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Classiques Garnier

Comptes rendus

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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

Le réseau de Marguerite de Navarre. Sous la direction dAnne Boutet, Louise Daubigny, Stéphan Geonget et Marie-Bénédicte Le Hir. Genève, Droz, « Cahiers dHumanisme et Renaissance », 2022. Un vol. de 481 p. (Scott Francis)

Orages. Littérature et culture 1760-1830, no 20, « Le génie de la religion ». Sous la direction de Fabienne Bercegol. Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2022. Un vol. de 250 p. (Michela Gardini)

« Sociabilités littéraires ». Sous la direction de Jean-Marie Roulin. La Revue des lettres modernes, Série Chateaubriand. Paris, Classiques Garnier, 2023. Un vol. de 225 p. (Andrew J. Counter)

Le médiévisme érudit en France. De la Révolution au second Empire. Édité par Fanny Maillet et Alain Corbellari. Genève, Droz, « Histoire des Idées et Critique Littéraire », 2021. Un vol. de 206 p. (Florence Bouchet)

L Histoire feuilletée. Dispositifs intertextuels dans la fiction historique du xix e  siècle. Sous la direction de Claudie Bernard et Corinne Saminadayar-Perrin. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2022. Un vol. de 289 p. (Fabienne Bercegol)

Les Genres du roman au xix e  siècle. Sous la direction dÉmilie Pézard et Valérie Stiénon. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2022. Un vol. de 470 p. (Guy Larroux)

Cahiers de littérature française, no 21, « Littérature et religion », 2022. Sous la direction de Fabienne Bercegol et Michela Gardini. Un vol. de 180 p. (Guilhem Labouret)

Introduction à l œuvre de Daniel Lesueur. Sous la direction deDiana Holmes et Martine Reid. Paris, Honoré Champion, « Littérature et genre », 2023. Un vol de 201 p. (France Grenaudier-Klijn)

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L Aventure interprétative. Hommage à Georges Kliebenstein. Sous la direction de Steve Murphy. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2022. Un vol. de 642 p. (Marie Parmentier)

L imprimerie Darantiere. Une histoire d Éditeurs et de Maistres Imprimeurs (1871-2014). Sous la direction de Jacques Poirier et Éliane Lochot. Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2021. Un vol. de 154 p. (Patricia Sorel)

Nina Mueggler, « Bon pays de France ». Enjeu national et joutes poétiques sous le règne de François Ier. Genève, Droz, « Cahiers dHumanisme et Renaissance », 2023. Un vol. de 616 p.

Consacré à quatre joutes poétiques qui convoquent, durant le règne de François Ier, lenjeu national, le livre de Nina Mueggler se donne pour objectif de comprendre comment les nouvelles sociabilités poétiques, qui se mettent en place autour dun roi tout à la fois poète et mécène, contribuent à définir la nation française et à en fixer les principales caractéristiques sur le plan de la langue, de la religion, des institutions et des groupes sociaux. Consciente de lapparent anachronisme que pourrait revêtir lusage des termes « nation » ou « national » pour décrire la France du début du xvie siècle, lautrice propose, dans son introduction, une mise au point tout à la fois utile et stimulante pour justifier le bien-fondé dune telle approche appliquée à un corpus poétique dont les formes vont du concours à la querelle. Lenjeu national peut alors se révéler productif en ce quil devient « un concept problématiseur [plutôt] que stabiliseur, qui a pour ambition de rendre compte de lenchevêtrement des dynamiques à lœuvre » (p. 28) dans les textes et les réseaux étudiés.

Dans une première partie, intitulée « Fleurs de Poesie Françoyse. De lailleurs à la France, de la cour à la ville », lautrice étudie le recueil des Fleurs de Poesie Françoyse publié en 1534 par Galliot Du Pré. Au sein dun parcours efficace qui va de la description du contenu du recueil à sa réception, lon apprend comment cet ouvrage – auquel participent le roi et sa sœur, Marguerite de Navarre – mise sur lexposition dune sociabilité aulique et familière afin de mener à bien lentreprise de promotion nationale. Cette dernière suppose non seulement doffrir une « naturalisation française » (p. 72) à des productions italiennes, bourguignonnes ou habsbourgeoises mais aussi de mettre en valeur les vers des anciens poètes français comme François Villon ou Jean Marot. Recueil aulique et royal, reposant sur une sodalité dans laquelle Marot occupe le rang de prince des poètes, les Fleurs de Poesie Françoyse programment enfin une réception multiple, tant par le monde de la cour que par un public urbain qui perçoit alors louvrage comme « une vitrine royale taillée dans le papier » (p. 128).

Dans une deuxième partie intitulée « Blasons anatomiques. Corps social, régional et national », lautrice continue son enquête en explorant une autre joute binationale, celle des blasons anatomiques du corps féminin. Lancée par Clément Marot depuis son exil à Ferrare, à partir de modes italiennes acclimatées au contexte français, la joute génère une intense émulation discursive qui touche lensemble du royaume : Paris, Lyon, Bordeaux, Poitiers, la Normandie mais aussi Toulouse (dont les Jeux floraux sont influencés par la vogue des blasons grâce au poète bordelais Jean Rus) dessinent une géographie complexe des blasons, dont les enjeux se mesurent aussi et surtout dans les inscriptions locales et les trajectoires individuelles des poètes. Plus encore, la joute se change en querelle : alors même que certains poètes ont 155pu être des blasonneurs, plusieurs dentre eux (parmi lesquels La Hueterie, Sagon, Vauzelles ou Beaulieu) fustigent la mode des blasons du corps féminin pour son obscénité et entretiennent volontiers une rivalité avec les émules de Marot afin den tirer profit sur le plan de leur carrière personnelle.

Dans une troisième partie, intitulée « La querelle Marot-Sagon. À chacun sa nation », Nina Mueggler sintéresse au différend qui oppose le poète de Cahors à son rival normand. Létude des textes que séchangent les deux clans montre comment la polémique se saisit de la question de la nation : si le clan qui soutient Marot rappelle que ce dernier est un poète royal, passé maître en lart décrire en langue française, la stratégie des Sagontins consiste à faire de Marot un hérétique trahissant sa nation et de Sagon un bon « François » autant quun bon chrétien. Sensible aux insultes autant quaux tactiques davilissement qui circulent dun clan à lautre, lautrice explique aussi que la querelle donne lieu à la création d« ethnotypes » (p. 473) – le « Normand » pour Sagon ; le « Lombard » pour Marot – dont le but est de faire de lennemi une persona non grata dans le royaume de France.

Dans une dernière partie intitulée « Querelle des amies. La nation en creux ? », Nina Mueggler fait le pari dappréhender sous langle national la célèbre querelle des Amies, à rebours dune lecture qui ne verrait dans ce corpus quun conflit en matière de théories amoureuses. Cette repolitisation dune joute, connue pour sa redoutable complexité, permet à lautrice de montrer combien certaines thématiques présentes dans ces textes (largent, les présents quune dame se doit ou non daccepter) possèdent en fait un sens politique important. Cest notamment par lintermédiaire de certaines notions telles que la liberté, la libéralité ou le « franc vouloir » (p. 499) que Nina Mueggler parvient à articuler la querelle aux préoccupations nationales mais aussi curiales, dans la mesure où plusieurs auteurs évoluent dans lentourage de Marguerite de Navarre. Une fois encore, la joute sécrit au carrefour entre une tradition italienne, allant de Boccace à Castiglione, et une convocation de la « mémoire patrimoniale » (p. 550) française, remontant au Roman de la Rose ou à la Belle dame sans mercy dAlain Chartier. Cest dans ce dialogue serré entre les textes que la querelle des Amies interroge un ensemble de valeurs sociales essentielles à la constitution de lidentité nationale.

Nina Mueggler conclut son ouvrage en rappelant combien les poètes construisent la nation autant quils sen servent à des fins qui leur sont propres. Dans ce processus, ils ne sont pas seuls puisque les éditeurs, les imprimeurs et les libraires jouent un rôle crucial en matière dorganisation et de reconfiguration des joutes poétiques. Une telle implication de la part des professionnels du livre invite même lautrice à lire ces textes produits en contexte agonique et circulant au sein dune vaste sociabilité littéraire sous langle d« une co-auctorialité généralisée » (p. 556).

La force majeure de ce travail réside dans le lien constant établi entre une lecture proche des textes, sensible aux continuités et aux inflexions dune joute à lautre, et une vision plus générale de lhistoire politique, religieuse, littéraire et linguistique de la France. Louvrage a le mérite daffuter lœil du lecteur, rendu plus sensible aux mécanismes dinclusion et dexclusion déployés au sein de ces textes et à leurs incidences sur la construction des valeurs nationales. Parce quelle dialogue avec la sociologie, la philosophie, la rhétorique et lhistoire, létude passionnante de Nina Mueggler pourra être lue avec profit par un public élargi, dépassant le seul cercle des études littéraires.

Jérôme Laubner

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André de Rivaudeau, Aman. Tragedie saincte, tirée du VII. Chapitre dEsther, livre de la saincte Bible. Édition de Nicolas Le Cadet. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2023. Un vol. de 225 p.

La collection « Bibliothèque du théâtre français » poursuit son exploration bienvenue des pièces théâtrales de la Renaissance avec ce nouveau volume consacré à une tragédie française du xvie siècle, Aman dAndré de Rivaudeau, imprimée en 1566, et qui a joui de deux éditions relativement récentes, lune de Keith Cameron en 1969, lautre de Régine Reynolds Cornell dans la collection du « Théâtre français de la Renaissance », en 1990 : léditeur entend ici proposer une nouvelle édition qui intègre les apports les plus récents de la critique.

Lintroduction souvre de fait sur une histoire de la réception critique des œuvres de Rivaudeau, écrivain laissé dans loubli jusquau xixe siècle et, comme la plupart des dramaturges de cette période, longtemps dévalorisé. À la suite dune courte et efficace biographie de lauteur, qui rapporte les faits connus à leurs sources, Nicolas Le Cadet présente les œuvres de cet écrivain huguenot engagé : les premières pièces poétiques dans la Christiade de Babinot en 1559, où Rivaudeau condamne fermement lesthétique et la morale de la Pléiade ; La Remonstrance à la Royne en 1563, qui prend part à la « Querelle des discours » et attaque donc plus frontalement Ronsard ; les Œuvres de 1566, qui contiennent, outre les pièces liminaires, Aman, puis deux « livres » de poésies, plus indulgents vis-à-vis de la poétique de la Pléiade ; enfin la Doctrine dEpictete Stoïcien de 1567, traduction française du Manuel dEpictète compilé par Arrien, suivie d« observations » philologiques et morales syncrétiques. La deuxième partie de lintroduction présente la pièce par le biais de sa spécificité, déjà étudiée par la critique : la synthèse toute singulière quelle propose de la forme tragique à lantique et dun sujet biblique. Si lidée de « nouveauté totale » est peut-être un peu forte, puisque la voie syncrétique a déjà été tracée par Bèze et Des Masures, – ce que, du reste, Nicolas Le Cadet explique –, Rivaudeau entend bien échafauder une nouvelle formule, en associant plus fermement l« argument si saint » aux « Muses que Marc Ciceron appelle gratieuses », comme il laffirme dans les pièces liminaires. Ces dernières lui permettent également, non délaborer un art poétique, mais de sappuyer sur Aristote pour évoquer ce qui a été nommé plus tard unité de temps, de refuser lusage des « machines » et de réfléchir au « stile » tragique, auquel il refuse la sobriété jusquici défendue par les auteurs de tragédies bibliques. La troisième partie de lintroduction présente très efficacement lhistoire complexe du livre dEsther ainsi que son contenu et sa structure, côté texte hébreu massorétique (tableau synthétique p. 34) et côté Septante grecque (tableau p. 36), puis décrit sa fortune dans les Antiquités Juives de Flavius Josèphe et dans le théâtre des xvie et xviie siècles. Ensuite, Nicolas Le Cadet étudie la structure dramatique et métrique de la pièce (tableau p. 46-49). Dans un quatrième temps, il propose une analyse idéologique de la tragédie, au prisme de la confession réformée de lauteur et des lectures à clefs qui en ont découlé dans la critique, – au-delà de lassimilation des Juifs exilés aux Réformés –, sur lesquelles il ne tranche pas. Enfin, lintroduction se penche sur les personnages individuels et le chœur, étudiés les uns après les autres, selon leur place dans lintrigue ainsi que dans linterprétation globale du texte.

Après cette dense introduction, léditeur présente les principes détablissement du texte (non modernisé), les corrections apportées (tableau p. 80-83), ainsi que les partis pris dannotation scientifique, dont le lecteur observe ensuite la mise en 157œuvre dans les pièces liminaires et le texte, remarquablement transcrit. Les notes se révèlent de fait dune extrême précision et dune immense utilité, puisquaux remarques délucidation lexicale ou dordre formel, par exemple autour de la métrique, sajoutent des pistes danalyse et dinterprétation mais aussi des renvois précis à de très nombreuses sources, antiques ou contemporaines de lauteur (nous apprécierons notamment les nombreux rapprochements proposés avec Medee de La Péruse), ainsi quaux autres textes du dramaturge. Quoique léditeur signale que les mises en scène rapportées sont douteuses, quelques remarques et réflexions dramaturgiques auraient pu compléter avec profit les notes (certes, déjà très riches), pour faciliter de futures mises en scène. Il nen reste pas moins que ce travail dannotation est exemplaire, en ce quil permet une lecture extrêmement savante tout en facilitant grandement la compréhension du texte.

Une bibliographie très riche, un index des noms, puis un autre des mots et expressions expliqués, ainsi quune table des matières complètent utilement le volume.

Ainsi, de lintroduction aux notes, tout est toujours clairement et savamment décrit, expliqué, argumenté et précisément fondé sur des sources. Dépassant son ambition initiale dintégrer les apports de la critique, léditeur offre de nouveaux éclairages érudits, tout en rendant la pièce accessible à un plus large public, notamment grâce aux nombreuses notes lexicales ou encore aux tableaux synthétiques. Nous remercierons donc Nicolas Le Cadet doffrir ici une édition excellente, particulièrement rigoureuse et riche, qui permettra sans aucun doute le développement de nouvelles études sur cette très belle pièce.

Nina Hugot

Bénédicte Boudou, La Sphère privée à la Renaissance. « Les cachettes du cœur ». Paris, Classiques Garnier, « Études et essais sur la Renaissance », 2021. Un vol. de 483 p.

On ne sétonnera pas que Bénédicte Boudou, spécialiste de Montaigne, se soit intéressée à la sphère privée, cette coquille que chacun sécrète, selon les termes de Primo Levi, cités en exergue : « La faculté qua lhomme de creuser un trou, de sécréter une coquille, de dresser autour de soi une fragile barrière de défense […] est un phénomène stupéfiant qui mériterait dêtre étudié de près » (Si cest un homme, Paris, Julliard, 1987, p. 84). Le sous-titre du volume est emprunté à Agrippa dAubigné qui, dans la Confession Catholique du Sieur de Sancy, évoque « les sages [qui] voyans persecuter la liberté de leurs pensees, senfuyent aux cachettes du cœur » tandis que Calvin évoque à plusieurs reprises dans lInstitution chrétienne les « cachettes de notre perversité » (dans des passages analysés p. 358 et suivantes). La question du privé et des rapports quil entretient avec le public est au cœur de la démarche philosophique et littéraire de Montaigne, toujours soucieux de préserver son « arrière-boutique » et déclarant, en une formule célèbre, que « le Maire et Montaigne ont toujours été deux ». Cest de fait à Montaigne quest consacrée la troisième partie du volume, intitulée « les engagements dans la vie publique et les choix du privé », où Bénédicte Boudou va reconnaître quavec lauteur des Essais « un nouveau pas a été franchi » (p. 295). Auparavant, après une efficace introduction qui replace les notions du privé et du public dans la pensée antique puis la pensée chrétienne, une première partie a abordé « les questions religieuses. 158Laveu pénitentiel et le choix dune religion » tandis que la seconde, sappuyant sur plusieurs exemples de récits brefs, a envisagé « lespace social, larène politique et la sphère privée ». Si lenquête ici menée cherche à mettre au jour des évolutions, dessinant un parcours qui va des préoccupations religieuses à une ouverture, avec Montaigne, « vers la liberté de choix et de décision, comme vers la laïcité » (p. 402), elle se méfie des « démarcations abusives » (p. 51) ; un sens constant de la nuance caractérise cette approche, héritière de la prudence éclairée de Daniel Ménager dont lautrice se plaît à rappeler une jolie formule : dans le domaine en particulier de lhistoire des idées, « les changements les plus importants sopèrent sans faire de bruit » (La Renaissance et le détachement). Les perspectives sont successivement religieuses (première partie), sociales et politiques (deuxième et troisième parties).

Par cette étude, Bénédicte Boudou sinscrit dans la lignée des historiens qui se sont intéressés à la vie privée ; lon songe à la vaste entreprise de lHistoire de la vie privée dirigée par Philippe Ariès et Georges Duby et publiée en cinq volumes comme aux travaux des historiens de lart qui ont par exemple mis au jour lintérêt des artistes flamands du xve siècle pour les scènes de la vie privée. Or, les textes littéraires fournissent également un bon nombre de clés : lautrice ne retient dans son corpus que les œuvres qui choisissent la « prose commune pour réaliser cette tâche paradoxale de rendre publics le privé, lintime et le secret » (p. 33). Les Lunettes des confesseurs, manuel de pénitence rédigé au tournant du xve au xvie siècle par un moine franciscain, Gilbert Nicolas (ou Gabriel-Maria, de son nom religieux) fournissent un premier terrain dexploration ; la confession encourage chez chacun le travail de la conscience, linvestigation de lintériorité mais elle prive les fidèles dune part de leur liberté en les contraignant à la révélation de leurs péchés. Le chapitre consacré à lœuvre de Sébastien Castellion, Le Conseil à la France désolée (1562), permet de poser la question de la foi au xvie siècle : ressortit-elle à la vie intérieure ou à la vie publique ?

La place importante accordée aux récits brefs (étudiés dans la deuxième partie, la plus volumineuse de lensemble) ne saurait surprendre puisquils fournissent, Gabriel-André Pérouse lavait montré, des « images de la vie du temps ». Offrant des fragments de vie privée, ils mettent en scène des hommes et des femmes de conditions sociales très diverses aux prises avec les aléas du quotidien. Les Nouvelles récréations de joyeux devis de Bonaventure des Périers « donnent à lire lindépendance que prennent les personnages vis-à-vis des conformismes » (p. 164) et sintéressent aux conflits que fait naître la proximité (entre classes sociales, entre voisins, entre générations). Les inflexions de la voix du narrateur, tantôt proche, tantôt distant des personnages quil décrit, sont analysées avec une grande subtilité. Dans lHeptaméron de Marguerite de Navarre dont elle examine plusieurs nouvelles, Bénédicte Boudou est sensible à la recherche permanente dune transparence des cœurs et à la dénonciation du mensonge ; le recueil, selon elle, « sest donné pour tâche de chercher à comprendre et à explorer le fond du cœur de lautre » (p. 204). Les Histoires tragiques de Pierre Boaistuau proposent un regard sur les passions, en particulier sur lamour, passion anti-sociale, qui manifeste son emprise sur ceux qui gouvernent un pays, une cité ou une famille. Lintérêt de Boaistuau pour la vie intérieure se manifeste, sur le plan narratif, par la place quil accorde à lintrospection et à la réflexion solitaire des personnages.

Sur létude de Montaigne sachève le cheminement de lenquête du religieux au séculier : Montaigne en effet sécularise lintrospection ; il prend ses distances avec 159la théologie et « ne sanalyse que par curiosité et pour chercher la vérité du moi » (p. 306). Son œuvre illustre la recherche dun espace à soi, son souci de circonscrire deux espaces distincts, privé et public. Elle joue sur les paradoxes : adressée à un large public (puisquécrite en français et non en latin), elle affiche dans lavis au lecteur une ambition purement privée ; signée du « seigneur de Montaigne », elle valorise pourtant la vie ordinaire. Cest que ce « jeu sur les relations entre public et privé constitue une des caractéristiques des Essais » (p. 401).

Le livre, qui a obtenu le prix Monseigneur Marcel de lAcadémie française 2022, offre une réflexion fine, nuancée et très nourrie ; ont été prises en considération un grand nombre détudes en rapport avec le sujet, ce dont témoigne la riche bibliographie internationale.

Marie-Claire Thomine

Michel de MontaigneDes Coches. Essais, III, 6. Commentaire par Frank Lestringant. Paris, Classiques Garnier, « Essais philosophiques sur Montaigne et son temps », 2022. Un vol. de 146 p.

Cet ouvrage est le quatrième de la série « Lectures des Essais », lancée par Thierry Gontier en 2019, où chaque volume présente le commentaire suivi dun chapitre des Essais, confié à un spécialiste, philosophe ou littéraire. Frank Lestringant offre ici une lecture érudite et stimulante du chapitre « Des coches ».

Sil a attiré lattention de nombreux commentateurs, ce chapitre nen reste pas moins particulièrement complexe et mouvementé comme en témoignent sa structure et les thèmes quil aborde. Dans « Des coches », cest-à-dire « Des voitures », Montaigne traite de sujets si dissociés que Pierre Villey a proposé dy lire trois essais joints. Les premières pages évoquent le mal de la route, sur leau comme sur la terre, et dévoilent les sensations intimes de Montaigne, qui dit haïr « toute autre voiture que de cheval » (p. 38). Il est ensuite question des coches les plus extravagants des Anciens, notamment de ceux que les Romains exhibaient au cirque. Le chapitre aborde enfin lanéantissement des empires aztèque et inca par les conquistadores espagnols et se clôt sur la chute du dernier empereur inca Atahualpa renversé de sa chaise à porteurs pour être capturé. Ce troisième temps – le plus long et le plus fameux du chapitre – donne au titre « Des coches » une coloration ironique. En déplaçant la réflexion vers lAmérique, Montaigne conduit le lecteur vers un monde sans coche, vers des lointains qui neconnaissaient pas les voitures à roues. Mais ce déplacement est loin dêtre le seul du chapitre. Comme la suggéré Jean Starobinski, « Des coches » substitue à lécœurement physique initial un écœurement face aux horreurs commises par les conquistadores en Amérique. Dans ce chapitre riche en surprises et en digressions, le Nouveau Monde napparaît pourtant pas comme un point de mire, il accroît tout au plus le sentiment dincertitude et le vertige dinconnaissable qui règnent dans ces pages. Quelle cohérence peut-on déceler derrière les différents thèmes développés par Montaigne dans « Des coches » ? Plusieurs hypothèses ont été formulées par les critiques : certains privilégient une réflexion sur la magnificence, le luxe et la cupidité, dautres insistent sur linstabilité. Frank Lestringant propose comme « terme-clé de cet essai » celui de « mobilité » qui permet dentrecroiser sa densité thématique, la variété de ses exemples et sa dimension oratoire.

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Le volume souvre sur une introduction (p. 13-31) qui rappelle lhétérogénéité des sujets abordés dans le chapitre et qui interroge les différents sens du titre « Des coches ». Le texte de lessai est ensuite reproduit (p. 35-64), suivi du commentaire (p. 65-127), dune bibliographie sélective (p. 128-138) et de trois index, des lieux, des mots clefs et des noms (p. 137-144). Le texte reproduit est emprunté à lédition de lExemplaire de Bordeaux préparée par Pierre Villey. Les ajouts manuscrits de Montaigne sont indiqués en italiques et les citations latines sont traduites entre crochets dans le texte même, tandis que leur référence est indiquée en bas de page. Lappareil de notes comporte également quelques éclaircissements dordre lexical. Les variantes significatives, établies notamment à partir de lédition en ligne de lExemplaire de Bordeaux (sur le site MONLOE), sont indiquées à la suite du texte (p. 61-64).

Le commentaire analyse successivement les trois parties du chapitre. Il dégage ainsi sa cohérence densemble et sa dimension paradoxale. Une attention particulière est prêtée aux ajouts sur lExemplaire de Bordeaux : Montaigne modifie peu le début du chapitre et la partie américaine, mais il augmente de manière significative la partie centrale analysée par Frank Lestringant comme « un centre ondoyant et mobile » (p. 23). Cette étude, portée par la notion de « mobilité », confronte avec beaucoup de clarté les espaces, les temporalités, mais aussi les voix – du « Sauvage », de lEuropéen du xvie siècle, de lAncien – qui se mêlent dans le chapitre. Cette confrontation révèle la dénonciation de la conquête qui, pour Montaigne, a détruit une sorte dutopie américaine mise en miroir avec lAntiquité. Frank Lestringant analyse ici avec finesse lart oratoire déployé dans cet essai qui prend la forme dun plaidoyer. La cohérence du chapitre est aussi liée à sa place dans lœuvre de Montaigne. « Des coches » est ainsi mis en relation avec dautres chapitres des Essais, à travers des remarques ponctuelles, mais aussi deux « détours obliques » (p. 90 et 118) qui prolongent le commentaire. Le célèbre essai « Des Cannibales » (I, 31) – premier chapitre américain des Essais – est bien sûr convoqué, notamment pour signaler la « tupinambisation » des Mexicains et des Péruviens quopère Montaigne. Étudié par William C. Strurtevant, puis développé par Frank Lestringant dans Le Huguenot et le sauvage et Le Brésil de Montaigne, ce procédé de « tupinambisation » fait de la jeunesse et de la nudité des attributs attachés à lensemble des peuples américains et non aux seuls Indiens brésiliens. Dautres chapitres des Essais sont aussi mentionnés pour étudier « Des coches » : « De la modération » (I, 30) pour la réécriture dun extrait de lHistoire générale des Indes de Francisco Lopez de Gomara que Montaigne insère à la fin du chapitre afin dinterroger léthique de la modération ; l« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12) sur lhypothèse de la pluralité des mondes ou sur la cruauté des rites aztèques ; « Du démentir » (II, 18) sur la disparition de la mémoire des lieux. Les sources antiques et renaissantes sont elles aussi examinées pour éclairer la réflexion de Montaigne. La bibliographie critique présentée est volontairement sélective, mais elle correspond aux axes retenus dans le commentaire. Même si lon peut y remarquer quelques absences, comme les analyses de François Hartog (Anciens, Modernes, Sauvages, 2005), elle précise les ouvrages critiques récents.

Le commentaire de Frank Lestringant, qui synthétise plusieurs de ses travaux antérieurs sur Montaigne, est une lecture précieuse qui peut se concevoir comme une introduction détaillée au chapitre « Des coches » ou comme une analyse minutieuse à destination de spécialistes. On peut néanmoins remarquer que le 161choix de la collection de reproduire le texte de lédition préparée par Pierre Villey réserve louvrage à des lecteurs avertis. Cette édition est fréquemment employée dans la production critique récente, mais le recours à un texte en orthographe et en ponctuation modernisées pourrait mettre « Des coches » – un chapitre qui traite de sujets dactualité pour le xxie siècle – et son commentaire à disposition du plus grand nombre.

Lisa Pochmalicki

Philippe Desan, La Modernité de Montaigne. Paris, Odile Jacob, 2022. Un vol. de 354 p.

On connaît le constat célèbre : « Il y a plus affaire à interpréter les interprétations quà interpréter les choses : Et plus de livres sur les livres, que sur autre sujet : Nous ne faisons que nous entregloser ». Pour tout commentateur de Montaigne, ce propos, tiré du dernier des Essais, vaut comme une redoutable mise en garde : à quoi bon ajouter une autre interprétation, pourquoi gloser une fois de plus ce livre insaisissable ? Quiconque sadonne à une telle tâche doit disposer dune connaissance intime de lœuvre de Montaigne, que seule une fréquentation assidue sétalant sur plusieurs années peut assurer. Il faut également, voire, encore plus, quil soit capable de résister au charme parfois envoûtant du texte de Montaigne, de lapprécier sans en être séduit. Il convient enfin quil sefforce de situer toujours Montaigne et son œuvre dans son temps et ses circonstances, afin déviter que linterprétation ne vire à un essai sur les Essais.

On ne saura douter que Philippe Desan dispose de toutes les qualités nécessaires pour braver ce triple défi. Fort dune confrontation avec Montaigne dont on connaît la constance et les fruits (des Montaigne Studies, au Dictionnaire de Montaigne et à la Bibliotheca Desaniana), Philippe Desan nous a offert en 2014 une Biographie politique de Montaigne qui inscrit magistralement la vie et lécriture de lauteur des Essais dans son contexte social et politique. Tout cela place Philippe Desan dans la position la plus avantageuse pour articuler une confrontation avec Montaigne qui soit en même temps informée, érudite, mais aussi libre et issue dune véritable « conférence ». Le livre que nous présentons ici en est la preuve éloquente.

Philippe Desan revient en effet sur des questions essentielles et dès lors sempiternelles : quels sont le sens et la portée de la « modernité » de Montaigne ? Quel rôle, philosophique, stylistique, humain convient-il dassigner à « La forme de lessai » (chap. 1) ? Comment Montaigne repense-t-il les domaines de lanthropologie, de la morale et de la politique (chap. 2-4) ? Enfin, le rapport de Montaigne avec la politique et la société de son temps détermine-t-il en profondeur sa pensée ou bien en constitue-t-il seulement le cadre et le contexte ? (chap. 5-7). Or, à propos de toutes ces questions, difficiles, rebattues et souvent plus énoncées que véritablement abordées, Philippe Desan risque des réponses qui brillent par leur justesse, mais aussi par leur originalité, voire parfois par leur caractère à première vue paradoxal.

