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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue d’Histoire littéraire de la France
    2 – 2017, 117e année, n° 2
    . varia
  • Authors: Liaroutzos (Chantal), Beaudin (Jean-Dominique), Hugot (Nina), Goeury (Julien), Lallemand (Marie-Gabrielle), Spica (Anne-Élisabeth), Wild (Francine), de Guardia (Jean), Lévrier (Alexis), Bahier-Porte (Christelle), Plagnol-Diéval (Marie-Emmanuelle), Géhanne Gavoty (Stéphanie), Bret-Vitoz (Renaud), Francalanza (Eric), Fraisse (Luc), Naugrette (Florence), Hanin (Laetitia), Bem (Jeanne), Girardin (Marina), Benhamou (Noëlle), Prince (Nathalie), Laroche (Hugues), Hovasse (Jean-Marc), Glinoer (Anthony), Avril (Yves), Fromilhague (Catherine), Godeau (Florence), Auroy (Carole), Boblet-Viart (Marie-Hélène), Rey (Pierre-Louis), Nachtergael (Magali)
  • Pages: 433 to 497
  • Journal: Journal of French Literary History
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406069287
  • ISBN: 978-2-406-06928-7
  • ISSN: 2105-2689
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06928-7.p.0177
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 05-18-2017
  • Periodicity: Quarterly
  • Language: French
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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

La Muse s amuse. Figures insolites de la Muse à la Renaissance. Dirigé par Perrine Galand et Anne-Pascale Pouey-Mounou. Genève, Droz, « Cahiers dHumanisme et Renaissance », no 130, 2016. Un vol. de 472 p., ill. (Rachel Darmon)

Lectures du Troisième Livre des Essais de Montaigne. Sous la direction de Philippe Desan. Paris, Champion, « Champion Classiques Essais », 2016. Un vol. de 384 p. (Nicolas Le Cadet)

L Axe Montaigne-Hobbes. Anthropologie et politique. Sous la direction dEmiliano Ferrari et Thierry Gontier. Paris, Classiques Garnier, « Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne », 2016. Un vol. de 312 p. (Raffaele Carbone)

Le Roman au temps d Henri  IV et de Marie de Médicis. Sous la direction de Frank Greiner. Paris, Classiques Garnier, 2016, « Lire le xviie siècle », no 40, 2016. Un vol. de 354 p. (Suzanne Duval)

La Pensée politique de Charles Péguy. Notre République. Sous la direction de Charles Coutel et Éric Thiers. Toulouse, Éditions Privat, 2016. Un vol. de 257 p. (Denis Pernot)

Les Écrivains dans la tourmente de la première guerre mondiale. Sous la direction de Giovanni Dotoli, Marie-Laure Grandgirard et Éric Sivry. Paris, Hermann, « Vertige de la langue », 2016. Un vol de 174 p. (Denis Pernot)

Plurilinguisme dans la littérature française. Sous la direction dAlicia Yllera et Julian Muela Ezquerra. Berne, Peter Lang SA, Éditions scientifiques internationales, 2016. Un vol. de 345 p. (Olfa Abdelli)

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Dictionnaire de Pierre de Ronsard. Sous la direction de François Rouget. Paris, Champion, 2015. Un vol. de 720 p.

Lentreprise dirigée par François Rouget vient combler un manque vivement ressenti par ceux qui se trouvent confrontés à la poésie de Ronsard, à quelque niveau et à quelque titre que ce soit. Depuis plus dune trentaine dannées, les études ronsardiennes ont pris une telle ampleur quil était devenu urgent den rassembler et organiser les données sous une forme complète en même temps que suffisamment synthétique pour que laccès en soit aisé. Cette tâche a été confiée à un groupe de spécialistes internationaux (Canada, Royaume-Uni, France, Suisse, États-Unis) dont les travaux font autorité dans chacun des domaines abordés, et qui ne sont pas exclusivement des universitaires puisque des conservateurs, historiens du livre et musicologues y ont apporté leur contribution.

Lensemble est fermement organisé suivant un principe sensible dans chacun des articles, et qui assure lunité de la démarche malgré la richesse et la variété des sujets traités : toutes les entrées (conceptuelles, historiques, politiques par exemple) peuvent être rattachées à la rubrique des arts poétiques. Quelle que soit la diversité des approches et des points de vue, chaque article vise à montrer comment les données documentaires quil fournit contribuent à nourrir lœuvre ronsardienne. Ainsi lentrée « Aristote », due à A.-P. Pouey-Mounou, rappelle non seulement quels éléments de la philosophie aristotélicienne ont été assimilés par les auteurs de la Renaissance et par Ronsard en particulier, mais aussi comment ils peuvent être abordés en tant que constituants de lart poétique. La rubrique « Michel de lHospital » (L. Petris) évoque les relations de Ronsard et du Chancelier à travers lœuvre poétique de lun et de lautre. Lentrée « inconstance » fait référence à la nature comme modèle de varietas (B. Andersson), l« éthique » de Ronsard (U. Langer) est menée à partir dune analyse de la Responce aux injures qui établit le lien avec « léthique de la conciliation cicéronienne » et « laffabilitas horacienne »… La notion de « conquête », abordée par A. Gendre, est envisagée sous un double aspect, à la fois recherche dune « royauté poétique » et motif de la poésie amoureuse. On voit que linformation apportée a pour visée constante de dégager loriginalité de la poétique de Ronsard. Les problématiques demeurent ouvertes, par exemple, celle de la « subjectivité », abordée par F. Rouget, ou celles de la « rhétorique » exposée avec une grande clarté par G. Milhe-Poutingon. Ajoutons que certaines entrées peuvent aiguiser la curiosité du lecteur : J. Céard sest intéressé au rôle des « présages » dans lœuvre de Ronsard, J. Braybrook à la polysémie du mot « champ », F. Lecercle au rôle de la couleur ; les rubriques « cygne », « maison » (qui ne désigne pas seulement le lieu dhabitation, mais les aussi les lignées illustres) « rossignol », figure de loiseau-amant et du poète, « silence », « signature de Ronsard, » (qui en offre des reproductions) « Turcs », « voix de ville »…, incitent à explorer louvrage, au-delà dune recherche ponctuelle, pour le plaisir.

Lunité de ce dictionnaire, que nous venons souligner, tient encore au fait que lensemble des entrées ressortit en fin de compte à un nombre restreint de domaines essentiels. Lapproche thématique est largement représentée : motifs poétiques (« abeilles », « envol », « baiser »…), existentiels (« vieillesse », « sexualité », « passions », « désir », « solitude », « envie ») philosophiques, ou mythologiques. 435Une place importante est accordée aux références doctrinales (auteurs, concepts) et plus largement au contexte idéologique et culturel où senracinent les savoirs de lépoque : théorie de la connaissance (« entéléchie », « astres », « nature »), philosophie morale, religion (« paganisme », « Bible », « pitié-piété », « prédicants », dont O. Millet souligne le caractère péjoratif sous la plume de Ronsard), esthétique (« beau », « concordia discors », « maniérisme » – avec une mise au point utile de G. Mathieu-Castellani –, « arts », « peinture », « architecture »), médecine (« humeurs », « physiologie ») … La question du rapport au pouvoir donne lieu elle aussi dans ce volume à de précieuses considérations : le contexte historique est rappelé par D. Ménager, qui dégage dans lun des articles qui lui ont été confiés limplication politique de lœuvre de Ronsard ; même approche dans les articles « ennemi », « guerre », ou dans ceux qui sont consacrés aux noms des grands personnages politique du temps : Charles de Lorraine, les Guises, Machiavel, quitte à rappeler, dans ce dernier cas, quon ne peut considérer lauteur du Prince comme source dinfluence des positions et de la poésie politiques de Ronsard (J. Balsamo) ; enfin, le rapport aux institutions – justice, lois – est envisagé sur un plan concret par B. Méniel. Létude de lintertextualité et des transferts culturels, domaine aussi vaste quessentiel de la poétique ronsardienne, fournit linformation indispensable à toute lecture savante des écrits de Ronsard – lecture qui était déjà pratiquée par les érudits de son temps – en abordant les rapports avec les œuvres antiques ou contemporaines, (Horace, Ovide, lArioste, Pétrarque, Du Bellay …), la prise en charge, toujours originale et subtile, de lhéritage textuel, de la référence auctoriale (« citation »), ou des données de lactualité littéraire, grâce à des entrées par noms dauteurs mais aussi de personnages (« Hélène » par exemple). On notera que, parmi les nombreux livres dautres auteurs que mentionne ce dictionnaire, seul Le Roman de la rose fait lobjet dune entrée spécifique. Le domaine des œuvres de Ronsard, lui, est traité par des entrées consacrées à chacune dentre elles. Enfin, les approches formelles sont abordées par des spécialistes différents, ce qui permet de varier les problématiques et de confronter les vues des uns et des autres, et stimule ainsi le sens critique du lecteur : les questions, par exemple, qui ressortissent plus particulièrement à la rhétorique, à lart langagier ou à la versification sont traitées par J.-C. Monferran, A.-P. Pouey-Mounou, C. Trotot. Tout ce qui relève des identifications génériques (« ode », « élégie »…, et le passé de ces genres), et assume en sen démarquant lhéritage gréco-latin est pris en charge par des entrées particulières quon pourrait subsumer sous la rubrique « arts poétiques », où il faut inclure ce qui dans les œuvres de Ronsard concerne sa pratique (« paratexte », F. Rigolot). Ces domaines, bien entendu, interfèrent fréquemment et la mise en relation dun grand nombre dentrées les unes avec les autres par un système de renvois apparaît de ce fait particulièrement utile. Tous les articles sont suivis dune bibliographie succincte, qui donne lessentiel des références sur la question.

On regrette de ne pouvoir rendre ici justice à tous les collaborateurs de F. Rouget. Disons seulement que chacun deux a contribué à faire de ce dictionnaire un outil de référence à la fois synthétique et complet en même temps quagréable à parcourir, dont la publication fera date dans les études non seulement ronsardiennes et seiziémistes mais, plus largement, littéraires.

Chantal Liaroutzos

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Ruth Stawarz-Luginbühl, Un Théâtre de lépreuve : tragédies huguenotes en marge des guerres de religion en France (1550-1573). Genève, Droz, Travaux dHumanisme et Renaissance, no 505, 2012. Un vol. de 696 p.

Ce volume, fruit dune thèse de doctorat, représente un travail gigantesque de près de 700 pages, qui marquera une date dans lhistoire de la critique. La problématique posée, dune importance capitale, invite en effet à relire de façon originale et cohérente les drames religieux du troisième quart du xvie siècle. Cette problématique concerne aussi bien la théologie et lhistoire religieuse que le théâtre tragique, autant lhistoire des idées que celle de la littérature.

Ruth Stawarz-Luginbülh examine le rôle que jouent la tentation, lépreuve de la foi, la « réponse à lexistence du mal » pour les personnages bibliques du théâtre réformé, parallèlement aux écrits des réformateurs et à lexpérience même des réformés en butte aux persécutions. Elle insiste sur « le paradoxe du juste souffrant lépreuve de la foi, compréhensible seulement à la lumière de la vérité divine ». Comment interpréter « le renversement radical » que représente « ladversité lorsquelle frappe linnocent ou le juste » ? La réponse, dans une vision providentialiste du monde est précisément celle de la tentation, de lépreuve.

Lauteur étudie cette notion dans la Bible, dans la littérature chrétienne, dans le De Providentia de Sénèque, en soulignant le paradoxe présent au cœur de la tentation : sopposent deux mondes, celui des apparences historiques et celui, « transhistorique », de la vérité, « le paradoxe du juste souffrant (étant) compréhensible seulement à la lumière de la vérité divine ». Dautre part, les Réformés, hantés par une possible extermination, considèrent les persécutions qui sabattent sur eux comme une épreuve semblable à celle que connut Israël. Comment les dramaturges ont-ils transposé ces éléments dans le genre tragique ? Comment les principes habituels de ce genre ont-ils été adaptés à des drames marqués par des conditions politiques, idéologiques propres aux protestants, conditions qui « créent un terreau dynamique tout à fait particulier », lequel « va se révéler propice à une interaction avec les trois critères génériques » traditionnels de la tragédie : « le renversement, la grandeur des personnages et le style élevé » ?

Telles sont les questions auxquelles lauteur essaie de répondre, en montrant comment chaque dramaturge a traité à sa façon cette angoissante question à partir dune matière biblique librement réinterprétée, et à partir des vicissitudes et des tribulations que connaissent les communautés protestantes de lépoque. Sont alors menées des analyses minutieuses de plusieurs pièces fondamentales, dans une perspective totalement neuve. Les limites chronologiques choisies, 1550 et 1573, correspondent respectivement à lAbraham sacrifiant de Théodore de Bèze et à la publication de La Famine de Jean de La Taille. Lexamen détaillé des pièces de Bèze, Des Mazures, Rivaudeau, La Taille, Joachim de Coignac et A. de La Croix constitue, à chaque fois, un véritable commentaire. En prenant appui sur le problème central de lépreuve de la foi chez les différents personnages bibliques, lauteur décrit la courbe dramatique et tragique de chacune des pièces. Au total, neuf tragédies sont étudiées dans le détail. Chaque analyse sachève par une conclusion qui signale la portée de chaque œuvre.

Loriginalité de ce travail réside aussi dans le constant souci dopérer de subtils rapprochements entre le théâtre lui-même et les écrits des réformateurs, notamment les commentaires de lÉcriture sainte, quitte à faire apparaître quelquefois certaines divergences. Il faut saluer limmense érudition dont témoigne cette entreprise. Tous les 437travaux critiques concernant la littérature et le théâtre réformés sont mis à contribution avec une remarquable intelligence : loin de se perdre dans son ample documentation, lauteur domine avec aisance cette masse de références, en opérant une synthèse nourrie par la réflexion personnelle, bâtie autour de la problématique complexe posée dentrée de jeu : lépreuve de la foi et de la confiance en Dieu chez le héros tragique.

Une conclusion générale situe la tragédie de lépreuve de la foi « à la frontière entre poétique antiquisante et poétique réformée », révèle « les relations complexes entre poètes paganisants et poètes huguenots », émet de judicieuses réflexions sur les particularités métriques et dramatiques de ce théâtre, aborde la question de « la difficulté qui se trouve au cœur de la dramaturgie des tragédies bibliques » : « représenter la souffrance dans sa dimension temporelle expose au risque de voir séchapper le contrôle et les bénéfices du désangoissement du fait même de la plongée dans une temporalité presque inévitablement synonyme [] dune interrogation illégitime sur le futur ». Pour finir, lauteur recherche les raisons pour lesquelles « la tragédie biblique dinspiration huguenote » fut un « genre éphémère ». « La véritable réception du théâtre de lépreuve » ne se fait-elle pas « dans le domaine de la poésie réformée à partir des années 1570 » ?

Une table des matières analytique facilite lorientation dans la lecture. Limpressionnante bibliographie constitue un outil précieux pour le chercheur. La même attention au détail sobserve dans lindex final, très fourni.

Cet ouvrage de référence, dont nous navons pu donner ici quun aperçu bien incomplet, en raison de son inépuisable richesse et de sa profondeur dialectique, sera désormais incontournable pour toute recherche sur le théâtre protestant. Par sa précision, son érudition, son sens critique, ses exigences scientifiques et méthodologiques, lélégante fermeté de sa langue et de son style, Ruth Stawarz-Luginbühl offre à la recherche universitaire un modèle du genre.

Jean-Dominique Beaudin

Vincent Dupuis, Le Tragique et le féminin. Essai sur la poétique française de la tragédie (1553-1663). Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », no 36, 2015. Un vol. de 252 p.

Cet ouvrage est la version revue de la thèse de Vincent Dupuis intitulée La femme au théâtre. Les figures féminines et la poétique de la tragédie en France (1550-1660). Le titre choisi pour la version publiée insiste sur laspect poétique du travail, qui est en effet au cœur de la démarche de son auteur. Partant du constat dune forte prégnance des figures féminines aux débuts de la tragédie à lantique en langue française, Vincent Dupuis fait lhypothèse dune affinité entre le genre tragique et le féminin, que son travail entend démontrer. Pour ce faire, il reproduit systématiquement une même démarche : dans chaque sous-partie, consacrée à une période, voire à un seul auteur, il examine dabord quelques figures féminines rassemblées sous un même trait ; ensuite, il rapporte les discours littéraires ou sociaux qui associent ce trait au féminin ; enfin, il montre en quoi ce trait est fondamental pour définir lesthétique de la période ou de lauteur étudiés. Cela rend compte pour lui de laspect « autoréflexif » des figures féminines, dont lélaboration serait solidaire de la constitution de lesthétique de lœuvre.

Dans la première partie, intitulée « Esthétique », Vincent Dupuis analyse dabord les figures de la furieuse à la Renaissance, qui renvoient socialement à la « peur 438de la femme », notamment des sorcières, et caractérisent les premières tragédies de Jodelle à La Péruse par une poétique de leffroi. Ensuite, il étudie la « femme charmante » dans les pièces des années 1630, rappelle la condamnation sociale de la beauté trompeuse des femmes et définit lesthétique de cette période autour de la notion dillusion. Enfin, il explore pour les années 1640 la figure de la reine, qui renvoie à la promotion littéraire et sociale des femmes illustres. Ici, il étudie en particulier Corneille et le « pathétique dadmiration » constitutif de son théâtre.

Dans une deuxième partie, « Éthique », il sattache aux aspects moraux des figures féminines : il met dabord en relief les figures de femmes qui se lamentent chez Garnier, puis les discours généraux sur la piété féminine, pour aboutir à la poétique de la déploration qui caractérise ce théâtre. Il poursuit avec la constance, qualité associée aux femmes depuis lantiquité, quil décrit chez Montchrestien dans le cadre dune poétique de lexemplarité. Il termine cette partie avec la pudeur, vertu spécifiquement féminine dans limaginaire commun, quil explore de Théophile à Corneille, pour des tragédies définies par limportance des bienséances.

Enfin, la troisième partie, « Politique », sintéresse aux figures des femmes honnêtes : si les femmes ont socialement pour vocation dapprendre aux hommes le raffinement, cela rend compte de la mission civilisatrice assignée à partir des années Richelieu aux femmes, qui correspond à celle que le Cardinal attribue au théâtre. Ainsi, le théâtre et les femmes partagent un rôle politique tout positif, celui dune civilisation des mœurs telle que la décrite Norbert Elias.

Vincent Dupuis conclut sur une analogie à trois termes : la double face dionysienne et apollinienne de la tragédie décrite par Nietzsche renvoie à lopposition entre la fureur de la tragédie de la Renaissance et lordre de la tragédie classique, ainsi quà la dualité des figures féminines, de la furieuse à lhonnête femme. Cest donc une réponse positive que Vincent Dupuis apporte finalement à la question de laffinité entre le tragique et le féminin, pour lui intimement liés depuis la caractérisation de Dionysos par leffémination chez Eschyle et Euripide.

La force majeure de ce travail nous paraît résider dans la volonté de son auteur, affirmée à plusieurs reprises, détudier le théâtre en interaction avec ce quil nomme « imaginaire social » : considérant que le théâtre na de sens que dans le monde dans lequel il sinscrit, il met systématiquement en regard ses analyses des tragédies avec celles de discours extérieurs au genre tragique. De même, il rappelle en conclusion la valeur des gender studies pour lapproche des formes théâtrales et montre ici la pertinence de la démarche. Plus précisément, certaines analyses de détail, comme celles de la déploration chez Robert Garnier, nous paraissent présenter un intérêt certain. Comme tout travail novateur, cet écrit présente également des limites : comme il lindiquait plus spécifiquement dans la version non publiée, il délaisse les figures masculines qui mériteraient peut-être une étude comparée : par exemple, quelle est la spécificité de Saül « le furieux » dans le cadre de lesthétique de la fureur que Vincent Dupuis ne décrit que par des figures féminines ? A-t-il moins que les femmes une valeur « autoréflexive » dans le cadre de lesthétique de leffroi ? En outre, parce que la période choisie est assez longue (1553-1663), Vincent Dupuis ne sintéresse quaux auteurs majeurs, ce qui là encore est peut-être regrettable. Cependant, les pistes ouvertes sont prometteuses, ce qui fait dautant plus regretter que lauteur de ce travail ne soit plus des nôtres pour les suivre, avec la « vigilance » et la « lucidité » que Normand Doiron souligne dans la préface de louvrage.

Nina Hugot

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[ Théodore de Bèze,]Réponse au gentilhomme savoisien ne se nommant pas précédée de [Antoine de Saint-Michel dAvully,]Lettre dun gentilhomme savoisien. 1598. Publiées par Alain Dufour. Genève, Droz, « Textes littéraires français », 2016. Un vol. de 155 p.

Théodore de Bèze (1519-1605) est un écrivain prolifique dont il est très difficile de répertorier et de classifier limmense production imprimée. Celle-ci se développe aussi bien en français quen latin, en prose quen vers, et cela à peu près dans toutes les disciplines littéraires ou savantes qui relèvent de sa formation et de ses emplois. Si lon sintéresse plus particulièrement au pamphlétaire, on notera que sa « carrière » débute avec la Zographia (1549), une courte épître en prose latine où il prend vigoureusement la défense de Calvin contre le polémiste catholique Jean Cochlaeus. Elle se poursuit quelques années plus tard avec le Passavant (1553), un libelle en latin macaronique, où il sen prend cette fois-ci à Pierre Lizet, le premier président du Parlement de Paris qui avait signé les arrêts le privant de ses biens et le condamnant au bûcher. Le retentissement de ce livre, dont la publication anonyme ne résiste pas longtemps à la curiosité des lecteurs, confère à son auteur une réputation de prosateur satirique au delà même des cercles réformés. Quant aux Satyres Chrestiennes (1560) en vers français,publiées dans un moment de très grande intensité polémique, elles témoignent dune violence qui va bien au-delà de ce que la facétie autorise aux yeux de Calvin, ce qui explique peut-être un anonymat si bien gardé quil oblige encore aujourdhui à la plus grande prudence quant à leur attribution définitive. Quoi quil en soit, il faut ensuite attendre plusieurs décennies pour que le polémiste reprenne la plume. Cest à la suite de la publication anonyme par Antoine de Saint-Michel dAvully de la Lettre dun gentilhomme savoisien (1598), qui prolonge une campagne calomnieuse orchestrée contre lui par les Jésuites, que Bèze publie cette Réponse, dans laquelle le pasteur retrouve un peu de sa verve de polémiste. Parce quelle est tardive et très éloignée de lépicentre polémique des années cinquante, quelle concerne un écrivain déjà en retrait de la vie publique et quelle se déroule lannée même de la signature dun édit censé mettre fin en France aux guerres civiles, cette querelle (et les deux épîtres imprimées qui la documentent), est souvent passée inaperçue. Elle nen possède pas moins un intérêt aussi bien historique que littéraire, qui justifie cette édition fournie par Alain Dufour, à qui lon doit, entre autres, une biographie du pasteur genevois (Théodore de Bèze, poète et théologien, Genève, Droz, 2006).

DAvully, un gentilhomme savoyard converti au catholicisme depuis 1596, se signale en intervenant dans deux querelles adjacentes qui ne le concernent pas directement : dabord celle qui oppose Herman Dürrholzer (dit Lignardus) au père capucin Chérubin, puis celle qui oppose donc Th. de Bèze aux Jésuites, qui ont fait courir le bruit de sa conversion et de sa mort. Après avoir directement pris à parti Lignardus en 1597, DAvully sen prend lannée suivante à Th. de Bèze, dans une Lettre à laquelle ce dernier répond très vite. Si cet échange épistolaire répond parfaitement aux normes de la polémique alors en vigueur et ne renouvelle pas vraiment lexercice, il nen est pas moins très instructif. Face à la prose un peu laborieuse de son adversaire, quil fallait restituer pour mieux comprendre la dynamique de la querelle en question, on ne peut quapprécier lalacrité mordante de Bèze, qui reprend point par point les principaux arguments développés par DAvully, corrigeant des erreurs factuelles, dénonçant des mensonges ou des 440exagérations, déconstruisant plus généralement les procédés rhétoriques de la controverse. Prouvant au passage que celle-ci est un art martial, comme le judo, Bèze sait parfaitement absorber la force de ladversaire pour mieux pouvoir la diriger ensuite où il le désire, cest-à-dire à ses propres dépens : « Vous souvienne quen voulant ainsi faire rire les autres, vous vous exposez le premier à la risée de ceux que vous faites rire » (p. 105). Ce quil fait par exemple très habilement à partir du registre animalier auquel recourt volontiers dAvully (sauterelles, p. 93 ; ânes et canards p. 99 ; chats, p. 100 ; chien, p. 104, etc.), et dautres lieux communs de la polémique antiprotestante en usage depuis plusieurs décennies. Mais la Réponse de Bèze possède un autre intérêt, qui réside dans le travail de révision de la légende noire construite par ses adversaires. Si le pasteur genevois a déjà eu loccasion, au cours de la querelle qui loppose à Claude de Sainctes en 1567-1568, de proposer une brève histoire de sa vie depuis sa naissance jusquà la succession de Calvin en 1564, il en offre là une version augmentée, condamnant les « ordures regrabellées » (p. 117) de J. Bolsec, avant de sen prendre à celles diffusées plus récemment par les Jésuites et reprises à son compte par DAvully. Au-delà des éléments factuels, très utiles pour les historiens, on trouve là quelques confidences précieuses pour qui sintéresse aux formes de lécriture de soi à la Renaissance.

A. Dufour restitue le texte des deux libelles à partir de leur édition originale, tout en tenant compte des annotations manuscrites ajoutées par Bèze sur son exemplaire personnel de la Réponse (aujourdhui conservé à la bibliothèque de Genève). Létablissement du texte est impeccable et le travail de contextualisation historique, opéré dans une courte préface et des notes en bas de page nécessaires et suffisantes, dune grande précision. Après les republications savantes du Passavant par J. Ledegang-Keegstra (Leyde, Brill, 2004) et des Satyres Chrestiennes par Ch.-A. Chamay (Genève, Droz, 2005), on se félicitera de pouvoir maintenant disposer de ce petit volume, qui complète utilement le catalogue des « Textes littéraires français » de la librairie Droz en donnant à lire la dernière œuvre très personnelle de Th. de Bèze.

Julien Goeury

Honoré d Urfé, LAstrée. Deuxième partie. Paris, Honoré Champion (Champion Classiques), 2016. Un vol. de 715 p.

Il est désormais possible quun étudiant se présente à un rendez-vous en ayant à la main un volume de LAstrée « de poche », enjolivé de multiples « post-it » colorés pour signaler les endroits importants, et quil vous déclare de but en blanc quil veut travailler sur LAstrée. Cest en bonne partie à la publication dune édition de petit prix et de grande qualité scientifique, enrichie des ressources du site « Le Règne dAstrée » (université Paris-Sorbonne, sous la direction de Delphine Denis et dAlexandre Gefen) que nous devons cette renaissance de la plus fameuse pastorale française.

Léquipe éditoriale qui rassemble Jean-Marc Chatelain, Camille Esmein-Sarrazin, Laurence Giavarini, Frank Greiner, Françoise Lavocat et Stéphane Macé, sous la direction de Delphine Denis, continue de relever le défi quelle sest lancé : donner une édition scientifique rigoureuse du fameux roman dHonoré dUrfé. La deuxième partie de LAstrée vient en effet de paraître.

Lédition critique de la première partie du roman (2011) souvre sur une introduction générale (p. 7-101) qui livre les informations essentielles pour comprendre 441cette œuvre toujours étonnante : sur la formation et la culture de lauteur, la tradition pastorale, lancrage de la fiction dans le Forez, la construction du roman, le traitement des sources historiques, lusage programmé du roman comme un vade mecum de lhonnête homme, la réception contemporaine de LAstrée comme un roman à clés et la fortune de lœuvre. Cette introduction générale fait la synthèse des acquis de la recherche avec autant de rigueur que de clarté, témoignant dune réelle volonté de vulgarisation de la part de léquipe, sans que soient sacrifiées les visées scientifiques dune édition moderne de LAstrée. Ces informations sont larrière-plan de lintroduction de la deuxième partie (p. 7-23).

