delabroy (p. 1062). J.-L. Steinmetz, qui voit avant tout dans Michel StrogoJJ'VinQ « très sérieuse histoire d'obéissance héroïque» (p. xxi) et ne manque pas de souligner l'extraordinaire «psychique» (p. 1101) que représente le «sens du devoir» chez le courrier du tsar, fait de l'image du naphte enflammé sur le lac Baikal le terminus ad quem du roman (p. 1116); or ces «noces des éléments», bien sûr, reproduisent celles du feu et des larmes dans les yeux du héros lors de son supplice, larmes d'amour filial qui expliquent qu'il ne soit pas devenu aveugle (p. 634) et qui, restaurant l'humanité du héros surmoïque, donnent sens à ses épreuves. Autre récit initia¬ tique, lui aussi conclu par un mariage : Les Tribulations d'un Chinois en Chine, «conte philosophique» dont J.-R. Dahan détaille la construction (p. 1155-1156), compte à rebours qui fait pendant au Tour du monde en quatre-vingts-jours, au fil duquel Kin-Fo reprend goût à la vie et comprend la leçon de son maître Wang. Cependant, c'est à propos du Château des Carpathes qu'Henri Scepi nous ren¬ voie à l'ouvrage de Simone Vierne sur le récit initiatique (occasion de souligner que les bibliographies de chaque notice évitent les redites lorsqu'elles citent des ouvrages critiques en sus des articles spécifiques, indice d'une coordination fine entre les éditeurs scientifiques) : l'histoire de Franz de Télek est en effet celle d'une répétition traumatique qui confinerait à la folie si le héros n'était pas contraint de vaincre son «besoin de croire» (p. 1213) au plus profond de la douleur de sa perte. Autre trait commun de ces romans, bien sûr, leur considérable sous-bassement documentaire, que mettent ici au jour les notices et notes, en montrant d'ailleurs

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parfois des chevauchements dans les lectures préparatoires : J.-L. Steinmetz signale les emprunts de Michel Strogojf au livre de Poussielgue Voyage en Chine et en Mongolie^ qui a aussi servi pour Les Tribulations d'un Chinois en Chine, entre autres sources rappelées par J.-R. Dahan. D'une manière générale, l'appareil des notes confirme, pour chaque roman, l'étendue des lectures de Verne, et J.-L. Steinmetz dit bien la tension-équilibre à laquelle parvient le roman vernien, entre l'exceptionnel d'une part, et le réalisme historico-géographique d'autre part (p. xxiv). Le Tour du monde en quatre-vingts jours, roman d'actualité comme le souligne d'emblée M.-H. Huet (p. 1049), indique par exemple que Hong Kong devient une place commerciale internationale, tout comme la Nijni-Novgorod de Michel Strogojf. Les Tribulations d'un Chinois en Chine est riche de détails aussi bien sur les usages quotidiens que sur l'histoire, comme le disent les notes de J.-R. Dahan sur la révolte des Taïping (p. 1168) ou... sur la brouette chinoise (p. 1182). Le Château des Carpathes, comme y insiste H. Scepi dans ses notes sur les neuf premiers chapitres du roman, s'appuie en particulier sur les pages de la Nouvelle Géographie universelle d'Elisée Reclus sur les paysages et mentalités transylvains (p. 1222). Dans tous ces romans, l'écriture vernienne apparaît contrainte. Non parce que Verne doit incorporer ces documents à son récit, non parce que ces nouveaux voyages obéissent à la contrainte temporelle du pari, mais parce que Verne est soumis à une contrainte éditoriale, comme le soulignent les travaux de William Butcher sur les manuscrits, dûment cités ici. C'est, pour Michel Strogqfj', la contrainte diplomatique qui amène l'éditeur à brider la relative russophobie de son auteur, comme ce fut le cas lors de l'écriture de Vingt mille Lieues sous les mers : J.-L. Steinmetz détaille l'ensemble des objections - de Tourgueniev, de Tolstoï, de l'ambassadeur de Russie à Paris - auxquelles Verne doit plus ou moins se soumettre avant que son roman, du reste non traduit en Russie avant 1900, ne sorte flanqué d'un avertissement de Hetzel précisant que « la Russie actuelle n'est pas enjeu dans ce livre». La contrainte éditoriale, quant aux Tribulations d'un Chinois en Chine, prend la forme d'une contrainte morale : J.