Concernant « la forme de lessai », Philippe Desan affirme par exemple que « la forme de lessai et lécriture montaignienne produisent une fausse conscience, elle-même conditionnée par lidéologie bourgeoise qui prévaut à la Renaissance ». Et par fausse conscience on entendra une « image faussée des conditions sociales » qui, dans le cas de lhomme de la Renaissance, « conduit à une vision anhistorique et antihistoriciste, tout en rapportant systématiquement le réel aux expériences 162singulières de lindividu, des expériences qui simposent comme une nouvelle histoire du sujet dans un temps arrêté en présent universel ». Il devient alors possible de ressaisir la dynamique dinstauration et de rupture (latente) du pacte essayistique qui gouverne les Essais. Le lieu commun constitue un « tremplin », crée une connivence entre lauteur et son lecteur, dont la fonction pour autant nest que celle de laisser mieux surgir la figure, prétendument universelle, du « sujet-juge ». Il y va ainsi dune « valorisation de la médiocrité [qui] répond à une attente idéologique inconsciente de la part du lecteur qui sidentifie littéralement aux expériences de Montaigne, justement parce quelles sont des expériences ordinaires qui touchent tout le monde ».

Toutefois, au fil de lécriture, « lessayiste affirme une subjectivité qui abandonne le sens commun des choses pour mieux se différencier des autres ». Et le lecteur avec lui, car « les Essais ne se lisent pas (de façon passive), mais se pratiquent », selon un exercice partagé du jugement qui salimente de la déconstruction du sens commun pour reconstruire « un sens particulier, celui du sujet-juge ». Doù la nature singulière de lessai, en tant que mouvement « dune vérité commune, à une vérité singulière quon reconnaît comme universelle ». Mais cette reconstruction permet aussi de souligner les tensions qui traversent la stratégie de Montaigne, marquée comme elle lest par une ambiguïté idéologique de fonds : celle du « ralliement » à un double éthos, ou à deux « systèmes de valeurs » – ceux de la noblesse et ceux de la bourgeoisie.

Lanalyse proposée par Philippe Desan renouvelle également lapproche du rapport entre anthropologie, morale et politique qui gouverne les pages des Essais. Toujours au fil de la dialectique entre appartenance et déviance, Desan souligne le rôle de la « conscience transgressive » chez Montaigne, cest-à-dire la fonction de lautre comme miroir pour réfléchir sur les codes et les coutumes de notre société. La morale doit alors être « comprise et analysée dans le contexte de son expression historique, cest-à-dire au temps de Montaigne : une forme spécifique du commerce entre un sujet historique et un autre (ami, femme, paysan, cannibale, etc.) qui lui sert à mettre son jugement en marche ». Et cest précisément à ce titre que Montaigne peut en même temps multiplier les préceptes moraux et déconstruire la prétention à luniversalité de la morale, grâce aux nombreuses « descriptions transgressives » qui la contredisent et linfléchissent. On retrouve de nouveau léquilibre, la tension ?, entre un désir de partage, de communication, un « savoir ordinaire », et lexigence dun exercice du jugement toujours individuel, à mi-chemin entre lexpertise et lignorance, dans la revendication dune « ignorance instruite », qui prétend se mêler de tout justement parce quelle est consciente de ses limites.

Dès lors, comme le résume Philippe Desan, « lessai est aux antipodes dune entreprise didactique » : le lecteur est intégré au travail du jugement et les jugements de Montaigne, loin de simposer comme des doctrines, visent à sinscrire dans « une conversation en cours », quils prolongent et ils contribuent à alimenter. Dune manière analogue « lanthropomorphisme inversé », cest-à-dire la prise en compte de la socialité des bêtes, permet à Montaigne de conduire une critique « par animaux interposés » de la société civile humaine et, plus en particulier, de la politique de son temps. Parler des hommes « par jugements croisés » (à partir du miroir des animaux, mais aussi des cannibales) signifie, pour Montaigne, opposer à linsociabilité qui caractérise ses contemporains une « sociabilité communiste », 163fondée sur le partage, lentraide et le compagnonnage. Bref, un modèle de fraternité, dont les animaux fournissent lexemple, leur socialité se situant, « à lintersection entre compagnonnage et amitié » et ne visant que le bien commun. La communauté des lecteurs que Montaigne souhaite pour son livre serait, daprès Philippe Desan, une « société de compagnonnage qui remplacerait une amitié utopique depuis la disparition de La Boétie ».

Montaigne et son temps enfin. Philippe Desan souligne avec finesse que la temporalité propre à lessai nest plus celle de lhistoire : les histoires sont de la matière à jugements, les événements deviennent des exemples, et tout est rapporté au présent immédiat du sujet et de son expérience de soi et du monde. La prudence, voire le silence de Montaigne sur maints faits historiques de son temps trouve ainsi son soubassement théorique : le risque est moins celui de se compromettre, ou de compromettre sa carrière politique, que celui de fausser le dispositif de lessai, qui vise précisément à poser des jugements libres sans pour autant prendre parti. Or, la pratique de lhistoire, au temps de Montaigne, est en train dévoluer du modèle des chroniqueurs et des mémorialistes du xve siècle vers celui de lhistoire mise au service de la propagande. Montaigne prône au contraire une « nouvelle forme dhistoire libérale qui saffirme aux dépens des forces historiques traditionnelles » : les exemples historiques, passés au crible du jugement, ne valent que par le profit que le sujet qui sessaye peut en tirer. Et cela vaut aussi pour les oublis, subis ou voulus : toute inscription dans un passé qui déciderait du présent est mise hors jeu. Comme le résume Philippe Desan, « son histoire devient lhistoire pour Montaigne », « his story devient history ». Et le commentateur de proposer à ce titre, dans un chapitre consacré aux « maladies sociales du temps » un parallèle entre lapproche montaignienne des maladies du corps humain et celles du corps politique : lhygiène de vie et la « prophylaxie sociale » se recoupent, et se recoupent aussi, sans doute, les évolutions des jugements portés par Montaigne sur sa propre santé et sur celle de son pays.

Le dernier chapitre de louvrage revient sur la réflexion de Montaigne sur la gloire et sur son effort den assumer existentiellement et socialement les paradoxes. On assiste à un glissement qui conduit lauteur de la gloire militaire à la gloire civile, pour laisser enfin la place à la gloire littéraire que, daprès Philippe Desan, Montaigne envisagerait comme un substitut de la gloire de son père et de ses ancêtres. Montaigne « doit se perpétuer lui-même, faute de descendant de même nom ». Cest au livre de devenir illustre, détablir la renommée de son auteur, livre consubstantiel à lécrivain et dès lors gage et instrument de sa postérité. On touche ici sans doute, une fois de plus, à la question de la modernité de Montaigne. Modernité que Philippe Desan nous invite à reconnaître dans le fait que lauteur des Essais incarne magistralement la tension, propre à lhomme de la Renaissance, entre appartenance et différenciation, acceptation des normes qui permettent le partage et la communication et affirmation de la liberté subjective du jugement ; entre « se présenter comme un homme moyen et accéder pour autant au statut de grand homme ou dhomme illustre ». Que « le soi se forme dans le monde », que le « monde nous précède et nous devons faire avec, bien quon puisse aussi sen prévaloir en ladaptant à nos ambitions et à nos désirs particuliers », telle est la vérité des temps modernes que Montaigne illustre par son œuvre, sa pratique de pensée et décriture, plus encore quil ne la théorise et qui lui permet dincarner une figure résolument moderne dhomme illustre.

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Comme on peut le deviner par cette présentation, létude de Philippe Desan fourmille danalyses lumineuses, de mises au point critiques et surtout de formulations théoriques dune remarquable densité (doù nos nombreuses citations). Cest un exploit dont on ne peut que lui savoir gré : grâce à ces pages on se sent un peu moins des lecteurs « indiligents » et un peu plus des « lecteurs bon nageurs », comme Montaigne en souhaitait pour son ouvrage.

Alberto Frigo

Jil Muller, Soigner lhumain. Péchés et remèdes chez Montaigne et Descartes. Paris, Classiques Garnier, « Essais philosophiques sur Montaigne et son temps », 2022. Un vol. de 501 p.

Le beau titre du volume de Jil Muller annonce une noble visée : celle dillustrer le dépassement épistémique de lanthropologie négative propre au christianisme de la part de Montaigne et de Descartes.

Pour suivre la première étape de ce processus daffranchissement de lhomme moderne des pesanteurs du fatalisme biblique, lauteur choisit de conduire une étude comparatiste de leurs ouvrages (dont il décrit le rapport en termes de réception) centrée sur la question du péché originel. Après avoir résumé le traitement de ce thème dans la patrologie, Jil Muller démontre labsence presque totale du syntagme “péché originel” dans les textes de ces deux auteurs, ainsi que la présence marginale du lexème “péché”. Il en résulte le déplacement de ce concept à larrière-plan dun raisonnement qui assigne des causes naturelles aux maladies du corps comme à la corruption de lâme. Plusieurs conséquences dérivent de cette sécularisation du mal, la première étant lélection dune morale pratique susceptible de léviter ou de le soigner. Pour lauteur des Essais, le pire danger serait une excessive curiosité (assortie de lengouement pour les nouveautés), un vice susceptible de déclencher le désordre dans lindividu et autour de lui. Pour le contrer, en ramenant chacun à sa condition naturelle et à son cadre légal, il prône la modestie et une ignorance soit spontanée soit recherchée. Le moyen le plus efficace pour y parvenir est la connaissance de soi, qui révèle à lindividu létendue de ses limites et le profit quil trouve à sy tenir. La prise de conscience de notre finitude, comme des défauts et des incohérences de toute organisation humaine, ouvre à la tolérance vis-à-vis des imperfections touchant les autres individus ou les autres nations. Si Descartes indique également la source des péchés, quil situe non dans la faute dAdam mais dans les conduites des particuliers, il est convaincu que, sauf exception, lhomme aspire naturellement au bien. Quand il fait le mal, la cause réside alors dans linsuffisance de son entendement, linduisant en erreur sur la nature de ses actions.

La deuxième partie de louvrage est consacrée aux fléaux qui menacent notre existence. Sceptique sur les facultés humaines, Montaigne se méfie de toute curiosité susceptible de menacer léquilibre, déjà précaire, dans lequel lindividu se trouve depuis sa naissance. Contre lorgueil destructeur, il conseille une loi de pure obéissance à lextérieur, qui saccompagne, à lintérieur, du doute à lencontre des opinions répandues. Descartes reprend ces considérations en y ajoutant deux éléments : la contradiction entre la finitude de notre entendement et le caractère indéfini de notre volonté ; mais aussi la possibilité de réduire cet écart, qui est cause derreur, en augmentant progressivement nos connaissances, du simple au complexe et du singulier à luniversel. De la modération sceptique à loptimisme 165rationnel, il y a donc un progrès épistémique qui marque aussi une distance accrue par rapport au pessimisme chrétien.

Le troisième et dernier volet de louvrage aborde les maux corporels et leurs remèdes. Montaigne, atteint de la pierre, invoque la nonchalance comme palliatif à la douleur. Lhomme, se connaissant un corps débile comme celui des animaux, doit suivre leur exemple de résignation face aux infortunes du physique, sans y ajouter dimplication émotive qui aggraverait les souffrances. Descartes partage cette compréhension de la maladie comme élément naturel ainsi que le souci de soigner le corps en même temps que lesprit. Intéressé à la médecine et à lanatomie, il y intègre, surtout grâce à la correspondance avec la princesse Élisabeth, létude de linterconnexion entre les sphères physique et psychique. Si la maladie se montre à lui comme la preuve de lunion entre le corps et lâme, une thérapie efficace consistera à traiter simultanément les affections qui les touchent. Et ce, notamment, au moyen du divertissement qui évite au malade de sombrer dans la mélancolie, voire dans la folie. Par rapport à Montaigne, lavancement le plus décisif consiste en la possibilité dappliquer les connaissances acquises dans lanalyse de ses propres maux à la guérison de ceux dautrui.

La démonstration de Jil Muller étant tout à fait convaincante, on ne peut faire à son ouvrage que trois critiques : sa longueur excessive qui mêle à lessentiel laccessoire et parfois linutile ; une prose quelque peu difficile à lire, particulièrement à cause des formules dubitatives qui lencombrent, ce qui risque parfois de créer la confusion chez le lecteur ; enfin labsence regrettable de références au contexte historique comme facteur primaire dévolution épistémique. Puisque cest bien la religion qui a causé la guerre, ses troubles et ses horreurs, ne serait-elle pas finalement le pire des maux « humains », dont il faudrait se purger au moyen de lindifférence, ou peut-être même grâce à la science ?

Valerio Cordiner

Nicolas Kiès, Rencontrer en devisant. La conversation facétieuse dans les recueils bigarrés (Du Fail, Cholières, Bouchet). Genève, Droz, « Travaux dHumanisme et Renaissance », 2021. Un vol. de 501 p.

Cet ouvrage, issu de la thèse soutenue par Nicolas Kiès en 2015, prend pour objet détude les recueils de « contes et discours bigarrez » qui paraissent au milieu des années 1580, à savoir les Contes et discours dEutrapel (1585) de Noël du Fail, Les Serées de Guillaume Bouchet (premier livre de 1585, les deux autres de 1597 et 1598), Les Neuf Matinées (1585) et les Apresdisnées (1586) de Jean Dagoneau, seigneur de Cholières. Un projet audacieux, étant donné que ce corpus a pendant longtemps sapé les réflexes des critiques et leurs tentatives de lectures globalisantes. Le mérite de Nicolas Kiès est non seulement de réévaluer les interprétations proposées jusquà nos jours, mais principalement de forger de nouveaux outils pour aborder les œuvres du corpus par la mise en relation des unes avec les autres. La décision dadopter cette approche souple et au contact des textes explique la démarche critique lente, dans laquelle dominent des lectures minutieuses qui permettent de saisir la spécificité de ces textes hybrides.

Un autre mérite de cette étude érudite est de replacer Du Fail, Bouchet et de Cholières dans le contexte de lévolution du genre narratif dans la seconde moitié du xvie siècle en France et en Europe. Observés ainsi, ces écrits napparaissent plus 166comme des hapax, mais sinscrivent dans une dynamique à la fois littéraire, sociale et même politique. La bigarrure littéraire est en effet analysée dans le contexte dune dysharmonie et dune bigarrure sociales : perturbations dune société en pleine mutation, déchirée par des conflits internes. Loriginalité de lapproche proposée par lauteur est donc de dépasser le cadre purement littéraire et de saventurer dans le domaine de la pragmatique et de la sociopoétique du devis facétieux, ce qui enrichit son propos dune dimension qui met en lumière les pratiques discursives et les pratiques de sociabilité. Les devis bigarrés seraient une mise en contact des traditions littéraires, dindividus et de types sociaux différents et proposeraient à la fois un enseignement sur la civilité et un « art de vivre joyeusement en des temps troublés » (p. 303).

Louvrage est divisé en trois parties dont la première est concentrée autour de la notion et de la tradition de la facétie. Le premier chapitre se concentre sur les sources italiennes et leur appropriation française et il offre une perspective intéressante sur la facétie, comprise non comme un genre littéraire, mais dans sa dimension linguistique, rhétorique, littéraire et sociale, en mettant en relief la « qualité » et l« éthique » facétieuses qui manifestent une attitude de lhomme spirituel face au savoir, au monde et à la vie sociale. Le chapitre 2 évalue la « part facétieuse » dans les discours bigarrés et met en relief le fait que contrairement à dautres la facétie française, née trop tard, na jamais pu acquérir le statut de genre indépendant. Ce qui ressort aussi des analyses, cest une extraordinaire fécondité, variété et complexité du rapport des fictions bigarrées aux sources et inspirations aussi bien étrangères que françaises. La deuxième partie est construite autour des pratiques du « devis », catégorie hybride réconciliant le sérieux et lhumour, analysée par rapport au dialogue, à la conversation et au débat, comme lespace dune émulation conteuse qui possède sa propre poétique (chapitres 3 et 4). Il ne sagit pas de pratiques uniquement verbales parce quà travers ces échanges plaisantes et utiles se réalise aussi lidéal de sociabilité. Le recours aux notions empruntées à la pragmatique savère très enrichissant, tout comme lintérêt porté à la question de la part de lautobiographie et à celle de lauctorialité. Le chapitre 5 analyse le rapport ouvert aux connaissances propre aux devis bigarrés qui brouillent les frontières entre lérudition et la récréation. Finalement, la troisième partie aborde la facétie en développant une réflexion sociopoétique sur la communauté des devisants et ses valeurs. Les devis bigarrés sont analysés comme une pratique sociale pour distinguer les modèles de sociabilité proposés et un vrai savoir-vivre facétieux. Le chapitre 6 se concentre donc sur les représentations de la bigarrure dans les textes du corpus : bigarrure linguistique, littéraire, politique et sociale. On y trouve également des développements sur le conflit à la fois délégitimé dans cette société qui rêve dune concorde, mais aussi légitimé par la conception dune « hostilité féconde », qui serait une des forces motrices du monde. Le chapitre 7 présente le « passe-temps du devis agonistique » (p. 399) justement comme la réalisation dun art de vivre qui oscille entre lurbanitas et la rusticitas, et où la douceur de lentregent permet dinterroger les frontières et les contradictions de la civilité. Lessor des recueils bigarrés serait donc lié au développement des normes de civilité verbale et non-verbale.

À cause de leur hybridité formelle et tonale, et lhétérogénéité des questions abordées dans les devis, les recueils analysés poussent à ses limites lidéal renaissant de la copia. Nicolas Kiès propose quand même une interprétation cohérente des 167recueils bigarrés et ce malgré la labilité, les discontinuités, et les ambiguïtés de la matière analysée. Tout en essayant de mettre en relief la spécificité de chacun des textes étudiés. Sa maîtrise solide du corpus narratif français et italien, sa volonté de laisser parler les textes, le conduisent à lélaboration dun cadre notionnel qui corrige les grandes tendances critiques qui dominaient jusque-là. En résultat, dans ses lectures éclairantes il parvient à donner forme à ce qui, à lorigine, nen avait pas.

Dariusz Krawczyk

Blaise Hory, Prier et rimer. Lœuvre singulière dun pasteur-poète (1554-1595). Sous la direction scientifique dOlivier Pot. Édité et traduit par Rémy Scheurer, Lavinia Galli Milic, Ruth Stawarz-Luginbühl, René Wetzel. Genève, Droz, « Cahiers dhumanisme et Renaissance », 2022. Un vol. de 544 p.

Le travail de recension peut parfois donner loccasion dexprimer un sentiment plus personnel, voire de livrer une confidence. Celui qui sapprête à rendre compte de cette édition critique des poèmes de Blaise Hory (1554-1595) avait en effet choisi de ne pas prendre en considération ce recueil, laissé manuscrit et conservé à la bibliothèque de Neuchâtel, dans le cadre dune enquête au long cours pourtant consacrée aux poètes-pasteurs des origines de la Réforme jusquà la révocation de lédit de Nantes. Il ne sagissait pas de lui dénier tout intérêt, surtout pour qui essayait de comprendre comment certains littérateurs avaient pu être à la fois pasteur et poète, comment ces deux identités avaient pu se confondre ou bien se dissocier selon les intérêts dune Église ou les ambitions dun individu. Le critère matériel retenu aurait cependant mérité dêtre remis en cause, tant ce recueil manuscrit est riche denseignements. Certains contemporains de Blaise Hory, comme Benoît Alizet par exemple, offrent certes dans leurs recueils imprimés, quelque chose dapprochant, mais ce recueil – car il sagit bien dun recueil à la cohérence indéniable – possède néanmoins quelque chose dunique, chaînon (manuscrit) manquant dune longue chaîne (imprimée), où il trouve incontestablement sa place. Quoiquil en soit, cette absence est maintenant heureusement compensée grâce à une entreprise éditoriale dune rigueur et dune intelligence critique remarquables (qui fait oublier Denis de Rougement, premier passeur des vers dHory au milieu du xixe siècle), engagée sous la direction dOlivier Pot, qui signe une introduction dune centaine de pages, conçue comme un petit essai et dont le titre même (« Un diable de poète-pasteur. Ou un curieux désir denquérir au large de ce tout ») signale une vigueur de style et une profondeur dinterprétation sans beaucoup déquivalents dans le monde universitaire. Ce quil avait déjà accompli (mais différemment) pour Simon Goulart (un autre pasteur-poète situé pour sa part à lextrême opposé du spectre), il le fait aujourdhui pour Blaise Hory, dont il offre une lecture à la fois savante et sensible. Mais il faut aussitôt ajouter que cest une véritable équipe éditoriale à laquelle on a ici affaire, composée de quatre spécialistes (R. Stawarz-Luginbühl, L. Galli Milic, R. Scheuer et R. Wetzel) dans leur domaine respectif, quon ne détaillera pas plus ici. Sil a fallu mettre à contribution tant de talents, ce nest pas à cause du volume des textes réunis, relativement modeste (cent soixante-quatre pièces, souvent brèves, sont décomptées par les éditeurs), mais de leurs caractéristiques linguistiques, puisquon a là un recueil 168quadrilingue, les poèmes composés en français (majoritaires) étant accompagnés de pièces composées en latin, mais aussi (dans une moindre mesure) en grec et en allemand. Il fallait donc réunir toutes ces compétences, car les poèmes, dont le texte est très rigoureusement établi, sont systématiquement traduits en français quand ils ont été composés dans une des autres langues en question. Lédition critique restitue donc lintégralité de ce recueil manuscrit autographe (dont plusieurs pages sont reproduites) en en respectant la structure propre, tout en lagrémentant de notices et de notes qui en éclairent le sens. Le niveau dexigence scientifique est ici au plus haut. Voici donc enfin donné à lire un recueil dont la banalité fait toute cette singularité signalée dans le titre choisi par les éditeurs. Exercice de piété parfois proche du diaire, mais surtout exercice décriture, la poésie pour Blaise Hory apparaît comme une discipline intellectuelle, dont la pratique quotidienne (non pas pratiquée tous les jours, mais poésie du quotidien néanmoins), située en marge des activités publiques du pasteur et des activités privées de lhomme, permettent à lun et à lautre non pas un dérivatif, mais au contraire un moyen de relayer immédiatement à lécrit, pour soi et pour les autres, les activités de tous les jours (qui peuvent être banales ou extraordinaires), de fixer à lécrit des vérités intimes ou collectives partagées par tous, parées du prestige de la poésie, ou plutôt stylisées par lécrit, quil sagisse dune prière adressée à Dieu, dun message damitié adressé à un proche ou encore dune nouvelle annoncée à tous. Amateur de formes brèves aux dénominations innombrables (prières, complaintes, énigmes, dialogues, épitaphes, chansons, étrennes, épigrammes, odes, distiques, antistiques, décastiques, xenia, etc.), le plus souvent rattachées à leur contexte de production détaillé par un titre à rallonge, Hory est le secrétaire dévoué de tous les événements privés (naissances, baptêmes, mariages, naissances, deuils) ou officiels (élection de magistrats municipaux, festivités, etc.) qui font lactualité de la petite communauté de Gléresse, un village situé sur la rive gauche du lac de Bienne dont il est le pasteur. Il écrit pour lui, mais surtout les autres, scribe généreux de ses vers, « ghost writer » connu de tous, pour reprendre une catégorie utilisée dans sa préface par Olivier Pot. Tout cela pourrait encore une fois paraître banal, mais cette banalité du bien (offrir un cadeau, pleurer une morte, témoigner son amitié, etc.) trouve justement dans la poésie un écrin délicat. Et à ceux qui diraient que Blaise Hory nest pas un très grand poète, et même que ce ne sont là que des vers de pacotille, on répondra que ce nest pas totalement faux, mais que cest sans doute ce qui en fait aussi le prix : production artisanale à lusage dune petite communauté qui confie à quelquun de sûr la production des habits, des outils, mais aussi de ces vers utiles et agréables qui les relient les uns aux autres. Prêt à limpression, mais sans véritable lectorat possible en dehors de ses premiers lecteurs, ce recueil accomplit un véritable saut dans linconnu étant aujourdhui livré au plus grand nombre, plusieurs siècles plus tard, quand il ne reste souvent rien dautres pour témoigner de toutes ces vies minuscules. Cette poésie perd alors évidemment son utilité première, sa valeur dusage, mais ne possède pas seulement un intérêt documentaire. Et parmi les nombreux plaisirs de lecture quelle est susceptible dapporter, on se contentera de citer la traduction de ce véritable haiku néo-latin, qui évoque certes un potager, mais où on veut aussi comprendre quelque chose de lentreprise littéraire du poète : « Du cresson tressé pousse dans le jardin trempé / Et cette nourriture est appropriée à une estomac rassasié » (p. 317). Aux amateurs de poésies qui se croient rassasiés on conseillera donc la lecture de ces vers, qui 169ne sont pas seulement destinés aux spécialistes, aux érudits et autres amateurs de vieux papiers, mais à tous les lecteurs, de Gléresse et dailleurs.

Julien Goeury

Véronique Ferrer, Lamoureuse rage. Agrippa dAubigné poète profane. Genève, Droz, « Cahiers dHumanisme et Renaissance », 2022. Un vol. de 360 p.

Inachevé à la mort de lauteur, et resté inédit jusquau xixe siècle, le Printemps, qui rassemble lœuvre profane dAgrippa dAubigné, a longtemps été négligé par la critique. Il pâtit encore parfois, dans lhistoire littéraire, de la comparaison avec les Tragiques, et du regard négatif que, dans son épopée engagée, le poète porte sur sa poésie amoureuse : les exigences du combat religieux, qui impose de mettre la Muse au service de lhistoire et de la vérité, le conduisent à renier les pièces écrites au printemps de sa vie comme autant de compromissions avec le goût mondain, qui se plaît à entendre chanter des amours feintes, et ne se préoccupe pas dadapter le langage poétique aux misères du temps. Louvrage de Véronique Ferrer est donc particulièrement bienvenu, car il remet le Printemps à sa juste place dans lœuvre dAgrippa dAubigné et dans lhistoire de la poésie de la Renaissance. De solides arguments étayent cette réévaluation : au cœur des guerres de religion, le poète continue à retravailler ses textes profanes, dont il reconnaît les qualités dans Sa Vie à ses enfants ; en outre, leur caractère inédit ne les empêche pas de circuler du vivant du poète, si bien quen son temps, dAubigné est bien identifié comme poète profane.

Dans la continuité de son édition critique de 2019, qui prenait le parti de donner à lire lintégralité du Printemps sans sen tenir aux pièces citées dans la table autographe (qui les classe par formes poétiques et ne mentionne que les sonnets de lHécatombe à Diane, les Stances et les Odes), Véronique Ferrer prend en compte ici lensemble des pièces présentes dans les manuscrits. Les entrées thématiques font dialoguer de manière féconde des pièces de formes différentes, rendant ainsi justice à la variété de lécriture profane dAgrippa dAubigné, trop souvent réduite, par le passé, à sa violence et à son imaginaire macabre. Sans négliger ces aspects, Véronique Ferrer fait découvrir une veine plus légère, celle des poèmes satiriques ou comiques, et les cohérences secrètes entre ces derniers et les pièces plus sombres. La persona du poète sen trouve dotée de facettes nouvelles, qui enrichissent, sans la faire disparaître, limage du poète combattant ou de lamant souffrant.

Le premier chapitre revient sur la genèse complexe du recueil en analysant les deux manuscrits conservés à Genève dans les archives Tronchin, le T 157 (qui offre la version la plus aboutie de lHécacombe à Diane) et le T 159, qui donne à lire lensemble du Printemps, mais entremêle les pièces que la table autographe classera par formes poétiques. Létude des manuscrits montre dans quel sens le poète retravaille ses œuvres, notamment en adoucissant les marques de la fureur tragique et du désespoir amoureux. Elle révèle aussi comment il structure lHécatombe à Diane en procédant à des groupements thématiques de sonnets. Après avoir décrit les choix des différents éditeurs du xixe au xxie siècle, qui sont autant d« hypothèses herméneutiques » et dinterprétations de la structure quaurait pu avoir le recueil achevé, Véronique Ferrer suit la piste, livrée par Aubigné lui-même dans sa table autographe, du classement par forme poétique, en présentant 170chacun des trois grands massifs (Hécatombe, Stances et Odes) qui composent le recueil, sans négliger les « poèmes en souffrance » exclus de la table (mais présents dans le manuscrit T 159 ou dans lAlbum de poésies de Marguerite de Valois).

Le deuxième chapitre situe le poète, à travers une présentation de la génération poétique des années 1570, distinguée par Agrippa dAubigné lui-même de celle de Ronsard, et marquée par le succès de la poésie de Desportes. Loin de prendre pour argent comptant les déclarations du poète, qui insiste sur sa singularité poétique et le caractère anachronique de son inspiration (Diane Salviati, la dame quil chante, est la nièce de la Cassandre de Ronsard, dont il admire les fureurs), Véronique Ferrer donne, à travers une description précise de ses réseaux (à Paris, en Navarre et en Poitou), limage, plus conforme à la réalité, dun poète intégré dans la vie poétique de son temps.

Le troisième chapitre se propose dinscrire la « mignarde rage » du Printemps dans lhistoire des langages littéraires de lamour. Il propose une description précise de lhistoire du pétrarquisme français, de l« érotique spiritualisée » (p. 93) du premier pétrarquisme, relayé par Ronsard, et teinté de néoplatonisme, à un « second pétrarquisme » qui tend à déspiritualiser lamour. Mais le pétrarquisme peut aussi prendre des inflexions plus sombres, notamment sous linfluence de la « désespérade », micro-genre venu dItalie, qui se consacre aux lamentations de lamant désespéré.

Le quatrième chapitre sintéresse à la représentation des femmes, en envisageant dabord la Diane historique, pour ensuite montrer comment Agrippa dAubigné en fait un personnage aux multiples visages, notamment en travaillant sur les différentes facettes du mythe de Diane et en variant les tons et les registres.