Celle-ci attire lattention du lecteur sur la façon dont, ayant entrepris une œuvre de longue haleine et qui doit avoir une fin, Honoré dUrfé travaille à donner de la cohérence et de lunité à ce roman dune grande variété, chaque partie recelant de nombreuses histoires insérées (15 et 13 pour les deux premières).

Elle donne, de plus, des éléments de comparaison qui permettent de mesurer limportance du renouvellement du genre pastoral dans le roman dHonoré dUrfé, dans lintention, précisément, de conférer à celui-ci plus dunité. Celle-ci est assurée par limportance du récit principal, auxquelles sont clairement subordonnées les histoires secondes, la typographie rendant visible le décrochage narratif, le moment où le narrateur principal passe le relais à un narrateur second. Elle est renforcée par linsertion dans le récit principal dhistoires longues que, recourant à la technique de lentrelacement des romans de chevalerie, Honoré dUrfé donne en plusieurs livraisons, en sorte que ces histoires sétendent sur plusieurs parties. Les fils des diverses intrigues se tissent alors progressivement les uns avec les autres. De plus, les histoires insérées sont généralement mieux rattachées au récit premier quelles ne létaient dans les pastorales antérieures, et elles sont lobjet de commentaires des auditeurs plus nourris, plus développés. Ceux-ci peuvent prendre la forme dun « tribunal damour », lhistoire ayant alors le statut dun cas dont il faut débattre et à propos duquel un jugement, finalement, est prononcé.

En 1610, la deuxième partie du roman paraît (Toussaint du Bray et Jean Micard) avec une nouvelle édition de la première, remaniée et ouverte par une épître que lancien ligueur adresse au roi Henri IV. Cette épître engage à une lecture politique de la fiction, ce que confirme, dans la deuxième partie, limportance accordée à lhistoire et à la réflexion politique, particulièrement celle concernant le roi, au lendemain des guerres de Religion (« La Matière historique », p. 13-18 de lintroduction).

Du vivant dHonoré dUrfé, six états successifs de LAstrée ont vu le jour. Pour la première partie, léquipe éditoriale a fait le choix de lédition de 1612, dernière des trois éditions de cette partie dont il est assuré que les révisions sont le fait de lauteur et que celui-ci avait pour unique intention daméliorer son texte. Alors que le texte de la première partie passe par trois états successifs avant datteindre sa forme à peu près définitive, le texte de la deuxième partie est beaucoup plus stable. Du vivant de lauteur, la seule modification notable du texte est lintroduction de nouveaux alinéas dans lédition de 1614 en 932 pages (Toussaint du Bray, Jean Micard et Olivier de Varennes). Cest cette édition qui a été retenue par léquipe éditoriale comme texte de base, « parce que cest delle que procèdent les éditions successives publiées sous de nouveaux privilèges et qui conduisent jusquà la révision que Baro effectua peu après la mort de son maître » (p. 21). Une description bibliographique des dix-neuf éditions connues de la deuxième partie de LAstrée, parues entre 1610 et 1647, est consultable sur le site « Le Règne dAstrée ».

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La bibliographie générale sera fournie à la fin de la cinquième partie, mais le site « Le Règne dAstrée » met à jour régulièrement la bibliographie critique quon y trouve. Cependant, les notes infrapaginales éclairent le texte en renvoyant aux divers travaux de la critique et aux sources utilisées par lauteur, notamment les sources historiques quil exploite dans les grands exposés historiques qui jalonnent cette partie du roman. Dans lintroduction générale de la première partie, la section consacrée à la langue de LAstrée aboutit à la conclusion que « la langue dHonoré dUrfé nest peut-être pas la plus moderne qui soit. Elle ne marque pas une rupture aussi nette que celle de Malherbe avec les productions antérieures, mais sest pourtant imposée de bonne heure comme un véritable modèle esthétique » (p. 79). Les nombreuses et riches notes de langue permettent au lecteur de mieux appréhender, pas à pas, tout au long du texte, quelle est cette langue, et ce nest pas le moindre intérêt de cette édition.

Marie-Gabrielle Lallemand

Jean-Pierre Camus, Traitté des passions de lame. Édition de Max Vernet et Élodie Vignon. Paris, Classiques Garnier, 2014. Un vol. de 556 p.

Du siècle qui a connu la plus riche production imprimée de traités sur les passions, dont on retient de prime abord les écrits de la seconde moitié, il restait un continent oublié au profit des moralistes classiques, échos dun augustinisme de combat au moment des grands conflits autour de la question janséniste, ou encore de Descartes : le Traitté de lévêque de Belley et ami de saint François de Sales, dabord destiné à une parution séparée puis publié en 1614 dans les Diversitez dont il constitue le tome IX. Il faut saluer lédition procurée par Max Vernet et Élodie Vignon, qui permet enfin de lexplorer dans toute sa richesse.

Comme le rappellent avec beaucoup de pertinence les éditeurs dans leur introduction, très claire et synthétique (un tour de force au vu de la matière), le projet de Camus sinscrit dans une perspective tridentine affichée : dune part, et dans la continuité des préconisations de la Réforme Catholique telles quévoquées par saint François de Sales à lorée de lIntroduction à la vie dévote, il sagit dappeler le fidèle à exercer sa foi au sein même dun quotidien mondain, cest pourquoi il faut connaître la nature des passions et surtout les « appliquer » ; le verbe ou ses dérivés ponctuent le traité, dont la finalité est dabord pratique, inscrite dans laction. Voilà qui appelle une minutieuse définition, remarquablement éclairée, là encore, par lintroduction, où sont remises en perspective la diversité des acceptions de « passion » et la béance sémantique qui sépare la lecture des xixe-xxie siècles de celle de Camus et de la Première modernité en général. Dautre part, il sagit de prendre part à la controverse antiprotestante sur le libre arbitre : un fil plus souterrain, mais néanmoins affirmé avec vigueur dès lors que lon y prête attention. Enfin, dernière piste qui mérite toute notre attention, lusage des images dans cet ouvrage.

La neutralité des passions et, partant, leur utilité est la ligne de force constamment réaffirmée par Camus, en fonction dune lecture thomiste dAugustin, héritage médiéval que la réflexion humaniste à laquelle se rattache lévêque de Belley invite encore à retenir au début du xviie siècle. Les passions doivent être considérées non pas seulement en tant quagitation dangereuse de lâme (ce qui pourrait imposer de les étouffer au profit de lapathie stoïcienne, violemment récusée par lauteur en début de traité), mais aussi et surtout, parce quelles sont situées « dans la 443faculté appetitive de lame sensitive » (p. 108, conformément à la tradition), en tant qu« affections de lappétit » (p. 490) et en cela fondamentalement et positivement actives dès lors quelles « sont appliquées au bien » (p. 491). Cest exactement ce à quoi tend le libre arbitre humain, selon saint Thomas, libre arbitre ensuite défendu tout au long du traité. Dans de telles conditions, clairement distinctes des « titillations » et autres « tentations » (« celles-cy [les passions] sont les facultez, celles-là ennemies », p. 112), les passions confèrent au fidèle comme à lhomme dÉglise qui le dirige un levier dune efficacité remarquable, dès lors quelles sont soumises à la raison : « il seroit injuste destouffer les passions à cause de leur indifference, mais inique à cause de leur naturelle bonté, voire utilité. Ouy bonnes, ouy utiles : car ce sont les plus puissans, et pressans aiguillons qui puissent roidir la vertu, et la tenir en haleine ; elle na point de meilleurs outils pour se maintenir en action, et exercice » (p. 92). Fondant sur ce constat « lanthropologie des passions » (p. 107) catholique quil défend, Camus examine les onze passions de la tradition thomiste (ST, 1a 2ae, Q. 22) quil parcourt successivement (amour, haine, désir, abomination, joie, tristesse, espoir, désespoir, hardiesse, crainte, et enfin colère), en en déclinant lensemble des « applications » possibles (leur « diversion », p. 133, ou en dautres termes leur « conversion » au sens littéral de ce terme, puisquil sagit de les « tourner à la vertu par quelque artifice gratieux », p. 134). Ce principe organise chaque démonstration : les passions sont dabord valorisées en tant quelles conduisent à lamour de Dieu – ce qui engage dailleurs une série déloges paradoxaux quand il sagit de défendre les passions en apparence négatives comme la haine, labomination, la tristesse ou le désespoir, dès lors quelles contribuent à repousser les vices –, puis elles sont condamnées si elles sont utilisées pour séloigner au contraire de la charité. On ne sétonnera pas que le traitement des deux premières passions, lamour puis la haine, occupent quasiment la moitié du traité, les autres passions étant plus rapidement traitées comme autant de variations sur un même schéma, tout en fournissant çà et là loccasion dun point de catéchisme (ainsi la colère permet-elle la peinture du péché, chap. 47-51, le désespoir, les fins dernières, chap. 67, ou la crainte, celle de la pénitence, chap. 71).

Au service de cette démonstration, il faut remarquer la facture même du traité, qui représente un magnifique exemple de la prose camusienne, surtout connue de nos jours par les textes de fiction que divers travaux ont ces vingt dernières années – parmi lesquels on mettra au premier plan ceux de Max Vernet – remis sur le devant de la scène dix-septiémiste. Cette édition permet de saisir sur le vif le travail de déclinaison des sources et de confection dune mosaïque de comparaisons, de descriptions, dexempla et de citations, non seulement pour persuader le lecteur – comme un sermon nourri danecdotes et dextraits des Pères, ou un recueil de miscellanées emblématiques (les citations ou les paraphrases dAlciat abondent sous la plume de Camus) – mais aussi pour faire miroiter linfinie diversité des choses et du monde, « dans le Microcosme, aussi bien que dans le grand monde » (p. 398), et là nest pas le moindre charme de ce texte. Sy décline un plaisir tout jubilatoire de ces « diversitez » (terme central dans léconomie du discours camusien) au sein desquelles laction humaine se déploie pour éprouver sa grandeur à laune de la charité divine omniprésente, plus encore que pour y mesurer sa chute. Le lecteur pour autant ne doit pas se cantonner à voir là un simple jeu dornementation élocutoire : ces tesselles du Liber mundi, humbles ou extraordinaires, procèdent par amplification destinées à donner tout 444son poids au propos (on retrouve exactement le système stylistique qua mis au jour Stéphane Macé) et se déploient comme autant dimagines agentes qui scandent une permanente et pressante invitation à la composition de lieu (par ex., p. 362 : « pour contempler cette mort spirituelle en la corporelle, imaginons-nous… »), à la manière de la Méditation sur les deux étendards chez Ignace de Loyola. Arrivé au bout dune véritable carte allégorique des passions et porté par son dessin tant mnémonique que symbolique, le lecteur – ou plutôt le « pèlerin » (p. 494) – a été constamment exercé à une herméneutique active dont lapex, à la « Closture de ce traicté » (chap. 76 et dernier, p. 493-496) constitue les passions en « boucles dor » de lâme, reversant magistralement lallégorie dans lallégorèse.

On mesurera à sa densité et à la somme dérudition quil a nécessité le considérable travail éditorial accompli par Max Vernet et Élodie Vignon, dans le prolongement des Événements singuliers aussi récemment édités par Max Vernet (Paris, Classiques Garnier, 2010). Lannotation, concentrée sur les sources mentionnées par Camus – et il était raisonnable en effet de ne pas chercher à élucider toutes les allusions, tant elles se pressent à chaque ligne –, explicite et documente les sources, les corrige le cas échéant et les met en perspective, faisant apparaître des lignes de force ou au contraire de fracture que lon ne saurait pas sinon mesurer, tout comme la méthode citationnelle de Camus (et de sa génération dauteurs), largement fondée sur la mémoire ou les recueils de lieux communs. On appréciera aussi pleinement lextrême attention philologique que manifestent les deux éditeurs, selon quatre points précisément argumentés (p. 39-44), à rebours dune tendance hélas trop fréquente encore qui consiste à moderniser ou, pire encore, à corriger aux entournures sans préciser lieu après lieu où portent les modifications. Les variations grammaticales comme les variantes graphiques et la ponctuation ont été scrupuleusement respectées, outre quinterrogées et annotées chaque fois quelles posaient question, en particulier pour les hapax lexicaux (p. ex. p. 307, n. 1). Peut-être çà et là, dans la mesure où les choix sont systématiquement commentés, aurait-on pu remonter plutôt dans le texte telle correction et sen expliquer plutôt en note (p. 350, n. 2) ; peut-être aurait-on pu envisager la résolution des u et i consonne en v et j (refusée p. 40), en considérant que ce sont des choix de casse effectués par les protes et non pas forcément par les auteurs (voir Liselotte Biedermann-Pasques, Les Grands Courants orthographiques au xviie siècle et la formation de lorthographe moderne : impacts matériels, inférences phoniques, théories et pratiques (1606-1736), Tübingen, M. Niemeyer, 1992). Pour autant, on souscrira pleinement à largument, majeur, de la réception graphique par leurs contemporains de tels textes : « de nombreux mots ont perdu leur orthographe en même temps quils perdaient un de leurs sens, ce qui fait que tel mot na littéralement jamais existé avec ce sens » (p. 40). Car « il est bon déditer les textes du passé en tant que passés, cest-à-dire sans dissimuler la distance qui nous sépare des habitudes décriture et de pensée qui ont présidé à leur rédaction » (ibid.) : cest justement la conscience de cet écart qui suscite la précision herméneutique.

La lecture simpose donc de tout point de vue de ce magnifique traité, remarquablement édité par deux des meilleurs connaisseurs de Camus : il prouve, sil était encore besoin, la continuité culturelle et spirituelle profonde qui unit le Moyen Âge à la Première modernité, quaucun chercheur ne saurait éluder, et témoigne de lextraordinaire fécondité dun des plus grands auteurs du xviie siècle, quon ne saurait trop fréquenter.

Anne-Élizabeth Spica

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Les Poétiques de l épopée en France au xvii e  siècle. Textes choisis, présentés et annotés par Giorgetto Giorgi. Paris, Honoré Champion, « Sources classiques », no 124, 2016. Un vol. de 576 p.

Tous ceux que leurs recherches ont amenés à sintéresser aux épopées du xviie siècle, au genre épique en général, ou à la poétique de lépopée, se réjouiront de la parution de cet ouvrage, qui rassemble en un seul volume les textes théoriques les plus importants sur le genre épique. Cest loccasion de prendre conscience de la place royale qui est celle du poème héroïque dans lesprit de tous au xviie siècle. Quel est le poète en ce siècle qui ne rêverait dêtre le Virgile français ?

Dans ce domaine les Italiens nous précèdent, et donc les Français du xviie siècle les étudient, les discutent, les imitent. Giorgetto Giorgi est déjà lauteur de nombreux travaux qui le placent au carrefour des poétiques italiennes et françaises du xvie et du xviie siècles pour le roman et lépopée. Il a en particulier procuré chez le même éditeur, en 2005, Les Poétiques italiennes du « roman », traduction par ses soins des textes majeurs de Simon Fornari, Jean-Baptiste Giraldi Cinzio et Jean-Baptiste Pigna. Il maîtrise ainsi totalement les jeux dinfluence et de transmission qui font que nos poètes au xviie siècle héritent des idées dAristote et dHorace par la médiation des théoriciens italiens et des romans héroïques de lArioste, de Boïardo et du Tasse.

Giorgetto Giorgi a mis tous ses soins à aider le lecteur à utiliser commodément louvrage. Lintroduction générale est un modèle de clarté et defficacité : en vingt-cinq pages, elle retrace dabord lhistoire de la réflexion théorique sur lépopée depuis Aristote, avec les étapes obligées que constituent Horace pour le début in medias res, puis, à lâge humaniste, lapport de Minturno et Ronsard, à quelques années dintervalle, sur la question de la durée de laction, et le Tasse avec ses deux théories successives qui le font privilégier le placere puis le docere, et surtout instaurer la lecture allégorique. Tout lexposé est organisé autour de la constitution progressive de lappareil de règles quil est convenu dappeler « classique ». Vient ensuite une synthèse des réflexions françaises du Grand Siècle, dabord sur la question de la structure de lépopée, puis sur les aspects thématiques, qui sont les plus conflictuels : le merveilleux, la lecture allégorique. Enfin sont évoquées les questions de versification et de style, bien moins débattues. Le lecteur dispose ainsi de points de repère auxquels il peut éventuellement retourner.

Trente textes ont été sélectionnés et sont présentés en ordre chronologique. Pour nous permettre de bien appréhender les points dopposition, les aspects originaux de chacun et les évolutions du goût au cours du siècle, Giorgetto Giorgi a fait le pari de rassembler un important choix de textes, dont la plupart ne nous sont pas donnés dans leur intégralité. Les passages choisis sont les plus significatifs et, le cas échéant, les plus polémiques. Ainsi, le lecteur qui serait intéressé par les textes impliqués dans la querelle des Anciens et des Modernes – pour ne prendre que cet exemple, assez courant – se trouverait très vite au cœur du débat.

Chaque texte est précédé dune notice sur lauteur et sur le texte lui-même. Giorgetto Giorgi accompagne aussi le lecteur par une annotation. Il va sans dire que louvrage est complété par un index des notions, particulièrement utile pour un tel corpus, et dune bibliographie bien organisée et très à jour. Tout cet appareil critique est marqué au coin du même souci dutilité pratique. Les nombreux renvois en note en particulier aident beaucoup à mettre en relation les textes les uns avec les autres. On peut seulement regretter que les textes ny soient indiqués que par 446leur numéro, imposant un passage par la table des matières : un nom dauteur et un numéro de page auraient été préférables.

Les textes choisis relèvent de genres divers, certains en vers, dautres en prose, voire les deux alternativement dans le cas des dialogues de Desmarets intitulés La Défense du poème héroïque. Deux traités sont traduits du latin : celui du P. Mambrun, celui du P. Le Brun, jésuites tous deux. Les extraits de longs traités alternent avec les Préfaces ou Avis au lecteur de Saint-Amant, Scudéry, Chapelain, Desmarets, Le Laboureur, qui ouvrent leurs poèmes héroïques. On découvre avec plaisir et intérêt des textes moins souvent cités : lArt poétique de Vauquelin de la Fresnaye, qui ouvre louvrage, le jugement dHonoré dUrfé sur lAmédeide (1618), le Traité du poème épique de Michel de Marolles (1662) en lien avec sa traduction de lÉnéide, la Préface de Segrais à sa propre traduction en vers de la même épopée, ce qui confirme la place centrale de lÉnéide, et au tournant du siècle les textes de Perrault (1697) et Fénelon (1710).

Du fait que ces textes très divers sont rassemblés, on voit apparaître en pleine lumière quelques réalités qui navaient pas la même force dévidence lorsquon devait aller dun ouvrage à lautre : deux auteurs, Chapelain et Desmarets, dominent quantitativement, avec quatre textes chacun. Boileau, avec les quelques pages de lArt poétique où il traite de lépopée, a ici une place étonnamment réduite et apparaît très isolé, si lon songe à linfluence quont eue ses idées sur les générations suivantes. Quatre textes, et tous de grande qualité, sont dus à des Jésuites, ce qui confirme leur place importante dans la réflexion poétologique, en lien de toute évidence avec leur enseignement dans leurs collèges.

Je me permets dexprimer un regret, qui ne concerne pas lauteur de cette anthologie mais les principes imposés par léditeur : il est fâcheux que la modernisation de lorthographe – qui ne pose aucun problème pour les textes moins anciens – crée de nombreux vers faux dans lArt poétique de Vauquelin de la Fresnaye, plus dun par page en moyenne. Le lecteur trébuche sans cesse. Cet inconvénient très localisé nempêche pas lanthologie réalisée par Giorgetto Giorgi dêtre un ouvrage majeur, un instrument de travail très précieux pour la recherche et lenseignement, appelé à prendre place dans toutes les bibliothèques, celle de chaque chercheur comme celles des universités.

Francine Wild

Molière, Théâtre complet, tome I. Édité par Charles Mazouer. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2016. Un vol. de 939 p.

Charles Mazouer, Professeur émérite à luniversité de Bordeaux, après les trois volumes du Théâtre français de lâge classique (Paris, Classiques Garnier, 2006-2014), entreprend une édition complète des œuvres de Molière. Elle comprendra cinq volumes, qui devraient paraître dici à 2022. Le parti-pris éditorial de Charles Mazouer consiste à publier les œuvres de Molière dans lordre chronologique des premières représentations. Ce premier volume contient donc La Jalousie du Barbouillé, Le Médecin volant, LÉtourdi ou Les Contretemps, Dépit amoureux, Les Précieuses ridicules, Sganarelle ou Le Cocu imaginaire, Dom Garcie de Navarre ou Le Prince jaloux, LÉcole des Maris et Les Fâcheux. Charles Mazouer revient ainsi à une tradition éditoriale bien ancrée, qui avait été bousculée par la nouvelle édition de la 447Pléiade (Paris, Gallimard, 2010). Georges Forestier avait en effet préféré publier les pièces dans lordre de leur première impression, ce qui constituait un changement de perspective considérable et donnait beaucoup dimportance aux aléas éditoriaux.

Selon lusage, Charles Mazouer reproduit systématiquement les textes des éditions originales. La fameuse édition complète de 1682 nest utilisée que pour les œuvres qui nont pas été publiées isolément par Molière – dans ce premier volume, cest le cas seulement pour Dom Garcie de Navarre. De même, lédition complète de 1734, qui témoigne de la tradition de jeu de la Comédie Française, est rarement utilisée. Charles Mazouer ajoute simplement aux textes originaux « quelques didascalies ou quelques indications intéressantes de 1682, voire exceptionnellement, de 1734, à titre de variantes » (p. 63). Charles Mazouer cherche ainsi avant tout à donner accès au texte dont on sait de façon certaine quil est de la main de Molière lui-même. La graphie et la ponctuation sont modernisées, selon les principes éditoriaux de la collection. On ne trouvera donc pas de majuscule aux noms communs (contrairement à lédition de la Pléiade) : elles sont renvoyées aux fantaisies des ateliers typographiques. De même, disparaît la ponctuation ancienne, qui, comme C. Mazouer lécrit lui-même, « guidait le souffle et le rythme dune lecture orale », mais qui constitue selon lui un « trouble fâcheux pour le lecteur contemporain » (p. 65). Léditeur renvoie toutefois aux travaux dAlain Riffaud sur la question. Chaque pièce est copieusement annotée en bas de page, essentiellement pour des éclaircissements lexicaux bienvenus, car lédition sadresse explicitement à un « public détudiants et de jeunes chercheurs » qui a vraisemblablement « besoin de davantage dexplications et déléments sur les textes anciens » (ibid.).

Ce premier volume souvre par une copieuse et intéressante introduction générale (p. 9-60), qui constitue un vaste panorama des grandes questions « moliéristes ». Elle se déploie en trois mouvements : « Une aventure théâtrale » (partie historique et biographique), « Un dramaturge comique » (partie formelle et technique), « Un moraliste en son temps » (partie thématique). Il propose enfin une copieuse bibliographie critique et plusieurs index fort commodes. Les introductions aux différentes pièces sont relativement brèves et constituent des mises en place essentiellement contextuelles. Du point de vue herméneutique, Charles Mazouer reste assez discret, et le revendique : « Je ny propose pas une herméneutique complète et définitive, et je nai pas de thèse à imposer à des textes si riches et si polyphoniques, dont, dans sa seule vie, un chercheur reprend inlassablement (et avec autant de bonheur !) le déchiffrement » (p. 65). Sur ce point aussi, Charles Mazouer sécarte des partis-pris de la nouvelle Pléiade, qui proposait dambitieuses interprétations globales du théâtre de Molière, par exemple dans son rapport avec le monde « galant » ou avec la religion chrétienne. Ici, lédition veut être avant tout une présentation et une mise à disposition du texte de Molière.

La principale nouveauté de cette édition réside dans le pari de publier les partitions des comédies-ballets au sein-même des pièces. Comme le rappelle Charles Mazouer, nous possédons toutes les partitions de Lully et de Marc-Antoine Charpentier qui ont accompagné les comédies-ballets de Molière, mais elles ne sont bizarrement jamais publiées avec les œuvres écrites. Lédition de la Pléiade, pourtant si complète, y avait elle-même renoncé. Celle de Charles Mazouer, pour la première fois à notre connaissance, a lambition de les reproduire intégralement. Pour Lully, les éditions Garnier ont même passé contrat avec Georg Olms Verlag, léditeur de musique allemand des Œuvres complètes de Lully (dir. J. de la Gorce et 448Herbert Schneider). Les partitions ont été transcrites en notation moderne par des musicologues. Dans ce premier volume, la seule pièce concernée par cette petite révolution éditoriale est Les Fâcheux, qui invente le genre de la comédie-ballet. La transcription en notation moderne a été réalisée par Fernando Morrison, à partir du manuscrit Philidor. La partition de chaque entrée de ballet est placée précisément en son lieu (dans les entractes), ce qui permettra au lecteur un peu musicien dappréhender le spectacle moliéresque dans son déroulement temporel très singulier. On attend avec impatience les volumes qui contiendront les plus célèbres comédies-ballets, et notamment Le Bourgeois gentilhomme.

Jean de Guardia

Justus Van Effen, La Bagatelle (1718-1719). Édité par James L. Schorr. Oxford, Voltaire Foundation, 2014. Un vol. de 344 p. 

Journaliste, dramaturge, critique littéraire, traducteur, néerlandophone de naissance mais amoureux des langues anglaise et française, Justus Van Effen a été lune des figures majeures de lédition hollandaise au cours du premier tiers du xviiie siècle. Son œuvre demeure pourtant, à ce jour, injustement méconnue en France. Elle na été redécouverte quassez récemment, à la faveur dun renouveau de lintérêt pour la presse dAncien Régime en général, et pour le phénomène des « spectateurs » en particulier1.

Depuis une trentaine dannées, James L. Schorr a largement contribué à ce regain de curiosité. Il a ainsi édité en 1990 une comédie, Les Petits-Maîtres, seule tentative de Van Effen dans le domaine théâtral (Les Petits-Maîtres and La Critique,SVEC 278, p. 1-78). Surtout, il a entrepris très tôt de faire connaître les textes journalistiques de Justus Van Effen. Il a ainsi procuré dès 1986 une édition critique du premier périodique de Van Effen, Le Misanthrope (SVEC 248). Or, ce journal lancé en mai 1711 constitue la première imitation continentale du Spectator, que Joseph Addison et Richard Steele venaient de fonder à Londres, avec un succès sans précédent dans lhistoire de la presse littéraire. Plus récemment, James L. Schorr a édité aux États-Unis une autre feuille de Van Effen, Le Journal historique, politique, critique et galant (Lewiston, Edwin Mellen press, 2008). Ce Journal a connu au xviiie siècle une diffusion assez confidentielle, et son existence est demeurée éphémère. Mais son originalité réside dans lhétérogénéité de son contenu, puisque Van Effen y aborde pour la première fois des questions dordre politique.

En proposant aujourdhui la première édition critique de La Bagatelle depuis le xviiie siècle, James L. Schorr poursuit donc un travail de longue haleine autour de lœuvre de Justus Van Effen. Il prolonge surtout lentreprise commencée avec son édition du Misanthrope en 1986 : La Bagatelle, dont 98 numéros ont paru entre le 5 mai 1718 et le 13 avril 1719, est en effet le second périodique du type Spectator rédigé par Justus Van Effen. Mais si ces deux journaux ont en commun de sinspirer du périodique fondateur de la tradition spectatoriale, la méthode choisie 449diffère sensiblement, comme le souligne James L. Schorr dans son introduction. Dans Le Misanthrope, Van Effen avait en effet proposé une imitation aussi fidèle quinavouée, puisquil reprenait la plupart des caractéristiques de son modèle sans jamais se référer explicitement à lui. Dans La Bagatelle, il évoque au contraire lexemple du Spectator et de ses premiers épigones, mais il choisit de se différencier en profondeur de tous les « spectateurs » layant précédé. Il utilise en effet larme de lironie pour combattre le vice, et donne donc la parole à un « Bagatelliste » aussi léger et vain que le Misanthrope était sage et sérieux. James L. Schorr propose, à juste titre, un rapprochement entre ce second « spectateur » de Van Effen et Le Chef dœuvre dun inconnu qui, quelques années auparavant, avait connu un immense succès en utilisant lantiphrase et la satire (voir l« Introduction », p. 2). Van Effen consacre dailleurs deux numéros à lemploi de lironie dans Le Chef dœuvre, quil présente comme « une pièce parfaite dans son genre » (« Bagatelle du jeudi 23 février 1719 », p. 284). Lui-même renonce cependant à ce procédé au bout de quelques mois, lorsquil prend conscience quil nexcelle guère dans lemploi de lantiphrase et quil suscite au mieux la réserve, au pire les railleries de ses lecteurs.