-R. Dahan indique d'emblée combien Hetzel se montre précautionneux à propos de ce roman de la mort volontaire, et il finit par se demander si le mauvais accueil réservé par le public à ce roman allègre, dont l'éditeur vantera finalement «la bonne humeur philosophique», ne tient pas à ce qu'il approchait malgré tout de trop près le «sujet maudit» du suicide (p. 1157). Dans le même ordre d'idées, il est toujours troublant d'accéder, en lisant du Verne, à des pages entières de la main de Pierre- Jules Hetzel, dont on ne laisse pas d'interroger la miscibilité avec la prose de son auteur (ici les p. 482 à 487 de Michel Strogojf où Marfa Strogoff reconnaît son fils dans l'évocation de Nadia qui le croit mort, pages signalées par W. Butcher dans son Jules Verne inédit : les manuscrits déchiffrés, en 2015). Les éditeurs scientifiques de ce volume ne se sont pas arrêtés à une bibliographie fouillée, à un relevé scrupuleux des variantes notables appuyé sur les travaux des généticiens, ni à une synthèse exhaustive des études verniennes. Chaque notice est d'autant plus intéressante qu'elle a un pli personnel. M.-H. Huet nous fait profiter de ses travaux antérieurs sur le jeu pour creuser l'analyse du pari et de la logique spéculative dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours (p. 1055-1056) avant d'accorder toute sa place au «hors-jeu» (p. 1059). J.-L. Steinmetz pointe le silence de la Lecture politique de Jules Verne de Jean Chesneaux à l'endroit de Michel

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Sîrogoff et de la représentation de la révolte des minorités musulmanes kirghize et kazakh contre le pouvoir impérial (p. 1112-1114). J.-R. Dahan commente la translation du récit de «l'assassinat volontaire» dans un espace chinois, et fait l'hypothèse que le récit de Robert-Louis Stevenson «Le Club du suicide» (tra¬ duit seulement en 1890 par la maison Hetzel) ait pu jouer un rôle dans la genèse des Tribulations d'un Chinois en Chine. Enfin H. Scepi creuse avec Jean-Pierre Picot l'intertexte du Château des Carpathes (Hoffmann, Nodier et le Dumas de Pauline) pour montrer comme Michel Serres que cet ensemble s'alimente au mythe d'Orphée et Eurydice (p. 1209-1210) ; parallèlement, il met en évidence la dimension métaromanesque de ce roman de la superstition et de la crédulité, comparé pour cela diVOL Indes noires, afin de dépasser l'opposition entre «science et croyance» et conclure qu'avec le roman vernien, « la science est grosse de fictions nouvelles et inquiétantes» (p. 1214). C'est ce romanesque nouveau, aux moteurs si variés - élan, distanciation humoristique, héroïsme farouche, fantastique -, que détaille l'appareil critique de ce dernier volume des Voyages extraordinaires, qui constitue un discours sur l'œuvre en même temps qu'un outil précieux pour s'orienter dans la critique vernienne. Christophe Reffait

Jeanyves Guérin, Cyrano de Bergerac d^dmondRostand. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, «Un auteur, une œuvre», 2018. Un vol. de 135 p. La recherche universitaire, à de rares et notables exceptions près, a toujours boudé, voire méprisé, l'œuvre d'Edmond Rostand. Comme l'écrit Jeanyves Guérin à la fin de son ouvrage, « rarement [...] le désaccord aura été aussi flagrant entre les sentences des doctes et le jugement du public. » Ce constat concerne essentiellement Cyrano de Bergerac, dont l'exceptionnel triomphe, de sa création à aujourd'hui, en France comme à l'étranger, a toujours agacé une certaine intelligentsia. La double commémoration, en 2018, du centenaire de la mort et des cent cinquante ans de la naissance de Rostand permettra-t-elle d'inverser la tendance ? On peut l'espérer et en percevoir quelques signes. Même si les éditeurs préfèrent la plupart du temps s'en tenir prudemment à de nouvelles biographies, il faut saluer la publication par TriArtis des trois recueils poétiques de Rostand réunis en un seul volume (tout en regrettant qu'il ne s'agisse pas d'une édition critique). Autres signes, les Classiques Garnier ont confié à Olivier Goetz la direction d'un Théâtre complet, Sylvain Ledda a préfacé chez GF un nouvel Aiglon et l'Université de Pau et des Pays de l'Adour, en partenariat avec la municipalité de Cambo-les-Bains et deux autres universités, a organisé un colloque international à Arnaga, sur l'œuvre de Rostand. Ajoutons que Clémence Caritté a soutenu en Sorbonne au mois de décembre, sous la direction de Sophie Basch, une thèse portant sur Cyrano de Bergerac. Dans ce panorama (incomplet), Jeanyves Guérin mérite à lui seul une mention spéciale puisque, maître d'œuvre d'un numéro de la RHLF consacré à Rostand, il publie, outre l'étude évoquée dans ces lignes, une édition critique de la pièce la plus eonnue du dramaturge, chez Honoré Champion. L'ouvrage paru aux Presses Sorbonne Nouvelle est donc à appréhender comme une partie d'un tout. Il se veut délibérément pédagogique. Strueturé eomme une sorte de manuel (au