Le cinquième chapitre éclaire la « fureur tragique » de lamant à la lumière des discours savants produits à lépoque, en particulier la riche réflexion des médecins sur la mélancolie amoureuse et sur lamor hereos. Il rappelle également que la folie amoureuse correspond à une importante tradition poétique, qui tire ses modèles de la poésie antique pour être sublimée au Moyen Âge et à la Renaissance, avec notamment les figures dYvain et du Roland furieux de lArioste. La connaissance de ce contexte fait ressortir la spécificité de lexpression albinéenne de la folie amoureuse, qui retravaille notamment le motif de lerrance dans un locus horribilis, ou entre en écho avec la violence des temps de guerre pour représenter la douleur à travers des images de corps disséqués.

Mais cette dimension sombre et cruelle est immédiatement nuancée par le chapitre vi qui montre que le Printemps ne saurait être réduit au « néopétrarquisme noir » dont il est, selon Gisèle Mathieu-Castellani, le principal représentant. À travers létude rapprochée de plusieurs pièces comiques, satiriques ou fantaisistes, qui forment, au sein du Printemps, un corpus conséquent, Véronique Ferrer démontre que le rire albinéen constitue une part essentielle de son inspiration poétique. Tout en plaçant Aubigné dans la continuité de la veine folâtre illustrée par Ronsard ou Jodelle, le rire lui permet de marquer sa singularité et de se « libérer du carcan pétrarquiste, pour revivifier lamour, pour le re-naturaliser » (p. 210). Dans sa déclinaison anti-aulique, il annonce également les passages satiriques des Tragiques.

Pour finir, Véronique Ferrer constate que la diversité du recueil tient aussi au goût du poète pour lexpérimentation formelle, qui transparaît notamment dans sa prédilection pour les formes poétiques peu contraignantes (stances, odes) et dans son jeu sur la plasticité des formes fixes.

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L amoureuse rage deviendra, à nen pas douter, un ouvrage de référence sur Le Printemps. Il constitue, en effet, un outil indispensable pour lire et étudier la poésie profane dAgrippa dAubigné : à la lumière dune étude rigoureuse du contexte littéraire et philosophique, Véronique Ferrer éclaire, dans un style clair et dense, lhistoire du recueil et les grandes caractéristiques de son écriture. Elle facilite ainsi laccès à un texte difficile, dont les visages contradictoires peuvent déconcerter. Létude fait, en outre, la part belle aux lectures de détail, qui permettent dapprécier à sa juste valeur la « beauté étrange » (p. 19) dune œuvre de premier plan.

Alice Vintenon

Pierre de Lancre, Tableau de linconstance des mauvais anges et démons. Édition de 1613 établie et annotée par Jean Céard. Genève, Droz, « Travaux dHumanisme et Renaissance », 2022. Un vol. de 640 p.

On ne peut que se réjouir de voir tant douvrages de démonologie des xvie et xviie siècles être lobjet déditions scientifiques. Après la Démonomanie des sorciers (1580) de Jean Bodin, parue chez Droz en 2016 dans la même collection, les Cinq livres de limposture et tromperie des diables (1569) de Jean Wier édités chez Jérôme Millon en 2021, voici le Tableau de linconstance des mauvais anges et démons, fruit du travail de limmense érudit quest Jean Céard, seul à même de reconnaître les multiples sources de louvrage et de nous offrir la traduction des milliers de citations latines, italiennes, espagnoles qui parcourent le texte de cet autre érudit que fut Pierre de Lancre. Aussi Jean Céard nous propose-t-il une édition remarquable, qui ne cherche pas à commenter le texte mais à lui rendre une lisibilité à laquelle le lecteur moderne, désormais si souvent mauvais latiniste si ce nest non-latiniste, ne peut plus accéder. Non content de donner les références de certains passages dans leur langue originelle et de traduire systématiquement les citations en langues étrangères dans les notes de bas de page, il éclaire par des remarques philologiques précises les rares difficultés que pose la langue fluide de Pierre de Lancre et corrige même certaines erreurs de lauteur. En un mot, fort de sa longue expérience déditeur scientifique des textes de la Renaissance – Montaigne, Rabelais, Ronsard, Pontus de Tyard, Paré, Boaistuau, Lefèvre de La Boderie… – Jean Céard vient ajouter à tous ces ouvrages qui font autorité, non seulement auprès des chercheurs mais du grand public, lun des plus importants textes de la démonologie, domaine dont il est aussi un des spécialistes : on lui doit ainsi la traduction, en 2005, du Formicarius tiré de louvrage des Sorciers et leurs tromperies (1436) de Jean Nider.

Cette édition du Tableau des mauvais Anges et démons, dont il a choisi le texte de 1613, « revu, commenté et corrigé » et donc considérablement augmenté de références érudites par rapport à la première version de 1612, a limmense mérite doffrir avec sa typographie aérée et agréable à lœil, un texte qui ne présente pas dobstacles à la lecture et dont les sources livresques sont, grâce à une enquête aussi précise quexhaustive, presque toutes dévoilées, comme lindique limpressionnante bibliographie des ouvrages cités. Par ailleurs, elle permet de mieux mesurer – à la différence de lédition partielle de Nicole Jacques-Lefèvre parue en 1982, qui avait fait le choix de mettre en avant les aveux des jeunes sorcières basques que le magistrat faisait ensuite condamner au bûcher, et dinsister sur la dimension 172esthétique du texte comme exercice de « rhétorique baroque » – lambition encyclopédique du démonologue, proche en cela dun Pierre Le Loyer auteur du Discours des spectres (1586-1608) ou dun Jean Bodin. Le livre ne se borne pas, écrit Jean Céard, à « la description de la sorcellerie et de la société basque » mais propose, dans le prolongement du Tableau de linconstance et instabilité de toutes choses, premier ouvrage de lauteur, une réflexion sur les pouvoirs des démons caractérisés par linconstance. Si « le monde est un théâtre où le Diable joue une infinité de divers et dissemblables personnages » (p. 74), la variété de ses manifestations – ou pour mieux dire la diversité parfois contradictoire des témoignages, tant des sorcières labourdines que des exemples tirés des autres procès comme des textes – ne saurait donc ébranler la croyance de lauteur dans sa mission salvatrice : exterminer lengeance diabolique de cette petite terre du Labourd où les suppôts de Satan pullulent jusque dans lÉglise même. Le motif baroque de linconstance est dès lors mis au service dune justification de la répression.

Louvrage, comme lindique Jean Céard, est « dinspiration juridique » par la disposition des chapitres et lénumération précise de ce quils contiennent. Divisé en six livres, le texte nous conduit de linconstance des mauvais anges à la nécessité dexécuter les prêtres-sorciers, en passant par les descriptions du sabbat, les métamorphoses, le pacte, ou encore en proposant une comparaison des systèmes espagnol et français de répression de la sorcellerie. Lauteur y fait dialoguer les aveux des accusés avec les ouvrages des autres démonologues, Bodin, Del Rio, Rémy, Boguet, et les références tirées de son immense culture historique et littéraire. Il y aborde aussi nombre de questions théoriques, sur lenvol « réel » au sabbat, la possibilité quont les démons dengendrer, les fausses apparitions des morts, ou encore sur la possibilité dexécuter les enfants sorciers, montrant sa connaissance des débats qui agitent ce champ discursif très animé quest, aux xvie et xviie siècles, la démonologie.

Pourtant, cet homme si savant, à lécriture séduisante, est aussi ce conseiller au Parlement de Bordeaux qui, missionné par Henri IV au Pays Basque pour réprimer lépidémie de sorcellerie, y a allumé des dizaines de bûchers. Le Labourd aux mœurs si étranges et si peu chrétiennes est en effet à ses yeux une « pepinière » de démons et sorciers (p. 91) ; ce « petit recoing de la France », situé à la croisée de plusieurs pays et langues, est inconstant par nature, puisque ses habitants, délaissant la terre ferme, se tournent vers « lexercice inconstant de la mer » (p. 93). Aussi tandis que les hommes absents de longs mois reviennent de Terre-Neuve « sauvages et marins », leurs femmes « Sorcieres, et endiablées » (p. 98) y offrent leurs enfants au diable. Terriblement misogyne – indigné par la fonction honorable de marguillière quoccupent certaines femmes dans lÉglise basque, dont il fait des sorcières –, le juge obtient des jeunes filles quil fait arrêter de stupéfiants aveux sur les pratiques sexuelles au sabbat, les malheureuses ignorant probablement quelles signent ainsi leur arrêt de mort. Il ne cache pas non plus les violentes oppositions quil a rencontrées, de la fureur des hommes rentrés de Terre-Neuve qui insultent et menacent les victimes conduites au bûcher pour les faire revenir sur leurs dénonciations – les empêchant ainsi, selon les mots du magistrat, de « mourir en paix » (p. 601) –, à la réaction de lÉglise basque organisant la fuite de ses prêtres vers lEspagne. La mission de Pierre de Lancre, qui a duré quatre mois en 1609, aurait ainsi fait près de quatre-vingts victimes, ce qui en fait la chasse aux sorcières la plus meurtrière jamais menée dans le Royaume de France.

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Il nest guère surprenant que le film Les Sorcières dAkelarre de Pablo Agüero (2020) propose un portrait bien peu flatteur du personnage, car comme le constate avec une certaine mélancolie Jean Céard, « Esprit curieux et ouvert, élégant de manières et brillant écrivain », Pierre de Lancre « sest pourtant cloîtré, on le sait, dans ses terribles certitudes ». Le Tableau des mauvais anges et démons invite dès lors à sinterroger sur le rôle qua pu jouer la culture humaniste dans lélaboration de lobjet imaginaire que fut la sorcellerie démoniaque, cette construction intellectuelle élaborée par certains des esprits les plus cultivés de leur temps, ce que fut, à nen pas douter, Pierre de Lancre.

Jean Céard nous propose donc une édition qui rend compte de la complexité du projet de lauteur – qui est aussi le petit neveu par alliance de Montaigne – et de ses ambitions littéraires et philosophiques. En revanche, il na pas voulu insister sur les aspects quil pense déjà connus du lecteur, au point dexclure de sa biographie les études qui seraient essentiellement des « commentaires », comme les travaux si importants de Nicole Jacques-Lefèvre, de Thibaut Maus de Rolley et de tant dautres, ce que lon peut regretter. Il ne fait guère de doute néanmoins que cette édition sera désormais la référence incontournable des chercheurs, auxquels elle offre un formidable instrument de travail pour de nouveaux « commentaires ».

Marianne Closson

Myriam Marrache-Gouraud, LHomme-objet. Expositions anatomiques de la première modernité, entre savoir et spectacle. Genève, Droz, « Cahiers dHumanisme et Renaissance », 2022. Un vol. de 415 p. 

Dans la lignée des études fondatrices de Jean Céard (La Nature et ses prodiges. Linsolite au xvie siècle, 1977) ou de Lorraine Daston et Katharine Park (Wonder and the Order of Nature, 2001), Myriam Marrache-Gouraud sest fait une spécialité de la curiosité, en tant que pulsion épistémophile, et des curiosités, ou curiosa, objets sur lesquels cette passion sexerce de manière hyperbolique durant cet âge obsédé par laccumulation des faits (par définition divers), par leur collection et leur classement, et surtout par la résistance à toute compréhension quopposent prodiges, singularités et autres aberrations de la nature. Joueuse, cette dernière se plaisait à défier les intelligences humanistes en leur proposant autant dénigmes. Après une étude sur les catalogues des cabinets de curiosité (La Légende des objets, 2020), lautrice propose un ouvrage personnel de taille, sur un thème paradoxal et réflexif : lêtre humain. Quelle est la place de lhumain, des humains parmi les mirabilia de la Renaissance et de la première modernité, au milieu des individus ou fragments animaux, végétaux et minéraux, avec lesquels ils semblent se mélanger ? La question de la frontière est au cœur de lenquête, sinon des préoccupations de lépoque : Myriam Marrache montre comment, loin de sabîmer dans le goût du spectaculaire – traditionnellement opposé à la connaissance de soi depuis Augustin –, la curiosité des collectionneurs se ressaisit comme telle et participe dun questionnement anthropologique plus général. La présence du corps humain dans les collections et les livres consacrés aux curiosités est envisagée par trois biais, que lautrice articule astucieusement sur le mode dune tropologie : par oxymore, hyperbole ou synecdoque.

Très originale, la première partie se penche sur la figure oxymorique des hommes velus. À mi-chemin entre le mythe médiéval de lhomo sylvestris et le diagnostic moderne (lhypertrichose constitue une pathologie reconnue, 174quoiquextrêmement rare), les savants, mais aussi les princes, les courtisans et les artistes de la Renaissance se laissent fasciner par le cas de Pedro Gonzales, enfant poilu de la tête au pied, ramené des Canaries. Offert en cadeau diplomatique à Henri II, ce « Pierre Sauvage » est marié à une Parisienne qui lui donne plusieurs enfants affectés par le même dérèglement pileux. Myriam Marrache montre comment cette famille devient par excellence un objet de collection, via la reproduction des images et des descriptions. Les tableaux de maîtres, les discours de médecins, les biographèmes répandus par de nombreux canaux sont travaillés par des postulations contradictoires : tout en les classant dans toutes sortes de loci tératologiques, ils concourent à souligner lhumanité des sujets considérés, à qui le statut de « monstres » garantit paradoxalement une insertion parfaite dans la civilisation, et même un beau succès social confirmé par leur existence courtisane. Presque des loups-garous par leur constitution physique, les Gonzales sont dé-monstrifiés, si lon peut dire, par leur célébrité.

La seconde partie de louvrage sintéresse à la double passion pour la disproportion des géants et des nains. Le nanisme constitue un sujet assez nouveau, qui offre à Myriam Marrache loccasion déclairer autrement la question du gigantisme, très étudiée antérieurement. Nourri par les découvertes de fossiles animaux, ou par des récits de voyage colporteurs de légendes, lintérêt pour les géants se trouve complexifié par lévidence du nanisme : que faire du récit traditionnel de la décadence physique de lhumanité, depuis le gigantisme de lâge dor, alors que géants et nains se côtoient quotidiennement dans les cours, friandes de leurs talents respectifs ? Les nains sont-ils les pygmées des Anciens ? Du moins sont-ils familiers en tant que bouffons, conseillers ou modèles pour les artistes : souvent animalisés (par contact ou par comparaison avec les singes, ou avec les tortues ou escargots qui leurs servent de montures burlesques), ils constituent un objet de ridicule dont peut ressortir, paradoxalement, une certaine grandeur. Les fines analyses de Myriam Marrache montrent comment ils acquièrent des traits siléniques, en vertu de la mentalité paradoxale de la Renaissance. De prodiges naturels, les nains peuvent devenir vedettes dun art maniériste qui forge un goût insolite de la beauté dans la laideur.

La troisième partie, qui nest pas la moins riche, porte sur lhumanité par synecdoque, autrement dit sur les « morceaux choisis » de corps humains qui « égayent » les rayons hétéroclites des cabinets de curiosité et leurs descriptions : membres ou fœtus flottant dans des bocaux, squelettes montés et démontés pour des spectacles danatomie, mais aussi momies ou calculs rénaux collectés comme de précieuses reliques… Laccumulation donne le vertige, tant elle montre linterpénétration des règnes : lanatomiste Ruysch élabore des sortes de compositions florales à base dorganes humains préparés pour leur conservation ; les momies témoignent dun devenir minéral du corps ; les pierres produites par la chair des calculeux font miroir aux ossements fossilisés… Comme les spectateurs de lépoque, sans doute, les cas nous amusent, puis nous saisissent, enfin ils nous laissent méditatifs devant tant de vanités produites par une nature elle-même baroque. Il y a là « quelque chose de riche et détrange », indeed (Ariel dans La Tempête de Shakespeare, citée p. 369). Myriam Marrache a montré comment « vu par ses aberrations les plus fortes, le genre humain renverse sa notion dexcellence en la puisant non à la perfection mais à lexception curieuse ou à limperfection, en la cherchant moins au cœur de la divine proportion dun tout, que dans linépuisable morcellements 175en fragments, hypertrophies, restes et membres coupés ou préparés » (ibidem). Il fallait peut-être le miroir déformant de ces curiosités pour que lhumanité sinterroge sur son vrai visage.

L Homme-objet étonne par son ampleur. On craint laccumulation propre aux manies collectionneuses. Mais le parcours proposé, dynamique, est plein de sens, mettant en valeur les liens entre la problématique des hommes velus et celle des géants, entre cette dernière et les pétrifications de matière humaine, par exemple. Certaines études publiées sous forme darticles sont subsumées, mais lensemble ne donne jamais la sensation de juxtaposition, ce qui est remarquable au vu du thème. Outre son iconographie particulièrement riche (certaines reproductions en noir et blanc sont reprises dans un cahier en couleur en fin douvrage), le livre brille par des analyses mémorables : celle du tableau dArrigo le velu par Carrache (p. 57-65), celle consacrée au nain Morgante (p. 143-167), celle du calcul fatal au duc de Bavière Albert V, transformé en tête de jésuite par le travail hallucinatoire de la polémique (p. 349-355). Ailleurs, des cas pourtant bien connus, comme ceux des restes attribués au géant Theutobochus ou des squelettes du théâtre danatomie de Leyde, sont envisagés à nouveaux frais.

À équidistance entre lhistoire des lettres, de lart et des savoirs, ce livre constitue donc un tour de force, dont émane une étrange poésie. Ponctuellement, le lecteur peut être pris dune sensation de malaise, inévitable étant donné la nature morbide de certains spectacles de curiosité, qui pourraient faire penser à Locus Solus de Raymond Roussel. Non !, sécrie-t-on avant une ultime analyse consacrée à des couteaux avalés et extraits par chirurgie avant dintégrer les collections de curiosités… Et pourtant si, on en redemande ! Et lon finit même convaincu par lidée que la bizarrerie est le commencement de la philosophie.

Nicolas Correard

Corneille de circonstance. L auteur, personnage de théâtre. Sous la direction de Yohann Deguin et Florence Fix, Reims, ÉPURE, « Héritages critiques », 2023. Un vol. de 472 p.

Publié quelques mois après le volume dirigé par Guillaume Peureux et Alain Vaillant consacré à La Poésie de circonstance, xvie-xxie siècle (Presses Universitaires de Paris- Nanterre, 2022), cet ouvrage témoigne de lactualité de la recherche sur ce problème dimportance quest ladaptation de la poésie à son temps. Lobjectif affiché par Yohann Deguin et Florence Fix, en éditant treize pièces composées entre 1784 et 1911 qui font de Corneille le personnage principal, est dattirer lattention sur une modalité singulière de diffusion de lhistoire littéraire : celle des pièces dhommage. La lecture de ces œuvres est balisée par une approche faisant apparaître la nomenclature des appropriations qui engendre les lieux communs et les clichés quelles perpétuent. Corneille devient personnage de théâtre en sa qualité dauteur mais aussi de « frère, père et époux », la dialectique bien connue de lhomme et de lœuvre trouvant ici un terrain dexpression à son avantage. De fait, les dramaturges se servent dinformations biographiques célèbres pour susciter une « connivence » avec leur public, tout en prétendant faire œuvre historiographique. Ils reproduisent alors un discours critique existant déjà et les jugements de valeur qui lui sont attachés. Yohann Deguin et Florence Fix parlent à juste titre 176de « patrimonialisation » se transformant en « muséification », ce qui contribue de façon décisive à lhistoire de lappréhension des œuvres du dramaturge rouennais.

Mais ce nest pas lunique apport de ce volume, qui développe à partir de Corneille une poétique de la circonstance entée sur une « histoire littéraire des dramaturges » (pour faire écho au titre de louvrage dirigé par Vincent Debaene et alii, LHistoire littéraire des écrivains, paru en 2013). Yohann Deguin et Florence Fix démontrent que des enjeux « politiques, littéraires et médiatiques » sont attachés à ces pièces qui cherchent aussi à séduire en divertissant : afin de développer la « connivence » qui est le socle sur lequel ces pièces reposent, les dramaturges se font volontiers humoristes dans le but de « flatter » le supposé bon goût de leur public. Aimer Corneille devient en quelque sorte une forme de distinction sociale. De plus, limage, fort morale, dun Corneille « bon père de famille » qui se dégage des pièces permet aux auteurs de tempérer la potentielle portée politique de leurs écrits : les affrontements du grand auteur et de Richelieu ne sont pas considérés comme centraux car ces œuvres refusent globalement linscription dans une période historique et politique au profit dune vision toute littéraire des évènements.

Une autre qualité de ce volume est sa contribution en puissance à une histoire littéraire régionale – la majorité des pièces ont été jouées à Rouen – faisant apparaître le profil sociologique des dramaturges. Ceci donne à penser la question de linscription territoriale de lhistoire littéraire. Par exemple, Émile Coquatrix (1813-1883) est un auteur normand attaché à la défense de sa région natale et de son industrie. Yohann Deguin et Florence Fix expliquent sa démarche de dramaturge par sa volonté de rendre à Corneille un lustre que, selon lui, les lecteurs et les hommes de théâtre ne lui accordent plus. On peut sinterroger sur léventuel lien entre ces deux aspects de sa pensée, dont lévidence simpose plus nettement encore à propos dEmma Angot (1850- ?) qui propose en quelque sorte un Corneille à lusage des jeunes filles dans le but « den faire des citoyennes ». On notera enfin que, se défaisant opportunément de la question problématique et ici sans importance de la « valeur », Yohann Deguin et Florence Fix proposent une autre interprétation de loubli de ces pièces.

Le volume se ferme sur trois articles qui complètent utilement le propos : Liliane Picciola sattache à montrer que Ducis construit sa propre identité dauteur en miroir de Corneille, tandis que Bénédicte Louvat propose une comparaison des « pièces dont Corneille est le héros » et de celles prenant Molière pour personnage. Enfin, Myriam Dufour-Maître livre un hommage à un autre hommage, en revenant sur la valeur pédagogique du documentaire de Jean-Claude Guézennec (Moi, Pierre C.).

Maxime Cartron

Réflexions morales et métaphysiques sur les religions et sur les connaissances des hommes. Manuscrit clandestin attribuable à Camille Falconet (1671-1762). Édition et notes par Antony McKenna et Gianluca Mori. Paris, Honoré Champion, « Libre pensée et littérature clandestine », 2023. Un vol. de 716 p.

Ce volume extrêmement documenté du point de vue historique, philosophique, littéraire et philologique comprend une large introduction qui est léquivalent dun vrai livre (p. 9-256) et une édition critique abondamment annotée du texte 177clandestin (p. 257-610), ainsi que trois annexes et une riche bibliographie. Les Réflexions morales et métaphysiques sont connues dabord par une lettre signée « Delaube » adressée à Reinier Leers et datée de Lyon du 13 août 1715, qui présente une œuvre philosophique que lauteur souhaite faire publier. Il existe trois versions manuscrites dun texte qui correspond à cette présentation. Lenquête des éditeurs porte dabord sur lidentité de lauteur et permet de remonter au Lyonnais Camille Falconet, éminent « bibliomane » qui sétablit à Paris et fréquente le milieu académique de Jean Terrasson, de Fontenelle et de Malebranche. Pas moins importante, toutefois, est létude des contenus proprement philosophiques de cet ouvrage, qui se signale comme le seul traité « immatérialiste » parmi les manuscrits clandestins de son époque. Les deux aspects – lidentification de lauteur et le commentaire historique et philosophique – sont étroitement liés, car il savère que le père de Camille Falconet, Noël, fut le protégé de Guy Patin, auteur (avec la collaboration de Gabriel Naudé et Pierre Gassendi) du Theophrastus Redivivus (1659), comme la démontré Gianluca Mori (Athéisme et dissimulation au xviie siècle. Guy Patin et le Theophrastus redivivus, Honoré Champion, 2022). Cet ouvrage est le premier traité athée connu composé en France, fondé sur le naturalisme classique (Lucrèce, Cicéron, Plutarque, Sénèque) et moderne (Machiavel, Pomponazzi, Campanella, Vanini, Cyrano).

Tout dabord, les éditeurs dressent (en 22 points) le portrait-robot de lauteur possible des Réflexions, puis démontrent quil correspond à la biographie, aux études, aux fréquentations et à la pensée de Camille Falconet. Devant cette convergence dindices divers et indépendants les uns des autres la tentation est forte pour les éditeurs de proposer une attribution à part entière. Ils concluent quen létat actuel des connaissances, en attendant des preuves matérielles concluantes et « définitives », Falconet est le seul écrivain connu à qui lon puisse raisonnablement attribuer ce texte, quil a pu concevoir dès ses années de jeunesse à Lyon, quitte à lachever, en lui donnant sa forme définitive, au cours de la période de son intense fréquentation de labbé Terrasson, à Paris, avant et sans doute après la mort de Louis XIV.

Du point de vue des contenus philosophiques (étudiés surtout dans le chapitre ii de lIntroduction), les Réflexions morales et métaphysiques se situent à la charnière entre la grande saison du libertinage érudit, dont le Theophrastus redivivus constitue le texte le plus mûr et le plus audacieux, dune part, et de lautre la période qui voit le triomphe de la libre pensée de souche cartésienne, malebranchiste ou spinoziste (on pense à des textes tels que lEssai de métaphysique de Boulainvilliers,lExamen de la religion de Du Marsais, LaReligion du chrétien dYves de Vallone, les Difficultés sur la religion de Challe, le Mémoire de Meslier). Les Réflexions réunissent, dans une synthèse généralement efficace, plusieurs traits typiques de lun et de lautre courant. Du premier, les Réflexions empruntent laccent mis sur le caractère fictif des religions, tenues comme une imposture ou un art politique utile pour garder lordre social. De lautre côté, « les Réflexions se caractérisent par le choix très net dun fondement philosophique bien enraciné dans la pensée cartésienne et post-cartésienne (malebranchiste surtout, mais avec des échos de Spinoza et aussi sans doute de Leibniz). À lencontre du Theophrastus redivivus, les Réflexions ignorent complètement la tradition aristotélicienne radicale de la Renaissance italienne » (p. 158) et, ajoutons-nous, le texte ignore aussi la théorie des « révolutions » (les retours cycliques des astres qui scandent le temps éternel par des « catastrophes » qui réduisent le monde et 178les civilisations à leur début primitif). Le Theophrastus faisait confiance à cette théorie pour nourrir lespoir dun retour à la liberté et à légalité de létat de nature, doù le caractère « subversif » qui caractérise les passages les plus violents contre les leges, tant religieuses que politiques.

Lopposition entre le principe dégalité qui caractérise létat de nature (bien représenté par la condition des animaux, pas inférieurs et parfois supérieurs à lhomme) dune part, et de lautre lesclavage qui sest instauré avec le principe de propriété, linstitution de hiérarchies et de dominations, est présente aussi bien dans le Theophrastus que dans les Réflexions, comme le montrent les éditeurs (p. 137), mais lauteur de celles-ci ne rêve plus des « révolutions » astrales et ne se lance pas dans linvective farouche du Theophrastus contre les législateurs. Par ailleurs, cette opposition entre létat de nature et la prétendue « civilisation » constitue un maillon important de la chaîne qui unit le milieu de Guy Patin et celui des Falconet : le père de Camille Falconet a été en effet le protégé de Guy Patin qui lui a sans doute montré le texte sulfureux du Theophrastus et a partagé avec lui sa critique de la religion et de létat de domination dans lequel se trouvent désormais les hommes. À lencontre du Theophrastus, les Réflexions ne renoncent cependant pas à lidée de Dieu, mais, tout en condamnant lathéisme, « finissent par embrasser une sorte de spinozisme immatérialiste qui réduit Dieu à un principe cosmique nécessaire et dépourvu de tout attribut personnel » (p. 122) On comprend ainsi la nouveauté de lathéisme des Réflexions par rapport à la tradition libertine ; cet athéisme « moderne » porte surtout sur les attributs de Dieu, et cest pourquoi il est compatible avec une thèse immatérialiste. Le nouvel athéisme des Réflexions na pas besoin de se définir ainsi, car il se présente précisément comme une nouvelle conception de Dieu. En outre, le déterminisme qui caractérise la nature de ce Dieu retombe sur lhomme dont lauteur nie le libre arbitre, à lencontre du Theophrastus. « Les Réflexions soutiennent, au contraire, limpossibilité dun choix libre et lentière soumission des hommes à la causalité divine (qui est elle-même parfaitement dépourvue de liberté, puisque Dieu agit selon la nécessité de sa nature infiniment parfaite) » (p. 160). On dirait que la position des Réflexions ne porte pas tant sur lexistence de Dieu, qui est affirmée, que sur ses attributs, car ce Dieu, dépourvu de toute qualité anthropomorphique (intelligence, volonté, liberté, bonté, etc.), se présente comme une nature nécessaire qui agit de manière également nécessaire.