Il faut saluer la rigueur de cette édition. Lintroduction est assez brève, mais James L. Schorr présente avec soin ce périodique en insistant sur sa place dans la vie de Van Effen, autant que sur le contexte politique et éditorial de sa publication. Louvrage est par ailleurs complété par une bibliographie suggestive et par un index très complet. Le texte est établi avec minutie et si lon peut regretter que lannotation demeure assez restreinte, elle a le mérite de la précision. James L. Schorr établit en particulier des parallèles pertinents entre le périodique de Van Effen et les journaux de Steele et dAddison, quil sagisse du Tatler, du Spectator ou du Guardian : il montre ainsi que « le Bagatelliste » se contente parfois dadapter ou de traduire des numéros entiers empruntés à ses prédécesseurs anglais (voir par exemple les notes 84, 213 et 231.)

Comme le souligne le texte de la quatrième de couverture, James L. Schorr prépare actuellement une édition du Nouveau Spectateur français, journal lancé cinq ans après linterruption de La Bagatelle. Il aura ainsi achevé la publication de ce que lon peut nommer la trilogie spectatoriale en langue française de Van Effen : avec Le Nouveau Spectateur français, lauteur de La Bagatelle sinscrit en effet pour la troisième fois dans la tradition initiée par Addison et Steele. Il lancera ensuite un périodique du même type, mais en néerlandais, qui lui apportera la consécration quaucune de ses tentatives précédentes navait obtenue.

On ne peut donc quêtre reconnaissant à James L. Schorr davoir œuvré, depuis plusieurs décennies, pour réhabiliter lœuvre en langue française de Van Effen. Pour autant, même prolongé par la publication à venir du Nouveau Spectateur français, ce remarquable travail éditorial demeurera incomplet : il faudra un jour, pour mieux comprendre la place de Van Effen au sein de lédition hollandaise, et plus généralement pour saisir le dynamisme de la presse du Refuge, éditer également les périodiques collectifs dont il a été lun des principaux collaborateurs. Au cours des années 1710 et 1720, Van Effen écrit en effet à la fois pour le Journal littéraire, pour les Nouvelles littéraires, pour LEurope savante ou pour le Courrier politique et galant, sans que la liste de ses contributions soit toujours facile à établir.

Ainsi, comme en témoignent les travaux de James L. Schorr, Van Effen a largement contribué à la naissance dun journalisme dexpression personnelle dans la première moitié du xviiie siècle. Mais il reste à mettre en évidence le rôle 450joué par cet auteur protéiforme dans le développement, à la même époque, dune presse qui revendique et met en scène son caractère collégial. Cet apport, plus difficilement quantifiable, constitue une autre partie de la dette que le journalisme européen doit à Justus Van Effen.

Alexis Lévrier

Jean-François Perrin, LOrientale allégorie. Le conte oriental au xviiie siècle en France (1704-1774).Paris, Honoré Champion, 2015. Un vol. de 312 p.

Jean-François Perrin, éditeur des contes de Crébillon, Gueullette, Hamilton ou encore Rousseau, auteur de nombreux articles de référence sur le conte au dix-huitième siècle, propose la première étude densemble consacrée au conte oriental. Véritable invention du siècle, comme lauteur lavait montré dans son introduction au numéro de la revue Féeries consacré au conte oriental (2004-2005), le genre sest construit à partir dune matière narrative diffusée par les récits de voyage, les traductions et les travaux des orientalistes, et surtout par le formidable succès rencontré par le recueil des Mille et une nuits, publié par Antoine Galland à partir de 1704. Lobjectif de louvrage est de prendre la mesure de la « portée » (p. 7) des Mille et une nuits dans la littérature à partir dun corpus de contes parus entre 1704 et 1774, date de publication du Taureau blanc de Voltaire. Cette portée est envisagée dun point de vue littéraire et poétique : comment le genre du conte oriental sest-il construit puis transformé à partir du dispositif des Nuits ? et dun point de vue critique : le conte oriental, parce quil relève du régime de lallégorie, à linstar de nombreux contes merveilleux de lâge classique, aide à penser les débats et interrogations qui parcourent les Lumières françaises.

Ces deux axes, intrinsèquement liés, constituent le fil conducteur dun ouvrage qui alterne études transversales et analyses très précises de contes singuliers. Lauteur distingue deux « lignées » à partir du modèle proposé par les Mille et une nuits. La première sinscrit dans le sillage du travail de Galland, éminent orientaliste : elle sappuie sur des sources authentiques, affirme une volonté de transmettre et de diffuser une matière et un savoir nouveaux. Dans cette lignée se trouvent Pétis de La Croix, lui-même éminent orientaliste, Caylus mais aussi Gueullette qui travaille certes à partir de sources de seconde main mais qui, par sa « poétique intégrative » (chap. 5, p. 143), propose de véritables encyclopédies des savoirs et de la matière orientale. Les conteurs de la seconde lignée reprennent certes les marqueurs génériques les plus identifiables du modèle proposé par Galland : lencadrement ou encore la référence savante, mais sur un mode plus satirique et ironique. Hamilton, dont les contes sont publiés en 1730, puis Crébillon en sont les chefs de file, proposant une « déconstruction du genre » (I, chap. 2) fondée sur le « démontage » burlesque et parodique des procédés caractéristiques des Mille et une nuits. Alors que règne le persiflage en société, les conteurs proposent une pratique du conte fondée sur « lhyperbolisation de sa fictionnalité » (p. 68) qui aboutit à une sorte de « passage aux limites » (p. 78). Hamilton se livre avec une certaine jubilation à une « opération de déconstruction systématique » (II, chap. 4, p. 134) du genre légué par Galland qui constitue « le moment le plus follement créatif de la réception littéraire des Contes arabes à laube des Lumières » (p. 142). Crébillon accentue encore cette subversion, en travaillant notamment sur la polyphonie énonciative, et fait du conte oriental 451un puissant et audacieux observatoire des mœurs et des débats politiques les plus brûlants de son époque (II, chap. 5). Dans ce trajet, il convient de faire une place à Voltaire, qui porte un jugement mitigé sur les Mille et une nuits, mais a parfaitement compris le propos didactique du conte oriental, la fécondité dune poétique fondée sur lencadrement et le dialogue et les virtualités philosophiques dun genre quil a indéniablement développées (I, chap. 3). Quant à Rousseau, cest sur le mode de la « gageure » quil apporte sa pierre à lédifice en proposant, en 1754, un conte satirique dans la lignée persifleuse et ironique dHamilon et Crébillon mais non libertin. La Reine fantasque mêle alors, dune manière que lépoque a jugée un peu « cacouac », la satire religieuse, la réflexion politique et le débat sur léducation des princes destinés à régner, filles et garçons (II, chap. 7).

On le voit, les analyses de poétique sont indissociables dune réflexion sur les enjeux, philosophiques, politiques, moraux contenus dès son origine par le conte oriental et que les continuateurs de Galland ont révélés, au sens photographique du terme. Il faut rappeler alors que lallégorie à lâge classique est indissociablement image et figure. Nul doute que lOrient est pourvoyeur dun imaginaire que Galland voulait faire découvrir à ses lecteurs. En invitant à décrypter le double discours quelle contient, leçon morale ou démonstration politique subversive, la figure de lallégorie génère nécessairement une interprétation. Elle fait, écrit Jean-François Perrin, du conte oriental une « fiction pensante » suscitant chez le lecteur le « désir du sens » (p. 178) et la surprise, peut-être, de se reconnaître dans ce miroir que lui tend la fiction orientale. Ainsi, si la troisième partie (« Problématiques ») réunit des chapitres qui abordent plus spécifiquement ces débats transversaux, la réflexion parcourt lensemble de louvrage.

Le conte oriental mérite, de fait, dêtre reconsidéré dans son rapport, et dans son apport, à la réflexion sur un orientalisme des Lumières. Lanalyse proposée vient compléter et nuancer les travaux dEdward Saïd sur la question et montre, au fil des chapitres, combien ce genre témoigne d« une capacité inédite douverture à létrangeté, à laltérité » (p. 62) et dune volonté affirmée de diffuser une meilleure connaissance de lOrient. Certes, cet Orient des Lumières est « surtout un réflecteur des grands débats européens et français de lépoque » (p. 38), mais cest précisément par la singularité de cette matière dOrient, son altérité, que le lecteur occidental peut apprendre à penser sa propre société et à se penser lui-même. De Pétis de La Croix à Voltaire, en passant par Gueullette, Crébillon et Rousseau, le conte oriental permet daborder la question politique, notamment celle du despotisme, cest un aspect qui a été bien étudié. Mais le conte a aussi le pouvoir de mettre en question les mécanismes mêmes du despotisme, les dispositifs et même les fictions sur lesquels il sappuie pour affirmer son emprise. Dans Tanzaï et Néadarné, Crébillon met en question, par lallégorie précisément et par une fiction « hyperbolique », les rapports entre les pouvoirs politique et religieux et la croyance (I, chap. 2) et en vient, plus largement à interroger « lidentité comme rapport à soi dans lépreuve de lAutre » (p. 178) et la liberté des consciences. Létude de deux contes de Galland et de Gueullette montre comment le despotisme repose sur la « fabrication des prestiges comme instruments demprise » (chap. 8, p. 200) qui mettent en crise lidentité du sujet. Cette question de lidentité se trouve au cœur de létude transversale des « contes à métempsycose » (chap. 9). Écrite pour la revue Dix-huitième siècle en 2009, cette dernière trouve une nouvelle cohérence au sein de louvrage par les échos ménagés avec les autres chapitres, notamment 452la question de la croyance, essentielle dans ce corpus. Jean-François Perrin met en lumière un « complexe de Tirésias » à lœuvre dans les contes qui semparent de la question de la différence des sexes, en lenvisageant dans leur relation au pouvoir chez Montesquieu ou Crébillon par exemple. Ainsi, le « fantasme du sérail » prend-il une signification nouvelle dans ces contes qui figurent très efficacement le questionnement identitaire. Chez Tiphaigne de la Roche, le conte permet de mettre en question les Lumières elles-mêmes : la foi dans le progrès ou dans une « éducation de masse » (p. 263) ne pourraient bien être que des fictions faites pour endormir la raison, un rêve éveillé comme celui dAbou Hassan chez Galland.

Ces deux derniers chapitres emblématisent, de manière très originale, le double propos de louvrage : la nécessité de reconsidérer la place du conte oriental dans lhistoire littéraire mais aussi de parvenir à une meilleure compréhension dun « orientalisme des Lumières », dont lauteur pose ici des « jalons » (p. 23) essentiels ; un orientalisme qui gagne à envisager la manière dont les fictions construisent et interrogent les régimes de savoir et le rapport à lAutre.

Christelle Bahier-Porte

Sonia Cherrad, Le Discours pédagogique féminin au temps des Lumières. Oxford, Voltaire Foundation, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2015. Un vol. de xv-311 p.

Louvrage de Sonia Cherrad est la version remaniée de sa thèse de doctorat et on ne peut que se réjouir de cette publication qui apporte un regard neuf et stimulant sur des domaines aujourdhui encore inégalement travaillés. Lenquête se situe au carrefour des études sur léducation, les femmes et les discours. Elle sappuie sur une bonne connaissance du contexte, que caractérise une réflexion générale sur léducation (notamment autour des grands débats sur les bienfaits de léducation domestique, « mercenaire » ou nationale qui prennent une acuité plus grande après lexpulsion des Jésuites) et qui nourrit la confrontation de penseurs, hommes ou femmes, par rapport à Rousseau et à la diffusion du rousseauisme. Au sein de cette très riche librairie en train de se constituer qui abonde en ouvrages destinés à des publics divers (enfants, parents, éducateurs, groupes sociaux différenciés ou non), S. Cherrad choisit de sintéresser aux ouvrages écrits par des femmes, un angle dattaque justifié au regard dune production importante (car écrire sur léducation permet de sortir de la sphère privée et constitue une voie dentrée légitime en littérature) et diversifiée par les origines et les itinéraires des femmes, ainsi que par leurs propositions et leurs réflexions éducatives, sociales ou politiques. On saluera particulièrement le fait davoir travaillé sur un corpus large qui fait se côtoyer des femmes de lettres très connues (Épinay, Genlis, La Fite, Leprince de Beaumont) avec dautres écrivaines moins célèbres.

S. Cherrad analyse fort justement les formes prises par ces textes éducatifs et les multiples instances génériques appelées à participer à cette réflexion, comme le dialogue ou les formes brèves et les contes merveilleux insérés. La présence de ce dernier genre par exemple permet de rappeler la position des éducatrices réformatrices par rapport au merveilleux et danalyser comment elles peuvent détourner le genre tout en conservant les invariants qui lidentifient et sa fonction initiatique.

La partie consacrée aux « savoirs féminins de Lumières » dresse le tableau des connaissances enseignées en lien avec le cadre réflexif qui assoit les différentes 453propositions : la question dun savoir limité ou encyclopédique, le partage des champs disciplinaires selon le sexe et lâge (on note la confirmation de la montée en puissance de lenseignement de la géographie entre autres) et bien sûr les pratiques dapprentissage.

Enfin, lapport le plus net se situe dans la démonstration que ces textes écrits par des femmes dépassent très largement le cadre de léducation des demoiselles. Létendue des vues concernant léducation des garçons, du peuple, auxquelles sassocie une réflexion globale sur la société et ses problèmes (sur les jeux de hasard, la politique – et pas seulement à travers les textes déducation princière – lesclavage, la guerre, les impôts et les corvées) souligne combien les femmes prennent part aux grands débats de la société grâce à ces « fictions au miroir de la société ».

Sans aucun doute, le lecteur souscrira, après cette (re)lecture des écrits pédagogiques féminins, à la conclusion de S. Cherrad sur limportance de ces « auteurs féminins des Lumières », dont les écrits sont diffusés dans lEurope entière.

Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval

Jocelyn Huchette, La Gaieté, caractère français ? Représenter la nation au siècle des Lumières (1715-1789). Paris, Classiques Garnier, « lEurope des Lumières », 2015. Un vol. de 426 p.

Louvrage, tiré dune thèse de doctorat, trouve parfaitement sa place au sein dune collection dont les précédentes publications ont montré la variété des thématiques et léclectisme des approches. Il conjugue en effet habilement, à linstar de son auteur, rédacteur des débats à lAssemblée nationale, la littérature, les sciences humaines _ en particulier lanthropologie _, le droit public avec lhistoire des représentations, proposant, selon les mots de lauteur, un « parcours » permettant de « suivre lévolution de lidée de nation » et celle de « la forme représentative dans sa double acception juridique et littéraire » à travers le xviiie siècle. Rejoignant obliquement les travaux de Myriam Revault dAllonnes (notamment lessai Le Miroir et la scène), renouvelant ceux de Louis Van Delft sur le caractère des nations, mais citant plus volontiers Derrida ou Deleuze et Guattari (concepts de « différance » et de « déterritorialisation »), lauteur relève la gageure de restituer un corpus aussi vaste que varié, en isolant les écrits les plus significatifs. Louvrage se clôt dailleurs sur une bibliographie conséquente, quelque trois cents titres pour le corpus primaire et près du double pour le corpus secondaire, qui témoigne de lambition à la fois encyclopédique et méthodique dun ouvrage qui embrasse le Siècle des Lumières, tout en puisant dans les fondements de la tradition (juridique, philosophique ou littéraire), sans omettre de prolonger la réflexion vers des perspectives plus contemporaines, au croisement de plusieurs disciplines.

Louvrage, qui compte six parties, sorganise chronologiquement et thématiquement, les premières déclinant un corpus varié de philosophie politique quand les suivantes se fondent sur des écrits intriquant théories esthétiques et pratiques décriture. La première partie fait ainsi la part belle à Montesquieu, en particulier LEsprit des lois, à propos duquel lauteur formule des analyses neuves et stimulantes, particulièrement justifiées, Montesquieu ayant offert à la caractérologie des nations une caution scientifique (déterminisme de lhistoire, de linstitution politique et du climat) à laquelle se référeront la plupart des théories ultérieures. La 454seconde fait croiser le fer à Boulainvilliers, Du Bos et Montesquieu pour tenter de circonscrire lesprit général et le caractère français, évidemment défini au regard du modèle anglais, thématique sur laquelle lauteur revient à plusieurs reprises au cours de son étude. La troisième partie, qui offre de belles pages sur Voltaire lecteur de Montesquieu, fait dialoguer Mably, Duclos et Jean-Jacques Rousseau et se termine sur la notion de despotisme, concept que lauteur éclaire de morceaux choisis et commentés de dHolbach et Helvétius. La progression densemble plonge le lecteur au cœur des clivages idéologiques quattise la question de la gaieté française dans son articulation au politique : continuité naturelle de la gaieté au loyalisme politique de Montesquieu à Jaucourt, par exemple, que vient contrarier le spectre du despotisme associé à la légèreté française.

Les trois dernières parties, successivement dédiées au théâtre, à lécriture morale, à luniversalisme enfin dans un contexte deuropéanisation des cultures, offrent des analyses stimulantes. Cest peut-être dans la première dentre elles que lauteur touche au plus près du titre choisi pour son ouvrage : la gaieté, et formule, à notre sens, les thèses les plus intéressantes, en donnant à lire la dramaturgie des Lumières (de Du Bos à Beaumarchais, sans omettre de Belloy, Marmontel, Diderot et Rousseau), et plus spécifiquement la question du comique (menacé dans sa justification politique), sous langle du sentiment national. La seconde, plus hétéroclite (on pourrait avoir limpression de flâner devant les rayons dune bibliothèque dédiée au xviiie siècle, dont on ouvrirait les pages au fil dun « parcours » guidé), invite, parmi dautres propositions, à relire le libertinage et, plus généralement létude des passions, sous langle de la caractérologie nationale. La dernière partie, ouverture habile, fait éclater le caractère français dans les « paradoxes de luniversalisme » et dans la critique kantienne dun universalisme à la française, voué à perpétuer sa domination. Lhorizon est pluriel, remarquablement ouvert, notre seule déception étant de voir négligée la poésie badine (dun Dorat, dun Villette…), alors même quelle puise largement dans le caractère national et dans les ressources quoffre sa représentation pour alimenter les épîtres en vers et autres poésies de circonstance.

Lensemble témoigne néanmoins dune vaste culture, que lon admire, de précieuses qualités de synthèse et de conceptualisation (donnant lieu à des mises au point utiles), enfin dun sens de la formule qui agrémente une lecture somme toute ardue, le parcours proposé relevant parfois dune gymnastique que lon peine à suivre (un certain goût du paradoxe), mais où cette belle plume sait nous entraîner. Peut-être faut-il regretter un titre quelque peu trompeur, lessence du livre (notamment dans sa première moitié) résidant davantage dans le sous-titre que dans le titre courant. Des intitulés (parties, chapitres) plus explicites auraient peut-être contribué à clarifier les enjeux propres à la crise des modes de représentation de la nation que traverse le xviiie siècle. Un index thématique aurait été, au même égard, bien utile, mais il nappartient pas aux usages de cette collection. Louvrage, à lexception de quelques coquilles (les pages 130 et 131, par exemple, semblent avoir échappé à lœil inquisiteur du correcteur), présente une belle facture densemble ; il offre au lecteur un cheminement dune grande densité au cœur de la notion de représentation, dont lauteur interroge les variations de signification, parfois antinomiques, par lexamen attentif des discours quelles produisent.

Stéphanie Géhanne Gavoty

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Michel-Jean Sedaine, Maillard, ou Paris sauvé et Raimond V, comte de Toulouse. Édition présentée, établie et annotée par John Dunkley. Cambridge, MHRA, « Phoenix » 8, 2015. Un vol. de 262 p.

Le volume 8 de la collection « Phoenix », édité et annoté par John Dunkley, professeur émérite de lUniversité dAberdeen, poursuit lambitieux projet éditorial dune équipe de chercheurs internationaux, spécialistes du xviiie siècle, dirigée par Pierre Frantz et Thomas Wynn depuis 2006, dans le cadre dune collaboration entre lUniversité Paris-Sorbonne et lUniversité de Durham. Cette collection met à la disposition des lecteurs des pièces du xviiie siècle peu connues qui ont eu un rôle dynamique ou marquant dans lhistoire de la scène théâtrale en France. À chaque fois, une introduction riche et précise sur lhistoire des représentations et sur leur réception témoigne de la variété de ce répertoire oublié.

J. Dunkley a réuni deux pièces de Sedaine, écrites à plusieurs années dintervalle (1770 et 1778), lune jamais jouée, lautre créée au début de la Révolution, pour deux représentations seulement. Lintérêt des pièces se situe au-delà du succès ou de léchec public, comme lexpliquent brillamment les introductions et les notes. Maillard, tragédie nationale en cinq actes et en prose, et Raimond V, comédie héroïque et pièce métathéâtrale, représentent toutes deux une étape dans lhistoire des genres dramatiques en France et marquent une évolution dans la conception du personnage de théâtre.

Maillard na jamais été joué, bien que le texte ait été accepté par les Comédiens-Français dès juin 1770 et que son auteur ait tout tenté pour le faire représenter. La pièce est parfaitement jouable techniquement ; les nombreuses indications scéniques dans le manuscrit révèlent un auteur particulièrement « habile à écrire un spectacle » (p. 30). Les raisons de linterdiction, à trois reprises entre 1771 et 1788, sont à chercher dans les diverses analogies que le public était susceptible détablir entre lintrigue et la situation à lépoque. La tragédie se passe au xive siècle et met en scène des personnages dont la réputation nétait pas bien définie pour le public, mais les situations historiques dépeintes renvoient inévitablement aux crises parlementaires des années 1760-1770. J. Dunkley montre avec finesse (p. 37-43) que Maillard est un probable portrait déguisé de Malesherbes, « que lopinion identifiait comme le champion de la liberté du peuple face à une machine étatique prête à lécraser » (p. 38). Quant à Étienne Marcel, il évoque Maupeou, tant sur le plan social que professionnel, et est animé par un même ascendant progressif sur le pouvoir royal. En 1790, la pièce apparaît encore comme une œuvre de circonstance, ne serait-ce que par le lieu de la scène : une des grandes salles de lHôtel de ville de Paris, ce qui fait une fois de plus obstacle à sa représentation. Aujourdhui, ces analogies nous font saisir le processus de fabrication dun personnage dramatique, au moment où le théâtre français renouvelle en profondeur sa conception de lhéroïsme. Car si Maillard marque une étape dans lhistoire de la tragédie en prose, par ses ruptures de tons, ses influences littéraires multiples, le texte est surtout remarquable par sa mise en scène de héros exclusivement issus du Tiers état : Marcel est un « membre du tiers état révolté » (p. 25), Maillard offre un exemple dhéroïsme national et patriotique, au prix de quelques aménagements avec lHistoire. J. Dunkley consacre plusieurs pages (p. 19-26 et 50-53) à ce changement dans le statut social des héros, de plus en plus fréquent à lépoque, héros solidaires avec le peuple et affublés de costumes ou daccessoires significatifs. Auteur célèbre pour ses comédies et ses drames, Sedaine se révèle 456ici en phase avec les auteurs tragiques contemporains et indique même certaines orientations majeures des décennies suivantes. En effet, si « de Maillard Sedaine fait un héros » (p. 24), le poète offre, symétriquement, avec Marcel un modèle de « monstre » conspirateur et traître, « totalement dépourvu de bonnes qualités » (p. 51). Le mélodrame trouvera dans ce dernier type les contours de son Méchant. La richesse des autres personnages confère son originalité à la pièce, de Laddit, ladjuvant de Marcel, singulièrement noir, à lambivalente Héloïse, fille de Maillard, tendre épouse de Marcel fils et « femme politiquement efficace avec même un brin dhéroïsme » (p. 53) lorsquelle fait face au Prévôt révolté.

On comprend vite les raisons qui ont conduit à placer Raimond V après Maillard lorsque J. Dunkley en définit lintrigue comme les « tribulations dun troubadour qui cherche à faire représenter une pièce irréprochable quoique dun style nouveau, face à lopposition des courtisans et des professionnels de théâtre » (p. 161). Écrite en 1778, Raimond V est, en effet, une réponse indirecte à la censure qui a interdit Maillard. Les pièces sont liées par un même contexte décriture et par une même volonté de dénoncer lhégémonie du classicisme au théâtre. Derrière le décorum médiéval, on décèle aussi les déboires personnels de lauteur, « homme du peuple, distingué [] mais peu intégré à la haute société » (p. 170), et ses relations difficiles avec les courtisans. Sedaine y tresse une dénonciation des obstacles que lAncien Régime met à toute critique politique ou sociale avec une satire des difficultés quaffronte tout dramaturge sensible aux revendications des philosophes en faveur de la représentation du peuple dans le système politique. Pour ces raisons, la pièce ne sera jamais imprimée. Cependant le manuscrit choisi pour létablissement du texte réserve une surprise à tous ceux qui sinterrogent sur les conditions matérielles du jeu dramatique au xviiie siècle. On y trouve, en effet, une « Esquisse des personnages » rédigée par une main inconnue (p. 181-183), composée de « portraits [] pour servir de guide aux acteurs, donc probablement peu avant la représentation » (p. 170). Ces portraits sont exceptionnels, les didascalies liminaires, rares à cette époque, ne concernant que laspect physique et le costume des personnages. J. Dunkley en tire de riches analyses : « les portraits des “bons” sappuient fortement sur la moralité profonde des personnages (ils incorporent beaucoup de substantifs abstraits), tandis que laccent porte sur le comportement des méchants » (p. 173). Raimond y est décrit comme le modèle du despote éclairé, conforme à lhéroïsme nouveau des Lumières : « prince jeune, aimable dune naïveté noble et vraie [] disposé par la nature et léducation à devenir un grand homme ». Constance, son épouse, est « supposée avoir beaucoup de science et desprit ». LIntendant des plaisirs est un parangon du « vilain », « vil, bas, rampant, prêt à tout ». Quant au troubadour Gavaudan, qui « na pas le ton des autres hommes, mais sans affectation », il est nommément comparé à « M. Diderot », prouvant ainsi que les philosophes servaient de modèle à des héros de fiction et signifiaient un type précis dans lopinion publique grâce à leur notoriété. Lépoque de la Révolution nétant pas toujours favorable à la création théâtrale, ces portraits pallient labsence de certains comédiens et comédiennes pendant les lectures ou les répétitions collectives – qui nétaient pas obligatoires à lépoque malgré la demande des auteurs –, en informant les acteurs présents des particularités de leur rôle. Ce manuscrit, désormais accessible grâce à ce volume passionnant, constitue ainsi un moment dans lhistoire des répétitions et de la concertation entre comédiens.

Renaud Bret-Vitoz

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Loaisel de Treogate, Dolbreuse ou lHomme du siècle ramené à la vérité par le sentiment et la raison. Histoire philosophique. Texte établi et présenté par Charlène Deharbe. Paris, Société des Textes Français Modernes (no 260), 2015. Un vol. de 332 p.