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meilleur sens du terme), il éclaire le texte faussement lisse de Rostand et en approfondit les enjeux. Après avoir restitué à la pièce son contexte, il analyse le personnage éponyme et ses liens avec le véritable Savinien, mais également les autres protagonistes de l'intrigue. L'étude des modèles historiques et littéraires met en lumière la façon dont la pièce lit le xvif siècle à travers quelques figures emblématiques, précieuses, marquis et fâcheux. Un chapitre est ensuite consacré à l'écriture de Rostand, à ses choix en matière de versification et à son goût de la contrainte. Si la conclusion à laquelle parvient Jeanyves Guérin sur ce point semble discutable («guère de travail sur le vers. De la virtuosité et plus encore de la facilité»), le commentateur a le mérite de mettre en lumière la dimension ludique et proprement spectaculaire du vers rostandien. L'auteur de Chantecler, comme Molière ou Audiberti, est un «poète de théâtre», doté d'un sens aigu du «burlesque verbal». Sans doute les meilleures pages de l'ouvrage sont-elles celles qui sont consacrées à l'analyse dramaturgique de la pièce et aux résonances Χ politiques de sa réception. A quel genre théâtral appartient Cyrano! De quelle tradition comique est-il issu? Comment s'organisent le système des personnages, les données spatio-temporelles ? Telles sont quelques-unes des questions abordées, et des réponses très neuves sont apportées. L'hypothèse selon laquelle Rostand aurait «transposé les données du drame bourgeois sur un registre héroïque» est passionnante, dans la mesure où elle bat en brèche l'idée communément admise selon laquelle Cyrano ressortirait essentiellement au modèle du drame romantique. Mais c'est quand il aborde les enjeux idéologiques de la réception de la pièce que Jeanyves Guérin se montre le plus novateur, grâce à sa parfaite connaissance du contexte littéraire, social et politique. Cyrano a plu parce que Rostand en a fait une «oeuvre de réconciliation», susceptible de n'indisposer personne; mais pour la même raison, la pièce a été récupérée par les clans les plus opposés, au prix de contresens ou d'acrobaties herméneutiques. «Si message il y a, il est particuliè¬ rement ambigu», conclut le commentateur, nous laissant finalement juges du sens à donner à une œuvre dont les innombrables mises en scène récentes continuent de déployer les possibles. Sans doute est-ce précisément sur ce dernier point - la fortune scénique de Cyrano - que le lecteur reste quelque peu sur sa faim; mais il lira pour en savoir plus l'édition critique à paraître chez Honoré Champion. T1 existe à l'évidence une complémentarité entre les deux livres. Dans celui que publient les Presses Sorbonne Nouvelle, Jeanyves Guérin s'adresse à un vaste public, qui prendra conscience grâce à lui de la complexité d'une œuvre dont on croit à tort tout connaître. Hélène Laplace-Claverie

Pierre André Gide, une question de décence. Paris, Classiques Garnier, «Bibliothèque gidienne», 2018. Un vol. de 257 p. Si le titre des onze études écrites et réunies ici par Pierre Lâchasse semble annoncer une approche éthique de l'œuvre de Gide, c'est d'abord dans le sens où l'entend Gide lui-même, ainsi que le rappelle d'ailleurs le critique dans l'avant-propos de l'ouvrage : comme une «dépendance de l'esthétique» («Première visite de l'interviewer», 1905). Ces onze chapitres, qui sont la reprise, souvent sensiblement remaniée, d'articles précédemment publiés (mais de manière dispersée), forment un