Parmi les grands mérites de cette édition il faut compter le fait que les éditeurs ont découvert une source inédite de Jean Jacques-Rousseau, car on trouve plusieurs points communs entre les Réflexions et les deux Discours et le Contrat social. On sait dailleurs que la bibliothèque Falconet, lune des plus riches parmi les bibliothèques privées de lépoque, avait servi comme source et lieu de travail pour plusieurs Encyclopédistes. On peut imaginer que Rousseau la fréquentée quand il a rédigé ses quatre cents articles de musique, mais quil aussi pu lire le texte des Réflexions. Plusieurs indices confirment un rapprochement direct entre son œuvre et le manuscrit clandestin. Dès le premier Discours (1749), Rousseau est évidemment sensible à la question de la variété (ou de linégalité) des conditions sociales et dénonce le commerce, les sciences et les arts qui engendrent « linégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talents et par lavilissement des vertus ». Cette variété ou inégalité liée au développement des arts et des métiers est lun des aspects les plus critiqués dans les Réflexions. Dans le second Discours de 179Rousseau, cette même question revient, et il est précisé que « luniformité règne dans létat de nature ; la diversité sintroduit par linégalité des conditions dans la société civile ; à lindépendance de létat de nature se substituent la dépendance et la subordination introduites par la propriété privée et exacerbées par lamour-propre et par les passions ». Sans propriété, il ny a pas de dépendance. Sur ce point les deux textes convergent pleinement. Lindépendance définit pour Rousseau comme pour lauteur des Réflexions la liberté et linnocence naturelles. En effet, « la propriété entraîne inévitablement des inégalités, donc des dépendances, donc des servitudes (ou un assujettissement) et un esclavage » (p. 190). Un autre point de vue que les deux auteurs partagent est la conscience que la religion traditionnelle est une imposture politique, mais aussi quune religion civile est nécessaire pour tenir ensemble la société dénaturée par linégalité et la propriété privée. Les éditeurs concluent cette comparaison croisée des deux auteurs par une affirmation très importante pour une compréhension nouvelle des Lumières et de Rousseau notamment : « Lauteur des Réflexions annonce ainsi lanalyse de Rousseau et dans les termes mêmes qui seront ceux de Rousseau » (p. 195).

Les similitudes ne sarrêtent pas là, parce que lauteur des Réflexions déclare explicitement que les qualités de Dieu nous sont inconnues et proclame notre ignorance totale à leur égard. Cest la même ignorance qui est affichée par le vicaire savoyard, car les qualités humaines ne peuvent pas circonscrire les qualités divines (p. 206-207). En outre, le vicaire invoque les mêmes critères dévidence et duniversalité auxquelles fait appel lauteur des Réflexions, avec des expressions tout à fait semblables, presque littérales (p. 213). Ainsi, bien que les convictions religieuses de Falconet et celle du vicaire savoyard soient « fondamentalement très différentes, leurs argumentations et leur vocabulaire même convergent sur nombre de points capitaux » (p. 217). En résumant la comparaison entre les deux auteurs, les éditeurs des Réflexions énumèrent nombre de caractéristiques communes : luniformité de létat de nature opposée aux inégalités de létat « civilisé », le bonheur défini en termes de « sentiment dexistence », linutilité des arts et des sciences, lamour-propre bien ou mal entendu, la religion comme imposture politique : « Ces rapprochements nous incitent à considérer comme une hypothèse parfaitement plausible – et même probable – la lecture par Rousseau des Réflexions morales et métaphysiques et linfluence de ce texte clandestin sur certains de ses écrits » (p. 218).

Nous avons souligné limportance de cette comparaison entre les deux auteurs (chapitre v de lIntroduction) pour montrer comment létude de la littérature philosophique clandestine a une influence directe sur lhistoire des Lumières en établissant de véritables passerelles ou des constellations qui conduisent du libertinage érudit (où la culture de la Renaissance domine encore), à travers le renouveau métaphysique de lépoque de Descartes, Hobbes et Spinoza, jusquau début des Lumières « radicales » qui se diffusent dabord par les manuscrits et ensuite par limprimé. (pour une vue densemble sur létat présent de la recherche voir Clandestine Philosophy. New Studies on subversive manuscripts in early modern Europe, 1620-1823,éd. par G. Paganini, M. Jacob et J. C. Laursen, UCLA Center for 17th and 18th c. studies and Toronto University Press, Los Angeles-Toronto 2020 [http://oapen.org/search?identifier=1007705], ainsi que le site web clandestine.org). Comme le disent très bien les éditeurs du texte : « Les Réflexions reprennent de nombreux traits du Theophrastus, mais transforment lathéisme de 180souche aristotélicienne de Patin en un spinozisme immatérialiste qui conjugue de manière très originale la métaphysique malebranchiste et le scepticisme de Montaigne. » Source inédite et inconnue de Jean-Jacques Rousseau – comme le permettent de penser des témoignages historiques et de nombreux rapprochements textuels – les Réflexions se révèlent ainsi être un texte-clé de lhistoire de la libre pensée aux xviie et xviiie siècles, témoin de la transition du « libertinage érudit » aux « Lumières radicales ». Par la richesse de lIntroduction, lexactitude philologique de lédition, labondance du commentaire, ce texte des Réflexions constitue un modèle exemplaire pour la recherche dans ce domaine et on ne peut que louer la largeur et la profondeur des connaissances qui ont permis à Antony McKenna et Gianluca Mori de restituer aux Réflexions leur place marquante dans lhistoire des idées philosophiques.

Gianenrico Paganini

Bibliographie des éditions de Guillaume-Thomas Raynal. 1747-1843. Sous la direction de Cecil Patrick Courtney. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2021. Un vol. de 529 p.

Fruit dun long travail minutieux qui nécessita des recherches dans les bibliothèques et les archives de plusieurs pays, louvrage que publient Cecil Patrick Courtney et son équipe (David Adams, Gilles Bancarel, Daniel Droixhe, Claudette Fortuny, Gianluigi Goggi, Iryna Kachur, Hans-Jürgen Lüsebrink et Nadine Vanwelkenhuyzen) complète un premier travail élaboré avec Claudette Fortuny, spécialiste de lhistoire du livre, publié en 2003 à la Voltaire Foundation dOxford (Cecil Courtney et Claudette Fortuny, « Répertoire douvrages et darticles sur Raynal (1800-2003) », SVEC, 2003:07, p. 37-113). Signes du renouveau dintérêt pour lœuvre de labbé Raynal, entreprises au départ dans le cadre de lédition critique de lHistoire des deux Indes pour aider les chercheurs à choisir le texte de base de leur édition publiée par le Centre international détude du xviiie siècle (Ferney-Voltaire, 5 vol., 2010-2020), les études bibliographiques de Cecil Courtney prolongent le travail dinvestigation à peine esquissé par Anatole Feugère en 1922 dans sa Bibliographie critique de labbé Raynal (1713-1796) ; documents inédits (Angoulême, Imprimerie ouvrière), et elles le portent à un degré de précision quil sera de longtemps impossible de dépasser.

Enquête et analyse de bibliographie matérielle consacrées à lensemble de lœuvre de Raynal, létude dirigée par Cecil Courtney décrit les nombreuses éditions des ouvrages de labbé indépendamment de leur contenu intellectuel, en sattachant attentivement aux détails physiques du livre imprimé, tels que pages de titre, frontispices, portraits, gravures et ornements divers, dont la plupart sont reproduits au centre de louvrage dans un très beau « Cahier dillustrations ». Sappuyant sur des témoignages issus des correspondances privées, sur les clauses des contrats dédition, sur des annonces parues dans les périodiques, elle reconstitue lhistoire éditoriale de chaque œuvre, montrant leur élaboration du projet à sa diffusion.

Le plan de la Bibliographie des éditions de Guillaume-Thomas Raynal est essentiellement chronologique. La première partie décrit les sept ouvrages de Raynal antérieurs à la publication de lHistoire des deux Indes, à savoir lHistoire du Stadhoudérat, lHistoire du Parlement dAngleterre, le Mémorial de Paris et de ses environs (1749), les Anecdotes littéraires, lExtrait de lEssai sur la peinture, 181la sculpture et larchitecture (1751), les Anecdotes (Mémoires) historiques, militaires et politiques (1753), et lÉcole militaire. La deuxième partie présente les nombreuses éditions et rééditions des quatre versions de lHistoire des deux Indes publiées entre 1770 et 1843. Cette deuxième partie sachève sur une section consacrée au Tableau de lEurope, réimpression ou tirage à part du livre XIX de 1774, ainsi quaux tableaux statistiques qui émaillent lHistoire des deux Indes. Elle traite aussi des atlas, des suppléments, et des nombreuses traductions de lHistoire des deux Indes en anglais, en allemand, en espagnol et en italien. La troisième partie sintéresse aux éditions dextraits et dabrégés de lHistoire des deux Indes. Intitulée « Derniers ouvrages », la quatrième partie traite des livres de Raynal publiés de 1783 à 1820, ou seulement en projet comme son « Histoire de la révocation de lÉdit de Nantes » qui ne vit jamais le jour. Cette quatrième partie sachève sur une série dappendices proposant une liste de livres, de pamphlets et de documents imprimés sur Raynal avant 1821. Elle fait aussi linventaire des ouvrages qui lui ont été faussement attribués, présente plusieurs pièces justificatives qui éclairent la publication de la troisième édition de lHistoire des deux Indes en 1780, son interdiction et sa réimpression en 1783-1784 par la Société typographique de Neuchâtel.

Entreprise dans le cadre de lédition de lHistoire des deux Indes, la bibliographie matérielle des éditions de Raynal présentée par Cecil Courtney et son équipe est un outil indispensable pour toute étude des œuvres de Raynal. Elle est également utile pour les bibliothécaires et les collectionneurs désireux didentifier les œuvres quils conservent et possèdent. Elle est précieuse pour les historiens du livre qui travaillent sur les contrefaçons, qui étudient les circuits de lédition et le commerce du livre au xviiie siècle car elle leur présente une histoire éditoriale particulière, exemplaire, méthodiquement approfondie.

Muriel Brot

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Correspondance. Éditée par Pierre Testud. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2021. Un vol. de 722 p.

Voici une nouvelle pierre apportée à lédifice de lédition scientifique des œuvres de Rétif de la Bretonne, par Pierre Testud. Après (entre autres) les deux volumes Pléiade de Monsieur Nicolas (Gallimard, 1989), les dix volumes des Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de lâge présent (Champion, 2014-2018) et les cinq volumes des Nuits de Paris (Champion, 2019), la parution récente, à nouveau chez Honoré Champion, de la Correspondance, parachève un travail de recherche sur les échanges épistolaires de lauteur entamé dans les années 1990. Le terrain était quasiment vierge et le travail considérable : il a fallu procéder à une opération de datation et dinventaire (y compris des lettres mentionnées par Rétif dans ses Inscriptions ou son Journal même lorsquelle ne sont pas parvenues jusquau xxie siècle), pour un recensement de 749 lettres reçues et envoyées (au sein dun ensemble sans doute plus vaste mais dont les traces sont pour linstant perdues).

Lœuvre dédition de Pierre Testud correspond à lambition de Rétif : tout dire et pour cela ne jamais cesser décrire. Cest le procès que daucuns feraient à son écriture : procédant sur le mode de la copia décomplexée, elle accumule et amplifie sujets, souvenirs, saynètes, analyses du moi, anecdotes et récits courts, 182harangues, discours et plaintes. Lauteur est remarquable par la façon dont il aménage les catégories littéraires et rhétoriques de lAncien Régime finissant (voir F. Le Borgne, Rétif de La Bretonne et la crise des genres littéraires, Champion, 2011). Il laisse ainsi transparaitre les affres dun moi qui ne se conçoit pas hors de la crise, comme lillustre le titre de son autobiographie théâtrale de 1396 pages : Le Drame de la vie, contenant un homme tout entier (1797). De la même façon que cette œuvre devait servir dannexe à lautobiographique Monsieur Nicolas ou le Cœur humain dévoilé, la correspondance de Rétif entre dans ce « vaste plan dannexes » (Introduction, p. 9).

Lintroduction de Pierre Testud insiste dabord (p. 7-14) sur le lien explicite chez Rétif entre entreprise autobiographique et publication de la correspondance ainsi que sur limportance judiciaire quil accorde à des lettres perçues comme des preuves, au point den imprimer et den publier un bon nombre au sein de ses œuvres à partir de 1783. Leur importance fondatrice se perçoit dans les choix éditoriaux de lauteur : il va par exemple jusquà déplacer certaines nouvelles des Contemporaines dun volume à lautre afin de laisser de la place pour les lettres et utilise le moindre espace disponible sur la page.

Dans ce cadre, certaines opérations de mystification et de réécriture conduisent léditeur de la Correspondance à justifier précisément son corpus au cas par cas dans la suite de son introduction (p. 14-23), notamment les « cas problématiques » (p. 15). Ces derniers concernent les lettres adossées à un texte romanesque, chez un auteur pour qui fiction et réalité sentremêlent de manière pathologique. Trois familles de textes sont circonscrites. Pierre Testud distingue tout dabord les romans épistolaires, notamment La Malédiction paternelle (1780) et La Femme infidèle (1786). Le second de ces deux ouvrages est conçu par lauteur comme un réquisitoire contre son épouse Agnès Lebègue dans lequel il nhésite pas à reproduire des lettres… de mémoire. En labsence de toute possibilité de déterminer la part de lauthentique et du fantasmatique dans ces pièces reconstituées, elles sont rejetées de lédition critique, alors que La Malédiction paternelle conduit à un traitement au cas par cas. Léditeur présente ensuite les « ouvrages non épistolaires contenant des lettres » (p. 18) et enfin les « lettres liées à une œuvre romanesque mais imprimées dans des suppléments, suites, annexes, etc. » de cette œuvre (p. 21). Lédition de la Correspondance comprend en outre les lettres non adossées à un texte littéraire, conservées dans des collections privées ou dans des fonds darchives, pour lesquelles lenjeu de lauthenticité du texte ne se pose pas.

Dans son introduction, léditeur distingue les quatre domaines principaux quaborde la correspondance (p. 23-40) : vie quotidienne, vie familiale, vie sociale, vie littéraire (et notamment conditions du métier décrivain). Les lettres autorisent un accès plus précis à la personne de Rétif au-delà de son appartenance à certains phénomènes du temps. Celui quon rattache à la bohème littéraire à la suite des travaux de Robert Darnton est aussi un « homme du monde recherché et estimé » (p. 30). Rétif a soigneusement conservé les missives laudatrices à propos de ses ouvrages ainsi que ses propres réponses, dans une quête de légitimité littéraire qui se vérifie constamment dans lensemble de son œuvre.

Au-delà des spécialistes de Rétif, les amateurs du xviiie siècle prendront plaisir à la lecture de lettres de certaines personnalités comme Fréron, Sébastien Mercier ou encore Grimod de La Reynière. Ainsi saura-t-on que ce fin gastronome envoie en novembre 1784 un bâton de réglisse à Rétif afin de laider à se remettre dun 183rhume et linvite à déjeuner pour le lendemain. En outre, cette lecture profitera aux littéraires comme aux historiens car elle permet une plongée dans les circuits de lédition de la fin de lAncien Régime. Rétif qui était aussi, bien souvent, limprimeur et léditeur de ses ouvrages est concerné au premier chef par les contraintes politiques, techniques et économiques pesant sur le marché du livre.

Lédition classe les lettres de manière chronologique, de 1755 à 1855. La période dactivité littéraire de Rétif, né en 1734 et mort en février 1806, correspond aux années 1766 à 1805 avec une quantité importante de lettres échangées entre 1778 et 1803, période de publication de ses œuvres les plus connues. On peut découvrir sa dernière lettre (conservée du moins) datant doctobre 1805 : Rétif devenu « septuagénaire infirme » (p. 664), comme il la écrit quelques mois plus tôt à Louis Bonaparte, adresse quelques ultimes vers à sa protectrice Fanny de Beauharnais. Les lettres de 1806 à 1855 sont principalement émises ou reçues par les proches de Rétif, ses filles au premier chef. Celles de lannée 1855 concernent le litige occasionné par la publication du roman Ingénue par Alexandre Dumas père qui met en scène, au grand dam des petits-fils de lauteur, la vie familiale de Rétif.

Louvrage se clôt sur trois index bienvenus au vu de la complexité des relations familiales, amicales, professionnelles de Rétif et de lintrication de ses œuvres et sa correspondance : index des noms (distinguant expéditeurs, destinataires et simples mentions), index des titres des œuvres mentionnées (nombreuses sont celles de Rétif), index des sujets (dont les très utiles « Commerce des livres » ; « Langue » ; « Travail de lécrivain » et les amusants « Heures des repas », « Difficulté de trouver Rétif chez lui »).

Un travail denquête continu a permis des vérifications décisives en ce qui concerne létablissement du texte. En outre, la mention au fil des années des lettres certes perdues mais évoquées par Rétif, assorties dun commentaire de léditeur qui en présente le contenu probable selon les sources, autorise un parcours très cohérent de lensemble de la correspondance sans que les lacunes ne gênent la compréhension des échanges.

Philippe Havard de la Montagne, membre fondateur de la Société Rétif de la Bretonne, décédé le 8 juillet 2021, soit lannée de la publication de louvrage, avait collaboré aux premiers travaux dinventaire de la correspondance rétivienne dont les résultats ont été publiés dans les Études rétiviennes (Havard de la Montagne, ER, 2007). Lui qui est cité par Pierre Testud aux premières lignes de son introduction à cette Correspondance, que sa mémoire soit ici saluée.

Hélène Boons

Clare Siviter, Tragedy and nation in the age of Napoleon. Liverpool, Liverpool University Press, « Oxford University Studies in the Enlightenment », 2020. Un vol. de 378 p.

Issu dune thèse de doctorat soutenue en 2016 à lUniversité de Warwick, le livre de Clare Siviter comble une lacune et rectifie plusieurs idées reçues dans lhistoire du théâtre, qui rejette dans lombre la tragédie de lépoque napoléonienne perçue comme de la propagande insipide ou des pièces sans audience car frappées par la censure. Autant de biais réducteurs que la présente étude nuance ou conteste de manière convaincante et stimulante, grâce à un remarquable travail de lecture des textes imprimés croisée avec leurs manuscrits, les rapports 184de censure, les corrections effectuées par les comédiens du Théâtre-Français, voire les comptes rendus de presse. Clare Siviter complète ainsi les maillons de la chaîne de la « réception », souvent invisible et occultée faute de mener ce travail épineux, de longue haleine mais fécond dans les archives – en lespèce, outre les Archives nationales, la mine de la Comédie-Française. Ce faisant, elle renouvelle les conclusions dHenri Welschinger (La Censure sous le Premier Empire, 1887) et tire profit de la méthodologie dinvestigation et dinterprétation appliquée à la censure depuis les années 1980 par Odile Krakovitch. Lautrice démontre que la tragédie napoléonienne est beaucoup plus « dynamique, innovante et subversive » (p. 110) que ce que lon en a dit.

Le corpus primaire porte sur lensemble des tragédies jouées ou reçues (sans passer le seuil de la représentation) à la Comédie-Française entre la fin 1799 et juillet 1815, tout en offrant un aperçu élargi, en amont, du processus de réécriture du répertoire pratiquée dès le xviiie siècle et durant la Révolution (chapitre 1), ainsi quen aval, du fonctionnement comparable de la censure sous la Restauration et de la création différée de pièces napoléoniennes. Grand genre goûté et contrôlé (comme lopéra) par lEmpereur, la tragédie constitue un medium où les enjeux poétiques et politiques sont inextricablement mêlés. Comment renouveler lhéritage tout en sadressant au public contemporain après le « traumatisme » de la Révolution ? Si les auteurs pratiquent l« interthéâtralité » (p. 13), soit linscription dans un patrimoine à la suite dillustres prédécesseurs devenus des repères mémoriels pour les spectateurs, cela ninterdit en rien linnovation. 27 nouvelles tragédies ont été jouées au Théâtre-Français, dont les plus significatives (17), de même que certaines pièces purement interdites, font lobjet danalyses détaillées – tandis que dix autres sont résumées dans les annexes, qui comportent aussi des tableaux statistiques éclairants.

Louvrage est construit en deux parties. La première se focalise sur les reprises et transformations des tragédies canoniques, et leur utilisation par le pouvoir. « Linvention des classiques » (S. Zékian) se traduit dans les programmes scolaires et à la scène pour (re)construire la nation au terme de la Révolution. Au premier rang figure la « sainte trinité de Corneille, Racine et Voltaire », qui dominent avec 63 % des représentations de tragédies, étudiés dans les chapitres 2 et 3. Laccent est mis sur linstabilité des textes partiellement réécrits par Delisle, Brunot ou Andrieux lors de rééditions, ou directement pour le jeu par des comédiens comme Talma ou Valmore, compilateur en 1814 des « Corrections, coupures et variantes faites par la Comédie-Française sur les pièces de son répertoire » (une intéressante source méconnue) : létiquette « classique » appliquée sans précaution à ces œuvres est donc trompeuse (p. 75-76). Lanalyse des variantes et réécritures révèle une simplification stylistique et surtout des transformations de nature idéologique, visant à renforcer la domination patriarcale. Lautrice analyse ensuite en détail (chapitres 3 et 4) le fonctionnement complexe de la censure au cœur de la politique culturelle : au système bureaucratique officiel sajoutent le visa personnel de Napoléon qui multiplie dès 1806 les représentations par ordre à la cour, préalable (ou non) à leur création publique à Paris, ainsi quun « système latéral » mis en œuvre par les comédiens eux-mêmes, effectuant des coupes ou réécritures de fragments parfois en lien avec les auteurs, parfois en toute indépendance, en tenant compte de la première représentation : la « performance » constitue ainsi une étape spécifique et ambiguë de lœuvre, nécessairement malléable.

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Suivant cette méthodologie dexploitation des différents états du texte, la seconde partie présente les nouvelles tragédies composées voire créées sous le Consulat et lEmpire : leur succès sur les planches fut variable (p. 108-109) : 10 nont eu quune seule représentation, tandis que les plus grands succès que sont Les Templiers de Raynouard (1805), Artaxerce de Delrieu (1807) et Hector de Luce de Lancival (1808) ont dépassé 40 représentations sur la période considérée ; parallèlement, des pièces interdites de Lemercier ou Chénier seront créées des décennies plus tard. Clare Siviter les aborde par ensembles thématiques : les sujets antiques grecs et romains (chapitre 5), les héros orientaux de lantiquité ou de la Bible (chapitre 6), les sujets historiques étrangers (chapitre 7), enfin les sujets nationaux répartis dans les deux derniers chapitres consacrés au Moyen Âge troubadour et aux événements postérieurs aux guerres de religion, jusquà lhistoire contemporaine (1799) dans Tippo-Saëb de Jouy (1813). Loin dêtre une pâle réplique du xviie siècle, la tragédie a évolué.

Le fil conducteur de lanalyse consiste à montrer comment ces pièces médiatisent les tensions de la société et invitent, avec plus ou moins de succès et de polysémie, à des « applications » sur lactualité, la tragédie fonctionnant dans certains cas comme « un tribunal symbolique pour rejuger le passé récent et faciliter la catharsis » de la nation (p. 290, notre traduction). Cest en fin de compte une étude de référence sur la tragédie, dont les conclusions appellent à être étoffées en élargissant lapproche aux autres genres, ainsi quà la vie théâtrale et au fonctionnement de la censure en dehors de Paris.

Thibaut Julian

Jacob Lachat, Le Passé sous les yeux. Chateaubriand et lécriture de lhistoire. Paris, Vrin et Éditions de lEHESS, 2023. Un vol. de 335 p.

Préfacé par François Hartog qui, dans son essai sur les Régimes dhistoricité (Paris, Seuil, 2003), a montré comment sinstaurait avec Chateaubriand un nouveau rapport au temps congédiant la possibilité de tirer un enseignement du passé, le livre de Jacob Lachat sinscrit dans le regain dintérêt suscité ces dernières années par la pensée et lécriture de lhistoire dans lœuvre de Chateaubriand. Il se distingue néanmoins des enquêtes déjà menées en cherchant moins à cerner une nouvelle fois linfluence qua pu avoir Chateaubriand sur le renouvellement des pratiques historiographiques que le contexte dans lequel il a dû forger son écriture de lhistoire, en dialogue le plus souvent distancié avec les différentes conceptions de la relation au passé et de sa narration quil trouvait à sa disposition. Lintérêt de létude, toujours très clairement présentée, proposée par Jacob Lachat est donc de fournir un panorama très complet du champ historiographique au sein duquel Chateaubriand a dû se situer, de son premier ouvrage, lEssai sur les révolutions, publié à Londres en 1797, jusquaux écrits des années 1830, les Études historiques et les Mémoires doutre-tombe. Si le corpus retenu par Jacob Lachat illustre la diversité générique des textes de Chateaubriand portant sur lhistoire, le choix de ne pas sen tenir à une analyse dordre poétique la conduit à quasiment écarter les fictions, ce que lon peut dautant mieux comprendre que leur articulation avec lhistoire, et tout particulièrement avec la Révolution, a déjà donné lieu à des analyses fouillées. On regrettera en revanche que très peu soit dit de la façon dont Chateaubriand rencontre aussi lhistoire dans la Vie de Rancé et est donc amené 186à expérimenter un nouveau mélange des genres, croisant biographie à vocation hagiographique, écriture de soi et narration dun passé incarné dans de virtuoses portraits sur lesquels plane toujours lombre de la Révolution. On pouvait craindre que lordre chronologique adopté favorise le piège téléologique qui fait trop souvent envisager les Mémoires doutre-tombe comme laccomplissement de ce qui était jusque-là en gestation : il permet au contraire à Jacob Lachat de saisir lévolution des objectifs et de la méthode de Chateaubriand au fur et à mesure quémergent de nouvelles façons décrire lhistoire et de mettre en relief ce qui fait la singularité de chaque texte, dans la réaction quil affiche face à cette concurrence des discours.

Bien choisi, le titre Le Passé sous les yeux attire demblée lattention sur la récurrence de la métaphore visuelle qui traduit le souci de donner une peinture saillante des états passés de la société tout en respectant lécart temporel. Il invite à observer les moyens rhétoriques de cette représentation ainsi que les gages de fidélité au réel quelle se donne. La place faite à lérudition et à la documentation est ainsi sans surprise lune des composantes du récit que Jacob Lachat est conduit à évaluer dans les œuvres de Chateaubriand. Quant aux procédés de visualisation, ils sont au cœur du premier chapitre consacré aux « tableaux dhistoire » : Jacob Lachat y revient sur les emprunts de lauteur de lEssai sur les révolutions à l« histoire universelle littéralement spectaculaire » (p. 41) des disciples de Bossuet, soucieux de révéler par la technique du parallèle les ressorts cachés de lévolution des sociétés replacée dans une perspective eschatologique. Jacob Lachat met en outre bien en évidence lemprise de la science sur la démarche de Chateaubriand, encore adepte de « tables » et de calculs pour tenter de prévoir lavenir. Mais le véritable enjeu de ce chapitre est de rendre compte de labandon de cet « effort de rationalisation et dobjectivation des faits historiques » (p. 55) au profit dune narration de plus en plus imprégnée de marques dinquiétude, donc de plus en plus ouverte à lexpression du Moi. Il est surtout dillustrer le passage à des tableaux désormais à vocation pittoresque, qui entérinent le « virage esthétique » (p. 64) pris par lécriture de lhistoire sous la plume de Chateaubriand. Cette priorité donnée au style saffiche dans le Génie : Chateaubriand y rompt avec le système explicatif appuyé sur la science de mise dans lEssai pour rendre hommage à léloquence de Bossuet et à la position de prophète quil préconise. Ce parti pris dune écriture très littéraire de lhistoire confronte logiquement Chateaubriand au débat alors vif sur les relations entre fiction et histoire, sur la légitimité de limagination dans la restitution du passé et sur limportance de lérudition : Jacob Lachat retrouve ces discussions au cœur de lentreprise de défense des Martyrs par Chateaubriand, qui doit se justifier davoir eu recours à des anachronismes et davoir surtout cherché à rendre présent le passé aux yeux de son lecteur. Jacob Lachat montre que la même tension parcourt le récit de voyage, tiraillé entre un pôle historique qui valorise lexactitude impersonnelle de la description et un pôle esthétique qui privilégie la relation intime et poétique au paysage, volontiers recomposé dans des « rêveries anachroniques » (p. 129) qui corrigent les déceptions face à la réalité.

Cette quête de pittoresque domine également dans la peinture des mœurs des sociétés archaïques que Chateaubriand tient à livrer. Jacob Lachat renouvelle à ce propos linterprétation donnée jusque-là de la position de « dernier historien » privilégiée par Chateaubriand. Sappuyant sur les travaux de lethnologue Daniel Fabre, il souligne la récurrence du « paradigme des derniers » (p. 152) à lépoque de Chateaubriand. Il en profite surtout pour revenir sur la lecture faite par Claude 187Reichler du discours de déploration tenu par Chateaubriand en Amérique face au sort des populations indiennes. Sil ne nie pas que Chateaubriand se soit montré « sensible à leffondrement des cultures amérindiennes » (p. 169), Jacob Lachat considère que lon na pas suffisamment tenu compte de la « nostalgie coloniale » (p. 160) qui sexprimait dans cette vision : pour lui, « [l]a vision catastrophiste de lhistoire [de Chateaubriand] exprime dabord le regret du passé de la France en Amérique » (p. 170).

De telles analyses ont le mérite de soumettre lœuvre de Chateaubriand à de nouvelles grilles de critique littéraire et de faire apparaître son actualité. Elles ont aussi lavantage dattirer lattention sur des textes encore négligés. Cest le cas dans le chapitre sur « Les usages politiques de lhistoire » dans lequel Jacob Lachat sintéresse à la façon dont Chateaubriand convoque les figures et les événements du passé dans les textes quil écrit alors quil est impliqué dans les affaires du pays. On se souvient ainsi de son identification à Tacite dans le combat mené dans la presse contre le despotisme de Napoléon : Jacob Lachat remarque à juste titre que lhistoire est alors moins citée comme caution savante que pour sa valeur symbolique. Elle apporte de la solennité au tribunal conçu selon un modèle religieux par lécrivain historien dont Jacob Lachat examine la rhétorique judiciaire. Lanalyse des brochures et des articles de presse parus sous la Restauration lui permet ensuite de montrer comment Chateaubriand prend appui sur lhistoire pour défendre ses prises de position qui évoluent vers un « conservatisme pragmatique » (p. 211), ancré dans une conception de plus en plus politique et progressiste du rôle de la religion chrétienne, en rupture avec le pessimisme historique de ses débuts.