Si lédition de Dolbreuse ou lHomme du siècle ramené à la vérité par le sentiment et la raison composée par Charlène Deharbe comble heureusement une attente, cest quelle offre, dans la belle collection de la STFM, un remarquable travail de synthèse et dérudition qui ne néglige nullement la rigueur de létablissement du texte. Le choix de lédition princeps (Amsterdam-Paris, Bélin, 1783) comme texte de base peut surprendre, mais cest le seul texte, nous précise léditrice, qui ait été avoué par Joseph-Marie Loaisel (1752-1812) alias Loaisel de Tréogate (p. 16). On na, par conséquent, pas eu besoin de se demander sil fallait préserver le découpage des deux parties en un seul volume tel quil était dans les trois éditions dancien régime, alors que les deux éditions révolutionnaires les fournissaient dans des tomes séparés. Au reste, les variantes des trois éditions postérieures à 1783 (Paris, Bélin : 1785, 1786 et Avignon, chez Jean-Albert Joly, 1793) napportent guère de modifications profondes, sinon quelques corrections de langue et de style. Le grand changement est opéré par lédition de 1794, chez Le Prieur, qui constitue la dernière version anthume du roman. On peut en saisir le sens en suivant les modifications substantielles auxquelles a abouti lalliance dun puritanisme moral et dune idéologie anti-aristocratique. Pour ce faire, le système habituel des variantes consignées dans les notes infrapaginales saccompagne de crochets dans le corps du texte qui permettent de lire sans embarras le texte révisé par les suppressions, substitutions et additions. Eu égard à la période, certaines de ces corrections relèvent de ce qui sapparente sans surprise à un langage « politiquement correct » (on ne parle plus de château, mais de maison ou de demeure, et les titres nobiliaires tombent, tout comme la particule dont lécrivain sétait lui-même affublé jusque-là). Il est toutefois des mots ou des expressions qui échappent à la révision, et cest assez amusant à remarquer… Ces incohérences, effet dune relecture un peu rapide, ne troublent pourtant pas la signification politique qui caractérise la version réformée du roman. Dune manière générale, la dimension morale de lœuvre, alimentée par un rousseauisme manifeste, en sort plus vivement réaffirmée. Bref, la mouture de 1794 ne porte guère atteinte au vertueux programme affiché par le titre dès 1783. Bien au contraire, mais elle rend laristocratisme de lancien régime définitivement responsable de ce qui était regardé en 1783 comme un mal social et leffet dune corruption des mœurs, dont on pouvait néanmoins se garantir en quittant latmosphère délétère de villes comme Paris (Rousseau reste au cœur de la pensée de Loaisel). En 1794, le propos moral est devenu résolument politique, et la tonalité sest assombrie. Ce nest donc pas un des moindres mérites de cette édition que de faire apparaître comme en surimpression le texte de 1794 à travers celui de 1783, et de susciter ainsi une lecture parallèle.

Cette lecture, C. Deharbe la propose aussi pour les frontispices des éditions (p. 61-64 et 79-84). En 1783 et 1785, le romancier disposait des talents du peintre Jean-Joseph Delorge et du graveur Louis Sébastien Berthet, bien connu des rétivianistes. Pour 1786 et 1793, les frontispices ne sont pas signés, et la facture en est moins soignée. En 1794, ils découvrent une scène différente, même si tous les éléments sont demeurés les mêmes (jardin, soleil, Dolbreuse, urne funéraire 458contenant les cendres dErmance) : les rayons qui sortaient de lurne en 1783, ne sont plus ; la lumière du soleil qui baignait toute la scène dune grâce rassérénante en 1783, néclaire plus que le lointain, et ne vient même plus irradier lurne quon discerne désormais à peine, reléguée quelle est dans lobscurité. Lattitude de Dolbreuse, douverte sest repliée dans une méditation douloureuse. Même sil ny a pas de ruines, la mélancolie a envahi la gravure, écho de lempire qui est désormais le sien sur la scène littéraire et artistique. Le bonheur nest définitivement plus à lordre du jour, et la lumière nest guère que le rehaut de lombre.

C. Deharbe aborde létude littéraire de Dolbreuse en tentant den comprendre la place et limportance dans lhistoire littéraire. Cette réhabilitation passe par un retour critique sur la biographie de lécrivain et la réception de lœuvre, très lue en son temps, et même traduite, mais aussi par une perspective interne qui saisit Dolbreuse comme un aboutissement de la production narrative, après trois autres œuvres romanesques (Florello et Valmore en 1776 ; Les Soirées de mélancolie en 1777). Par ailleurs, si lhistoire même de Dolbreuse nest pas sans rapport avec la veine de Baculard, elle est aussi contemporaine de deux œuvres majeures, publiées un an auparavant (1782), auxquelles elle fait symboliquement écho, Les Jardins ou lart dembellir la nature de Delille et Les Liaisons Dangereuses de Laclos. Toute la poétique de lœuvre se dessine dans une tension qui, à la manière dun drame, progresse dun roman de légarement à un retour lyrique aux origines. Nulle place à la nostalgie en 1783, mais bien à une révélation et une espérance. Il y a donc, pour les besoins philosophiques de lhistoire, un roman libertin sis au cœur névralgique de lœuvre, qui sachève par la retraite dun Dolbreuse nouveau Saint-Preux, perdu dabord dans Paris, dont les aventures ne sont pas sans évoquer les turpitudes machiavéliques dun Valmont, puis repentant et finalement revenu à soi auprès de son épouse, nouvelle Julie, plus pure encore que son modèle, et de sa fille, dans le cadre enchanteur dun jardin paysager à la manière dErmenonville, inscrit du reste dans le récit par lépisode du pèlerinage des époux. Tout empreint quil est dune extase vertueuse, lépisode de ladoration de lurne funéraire, qui inspire le frontispice, sapproche, comme pour synthétiser toute la dynamique narrative, dun « imaginaire sadien » par la « tentation de la nécrophilie » quil laisse deviner, si lon veut bien suivre ici les analyses de Michel Delon « sur la vision “préromantique” » de lœuvre (p. 59).

Lannotation critique du récit renvoie à cette étude littéraire, mettant ainsi le roman en perspective : les débats qui agitent les années 1770-1780 sy retrouvent dans la matière même de lœuvre, comme le montrent les notes bien étoffées sur la sympathie, léducation, la religion… De ce point de vue-là, la technique narrative évoque la manière dun Voltaire, référence dautant plus capitale pour la compréhension de lœuvre quil se trouve explicitement mentionné comme un modèle dans le récit. Lhistoire est « philosophique » (cest le retour à la vérité…), au sens où on lentendait alors (« par le sentiment et la raison »). Aussi léditrice nhésite-t-elle pas à conclure sa préface en disant quainsi conçu, Dolbreuse est « un roman où, dans toute leur complexité, sexpriment les rêves, les refus et les aspirations des Lumières finissantes » (p. 61). En révélant les intertextes majeurs de lœuvre et la manière dont ils nourrissent le récit, létude introductive, subtilement confortée par lannotation du récit, est très convaincante. Une bibliographie sommaire, mais bien centrée sur Loaisel, complète, à la fin du volume, cette étude densemble judicieuse et précise.

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En somme, lédition critique de Dolbreuse que propose C. Deharbe fera partie des ouvrages indispensables, lattente suscitée par le manque dune édition moderne de lœuvre est comblée dans tous les sens du participe, et lon espère quelle sera suivie dautant déditions, tout aussi bien faites, des autres œuvres de Loaisel de Tréogate.

Éric Francalanza

Émilie Klene, Jean Potocki. L Homme à l épreuve du relatif. Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, « Collection des littératures », 2016. Un vol. de 431 p.

Voilà un volume qui marquera durablement, dans les études sur lœuvre de Jean Potocki : parce quil est rendu compte de la diversité de cette œuvre considérée dans sa plus grande extension ; parce que ce projet polymorphe de Potocki y est pris à bras le corps pour en dégager les problèmes et les finalités ; parce que le concept de relativisme, sujet principal de louvrage, est saisi dans tous ses aspects théoriques en même temps que dans toutes ses applications concrètes. Une première partie observe comment Potocki (notamment voyageur) se place radicalement à lépreuve du relatif ; une deuxième partie observe le difficile conflit naissant, notamment chez Potocki historien et théoricien politique, entre particularismes et universalisme ; une troisième partie envisage le roman de Manuscrit trouvé à Saragosse comme une synthèse et un dépassement des autres registres décriture, cest-à-dire des interrogations antérieures. Louvrage se développe dans une prose maîtrisée, rendue fluide par le parti pris de placer le plus souvent en note les textes à lappui des affirmations avancées, ce qui confère à louvrage tous les bénéfices de lessai. A contrario, lanalyse sarrête fréquemment sur des passages judicieusement choisis et alors longuement commentés.

Si le concept de relativisme est postérieur à Potocki, on peut cependant lui en appliquer la donnée, liant connaissance et morale. Il convient de fait à léclectisme dun aristocrate adoptant la posture du dilettante (le sourire dun faux candide) et ne revendiquant pas la fermeté dune œuvre. Il entraîne et recherche « le dessaisissement de soi » (p. 24). Émilie Klene rattache une telle posture au courant des libertins érudits (tel quexploré par René Pintard) et au principe des Idéologues, selon lequel lobservation est linstrument le plus efficace pour linterprétation de la réalité, doù résultent le souci de ne pas être dupe dune image, et la conscience de la fragilité de la perception. Le relativisme sera donc chez Potocki une philosophie du décentrement et une pratique du comparatisme (p. 47). Mais lécrivain polonais se distingue des rationalistes, pour qui la raison ordonne, par sa « joie de saisir le divers dans la mouvance qui le caractérise », au point que « limage du chaos lenchante » (p. 50). Ici les rapprochements avec Montaigne (qui seront repris plusieurs fois en cours douvrage) donnent du fond à lanalyse. Le critique chemin faisant repère, très dispersés dans les récits de voyage, les passages dans lesquels Potocki laisse deviner son système de pensée et sa poétique, montrant plus précisément comment on trouve, dans ce type de récits peu propice à lélaboration dun système, une forme déthique du savant voyageur qui comprendrait « la pertinence du témoignage, la vérification systématique, leffacement de lobservateur, la place accordée à lévidence » (p. 148). Le voyageur cependant ne recule pas devant les profondes incohérences du divers, doù résulte une longue interprétation du 460cest-à-dire partout présent sous sa plume (p. 59-65). Lœuvre théâtrale des parades est mise ici à contribution (celles de Potocki étant resituées dans la pratique du genre), pour souligner comment les renversements dautorité (ces figures de père qui abonderont dans le roman) permettent de mettre au jour un vice logique, une discontinuité temporelle, une automatisation de lêtre, et même une désarticulation du langage faisant paraître dérisoire une nature humaine impuissante à accéder au sens. Potocki ramène la norme au rang de phénomène, en privilégiant la saveur des situations et des anecdotes.

Le critique observe comment sélabore le relativisme dans les contes que renferment déjà les récits de voyage, ce qui ouvre à une première lecture de Manuscrit trouvé à Saragosse. Car à ce premier point de vue, le Juif errant atteste du syncrétisme des religions, réduisant le Christ à un rôle fonctionnel. Les nombreux cas de récits en forme dexempla (Trivulce de Ravenne, Landulphe de Ferrare, Thibaud de La Jacquière, mais aussi Ménippe de Lycie, Athénagore de Thyane, Giulio Romati et Blas Hervas) récupèrent la structure et les thèmes de la littérature parénétique, la volonté de moralisation étant dès lors rendue suspecte par linachèvement des récits. Dès le début, il est certain que le récit de la Venta Quemada et ses réinterprétations, où à partir de la même inventio, la dispositio ne cesse de varier, fait naître le doute sur le fait que ces épisodes aient pour but de tester la bravoure et la loyauté dAlphonse, lequel accorde une très large place à la réflexion a posteriori. De tels récits, en évoluant de lexemplum à la nouvelle, se délestent justement du poids didactique pour se concentrer sur la liberté de lindividu, selon lidée que la loi nest plus donnée, parce quelle est à construire. De façon générale, le libre-arbitre a supplanté la détermination du péché originel, au profit de la relativité des valeurs.

Lexpérience dun monde relatif place dès lors lhomme, dans un deuxième temps, entre particularismes et universalisme. Problème majeur auquel saffronte Potocki dans tous ses écrits : la saveur des situations et des anecdotes, oui, mais en même temps la recherche, sous lapparente diversité, des rouages et des mécanismes ; cest un enjeu sous-jacent aux écrits politiques. Ici sont renouvelés les points communs avec Montaigne, et soulignés pertinemment ceux avec La Bruyère (p. 193-194). Mais la question de luniversalité passe par une confrontation avec la pensée de Herder (rencontré par Potocki), amenant à se demander si lidentité irréductible de chaque peuple ne rend pas impossible le sens de lhistoire (p. 216-227), – question qui passe par Leibniz, mais aussi par une longue confrontation, au sein du courant matérialiste, avec Rousseau à propos de la conception, déterminante, de la liberté. Il sagit au fond pour Potocki déclairer la difficile question de larticulation entre la diversité des caractérisations des peuples et luniversalité du genre humain – ou, pour le redire au sein du développement de son œuvre, entre la grande diversité enregistrée dans les Voyages, et lunité humaine, revendiquée dans les écrits historiques et politiques. Or, laccès à luniversalité passe par la liberté, si la liberté est entendue comme « la possibilité des êtres à sarracher à leurs déterminations » (p. 259), ce qui sera le sujet même de Manuscrit trouvé à Saragosse.

Doù résulte, à partir de là, une très fine analyse de cette œuvre en tant que roman, que fiction, pour noter dabord que la machination des Gomelez exhibe la fécondité du pouvoir de la fiction. Émilie Klene défend ainsi la thèse selon laquelle le roman permet à Potocki de développer pleinement sa conception de lhomme, et constitue à ce titre la pierre angulaire de sa théorie de la connaissance. Faisant 461en sorte que dans la fiction, le lecteur fasse, par le détour du faux, une vraie expérience de lhomme et du monde (p. 267), le roman maintient, chez lauditeur des récits quel quil soit, « un état permanent de demi-conscience ». Le roman repose ainsi sur un pacte de feintise, où il sagit de prendre les choses pour ce quelles ne sont pas, tout en sachant ce quelles sont. Cest dire que le récit tour à tour endort et alerte la vigilance de lauditeur, à travers lequel le lecteur se voit rendu orgueilleux parce que supposé lucide, ce qui le pousse à feindre quil sait, comme le font de leur côté les personnages du roman. Le protagoniste Alphonse incarne cette posture, « être éveillé puis endormi, lucide puis trompé, dans un va-et-vient permanent » (p. 300), ce qui a des conséquences sur lépilogue donnant (censé donner) toutes les explications, « bien piètre coup de théâtre qui clôt cette pièce dont presque tout était déjà dit dès lexposition » (p. 301). Le rôle du roman apparaît dès lors : freiner ensuite la compréhension du stratagème par ses ressources propres, tels les remises en doute ou les récits enchâssés. À ce stade, on peut suspecter Alphonse de se maintenir lui-même volontairement dans un état de doute, afin de prolonger le jeu, au besoin en suppléant aux failles dans lorchestration des Gomelez, mais en tout cas en prolongeant son état de demi-veille perçu comme le moyen daccéder à un riche savoir. Voilà pourquoi ici la valeur des histoires ne consiste pas en leur véracité, mais simpose en tant que moyen de connaître lhomme et le monde autrement. Ces pages, par leur subtilité et leur profondeur, constituent le sommet de lessai.

Plusieurs personnages du roman sen trouvent éclairés sous un jour nouveau. Le Juif errant, emblématique de lhistoire humaine, incarne en personnage lhistoire universelle à laquelle Potocki avait tâché de consacrer un essai ; sa marche notamment donne un sens à des éléments sans cela dissociés les uns des autres ; son itinéraire met en œuvre le pouvoir unifiant dun regard. La société hors-la-loi de Zoto réalise de son côté la conception politique de Potocki (p. 318-324), fondée sur les sacrifices individuels au nom dun bien commun, ladaptation des gouvernants au “caractère” des nations (même si la théorie des climats joue un rôle très secondaire, est-il noté ailleurs, dans cette théorie), enfin la modération ou léquilibre des pouvoirs. Quant à Busqueros, ici revalorisé comme précédemment les brigands, son rôle est de « détourner du droit fil le cours de lexistence », dopposer au réel une résistance face aux habitudes, et de montrer quon peut atteindre ses buts autrement que par les voies que suggère la raison humaine (p. 343-348). Le géomètre Velasquez, dont la distraction et les abstractions vont se voir elles aussi réhabilitées, est en effet dans le roman la figure de la liberté la plus aboutie. Au point que lagacement dAvadoro devant ses raisonnements instaure une subtile concurrence entre deux êtres lun et lautre profondément libres : car si le chef bohémien a su sarracher aux déterminismes par une perpétuelle métamorphose, le géomètre, par son obsession apparemment ridicule des calculs, témoigne dune grande indifférence aux obligations et aux contraintes de ce monde (p. 365). Il détient le discernement des noumènes (Kant est assez souvent convoqué, au cours de lessai), il donne à voir le monde saisi dans ses profondeurs, bref il exhume les rapports permanents entre les choses. Car se signalant par sa capacité exceptionnelle à articuler les mondes entre eux, il dévoile par là la nature purement relationnelle du réel. Par sa distraction et ses calculs sans fin, « Velasquez décontextualise le récit pour le réduire à des lois qui définissent lHomme » (p. 375). Il fait encore advenir les mondes de la fiction comme faisant partie de notre réalité, comme des variations 462possibles du cours des choses – et ce même si, pour finir, « les récits sont bien les seules choses qui résistent à Velasquez » (p. 376-377).

Personnage plus épisodique certes, Giulio Romati, par son récit faisant surgir le château de la princesse de Monte-Salerno, suggère que le monde est ma représentation, notablement avant Schopenhauer, dont on peut considérer que le roman prépare la philosophie (p. 309-312). Tout le roman met en jeu le rapport entre fixité et mouvement, à commencer par la traversée de la Sierra Morena qui est aussi une traversée de récits opposant, à la fixité dun monde ancien, le caractère mouvant de lexpérience (p. 336), quAvadoro incarne par excellence, soit « cette dignité de lhomme qui réside dans son éternelle métamorphose » (p. 355). Voilà pourquoi, dans lactivité narrative qui environne Alphonse, à la fois heuristique et ludique, il se découvre que la liberté est la forme même de luniversalité.

Jean Potocki. L Homme à l épreuve du relatif est, à ce jour, lun des plus riches et complets essais qui aient été consacrés à cet auteur. Lavènement du roman y apparaît comme la synthèse de tous les autres écrits, mais en fait même comme le moment de sauter le pas pour mettre en jeu les ressources de la liberté et dépasser la contradiction première entre particularités et universalité. À défaut de témoignages circonstanciés, la question pourquoi le roman reçoit des réponses précises, profondes et subtiles. Louvrage se clôt par une bibliographie ample et ordonnée et par un index (un index rerum neût pas été inutile). Devant cette démonstration magistrale, le seul regret est que, ne serait-ce que dans les notes, le cours de la réflexion ne signale pas, nexploite pas suffisamment, comme le font minutieusement François Rosset et Dominique Triaire dans leurs commentaires, les ressources de la bibliographie répertoriée en fin douvrage. Serait passionnante ici une édition, destinée à létude, des deux principales versions de Manuscrit trouvé à Saragosse dans laquelle toutes les trouvailles dinterprétation, déjà nombreuses, de la critique seraient, épisode après épisode, au moins signalées sinon même condensées.

Luc Fraisse

Odile Krakovitch, La Censure théâtrale(1835-1849). Édition des procès verbaux. Paris, Classiques Garnier, « Littérature et censure », 2016. Un vol. de 802 p.

Cet ouvrage met à la disposition des chercheurs en histoire du théâtre, et plus largement en histoire culturelle, un remarquable instrument de travail conservé aux Archives nationales : les procès-verbaux des pièces soumises à la censure sous la monarchie de Juillet, après son rétablissement en 1835.

Plutôt que pour un classement des procès-verbaux par théâtres et par années, lauteur opte pour une organisation en deux catégories de censure, à lintérieur desquelles est rétabli lordre chronologique. Elle distingue dabord la « censure répressive », qui, dans 62 procès-verbaux, vérifie que les représentations, après autorisation de la pièce, se déroulent conformément aux instructions données par les censeurs (changement de titre, suppression dune réplique, modification de costumes) et que certains « jeux dacteurs ajoutant au texte » (p. 164) ne les contournent pas. Vient ensuite la « censure préventive », « exercée, avant toute représentation, avant toute réalisation de mise en scène, sur les seuls manuscrits » (p. 164). Cette seconde partie est divisée en trois chapitres, correspondant aux 463trois raisons majeures de surveillance des théâtres. Dabord, la censure politique (240 rapports), qui prohibe la critique de la personne du roi, du gouvernement et des corps constitués, la remise en cause dun ordre social présenté comme injuste (notamment dans ladaptation théâtrale de romans populaires comme Les Mystères de Paris ou dans la valorisation de figures anarchistes comme Robert Macaire) et les allusions trop transparentes à lactualité. Ensuite, la censure religieuse (93 rapports), qui traque les jurons liés au nom de Dieu dans la bouche des personnages, la critique de la hiérarchie catholique, et particulièrement du Pape, les prises de distance vis-à-vis du dogme. Les examinateurs sont alors très attentifs aux indications de mise en scène, car la représentation des costumes et signes religieux, jugée subversive, fait lobjet dune stricte surveillance depuis la Restauration. Enfin la censure des mœurs (158 rapports), qui interdit le traitement des conduites considérées comme dépravées, la violence et les écarts de langage.

Ces précieux documents manuscrits soigneusement retranscrits sont précédés dune substantielle introduction qui replace les procès verbaux de la monarchie de Juillet (privilégiée parce quon dispose sur elle de sources beaucoup plus complètes que sur les autres régimes) dans le contexte général de lhistoire de la censure du théâtre à Paris au xixe siècle.

Nabordant le Premier Empire et la Restauration que dans son préambule, ce panorama étudie plus en détail la censure sous la monarchie de Juillet, la Seconde République, le Second Empire et la Troisième République. Durant la première période, les examinateurs ne sont pas féroces (malgré un pic de sévérité de septembre 1835 à décembre 1836, après le rétablissement de la censure consécutif à lattentat de Fieschi) et cherchent souvent à obtenir des modifications amiables avant linterdiction, permettant le plus souvent des réécritures, fruits dune sorte de « co-responsabilité » dans la rédaction des pièces. Sont étudiés les enjeux politiques de la suppression de la censure après la Révolution de 1848, et des débats sur le bien-fondé de son rétablissement tenus dans le cadre de lenquête diligentée par le Conseil dÉtat en 1849 ; ils confrontent les points de vue divergents dhommes de théâtre de divers métiers (auteurs, compositeurs, acteurs, directeurs de théâtre, critiques…) ; la retranscription de ces débats, passionnante, est livrée en fin douvrage.

Sous le Second Empire, les censeurs deviennent plus répressifs et ne justifient même plus leurs verdicts dans des procès-verbaux. La Troisième République, inaugurée sous le signe de lordre moral, nest pas plus indulgente pour les manuscrits et instaure même une « répétition de censure » à laquelle les directeurs de théâtre doivent se soumettre trois jours avant la Générale. Mais, affrontant des polémiques et scandales de plus en plus retentissants, la censure est victime de lampleur croissante de la production et de la multiplication des salles de spectacle. Elle meurt en 1906.

Malgré ces spécificités, apparaît une constante. Dune part, le théâtre, pratique sociale, possible occasion de rassemblements séditieux ou au minimum dinformation et de plaisirs potentiellement mal maîtrisés, est a priori plus dangereux que les livres ou les journaux. Mais dautre part, la censure qui le contrôle ne sappuie jamais, malgré diverses tentatives qui naboutissent pas, sur une codification précise qui lencadre en la justifiant. Cest le régime de « la loi indéfinissable de la censure », qui évolue avec lair du temps, les mentalités et lactualité politique, sociale et diplomatique.

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À la fin de sa présentation, lauteur indique que les documents quelle exhume pourront susciter un grand nombre de recherches, par exemple sur lévolution des genres, des sujets et des thèmes dans le théâtre du xixe siècle, sur les raisons du développement et de la chute du mélodrame, sur lessor du vaudeville, sur le théâtre populaire, et sur lhistoire sociale, économique et politique de Paris. Grâce aux index des noms, des pièces, des théâtres, et à lindex chronologique, on peut en effet commodément constituer des corpus croisant ou non plusieurs entrées. Le projet dOdile Krakovitch atteint pleinement son but, et devrait donner lieu à de passionnantes nouvelles études.

La réussite de cet ouvrage fait désirer la publication des comptes rendus de la période suivante, jusquà la fin du Second Empire : cette autre entreprise serait assurément, elle aussi, du plus grand intérêt pour les historiens de cette période comme pour les spécialistes dhistoire du théâtre.

Florence Naugrette

George Sand, Œuvres complètes. Sous la direction de Béatrice Didier. 1856, Évenor et Leucippe. Édition critique par Claire Le Guillou. Paris, Honoré Champion, 2016, « Textes de littérature moderne et contemporaine ». Un vol. de 368 p.

Évenor et Leucippe est lun de ces livres qui doivent leur visibilité, et même leur subsistance, à une entreprise dœuvres complètes. En effet, comme le constate demblée Claire Le Guillou, ce texte navait pas été réédité depuis 1889, date dune dernière parution chez Michel Lévy. Par ailleurs, en regard des autres textes de George Sand, Évenor et Leucippe a peu retenu lattention des spécialistes : la quinzaine de titres (renvoyant pour la plupart à des études partielles) que compte la bibliographie donne une idée de ce silence. Au compte de ce désintérêt, on peut sans doute mettre lhybridité générique du texte (ni roman, ni poème, ni histoire) ainsi que laridité du premier chapitre, au contenu particulièrement philosophique et scientifique. Mais le premier obstacle est précisément labsence dédition critique dun texte difficilement lisible de façon autonome. George Sand y rend compte de sa vision des premiers hommes de lhumanité en se situant par rapport aux théories de son temps, citant de nombreux auteurs entre guillemets ou en italiques, mais sans référencer ses citations. On salue donc tout particulièrement la parution de ce volume, édité et présenté par Claire Le Guillou, spécialiste de Maurice Rollinat et de George Sand et auteure de plusieurs articles sur Évenor et Leucippe.

On peut dire, sans faire acte de rhétorique, que cette édition donne les clés principales pour lire lœuvre quelle présente. Les nombreuses sources du discours sandien (Claire Le Guillou parle dune « campagne de lecture », p. 304) sont repérées et indiquées au fil du texte, dans diverses notes ; un commentaire synthétique vient ensuite, en appendice, éclairer le lecteur sur les modalités, le déroulement et les positions de la romancière par rapport à ces lectures. Le lecteur néophyte découvre ainsi le dialogue crypté avec LOrphée de Ballanche, Terre et Ciel de Jean Reynaud, le Paradis perdu de Milton, La Chute dun ange de Lamartine ou le Critias et le Timée de Platon. Comme il est dusage dans un tel exercice, la genèse de lœuvre est également éclairée par les circonstances familiales et socio-historiques qui 465entourent celle-ci. Claire Le Guillou rappelle les déceptions auxquelles Sand a dû faire face (sur le plan personnel, la perte de sa petite-fille, Jeanne Clésinger ; sur le plan politique, les événements de 1848) et le débat scientifique contemporain sur les origines du monde.

Le lecteur appréciera également le souci de Claire Le Guillou de situer Évenor et Leucippe dans lensemble de la production de lauteur en cherchant ailleurs les échos de certaines idées, de certaines lectures et de certaines images : paysages volcaniques, éden floral, âge dor, métempsychose, platonisme, etc. Le texte se voit ainsi pris dans plusieurs filiations. Celle, sans doute principale, des textes métaphysiques : Lélia (1833), Spiridion (1838), Les Sept cordes de la lyre (1839), Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt (1842-1844). Mais aussi celle, plus ténue, qui relie Évenor et Leucippe à André (1834) ou à Jeanne (1844).

Pour lédition du texte proprement dite, le choix est fait dun système personnel de relevé et de présentation des variantes, qui se distingue sur deux points de la manière habituelle de procéder. Dune part, les appels de variantes portent sur une large zone de texte (parfois tout un paragraphe), le critère choisi pour ce découpage étant le mouvement de la pensée de lauteur plutôt que la ponctuation. Dautre part, les corrections de Sand sont rendues de façon visuelle : un système de codage ad hoc est mis au point, qui présente les différentes strates de texte dans leur spatialité. Le relevé se veut exhaustif, excepté pour la ponctuation, et en effet il occupe près de quatre-vingt pages du volume.