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ensemble assez composite quoique très cohérent, d'études relatives à l'esthétique du premier Gide - l'essentiel des analyses étant consacré aux oeuvres de l'époque symboliste. De fait, au-delà de la diversité des œuvres et des genres étudiés (des Cahiers d'André Walter aux «traités» en passant par les «récits» et le théâtre), plusieurs constantes se dégagent. Parmi elles, l'une des stimulantes concerne la place et l'influence du discours critique sur l'écriture et la posture gidiennes : Pierre Lâchasse montre bien comment l'œuvre de Gide se construit aussi sous et par le regard critique. L'intéressante approche quasi sociologique esquissée dans plusieurs passages, attentive notamment au contexte de publication et aux choix d'édition de Gide, fait alors d'autant plus regretter le fait que les références théoriques et critiques n'aient, pour leur part, pas vraiment été actualisées (on pense notamment à l'absence de travaux comme ceux de Jérôme Meizoz) ; une perspective relevant plus fermement de la sociologie de la littérature aurait sans doute permis de préciser la nature des «stratégies» gidiennes identifiées, et d'envisager plus avant les choix génériques complexes de l'écrivain comme autant de tentatives d'occuper une position centrale dans le champ littéraire. C'est que l'enjeu des études rassemblées ici par Pierre Lâchasse, historien de la littérature et philologue bien connu pour la minutie et l'érudition des cor¬ respondances (notamment gidiennes) éditées, est autre : le critique entend mon¬ trer comment l'exigence gidienne de «décence» - entendue au sens rhétorique d'« appropriation» de l'expression à l'idée exprimée - «ne peut se concevoir sans l'ironie critique qui consiste à solliciter l'intelligence du lecteur» (p. 11). Dés lors, Pierre Lâchasse s'attache à souligner, sur un plan macrostructural («le récit piégé», «le récit bref») comme microstructural (dans l'étude consacrée à la «cita¬ tion scripturaire» par exemple), voire transversal («le point de vue esthétique», «l'épreuve symboliste», «l'épreuve lyrique»), la manière dont Gide «dépayse» et décentre les attentes propres à chaque forme employée. Particulièrement intéressante de ce point de vue - et autre fil rouge du volume -, l'analyse de l'approche gidienne des genres, dont Pierre Lâchasse montre bien qu'elle se place sous le double signe du paradoxe et de l'alliance des contraires. Si la manière dont l'écrivain cultive une «double perspective» générique est bien connue aujourd'hui, celle qui l'amène simultanément à «continuer la tradition et [...] [à] la renouveler» (p. 29), c'est dans le détail des analyses que se révèle la finesse des lectures de Pierre Lâchasse : l'originalité de l'approche gidienne des genres littéraires participe d'une forme d'hybridité autant que de subversion, celles qui consistent par exemple à introduire de la théâtralité dans le récit, ou à faire des traités «paradoxalement des œuvres ludiques» (p. 38). Enfin, on ne s'étonnera pas de trouver sous la plume de celui qui est aussi un grand spécialiste de l'œuvre d'Henri de Régnier, de nombreuses remarques relatives à l'influence réciproque - finalement peu soulignée jusqu'alors - entre les deux esthétiques, romanesques en particulier. D'une écriture toujours élégante, qui allie la précision du style à celle des réfé¬ rences, l'essai proposé par Pierre Lâchasse permet ainsi de revenir sur une période déterminante de l'œuvre gidienne, celle des premières années, et de suggérer que la manière dont Gide teinte d'ironie jusqu'aux notions les plus classiques de «convenance» et «mesure» ne sera pas sa plus explicite manifestation d'indécence. Stéphanie Bertrand

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Pierre Peyré, Joseph Peyré, Le Béarnpour racines, Vhorizonpour destin, Biarritz, éd. Atlantica, 2018. Un vol. de 689 p. «Qui lit encore Joseph Peyré?» (p. 30) se demande Pierre Peyré, neveu de l'écrivain dont on a commémoré en 2018 le cinquantième anniversaire de la mort. Question subsidiaire : comment «le tirer du Purgatoire»? 11 eut pourtant de son vivant de nombreux prix, dont le Concourt, en 1935, ^owr Sang et lumières. L'œuvre est ample et variée : 32 romans, 44 titres, dont 4 essais, 4 recueils de nouvelles et 4 ouvrages pour la jeunesse. Mais rien ne semble pouvoir rompre le silence qui entoure (depuis quand?) l'homme et l'œuvre - perspective retenue dans ce qui est une généreuse défense et illustration. Ce n'est pas sans appréhension que Pierre Peyré, universitaire de forma¬ tion scientifique, s'est lancé dans une aventure dont il mesure les limites et les écueils. 