Ces années 1820 constituent en outre un pivot dans la mesure où Chateaubriand décide disoler et de rendre visible sa production historique en créant une section « Histoire » dans le cadre des Œuvres complètes publiées chez Ladvocat. On comprend dautant mieux la nécessité de le situer parmi ses contemporains qui traitent eux aussi de plus en plus lhistoire comme un domaine spécifique du savoir. En se penchant sur les articles donnés par Chateaubriand au Journal des débats, Jacob Lachat fait ainsi apparaître sa proximité avec les historiens libéraux. Après dautres critiques, il fait ressortir les enjeux du dialogue sans concession avec les idées de sa jeunesse auquel doit se soumettre Chateaubriand annotant lEssai sur les révolutions. Cétait un passage obligé : Jacob Lachat en vient à la préface aux Études historiques dans laquelle Chateaubriand livre son opinion sur les courants historiographiques contemporains, mais en forçant les clivages entre des écoles que dautres appellent au contraire au même moment à dépasser. Cest que Chateaubriand a besoin de cette polarisation du champ historique pour que se dégage mieux la singularité dune écriture qui reste en décalage avec les pratiques contemporaines, et notamment avec la valorisation croissante de lérudition et du recours au document. Lintérêt du dernier chapitre, « Lhistoire en personne », est en effet de montrer comment la distance critique affichée dans les Études historiques face aux démarches des historiens contemporains prépare le choix de se tourner vers le genre des mémoires, soit vers « une écriture de lhistoire qui mêle le savoir à lexpérience vécue » et qui permet donc à Chateaubriand de mettre en avant « sa situation décrivain dans lhistoire » (p. 272). Il faut saluer dans ce chapitre les pages très stimulantes sur « lhéroïsme historiographique » (p. 287) qui distingue la posture du mémorialiste de celle des auteurs de romans historiques et surtout, le parallèle finalement mené avec Michelet, lequel semploie à ranimer un 188passé dont le mémorialiste se pense comme le fossoyeur. On apprécie également léclairage jeté sur la « Préface testamentaire » par la prise en compte – somme toute nouvelle –, du choix par Chateaubriand de la publier dans la Revue des Deux Mondes et de miser sur la pluralité de son œuvre, ainsi offerte à un lectorat très varié. Si Chateaubriand reste un « historien à contretemps » (p. 301), lessai de Jacob Lachat plaide pour la redécouverte dune œuvre qui est « un cas littéraire particulier pour observer la construction dun rapport existentiel à lhistoire » (p. 312) et qui apprend beaucoup sur lhistoriographie en pleine mutation du début du xixe siècle.

Fabienne Bercegol

Charles Nodier, Romans. Édition sous la direction de Jacques-Remi Dahan. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle » 2022. Un vol. de 1199 p.

La réédition des Romans de Nodier, des Proscrits (1802) à Mademoiselle de Marsan (1832), est un événement littéraire qui mérite dêtre hautement salué. Elle comble une lacune éditoriale que nous pouvions jusqualors déplorer puisque la plupart de ces œuvres navaient pas encore fait lobjet dune édition critique digne de ce nom. Elle rend justice à limportance de Nodier dans lhistoire littéraire, au-delà de son rôle de mentor de la génération romantique, et à la place que lauteur lui-même réservait à ses créations romanesques : en 1832, lorsquil entreprend de réunir ses Œuvres (incomplètes) chez Renduel, il choisit significativement de donner à Jean Sbogar une place de choix puisque cest ce roman qui ouvre la série des douze volumes à venir ; suivront immédiatement, dans le deuxième volume, sous la bannière « Romans, contes et nouvelles », Le Peintre de Saltzbourg, Adèle et Thérèse Aubert. Enfin, cette parution sinscrit dans une dynamique marquée par la redécouverte dun Nodier romancier (É. Pezard et M. Sukiennicka (dir.), Autour de Jean Sbogar. Le bicentenaire dun roman majeur du romantisme, Atelier du xixe siècle de la SERD, 2019 ; P. Kompanietz et M. Le Bail, Charles Nodier romancier : le Moi et lHistoire (1800-1820), Paris, Classiques Garnier, 2022) souvent occulté par la critique. Cette vaste entreprise éditoriale est dirigée par Jacques-Remi Dahan et a bénéficié de la collaboration de spécialistes de Charles Nodier ou, plus généralement, du romantisme : Patrick Berthier, Vincent Laisney, Stefano Lazzarin, Jean-Luc Steinmetz et Henri de Vaulchier, sans oublier Charles Grivel (1936-2015), qui na pu voir la parution de ce volume, mais qui sétait notamment intéressé à Jean Sbogar.

Le volume des Romans de Nodier souvre sur une belle introduction de Patrick Berthier qui résume par un mot de Balzac le manque de reconnaissance dont continue à pâtir lauteur, tout juste associé dans les histoires littéraires ou les manuels scolaires, sans mise en contexte, au salon de lArsenal : « Il est toujours resté secondaire, quand il a quelquefois mérité la première place. » (p. 9) En sappuyant sur les témoignages de Théophile Gautier, mais aussi sur la pratique de lauteur, qui a lui-même utilisé le mot comme éditeur de ses œuvres, Patrick Berthier cherche dabord à circonscrire la notion de « roman » chez Nodier, question délicate à laquelle le critique, tout en soulignant linflexion intime de cette catégorie générique (écrire un roman, pour Nodier, « cest plus ou moins indirectement “faire le récit de [s]a vie” », p. 14), répond de manière ouverte en explorant « létonnante richesse dun corpus quantitativement réduit, mais aux multiples facettes » (p. 15) : variété des 189tons et des ambiances, diversité des modèles dune œuvre protéiforme, présence en filigrane de lhistoire révolutionnaire, liberté dun genre propice aux outrances romantiques, mais aussi à « la méditation quil permet sur lâme humaine » (p. 19). Un tel constat sur la richesse et la diversité du corpus eût sans doute été conforté, du reste, par la prise en compte dun texte au statut problématique, Moi-même, ce « roman qui nen est pas un », qui hésite entre mensonge romanesque et vérité biographique, entre le roman personnel (ou lanti-roman, dans la veine de Sterne) et lautoportrait excentrique.

Des Proscrits au Voleur, ce sont au total huit romans qui sont rassemblés dans ce volume, sans compter les très intéressants « fragments et fantômes rencontrés aux marges de lœuvre romanesque de Charles Nodier » (p. 1081). Létablissement des textes frappe immédiatement par sa rigueur. Chaque roman est précédé dune préface souvent substantielle et dune note bibliographique, et suivi dun dossier critique qui permet dapprécier laccueil que les contemporains ont réservé à ces œuvres. Paru en 1818, le roman le plus célèbre de Nodier, Jean Sbogar, prend place au centre du volume. Textes de jeunesse, les deux premiers romans, Les Proscrits (1802) et Le Peintre de Saltzbourg (1803), regardent du côté de Werther tandis que Le Dernier chapitre de mon roman (1803) est plutôt redevable au modèle de Faublas. Remarqués par Mme de Genlis, Les Proscrits portent en germe bien des thèmes nodiériens et, comme la plupart des romans de lauteur, sont liés quelquefois à la jeunesse parfois orageuse de Nodier. Il paraît toutefois difficile daffirmer quil sagit là du « premier roman de la Révolution » (p. 40) puisque le roman est précédé de nombreux textes romanesques ayant fait de la Révolution le cadre contextuel de leur intrigue (là où Les Proscrits privilégie au contraire un cadre plus vague), à commencer par LÉmigré (1797) de Sénac de Meilhan. Le Peintre de Saltzbourg est représentatif de ce que Vincent Laisney, dans une préface aussi précise quélégante, appelle un « romantisme 1800 » : Charles Munster est le frère de René et dAdolphe, de Werther et dOberman. Publié la même année, dans un style plus distancié, mais non moins personnel, Le Dernier chapitre de mon roman est lexpression réussie du libertinage nodiérien. Jean Sbogar, Thérèse Aubert et Adèle sont précédés de préfaces extrêmement précieuses de Jacques-Remi Dahan sur la genèse et les sources de ces trois œuvres. Sil nest pas le premier texte romanesque à traiter ce thème (citons par exemple LesAmants vendéens dÉtienne Gosse, paru en 1802), Thérèse Aubert est un passionnant roman de la Vendée ; Adèle, roman publié en 1820, mais dont la genèse est bien antérieure, est une méditation sur la « noblesse du génie, du courage et de lélévation dâme » (p. 757). Le volume sachève par Mademoiselle de Marsan (1832), roman plus tardif de Nodier, qui revient au genre de sa jeunesse, et par Le Voleur (1804-1807), un avant-texte de Jean Sbogar dont le manuscrit est longtemps demeuré inédit (il fut signalé pour la première fois par Jean Larat en 1923, publié par fragments en 1950 et 1952, et réédité en 2004 par Ludovica Cirrincione dAmelio aux éditions Champion), respectivement présentés par Jean-Luc Steinmetz et Henri de Vaulchier. Les « Écrits sur le roman » complètent enfin cet ouvrage volumineux, qui contribuera sans doute, comme nous lespérons, à redonner à Nodier la place quil mérite dans lhistoire du roman français.

Paul Kompanietz

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Takayuki Kamada, Balzac. Multiples genèses. Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « Manuscrits modernes », 2021. Un vol. de 483 p.

Il nest pas exagéré de penser que les études scientifiques sur un auteur et son œuvre commencent nécessairement par lhistoire des textes : publications et rédaction. Quels textes publier ? Quels textes lire ? Et, plus largement : quest-ce quun texte ? Où commence cette identification ? De la philologie fondatrice à la contemporaine génétique, de limprimé et ses supports, mais aussi de lécriture et du style, le xxe siècle, en sa seconde moitié, a voulu théoriser le travail du sujet rédacteur et relecteur dans ses pratiques et réalisations. Et si la génétique était dabord la stricte description des brouillons et des avant-textes, elle est devenue une véritable science du temps et des évolutions de lécrit, dambition de plus en plus critique : de la génétique aux études de genèse. Pour le corpus balzacien le travail pionnier de Lovenjoul restera toujours ce point de départ historique, présentant, identifiant et classant un corpus immense. Ses successeurs directs furent tous dabord les grands éditeurs de Balzac au xxe siècle, confrontés à des choix théoriques considérables, et contraints par lempirisme des présentations matérielles. Le maître livre de Takayuki Kamada, dune génération autre, commence par rappeler tout cela avec une grande précision et une réelle hauteur de vue, en insistant, comme il se doit, sur le fait que la spécificité de cette œuvre inachevée et ouverte, en devenir, que reste La Comédie humaine oblige tout spécialiste des études littéraires à repenser la notion même de lisibilité dun ensemble. « Car lécriture balzacienne est fondamentalement de nature à rendre problématique toute délimitation, et en loccurrence, celle du texte et des avant-textes, lenjeu étant […] de construire et intégrer de multiples portions textuelles les unes après les autres de manière mobile, en les corrigeant, augmentant et permutant sans cesse. Nous sommes en présence dune nuée de textes interconnectés, toujours en mouvement et en action, dont la configuration nen finit pas de se transformer. » En somme, « nous avons affaire à un ensemble hypertrophique et aux frontières en partie indéterminées » (p. 10). Takayuki Kamada – qui fit sa thèse sous la direction de Jacques Neefs, premier disciple de Claude Duchet – explique bien que le premier âge théorique de la génétique balzacienne, dans les années 1980-1990, relevait dune « macrogénétique » : « Ciblant un ensemble de gestions globales chez Balzac (planification de séries et de cycles, conclusions éditoriales, publications, rééditions), cette méthode […] a su stimuler lattention critique de plus en plus portée aux actes de création dynamiques et significatifs de lauteur de La Comédie humaine » (p. 12). Mais, remarque le spécialiste qui a lui-même travaillé régulièrement depuis une vingtaine dannée à lévolution de la recherche en la matière, « privilégier exclusivement cette approche macrostructurelle, ce serait oublier que lobjet final de la génétique balzacienne est dappréhender dans son ensemble un mouvement de genèse des plus complexes. » Il sexplique : « En effet, définie par essence comme une “génétique de limprimé” (Vachon), la macrogénétique implique pour corollaire un certain éloignement vis-à-vis des documents rédactionnels en amont, pages manuscrites et épreuves corrigées. Le mot dordre dune nouvelle ère de lapplication de la génétique pour lécriture balzacienne devrait être den diversifier les points de vue et les procédés. » Et il présente ainsi et justifie pleinement son propre ouvrage : « Oscillant entre les deux pôles dexigence – investigation des flots de récit, à quelque niveau que ce soit, pour en saisir les réseaux de la dynamique génétique balzacienne, 191dune part, et implacable nécessité de délimitation documentaire à des fins danalyse rigoureuse de lautre –, nous sommes amené à un choix : celui de lieux et sites qui semblent prégnants, stratégiques et sensibles, et qui rendraient palpable la richesse dun terreau de multiples genèses. Il importe à cette fin dassurer une diversité dangles dobservation. Alors que la génétique balzacienne, ces dernières décennies, laissait voir quelque mise à lécart des documents autographes pour favoriser la lecture des états successifs publiés, nous nous proposons dintégrer en la revalorisant la partie manuscrite des dossiers de genèse dans lexercice dinvestigation qui suit. Lintérêt pour nous est de voir, à partir de différents espaces de genèse (documents dinitialisation et de rédaction, matériaux éditoriaux et post-éditoriaux, ensemble de récits et paratextes), comment sélabore chez cet écrivain un questionnement inlassable sur la mise en forme romanesque, une articulation originale déléments de composition et une gestion dynamique de lédition de son œuvre plurielle » (p. 12-13). En somme, son livre ambitionne dêtre une présentation générale, à la fois synthétique et détaillée, de la création balzacienne saisie dans ses effets de déroulement et de dynamisation. Quand la génétique (des textes, de lécriture, de la composition, voire de la commercialisation des pratiques et des échanges) subsume poétique et stylistique littéraires – Takayuki Kamada rejoint ainsi les propositions dAnne Herschberg Pierrot qui font désormais référence. Le résultat est ce livre admirable, véritablement parfait dans son ambition et ses résultats démonstratifs, idéalement rédigé et présenté, qui constitue à ce jour la somme la plus complète en la matière, parvenant à être à la fois une synthèse théorique sur les approches méthodologiques de sa discipline, et une description exhaustive de létat du texte balzacien – du moins de La Comédie humaine : on ne peut pas tout faire à la fois et, certainement, Takayuki Kamada nous donnera, un jour, un programme de recherche averti pour la génétique de tout ce que les chercheurs ont pris la très mauvaise habitude de réunir sous létiquette paresseuse d« œuvres diverses ». Le plan est dune grande intelligence dans sa clarté. La première partie (« La génétique textuelle face au corpus balzacien ») présente donc létat de la recherche en matière de théories de la génétique et de lhistoire des études balzaciennes. Takayuki Kamada nesquive pas (chapitre 2) la redoutable question, toujours quelque peu polémique, de « la question de linterprétation », pour savoir si la génétique est ou nentend pas être une herméneutique – il rappelle, entre autres, lopposition, en 1996-1997, de Laurent Jenny et Pierre-Marc de Biasi sur le sujet. Il a la prudence de ne pas proposer une réponse qui ne pourrait quêtre insatisfaisante et préfère penser que toute lecture, spontanée ou savante, implique et réalise une évaluation critique par un mixte de sens et de valeur textuels produit et reçu (ou non) dans lhistoire. On est également sensible au bel hommage au travail fondateur de Lovenjoul donc, dont létude des Paysans, roman inachevé à la rédaction particulièrement retorse, constitue déjà une étude de genèse venue de la génétique des textes. La deuxième partie sattache aux « processus et techniques de création » les plus précis chez Balzac. Le travail du spécialiste montre les « enjeux et paradoxes de la composition hétérogène », mais aussi les effets de « modélisation de la gestion rédactionnelle » soutenue avec le soin que lon sait. Allant au plus minutieux, Takayuki Kamada décrit le manuscrit « comme lieu de dialogues spatio-temporels », avant dinsister, en des pages particulièrement importantes, sur « lhétérogénéité de supports comme principe de dynamisation de lécriture » (p. 130), en particulier par un permanent « dialogue spatial sur épreuve » du texte avec lui-même (p. 132), 192ainsi que par une savante « mise à profit des ressources de limprimé », toujours, par un romancier qui ne perd jamais rien (p. 134) – voir le tableau p. 136 sur les déplacements textuels dans Un grand homme de province à Paris, avec ses douze entrées, qui témoigne autant de la virtuosité de la mémoire de Balzac que de labnégation du chercheur à suivre un fil aussi embrouillé. La troisième partie sélève au-dessus de ces microtextes pour envisager « lordonnance dune œuvre totalisante », puisque la pensée de la totalité reste le vecteur balzacien par excellence. Takayuki Kamada fait le point tant sur lédification cyclique de La Comédie humaine, que sur la genèse des personnages reparaissant indispensables à cette poétique du cycle. Il prend lexemple des rééditions de La Peau de chagrin de 1831 à 1846 pour montrer lorganisation du réseau des personnages, avec arrivée des uns et sortie des autres. Cest dans cette partie, sur la macrostructure de la totalité montrée et voulue telle, que lauteur propose une analyse des modes de publication déterminés par une « poétique du chapitre », objet balzacien absolument capital. Après le massif même du grand œuvre présenté dans la recomposition de sa parcellisation originelle, la quatrième partie déplace lattention du côté des « paratextes et fragments insérés » : préfaces, mais aussi dédicaces, comme objets dautoréflexion, qui posent, souvent, la question de la sincérité et de lopportunisme dun discours illocutoire avoué visant à des retombées concrètes en termes de communication. Cest dans cette partie que Takayuki Kamada a choisi dinsérer une analyse des textes-objets que Balzac aimait bien placer dans ses romans en sollicitant la typographie dans une perspective romanesque souvent très ironique à légard de la représentation : enseignes, inscriptions funèbres, pièces judiciaires justificatives, etc. – très bon travail, mais qui aurait peut-être été plus à sa place dans la partie II sur les techniques de création, comme exemple de subversion et surtout dironisation dune mimèsis qui fait éclater les limites paginées de limprimé en une forme de métalepse textualisable, de la vie au récit. Enfin, la cinquième partie se concentre sur lunique dossier de César Birotteau pour étudier les « axes de dynamisation du récit » que sont linsertion de textes commerciaux, elle-même également ironique, et le développement dun personnage – pas nimporte lequel : Nucingen –, en particulier dans son inscription dans certains espaces textuels et narratifs particulièrement pensés comme stratégiques en termes dintérêt romanesque (les scènes de repas). Fin dun ouvrage de référence ? Pas encore, car, tout à sa générosité et à ses capacités de travail et à ce quil faut bien appeler son réel dévouement, Takayuki Kamada nous offre, en annexe, un travail de 47 pages (police 10) dune richesse et dune importance décisives : « Descriptif des dossiers de genèse de La Comédie humaine (Fonds Lovenjoul) ». Refaisant avec courage et précision linventaire réalisé par Georges Vicaire il y a plus dun siècle, et unifiant des données à peu près accessibles, mais de seconde main dans lédition de la Pléiade de 1976-1981 et avec de nombreuses lacunes, le chercheur offre à la communauté un travail irremplaçable : « notre entreprise a pour but dactualiser les informations sur les matériaux génétiques rattachés à lédifice romanesque de Balzac. Il sagit plus précisément dinventorier les pièces constitutives (notes, ébauches, manuscrits, épreuves) et de décrire succinctement leur situation matérielle » (p. 405). Décidément ! Entre ce grand et beau livre, modèle de science et de maturité, lédition génétique hypertexte eBalzac achevée pour Sorbonne Université, les éditions philologiques en cours sur le site Variance de lUniversité de Lausanne, et lédition diplomatique du mythique Pensées, sujets, fragmens par Hervé Yon (Courrier balzacien, 2023), les études 193balzaciennes sont à la fête ! Que la génétique en soit laxe de base relève de lévidence heureuse dune réussite.

Éric Bordas

Nathalie Solomon,Le Récit manquant. Sur le possible littéraire au xixe siècle. Paris, Classiques Garnier, « Archives des lettres modernes », 2023. Un vol. de 314 p.

Nathalie Solomon, dans Le Récit manquant, explore la catégorie du récit possible en en montrant lhistoricité puisquelle létudie à propos dauteurs dune période précise, la période romantique. Elle sintéresse en particulier à Gautier dans le deuxième chapitre, à Balzac dans le troisième, à Gautier encore mais aussi Nerval, Flaubert et Custine dans le quatrième, à Mérimée dans le cinquième, à Stendhal dans le chapitre suivant, puis à Dumas (Le Comte de Monte-Cristo). Il faut souligner la variété des auteurs et des genres littéraires étudiés : louvrage se penche sur la fiction narrative, roman ou récit court, mais aussi sur le récit de voyage, lautobiographie voire le poème (« À une passante » de Baudelaire).

La notion même de récit possible fait lobjet dune réflexion développée dans le début de louvrage. En particulier abordée à partir des travaux de Marc Escola et de Sophie Rabaud, elle se précise (dans le champ du possible littéraire, cest bien le récit et non la critique à la manière de Pierre Bayard qui retient lattention), et donc sinfléchit puisque Nathalie Solomon donne une spécificité au récit manquant caractéristique du romantisme. « Ce sont [l]es histoires refusées qui nous intéressent ici […] » (p. 8), déclare-t-elle, et plus encore : « […] cest labsence du récit qui compte, celui qui aurait être raconté davantage encore que celui qui aurait pu lêtre » (p. 23). Louvrage aborde des cas très variés de récits manquants : « […] des récits inachevés de Stendhal aux personnages reparaissants de Balzac, des provocations de Nodier aux fantasmes de Frédéric Moreau, des livres imaginaires des Jeunes France à ceux de Nerval, du “Ô toi que jeusse aimée” de Baudelaire jusquà certaines existences méconnues des Misérables […] » (p. 10).

Chez Gautier, le récit manquant peut relever de la rêverie sur lautre ou sur un objet, du rapport du personnage à lidéal, ou de coups de barre narratifs désinvoltes ou ironiques ; à propos de La Comédie humaine, louvrage explore notamment le principe des plans sans lendemain des personnages, par exemple ceux de Pons pour défendre sa collectionou la « vengeance avortée du colonel Chabert » (p. 182), mais aussi, il met en valeur lillumination des manques dun récit par un autre (p. 192) ; les récits de voyage de lépoque, poursuit Nathalie Solomon, soulignent ou exhibent volontiers limpossibilité de développer un récit de la découverte euphorique au profit du détachement, voire de la désillusion plus ou moins dysphorique ; Mérimée, quant à lui, a une manière singulière dexploiter le récit manquant qui tient à la mise en jeu de points de vue erronés, souvent féminins, sur lhistoire « réelle » ou ses acteurs : ces méprises proposent des pistes qui elles aussi tournent court – dautres procédés comme le suspens ou ladresse ironique au lecteur sur ce quon ne lui racontera pas sont également étudiés ; pour Stendhal, laccent porte sur la digression qui, détournant dun récit en cours, amorce une histoire sans la développer ; dans Le Comte de Monte-Cristo, Nathalie Solomon montre le « caractère schématique » des personnages (p. 287), et sintéresse à lintrigue « dont la matière première se dérobe et captive en même temps » (p. 286).

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Pourquoi une pareille tendance dans ces œuvres de lépoque romantique ? La question traverse louvrage, elle est relancée dun chapitre à lautre et les réponses senrichissent, on ne les donnera pas toutes. Nathalie Solomon souligne bien sûr lhéritage du xviiie, de Sterne, et elle tire parti du livre de Daniel Sangsue sur le récit excentrique. Elle précise ou montre, du reste, que le manque est plus moins discret, plus ou moins ostentatoire (il éclate dans Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux de Nodier), quil peut prendre une forme amusée, amusante, mais aussi plutôt mélancolique, voire, que la mélancolie domine, la mélancolie du manque, du sentiment dinutilité ou dimpuissance. Lauteur met ainsi en évidence, plutôt quune confiance dans les possibles de la fiction littéraire, une perte de confiance, une distance à légard de la littérature, du déjà écrit qui figure à létat de pistes, de traces, de ruines : la conclusion développe de manière éclairante la belle image de la ruine romantique pour parler du récit manquant.

Une question toutefois persiste : quest-ce qui permet didentifier ce dernier, de le distinguer du récit possible ou des autres récits possibles ? Ou encore : quels sont les critères de l« aurait  » et ceux de l« aurait pu » ? De quel ordre est le « devoir » (« aurait dû ») : générique, textuel, ou relève-t-il de la lecture ? Et encore, quelles sont les preuves de la frustration du lecteur dont il est parfois question ? Nathalie Solomon parle de « fait proprement stylistique » (p. 14) à propos du récit manquant, mais les traits de ce fait ne pourraient-ils être recueillis ? Le lecteur, cela dit, en découvre plusieurs au cours de louvrage : linachèvement dune histoire, dun livre, labsence dun personnage important pour lhistoire, ou de son point de vue, les commentaires du narrateur ou dun personnage sur le récit que lon ne fera ou ne poursuivra pas, lirréel du passé (ce genre de critère grammatical semble très fécond), la typographie… Sans doute la liste des signes du manque est-elle difficile à fixer. Nathalie Solomon souligne elle-même que « la rétention de la parole devient un moyen dexpression littéraire fréquent mais discret, facile à négliger » (p. 15).

Quoi quil en soit, louvrage propose des vues très stimulantes sur les variations historiques du récit possible, et sur lécriture romantique, à trous.

Régine Borderie

Henry Murger, Œuvres. Tome I. La Vie de bohème, Scènes de la vie de bohème. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2023. Un vol. de 1159 p.

Françoise Cestor et Jean-Didier Wagneur poursuivent leur patiente et sagace exploration de la bohème française du xixe siècle. Après Dix ans de bohème dÉmile Goudeau (avec Michel Golfier, Alain Deschodt et Patrick Ramseyer mais sans Françoise Cestor, Champ Vallon, 1996), après leur monumentale anthologie Les Bohèmes, 1840-1870 (Champ Vallon, 2012), après Charles Demailly des Goncourt (Classiques Garnier, 2014), ils proposent cette fois une édition des Scènes de la vie de bohème, le roman de Henry Murger datant de 1851, ainsi que de la pièce de théâtre (La Vie de bohème)que Murger a publiée avec Théodore Barrière trois ans plus tôt. Il sagit ici du premier tome des Œuvres de Murger, ouvrant la série « Bohèmes » de la « Bibliothèque du xixe siècle » chez Classiques Garnier.

Les fameuses Scènes de la vie de bohème ont déjà connu trois éditions annotées et préfacées : celle de Marcel Crouzet (coll. « Les grands maîtres », Bordas, 1949), celle de Loïc Chotard et Graham Robb (coll. « Folio », Gallimard, 1988) et 195celle de Sandrine Berthelot (coll. « GF », Flammarion, 2012). Lédition de Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor se distingue par sa recherche dexhaustivité et par sa grande ouverture à la réception de lœuvre éditée. Dans un fort volume de 1159 pages, dans lequel les textes eux-mêmes comptent pour moitié environ, les éditeurs proposent une préface de 150 pages, un choix de variantes, 1800 notes de bas de page et 400 pages dannexes. Celles-ci comprennent notamment la reproduction darticles issus de la réception de lœuvre de Murger sous ses trois formes : le feuilleton paru dans le Corsaire-Satan entre 1844 et 1849, la pièce de 1848 et le roman. On trouve dans ces annexes la confirmation que limaginaire de la bohème littéraire et artistique, disponible quand Murger sen saisit, va rapidement être associé à son nom et à son œuvre que lon dirait aujourdhui autofictive. Dès le mois de juin 1848 a ainsi paru un article de Camille de Chancel dans le Mémorial bordelais (p. 687). Suivront des dizaines dautres, avec pour auteurs Champfleury, Théophile Gautier, Jules Janin ou encore Paul Meurice.

La préface des deux éditeurs rassemble tout ce que lon sait de la biographie de Murger à partir de témoignages et de parties de la correspondance : cela inclut les débuts, le groupe des Buveurs deau, lactivité journalistique dans la petite presse, les cafés fréquentés qui sont tous soigneusement décrits, etc. Les éditeurs retracent aussi la genèse, la composition des Scènes et la publication de lœuvre dans ses différentes versions. La préface sachève pertinemment avec les sections « Linvention de la bohème moderne » et « Destin de la bohème » où dautres expressions du mythe sont signalées. Lœuvre de Murger a ceci dexceptionnel en effet quelle est directement associée à lémergence du mythe de la bohème et de la figure du bohème, mythe et figure qui poursuivront leur chemin dans limaginaire social sans cesser dêtre associés à lœuvre et à la personne de Murger qui les ont si bien cristallisés.

Anthony Glinoer

Correspondance générale d Eugène Sue. Volume 5 (1855-1857). Suivie de Lettres retrouvées (1829-1854). Éditée par Jean-Pierre Galvan. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2023. Un vol. de 725 p.

Sue lui-même, notons-le en souriant, donne son aval aux futurs éditeurs de sa Correspondance puisquil écrit à Mme de Solms : « Un […] écrivain ne sabuse pas, lorsquil écrit il sait bien que quelles que soient les promesses faites, ses lettres sont malheureusement des autographes, et que dans 20 ou 40 ans, elles sont nécessairement livrées à la curiosité ou à la sympathie » (Novembre 1856, lettre 56-106, p. 322).