Comme pour les autres tomes des Œuvres complètes, le lecteur se tourne avec intérêt vers le commentaire consacré à la réception dÉvenor et Leucippe : ces enquêtes isolées ont leur valeur en labsence dune étude densemble, qui embrasserait le xixe et le xxe siècles, de la réception des œuvres de la romancière. Évenor et Leucippe en apprend toutefois peu sur ce point : le livre na pas fait grand bruit, semble-t-il, soit à cause de lactualité littéraire de Sand (il est publié peu après Histoire de ma vie et est annoncé au même moment que la première représentation de Comme il vous plaira), soit à cause du contenu du texte lui-même. Le lecteur peut en juger sur pièces.

Par ce bilan de la critique comme par son éclairage intertextuel et intratextuel, cette édition est donc une aide précieuse à la lecture dun texte à labord difficile. On regrettera simplement la séparation entre le commentaire analytique et le commentaire sur la genèse de lœuvre, placés aux deux extrémités du volume, ainsi que la présence de quelques coquilles dans les différentes parties du travail.

Laetitia Hanin

Gustave Flaubert, Rêve dOrient. Plans et scénarios de « Salammbô ». Édition et introduction par Atsuko Ogane. Genève, Droz, 2016. Un vol. de 238 p.

Il est bien connu que les éditions de manuscrits modernes en fac-similé ont beaucoup de charme. Louvrage que publie Mme Atsuko Ogane a de surcroît des dimensions exceptionnelles qui en font un véritable livre dart. On est toujours ému quand on est directement confronté à lécriture tombée de la plume sur la page. Rêve dOrient garde aux manuscrits de Flaubert leur spontanéité et leur mystère, tout en fournissant suffisamment dinformations pour en faciliter lélucidation. 466Léditrice donne sur la page de droite un beau fac-similé en couleurs, avec en regard sur la page de gauche une transcription diplomatique fiable. Elle ouvre son édition sur une superbe série de folios sur lesquels Flaubert a amoureusement calligraphié son titre, « Salammbô ».

Mais avant toute chose, le travail de Mme Ogane, qui est professeur à lUniversité Kanto Gakuin de Yokohama et qui fait partie dune très active « école » de flaubertiens japonais, est un travail scientifique. Son édition génétique sinscrit dans la lignée dautres éditions analogues (Flaubert, Plans et scénarios de « Madame Bovary », présentation, transcription et notes par Yvan Leclerc, Paris, Éditions Zulma / CNRS, 1995 ; Flaubert, Scénarios de « La Tentation de saint Antoine ». Le Temps de lœuvre, présentation, transcription et notes par Gisèle Séginger, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2014). Les manuscrits de Salammbô sont conservés (pour lessentiel) à la Bibliothèque nationale de France et à la Bibliothèque municipale de Rouen. Léditrice suit les règles du genre, elle se constitue son corpus, quelle accompagne dun appareil critique. Comme toujours chez Flaubert, les plans et scénarios ne sont quune petite partie du dossier manuscrit de lœuvre, cest pourquoi on peut les éditer sous forme de livre. Quand il sagit de lensemble des brouillons, on recourt à des éditions en ligne.

Le corpus constitué par Atsuko Ogane correspond en grande partie à celui quYvan Leclerc et Gisèle Séginger ont retenu pour les Appendices de Salammbô, dans le volume III des nouvelles Œuvres complètes de Flaubert dans la Pléiade sous la direction de Claudine Gothot-Mersch (2013). Léditrice reproduit et transcrit dabord sept « Scénarios généraux » et un « Plan général » (dans la Pléiade ce sont neuf scénarios, car Mme Ogane na pas retenu un folio qui est à la BMR, le ms. g 322-2 recto, ou plutôt elle la reclassé à part sous le titre « Sommaire de Polybe ») ; puis sept « Plans et scénarios densemble » correspondant à une division tripartite du roman (un scénario de la Ire partie, trois scénarios de la IIe partie, trois scénarios de la IIIe partie). Dans la Pléiade, le texte de ces quatorze scénarios est le même, mais il est en transcription cursive, avec orthographe normalisée, et bien entendu il ne saccompagne pas des précieuses images. Comme la Pléiade, Rêve dOrient reproduit le résumé de Salammbô rédigé par Flaubert. Léditrice propose encore, en plus, des « Plans et scénarios partiels », des « Notes et fragments scénariques », ainsi que deux folios issus des brouillons.

Dans lappareil critique, composé dune Analyse des documents de genèse et dune Introduction, Atsuko Ogane donne une note personnelle à son édition. Elle sintéresse beaucoup à la chronologie de la genèse. Elle sattache aux noms successifs imaginés pour lhéroïne, et plus généralement à la graphie fluctuante des noms. Elle repère le moment dapparition dans les scénarios des principaux jalons thématiques et narratifs. On peut citer sa recherche autour du « Chapitre explicatif » – il est à noter que Mme Ogane nédite pas ce « Chapitre explicatif », à la différence de la Pléiade. Pour les non-initiés : Flaubert commence à rédiger Salammbô le 1er septembre 1857 mais il sinterrompt début avril 1858 et fait un voyage de deux mois en Algérie et en Tunisie. Au retour, comme en témoignent ses lettres, il bouleverse son plan précédent. Alors que ses scénarios généraux (sauf le tout premier) faisaient commencer le roman in medias res avec le festin des mercenaires, il imagine maintenant un préambule didactique qui se matérialise dans le 7e scénario général (le 8e dans la Pléiade, BMR ms. g 322-3 recto) par la mention de deux nouveaux chapitres : « I – Description de Carthage » [topographie, 467ethnographie, religion, politique], et « II – État de Carthage après la 1re guerre punique ». De sorte que le roman tel que nous le connaissons ne débuterait quau chapitre iii.

Finalement, le romancier renoncera au « Chapitre explicatif ». Mais il ne le détruira pas. Retrouvé parmi les manuscrits achetés par la Fondation Bodmer, ce texte a été édité par Gisèle Séginger (Fiction et documentation. Les manuscrits Flaubert de la Fondation Martin Bodmer. Édition et présentation par Gisèle Séginger, Bâle, Éditions Schwabe, 2010). Sur la chemise on lit de la main de Flaubert : « Sallammbô / la fille dHamilcar / roman carthaginois ». Cette orthographe insolite (deux L et deux M) figure aussi de façon ponctuelle dans le 6e scénario général (le 7e dans la Pléiade, BNF ms. 180 recto). On peut donc dater ce scénario davant le voyage, et déplacer chronologiquement après le voyage aussi bien le « Chapitre explicatif » que le scénario général qui va en distribuer la substance en prévoyant les nouveaux chapitres i et ii.

La dernière section de lIntroduction répond au titre du volume : « Rêve dOrient ». Car cette édition de Mme Ogane, dinspiration purement génétique, vient compléter une série détudes critiques quelle a consacrées au mythe fin-de-siècle de la Femme fatale et à la figure serpentine de la Danseuse. Rêve dOrient nous donne loccasion de relire Salammbô autrement, non plus comme un texte achevé et figé, mais comme un fascinant ensemble de fragments textuels mobiles et inventifs, en constante métamorphose, fragiles car évacués du roman pour la plupart, et qui donnent (au vrai sens du mot) à « rêver ». Rêve dOrient stimule la lecture critique et renouvelle lidée que nous nous faisons de la poétique de Flaubert2.

Jeanne Bem

Barbara Vinken, Flaubert Postsecular. Modernity Crossed Out. Stanford University Press, 2015. Un vol. de 455 p.

On rattache souvent la modernité de Flaubert à la fabrication dune figure inédite décrivain (entièrement voué à son art) et celle de son œuvre à cette autoréférentialité qui la caractérise. Dans son ouvrage paru initialement en langue allemande sous le titre Flaubert : Durchkreuzte Moderne (2009), Barbara Vinken avance que si Flaubert doit être tenu pour un auteur éminemment moderne, cest parce quil entretient un rapport singulier aux Écritures, de même quaux textes antiques qui les préfigurent, qui le situe hors du cadre paradigmatique de son époque. Alors que la société à laquelle il appartient est toujours marquée par la matrice chrétienne de la rédemption – reconduite notamment à travers les philosophies de lhistoire, la foi en la science ou dans le socialisme –, Flaubert envisage autrement la « dynamique de la Croix ». Chez cet anticlérical notoire pourtant grand lecteur de la Bible – « Pendant plus de trois ans je nai lu que ça le soir avant de mendormir » (À Louise Colet, 4 octobre 1846) –, et contrairement à ce que préconise saint Paul par exemple, la crucifixion du Christ na rien racheté, le monde portant toujours cette tache qui commande que lun souffre pour que lautre soit épargné. Cette « logique 468du bouc émissaire » va précisément à lencontre de la promesse de rédemption formulée par les Évangiles et vient placer Flaubert aux côtés de philosophes tels que Nietzsche, dont toute lœuvre redit linsuffisance humaine. En somme, lœuvre de Flaubert sest construite avec et contre les Écritures, et cest en cela, soutient Vinken, que sa modernité est singulière.

Chacun des chapitres de louvrage est consacré à une œuvre particulière de Flaubert. Dans le premier chapitre, qui sintéresse à un écrit de jeunesse, Quidquid Volueris, Vinken remarque que Flaubert présente pour la première fois lamour sous un jour malheureux. Ce texte est en fait une mise en abyme. À travers lhistoire de Djalioh, lhomme-singe qui viole et tue ce que la société est parvenue à produire de plus beau – Adèle –, Flaubert se pose en rupture non seulement avec sa société – qui, malgré ce quelle veut laisser croire, na pas intégré les enseignements des Évangiles –, mais aussi contre les écrivains qui lont précédé et dont il sinspire (notamment Balzac) en dévoilant ce queux avaient caché : la vraie froideur monstrueuse de la civilisation. Cette position conflictuelle à partir de laquelle Flaubert fait son entrée en littérature est celle quil maintiendra tout au long de sa vie décrivain.

Le chapitre consacré à Madame Bovary fournit une remarquable analyse en dévoilant lextrême complexité de ce roman à tort considéré comme lemblème du réalisme. Si réalisme il y a, ce dernier ne doit pas être entendu en tant que mise à distance de Dieu (et de lidéalité), mais comme le symptôme de sa disparition, vécue dans la chair désormais en passe dêtre détruite. Vinken lit ainsi Madame Bovary comme une vaste allégorie (« the allegorical narration of the end of allegory », p. 34) et cherche à y dégager lintertexte biblique, illuminé par la référence antique (par lhistoire et par la mythologie plus particulièrement). En témoigne entre autres le complexe thématique de la nourriture (physique et spirituelle), de lamour et de la lecture, à travers lequel, encore une fois, lauteur dénonce la société de temps – bourgeoise, matérialiste – et sa lecture pervertie du monde. Ce qui est pointé à travers ladultère dEmma, qui se livre aux plaisirs des sens à défaut dêtre spirituellement nourrie, cest labsence de transcendance qui caractérise sa société. Les noms mêmes des personnages disent le manque quéprouve Emma et la raison pour laquelle elle commet ladultère : « In her search for spiritual nourishment, [], Madame Bovary meets Rodolphe Boulanger de La Huchette : “Rudolph Baker of the Little Bread Bin [or perhaps Dough Bowl]”, whose name twice bespeaks bread » (p. 46). Selon Vinken, ladultère dEmma a une dimension allégorique, laquelle est éclairée par le baiser final quelle administre au crucifix au moment de sa mort. En un mot, suggère Flaubert, il ny a quun seul amour et, suivant une conception augustinienne, se tourner vers les choses terrestres, cest tromper Dieu. Nécessairement, le monde demeure entaché ; « no amount of blood has washed away – not even that of the Son of God » (p. 88). En somme, la présence problématique de lintertexte religieux constitue, selon Vinken, un enjeu crucial au sein du roman.

Ce patient travail de décryptage allégorique se poursuit au chapitre suivant par létude de Salammbô, dont lenjeu central concernerait la nature du sacrifice. Lauteur suggère en fait que les sacrifices carthaginois tels que dépeints par Flaubert tirent leur origine du Nouveau Testament, voire de la Passion du Christ, que lécrivain détourne de son sens habituel en la « désenchantant », en en abolissant la promesse salvatrice rattachée à la crucifixion. De manière générale, encore une 469fois, ce roman doit être lu en référence aux Écritures qui subissent, sous la plume de Flaubert, une réinterprétation critique à la lumière du regard quil porte sur sa société comme sur lhistoire de lévolution humaine : « Like all of Flauberts texts, Salammbô presents a biblical story in the guise of a secular story, narrating through the revolt of the mercenaries, the temptation by the serpent, the Fall, the fratricide, the story of Babel, the Diaspora, all the way up to the Passion on the cross » (p. 154).

Létude que Barbara Vinken consacre à LÉducation sentimentale, roman où Flaubert analyse le plus directement la situation politique de son temps – à la lumière de lhistoriographie antique et moderne –, vient encore mettre en évidence le fossé qui le sépare de ses contemporains comme la vision fort pessimiste quil a de lhistoire humaine, marquée par l« éternelle misère de tout » – pour reprendre les mots du narrateur de LÉducation. Un des grands mérites de cette étude est dinsister sur la communauté desprit qui lie Flaubert à toute une constellation décrivains qui, de Lucain à du Bellay, en passant par saint Augustin, ont pensé lHistoire non pas en terme dachèvement et de perfectibilité, mais plutôt à rebours, en mettant de lavant ce qui, depuis Rome, a véritablement marqué lévolution des sociétés : « the eternal return of the selfsame, deathly discord of the City of Man » (en opposition à la Cité de Dieu telle que pensée par saint Augustin). À cet effet, un des textes au fondement de LÉducation sentimentale est La Pharsale, épopée rédigée par Lucain (né en 39 et décédé en 65), qui raconte la guerre civile qui opposa en 48 (exactement mille huit cent ans avant la troisième révolution française) César à Pompée. Selon Vinken, La Pharsale, qui a inspiré à saint Augustin La Cité de Dieu, constitue un des intertextes les plus importants, mais également les plus savamment encryptés au sein de LÉducation Sentimentale, où Paris, sourde aux leçons de lhistoire, apparaît comme une Rome nouvelle, désertée par Dieu.

Amorcée à partir des travaux dErich Auerbach sur les rapports entre écriture réaliste et rhétorique de lhumilité (Literatursprache und Publikum in der lateinischen Spätantike und im Mittelalter, 1958), la réflexion que développe Barbara Vinken dans le dernier chapitre de son livre concerne les Trois contes, publiés par Flaubert en 1877. Considéré sinon comme le plus « édifiant », du moins le plus optimiste de ses livres, le recueil Trois contes redit pourtant ce que Flaubert suggère dans ses œuvres antérieures et ce qui, par le fait même, le place en marge des auteurs quil côtoie (notamment Hugo), éclaireurs séculiers appelés à réaliser lidéal de la république : « The subject matter of the Three Tales is the secular potential of literature as an institution of modern redemption that claims to pronounce a new Gospel of the living spirit in building works of literature, instead of cathedrals, as the groundwork of a res publica » (p. 274-275). La vérité de la Croix, à savoir la pure souffrance du Christ par pur amour, seule la littérature semble à même de la reconduire, si tant est que cette dernière soit entendue telle que Flaubert lentend lui-même, à savoir comme un espace de renoncement de soi incarné dans lart.

La critique sest abondamment intéressée aux références antiques, religieuses et théologiques au sein des romans de Flaubert. En revanche, elle na pas cherché à montrer de quelle manière cet ensemble dintertextes organise systématiquement son œuvre. Cest précisément cette lacune que Barbara Vinken a cherché à combler. À travers une série danalyses très minutieuses et souvent étonnantes, qui 470puisent abondamment dans la théorie littéraire (la psychanalyse et la sémiologie notamment) comme dans lexégèse flaubertienne – limpressionnant appareil de notes en témoigne –, elle parvient à dégager non seulement la profonde unité qui rattache les uns aux autres les ouvrages de Flaubert, mais aussi la singularité de sa posture décrivain et, surtout, de lecteur.

Marina Girardin

Sophie-Valentine Borloz, « Les femmes qui se parfument doivent être admirées de loin ». Les odeurs féminines dans Nana de Zola, Notrecœur de Maupassant et LÈve future de Villiers de lIsle-Adam. Postface de Marta Caraion. Lausanne, Éditions Archipel, « Essais », 22, 2015. Un vol. de 106 p.

Les Éditions suisses Archipel ont eu la bonne idée de lancer la collection « Essais » comprenant déjà plus de vingt volumes. Chaque ouvrage dune centaine de pages porte sur un sujet pointu, qui a peut-être été travaillé à loccasion dun mémoire universitaire ou dans le cadre dun projet scientifique. Ces opuscules sont bien construits et agréables à lire, tel celui de Sophie-Valentine Borloz, qui traite du parfum dans la littérature. Comme lindique la première partie de son titre – une citation du physiognomoniste Jean-Baptiste Delestre –, létude porte sur les fragrances et lodeur des personnages féminins dans trois romans de la fin du xixe siècle.

Lintroduction (p. 5-21), habilement intitulée « Mise au parfum », donne un bref aperçu de lhistoire des odeurs à travers les siècles jusquau xixe. Lauteur sappuie en particulier sur les travaux dAlain Corbin et de Georges Vigarello, relatifs à lhistoire du corps et des mentalités. Les hygiénistes de lépoque étaient obsédés par les odeurs, les miasmes et la saleté, signes de pauvreté. Assainir Paris, puis les grandes villes de France, était leur préoccupation première. Pour les médecins fin-de-siècle, lodeur relie au vice, tandis que « la propreté est garante de moralité » (p. 9). Le parfum devient alors un enjeu hygiénique et social. La bourgeoisie se distingue du peuple en neutralisant, par exemple, les odeurs de cuisine. Le xixe siècle voit le « triomphe de la parfumerie ». La norme préconise de nutiliser que peu de parfums et uniquement issus dessences florales, pour ne pas tomber dans le mauvais goût et être soupçonné dimmoralité. La molécule de synthèse démocratise en effet les parfums. Lodeur corporelle devient le reflet de lintimité et de la personnalité de la femme parfumée.

Les parfums agissent sur la sensualité et la sexualité selon Cabanis et les physiognomonistes comme J.-B. Delestre. Si la médecine sintéresse aux odeurs corporelles et à lodor di femina, les fictions de Zola, de Maupassant, de Villiers mais aussi de Barbey dAurevilly, de Goncourt et de Lorrain, portent les traces de cet engouement pour les parfums naturels ou artificiels. La masculinité traditionnelle croit courir un danger, doù la misogynie fin-de-siècle qui transparaît dans certains romans. Louvrage étudie les rapports complexes entre lhomme, la femme et son parfum, qui attirent, repoussent, effraient le mâle et lamènent à une nouvelle forme de fétichisme. Si une cheville féminine entraperçue dans un balancement de feston et dourlet affolait le passant et le danseur dans la littérature de Balzac à Baudelaire en passant par Flaubert, les écrivains de la Troisième République 471associent la séduction au parfum. La courtisane Nana tire son pouvoir érotique de son odeur âcre et bestiale qui fait de lhéroïne zolienne une croqueuse dhommes. Les romans postérieurs, LÈve future et Notre cœur, montrent lapparition et la mise en œuvre dun processus destiné à contrer la suprématie du beau sexe : lhomme réussit à neutraliser la séductrice en maîtrisant son odeur.

Lanalyse thématique sappuie sur trois discours de lépoque : médical, social – au travers des manuels de savoir-vivre – et littéraire, savamment entremêlés à létude des trois romans choisis afin déclairer le sens des œuvres et de comprendre lorigine des discours misogynes.

La première partie de lessai « Le fauve sous la violette » (p. 23-46) porte sur Nana. Il sagit de déterminer la place de lodeur en régime naturaliste, avec la sensuelle fille de Gervaise. Le lecteur y trouve analysés la prégnance des odeurs dalcôve et le pouvoir de lodor di femina zolienne. La description des parfums se fait synesthésique.

La deuxième partie, joliment intitulée « Notes de cœur » (p. 47-70), sintéresse plus spécifiquement à Notre cœur, roman moins connu et moins présent dans les corpus multiples. Guy de Maupassant, sensible aux odeurs, est un lecteur qui sent et un auteur qui donne à sentir. Á juste titre, S.-V. Borloz fait appel à quelques contes et nouvelles – « La Fenêtre » (1883), « Sauvée » (1885), « Un cas de divorce » (1886), « LEndormeuse » (1889) –, parmi bien dautres, qui soulignent lomniprésence de lolfaction et son rapport à la séduction. Le mâle est attiré par la femme qui sent la violette, la verveine ou la lavande – parfum victorien par excellence –, mais apprivoise aussi la mort aux effluves capiteux quil pourra respirer dans une serre remplie dorchidées selon une nouvelle étrange, proche du « Suicide Club » de Stevenson.

La troisième et dernière partie « Le phonographe olfactif » (p. 71-89) sattache à létude de LÈve future dAuguste de Villiers de LIsle-Adam, paru en 1886, donc antérieur à Notre cœur (1890). Ce brusque changement chronologique tend, sans doute, à séparer lesthétique de Villiers de celles des deux auteurs réalistes-naturalistes. Bien que Villiers ait été taxé de misogynie, son roman est dominé par trois femmes : Evelyn Habal, Alicia Clary et landréide Hadaly, et par lolfaction. Thomas Edison et Lord Ewald, célibataires comme André Mariolle, héros de Notre cœur, font de la femme un objet. La fragrance quelle dégage nest plus seulement agréable et entêtante mais une pestilence annonciatrice de maladie vénérienne. La syphilis est bien là, derrière le joli minois dEvelyn, rappelant Nana, atteinte de variole, se décomposant dans son lit.

Dans la conclusion, « Bouquet final » (p. 91-95), S.-V. Borloz revient sur lintérêt de convoquer des discours non littéraires tels que les manuels de parfumeurs et les traités de savoir-vivre sur la toilette, et de les confronter à des œuvres littéraires afin de trouver des clés de lecture des notations olfactives. Lodeur littéraire se charge également dune morale. La postface (p. 97-100) de Marta Caraion, intitulée « Dans lodeur perverse des parfums… », citation empruntée au célèbre Á rebours de Huysmans, rappelle que lodorat est le moins noble des cinq sens car directement associé à lanimalité. Les « odeurs littéraires » sont, par ailleurs, négligées par le lecteur comme par le critique, quand elles ne sont pas outrancières voire caricaturales. Cest toute loriginalité de lessai qui décrypte une sémiologie des odeurs, qui ne nous est plus accessible. Une bibliographie sélective (p. 103-106) complète utilement louvrage, dont on regrette labsence 472dindex. Même sil contient peu de pages, lessai cite bien plus dœuvres et détudes que les trois romans du sous-titre. Le lecteur aurait pu ainsi avoir un accès direct à dautres références littéraires.

Comme dautres travaux récents sur la nourriture et les vêtements, cette étude utilise tout naturellement les manuels de savoir-vivre, sattachant au sens puis à la forme. Les micro-analyses ponctuelles sur le style sont bien présentes et nalourdissent pas le propos. Cet essai stimulant et agréable à lire laisse parfois le lecteur sur sa faim, mais il sera suivi, nous lespérons, dun travail de plus grande ampleur – une thèse ? – dont nous attendons le contenu enivrant après avoir humé léchantillon.

Noëlle Benhamou

Catulle Mendès, Œuvres, Tome III,Les Mères ennemies. Édition établie par Marie-France David-de Palacio. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2016. Un vol. de 302 p.

Catulle Mendès entre dans la Bibliothèque du xixe siècle avec Les Mères ennemies (1880). Cet auteur prolixe, faiseur et défaiseur de réputations, qui avait pignon sur rue à son époque et a su simposer dans tous les domaines (théâtre, roman, nouvelle, conte, poésie, livret dopéra, traduction, feuilleton, critique, etc.), a été presque totalement gommé par lhistoire littéraire… Seules quelques rééditions de spécialistes (Guy Ducrey, Jean de Palacio, Jean-Jacques Lefrère, Michaël Pakenham, Jean-Didier Wagneur) permettent à Catulle Mendès de rencontrer les lecteurs daujourdhui, et cette édition de Marie-France David-de Palacio donne loccasion de (re)lire un objet remarquable, hybride, au sein duquel le romanesque mâtiné de théâtralité rejoue lhistoire de la Pologne de la toute fin du xviiie siècle.

La fameuse couverture jaune des Classiques Garnier ne peut être plus appropriée que pour ce roman décadent, crépusculaire, voire incendiaire, à la croisée des genres, fortement marqué par son origine théâtrale, tragique – notamment via les changements de décor et/ou de tableaux et la suprématie accordée au dialogue –, mais aussi empreint dun puissant souffle épique et légendaire, dune « ambition hyperbolique » (p. 23) : la rivalité des mères, inscrite au seuil de lœuvre, confère au roman une épaisseur psychologique qui réveille les grands conflits fondateurs, de la malédiction des Atrides au mythe biblique dAbel et Caïn, et confine au sublime. Les deux « mères ennemies » font figure dhéroïnes tragiques, et se nourrissent de leur propre démesure…

Car tout est excessif dans ce roman : les personnages, les situations, le rythme, lintrigue, les conflits, les images, le dénouement. On le sait bien, Mendès, en décadent raffiné, expose des chutes aussi belles que fatales, et celle des Mères ennemies constitue un nouvel exemple de l(a-)pesanteur du romancier. En effet, linsoutenable légèreté mendèsienne qui, dans toute lœuvre, passe par lomniprésence de créatures ailées ou aériennes qui traversent lespace de la page (ange boiteux, petites fées en lair ou, ici, oiselier « triste et doux », p. 287) met en forme, livre après livre, une métaphysique de lair et révèle une obsession de la gravitation. Le lecteur averti ne sétonnera pas de trouver comme ultima verba le substantif « oiseaux », précédé dune négation « sans oiseaux » : château incendié dont les plafonds sécroulent, 473ouvert sur le ciel, « plumes froides » et « volière brisée », « désastre » (au sens littéral détoile qui tombe ; le mot est présent deux fois dans les deux dernières pages-tombeaux).

Cest un roman damour qui ne fait pas triompher eros, mais un sentiment démesuré qui emplit et fait peser le cœur des mères. Cest leur souffrance, leur désir de vengeance, qui les fait être et ne plus être : lamour, chez Mendès, sapparente toujours à un poids dans le cœur. La légèreté nest pas possible quand on aime. Sauf à en payer le prix. Les « petites fées en lair », pour échapper au bas catastrophique, avaient accepté de se débarrasser de leur cœur dans le recueil de Mendès, Les petites Fées en lair ; ici, les mères ennemies, pour garder les « yeux levés » (p. 286), doivent accepter « la chute lourde » (p. 286). Limaginaire mendèsien est tout entier contenu dans ce roman de la fin dun monde, puissamment baroque, qui revendique lunion des contraires, entre la glace et le feu, le ciel et la terre, lamour et la vengeance.

Lédition est précédée dune préface impeccable dune trentaine de pages, qui fait un point nécessaire sur le contexte, notamment historique (la situation de la Pologne et de la Lituanie est inspirée de faits historiques, tout comme les toponymes et les personnages fictifs sont fortement marqués par des modèles réels), mais aussi sur les influences polonaises de Catulle Mendès, lhybridité générique, et les traits décadents du roman. Les choix sont clairs, fermes, rigoureux. Le volume contient aussi deux pages de variantes, une bibliographie qui aurait mérité dêtre étoffée par les travaux les plus récents sur Catulle Mendès – ils ne sont pas si nombreux –, un index des noms et un index des lieux.

Le « livre jaune » de Catulle Mendès, exhumé par Marie-France David-de Palacio, entre « tragédie familiale, roman social, épopée historique, œuvre symboliste, etc. » (p. 31) méritait cette réédition, et on cédera pour finir la parole à Maxime Gaucher dans un numéro de La Revue politique et littéraire de 1880 : « Une courte analyse nen donnerait quune idée imparfaite : lisez le volume ».