11 a finalement peu connu un homme qui demeure secret, discret, distant et qui affirme, dans une sorte d'excès d'humilité : «Ma vie n'a pas d'histoire» (p. 591). Pierre Peyré a voulu relever un défi en présentant une «psychobiogra¬ phie» (p. 485), au reste monumentale, une «biographie participative» (p. 587), placée sous l'invocation - ou l'autorité - de Sainte-Beuve (p. 488-489). Mais si les informations, les anecdotes ont été multipliées, si l'on découvre avec plaisir une riche iconographie, force est de constater que l'écrivain semble se dérober derrière des instantanés où l'élégance le dispute à la simplicité. Dans une suite continue de neuf chapitres, on retiendra d'abord l'importance de la terre natale, le Béarn, les années d'apprentissage (un séjour à Valladolid décisif pour le jeune étudiant), l'entrée dans le journalisme, avec l'aide de Joseph Kessel, « Jef», l'ami de toujours. On passe ensuite au désert - ou à l'inspiration coloniale-qui vaut à Peyré plusieurs prix. Or, Peyré «n'a jamais mis le pieds» au Sahara (p. 139-141). Le désert est le lieu de l'ascèse, d'un héroïsme au quotidien. On parlera d'une geste coloniale qui commence avec le célèbre Escadron blanc (1931) et qui se terminera par un éloge de terres où la gloire se mêle à l'or noir (De Sable et d'or, 1957). Un certain héroïsme se retrouve dans l'épopée de la haute montagne (Matterhorn, Mont Everest, Mallory et son dieu). Cet héroïsme est plus problématique lorsqu'il s'agit de montrer le monde tauromachique et l'envers du décor, très longuement détaillé. Dans l'éventail des genres littéraires, retenons la nouvelle, en particulier Romanesque Tanger (1943), recueil dans lequel des textes de liaison sont tout aussi importants que les histoires contées. Si l'on fait retour au roman, mention¬ nons, outre le premier. Les eompliees dont la tonalité sombre avait surpris un critique comme Edmond Jaloux, ouXénia (1930) préfacé par Kessel, le roman de l'enfermement qu'est Roc Gibraltar (1938) et L'étang Real (1947) dans lequel la Camargue acquiert, comme le note Pierre Peyré, une dimension écologique avant la lettre (p. 244-253). À parcourir les nombreuses critiques qui accompagnent la réception de l'œuvre, il est frappant de constater la place non négligeable prise par une presse marquée «à droite». On ne peut cependant s'empêcher de penser que Joseph Peyré s'est trouvé, à son corps défendant, comme annexé à une option politique qui n'était pas la sienne. Rappelons simplement L'i/omme de choc (1936), premier roman sur les émeutes en Asturies. Avec beaucoup d'honnêteté, Pierre Peyré avoue qu'il continue de «s'interroger aujourd'hui» sur une «personnalité si cachée» (p. 530). T1 aborde

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l'œuvre en partant du principe que «rhoimne et l'œuvre ne font qu'un» (p. 381 et 629-644). Mais si Joseph Peyré écrit «comme par compensation» (p. 514), «par procuration» (p. 575), alors c'est le «moi profond» qu'il faudrait interroger : la formule est de Proust, celui qui a composé un ... Contre Sainte-Beuve. Au reste, comme Pierre Peyré l'écrit non sans habileté : «Dans la vie et l'œuvre de Peyré [...] comme en peinture, ce sont les ombres qui donnent du relief au tableau» (p. 365). Sans doute aurait-il été utile d'exploiter plus systématiquement des documents d'archives auxquels il est pourtant fait allusion (p. 92-94, 138, 218, 375). Peyré romancier « traditionnel » (p. 618), « témoin de son époque » (p. 649), en quête constante d'énergie, mais enfermé dans une sorte de solitude? Je retiens, pour ma part, le mot de «rebelle» que l'écrivain associe à sa terre natale. L'échec à l'Académie française («un chemin de croix», p. 596), se comprendrait comme la décision d'un homme qui ne veut pas transiger. Le petit Béarnais n'a donc pas fait sien le pragmatisme du grand aîné, le «bon roi Henri », loti noiiste Enric pour qui «Paris vaut bien une messe». On peut alors invoquer une autre figure exem¬ plaire, pittoresque à coup sûr, ce Gascon imaginé par Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, qui assurait, en un beau mouvement de menton, « ne pas monter bien haut peut-être / mais tout seul ». Daniel-Henri Pageaux