Ce volume se compose de deux parties. Commençons par la seconde : Lettres retrouvées (1829-1854), p. 451-649. Avec une honnêteté scrupuleuse, porté par lexigence de véracité, léditeur y amende parfois ses précédentes publications. Ainsi il croyait deux lettres de 1844 (44-9, 44-24) adressées à Edmond Cavé. Des documents apparus en vente publique après la parution du tome 2 lamènent à noter : « il nous semble maintenant quelles aient également été adressées à Ludovic Vitet » (p. 514), et lui permettent aussi de donner, p. 522, le texte intégral dune lettre à Lamennais (1844-S[upplément]13) dont il navait présenté que lanalyse (t. 2, 44-67). Certaines lettres ne lui étaient connues que par des photocopies (t. 3, 49-58, 196t. 4, 54-40), des mots étaient coupés. Doù des hypothèses de lecture. Leur texte complet (1849-S7, 1854-S4) permet de constater quen loccurrence les conjectures étaient parfaitement fondées. Jean-Pierre Galvan note encore à propos dun procès de 1847 : « Nous donnons ici le compte rendu plus détaillé [que dans la Gazette de Tribunaux] paru dans Le Constitutionnel du même jour qui nous avait échappé » (1847, S3, p. 582). Le lecteur de Jean-Pierre Galvan connaît bien le mode de publication des romans au rez-de-chaussée de la une des journaux, à lemplacement du feuilleton. Il est bien possible quil en découvre une variante. Le Constitutionnel, au grand dam de Sue, publie Martin lenfant trouvé en « bibliothèques » : le texte nest pas imprimé en continu, mais découpé en pages, la 1 et la 4 à la première page du quotidien, la 2 et la 3 à la seconde. Ainsi le lecteur peut-il disposer dune série de livrets dont il pourra faire un livre. Déjà apparu dans les volumes précédents de cette Correspondance, un trait se confirme. « Revoir [mes textes] cest pour moi le travail le plus important », écrit Sue à Véron (1846-S6, p. 554) et Véron remarque (on songe à Balzac) : « M. Sue […] voulait faire des corrections incessantes, des rectifications continuelles » (Note 1, p. 554). Mais cependant lauteur qui a besoin dêtre publié accède avec complaisance aux demandes de son éditeur. Il abrège et supprime (1846-S12, 1847-S9).

Telle de ses remarques incidentes, en 1855 ou 1856, nous le rappelle : trônant presque en majesté, le roman est encore, matériellement du moins, fortement concurrencé. « Il ny a de réel en littérature que les succès au théâtre », écrit-il à Mme de Solms (56-117, p. 332). On se souvient des efforts de Balzac en ce domaine, que George Sand, après 1850, travailla assidûment pour la scène, que les Goncourt voulurent commencer par le théâtre. Sue ne vit que de sa plume. Il le souligne à maintes reprises. Toujours inquiet du rendement de ses productions, de ses rentrées dargent, et, constatant les retards pris par la publication des Mystères du Peuple, il note même : pendant ces mois quil leur a consacrés, il aurait pu faire plusieurs volumes pour Le Siècle … qui auraient été payés (56-100). Dans le même temps il est prêt à maints sacrifices pécuniaires pour continuer par ses écrits à servir, sans transiger, la liberté et le progrès (56-78). Ainsi le profit de tel de ses ouvrages (Une page de lhistoire de mes livres) sera-t-il entièrement consacré (56-105) à la défense de la cause républicaine et des exilés, pour lesquels, toujours généreux, il ne cesse de solliciter. La chanson lui paraît « lun des plus sûrs moyens de propagande » (56-69, p. 271). Il avait déjà manifesté son intérêt pour le genre dix ans auparavant. Il en écrit, en publie à son tour, chose nouvelle, en 1856, mais anonymement et par force. Il félicite dailleurs É. Arago pour les siennes (56-115). On le voit étrangement divisé sur la question religieuse. Il approuve son ami James Fazy, président, à Berne, du Conseil fédéral, de plaider pour la tolérance absolue, en prenant soin de souligner quil ne saurait « être soupçonnable de partialité en faveur des hommes noirs » (56-20, p. 215), mais il est vrai quils sont très minoritaires en Suisse. Un an plus tard il écrit à Ferdinand Flocon : « si cet abominable règne [celui de Napoléon III] dure encore quelques années, nous aurons une génération pourrie de catholicisme » (57-29, p. 377). Lhomme politique (comme le souligne Jean-Pierre Galvan dans son « Introduction ») est activement persécuté par le pouvoir impérial et par dautres gouvernements conservateurs, comme celui de la Belgique (on interdit ses publications, on entrave ses déplacements). Sue dailleurs ne se fait faute dappeler lEmpereur : « Mandrin », « Mandrin couronné », « César du guet-apens », « cet affreux coquin », etc. Mais la vie de lhomme public 197interfère avec celle de lhomme privé, par exemple quand on prétend – et il doit se défendre – quil a cautionné telle fête chez sa grande amie, Mme de Solms, où parurent et furent honorés déminents serviteurs de lEmpire. Ces années 1855-1857 sont vraiment occupées par son attachement passionné (fut-il chaste ? on lignorera toujours) à Marie de Solms. Il lui écrit même des poèmes (« Rien ne la jamais autant amusé », 56-117, p. 332), mais quau fond son grand ami Béranger juge avec sévérité. Marie est malmenée par le pouvoir impérial, très mal vue de ses amis, les républicains exilés. Il fait un livre pour la défendre [Une page […]). Il ne supporte pas quon médise de ses relations avec lui. Au point, alors quil est si peu vindicatif (on la vu au cours des ans), de vouloir se battre en duel avec son ami Masset et de se brouiller, violemment, définitivement avec lui. Le romancier meurt à cinquante-trois ans.

Comme dans les volumes précédents, Jean-Pierre Galvan publie maints documents annexes fort éclairants, fait de longues mises au point très précises et neuves sur des faits de la vie dEugène Sue. Et sans doute pourrait-il (devrait-il peut-être) nous offrir une nouvelle biographie dun auteur quil connaît si bien. On retrouve, avec bonheur, dans ce volume son inlassable curiosité, qui nous laisse attendre dautres découvertes, son obstination féconde, une impeccable rigueur.

Alex Lascar

Julien Zanetta, LHôpital de la peinture. Baudelaire, la critique dart et son lexique. Paris, Éditions Rue DUlm, « Aesthetica », 2022. Un vol. de 216 p.

Nombreux sont les articles consacrés aux écrits sur lart de lauteur des Fleurs du Mal, aux réflexions artistiques, esthétiques, littéraires et intermédiales qui sy déploient. En revanche, plus rares sont les ouvrages, depuis lédition du Salon de 1845 dAndré Ferran parue en 1933, à sêtre spécifiquement attachés à ce corpus, les écrits sur lart se trouvant le plus souvent assimilés à lensemble de lœuvre poétique et critique de Baudelaire – à laquelle sadjoignent notes, journaux intimes et correspondance. On mesure ainsi toute lutilité et loriginalité de louvrage de Julien Zanetta : cherchant à cerner la spécificité de la théorie de lart et de lesthétique baudelairiennes, le propos sancre – pour la plupart des chapitres –, dun point de vue générique, dans la critique dart, cest-à-dire les trois Salons, et vient rayonner sur lensemble de lœuvre baudelairienne, rencontrer un écho dans les textes dautres critiques et écrivains. Plus précisément, cette spécificité, qui réside dans lécriture, dans la manière déreinter avec éclats, franchise, œuvres et artistes – lexpression dénigrante « lhôpital de la peinture » tirée du Salon de 1846 résumant parfaitement cette démarche – pour faire émerger des manières et figures artistiques à ses yeux plus essentielles, Julien Zanetta parvient à la sertir dans le tissu même de la critique dart, cest-à-dire dans le lexique employé. Certes, le xixe siècle est un âge dor de la critique, sous la forme quasi théâtralisée de léreintage, mais loriginalité de Baudelaire, la cohérence de ses écrits sur lart tiennent dans « un rapport au juste exigé sans relâche » (p. 14). Plus encore, « il relance en réfutant. La réfutation, cest-à-dire lanalyse critique des maux dont lart est grevé en 1846 devient la méthode effective du salonnier » (p. 146). La riche historicité dun vocable, son acception technique, lambiguïté sémantique liée à son usage fournissent la plupart des entrées sous-tendant chacun des dix 198chapitres, autonomes, de cette enquête, dont le champ dinvestigation est élargi aux critiques ou écrivains contemporains de Baudelaire (Théophile Gautier, les frères Goncourt, Théophile Silvestre, mais aussi Philippe de Chennevières ou Philippe-Auguste Jeanron) : poncif, barbouillage, papillotage, éclectisme, peinture municipale…

Du côté des relations entre littérature et arts, louvrage se montre particulièrement stimulant. Le chapitre 5 intitulé « charivari, tohu-bohu, tintamarre », où il est « moins question des analogies qui procèdent du son pour aller vers la peinture, que de la peinture qui évoque des sonorités, bruyantes en loccurrence – du pictural à lauditif » (p. 82), est en ce sens très convaincant. Cest avec subtilité que le chapitre 3 prolonge dans le Spleen de Paris létude du « poncif » entamé au chapitre précédent, lequel déroule généreusement toute lamplitude sémantique et générique du terme, de lacception technique productive à la critique dart, puis à la fiction romanesque.

Dautres pans essentiels de la critique dart baudelairienne sont traités : la dimension poétique de ces écrits et la notion de « décrépitude ». Sur le premier point, lauteur de Baudelaire, limagination et les arts centre son attention non pas sur la dimension poétique de lécriture, mais sur le « rôle concret que joue la poésie dans sa critique dart » (p. 156). Pour ce faire, il va sattacher aux citations et autocitations, révélant une poésie qui simpose au cœur des comptes rendus. Sur le deuxième point – la « décrépitude », liée, pour Baudelaire, en 1865, à lart de Manet –, lauteur apporte sa pierre à lédifice dun dossier qui ne cesse de faire couler beaucoup dencre, en frottant le terme à la notion de progrès et en le situant plus largement ailleurs dans les écrits du poète et ceux de différents auteurs du xixe siècle. Les conclusions de Julien Zanetta clôturent à merveille louvrage : la peinture de Manet, inaugurant une nouvelle ère esthétique, résiste finalement au lexique de la critique dart baudelairienne.

Cest bien aussi par létude du lexique quest révélé le contexte historique et culturel dans lequel évoluent lauteur du Spleen de Paris et ses contemporains. Julien Zanetta offre un angle autre que celui consistant à cerner l« inscription » de Baudelaire dans son époque « selon une série de conditions sociales et politiques, selon les événements, les coups détat ou le prix de vin, ainsi que certains critiques se sont plus à le faire » (p. 14). Sont ainsi contournées les impasses méthodologiques qui réduisent le texte littéraire à la biographie de son auteur ou au document en sciences humaines, lœuvre poétique sen trouvant décharnée, vidée de ses contradictions, inquiétudes, beautés et fulgurances. Le chapitre 8, « Du doute en peinture », est à ce titre fructueux. Remontant à lEncyclopédie de Diderot, puis au traité de Lomazzo, pour mieux cerner les implications philosophiques, politiques et artistiques de léclectisme au xixe siècle, lauteur montre la position originale de Baudelaire, lequel « raffine et suggère que les éclectiques choisissent de ne pas choisir », « léclectisme, selon lui, est un art daccommoder les restes » (p. 142). Et de souligner que « la critique de Baudelaire sinscrit […] dans un paysage historique précis. Il y a, derrière léclectisme et ce que cette qualification implique, un rejet violent du juste-milieu et de la politique de compromission propre à Louis-Philippe et la monarchie de Juillet » (p. 145). Cette analyse suit une interprétation fine des risques de léclectisme qui, retirant tout cadre à lœuvre, « laisse diffuse et éparse lénergie potentielle émanant de la peinture ». Si lharmonie, notion phare de la critique baudelairienne (et de la théorie de lart en général), qui soppose à 199léclectisme, figure bien dans le volume, au chapitre 6 (consacré au « papillotage »), il naurait pas été inutile de rappeler – à la suite de Jean Pommier puis David Kelley – comment elle entre en résonance avec les idées fouriéristes et le socialisme utopique du xixe siècle. L« unité » navait-elle pas aussi sa place dans ce répertoire ?

Dans LHôpital de la peinture, lauteur unit avec brio analyse littéraire et lexicale, histoire et théorie de lart, en suivant toujours fermement dun chapitre à lautre la ligne directrice qui est la sienne. Lélégance de lécriture, pleine dallant, le soin porté à lédition, aux illustrations en couleur – les doubles pages mettant nez à nez les tableaux dAry Scheffer avec les transpositions caricaturales de Raymond Pelez sont délectables –, contribuent à la fluidité de la lecture, au plaisir renouvelé dentrer dans les interstices des textes baudelairiens, mis en relation, sous un jour neuf, avec ceux de ses pairs, mis en perspective avec dautres écrits, dautres époques. Julien Zanetta participe dun nouvel et brillant élan baudelairien, qui contribue, bien sûr, plus largement, au-delà de lunivers si riche et si singulier du poète, aux études intermédiales et dix-neuviémistes, attestant, sil le fallait, que lexigence de la poétique et de lanalyse littéraire est indispensable à toute recherche sur les arts et limage.

Nadia Fartas

Henri Scepi, Baudelaire et le nuage. Genève, La Baconnière, « Nouvelle collection Langages », 2022. Un vol. de 130 p.

Henri Scepi a récemment édité des Œuvres choisies de Baudelaire (collection Quarto, Gallimard, 2021), il a préfacé et annoté De lessence du rire pour la collection Folio (Gallimard, 2021), publié un fort intéressant article sur lunivers sonore de Baudelaire (« À lécoute de Baudelaire ») dans Critique (2021/4, no 887), et participé à de nombreuses manifestations et colloques à loccasion du bicentenaire de la naissance du poète.

Baudelaire et le nuage est un essai dense qui explore méthodiquement et avec une grande acuité critique le motif du nuage chez le poète. Ce motif paraît a priori purement thématique, illustrant lunivers « météorologique » de Baudelaire. Il paraît également se réduire à un assez évident symbole de lévasion et de la rêverie lyrique opposées à la grisaille du réel. Or, le fil adopté par Henri Scepi, sil suit de près les apparitions du nuage dans lœuvre, les organise en un parcours qui explore les réflexions esthétiques du poète ainsi que les structures profondes de lhomme baudelairien, homo duplex pris entre spleen et idéal, entre vie réelle et vie rêvée. On pourrait donc définir cet ouvrage comme un essai desthétique et danthropologie baudelairiennes.

Dès lépigraphe générale, qui cite une réflexion du dernier Baudelaire « Dirons-nous que le monde est devenu pour moi inhabitable ? » (Pauvre Belgique !), la couleur est posée : comment habiter (en poète) ce monde envahi par la bêtise universelle ? comment accéder enfin à un ailleurs qui ne soit pas un paradis totalement artificiel ? Comment éprouver cet « incompressible essor de lâme vers un idéal toujours reculant » dont parle Verlaine, précisément à propos de Baudelaire ? La question est existentielle, éthique, et touche à la fois à la politique et à lesthétique. Sans négliger ni la circonstance biographique ni la situation idéologique de Baudelaire, Henri Scepi choisit un parcours à la fois plus méta-esthétique et plus ontologique. Cest ainsi que lintroduction justifie lemploi du singulier dans le titre de lessai : 200abandonnant les nuages (approche thématique), Henri Scepi privilégie le nuage qui « invite à saisir – comme en passant – une des formes irrégulières dans lesquelles sobjective la conscience de soi en poésie. » Le nuage est certes promesse dune élévation, mais bien plutôt « signe pur surgissant comme un accident et survenant comme une occasion, une invitation à suivre le sillage dune forme mobile et à y risquer une vision, une humeur ou une pensée ».

Lessai sorganise en trois temps qui déplient ce programme. Cela commence par lévénement de lapparition du nuage dans un poème de jeunesse : le nuage est passage, forme mouvante en transition. Cela continue à Honfleur, où se rédige « Le voyage ». Découlent de là une esthétique (introduction dune certaine dose de hasard dans la logique de limagination) et une éthique : « Lempire du nuage, conçu comme le royaume illimité du désir, oblige dès lors à des rituels assidus et conduit à un héroïsme solitaire ». Lesthétique du paysage est, avec Eugène Boudin, celle de lesquisse des « beautés météorologiques » et introduit une dualité entre improvisation sur le motif et composition. Mais le nuage est aussi urbain (voir Méryon, Les paradis artificiels). Lœil du poète se fait alors prisme optique et esthétique des sensations, tandis que, sur le plan éthique, il sagit de résister aux sirènes du vouloir, de se sentir étranger, dêtre improductif ou insoumis. Dans toute cette première partie, « Lhypothèse du paysage », Henri Scepi établit donc avec fermeté le lien que le nuage assure entre les deux registres, esthétique et éthique.

La deuxième partie, « La tentation de la chimère », sappuie sur le commentaire fouillé de « lÉtranger » pour guider la réflexion vers lidentification du sujet poétique ou du sujet comme conscience de soi de la poésie – « les merveilleux nuages » disent une rupture où la mélancolie est solidaire dune ontologie : peut-être le moi se perd-il dans la rêverie. Létranger est lhomme énigmatique, labsolument autre, il pratique une éthique du refus, en particulier à légard de laméricanisation des mœurs. Il fuit Paris, mais déchante vite à Bruxelles. Seuls les nuages peuvent constituer une province habitable. Lironie côtoie alors la mélancolie, pour dire lantagonisme du spleen et de lidéal, de la soupe et des nuages, mais quel royaume fonder sur les « merveilleuses constructions de limpalpable » ? Sous linfluence de Rousseau et de Chateaubriand, Baudelaire fuit, et le nuage se fait léquivalent de leau chez Jean-Jacques ou des vents chez Chateaubriand, partance pour une euphorie promise. Mais le nuage résiste, et fuit lui-aussi. Chez Baudelaire, le nuage se définit donc comme « le pur spectacle du mouvement », une architecture mobile, qui nest pas ou plus le nuage des « Vocations » sur lequel Dieu est assis. Les nuages sont des espaces ouverts et inconnus : « seul importe le procès de leur errance » écrit Henri Scepi. « Rebelles à toute sémiologie réductrice, […] ils sont cet état de présence instable, un étant qui manifeste dans son apparaître même le retrait dun mystère ». Un rapprochement intéressant est opéré entre le nuage et la tache vue par B. Croce, la tache étant elle aussi « ouverture sans objet », vacante et profonde disponibilité, vers une vaporisation du sujet, énigme de lui-même.

La troisième partie sattache alors à montrer comment le nuage peut aussi être puissance de vaporisation contre la centralisation. Il serait donc contradictoire, ambivalent, en ce quil fait du rêveur un être à la fois élu et maudit. Baudelaire est amer devant la faillite de la volonté : le moi se fait nuage, vaporisé, dispersé dans les « soubresauts de la conscience », agités par le « démon », cette bizarre fêlure qui est aussi puissance libératrice : le génie poétique, ce « don des fées » qui est une grâce bien ambiguë en ce quelle obéit à une logique de labsurde. Ainsi, dans « Les 201bienfaits de la lune » se propage une folie contagieuse : « Tu aimeras ce que jaime et ce qui maime : leau, les nuages, le silence et la nuit […] ». Tout sordonne ainsi, écrit Henri Scepi, au principe du nuage, informe, infini, lieu de nulle part, pure atopie. La promesse des chimères et des illusions par le démoniaque mène donc à une atopie du moi, à un destin erratique, un mouvement rapsodique comme fuite du Même et poursuite de lAutre. Ce démon de létranger constitue les vapeurs impalpables du nuage en image mobile du moi et de sa propre labilité. La menace rôde dune faillite de la volonté ou de lintention dans les paradis artificiels de lillusion : confondre le rêve avec laction, sabandonner aux projets comme projection fantasmée qui fait léconomie de sa réalisation. En somme, Henri Scepi fait du nuage un opérateur de description et un emblème de cette tension entre rêverie et réalisation, rêve et action, rêve et réel. Baudelaire est un esprit fort qui résiste à la tentation, mais peut céder à des accès de folie trouble et de divagation (voir « Le mauvais vitrier » ou « Assommons les pauvres ! »). La pulsion est proche de linspiration, et limpulsion (comme le démon de la perversité chez Poe) est une forme de raison déraisonnable. Le caprice, la fantaisie, la gratuité, lamour du jeu, la ligne affolée et imprévisible peuvent alors générer un élan de grotesque ou de comique absolu. Labsurde – jouissance et non-sens – se fait force libératrice qui permet de se voir en beau tel quon devrait ou pourrait être : « cet interstice de la stricte fiction ou de la pure fantaisie […] est aussi bien le royaume de la poésie », affirme Henri Scepi. « Pensée ailée » (Platon), limagination de Baudelaire est à la fois fuite de, et fuite vers « une épiphanie de linsaisissable » (Agamben) : telle est la puissance esthétique et ontologique du nuage.

La conclusion de lessai reprend le poème en prose « Le gâteau » pour boucler la boucle avec le poème de jeunesse dans lequel le nuage faisait apparition. Un nuage surgit et projette son ombre provoquant ainsi la sensation de sublime (Burke). La beauté se compose aussi de cet élément de surprise et dimprévu. Comme chez Emerson, la contemplation de linfini anime Baudelaire, mais lentraîne plutôt vers le bizarre, létrangeté, laltérité comme le ferait « une dose dopium naturel ». Le nuage est un signe ambivalent : il engage une poétique de la forme (inachevable, discontinue, fragmentaire) et une esthétique de la suggestion – voire de la disparition – comme suspension et vaporisation de la vie.

Le parcours à la fois méta-esthétique et ontologique adopté par Henri Scepi constitue une synthèse dense et éclairante pour tout lecteur de Baudelaire conscient de la nécessité darticuler la réflexion sur les formes (arts visuels, poésie et prose) et lexploration des volutes du moi baudelairien, ses tensions et ses aspirations aussi bien sur le plan éthique et idéologique que sur celui de lexistence elle-même. Baudelaire et le nuage simpose dès lors comme une nouvelle pièce, maîtresse, dans la compréhension de cet artiste essentiel.

Pierre Loubier

Nadia Fartas, Simplicité et diversité – Mutations du sensible dans la modernité : Flaubert, Baudelaire, Monet. Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2021. Un vol. de 442 p.

Riche travail dérudition, louvrage de Nadia Fartas retisse et reprend en la complétant et en la précisant sa thèse de doctorat, défendue en 2015 sous la direction de Yves Hersant et de Bernard Vouilloux. Il ne sagit plus tant pour Nadia Fartas 202dévoquer la « nuance » dans la littérature et les arts visuels en France dans la seconde moitié du xixe siècle que de montrer, en considérant Flaubert, Baudelaire et Monet, que ces changements de la modernité sont tout à la fois affaire de poétique, desthétique et de politique. Confrontée au délicat choix dun titre, Nadia Fartas a conservé deux jolis mots en « té » qui pourraient, de prime abord et bien trop superficiellement, sembler ne guère aller ensemble – et cest le sous-titre de son ouvrage qui en annonce davantage le propos, puisque cette « simplicité » et cette « diversité » sont celles des « mutations du sensible » dont elle rend compte. De sorte quun titre plus large, tel que Simplicités de/dans la modernité aurait pu parfaitement correspondre à cet essai pointu.

Louvrage est divisé en quatre parties, dont chacune présente sa propre conclusion, claire et pédagogique. Sappuyant sur une bibliographie riche et raisonnée, lessai se lit avec plaisir, et présente dexcellents morceaux de bravoure de synthèse, à lexemple de son introduction consacrée à la complexité.

Sous le titre « Simplicité, couleur, diversité », la première partie de louvrage permet à Nadia Fartas de faire comprendre limportance de la simplicité dans la mise en place de lidée même de modernité : « Point de jonction » entre « rhétorique, critique dart, esthétique et philosophie », « entre la fin du xviiie siècle et le xixe siècle », la simplicité devient affaire dun discours sur lart ayant trait à la couleur au xixe siècle (p. 73). Cette question de seuil et de lien est essentielle puisque « cest en ce sens quelle [la simplicité] est moderne » (p. 107).

Loriginalité de lapproche de Nadia Fartas a partie liée avec la façon dont elle évoque le Laocoon dès le premier chapitre de cette première partie : prenant Winckelmann (qui inspira Goethe et Schiller) comme point de départ avant de présenter Lessing, elle recontextualise les célèbres discussions autour de lUt pictura poesis, et permet de mieux faire comprendre que laffaire était avant tout celle de la simplicité. Lorsque Lessing réfute la manière dont Winckelmann confond tranquillité et simplicité afin daccorder une dimension morale à lœuvre, il instaure cette célèbre séparation entre arts de lespace et arts du temps. Or, si la non-représentation du cri est, pour Lessing, avant tout une question formelle, la simplicité trouve « une traduction dans le primat accordé à la vue unique, immédiate, mais elle exclut dès lors lintensité » (p. 63). Cest donc la notion même de simplicité qui permet à Nadia Fartas détablir une jonction entre critique dart et histoire de lart. Puis elle montre quavec le salonnier Diderot, lui aussi grand admirateur du groupe du Laocoon, lœuvre dart shistoricise dans son rapport au vivant, et la simplicité devient affaire de « variété » : « Diderot renouvelle le rapport entre unité et simplicité en valorisant lexpérience esthétique plutôt que les codes de lidéal classique de lharmonie et de la fidélité à la source (historique, biblique, mythologique) prôné par lAcadémie » (p. 67).

Réfléchissant ensuite aux couleurs de la modernité par le biais de la manière dont Zola présenta la peinture de Manet, et interrogeant également la doxa impressionniste telle quelle fut développée et reprise en main par Laforgue, Huysmans et Bourget, Nadia Fartas montre que les écrivains de lépoque étaient conscients de la façon dont leurs amis peintres avaient tenté de donner une forme plastique au concept dinstantané. Les hommes de lettres auraient donc eu pour nouveau défi de « traduire limmédiat de la sensation » afin de saccorder avec « la révolution apportée par les découvertes scientifiques qui offrent un nouveau statut au contraste et au mélange » (p. 106). Nadia Fartas explique ensuite, avec Taine et Maupassant, 203quen ce temps l« opposition entre la couleur et la nuance vient recouvrir des oppositions dordre politique dans de nombreux discours qui portent sur la langue et la littérature » (p. 94). Il est en effet question, entre les lignes, dune sorte de « morale » de la simplicité qui, avec Bergson, se fera philosophie dès lors que ce dernier en viendra à « cerner une relation singulière entre le simple et la nuance, qui offre une traduction concrète du lien entre lun et le multiple afin de donner forme au changement » (p. 105).

Ayant soigneusement établi le cadre esthétique, philosophique et littéraire dans lequel sinscrit son étude, Nadia Fartas peut consacrer lensemble de la deuxième partie de son livre à certaines fictions signées Gustave Flaubert. La lecture de ces presque cent pages est des plus plaisantes, et la critique, en flaubertienne reconnue, semble particulièrement dans son élément au fil de ces analyses raffinées et novatrices de Madame Bovary, de LÉducation sentimentale, dUn cœur simple et de Bouvard et Pécuchet. À peine oserions-nous afficher une préférence pour le chapitre ii de cette partie, où la poursuite de lépithète « gorge-de-pigeon » dans les pages racontant « lhistoire simple » dun certain Frédéric Moreau, révèle avec grâce et brio, combien cet insaisissable adjectif y a un rôle tant narratif et poétique questhétique (p. 131-145). Et Nadia Fartas de révéler dailleurs que ce tissu est aussi présent dans dautres œuvres flaubertiennes : par son biais, « lantique se mêle au moderne, laplat et le miroitement se mesurent à la moire et au chatoiement […]. Le motif met au jour de manière discrète une esthétique de la présentation et de limmédiateté » (p. 150).

La troisième partie de louvrage de Nadia Fartas sarrête sur le célèbre poète du moderne quest Charles Baudelaire, et analyse « la modernité baudelairienne dans un dialogue entre [des] sections [de lessai Le peintre de la vie moderne], les Salons et les autres écrits sur lart du poète » (p. 204). Constantin Guys y est évidemment pris en compte, étant donné que « [d]ans la nature-parure moderne, le monde de Guys et celui de Baudelaire se rejoignent […] dans une même volonté de traduite la consistance de la surface et du paraître dans la modernité » (p. 246). Cette partie montre que cest en donnant consistance à lapparence que Baudelaire donne consistance au présent. (p. 304)

Dans la quatrième et dernière partie, Nadia Fartas sattache à réfléchir à la manière dont la figure de léchafaudage, en littérature comme en peinture, a pu mettre en scène une « modernité en construction ». Cette partie où sont analysées des métaphores de la construction met aussi laccent sur la série des cathédrales de Claude Monet, en ce quelles demandent un changement de repères qui ne cesse de remettre en jeu le concept de simplicité. Et cest en revenant sur les différentes manières dont les critiques rendirent compte du travail de Monet, que Nadia Fartas révèle ce principe de diversité dans lunité, qui serait au cœur de la modernité (p. 385).

Le seul et unique reproche que lon pourrait faire à lensemble serait celui du choix, fait par la maison dédition, de mettre les quatorze belles illustrations en couleur au cœur dun cahier de fin douvrage. Car cest avec des illustrations inscrites en plein texte, que le travail danalyse des textes et des images, que Nadia Fartas exécute avec un beau savoir-faire, aurait vraiment pu prendre toute son ampleur. Il nen demeure pas moins que cet ouvrage est de ceux dont on peut conseiller la lecture à quiconque souhaiterait parvenir à contempler le large horizon des mutations du sensible de la modernité, afin de ne plus considérer cette dernière par le tout petit bout de la lorgnette des lieux communs académiques.