Nathalie Prince

Alissa Le Blanc, (Re)dire : Jules Laforgue et le poncif. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », no 170, 2016. Un vol. de 756 p.

Comme lindique le titre, cet ouvrage tiré dune thèse soutenue en 2008 reprend la question, déjà solidement traitée, de la réécriture chez Laforgue : intertextualité, parodie, poétique de rupture ou de dissonance, autant de notions liées chez lui à la recherche de loriginalité, qui avait servi de point de départ à la thèse désormais classique de Daniel Grojnowski et que lon retrouve ici sous la bannière du poncif pris dans une acception large allant du textuel au thématique.

Le travail dAlissa Le Blanc sinscrit donc dans une tradition de la critique laforguienne (et plus généralement des travaux sur la poésie post-parnassienne), quelle répertorie dans une riche bibliographie, mais il se signale dabord par son exhaustivité. Le corpus est traité de façon systématique à partir dune connaissance extrêmement précise de lœuvre, ce qui permet à lauteur daborder aussi bien la critique dart que la poésie ou les textes narratifs, sans compter les fréquentes citations de la correspondance ou des « notes ». Bref les trois volumes des Œuvres complètes parus chez LÂge dhomme sont exploités minutieusement et cette 474exploitation est dautant plus pertinente quelle sappuie sur des commentaires détaillés de nombreux passages dégageant clairement les enjeux stylistiques de la réécriture du poncif. Cette maîtrise de la « microlecture » va de pair avec un travail de classement qui aboutit à une typologie méthodique des procédés de réinvention du poncif par substitution, insertion ou encore hybridation.

Plus généralement, A. Le Blanc sattache à situer Laforgue dans son époque et dans ses lectures en manifestant là aussi des connaissances étendues qui lui permettent de proposer des rapprochements éclairants, notamment en ce qui concerne linfluence de Flaubert et Sully-Prudhomme par exemple. Lensemble met surtout laccent sur la dimension critique du travail de Laforgue, pris dans une sorte de « fuite en avant » (p. 635) à la recherche toujours recommencée du nouveau, laquelle suppose la déconstruction du monde littéraire ancien, de ses clichés et de ses mythes : non pas du passé faire table rase, mais le reprendre de façon subversive pour en dire linanité. Cette attitude néchappe pas, comme le signale A. Le Blanc, au risque dun nouveau poncif : la modernité résolue du Laforgue critique dart sexprime avec les mêmes mots que Zola ou Huysmans ; quant à lécrivain, il doit beaucoup à la tradition humoristique qui sexprime dans les milieux décadents, des Hydropathes au Chat noir. Toutefois ce poncif du refus du poncif trouve chez Laforgue une extension impressionnante à laquelle A. Le Blanc restitue toute sa dimension en proposant des synthèses particulièrement détaillées, notamment sur Le Sanglot de la terre, recueil inaugural et abandonné du jeune poète, ou encore sur le thème lunaire dont elle souligne la complexité : en effet, si la lune est un poncif, elle est aussi la « livrée » du poète. Il y a donc dans la réécriture du poncif les marques dun attachement quA. Le Blanc signale, même si elle nen fait pas son axe de lecture privilégié.

Cest peut-être ce quon pourrait regretter dans ce beau travail : la priorité accordée à la question des clichés, au caractère second et savant de la poétique laforguienne, rend moins visibles les valeurs quelle promeut, parmi lesquelles la nostalgie mais aussi la recherche dune sorte de naïveté ou de naturel. Il y a là évidemment un paradoxe, que signalait déjà André Beaunier affirmant dès 1902 que Laforgue cherchait par le rejet des clichés « à rendre à la poésie française sa fraîcheur native » (La Poésie nouvelle, Mercure de France, p. 83) : un peu comme si la « fuite en avant » visait en réalité un retour en arrière et cette poésie critique une simplicité problématique.

Hugues Laroche

Albert Samain, Œuvres poétiques complètes. Édition critique par Christophe Carrère. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2015. Un vol. de 794 p.

Après une vie courte et triste (1858-1900), un petit demi-siècle de gloire, et un grand demi-siècle doubli, Albert Samain revient. Seuls ceux qui fréquentaient les bouquinistes ne pouvaient ignorer Au jardin de linfante, Aux flancs du vase et Le Charriot dor, rien nétant moins rare que ces trois recueils (le premier, sorti en 1893 à 350 exemplaires, lancé lannée suivante par un article de François Coppée, aurait connu plus de 165 éditions jusquen 1940). Leurs titres sont désormais effacés sous la bannière générale des Œuvres poétiques complètes, impressionnante édition de 475Christophe Carrère, qui après sêtre attaché à ressusciter Leconte de Lisle se consacre avec une belle ténacité au destin posthume de cet autre grand poète oublié, ou dédaigné. Et il ny va pas de main morte ! Car il sagit de la première édition critique de la célèbre trilogie, mais aussi, dans lordre, du cycle moins connu des Poèmes pour la grande amie, du drame lyrique Polyphème, des poèmes inachevés, dune petite trentaine de poèmes parus hors recueils, et enfin dune bonne quarantaine dinédits, dont un « À Victor Hugo » qui manquait encore à sa couronne poétique.

Lintroduction générale, vigoureuse, utilise aussi bien les vers publiés que la correspondance pour présenter le mélancolique poète lillois, dont lun des malheurs provient sans doute dêtre resté entre trois mouvements sans appartenir vraiment à aucun : le Parnasse, le Symbolisme et le Décadentisme – mais son intérêt est aussi den avoir proposé une harmonieuse synthèse. Chaque grande section est ensuite précédée dune notice qui présente lœuvre, de la genèse à la réception. Les poèmes, dont les vers sont numérotés de cinq en cinq, sont annotés en bas de page de façon un peu moins régulière. Certaines notes offrent en effet des exposés mythologiques ou des relevés lexicologiques longuets, même si le but explicitement avoué pour ces derniers est de mettre « en évidence, par un travail de déconstruction intertextuelle, les liens syntagmatiques les plus forts et les plus éclairants » (« Note sur létablissement du texte », p. 25). Cet établissement natteint pas non plus toujours à la perfection souhaitable, même pour un « parnassien contrarié » comme létait Samain : à côté derreurs ponctuelles de ponctuation ou de majuscules, certains vers sont faux (p. 55, vers 13 ; p. 62, vers 29 ; p. 160, vers 8 ; p. 181, vers 61…), surtout dans ce malheureux Polyphème pourtant porté aux nues par son nouvel éditeur (vers 33, 102, 143, 192, 357, 439, p. 402-430). Cest certes peu de chose au regard de lensemble, mais cela suffit à jeter un voile de suspicion (sûrement à tort !) sur le relevé systématique des variantes regroupées en fin de volume. Un copieux appendice réunit les principaux articles de réception, cortège hétéroclite mais unanimement admiratif : Stuart-Merril, François Coppée, Remy de Gourmont, Jean Lorrain, Henry Bordeaux, Rachilde… La bibliographie qui suit est remarquable de précision bibliophilique, puisquelle contient tous les tirages et les grands papiers des œuvres originales, le relevé complet des préoriginales parues dans la presse, ainsi que labondante littérature dite secondaire, et enfin une liste des poèmes mis en musique. Trois index complètent le tout, pour les recherches par nom, par personnage de fiction et par titre (ou incipit) des poèmes.

Il nest pas certain que Samain soit de nouveau reconnu comme ce fils caché de Baudelaire et de Verlaine qui était salué à lenvi par la critique de son temps, mais Christophe Carrère et les éditions Garnier ont eu bien raison de procéder à cette exhumation inattendue, intéressante, et à bien des égards exemplaire.

Jean-Marc Hovasse

Louise Michel, À travers la mort. Mémoires inédits 1886-1890. Édition établie et présentée par Claude Rétat. Paris, La Découverte, 2015. Un vol. de 353 p.

Lœuvre et la vie de Louise Michel connaissent un engouement sans précédent. En font preuve le film de Solveig Anspach Louise Michel la rebelle (2010), la biographie romancée Le roman de Louise de Henri Gougaud (Albin Michel, 2014) mais encore plusieurs éditions scientifiques de ses œuvres, celles en particulier 476de trois romans, Les microbes humains, Le Monde nouveau et Le Claque-dents par Claude Rétat et Stéphane Zékian (P.U. Lyon, 2013) et de La Commune par Éric Fournier et Claude Rétat. Cette dernière sattaque ici au second volume de ses Mémoires qui navait été publié, en 1890, que sous la forme dun feuilleton dans le journal socialiste LÉgalité. La décision de faire paraître ce livre dans la presse avait été prise par Louise Michel elle-même, convaincue que cétait là la meilleure façon de sadresser directement au public (après avoir jeté au feu ses deux premières tentatives).

Le lecteur cherchera en vain dans ces pages des mémoires chronologiquement bien ordonnés, dans la continuité du premier volume de Mémoires paru en 1886. Au contraire, Louise Michel veut fondre son existence, dans la dernière partie de celle-ci, dans leffort révolutionnaire de celle qui est devenue, autant pour le pouvoir républicain que pour les militants anarchistes, un symbole. « Ce second volume de mémoires, écrit-elle, ce sera donc, non les faits et gestes dun individu, mais quelque chose comme la goutte deau dune vie mêlée à lOcéan humain. » (p. 36) Il sagit plutôt dune mosaïque, bien adaptée au cadre du journal, de réflexions, de lettres reçues, de comptes rendus de conférences prononcées par Louise Michel, de souvenirs de la Calédonie, dévocations des morts de la Commune et de coupures de presse commentées. Alternent le texte en prose et les poésies (dont certaines paraîtront en 1894 dans le volume de vers au titre symétrique dÀ travers la vie) sur le ton lyrique et prophétique quon lui connaît (par exemple, p. 40 : « Le dénouement approche, les banques croulent lune sur lautre, les républiques germent comme le pain, prêtes à se transformer en Sociales, les cris de révolte montent plus haut que les cris de douleur. Cest la fin ! ») Sy retrouvent, sans organisation apparente des morceaux, des témoignages de son intérêt déjà présent dans ses romans pour largot, un long compte rendu du procès de Pierre Lucas, louvrier qui a tenté de lassassiner en 1888 et dont elle a défendu lacquittement, ainsi que des prises de position pour lunité des forces révolutionnaires, contre le système pénitentiaire et la répression visant les journaux, pour la stratégie de la grève générale ou encore pour une « Internationale des femmes » dont Louise Michel est dans ces années-là lune des principales actrices.

Le travail éditorial de Claude Rétat est impeccable : un double système de notes permet de lire de nombreux commentaires explicatifs et des variantes établies daprès les manuscrits conservés tandis quune douzaine dannexes et une présentation précise remettent le texte dans le contexte de lœuvre autobiographique de Louise Michel.

Anthony Glinoer

Charles Péguy, La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne dArc et vers inédits. Édition critique par Romain Vaissermann. Orléans, Éditions Paradigme, 2016. Un vol. de 444 p.

Nayant pu intégrer dans lappareil critique de la nouvelle édition de la poésie de Péguy dans la Pléiade (Œuvres poétiques et dramatiques, éd. Claire Daudin, Pauline Bruley, Jérôme Roger et Romain Vaissermann, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014) toutes les ébauches, les brouillons et les vers inédits de la neuvaine de « La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne dArc », Romain Vaissermann en donne ici lédition critique.

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Le volume commence par une préface qui décrit la genèse de lœuvre (« Tout part de la première Jeanne dArc ») et lanalyse. Nous avons ensuite la présentation de la neuvaine, avec, entre le jour VIII et le jour IX, limmense développement litanique, en 291 tercets, de lopposition des « Armes de Jésus » et des « Armes de Satan ». Puis Romain Vaissermann nous présente trois états inédits du jour VIII, et surtout, ce quil intitule « Un inédit inachevé : premier essai du jour IX », titre quil présente sous une forme interrogative, à mon avis sans trop de raison, car, comme il lécrit, lhypothèse formulée par Julie Sabiani quil sagirait dun jour dixième nest guère acceptable dans une neuvaine (mais avec Péguy on ne sait jamais) et surtout le thème, le ton, les rimes sont bien ceux, sinon dun « premier essai du jour IX », au moins dune suite du jour VIII. Cet « essai » comprend 1898 vers, « écrits dans le sillage dune œuvre qui en comprend 1200 ». Le volume se poursuit par la présentation des deux premiers jours de la Tapisserie traduits en anglais – les notes des jours VIII et IX et des « Armes de Jésus » font aussi très souvent référence à la traduction en tchèque de Bohuslav Reynek (1915) – et se termine par une chronologie des années 1912 et 1913 qui sont celles de la composition et de la publication de lœuvre. En appendice, une courte présentation du Centre Charles Péguy dOrléans

Les trois premiers jours de la neuvaine sont consacrés à sainte Geneviève (« pour le vendredi 3 janvier, fête de sainte Geneviève quatorze cent unième anniversaire de sa mort ») à qui lon demande « comme elle avait gardé les moutons à Nanterre » de conduire un « bien autre troupeau », « le troupeau le plus vaste » (I), le troupeau le plus sage (II), « le troupeau tout entier à la droite du père » (III). Ce nest quen IV (« pour le lundi 6 janvier cinq cent unième anniversaire de la naissance de Jeanne dArc »), et ensuite dans toutes les autres journées de la neuvaine, quapparaît Jeanne dArc, qui sans être jamais nommée, est annoncée par sainte Geneviève (qui nest dailleurs pas non plus nommée) dans une vision prophétique et remplie despérance : elle la « voit venir » (IV), elle la « regarde savancer » (V), elle la « vit venir » (VI), puis « il fallut quelle vît… pour quelle vît venir » (VII, VIII et IX). En VI, puis dans les jours suivants, Geneviève qui était jusque là présente dans le premier vers, cède la place à Dieu (« Comme Dieu ne fait rien que par… »). Dans la suite inédite, Dieu est toujours présent au premier vers, sainte Geneviève au second, la litanie des « il fallut quelle vît… » se poursuit, remplacés du vers 201 au vers 217 et au vers 241, par « il fallut quil advînt », formule qui finit par lemporter définitivement au vers 265 (quatrain 67) jusquaux deux tercets de la fin. Larrivée des « il fallut quil advînt quau jour », avec des variantes suivant la longueur du mot à la rime marque dailleurs, semble-t-il, un changement de perspective : tous ou presque tous les mots à la rime des premier et dernier vers de chaque quatrain, rime imperturbablement en -age (« de laiguillage », « du défrichage », « de lécrémage », « du calfeutrage »), sont désormais des métaphores, souvent les plus inattendues, du Jugement dernier, le « Jugement terrible » des orthodoxes.

Les deux premiers jours et le cinquième sont des sonnets réguliers. Au jour III, le sonnet sallonge dun monostiche ; le jour IV a deux quatrains et trois tercets ; le jour VI, quatre quatrains, un tercet et un monostiche ; le jour VIII, deux quatrains, dix-sept tercets et un monostiche ; le jour IX, deux quatrains et vingt-neuf tercets ; quant au « premier essai » du jour IX, ce monstre, il a quatre-cent soixante-treize quatrains et deux tercets. « Les Armes de Jésus » sont une suite de tercets.

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Cet admirable travail dédition est naturellement accompagné de notes, et ces notes sont judicieusement placées sur la page de gauche, le texte se trouvant en belle page. Ce qui permet une lecture suivie. On connaît les scrupules habituels à Romain Vaissermann qui, ne voulant, autant que possible, rien laisser dobscur, fait ramper sa note sous le texte de la page de droite et il lui arrive de la faire grimper en haut de la page de gauche suivante (p. 258-260, p. 324-326). Peu de pages gauches sont vierges.

Ces notes peuvent porter sur la technique poétique. Plus nombreuses sont celles qui éclairent le vocabulaire, en particulier pour les noms en -age, pour lesquels on sait que Péguy a recouru au Dictionnaire méthodique et pratique des rimes françaises de Philippe Martinon, quil « ne concurrence pas, mais entend dépasser » (« bousillonnage », « ferronnage », « ténébré », etc.). Romain Vaissermann distingue bien les néologismes de sens des néologismes de forme, prouve aussi que tel mot est apparu dans la langue plus tôt ou plus tard quon ne le pensait. On a parfois affaire à un commentaire encyclopédique : voir, par exemple, les développements pour « lin sacramentel », « hydne », « chaland », « chevaux normands », « écu et florin ». Les notes expliquent également les choix orthographiques de Péguy, point toujours orthodoxes : ainsi le choix de « résoud » dans les « Armes de Jésus » est annoté avec une certaine ironie : « Les armes de Satan sont-elles aussi les fautes dorthographe ou les coquilles dimprimerie ? Péguy choisit, au nom de lanalogie, une forme blâmée par les puristes » (p. 162-163) – dans « La Pléiade », Romain Vaissermann a rétabli lorthographe courante, « résout » (op. cit., p. 1106). Elles éclairent également, les citations (du Bellay, Ronsard, Hugo, Musset, etc.) donnent les références des nombreuses évocations de la Bible, comme celles de lhistoire de la vigne de Naboth qui revient si souvent jusque dans les deux tercets qui terminent le « premier essai » du jour IX, ou de la parabole du Fils prodigue, ou de lApocalypse. On pourra discuter de certaines explications : le « centurion, de ceux que Rome enrôle », qui, « voyant un vagabond, quelque échappé de geôle », « du manteau militaire enfin se découvrit » est sûrement saint Martin plutôt que le Vercingétorix de Dion Cassius (p. 178-179, repris dans le 3e état du jour VIII, p. 239) ; dans le « premier essai du jour IX », les vers 385-388, 1805-1808 me paraissent, autant que les vers 1089-1092, rappeler lEnfant prodigue. Et pourquoi, p. 196, écrire : qu« Arènes de Lutèce et montagne Sainte-Geneviève font réapparaître, assez soudainement, Geneviève » alors quelle ne cesse dêtre présente tout au long de ce jour IX sous la forme du pronom « elle » (« il fallut quelle vît ») ? Dans un travail aussi considérable, il est inévitable que se soient glissées quelques fautes ou coquilles. Une liste derrata a déjà été dressée par lauteur.

Yves Avril

Laurent Fourcaut, « Alcools » de Guillaume Apollinaire : je est plein dautres, remembrement et polyphonie. Paris, Calliopées, 2015. Un vol. de 143 p.

On connaît les liens étroits et multiples de Laurent Fourcaut avec la modernité poétique : il a fait paraître de nombreux articles sur des poètes contemporains (William Cliff, Jacques Roubaud, Dominique Fourcade, Antoine Emaz…), ainsi que plusieurs recueils de poèmes, essentiellement des sonnets, dont le dernier, 479Arrière-saison, est paru en 2016 aux éditions Le Miel de lours. Il est en outre rédacteur en chef de la revue annuelle de poésie Place de la Sorbonne – dont le numéro 6 est paru aux éditions des Presses de luniversité Paris-Sorbonne en mai 2016. Il publie aujourdhui – aux éditions Calliopées, qui accueillent également la Revue Apollinaire – un ouvrage de quelque 140 pages consacré au recueil Alcools, paru en 1913, dont il appréhende la modernité à travers un questionnement portant à la fois sur lidentité du moi et sur la poétique du texte, comme le souligne le sous-titre.

En préambule au travail sur le texte, la contextualisation, cadre logique du premier chapitre, permet de situer Alcools dans son époque, dans la biographie, et dans lœuvre de son auteur, et de faire ainsi ressortir une première forme de modernité. Au-delà de langoisse dun conflit de plus en plus menaçant, ces années davant-guerre restent marquées par une concentration dinnovations scientifiques et techniques, de mutations institutionnelles et intellectuelles, et de bouleversements esthétiques, auxquels Apollinaire accorde un intérêt ardent, dont Alcools porte témoignage – et que « Zone », rajouté juste avant publication, emblématise : « Apollinaire sinscrit dans la lignée des écrivains qui, comme Diderot et Baudelaire, sans être des techniciens, surent capter les mutations essentielles dans lart de leur temps. » (p. 25). Laurent Fourcaut le rappelle, cest à Paris que se concentrent les avant-gardes. Ainsi, la révolution cubiste, dont le poète accompagne en éclaireur les manifestations (par son amitié avec un peintre tel que Picasso, et par ses écrits), trouve son équivalent poétique dans la recherche de la simultanéité. L« esprit nouveau », quil reconnaît dans différentes mouvances poétiques, telles que lunanimisme, le dramatisme, le futurisme, ou le groupe des fantaisistes, nourrit sa propre écriture. La curiosité de cet esprit éclectique et mobile est confirmée par la très grande diversité de son œuvre ; louvrage recense les genres multiples pratiqués par ce polygraphe, en dehors de la poésie : conte, théâtre, cinéma (sous forme de scénario), chronique, critique dart.

Laurent Fourcaut énonce ensuite clairement le « parti pris » (p. 34) sur lequel il fonde sa lecture : faire de lancrage psychanalytique, représenté par le motif du triangle œdipien, le point nodal du recueil, et montrer comment seul le travail poétique permet au moi de dénouer les liens mortifères inhérents à ce motif. À partir dune donnée biographique, labsence de père, qui a pour double corollaire la privation du nom susceptible dassurer le fondement identitaire, et la toute-puissance accordée à la mère archaïque, il caractérise ainsi le fil conducteur du recueil : « Alcools fonctionne comme un théâtre où le poète met en scène la tragédie [] de son identité problématique, insaisissable, et finalement, égarée. » (p. 34). Et il suit de près, dans son analyse et ses commentaires du texte, les mouvements contraires de démembrement et remembrement, qui sous-tendent les processus poétiques de déconstruction, détournement, renversement, par et dans lesquels se construit une identité paradoxale, faite dune indépassable altérité : « Guillaume Apollinaire, enfin fils de ses œuvres et de personne dautre. » (p. 66).

Louvrage fait sans cesse alterner des considérations synthétiques et une étude scrupuleuse des poèmes, qui vient étayer les propositions initiales. Pour rendre compte de la densité de ces pages, on mettra en évidence quelques-uns des modes poétiques étudiés par lauteur, qui donnent sa cohérence au recueil entendu comme catharsis.

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Il sagit dabord didentifier des « repères » (p. 27-33), en premier lieu le titre. DEau-de-vie, le titre initial, à Alcools, le champ métaphorique reste le même, mais le pluriel souligne la profusion du monde quabsorbe le poète (« Écoutez-moi je suis le gosier de Paris / Et je boirai encore sil me plaît lunivers »), et « quil sagit damalgamer, dassimiler au corps du poème » (p. 25) ; la métaphore plurielle traduit en outre la quête proliférante de reconstituants (didentité). La référence à lalcool entre dautre part en résonance avec la représentation de la poésie comme transsubstantiation. Second repère : le cadre spatio-temporel. Le texte revisite un topos critique en examinant la multiplicité des lieux et des temps : certains font référence à des épisodes de la vie de Guillaume, dautres à des figures historiques, religieuses, mythiques, des réminiscences littéraires, reçues en héritage, qui constituent larrière-plan culturel du recueil. Lensemble met en tension lhéritage reçu comme « collection chargée de pallier labsence douloureuse dune galerie des ancêtres propre » (p. 58), mais aussi comme pesant fardeau, dont le travail poétique permet de saffranchir, le moi se forgeant ainsi une identité personnelle.

La suite du chapitre démontre comment le renversement du négatif en positif, du démembrement au remembrement, creuset de « linvention dune voix propre » (p. 34), sopère dans ce qui est appelé le « contre-monde poétique » (p. 60), et fédère de multiples faits décriture. Les inversions de polarité sont lobjet de différentes thématisations : le fleuve par exemple, motif topique du fugit tempus élégiaque (quon pense au « Pont Mirabeau »), devient limage de la vérité du moi qui sabandonne à la libre circulation du sens. De même lombre est dabord une figure dysphorique du moi insaisissable et clivé : « Ô mon ombre en deuil de moi-même », est-il dit dans « La Chanson du mal-aimé » –allusion possible au « En deuil dun Moi-le-Magnifique » qui ouvre Les Complaintes de Laforgue. Mais Apollinaire appelle de ses vœux la mutation poétique qui fera de lombre un corps consistant. Tel est le programme poétique que tracent ces vers des « Fiançailles » : « Mais si le temps venait où lombre enfin solide / Se multipliait en réalisant la diversité formelle de mon amour / Jadmirerais mon ouvrage » (p. 118). Le recueil opère aussi le détournement cathartique de lélégie en dérision (« Et moi jai le cœur aussi gros / Quun cul de dame damascène » p. 26) : Apollinaire sinscrit dans la filiation de Baudelaire (quon pense au rire grotesque, tel quil la analysé), et des représentants de lesthétique fin-de-siècle, Laforgue notamment, par son usage de lironie.

Autre pratique signifiante : la polyphonie généralisée, qui opère la « reconstitution du moi de toutes pièces » (p. 59) – on reconnaît là le sujet lyrique moderne comme « cousu de plusieurs », selon la formule de Jean-Michel Maulpoix.

De cet ensemble danalyses convergentes émerge la représentation dApollinaire comme figure de la modernité poétique : « il comprend que lunicité du “je” est un leurre, une illusion doptique, et que la poésie consiste à donner forme – donc mille formes changeantes, mille tons divers, mille sens éclatés – à ce mouvant et polyglotte gisement du moi que Freud, au même moment, appelle inconscient. » (p. 75).

En termes délocution, un chapitre (p. 90-99) convoque un ensemble de faits de style inhérents à la poétique du recueil, tels que les constantes variations métriques, le « primat de loralité » lhétérogénéité lexicale hyperbolisée, la transfiguration métaphorique omniprésente, ou diverses formes de collage.

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Un autre chapitre (p. 100-118) isole un motif littéraire qui exemplifie la convergence, propre à une certaine modernité, entre des mutations sociologiques, anthropologiques, et esthétiques/formelles : la ville, dont Laurent Fourcaut confronte la représentation donnée dans Alcoolsavec des textes de Rimbaud, Verhaeren, et Aragon – et avec un tableau de Chagall.

Cet ouvrage, qui développe avec rigueur, en lillustrant abondamment, une thèse initiale, se veut également outil pédagogique : il se referme sur des observations lexicales portant sur plus de 140 mots, et sur une bibliographie commentée. Ainsi, Laurent Fourcaut a concentré en 140 pages des analyses dont la densité et labondance auraient pu fournir la matière dun livre bien plus épais – exigence de concision quon retrouve dailleurs dans sa pratique du sonnet.

Catherine Fromilhague

Sandra Cheilan, Poétique de lintime. Proust, Woolf et Pessoa. Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2015. Un vol. de 426 p.

Issu dune thèse préparée sous la direction de Karen Haddad et soutenue à lUniversité de Paris Ouest en 2013, le livre de Sandra Cheilan propose une lecture croisée des œuvres de Marcel Proust, Virginia Woolf et Fernando Pessoa, à partir du socle commun de la « poétique de lintime » mise en œuvre par chacun dentre eux dans des contextes à la fois culturellement analogues (crise du sujet et de la représentation caractéristique du premier quart du xxe siècle) et linguistiquement différents. De facto, Proust, Woolf et Pessoa appartiennent à des générations voisines (une dizaine dannées seulement séparent la naissance de Woolf de celle de Proust, quant à Pessoa, né en 1888, il meurt en 1935, 13 ans après Proust et 6 ans avant Woolf). Dautre part, la Recherche fut pour « Virginia Proust » (pour citer cette heureuse trouvaille de lauteure de louvrage) une lecture essentielle, à la fois vitale et paralysante, comme le rappellent les pages accordées à cette affinité élective (cf. chapitre 1, seconde partie : « Une Woolf proustienne », p. 43-72). Le cas de lauteur lisboète est, a priori, plus délicat : rien ne prouve en effet, comme le rappelle Sandra Cheilan elle-même, quil ait lu son prédécesseur, ce qui rend difficile toute affirmation selon laquelle il sen « inspirerait » ici ou là, tentation à laquelle lauteure ne résiste pas toujours. Louvrage de Sandra Cheilan parvient pourtant à mettre en évidence une intéressante proximité intellectuelle et sensible entre les auteurs du corpus choisi, par delà les rapports de faits réels ou supposés.