Virginie A. Duzer

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Marie de Flavigny, comtesse d Agoult, Correspondance générale. Tome X : 1858-1859 ; et Tome XI : 1860. Édition de Charles F. Dupêchez. Paris, Champion, « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », 2020 et 2021. Deux vol. de 789 et 593 p.

Cest un vaste panorama au niveau de la vie privée, culturelle et des événements internationaux qui ressort de ces deux volumes et de ces trois années, qui débutent pour Marie encore à Paris, dabord chez sa fille Claire, « condamnée » comme elle lest « au vagabondage » (p. 189) suite aux réformes haussmanniennes, pour finir dans le nouveau logement de lavenue de lImpératrice. Aussi, cest une tournée européenne quelle accomplit, en Suisse, à Zurich, avec toujours lAllemagne sur le fond, pour finir à Nice, encore italienne, et à Turin. Sur le plan “professionnel”, elle est désormais une écrivaine reconnue, et nombreux sont les échos de la réception européenne de ses œuvres, avec des traductions darticles et comptes rendus dans un sens ou dans lautre, et les publications dans les revues françaises, allemandes ou italiennes. Elle termine la rédaction de Jacques Cœur, qui sera soumis, sans succès, à la Comédie française et à lOdéon, publie une nouvelle, La Boîte aux Lettres, un fragment, La mort de Barnevelt, de la future Histoire de la Hollande, et la troisième édition des Esquisses morales chez Techener (le Contrat est reproduit p. 284-285), avec un portrait delle par Claire. Elle reprend ses relations, de Michelet à Littré, qui lui demande une aide à la souscription pour la veuve dAuguste Comte et ne manque pas dévoquer la corvée du Dictionnaire (p. 564), à Janin ou Schoelcher. À Zurich, où elle lit Dante et pense à ce qui deviendra Dante et Goethe (p. 114), elle retrouve Cosima et fait la connaissance de Bülow, son mari « de transition, si ce nest pas le mari de lavenir », véritable « King-consort, sans servilité, avec grâce et un respect naturel et gai » (p. 125), et qui avait lu toutes les œuvres de Daniel Stern, sauf Nélida, « par égard pour L[iszt] » (p. 136). Elle y rencontre aussi Wagner, avec qui elle correspondra en allemand, et une « fête musicale » sera donnée « à la villa Wagner » en lhonneur de la comtesse (p. 137). Tous ces détails occupent ses lettres à Claire, qui est toujours son alter-ego, sa première confidente, et assure les relations avec les enfants Liszt. La musique, de lavenir ou du passé immédiat, est toujours sur le fond, avec les félicitations de Hiller pour le mariage de Cosima, ou les concerts de Bülow à Paris, évoqués par Berlioz dans un feuilleton par lentremise de Marie (p. 317). Les rapports sont plus difficiles avec le couple Ollivier, à cause de la dot de Blandine, qui sera finalement payée, non sans une menace de Démosthène de faire écrire par Liszt au comte dAgoult pour obtenir son autorisation (p. 322). De Nice, en 1859, Marie envoie des Lettres dItalie au Siècle (p. 605), et pense à ses mémoires, à intituler « ma conscience et ma vie » (p. 482). Des lettres en allemand, en anglais ou en italien, opportunément traduites en note, corroborent la dimension internationale de cette correspondance, voire intercontinentale par Tribert qui lui écrit du Canada, de New-York, de la Havane en citant Mme de Merlin (p. 107), et où dautres noms reviennent, du milieu abolitionniste aussi, John Brown, Beecher Stowe, Lincoln et Emerson, que Tribert rencontre (p. 661), jusquà Lola Montès qui « fait des lectures […] en Amérique » (p. 683). Elle « honore » Elizabeth Blackwell (p. 672), dont elle parle avec Tribert et sur laquelle Claire publiera un article dans la Revue européenne (p. 406 n.), tandis que sa sœur Anna, momentanément « chargée de léducation » du fils de Claire (p. 406) à Paris, voudrait rédiger une notice sur Marie pour le English 205Women Journal (p. 601). La modernité pointe par lintérêt pour le corps, les pages que Blackwell consacre à la « physical education of the girls » (p. 495), la « gymnastique » (p. 610) du petit Daniel, et le sport, par un spectacle dathlètes donné à Nice (p. 561). Marie est aussi « très animée par les espérances publiques » (p. 604), et cest surtout le Risorgimento qui linterpelle, face également à la politique française : les noms de Garibaldi, Mazzini, Cavour, la cession de Nice à la France, vécue sur place, occupent de longues pages, dans des “reportages” en direct, avec un jugement définitif : « Les plus énergiques protestations contre le despotisme de nos jours, on les doit à des Italiens, noublions pas cela » (t. 11, p. 372). Dautre part, toutefois, des crises dhypocondrie pointent, ainsi que le pathos des “dernières volontés” quelle avait envoyées à Ronchaud, à 53 ans, le 26 décembre 1858 (t. 10, p. 235-236). Certes, la situation familiale y contribue, avec les relations difficiles avec « le grand Daniel » Liszt, témoignées aussi par les lettres de celui-ci publiées dans les Annexes du t. 10 (p. 706). Après avoir appris sa mort, Marie brûle la première lettre quelle voulait envoyer à Claire, car « trop amère », et poétise sa fin en écrivant à Tribert quil « sest éteint dans les bras de sa sœur, doux envers la mort, sans la prévoir ni la redouter » (p. 678). Le tome 11 débute encore avec cette nouvelle, Blignières ayant « appris, par M. Littré de la mort du frère de Madame Ollivier » (p. 32), la périphrase étant obligatoire face à cette maternité toujours escamotée du point de vue légal. Les thématiques de la féminité, entre mariage, maternité et littérature, reviennent naturellement souvent, à commencer par la crise entre Claire et son mari, ou par les commentaires à La Femme de Michelet, dont Marie aime certaines pages, mais évoque des « réserves » (p. 73) que lhistorien attend, comme « très précieuses » pour lui (p. 82). Au niveau de ses “consœurs”, lamitié continue avec Hortense Allart, tandis que Marie devient la conseillère de la « petite Juliette » La Messine, future Mme Adam, qui dédie à Daniel Stern son premier roman, Mon Village, et à qui elle rappelle lexigence de se forger une « autorité » décrivain (p. 357). Entre passé et présent, le « féminisme » fait une apparition fugace par les noms dEugénie Niboyet dont le fils, journaliste, semble avoir écrit sur Daniel Stern (t. 10, p. 529), dOlympe de Gouges (p. 542) ou de Clémence Royer (t. 11, p. 300), mais toujours dans ce tome 11, l« équivalence » (p. 395) entre hommes et femmes se heurte parfois à une ambivalence encore présente. La figure de la poétesse Louise Ackermann, dailleurs « très attachante », est « masculinisée par une pensée sans cesse combative », tandis que le dernier roman de Sand démontre une « maëstria [sic] tout à fait virile » (p. 338), et une maternité “héroïque” revient dans les « belles paroles de Garibaldi aux dames italiennes » : « Filles de la terre de beauté exigez une race vaillante et généreuse ! » (p. 362). De Nice, doù elle a des contacts avec Banville pour un compte rendu des Esquisses (p. 88), et où elle voit débarquer Mlle Daubrun, la Marie de Baudelaire (p. 167), en avril 1860 Marie passe à Turin, où elle rencontre Cavour (p. 225), est reçue en audience par le Roi Victor Emmanuel, et où elle trouve « Partout de la cordialité, de la sympathie ce que jaurais dû trouver » plutôt en France (p. 253). Elle rencontre aussi le grand acteur Ernesto Rossi, qui traduit et représente Jeanne Darc à Turin, et à Alessandria ensuite. La pièce est très bien reçue dautant plus que dans la traduction, il avait substitué « lennemi » à « lAnglais », en en faisant un emblème pour lexpédition de Garibaldi en Sicile, qui se passe au même moment et quelle ne manque pas de rappeler. Les gazettes parlent de Marie en évoquant Mme de Staël et Schiller, tant quon peut bien parler 206de « succès, et presque de la gloire » (p. 247). Les Annexes du tome 11 rapportent le Journal de Marie de Nice et Turin de 1860, et le début du Journal de septembre 1860 à 1864, qui témoigne dune alternance de moments de « douceur » et d« épouvante » (p. 257), entre « une part dans ce monde qui a été belle car jai connu les ravissements de la passion et lenthousiasme pour les idées » (p. 529) et un désarroi envers lavenir. Au lecteur dailleurs de décider, sil sagit là du lot de beaucoup décrivains, ou de faiblesses de femme comme on la dit parfois.

Précieux du point de vue bibliographique, par le nombre des références, ainsi que littéraire et de lhistoire européenne et des femmes, ces deux volumes sont complétés comme dhabitude par des Index des noms et des correspondants, très utiles pour approfondir ces pistes de recherche plurielles.

Laura Colombo

Théophile Gautier, Critique théâtrale. Tome XVII. Octobre 1863-Avril 1865. Édition de Patrick Berthier. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 790 p.

Ce dix-septième volume de lédition complète des articles de critique de Théophile Gautier couvre la période comprise entre Octobre 1863 et Avril 1865, et complète avantageusement la collection de 1859 publiée chez Hetzel. Il sagit là dun outil extrêmement précieux pour les spécialistes du théâtre du xixe siècle. Une grande érudition sy fait jour à travers les notes ; les index permettent de naviguer à loisir dans louvrage et parmi lunivers foisonnant des auteurs, acteurs, personnages, œuvres qui composent le monde dramatique, musical, chorégraphique et artistique de lépoque ; la bibliographie est très à jour.

Gautier, mélomane, y renoue avec la critique musicale après le décès de Pier-Angelo Fiorentino en mai 1864, dans un contexte où sont abolis les privilèges contraignant les lieux de spectacles à se spécialiser dans un genre ou un art précis. Toute salle peut maintenant proposer aussi bien de la danse que des concerts, des opéras ou du théâtre. Autre changement relatif à lhistoire du théâtre, Gautier note un renouvellement de moins en moins rapide de la programmation, face au turn over des spectateurs ; désormais, les pièces peuvent rester longtemps à laffiche, donnant aussi moins de matière aux rédacteurs des feuilletons (Feuilleton du Moniteur universel, 25 janvier 1864, p. 131). Gautier note le recul du théâtre de texte face à la mode des pièces à machines (p. 18). Lessor de la féerie, avec tous ses effets, son clinquant, ses jeux de lumières, saccompagne selon lui dune baisse générale de la qualité littéraire des spectacles, alors que le public semble sabandonner massivement à la facilité ; en dandy qui se respecte – fidèle par ailleurs à ce thème littéraire (p. 80) – Gautier va jusquà sétonner de ce que les spectateurs soient capables « dadmirer une bonne chose comme elle le mérite » (p. 43).

Proposant au fidèle lecteur du Moniteur universel un large éventail de notices sur vaudevilles, drames, mélodrames, comédies, ballets, opéras-comiques, opéras, divertissements populaires ou concerts, Gautier brille avec autorité par sa grande connaissance du théâtre en général et du xixe siècle en particulier. Sil débat avec talent des mérites et des risques de telle ou telle tendance dramatique, comme ce que lon pourrait appeler le théâtre de « non caractère » à propos des Indifférents de Belot (p. 54), ou du Moi de Labiche (p. 203), qui rappellent les paradoxes psychologiques de Daniel Jovard, symbole dune gageure, la représentation de la nullité, il 207plonge aussi le lecteur au cœur de lactualité du « monde dramatique », rapportant dans les moindres détails les rénovations apportées à la Comédie française ou ses souvenirs ayant trait aux coulisses du petit théâtre de Nohant (George Sand et Paul Meurice, Le Drac, 29/09/1864, p. 422-430). La critique de Gautier offre un panorama des esthétiques qui coexistent à cette époque au théâtre : romantisme omniprésent dont Gautier prend naturellement le parti avec chaleur ; réalisme avec la reprise de pièces de Balzac et les drames bourgeois du temps ; Parnasse (Banville, Diane au bois, 21/10/1863, p. 29-35) ; classicisme dont Gautier voit se dessiner les contours nets dans les personnages et intrigues de Molière (LÉcole des femmes ; Les Fourberies de Scapin, 8/08/1864, p. 365-376).

Le répertoire théâtral et lyrique des années 1863-1865 remet en cause le simplisme des décrets de lhistoire littéraire. Non, 1843 et Les Burgraves ne signaient pas la fin du drame. Dans les années 1860, quantité de drames bourgeois (Jean Baudry, par Auguste Vacquerie, 26/10/1863, p. 42-49 ou Pol Mercier et Léon Morand, Les Cochers de Paris, 29/02/1864, p. 178) et, plus encore, de drames romantiques, sont représentés. Innombrables spectacles et pièces sur Henri IV dont Gautier apprécie parfois le vérisme historique (Victor Séjour, Le Fils de Charles Quint, 15/02/1864, p. 154-163) ; drame dAlfred de Musset que caractérisent la fantaisie, la liberté créatrice (Il ne faut jurer de rien, 29/02/1864, p. 172-176) ; drame de cape et dépée signé Anicet-Bourgeois et Paul Féval (Le Mousquetaire du roi, 6/02/1865, p. 614-617) sont autant de prolongements de lesthétique romantique. Gautier revendique ses couleurs. Cest dabord le caprice, quand la pièce de Musset contraste avec les drames historiques, « lourdes pièces irréprochablement assommantes » (p. 173). Cest le mélange des tons et le fantastique dans Le Drac de Sand réalisant la fusion du vers et de la prose, en accord avec la conception romantique de la nature comme de lart, où se mêlent poésie et trivialité (p. 427-428), en rupture avec tout simplisme ; le cœur, la passion comme guides (p. 16 et 85) et, partout, le pittoresque, tant Gautier, toujours peintre, est sensible aux décors, aux costumes, quil décrit avec une finesse digne de ses ekphrasis romanesques, invoquant Le Tintoret, Watteau, Horace Vernet, Delacroix, Boulanger, Devéria (p. 44). Lorsquil sexclame à propos de la veduta qui sert de décor au Drac de George Sand, « Jamais laxiome “Le contenu est moindre que le contenant” ne fut moins vrai (p. 424. Ce décor était plus grand que son cadre) », Gautier nous livre lune des clés de son esthétique fondée sur lut pictura poiesis. Les descriptions prennent une place essentielle dans la poétique gautiériste de la critique. Une forte intertextualité lie textes de fiction, de voyage, ou encore la critique dart avec lécriture du feuilleton dramatique. Que lon en juge par ce souvenir grandiose du décor du Drac : « Nous nous rappelons une perspective de falaises, de rochers à pic et de mer en abîme aperçue à travers la porte grande ouverte de la cabane de pêcheur où se passe laction » (p. 424) ; que lon en juge par les descriptions dignes des plus belles pages des voyageurs orientalistes de son temps, Nerval en tête ; ou par ce que lon pourrait appeler ses impressions amalfitaines et napolitaines, tout imprégnées de Goethe, de Staël, de Nerval, dans lincipit de son feuilleton sur La Muette de Portici (27 février 1865, p. 632).

En complément à cette esthétique romantique quil tire du côté de la légèreté, notamment par ses mots desprit, Gautier retrouve le fantastique répandu sur les théâtres parisiens comme il lest dans ses propres contes, avec lapparition nocturne et terrifiante dune vieille empoisonneuse paralytique (Dennery et Edmond, LAïeule, 26/10/1863, p. 51). Son attachement à un « beau cosmopolite » 208(Chine, p. 129 ; Afrique, p. 70 ; Inde, p. 95), aux spectacles pour tous publics que sont la magie, le cirque, na dégale que sa curiosité pour les derniers progrès de la vie moderne dont sont empreintes les représentations (p. 573-574), tant par leur thématique que par les nouveaux artifices de la scène.

Françoise Sylvos

Edmond de Goncourt, Chérie. Édition critique par Pierre-Jean Dufief. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 360 p.

« Une étude de jeune fille dans le monde officiel sous le second Empire » : Edmond de Goncourt définit ainsi son dernier roman, Chérie, dans sa préface de 1884. Le frère désormais solitaire invente la courte vie dune demoiselle née en 1851 et morte en 1870, comme lEmpire, rose fanée au crépuscule de la fête impériale, consumée par le feu de son propre désir jamais assouvi.

Pierre-Jean Dufief propose ici une très belle édition critique de ce dernier ouvrage dEdmond, longtemps considéré à tort comme mineur. Lœuvre avait déjà retrouvé une place plus juste au Panthéon naturaliste grâce au travail de Marie-Claude Bayle ; deux éditions scientifiques de grande qualité ont suivi, lune établie par Jean-Louis Cabanès et Philippe Hamon, parue à La Chasse au Snark en 2002, la seconde par Dominique Pety, publiée en 2018 chez Classiques Garnier, qui propose comme Champion une réédition des Œuvres narratives complètes des Goncourt. Lintérêt renouvelé pour cet ouvrage sexplique notamment par son apport pour les études de genre et lhistoire des sensibilités.

Lédition de Pierre-Jean Dufief est lœuvre dun grand spécialiste des Goncourt, président de la Société des Amis des Frères Goncourt, auteur de nombreux articles et ouvrages consacrés aux deux frères, dont récemment une passionnante biographie co-écrite avec Jean-Louis Cabanès (Fayard, 2020). On ne sétonne donc guère de la grande qualité de la longue introduction qui précède lœuvre. Elle en éclaire très limpidement la poétique, fondée sur un procédé de « collages » de documentation de première main sur les jeunes filles du second xixe siècle (empruntée notamment aux lectrices et amies), dinformations savantes et de fragments du journal. Edmond a agencé ces matériaux hétéroclites, fidèle au rôle de compositeur quil tenait déjà dans le tandem fraternel. Pierre-Jean Dufief explique la genèse de lœuvre et les difficultés de sa publication ; il la réinscrit dans les réseaux naturalistes, montrant limplication de Daudet qui se fait « limpresario » (p. 25) de son ami, ou le différend avec Zola, qui publie presquen même temps sa très proche Joie de vivre. La réception tourmentée de lœuvre est ensuite analysée avec précision. Défilent les points de vue de nombreux contemporains, familiers ou non, de Paul Alexis à Gustave Geffroy en passant par Champfleury. Puis cest au tour de Pierre-Jean Dufief de livrer sa vision de Chérie, exploration goncourtienne de la « féminilité » et « roman de la jeune fille » (p. 40) qui déconstruit le type idéaliste pour explorer le « cas » pubertaire dans toute sa crudité. Goncourt va très loin dans son autopsie genrée : Pierre-Jean Dufief remarque avec une grande justesse que lidentité sexuelle des personnages nest pas fixe, opérant un « va-et-vient entre le masculin et le féminin » (p. 44). Entre regard dhomme et mots de femmes (parfois directement glanés chez les collaboratrices confidentes), lénonciation est ambiguë ; pourrait-on voir du queer dans Chérie ? Cette réflexion ouvre des perspectives 209passionnantes. Pierre-Jean Dufief réfléchit ensuite à la forme de louvrage, « œuvre limite » (p. 52) aux frontières du roman, sans intrigue véritable, dont la forme porte en germe le roman proustien.

Un autre apport scientifique majeur de cette édition tient à lexcellente précision des notes de bas de page, qui présentent des variantes, mais surtout des éclaircissements historiques, biographiques, lexicaux (notamment sur les fameux néologismes goncourtiens), esthétiques ou encore intertextuels, particulièrement utiles dans un roman du « collage ». Le dialogue avec les intertextes goncourtiens, des romans au journal, est remarquablement nourri. Directeur de louvrage collectif Les Goncourt diaristes (Champion, 2017), Pierre-Jean Dufief nous fait circuler dans lœuvre et ses sources, reproduisant parfois de longs passages du journal, comme le savoureux récit dune pêche aux écrevisses à Bar-sur-Seine, transposée au Muguet. Il identifie également des intertextes externes, de Zola à Huysmans en passant par le couturier Gaston Worth et les confidences des lectrices et amies.

La grande valeur ajoutée de cette édition réside également dans le document inédit qui constitue sa première annexe. Pierre-Jean Dufief livre en effet le plan du roman, jusquici jamais édité. Ce plan permet de mettre en lumière la composition du roman, bien plus soignée quon ne la longtemps prétendu ; cette archive exceptionnelle jette un jour nouveau sur le « souci de cohérence et de précision chronologique » dEdmond (p. 17). Elle permet aussi au lecteur rêveur de fantasmer les passages supprimés. Il aura le plaisir de lire lun dentre eux dans lannexe suivante, intitulé « Une passionnette » ; ce micro-récit, supprimé par Goncourt et publié dans La Revue indépendante en 1884, est présent également dans éditions de 2002 et 2018. La réception du roman avait aussi été convoquée par lanthologie critique de Marie-Claude Bayle, ainsi que dans les annexes des éditions de Jean-Louis Cabanès et Philippe Hamon ainsi que de Dominique Pety. Néanmoins, léchantillon des lectures critiques contemporaines et des lettres échangées avec des auteurs et amis, très bien contextualisées, est tout à fait utile. On signalera enfin la présence bienvenue en fin douvrage dune bibliographie et dun index des noms propres. Un seul regret face à cette édition : très onéreuse, elle exigera probablement des étudiants une consultation en bibliothèque.

En le commentant, lédition met en valeur les nuances et les beautés du testament littéraire dEdmond. Pierre-Jean Dufief compare avec justesse le travail de composition établi par Edmond à lœuvre du couturier de Chérie. On songe, devant cette narration artiste et fragmentée, au roman-robe que bâtira Proust : « épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je nose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe » (Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1927, t. 1, p. 212).

Lucie Nizard

La Fabrique des Rougon-Macquart. Édition des dossiers préparatoires. LArgent. Le Docteur Pascal. Publiés par Colette Becker. Volumes VIII, 1-2. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Deux vol. de 933 p. et 596 p.

Depuis 2003, Colette Becker déroule son monumental programme, à la manière de Zola : publier les quelque 10.000 feuillets représentant la somme des dossiers préparatoires des Rougon-Macquart, non seulement ceux des vingt romans mais 210aussi ceux des manuscrits dits « originels » de 1868-1869, qui campent les éléments du cycle. Jusquà lannée 2013, correspondant aux tomes 6 (1,2), cette entreprise sérielle a été conduite avec la collaboration précieuse de Véronique Lavielle. Aussi, la parution dun volume de la « Fabrique des Rougon-Macquart » est toujours un événement. Même si laccès aux dossiers préparatoires de Zola sur « Gallica », depuis une dizaine dannées, est une offre des plus utiles, celle-ci ne retire rien à la singularité comme à lintérêt des ouvrages composant le trésor darchives imprimées qui offre une épopée génétique du travail littéraire du romancier. Pour le bonheur des lecteurs de Zola, amateurs comme spécialistes de manuscrits, les volumes massifs, édités et préfacés par Colette Becker offrent, dans un va et vient de lœil entre la transcription diplomatique et larchive, le spectacle de la création en marche. Format allongé, qualité des reproductions, papier glacé : lédition associe lutile à lagréable et assure un saut qualitatif par rapport aux anciens microfilms. Car si le manuscrit est à lire, il est aussi à envisager comme un tableau : formes graphiques, détails graphologiques, signatures de lécrivain, sémiotique des tracés, verso des feuillets servant parfois de brouillons en phase rédactionnelle… Ainsi emporté au gré des feuillets qui se tournent, le lecteur vagabonde entre les pages noircies dune écriture aussi fluide que volontaire.

Les deux tomes du volume VIII présentent respectivement les dossiers de travail de LArgent (1891) et du Docteur Pascal (1893) quintroduit une préface de Colette Becker. Ici, précisément, la spécialiste évoque la « carcasse » de lÉbauche, la poétique de la description, lart tout théâtral de la « scène », en somme les problèmes poétiques complexes du roman zolien que les deux dossiers préparatoires verbalisent et résolvent à leur manière. Comment Zola va-t-il sen sortir, quand il semble définitivement enlisé dans des contradictions et des blocages de tous ordres ? Lécrivain tâtonne, cherche et résout. Lire les dossiers comme des espaces de « résolution de problèmes » est une perspective de lecture que permettent justement les éditions imprimées de Colette Becker. Par exemple, cette « fin de série » partage une problématique spécifique : « Je nai plus que quatre volumes à écrire pour terminer Les Rougon-Macquart, et la place me manquant, je vais être obligé de tasser un peu les uns sur les autres les mondes quil me reste à étudier », confie Zola au journaliste Jacques Van Santen Kolff, le 22 juin 1889. Avec LArgent, dix-huitième roman du cycle, on pourrait alors, au fil de lÉbauche, relever les expressions relatives à la « centralité » qui concentre : le cadre « rayonnant » de lExposition, les « centres » et les croisements géographiques du Proche-Orient et, dans la construction du système des personnages, les figures dits « centrales », telles que Caroline, Saccard, Busch, qui forment des « toiles daraignée », écrit Zola, pour « nouer » les intrigues du roman. Au risque de rendre trop visibles les coutures du texte, la charpente solide écarte les risques déparpillement, liés à la pluralité des thèmes, au foisonnement des figures, aux horizons géographique, au rendu des flux abstraits de largent : « Pour ne pas trop compliquer, il faudrait donner une importance capitale à madame Caroline, en faire le centre véritable, la faire dominer et soccuper de tous les épisodes, être le lien ». Grâce à Colette Becker, on peut ainsi suivre le film dun artiste en pleine ébullition créatrice, entre son cahier des charges et sa liberté, ses calculs logiques et ses intuitions : « Puis lArgent, cest tellement vaste, que je ne sais par quel bout le prendre ; et les documents de ce livre, je suis embarrassé, plus que jamais je ne lai été […] » confiait Zola à Edmond de Goncourt, le 12 mars 1890. Le second volume (VIII, 2), 211qui correspond au dossier génétique du Docteur Pascal, fabrique la conclusion scientifique du cycle. Le dossier préparatoire fascine par la spécularité du récit qui passe par un montage audacieux où chaque œuvre du cycle trouve son évocation au fil des chapitres, où la vie des personnages des trois branches de lArbre se poursuit et sachève parfois en bravant les lois de lillusion réaliste. La fiction met en abyme, avec un ludisme digne du Nouveau roman, la galerie « Rougon-Macquart », concentrée par les rayons dun miroir concave dans une œuvre unique, assez loin de « lécran transparent » de la doctrine naturaliste. Dans la Souleiade de Plassans, Pascal veille sur larmoire de chêne de son laboratoire, là où sont déposées les archives manuscrites de la famille et le grand Arbre généalogique, ces trésors familiaux que Félicité, sa mère, en gardienne des tabous de la Félure, va détruire dans un grand autodafé. Zola a-t-il ainsi transposé dans la fiction son angoisse à légard de ses propres dossiers préparatoires, auxquels il accordait une grande valeur de témoignage ? Quoi quil en soit, Alexandrine œuvra pour leur sauvegarde en les déposant à la Bibliothèque Nationale en 1904. Un siècle plus tard, Colette Becker coordonnait leur édition diplomatique, labeur au service du partage des archives zoliennes. Souhaitons, très vite, trouver en librairie le dernier volume qui présentera, à lui seul, le dossier de 1244 folios, le plus long de la fresque : La Débâcle. Non seulement la genèse de cette clôture militaire est passionnante mais, en plus, elle achèvera la série des dossiers permettant dopter pour un regard rétrospectif complet. Car lapproche longitudinale révèle bien davantage quune étude unitaire, dossier par dossier. Elle montre combien la facture des dossiers préparatoires a évolué sur létendue de la « fabrique ». Il reste ainsi, avec lédition de Colette Becker en main, a dessiné les contours dun imaginaire diachronique du laboratoire décriture, dans le jeu des scénarios revisités, de variations des motifs, de lieux et de personnages. Au seuil des ouvrages, souvrent des pistes fécondes qui dessinent les pièces du puzzle génétique : De « lélan de lécriture » à la « note documentaire », du « Cela sétablira en écrivant » à la « description », ces articles font écho au travail de critique que Colette Becker a construit parallèlement à ses passions déditrice. Ces éclairages situent le dossier préparatoire aux antipodes dune ingénierie scripturale. Le dossier est lespace natif dune œuvre dart où la recherche côtoie à chaque instant le quête de la beauté par la forme, au fil de ses certitudes et de ses doutes, ses clartés et ses ombres qui conservent encore bien des énigmes. Ainsi, Colette Becker participe aux redécouvertes de lœuvre et de limage dÉmile Zola.

Olivier Lumbroso

Louise Durieux, LHéritage théologique de Joseph de Maistre. Dans les œuvres fictionnelles de Jules Barbey dAurevilly, Léon Bloy et Georges Bernanos. Paris, Classiques Garnier, « Confluences », 2022. Un vol. de 830 p.

Louvrage se propose de traiter de lhéritage dit « théologique » de Joseph de Maistre, principalement dans la fiction et plus particulièrement chez Barbey dAurevilly, Léon Bloy et Bernanos. Il sagit pour lautrice, Louise Durieux, danalyser les sources de la pensée maistrienne et de mesurer son influence et la façon dont cette influence se propage. Le livre prend pour appui létude de la réversibilité. La première partie sattache à la stabiliser en partant de la question du péché originel. Une des difficultés de lexercice est que cette théorie ne transite pas toujours par des 212sources identifiées mais appartient à un ésotérisme diffus quil est parfois difficile de démêler. Louise Durieux interroge donc les courants illuministes pour tâcher de revenir aux sources de la pensée maistrienne. La reconstitution de larrière-plan « théologique » ne fait pas léconomie de lhéritage apologétique et mystique. Son principal mérite est de ne pas oublier que ces notions appartiennent à une culture dévotionnelle réactivée au lendemain de la Révolution. Cest là un des grands intérêts de louvrage : permettre de relire une littérature pieuse largement négligée, mais qui na pas entièrement quitté les habitudes de lecture des contemporains.