La lecture croisée progresse souplement, reliant tantôt Proust et Woolf, tantôt Woolf et Pessoa, tantôt Pessoa et Proust, tantôt les trois ensemble, à partir dun centre double justifiant la convocation méthodologique dune « géopoétique de lintime » : Paris, en tant lieu privilégié de circulations et de transferts culturel, et Proust, en tant que terminus, comme le disait Gracq, et inventeur de ce que Sandra Cheilan nomme le « roman intime » – pour le mieux distinguer sans doute dappellations telles que « roman de lintime » ou « roman intimiste », avec lesquelles la Recherche et Mrs Dalloway, où la sphère mondaine occupe une place majeure, ne coïncideraient pas. Pour Sandra Cheilan, Proust invente ou plus exactement réinvente une poétique de lintime que le génie de Woolf sapproprie avec ferveur et passion, tout en la métamorphosant. Quant à Pessoa, qui ne cite jamais Proust, ni dans son œuvre, ni dans sa correspondance, il ne 482sen livre pas moins à une exploration des confins du « sujet » par le système hétéronymique, conciliant de manière inédite un « intime » absolument singulier, marqué par la mélancolie et l« hypocondrie mentale », selon la jolie expression de lauteure (p. 163), et une écriture de lintime universalisable, à linstar de celles que Woolf et Proust ont élaborée au terme dun patient travail de fouille dans les gisements profonds de leur sol mental – pour paraphraser, cette fois, une expression proustienne bien connue.

Cette étude comparée, qui sinscrit dans la mouvance des travaux sur les « fictions de lintime » nées de la période dite « moderniste » (travaux qui réunirentpar exemple, en 2002, sous la bannière agrégative, Proust, Larbaud, Woolf et Schnitzler), savère originale en ce quelle insère Pessoa dans une dyade Proust-Woolf ayant déjà fait lobjet détudes dautant plus nombreuses quelles se fondaient en droit sur la lecture passionnée de Proust par Virginia Woolf, dès 1922. Il faut, de ce fait même, mettre en valeur le choix courageux de Sandra Cheilan : elle affronte demblée des difficultés objectives que la cohérence du plan et la richesse intrinsèque des divers aspects de lécriture de lintime abordés dans louvrage parviennent, in fine, à dépasser. De ce fait, si, au terme de la première partie consacrée aux relations entre les trois auteurs au sein du contexte littéraire et culturel dans lequel ils sinscrivent, on peut nêtre toujours pas convaincu par la place dévolue à Pessoa dans la triade proposée, ce constat samuït dès le second chapitre de la première partie, particulièrement bien mené, sur le « roman cannibale » (lexpression est de Woolf) incorporant et détournant diverses modalités décriture de lintime (le journal, les mémoires, la lettre). Dans la seconde partie, intitulée « Représentations de lintimité », on trouvera des pages elles aussi stimulantes sur le « dialogisme » et l« hétérogénéité de lintime » : Sandra Cheilan a ici le grand mérite de mettre en valeur des effets de dédoublement et de polyphonie au sein même de récits où prévalent la première personne et cette forme singulière dautopsie que met en exergue la « parole intérieure ». Létude des effets de mise à distance ironique, voire parodique, des discours scientifiques sur le « sujet » ou le « moi », qui se multiplient avec le développement de lapproche analytique des névroses, est également pertinente. Enfin, on trouvera dans lexamen comparatiste de la « Scénographie intimiste » développée par Sandra Cheilan dans la troisième partie des développements monographiques ou comparatistes utiles, même si, en somme, cet aspect savère moins original que les développements sur lénonciation qui occupaient le chapitre précédent et présentaient de manière originale les coordonnées dune poétique de lintime ni monodique ni monolithique, mais, tout au contraire, polyphonique, mouvante, et (auto)ironique.

De manière générale, on notera que chaque fois que Sandra Cheilan explore son corpus sous langle de la distinction, de la différence irréductible, elle produit de très bonnes pages. La traque des analogies, voire des filiations, est parfois moins convaincante : par exemple, létude des scènes de réminiscence initiées par une sensation gustative, chez Huysmans, Proust, et Pessoa, où Sandra Cheilan, par surcroît, néglige de se référer à louvrage pourtant exhaustif de Françoise Leriche, quelle se contente de mentionner dans la bibliographie. Dautres points, notamment techniques, laissent quelque peu à désirer, bien quil sagisse dune première monographie publiée : placet experiri. Reste que cet ouvrage aurait mérité un toilettage beaucoup plus méticuleux, afin déliminer les « coquilles » et 483autres « étourderies » syntaxiques ou lexicales émaillant le texte. On peut regretter également un certain flottement dans le recours aux citations en langue originale, qui tantôt sont données – cest heureux – tantôt ne le sont pas – et lon se demande pourquoi. Enfin la publication aurait pu également être loccasion de rédiger une conclusion plus nourrie et plus dense, que méritait cet ouvrage empli de bonnes intuitions et de formules heureuses.

Florence Godeau

Claudine Nacache-Ruimi, Albert Cohen. Une poétique de la table. Presses Universitaires de Rennes / Presses Universitaires François-Rabelais de Tours, « Tables des hommes », 2015. Un vol. de 357 p.

À qui ouvre le premier roman dAlbert Cohen est offert le partage dun petit déjeuner ; le dernier roman se fermera sur un goûter imaginaire à Buckingham. Ce constat na pas échappé à Claudine Nacache-Ruimi, qui nous entraîne dans un parcours gourmand de lœuvre. Un tel périple na pas pour seul effet de réveiller les innombrables saveurs dont se compose le plaisir du texte cohénien ; il croise toutes les grandes problématiques qui traversent lœuvre : la dimension mémorielle et fraternelle de la manducation affleure en même temps que la fonction offensive du thème alimentaire dans la critique sociale ou amoureuse et les questionnements métaphysiques quil fait résonner. Cet angle dapproche original renouvelle le regard porté sur lépaisseur charnelle de lécriture de Cohen, et révèle en ses romans un fonds culturel qui inclut jusquaux subtilités de lart de la table.

Une vaste érudition culinaire éclaire, dans une première étape, lancrage référentiel des évocations de mets et de repas. Rien de ce qui singère dans lœuvre na échappé à linvestigation, secondée par la consultation des classiques de la gastronomie – ceux dAuguste Escoffier, de Marcel Carême – et dune bibliographie qui embrasse lhistoire de la cuisine depuis lAntiquité et à travers le globe. Le rapport aux aliments des personnages de fiction est contextualisé aussi bien par lévocation dun potage dans un roman de Marcel Rouff, Genevois contemporain de lauteur de Solal, que par la consultation du menu dun établissement renommé de la fin du xixe siècle. Des éclaircissements sont donnés sur les sources juives et méditerranéennes qui irriguent limaginaire gustatif cohénien. Des hypothèses perspicaces portent sur le nom des plats, leur déformation, voire leur invention, débusquant la malice avec laquelle lécrivain joue sur les allusions gastronomiques. Les approches philosophiques et sociohistoriques du goût, telles que les pratiquent Michel Onfray, Jean-Paul Aron ou Jean-François Revel, sondent les résonances imaginaires du choix des aliments et ses enjeux stratégiques. Car le repas nest pas que dégustation : il est aussi lieu de sociabilité, et à la composition des menus sajoute leur mise en scène.

Les évocations culinaires, on la compris, ne sont jamais réduites à leur dimension strictement référentielle. Les aliments ont valeur de signes, sociaux, éthiques – au point que leur fonction sémiotique absorbe parfois leur valeur gustative aux yeux mêmes de ceux qui les consomment. À lapparat qui gouverne les repas occidentaux, donnant pour objet principal à la délectation des convives le prestige du nom des plats alignés au menu, soppose ainsi lopulence des saveurs que prodiguent aux Valeureux des mets populaires. La dimension affective de 484lalimentation établit des jeux dopposition entre les scènes : la nourriture unit au cosmos au sein duquel elle est absorbée, à lautre avec qui elle est partagée, mais cette spiritualisation déserte les repas sous leffet des mondanités ou de la déréliction amoureuse.

Létape centrale du livre approfondit lanalyse de cette portée symbolique du fait alimentaire. Létude du pain, des sucreries, des boissons chaudes éclaire le rapport à la mère et à la judéité qui sexprime dans lœuvre. On suit avec intérêt le trajet secret qui transporte le motif de la boulette du champ culinaire, où il renvoie aux préparations maternelles savoureuses, au champ physique, où il ressurgit sur le cou peu appétissant dAntoinette Deume, non sans sêtre chargé dans Le Livre de ma mère de connotations dysphoriques. Hors des recours explicites aux théories de Freud ou de Melanie Klein, lattention au texte revêt souvent la sagacité des lectures psychanalytiques. Un va-et-vient adroit entre les œuvres romanesques et autobiographiques relie le goût des fruits aux souvenirs denfance ou rend sensible linversion du chocolat, dont la douceur devient nauséeuse.

Mais si le détour par les confidences de lécrivain désigne la matrice des résonances imaginaires associées aux aliments, linterprétation ne cède pas au piège dune illusion explicative qui exhiberait des clés inconscientes sans prendre en compte, dans lautobiographie elle-même, un travail décriture lucide, sinon roué, qui rend ardu de départager la logique de linconscient et les intentions esthétiques. Claudine Nacache-Ruimi sait passer souplement dune approche explicative du langage symbolique à une approche téléologique. En témoigne la belle étude du lait, révélateur dun rapport perturbé à la judaïté et à la maternité, puis du café au lait, perçu comme l« expression métaphorique de la résolution des conflits », en ce quil allie « café noir de lÉden céphalonien et lait “corrosif” de la douleur juive ». Une réflexion sur les interdits que le Lévitique fait peser sur les produits hybrides montre l« impureté symbolique » de ce breuvage, que consomment dans lœuvre Juifs et Gentils, mise au service dun rêve de réconciliation universelle. La complexité de lassociation entre érotisme et alimentation ressort aussi : leurs gourmandises, est-il noté, sont associées par les métaphores mais dissociées dans la trame narrative, qui les rend antagonistes à lheure du déclin passionnel où la nourriture prend le pas sur les jeux de lamour. Ressort la prodigieuse plasticité que lécrivain confère à un simple élément nutritif pour linscrire dans des configurations symboliques multiples.

Cette herméneutique des évocations alimentaires confirme des constats attendus : celui, notamment, de lambivalence et de la réversibilité perpétuelle des significations chez un auteur qui inscrivait le « mariage miraculeux des contraires » dans sa définition du génie créateur. Elle en renverse dautres avec brio : létude de la consommation dalcools étaie lintuition que le groupe des Valeureux relève dun univers plus mythologique que biblique, et montre que cette consommation, paradoxalement, échappe à la dimension carnavalesque des scènes dagapes.

Linterprétation symbolique des évocations gustatives conduit lattention, dans une dernière étape, vers leur poétique. Lanalyse fait émerger, sans surprise, des variations entre les tonalités épiques, grotesques, lyriques qui comptent parmi les traits fondamentaux de lécriture dAlbert Cohen, mais en mettant laccent sur leur subversion. La force de ce dernier pan de réflexion est surtout dans la désignation de la dimension métapoétique qui sadjoint à ce traitement poétique. Dans la mise 485en scène et en discours des créations culinaires de Mangeclous se laissent ainsi reconnaître certains aspects de la création littéraire cohénienne : le personnage, dans son goût de travestir le réel, dans son art de créer lunité du disparate et dans la mélancolie qui suit labandon de son œuvre au public se fait figure du romancier, et les paramètres de la réussite des œuvres se transposent dun domaine à lautre. La sensibilité de Claudine Nacache à cette poétique culinaire engendre une jolie analogie entre le trésor enfoui au cœur des mets et un texte qui invite le lecteur à creuser à travers ses strates de signification, pour goûter une esthétique du secret et de la surprise.

Goûtant les mots autant que les mets, Claudine Nacache-Ruimi offre à son lecteur des nourritures intellectuelles aussi abondantes que riches de substance et soigneusement élaborées, pimentées dune multitude de formules expressives à savourer. Elle donne à partager avec une visible délectation son intelligence de lœuvre cohénienne, dans une exquise convergence de tous les plaisirs de la langue.

Carole Auroy

Dictionnaire Giono . Sous la direction de Mireille Sacotte et Jean-Yves Laurichesse. Paris, Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 985 p.

Dirigé par Mireille Sacotte et Jean-Yves Laurichesse, le Dictionnaire Giono a mobilisé vingt-deux spécialistes de lœuvre du romancier, unis par un même souci de précision et dactualité. Précédées dune brève préface qui rappelle lheureuse alliance de lunité et de linventivité de lœuvre, les six cent cinquante-deux notices sont suivies dune bibliographie des œuvres – romans, théâtre, cinéma, correspondances, chroniques journalistiques et entretiens – et des études critiques – monographies, actes de colloques, périodiques et numéros spéciaux de revues. Le Dictionnaire, selon lordre alphabétique enrichi dun double système de renvois par élargissement ou analogie, entend ainsi présenter les éléments caractéristiques de la création de Jean Giono, ses proches à titre privé ou ses collaborateurs (comme son ami Louis David ou la comédienne Andrée Debar), et une synthèse de la critique qui, dans le sillage des travaux de Robert Ricatte, Pierre Citron et Jacques Chabot, ne cesse de senrichir depuis quarante-cinq ans. Les notices offrent ainsi un remarquable outil aux chercheurs comme aux lecteurs amateurs passionnés de Jean Giono.

Si à chacun des titres des œuvres correspond une notice, les articles relèvent alternativement de la thématique, de léthique ou de la philosophie, sans oublier évidemment la dimension esthétique et poétique de lœuvre gionienne.

Ainsi, les notices thématiques présentent, outre le thème et limaginaire global de la nature (Alain Romestaing), les motifs présents et agissants dans les romans de Giono (feu, terre, orage, arbres, animaux, olive, vin…) ainsi que les éléments référentiels propres à lépoque où se situent ses fictions : lauberge, la veillée, le village, les vêtements comme les voitures à cheval ressuscitent un xixe siècle réélaboré par limaginaire propre à lauteur. Trouvent leur place, par ailleurs, les personnages romanesques, tels Thérèse, Angelo et M. V., lAbsente (LIris de Suse) ou lArtiste (Les grands Chemins), qui voisinent avec les figures emblématiques éparses dans lœuvre dartisans, dacrobates ou douvriers.

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Incarnée par les personnages, léthique des caractères et des passions invite à sintéresser aux notions de démesure, de cruauté (Denis Labouret), de domination, dégoïsme, davarice et de perte, mais aussi de générosité, damitié ou de joie. Lunivers moral paradoxal de Giono, lennui et le divertissement (Mireille Sacotte), le sentiment dabandon et lintuition de la force constructrice et créatrice des hommes signalent limportance de moralistes et de philosophes tels Pascal, Machiavel et Nietzsche. À la croisée des idées et des valeurs, on trouvera les entrées « anarchisme », « capitalisme », « aristocratisme », ou pacifisme, tandis que le concept « communisme » mérite un examen approfondi de M. Gramain. Dans une notice spécifique, Christian Morzewski analyse le sens inaugural et donc paradoxal du « retour à la terre » selon Giono. Il dissipe les méprises interprétatives, comme le fait de son côté Katia Thomas-Montésinos à propos du rapport – lui aussi paradoxal – de Giono à lHistoire.

Au-delà des pays chers à lauteur (plateau du Contadour, Lalley, Italie…), le Dictionnaire expose aussi le paysage intellectuel, littéraire, artistique que sest constitué Giono. Y trouvent place les grands inspirateurs depuis Homère (entrées « Iliade » et « Odyssée »), Virgile, LArioste, Dante et Cervantès jusquà Melville et Whitman, en passant par Stendhal et Dostoïevski. De Balzac, linfluence est interrogée par Jean-Yves Laurichesse, tandis que lentrée « Romantisme » permet dappréhender la relation de Giono avec le xixe siècle. La notice « roman américain » expose son admiration pour Melville, Thoreau et Faulkner – qui eût peut-être mérité une entrée particulière. Limportance de la musique et de certains compositeurs est évoquée (Bach, Haendel, Beethoven, Mozart), et celle du cinéma : Jacques Mény rappelle que le seul texte théorique de Giono sintitule « Écriture et cinéma », et que le goût de Giono, loin de se limiter à celui dun spectateur, lengage à pratiquer les adaptations de ses récits ou à écrire des scénarios originaux (dès 1931, Le Signe du soleil, qui ne fut pas tourné). Si dans les années quarante ce sont les procédés et dispositifs autorisés par le cinéma qui intéressent Giono (caméra subjective, surimpression, ralenti), il insiste dans la décennie suivante sur la part fondamentale de la parole dans la construction et la transmission dune fable. Giono conteur, Giono constructeur de fictions et Giono contempteur de lindustrie capitaliste se reconnaissent dans la figure de Giono cinéaste.

Enfin, la dimension poétique de lœuvre appelle des articles littéraires pointus, comme ceux qui sont consacrés aux catégories du récit et de la narration (D. Labouret). Certains romans suscitent une analyse technique approfondie (du même, la notice « Narrateur du Moulin de Pologne »), certaines métaphores privilégiées donnent droit à une entrée spécifique, comme celle de la danse, commentée par Agnès Castiglione.

En matière de stylistique, les analyses de Sylvie Vignes portent aussi bien sur lart de la « description » que sur l« oralité » ; celles de Sophie Milcent-Lawson, sur la « description narrativisée », le « défigement » ou le « dialogue ». Les humeurs et procédés de lhumour et de lironie ne sont pas négligés (Marie-Anne Arnaud-Toulouse), non plus que lintertextualité dont joue lœuvre (Jean-Paul Pilorget) ou la mythologie et les mythes quelle revisite (Agnès Landes). Moins connu que lopus romanesque, le théâtre de Giono est, quant à lui, présenté par Laurent Fourcaut.

Lensemble que constitue ce Dictionnaire Giono illustre donc la grande inventivité de lauteur, quil sexerce à lart traditionnel du conte ou aux expérimentations 487narratives qui rivalisent avec celles du Nouveau Roman, comme le montrent Les Âmes fortes. Lentrée « Imagination, Imaginaire » (Agnès Castiglione) permet de mesurer lélan et lusage de la poésie propre à lécrivain, qui transporte ailleurs le local, dépayse les lieux communs et transcende les sensations en visions. Circuler dune notice à lautre de ce Dictionnaire permet de se (re)familiariser avec lunivers de Giono, den vérifier la profondeur, la fantaisie, la cohérence, et den éprouver la chatoyante diversité. En bref, de confirmer la place majeure de Jean Giono parmi les très grands romanciers du vingtième siècle.

Marie-Hélène Boblet

Dictionnaire André Malraux. Sous la direction de Jean-Claude Larrat. Préface dHenri Godard. Paris, Classiques Garnier, 2015. Un vol. de 1216 p.

Quel est le bon usage des dictionnaires décrivains, qui foisonnent depuis bientôt deux décennies ? On peut les consulter comme des dictionnaires ordinaires, afin dy trouver lexplication dun mot-clef, la notice dun ouvrage, la fiche dun personnage, la biographie dun ami ou dune relation de lauteur. Ou bien les feuilleter, en quête de développements qui ajouteront à sa bibliographie critique. Le Dictionnaire André Malraux de Jean-Claude Larrat, qui succède à celui de Michaël de Saint-Cheron, Janine Mossuz-Lavau et Charles-Louis Foulon (CNRS éditions, 2011), conjugue lintérêt pratique et lenrichissement culturel. À côté de celles quon attendait (Absolu, Agnosticisme, Création, Culture, Métamorphose…), certaines entrées analysent des termes que les non-spécialistes associent moins spontanément à Malraux (Ellipse, Fondamental, Schème…), ou dautres encore plus inattendus, comme Jouets ou Main(s). On pouvait, à linverse, espérer une entrée Orateur ou Art oratoire. La liste de ses rubriques réservant des surprises, pourquoi ne pas lire louvrage de A à Z ? Grâce à léquipe resserrée de ses rédacteurs (dix-neuf, dont certains ont rédigé plus de soixante-dix articles), il sapparente à un essai collectif. Contrairement à dautres dictionnaires du même genre, il noffre pas de notices courtes : ce que Malraux a écrit sur Montaigne, Rabelais, Corneille, Rimbaud… (et qui nest pas négligeable), le lecteur en prendra connaissance au fil dautres articles, en saidant de lIndex.

« – “Pour lessentiel, lhomme est ce quil cache… [] Un misérable petit tas de secrets…” / “– Lhomme est ce quil fait !” répondit mon père presque avec brutalité. » Ce dialogue des Noyers de lAltenburg poserait lalternative familière à Malraux entre lÊtre et le Faire (concepts inscrits en tête de la deuxième partie de LEspoir, qui auraient mérité eux aussi des entrées spécifiques), si lÊtre se limitait à la vie privée. Sur le petit tas de secrets de lexistence de Malraux, le Dictionnaire naide pas toujours à faire le point. Mais lenquête serait-elle à la mesure du personnage ? On conçoit lirritation suscitée chez ses admirateurs par la vétilleuse biographie dOlivier Todd. Cédant inévitablement à « lillusion narrative » (La Corde et les Souris), lexercice est par définition contraire à la philosophie de Malraux. « Je nai jamais eu lintention décrire une biographie de Lawrence », dira-t-il à propos du Démon de labsolu, quil faut lire comme un historique des Sept Piliers de la sagesse. Le titre des Antimémoires valait profession de foi. On sera 488donc, si on veut à tout prix entretenir l« illusion », réduit à additionner les articles consacrés à Clara Malraux, à Louis Chevasson, à Eddy Du Perron et à dautres proches, avant de prendre conscience, grâce à lentrée « Mythe “Malraux” », que le « dispositif fictionnel » de lécrivain rendait superflue toute biographie supposée fidèle, surtout si elle se voulait intime. Lazare fait exception ; à défaut davoir jamais raconté sa vie, Malraux y a traduit son expérience de la mort. Les articles qui traitent de ses réticences vis-à-vis des théories de Freud et de son intérêt pour l« inconscient collectif » de Jung prolongent cette réflexion sur la connaissance de soi et sa mise en récit.

Le Dictionnaire éclaire, plus importantes que ses secrets, les étapes de son « faire ». Laventure douteuse du Cambodge ne doit pas porter trop dombrage à son intérêt précoce pour les arts dExtrême-Orient et à son scepticisme sur les chances dune colonisation heureuse (même sil se prévalut ensuite abusivement de prophéties sur le destin de lIndochine). Sa détermination contre le fascisme lui a dicté, au-delà de la participation à des meetings, son héroïque engagement à la tête de lescadrille España. Il ne poussa pas le souci de lefficacité jusquà adhérer au Parti Communiste (au contraire de son héros Manuel, dans LEspoir) ; à supposer quil en eût des regrets, le pacte germano-soviétique de 1939 les aurait effacés. Il sabstint de participer à la Résistance française aussi longtemps quil la jugea inefficace (« Revenez me voir quand vous aurez de largent et des armes ! ») avant de la rejoindre dans les derniers mois. Sa fidélité au général de Gaulle, depuis la Libération jusquà la retraite définitive de Colombey, sera indéfectible. On aurait aimé que le Général (dont le patronyme est curieusement rangé à la lettre D – mais à G dans lindex) eût droit à une plus ample synthèse. Son personnage étant omniprésent dans louvrage, larticle aurait exposé à des redites, mais celles-ci sont inévitables si on accepte que le Dictionnaire soit moins lu que consulté (il nest pas anormal ni gênant que certaines citations reviennent cinq fois ou plus). Cette synthèse sur le Général, Malraux savouait lui-même impuissant à la réaliser. « Je ne pourrais pas écrire cinq pages sur lui », déclarait-il en 1954. Il a surmonté lobstacle en le métamorphosant, dans Les Chênes quon abat, enun héros shakespearien. « Je crois que cest lui qui a inventé De Gaulle ! », disait José Bergamin. La figure du Général la aidé, en retour, à sinventer lui-même. On le dirait aussi bien dautres figures : « le Valéry de Malraux, cest dabord un autoportrait » (article Valéry), et « le dialogue avec Picasso se fond avec la pensée de lécrivain sur lart » (article Tête dobsidienne).

La création des Maisons de la Culture, destinées à rendre les tableaux, le théâtre ou le cinéma aussi accessibles aux enfants que lalphabet, restera le premier fleuron de son ministère. Pour le reste, en dépit des confidences peut-être trop complices de son directeur de cabinet André Holleaux (1962-1965), on peine à reconstituer les tourments de ce penseur de labsolu engoncé dans ses habits de ministre, aux prises avec la bureaucratie. Comment, anticolonialiste de longue date, accepta-il pendant la guerre dAlgérie les entorses à la liberté dexpression ? Quelle douleur lui causa sa rupture avec sa fille Florence quand celle-ci signa le Manifeste des 121 artistes, écrivains et comédiens contre la poursuite de la guerre ? Après avoir écrit, en 1932, que lauteur de LAmant de Lady Chatterley avait dû « compter avec la bêtise humaine », il couvrit en 1966, sans doute à contrecœur, linterdiction du film de Rivette, La Religieuse, et il brava deux ans plus tard la fronde des cinéphiles en limogeant Henri Langlois 489de la Cinémathèque française, décision cruelle que pouvait légitimer le souci de conservation du patrimoine. Le remarquable article « Mai 1968 » traduit la hauteur quil prit, ou singénia à prendre, par rapport à lactualité de lépoque. Son message figure, dans La Corde et les Souris,sous la forme dun dialogue avec un personnage fictif, daté du 6 mai 1968 (date anniversaire de la mort de Socrate). Cette « crise de civilisation », selon le diagnostic quil posa le 20 juin, lui offrit loccasion dune réflexion profonde, étendue au rôle des religions et à la place du « grand écrivain » dans le monde moderne. Mais, sur les grèves qui paralysèrent la France et les manifestations qui répandirent étudiants et ouvriers sur le pavé, quelle était au juste son opinion ? La question risque de sembler benoîte ou vulgaire.

Sur lArt, tout tourne autour de la Métamorphose, article majeur qui se prolonge dans dix autres, pour le moins. « Un crucifix roman nétait pas dabord une sculpture », lit-on, et, plus loin : « Les idoles deviennent des œuvres dart en changeant de références, en entrant dans le monde de lart que nulle civilisation ne connut avant la nôtre ». Aucune œuvre ne peut être vue hors de la métamorphose qui, rendant insaisissable sa véritable origine, aboutit à un perpétuel inachèvement. La sculpture, ou plutôt le regard que nous portons sur elle, latteste de façon plus éclatante que la peinture, à plus forte raison que la littérature car lécrit suggère une présence de la conscience, alors que limage nous transmet linconnu. Malraux nen a pas moins couronné, avec LHomme précaire et la littérature, un ensemble de réflexions qui en font un des grands critiques littéraires de son temps. Sur la musique, à linverse, il regrette de navoir pas pu trouver les mots qui auraient rendu plus claires les questions quil sétait posées. Les critiques parfois acerbes que lui ont adressées des historiens patentés manquaient de pertinence : jamais il neut lintention décrire une histoire de lArt au sens où on lentend dordinaire. Elle se serait heurtée aux mêmes réticences que les biographies. « Toute tentative de rendre le passé intelligible fait de lui une évolution ou une fatalité, chargée despoir ou de mort pour ceux à qui cette tentative sadresse ; alors quune histoire de lart, et non une chronologie des influences, ne saurait pas plus être celle dun progrès que celle dun éternel retour. »

À la métamorphose il faut lier le destin, dont lultime figure est le devenir, « le vieux fleuve héraclitéen ». Contre le destin luttent les héros fictifs auxquels le romancier donne le pouvoir de métamorphoser leur vie, ceux qui dans lhistoire réelle sinspirent dAntigone, les créateurs enfin. Parce que « lart rivalise avec la Création, dans limaginaire », il est « un moyen de possession du destin ». Plus encore quaux œuvres achevées, Malraux sattache à leffort sans cesse recommencé des artistes ; on peut toujours analyser leur pouvoir dexpression, cest le besoin de créer qui les a poussés à sexprimer. Créent-ils pour rivaliser de façon démiurgique avec le réel ou pour tenter de le rejoindre dans ce quil a de plus immatériel ? On a lieu dhésiter quand on lit, par exemple, cette admirable phrase du Musée imaginaire de la sculpture mondiale : « “On fait de la peinture avec le sentiment”, disait [Chardin] ; il nentendait pas par là le théâtre, mais une volonté quasi bouddhique de fixer par la pruine des fruits son accord avec un univers fragile qui semblait ne pas connaître la mort. »

De lunivers « malrucien », le Dictionnaire de J.-Cl. Larrat offre une approche détaillée et souvent lumineuse. (Le Dictionnaire du CNRS préférait « malraucien », 490tout aussi disgracieux. Ne pourrait-on sépargner lun et lautre ?) Les références bénéficient de lédition des Œuvres complètes de Malraux dans la Bibliothèque de la Pléiade (6 vol.), dont le contenu détaillé, placé au début du Dictionnaire, permet de façon économique et précise lidentification des renvois. Aux titres contenus dans cette édition, dont les mérites ne sont plus à vanter, ont été ajoutés quelques « Inédits dans la “Bibliothèque de la Pléiade” » (comprenons, lexpression prêtant à confusion : des inédits quinefigurentpas dans la Pléiade). Un outil précieux, en somme, et un bel ouvrage.

Pierre-Louis Rey

François de Saint-Cheron, Malraux et les poètes. Paris, Hermann, 2016. Un vol. de 302 p.

« Malraux a longtemps tout fait, dirait-on, pour laisser penser quà ses yeux la littérature navait pas autant de portée que les arts plastiques », écrivait Henri Godard en tête dun essai (LAutre face de la littérature. Essai sur Malraux et la littérature, Gallimard, 1990) où il combattait ce préjugé que Malraux avait donc contribué à nourrir. Dans Malraux, théoricien de la littérature (Puf, 1996), quouvre un bref chapitre intitulé « Symbolistes et surréalistes », Jean-Claude Larrat a analysé ensuite les réticences de Malraux vis-à-vis des poètes de sa jeunesse, coupables davoir moins exploré le « fond de linconnu » que cédé à un tourbillon de formes venues de lextérieur ; mais plusieurs entrées de son Dictionnaire Malraux (Garnier, 2015) montrent comment lécrivain a élargi, à partir des années trente, le sens du terme « poésie ». Ainsi La Comédie humaine fait-elle, à ses yeux, concurrence à LIliade. Baudelaire et Valéry figurent dans son Panthéon littéraire grâce à leurs poèmes, mais aussi en tant que critiques dart sensibles à lunivers des formes. Évaluant lintérêt de lauteur des Curiosités esthétiques pour les « arts précolombiens [qui] commençaient à sourdre » ou pour les estampes japonaises du magasin « À la porte chinoise », il nest pas loin de faire de lui un précurseur – encore timoré, il est vrai – du « Musée imaginaire ». Il voulait, du reste, quon lise LesVoix du silence comme un poème plutôt que comme un essai. Pour lui, la poésie est en effet dabord une voix ; les poèmes « aphones » de Mallarmé, écrits pour être lus, conduisent eux aussi vers la beauté, mais par un chemin différent.

François de Saint-Cheron examine moins les rapports de Malraux avec la poésie quavec les poètes. La première partie de son ouvrage dresse un inventaire des auteurs de prédilection de Malraux, depuis François dAssise, Villon ou Shakespeare jusquaux contemporains, en passant par Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, mais aussi par Nietzsche, dont un poème, célébré dans Les Noyers de lAltenburg, « suggère un possible passage, ici-bas, du tragique à la lumière » (p. 76). « Comme Nietzsche, Malraux était “un peu chaman” » (p. 78). « Proclamé ou secret, lobjet véritable du poème, cest le feu. Il nest pas le reflet dun soleil invisible, mais lœuvre dun pouvoir humain qui napparaît quen lui », lit-on aussi bien dans LIntemporel (OC, Pléiade, t. V, p. 793). La seconde partie offre un recueil de correspondances croisées (conservées pour la plupart à la bibliothèque littéraire Jacques-Doucet) avec des amis ou relations qui, à limage de Michel Leiris ou dAndré Salmon, ne furent pas tous prioritairement des poètes 491au sens étroit du terme ; chaque série de lettres est précédée dune notice qui instruit sur les relations de Malraux avec son correspondant : très occasionnelles avec Claudel, Guillevic ou Breton, affectueuses avec son aîné Max Jacob qui fut son « intercesseur » en littérature, dune amitié chaleureuse avec Jean Grosjean et André Frénaud. En Appendice sont reproduits des vers de Grosjean et de Frénaud (tous deux déjà cités en exergue du volume), un texte de Francis Ponge recueilli dans l« Hommage à Malraux » de LaNouvelle Revue française, ainsi que lallocution prononcée par Malraux en 1959 au Festival de Cannes. Comme il était, rappelle Fr. de Saint-Cheron, « du côté de ceux qui parlent », ces lettres seront souvent lues comme des échos de conversations ou des préludes à de plus longs débats. « Ça membête de dicter une lettre du genre critique littéraire », avoue-t-il à Frénaud à la relecture de ses poèmes (17 janvier 1947) ; on suppose quil lui exprimera ses impressions de vive voix. Réciproquement, Frénaud lui écrit : « Jai longtemps songé à vous écrire à propos du premier tome de votre Psychologie de lart mais cest dune richesse trop éberluante pour que jose me lancer dans une lettre qui nen finirait pas » (24 mai 1948). On aimerait savoir en quels termes ils en parlèrent.

À Gaëtan Picon, qui prétend que Goya lui est « plus cher et plus présent » que Baudelaire, Malraux répond : « Je ne crois pas » (Malraux par lui-même, Le Seuil, « Écrivains de toujours », 1956, p. 122), comme si le préjugé était décidément tenace. Il est vrai que, quand il avance que « le dernier héritier dApollinaire » fut peut-être Chagall (p. 52) ou que « Villon nest pas moins présent que la Pietà dAvignon » (p. 67), Malraux établit pour le moins des passerelles entre les arts. Il juge assurément la poésie aussi belle et aussi profonde que la peinture ou la sculpture, mais, puisquil a choisi de composer un musée imaginaire plutôt quune anthologie, il est logique quil recoure souvent à elle comme à un élément de comparaison. Cest toutefois « comme la peinture à lépoque de Manet » que la poésie, avec Baudelaire et plus encore avec Rimbaud et Mallarmé, a tendu à devenir « une valeur en elle-même, indépendamment du “sujet” ou des sentiments quelle pouvait paraître exprimer » (p. 44).

Que Malraux vive en familiarité avec ses poètes préférés, on le devine par les citations, peut-être inconscientes, dont il nourrit sa prose : ici, un « Cest par une nuit pareille [] », inspiré du Marchand de Venise (p. 27) ; là, une « idole à trompe », issue du Voyage de Baudelaire (p. 36)… Sil cite inexactement (tout en respectant la métrique) tels vers de Hugo (extraits d« À Théophile Gautier » ou dHernani) ou dApollinaire (« Ispahan »), cest le signe quil ne prend pas la peine de retourner au texte du moment quil en a gardé la musique. On trouverait sans doute dautres réminiscences dans ses Oraisons funèbres, lues par Fr. de Saint-Cheron comme des poèmes en prose.

Louvrage est le fruit, non seulement dune connaissance approfondie de lœuvre de Malraux, mais de longues enquêtes de son auteur auprès de Sophie de Vilmorin, de Miriam Cendrars, de la veuve de Jean Grosjean… Il ajoute des touches au portrait parfois insaisissable de lécrivain. On mesure sa fidélité en amitié, sa réserve aussi, sa culture (qui en aurait douté ?), ainsi que son goût pour la fantaisie verbale (voici quune boutade « fanfreluche de génie » Max Jacob, accusé par ailleurs de « pignocher des choses inexactes »…). Lauteur des Oraisons sexprime ici mezza voce. On a lillusion de lentendre converser.

Pierre-Louis Rey

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Anne Simon, Trafics de Proust. Merleau-Ponty, Sartre, Deleuze, Barthes. Paris, Hermann, « Philosophie », 2016. Un vol. de 244 p.

Il existe, dans la postérité de Proust, un « moment 1960 » (correspondant aux années 1950-1970) : cest le moment où un groupe de penseurs, ressaisissant Proust et se saisissant de Proust, y engagent « le sens même de leur vie et leur engagement dans lécriture » (p. 7). Entre les quatre auteurs rapprochés ici et Proust se crée une relation diacritique, où limmersion dans la pensée de lautre nourrit un processus dindividuation. Que lon considère le romancier de la Recherche comme un alter ego pour Merleau-Ponty, comme un frère ennemi pour Sartre, comme un hors-sujet pour Deleuze ou comme un moi idéal pour Barthes, il sagit dobserver comment « lœuvre de Proust est conduite à vivre sa vie dans la vie dun autre » (p. 12). De tels lecteurs dénaturent ce faisant Proust sans état dâme – cest ce qui les réunit sous lintitulé du trafic ; car pour eux, il sagit de « passer par Proust pour inventer le roman de leur propre pensée » (p. 28). Leur lecture de Proust relève du « mésusage producteur de concept » (p. 146). Deleuze en premier, mais tous au fond pratiquent une « appropriation du romanesque au sein dun parcours philosophique qui prend son bien là où il se trouve » (p. 153). Observons dabord comment chacun sy prend.

Entre Merleau-Ponty et Proust, il y a compagnonnage de toute une vie. Il faut partir ici dun texte de 1945 reproduit en 1948 dans Sens et non-sens, « Le roman et la métaphysique », qui pose le problème directeur de distinguer littérature et philosophie. « Ce désir de roman au cœur du questionnement philosophique peut être considéré comme la modulation dune intersubjectivité plus générale qui travaille la lecture chez Merleau-Ponty » (p. 47). Ce que Proust accompagne chez lui, cest « une tentative de plus en plus poussée dincarnation de lidée » (p. 52). On observe cependant quau fil du temps, les références à Proust, qui ne cessent dêtre précises, saccompagnent dun silence sur son nom, à la faveur dun empiètement stylistique et cognitif (p. 56) qui exploite les potentialités de sens que recèlent le lexique et le style de la Recherche (p. 59). La phénoménologie merleau-pontienne trouve à ce contact ses assises : ainsi, « cette articulation primordiale entre le sentant et le sensible, cette prescience quun monde global se tient à lhorizon de notre vision, perceptibles dès les premières tentatives décriture de Proust, ont constamment alimenté la pensée du philosophe » (p. 64). Le sensible proustien entre en résonance avec les recherches du penseur en ce quil sinstitue entre retrait et manifestation, fermeture et ouverture, ténèbres et lumière : léglise près de Balbec recouverte de lierre montre que lidée peut être perçue sans voiles, et révèle à Merleau-Ponty quun dévoilement seffectue par le biais du voile (p. 76). Le phénoménologue retient encore du romancier le silence comme accès à la profondeur, qui se conquiert à rebours de la page blanche.

Pour Sartre très différemment, Proust « constitue tantôt un modèle obsédant et souvent occulté, tantôt un ennemi intérieur dautant plus combattu quil est bien sûr lun de ces doubles que Sartre na cessé de se forger pour mieux se confronter à soi » (p. 82). Aussi Sartre fait-il de la lecture, en général comme de Proust, un usage tout personnel permettant de se définir par opposition, avec une violence parfois qui fait symptôme, tantôt de digérer autrui, pour en faire finalement une figure de soi (p. 86). Le rejet, cest celui de lintrospection proustienne, révolue, datée, à ne pas suivre. Là où le philosophe au contraire se 493rapproche du romancier, cest dans le rapport à autrui lié à la question du regard, à travers une vision vécue comme épreuve solipsiste, doù résulte un voyeurisme, dailleurs honteux chez Sartre, alors quil serait plutôt valorisé sinon valorisant chez Proust (p. 97-99). Anne Simon détermine que le célèbre passage sur le garçon de café sappuie implicitement sur quatre passages de la Recherche : ny voit-on pas dailleurs « Legrandin changé en garçon de café » ? De Proust à Sartre, « la dénonciation du snobisme social » devient « celle de la mauvaise foi existentielle » (p. 102). Les Mots, écrit à la fois avec et contre « Combray », condense cette relation double.

« Lire Proust à travers le prisme de Deleuze, cest en réalité entrer dans le plan de la non-coïncidence à soi, de la latéralité » (p. 119). Le critique remarque chemin faisant que les éditions remaniées de Proust et les signes reflètent une évolution de la conception deleuzienne du roman – et même une déconstruction progressive du système posé en 1964. Le penseur se fixe sur le concept évolutif (et renfermant des contradictions) de lessence selon Proust, ce qui le pousse sans doute à accentuer excessivement lunité de la Recherche et à séparer artificiellement le sujet et lobjet. Émerge cependant lidée que « le Proust de Deleuze sonne souvent plus juste quand on le sort de la grande machinerie, aux rouages compliqués, de Proust et les signes, et quon le suit comme une ligne de vie dans le jaillissement dune pensée en création permanente » (p. 134). Ainsi le véritable Proust de Deleuze pourrait-il se trouver ailleurs que dans cet essai, cest-à-dire lorsquil est capturé hors de son territoire assigné (p. 140). Mais la déformation parcourt toutes les étapes de sa lecture, dès 1964 quand il aborde Proust en philosophe promoteur du vrai (p. 152-153), dans le fait quil refuse denvisager la question complexe des voix narratives (cest dailleurs, ajouterons-nous, un trait général des philosophes se penchant sur le cas de la Recherche), dans sa description favorite de laraignée qui surveille et rayonne à partir dune horizontalité presque abstraite, contrastant singulièrement avec le lien quétablit Proust entre le tissage et lépaisseur du sensible.

Avec Barthes se fait jour « une nouvelle forme décriture sur la vie et le monde de Proust envisagés à la lumière de la Recherche » (p. 155) ; cest dire que Proust deviendra pour lui « une cadence voire une syntaxe de la lecture et de lexistence » (p. 157). Proust pour Barthes est « un écrivain érigé en figure réussie de la vie » (p. 176). Après avoir constaté que deux accès à Proust se sont succédé, de la fragmentation à la continuité, Anne Simon observe comment La Préparation du roman est traversé par lécriture de La Chambre claire, en confrontant subtilement, faudrait-il dire, la non-écriture de Proust dans La Préparation du roman et sa réécriture dans La Chambre claire (p. 192-193).

Ces quatre lecteurs partiaux de Proust sont partiaux parce que, lisant Proust, ils produisent quatre pensées en prise sur la vie – « personnelle-fantasmée chez Barthes, personnelle-décryptée chez Sartre, sensible-idéelle chez Merleau-Ponty, cosmique-rythmique chez Deleuze » (p. 206). Par quoi Proust romancier se trouve doté de « grappes de visages » (p. 208).

Car on ne saurait omettre pour finir quune des richesses de ce dense essai repose sur les caractérisations des aspects a priori les plus insaisissables dÀ la recherche du temps perdu, au sein desquels on privilégiera ici, à titre dexemple de cette subtilité danalyse, les rapports de Proust à la philosophie, intensément interrogés ces dernières années, outre notre Éclectisme philosophique de Marcel 494Proust (Paris, PUPS, 2013), par Thierry Marchaisse (Comment Marcel devient Proust. Enquête sur lénigme de la créativité, Paris, EPEL, 2009), Pierre Macherey (Proust. Entre littérature et philosophie, Paris, Éditions Amsterdam, 2013)3, ou Gilbert Romeyer Dherbey (La Pensée de Marcel Proust, Paris, Classiques Garnier, 2015) et Claudio Rozzoni (Marcel Proust. Portrait dun jeune écrivain en philosophe, Paris, Classiques Garnier, 2016), sans oublier le numéro de revue en préparation Proust et la philosophie : regards de la philosophie allemande (sous la direction dUta Felten et Volker Roloff, Revue détudes proustiennes, 2018-1).

Dans la lignée de son Proust ou le réel retrouvé (Paris, Puf, 2000, rééd. Champion, 2011), Anne Simon trouve encore à nuancer cette si difficile question, qui parcourt tout son essai, pour noter que demblée dans louverture de la Recherche (le dormeur qui séveille), « on sort avec Proust du sujet constitué » (p. 145). Le critique observe que, dans le cycle romanesque, les sujets traités se trouvent malmenés « pour les rendre philosophiquement méconnaissables, en les intégrant dans des histoires aux retournements inattendus et irréductibles à la conceptualisation » (p. 18). La loi de renversement, identifiée chez Proust par Barthes, suppose paradoxalement limpossibilité de la loi, cependant que la minutie interprétative du romancier finit par dissoudre la possibilité même de lherméneutique (p. 37) ; ce quincarne ainsi le héros et narrateur de La Prisonnière, cest « la folie, masquée par le prétexte de létablissement de Lois psychologiques » (p. 20). Dans la lignée, quoiquautrement, de Vincent Descombes (Proust. Philosophie du roman, Paris, Éditions de Minuit, 1987), Anne Simon observe comment le roman se joue de la philosophie et en déjoue les objectifs : « le récit ne cesse dévoluer, ou de tendre ses pièges pour obliger le lecteur à prendre part au cheminement hasardeux du narrateur vers la vérité » (p. 25), sans compter que certains sujets « sont devenus philosophiques à force davoir été romanesques » (p. 19). Lanonymat du narrateur proustien est interprété, dans ce mouvement de pensée, comme le refus dun Sujet garant du sens de lœuvre ; subtilement, la ligne de partage entre létablissement et la perte du sens se joue notamment dans le nous et le présent gnomique chez Proust, qui « visent à défictionnaliser le propos en luniversalisant » – mais au moyen de « cette défictionnalisation qui est certes un des modes proustiens de la mise en fiction… » (p. 63 et note 114). De même, « lécrivain salue explicitement dans la Recherche lunité rétrospective des grandes œuvres du xixe siècle – non sans faire éclater dans sa pratique de lajoutage et de la paperole ce désir théorique de totalité » (p. 138). Une pensée qui se construit sur la réunion paradoxale des contraires : Barthes remarque, dans La Préparation du roman, que le narrateur raconte lœuvre en train de ne pas se faire, et, ce faisant, la fait.

Tel est cet essai, muni dun index et dune bibliographie, un essai où chaque mot est compté et pesé. Il dégage une double forme de la postérité dun écrivain, qui dun côté se lie à des penseurs (ou dautres romanciers ici : pensons à Claude Simon) attachés à le transformer pour devenir eux-mêmes, dun autre côté passe par ces lecteurs et relecteurs pour démultiplier les significations de son œuvre. Il y va en ce cas de la place de Proust au xxe siècle ; et lon observe que la question du rapport de Proust à la philosophie est si riche, que même si lon vient après toute une rangée de bibliothèque sur le sujet, tout semble rester encore à dire.

Luc Fraisse

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Claude Coste, Roland Barthes ou lart du détour. Paris, Hermann, Savoir Lettres, 2016. Un vol. de 278 p.

Claude Coste compte parmi les meilleurs spécialistes de Roland Barthes dont il a édité une part importante des manuscrits inédits de ses cours (Le Discours amoureux, Sarrasine de Balzac et Comment vivre ensemble). On lui doit un Roland Barthes moraliste (Lille, Septentrion, 1997) qui offre une vision originale et singulière du théoricien dans la lignée des Montaigne, La Bruyère, La Rochefoucauld, Pascal, adepte comme Barthes de la forme brève, mais aussi, plus proche de lui dans le temps, Nietzsche et André Gide. Membre fondateur avec Eric Marty du groupe Roland Barthes à lITEM (CNRS), Claude Coste en codirige le séminaire associé ainsi que la revue Roland Barthes (roland-barthes.org). Ses nombreux travaux sur Barthes et sa connaissance approfondie de son œuvre font donc de son dernier livre une référence incontournable de la critique barthésienne actuelle. Louvrage se présente comme un ensemble détudes qui ont, depuis plusieurs années, mis en avant des aspects méconnus de lécriture et la pensée dun Barthes à multiples facettes : ses relations à Georges Bataille, Bernard Dort, Jean-Paul Sartre, Jean-Pierre Richard et le Maroc, ce dernier sujet ayant fait lobjet dun ouvrage collectif en 2013 (Barthes au Maroc, dir. Ridha Boulaâbi, Claude Coste et Mohamed Lehdahda, Meknès, PU de Meknès). Il explore donc les alentours du Barthes sémiologue, critique littéraire, de théâtre, enseignant et pris dans une négociation permanente avec sa propre image.

Dans le chapitre liminaire qui introduit la question de la « bonne distance » selon Roland Barthes, Claude Coste rappelle ses difficultés et son souci de tenir une position juste, tant moralement que scientifiquement : il sagit pour Barthes dintégrer la part affective du lecteur sensible quil est dans ses analyses, tout en évitant de coller à son objet et de sengluer dans une vision univoque. Il assume donc la part affective de sa méthode, mais choisit de lexpérimenter dans le cadre du séminaire de lÉcole Pratique des Hautes Études et surtout au Maroc où le dialogue, malgré les difficultés, prend encore plus le pas sur le cours magistral. Comme lexplique Claude Coste, qui oppose cette « proxémie du séminaire » à la distance imposée avec lassistance au Collège de France, le détour de Barthes par le Maroc est encore une fois une prise de distance de lactualité houleuse de lenseignement en France (Mai 68) pour mieux se rapprocher de la littérature et du texte (son programme de cours à Rabat convoque Poe, Proust, Verne et la notion de polysémie). Coste y présente le Barthes pédagogue qui transparaît à travers ses notes de cours mais qui cherche aussi, dans la littérature, un moyen de « libération de lindividu » (p. 110).

Nombre de notions-concepts forgées par Barthes traitent de la question de la distance et ses degrés : idiorrythmie, philosphère ou bathmologie, notamment. Létude des fragments dun discours amoureux, et en particulier le brouillon du « Je taime », exemplifie et étend la question à la relation éthique et sentimentale entre deux êtres, même si lamoureux tend, par sa folie affective, à sexclure des espaces de sociabilité. Expérience et théorisation œuvrent de concert pour embrayer les forces désirantes de Barthes selon la figure du détour qui « intériorise la proxémie » et autorise les digressions, retours en arrière, glissements (au premier chef, le lapsus) et jeux de sens. Barthes ne cache pas à cet égard sa dette envers la psychanalyse, « en particulier dans la connaissance de limaginaire, notion incertaine » héritée de Lacan (p. 65).

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De cette première partie qui traite du Barthes enseignant, un second ensemble sintéresse à Barthes lecteur de Proust, Sartre et Bataille. Le Proust de Barthes devient radiophonique. Barthes se fait lecteur des lieux de ce quil nomme le « marcellisme », un certain goût et intérêt pour le narrateur Marcel, et qui devient un mode dappropriation de lœuvre proustienne (on pense au dernier cours programmé par Barthes – mais qui naura pas lieu – autour de photographies du monde proustien). La promenade radiophonique est un parcours urbain qui dévoile autant les espaces proustiens que le regard singulier de Barthes, et sa propre intimité projetée comme une « maquette » parallèle au cours La Préparation du roman, cest-à-dire un terrain exploratoire dune nouvelle forme de narrativité : « Acceptant la parole radiophonique, Barthes expérimente un nouveau mode dexpression, une sorte de pré-écriture qui précède lécriture comme la parole précède lécrit. » C. Coste poursuit : « Cest sur un mode pré-littéraire quil transforme Paris en un lieu habitable ; cest dun simulacre décriture quil investit le simulacre de la “maquette” ». La confrontation littéraire avec Proust et sa construction cathédrale – Barthes étant plus modeste dans le format – nest pas la seule qui traverse lœuvre et la pensée de Barthes. Lombre de Sartre plane aussi depuis les années daprès-guerre, et les références reviennent en force à la fin des années 1970 : Barthes crédite le philosophe de son entrée « dans la littérature moderne » (p. 136), et selon C. Coste, il trouve dans sa phénoménologie de la conscience une science des degrés, « ces échelonnements de conscience qui traversent le conscient et linconscient » que La Chambre claire met en scène sous la forme de découvertes successives (p. 144-145). Les références sartriennes de Barthes sont pour beaucoup littéraires : elles passent par son Genet et son Baudelaire. Mais C. Coste pointe surtout un va-et-vient de Barthes à Sartre témoignant dun parcours décriture qui prolonge cette recherche de distance juste par rapport à lobjet « littérature » : « DEsquisse dune théorie des émotions à LImaginaire, ce qui se donne à voir, cest tout le trajet qui conduit de lémotion à la fuite et de la fuite à la littérature » (p. 158).

Plus inattendu, le Bataille de Barthes qui apparaît dans ses lectures après le Degré zéro de lécriture, forme une « sainte trinité »avec Lautréamont et Artaud. Publié en 1963, le texte de Barthes « La métaphore de lœil » sinscrit dans le cadre plus global dun numéro hommage de Critique pour Bataille mort lannée précédente. Pour un spécialiste de limage, ce détour par Bataille – un proche de Klossowski, comme Barthes – ouvre à une réflexion sur la filiation paternelle et maternelle, la place du mysticisme dans lécriture et, dans la continuité de sa lecture de Sade, à limage de la sexualité qui se décline de lérotisme au libertinage en passant par la transgression. À lépoque où paraît Le Plaisir du texte, un an après Sade, Fourier, Loyola, Barthes revient sur Bataille à loccasion dun colloque de Cerisy (« Vers une révolution culturelle : Artaud, Bataille », 1972) et remet à lhonneur « la puissance transgressive de son œuvre » (p. 171) qui lamène jusquà Tricks de Renaud Camus, et toute une littérature de la sexualité – au même titre que lamour – qui affleure de plus en plus nettement chez Barthes.

Dans les derniers chapitres consacrés aux multiples détours de la pensée et de lécriture barthésienne, Jean-Pierre Richard, Bernard Dort et André Pieyre de Mandiargues sont les interlocuteurs dun dialogue qui tourne autour de la littérature et de la question de la sensation, dune physiologie moderne, du théâtre et des débuts critiques de Barthes et, enfin, dune lecture picturale dArcimboldo, 497peintre humaniste à clefs, que les deux écrivains ont commenté et mis à lhonneur à la suite des Surréalistes. Cette dernière partie rappelle le rôle du Barthes critique, que ce soit dans la revue Théâtre populaire, quil a cofondée avec Dort, ou dans la défense de la littérature de son temps autour de Jean Cayrol et Alain Robbe-Grillet sur lesquels Dort a abondamment écrit lui aussi. De lamitié avec Jean-Pierre Richard surgit un dialogue fait dimages et démotions, « un paysage intérieur » qui fonde lherméneutique sensible des deux hommes (Jean-Pierre Richard est lauteur de Roland Barthes, dernier paysage, Verdier, 2006). Cet éloge de la sensibilité qui, traversant les époques, sattache autant aux classiques quaux modernes, accompagne les nombreuses tentatives de Barthes de faire une histoire des émotions. Fragments dun discours amoureux en est la version la plus aboutie, sorte de pendant romantique et romanesque de lHistoire de la folie à lâge classique de son ami et futur collègue Michel Foucault.

Magali Nachtergael

1. Rappelons à cet égard le rôle fondateur joué par létude dirigée par Jean Sgard et Michel Gilot, en 1982 : Collectif de Grenoble (Michel Gilot, Robert Granderoute, Denise Koszul, Jean Sgard), « Le journaliste masqué. Personnages et formes personnelles », dans Le Journalisme dAncien Régime. Questions et propositions, sous la direction de Pierre Rétat et Henri Duranton, Presses universitaires de Lyon, 1982, p. 285-313.

2. Cest ce que montre un récent article très riche inspiré par lédition de Mme Ogane : Peter Michael Wetherill, « Mouvements et morcellement du texte : les scénarios de Salammbô », octobre 2016, http://flaubert.univ-rouen.fr/article.php?id=52.

3. Voir un compte rendu dans la RHLF, 2015-2, p. 486-489.