Lautrice réexamine ainsi lhypothèse dune « mentalité du sacrifice » qui marquerait le xixe siècle. Elle aborde sur ce point les penseurs de la contre-révolution (Antoine Blanc de Saint-Bonnet, Juan Donoso Cortés, Ernest Hello…), lhéritage mystique (Origène, Anne Catherine Emmerich, Thérèse dAvila, Angèle de Foligno…) et les traditions dévotionnelles (Sacré-Cœur et Précieux sang, dévotion à la Vierge de la Salette…). Louise Durieux consacre de solides chapitres aux notions de communio sanctorum, de substitution, de réparation et apporte des éclairages nouveaux sur linterprétation quen fait Joseph de Maistre, notamment dans le chapitre quelle consacre à linfluence de Soame Jenyns (p. 79-90). Sur la difficile question de lapologétique, on serait tenté de conseiller la lecture des travaux de lhistorien François Laplanche dont la contribution à lhistoire de lapologétique, et notamment de lapologétique de Bergier, pourrait représenter une bonne mise en perspective.

Le chapitre « Charles Péguy et le renouveau de la pensée bernanosienne (p. 381-395) » constitue quant à lui le cœur de louvrage puisquil montre comment Bernanos, dans le contexte de lOccupation et grâce à lhéritage de Péguy, met à distance la mystique de lexpiation comprise comme une captation politique du discours mystique. Cest là un des points forts de létude et qui justifie le choix du corpus (Barbey dAurevilly, Léon Bloy, Georges Bernanos). On peut y lire une thèse, celle de la remise en question du discours sacrificiel qui sépuiserait au xxe siècle après un ultime sursaut politique. Les pages sur Bernanos lecteur de LOtage de Claudel sont à ce titre particulièrement intéressantes (p. 386 et suiv.). On apprécie également celles sur lAction française, tant le mouvement a contribué à une relecture politique de Joseph de Maistre, largement décontextualisée, et qui servira de socle à un catholicisme politique dont on connaît les graves conséquences.

On retiendra également les pages sur les polémiques que suscite la publication par LUnivers de louvrage de Donoso Cortès Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme (p. 147 et suiv.), qui montrent à quel point la pensée de Joseph de Maistre et de ses continuateurs est diversement accueillie au sein du monde catholique. Car comme lécrit lautrice « Si lÉglise ne sest jamais totalement reconnue dans la pensée maistrienne, force est de constater quà cette époque elle en est proche et cest pourquoi laffrontement entre les catholiques autoritaires – qui revendiquent lhéritage maistrien – et les catholiques libéraux est souvent interprété comme une lutte entre lultramontanisme et le gallicanisme (p. 147) ». Si labbé Gaduel qui condamne louvrage de Donoso Cortès nest pas précisément un progressiste, lépisode met en lumière les difficultés que pose le réception des idées maistriennes au sein du monde catholique.

La dernière partie, plus spécifiquement littéraire, explore les potentialités narratives de la théorie de la réversibilité. Si le premier chapitre sinterroge sur une traditionnelle « présence de Satan » et conclut avec Gérard Peylet à son « intériorisation » (p. 425-427), elle montre également comment la réversibilité 213a permis de mettre en place des schémas narratif complexes. On lit avec plaisir les chapitres sur Une histoire sans nom ou LEnsorcelée, tant il est vrai que Barbey dAurevilly est peut-être celui qui a le plus tiré parti de la plasticité de la notion. Les romans de la réversibilité sont souvent marqués par un suspens de linterprétation, le concept de « réversibilité » perturbant la frontière entre les justes et les coupables, ce dont hérite la poétique de Bernanos (p. 761 et suiv.). Cest donc naturellement que lautrice pose au sortir de son étude la question du salut qui vient clore linterrogation sur la représentation du mal. À lorigine dune anthropologie pessimiste, le discours maistrien sécrit pourtant en contrepoint du discours positiviste sur lhérédité. Avec la question du jansénisme émerge en définitive celle de la grâce, la prédestination entretenant un dialogue intéressant avec le déterminisme, ce que lautrice ne manque pas de remarquer.

On peut le constater au sortir de cette stimulante lecture, un des problèmes de « lhéritage théologique » réside dans le fait que les sources de cet héritage ne sont pas toutes de nature « théologique ». Bien loin de là, le discours sur la réversibilité se constitue en marge de la théologie et bien souvent, comme le montre louvrage, à partir de sources laïques ou massivement non-ecclésiastiques. La captation politique de la notion est sans doute liée à la façon originale dont elle transite. Sur ce point, lanalyse littéraire savère une contribution dont on sous-estime limportance dans lhistoire des idées politiques. Si lautrice sefforce de distinguer des « influences », la question des « sources » sur laquelle elle fonde son travail permet en définitive de mesurer à quel point la théorie de la réversibilité fut mobile et lhéritage de Joseph de Maistre diversement convoqué, voire politiquement instrumentalisé, car comme lécrit Louise Durieux en conclusion : son « orthodoxie saccompagne dune inévitable déviation » (p. 774).

Alexandra Delattre

Évanghélia SteadSisyphe heureux. Les revues artistiques et littéraires. Approches et figures. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2020. Un vol. de 309 p.

Sisyphe heureux rassemble et réactualise une dizaine détudes dÉvanghélia Stead, publiées de manière disséminée entre 1998 et 2020, et portant sur différents périodiques français et européens de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle (dont La Vogue, La Plume, Le Chasseur de chevelures, NIB, La Revue blanche, Le Rire, La Foire aux chimères, LIllustration, Le Mercure de France, The Yellow Book, Schéhérazade, Le Voyage en Grèce, La NRF), en en envisageant différents aspects, et en particulier en mettant en avant leur fonctionnement en réseaux, létude des images, les rapports centres/périphéries et les questions liées à la matérialité des périodiques. Ce faisant, Sisyphe heureux se donne deux objectifs : dune part, proposer, dans la première partie intitulée « Approches », des questionnements méthodologiques liés à létude des périodiques, et dautre part, dans une seconde partie intitulée « Formes et figures », déployer des études de cas qui permettent à lautrice denvisager les revues comme « des réseaux non seulement de personnes, de textes et didées, mais aussi de formes, de figures, et dun certain imaginaire » (p. 8), qui contribuent à retracer certaines lignes de lhistoire culturelle dun vaste territoire (lEurope) et dune époque (1860-1930) particulièrement riche pour lhistoire des revues.

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La première partie souvre sur un entretien dÉvanghélia Stead avec le jeune chercheur hongrois Gábor Dobó. Intitulé « Les recherches sur les périodiques », il tient lieu de préambule méthodologique à louvrage, et présente deux spécificités du travail de lautrice sur les périodiques, à lœuvre tant dans son implication dans le séminaire du TIGRE (« Texte et image, Groupe de recherche à lécole »), quelle anime depuis 2004 à lENS Ulm avec Hélène Védrine, que dans sa codirection avec celle-ci de deux ouvrages collectifs : LEurope des revues (1880-1920) : Estampes, photographies, illustrations (Paris, PUPS, 2008) et LEurope des revues II (1860-1930) : Réseaux et circulations des modèles (Paris, PUPS, 2018). Si les bornes chronologiques choisies semblent simposer delles-mêmes, dans la mesure où elles correspondent à lâge dor des périodiques, en Europe comme ailleurs (aux États-Unis par exemple), le choix du terrain savère original et bienvenu : travailler sur les revues européennes permet de « penser lEurope » (p. 16), loin des approches monographiques et nationales, tout en offrant un complément indispensable aux études sur les périodiques qui se sont largement développées, aux États-Unis notamment, à partir du début des années 2000, en restant cependant largement centrées sur des études de cas états-uniens et britanniques. La fondation, en 2008, de ESPRit (European Society for Periodical Research), et, en 2016, de JEPS (Journal of European Periodical Studies), la revue qui lui est associée, et dont lautrice a dirigé un numéro (vol. 1, no 2, 2016, « Reconsidering “Little” versus “Big” Periodicals »), témoignent dune volonté collective dencourager les études périodiques européennes, dans une perspective douverture à tous les univers géographiques et culturels. Lentretien explore une autre spécificité du travail dÉvanghélia Stead : son intérêt pour létude des images, et plus particulièrement pour le dialogue pluridisciplinaire entre texte et image, qui a pour originalité de délaisser leurs relations binaires pour envisager lensemble de la revue dans sa dimension visuelle, au plus près de la valorisation actuelle de la matérialité des périodiques. Enfin, la démarche comparatiste de lautrice, professeure de littérature comparée, nest sans doute pas étrangère à son choix de se positionner contre lérection des études sur les périodiques (« periodical studies ») en une discipline supplémentaire, séparée – à linstar de ce qui peut se produire, de manière généralement implicite, dans le monde anglo-américain –, pour, au contraire, croiser, par leur étude, les disciplines, et même « tester comment les périodiques mettent à lépreuve nos critères disciplinaires » (p. 21).

Les quatre chapitres méthodologiques qui suivent cet entretien sont informés par une vision des revues comme « plateformes intellectuelles et esthétiques de grande plasticité et flexibilité » (p. 66). Le premier chapitre élargit la notion de réseaux aux formes et figures de la revue (au lieu de la cantonner aux domaines des personnes, des textes et des idées). Le deuxième chapitre réévalue lopposition binaire qui a pu être faite entre « petites » revues, qualitatives et audacieuses, et « grandes » revues, massivement distribuées et sans relief idéologique ou esthétique. Le troisième chapitre, écrit avec Hélène Védrine, sintéresse au rôle critique de limage dans les revues fin-de-siècle, donc en dehors de la presse illustrée et de la revue dart et de spectacle où elle est habituellement confinée. Le quatrième chapitre quant à lui explore les continuums entre revue et livre. Puis, en complément de cette première partie, la seconde partie de louvrage propose des études de cas qui rejouent et précisent certaines pistes méthodologiques explorées dans la première partie de louvrage, tout en montrant que les revues ne sont pas un simple reflet de la vie culturelle de leur époque, mais quelles sont les lieux mêmes où se fabriquent 215ces cultures. Une série de portraits donnés par André Rouveyre au Mercure de France interroge « liconolâtrie » (p. 131) du 19e siècle français (chapitre 5) ; le chapitre 6 examine les inscriptions en revues de la chanson fin-de-siècle ; le chapitre 7 souligne la complexité des relations entre cultures « savantes » et cultures « populaires », en analysant lorigine et la fortune de la mascotte du Nain jaune dans la revue esthète The Yellow Book ; le chapitre 8 analyse les préoccupations de la revue Schéhérazade à laune de lengouement contemporain pour Les Mille et Une Nuits ; enfin, le neuvième et dernier chapitre sintéresse aux collusions de tonalités, entre sérénité et inquiétude, de la revue Le Voyage en Grèce, prise entre limaginaire de la Grèce antique et lapproche de la Deuxième Guerre mondiale.

Si Sisyphe heureux compile, de fait, des écrits qui nétaient pas destinés, au départ, à être réunis, louvrage nen dégage pas moins une grande cohérence, sans nul doute liée aux ancrages méthodologiques solides de son autrice, et à sa capacité à produire de nombreuses études sur des périodiques variés, en en explorant des dimensions différentes et complémentaires, au sein dun espace chronologique large (1860-1930), dont elle a développé une connaissance très fine. La logique et la clarté de lensemble se trouvent renforcées par plusieurs introductions et conclusions appréciables. Louvrage peut être ainsi lu avec beaucoup dutilité aussi bien par les spécialistes de tel ou tel sujet, que par les néophytes qui découvriraient les études de périodiques. Sisyphe heureux trouve donc sa place aux côtés des grandes analyses qui ont marqué le développement des études de périodiques ces dernières années, depuis « The Rise of Periodical Studies » en 2006 (Sean Latham et Robert Scholes, PMLA, vol. CXXI, no 2, p. 517-531), jusquà Periodical Studies Today en 2022 (Jutta Ernst, Dagmar von Hoff, Dagmar et Oliver Scheiding, Leiden/Boston, Brill, « Studies in Periodical Cultures »), en en renforçant les dimensions visuelle, transnationale et européenne (mais aussi en mettant sur la scène des périodiques français). Sisyphe heureux souligne les difficultés du travail sur les périodiques – difficultés souvent liées à des données lacunaires – et laisse entrevoir la somme de travail qui reste à produire – à la hauteur de ce que létude des périodiques peut apporter à lhistoire culturelle. Mais, plus encore, louvrage souligne le caractère joyeusement collaboratif du travail sur les périodiques et parle du bonheur quil y a à exhumer du passé les mille et une expressions parfois jusqualors perdues, ou voilées, de la vie culturelle dépoques révolues.

Céline Mansanti

Daniel Grojnowski, La tradition fumiste. De la marge au centre. Ceyzérieu, Champ Vallon, « Dix-neuvième », 2023. Un vol. de 256 p.

Daniel Grojnowski, grand spécialiste des rires fin-de-siècle auxquels il a consacré plusieurs ouvrages (Aux commencements du rire moderne, 1997 ; La Muse parodique, 2009 ; Comiques, dAlphonse Allais à Charlot, 2004 ; Fumisteries, en collaboration avec Bernard Sarrazin, 2011), revient, avec cette étude, sur le Fumisme et sur des groupes, des individualités et des productions dordinaire relégués dans les marges de lArt, en un panorama constitué de onze chapitres. Du Second Empire à la Première Guerre mondiale, cet esprit frondeur, toutes souterraines ou subalternes que furent ses activités, fut à lorigine dun renouveau radical dont, estime lauteur, nous sommes aujourdhui les dépositaires.

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La première partie sintéresse aux commencements de lesprit fumiste et à deux acteurs dont l« aura » – quattestent portraits, hommages, mentions, et autres souvenirs – lemporte de loin sur les productions : Nina de Villard et le groupe des Zutiques. Le salon de la première, dont la biographie est brossée ici, réunit pendant plus de vingt ans, des artistes divers, y compris un medium et un anarchiste, mais qui tous saffirment inclassables et rejettent les chefs de file et leurs doctrines. Sy donnent cours une gaieté et un rire parfaitement hostiles à lesprit de sérieux. Du groupe éphémère des Zutiques on sait peu de choses, dautant que, dans celui-ci, le collectif lemporte sur lindividuel : Daniel Grojnowski met au jour les arcanes de lanti-académique Album zutique et dévoile les coulisses de cet ouvrage clandestin « miraculeusement exhumé » (p. 52), constitué de courts textes parodiques, souvent grivois voire scatologiques et qui vise la culture officielle et sa morale. Où lon découvre que ce recueil nest pas le simple amusement de potaches auquel on le cantonne dordinaire, mais propose, outre des « insolences raffinées » (p. 74), quelques écrits majeurs : au-delà de la parodie, il constitue la remise en question dune certaine conception de la poésie, de la culture en général, voire de la politique.

La deuxième partie sintéresse à un mouvement fondé une dizaine dannées plus tard par Émile Goudeau : les Hydropathes qui, grâce aux lois républicaines, peuvent contrairement aux Zutiques, se réunir et publier leurs textes. De la trentaine de participants ne subsistent aujourdhui dans les mémoires que le dessinateur Sapeck et les écrivains Alphonse Allais et Charles Cros qui revendiquèrent tous trois, pour samuser, lappellation « fumistes ». Daniel Grojnowski reconstitue la biographie de Sapeck, « celui qui sape » (p. 77), avant den présenter les productions, quil sagisse de dessins publiés ou de mystifications farcesques – tournant parfois à lesclandre – destinées faire enrager le bourgeois. Alphonse Allais est reconnu dès ses début par ses pairs comme le chef de file des Fumistes et exerce sa dérision et son art de la blague principalement dans la presse où il publie monologues, contes et combles. Comme Sapeck et les « auteurs gais », il ne déroge pas au parti du rire – « contre ce qui est pour et pour ce qui est contre » (p. 108). Il sagit pour eux de constituer, tout comme les tenants de lart pour lart, un espace de liberté et daffranchissement des règles de largent et du conformisme. Charles Cros enfin, poète, conteur puis auteur de monologues, fait, lui, voisiner fantaisie et angoisse, donnant au comique fumiste une touche inquiète.

Dans la troisième partie intitulée « Lettres et arts », Daniel Grojnowski envisage le Fumisme tel quil se déploie dans les dernières décennies du xixe siècle. Il sagit dune part des « années Chat noir » dont est étudié ici, non pas la représentation légendaire (Montmartre, la bohème, le Moulin de la Galette, etc.), mais lapport esthétique. Le cabaret et lhebdomadaire du « Chat noir » comptent une douzaine dannées et 800 numéros environ – même si a succédé à une première phase inventive une autre, plus appréciée, mais bien moins novatrice. Ce succès donne visibilité et audience aux autres groupes épars et à leurs publications éphémères et tirées à peu dexemplaires. Daniel Grojnowski passe en revue lieux, cabarets, magazines où se concentre lesprit « fumiste », ainsi que quelques auteurs Chat noir ; il montre ainsi comment ce dernier a été un « puissant marqueur-divulgateur » (p. 143) qui a manifesté lémergence dune sensibilité différente, dune contre-culture hostile au conformisme et à lacadémisme. Le groupe des Incohérents, dautre part, nécessite une sorte de restitution historique, à partir des témoignages qui nous sont parvenus et des vestiges qui en restent : leur succès est marginal, leur 217entreprise peu prise au sérieux et leurs productions imprimées très rares, car ils privilégient les « Expositions », manifestations annuelles farfelues où sont exhibées des œuvres excentriques voire triviales, toujours sous le signe du rire. Une autre manifestation de lesprit fumiste naît des interactions qui se multiplient entre les disciplines et investissent le discours publicitaire, quil sagisse de sen moquer ou de le servir. André Gill sy illustre particulièrement, alliant caricature et publicité sous le signe de la surprise et de la bonne humeur, tout en déjouant la censure. Seulement la caricature partage avec la chanson et la réclame le statut d« art mineur », de simple divertissement : labsence de conformisme ne pardonne pas. À la fin de cette partie, Daniel Grojnowski revient sur un poème de Charles Cros, issu de lAlbum zutique : « Le hareng saur », autant dire « lart en sort ». Il envisage quelques avatars du poème, montrant du même coup comment « le petit caillou jeté par Charles Cros dans la mare des poètes et des artistes a provoqué une succession dondes toujours plus larges » (p. 170), de Coquelin cadet à Huysmans et Alphonse Allais, quil sagisse de continuer ou de contester son anticonformisme fumiste.

La dernière partie de louvrage, « Nouvelles donnes », propose dabord une étude consacrée à Jarry et à la façon dont il renouvelle le comique fumiste par un travail sur le langage finalement détaché de toute fonction référentielle et de tout usage communicationnel, au risque de par trop malmener le lecteur. Puis Marcel Duchamp est envisagé, lui dont on connaît peu les dessins dhumour – une trentaine – publiés ou exposés. « Du fumisme à lironisme » (p. 215) : ces débuts marqués par lesprit montmartrois ont été ensuite passés sous silence par lartiste, et du même coup par biographes et exégètes dédaigneux de cette production-là. Ensuite Duchamp prend ses distances avec le rire fumiste et soriente vers un « comique sérieux » (p. 220) qui bifurque sur létrange ou encore labsurde. Mais lironisme quil incarne conserve du Fumisme des débuts un goût de la mystification que lartiste va faire évoluer en gommant les frontières entre dupeur et dupé, entre sérieux et non-sérieux : les œuvre plastiques en viennent alors à « figurer pour chacun le mystère dêtre au monde » (p. 225).

Dans sa postface, Daniel Grojnowski sinterroge enfin sur les notions d« époque » et de « changement », quil estime tout aussi imprécises et complexes que celle de « marge » dont il était parti. Et de se demander comment « cerner » une période, « qui et quoi retenir » (p. 230), dautant que, inévitablement, cest au présent que lhistorien considère une époque révolue.

Si ce nouvel ouvrage illustre une nouvelle fois la grande connaissance de Daniel Grojnowski quant aux formes de comique qui sépanouirent à la fin du xixe et au début du xxe siècles, il se distingue par une écriture alerte, le refus dun esprit de sérieux prononcé qui aurait été peu compatible avec lobjet étudié, enfin un plaisir, contagieux, à mettre en lumière des marges culturelles qui ne demandèrent quà venir au centre.

Marie-Ange Fougère

Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes, tome VIII – 1903-1904. Édition de Jean-Marie Seillan. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2022. Un vol. de 990 p.

Ce volume VIII des Œuvres complètes qui paraissent aux Classiques Garnier, sous la direction de Pierre Glaudes et de Jean-Marie Seillan, couvre les années 2181903-1904, avec comme récit principal LOblat, dernier opus de la tétralogie de Durtal dans laquelle lauteur raconte sa conversion. Il est donc tout à fait logique et pertinent déclairer ce texte et les autres de ce tome par des éléments biographiques, comme le fait Jean-Marie Seillan dans son « Introduction générale » quil assortit dune « chronologie » (p. 7-34). Cette période est en effet une transition pour Joris-Karl Huysmans : il revient à Paris après son oblature, peine à sinstaller confortablement, termine les récits qui mettent en scène Durtal et sinterroge sur la suite tout en relisant À Rebours ; il revient aux critiques dart, dans un ouvrage et non dans des articles de presse, voyage beaucoup plutôt que de rester à Paris, sinsurge de nouveau contre lÉglise, découvre Lourdes, règle des affaires, y compris avec les femmes, mais surtout avec lAcadémie Goncourt. Tout cet éclairage sappuie sur la biographie écrite par Robert Baldick, sur les journaux de Huysmans (notamment le Carnet Vert) et sur sa correspondance, qui permet à Jean-Marie Seillan, en confrontant la lecture autobiographique et la lecture des documents personnels, de trouver un équilibre entre la part introspective de lœuvre et limportance du contexte, entre le récit de conversion, le romanesque et le travail littéraire sur les genres. Lon nexplique plus le texte de manière myope, et tant mieux. Lappareil critique de ce volume, comme celui des autres volumes de la collection, latteste. Le recul est pris : Huysmans raconte son époque, raconte sa vie, raconte lart de la fin du xixe siècle et les personnes quil rencontre, tout comme il exprime un point de vue sur le monde qui lentoure.

Lintroduction à LOblat rappelle à quel point le récit est mal aimé, non pas au moment de la lecture, mais a priori, avant même de le lire, à cause de « deux idées reçues » (p. 39) : une première idée que ce récit serait le « plus autobiographique de ses romans » (selon Pierre Cogny) et qui le fait appréhender comme une autobiographie pure (ce que naffirme pas Pierre Cogny). Cette introduction démontre que la lecture totalement autobiographique de ce récit est fausse : on le savait, mais Jean-Marie Seillan démontre, faits à lappui, que ce qui est raconté ne sest pas forcément passé et, surtout, que de nombreux aspects de la vie de Huysmans napparaissent pas dans le récit, ni directement ni même transposés dans la fiction. Cette importante documentation donne à cette introduction un double objectif : remettre les choses à leur place, et commencer, peut-être, une nouvelle biographie de lauteur. La seconde idée reçue, celle qui rebute peut-être le plus le lecteur, est celle quEmmanuel Godo a pourtant déclaré erronée, dun récit correspondant à la « vie unitive », « accessible aux seuls mystiques » (p. 45), et qui éloigne bon nombre de lecteurs. Pourtant, Jean-Marie Seillan insiste sur lintérêt humain et sensible de LOblat : il peut toucher tous les lecteurs, au-delà de toute considération religieuse, car cest « le roman des désillusions » (p. 49). Il présente également un récit intéressant pour les lecteurs de Huysmans car il se situe dans la lignée dÀ Rebours et dEn Rade (p. 59), et de tous lecteurs des textes de la fin du xixe siècle car il sancre dans lactualité. La dimension religieuse nest pas omise, loin de là, mais elle est étudiée comme un thème mais aussi comme une recréation de lespace-temps, grâce à la claustration qui permet de se réfugier dans lérudition et dans lart et qui favorise lintrospection tout autant que lobservation sociologique de la « vie monastique » (p. 114). Ce nest donc pas une autobiographie ni un ouvrage mystique, cependant Jean-Marie Seillan ne dit pas ce que cest : il ne conclut pas directement. Peut-on penser à une autofiction ? À une auto-socio-biographie, pour reprendre le terme dAnnie Ernaux ?

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Respectant lordre chronologique décriture des textes choisis pour cette édition des Œuvres complètes, ce volume place logiquement à la suite de ce récit la « Préface écrite vingt ans après le roman À Rebours » dans laquelle Huysmans se livre à une relecture de son œuvre, à la fois pour lui-même et pour le lecteur, dont lapproche du roman de 1884 se trouve ainsi influencée par une lecture de conversion et autobiographique. Ensuite vient la « Préface aux Poésies catholiques de Paul Verlaine » que Huysmans réédite en 1904, sept ans après la disparition du poète et dont le choix des textes ainsi que la Préface offrent une relecture à la lumière de sa propre œuvre. La même année encore, Huysmans écrit les Rêveries dun croyant grincheux, quil ne fait pas publier, puis les Trois Primitifs. Contrairement aux deux autres recueils de critique dart, celui-ci se concentre sur trois œuvres. Les analyses suivent la méthode en cinq étapes mise au point par Huysmans en 1901, et il commence donc chaque texte par un long exposé érudit de lauteur, de « lorigine de son talent » (p. 518) et du sujet abordé. Cependant, malgré cette méthode très structurée, ces textes ne sont pas totalement de lhistoire artistique ni même totalement de la critique dart : Jean-Marie Seillan souligne limportance de la question du genre de ces textes et le fait que Huysmans se « disperse » (p. 530) au moment où il semble au contraire structurer ces critiques autour des Primitifs et selon une méthode danalyse. En effet, nous pouvons ajouter que, si lon lit le texte de Huysmans devant le retable dIssenheim au musée de Colmar, lon suivra bien le long exposé érudit sur le peintre et sur lœuvre, lon en lira lanalyse, précise, certes, mais incomplète : Huysmans choisit ce quil décrit selon son goût (comme dans les deux précédents recueils de critique dart) et selon sa propre œuvre, ce qui amène le lecteur à sinterroger sur le sens de ces trois textes de critique dart qui sinscrivent, comme toute lannée 1904, dans une démarche de relecture par Huysmans lui-même : quel est donc le sens des Trois Primitifs ? À la suite de léclairage précis et passionnant quapporte ce volume, il faudra continuer à étudier cette année 1904, juste après LOblat, qui termine le « Roman de Durtal » : Huysmans se retourne sur ses textes précédents, en donne une relecture et une interprétation en faisant se superposer les genres (deux préfaces et trois critiques publiées, un récit – Les Rêveries dun croyant grincheux –, non publié et délaissé par lauteur alors même quil est achevé).

Carine Roucan

Pascal Ifri, Albertine assassinée ? Enquête sur une mort suspecte dans À la recherche du temps perdu. Paris, Hermann, « Savoir Lettres », 2023. Un vol. de 351 p.

Il est rare quun ouvrage de critique littéraire se présente comme une authentique enquête policière, ainsi que lannonce ici le titre, tout en exploitant en profondeur les ressources de lérudition universitaire. Cest bien ce que réalise ici Pascal Ifri, à propos de la mort dAlbertine, « cette mort sans cadavre ni enterrement » visibles, dont la réalité nest pourtant jamais remise en question par le narrateur (p. 11). Enfin, jamais ? Le critique observe une multitude de détails, dans la trame du texte, à la lumière de deux concepts clefs solidement théorisés : la position non fiable du narrateur dans un roman, et la notion de textes possibles amorcés dans le texte, et notamment chez Proust ces amorçages subtilement relevés par Nathalie 220Mauriac Dyer ; de fait ici, « Proust sème dans son texte certains indices qui semblent contredire la thèse de laccident et accréditer la possibilité de la survie ou celle du suicide de lhéroïne » (p. 157), à quoi sajoute la perspective de son assassinat. En fait, quatre hypothèses sont possibles, sur la mort dAlbertine : la fausse nouvelle de sa mort, laccident, le suicide, et lassassinat (p. 283). Pour essayer de trancher la question, linterprète sappuie sur ce côté roman policier de la Recherche elle-même (mis en valeur en 1971 par Jean-Yves Tadié dans Proust et le roman) : le jaloux est par essence un détective, et ses investigations rejoignent la démarche générale du narrateur : « lhistoire dune quête qui avance, tant bien que mal, en sappuyant sur une série dindices, qui aboutit à de nombreuses impasses, qui multiplie les surprises et les coups de théâtre et qui se conclut par une révélation finale » (p. 67), même si Pascal Ifri souligne que la mort dAlbertine interrompt la « quête dune vérité métaphysico-philosophique […] par une enquête plus prosaïque, celle sur la vérité dAlbertine » (p. 18).

À partir de là, et une fois remarqué que cette mort par accident de cheval relève du poncif que lesthétique de Proust ne cesse de condamner (p. 7-8), le critique se livre à une fine analyse des mensonges, de labsence de fiabilité du héros et du narrateur : tout le récit de la Recherche est relaté « dun seul point de vue, celui dun narrateur non fiable » (p. 15), ce qui fait de ce cycle romanesque « le roman de la surprise », mais aussi « le roman de lincertitude » (p. 24) ; on peut dresser la nomenclature des mensonges du héros (p. 24-27). Le critique relève parallèlement des références à la cruauté qui depuis le début du cycle romanesque induisent des assassinats, et les références littéraires qui, observées à la loupe, pourraient préparer la perspective dun assassinat dAlbertine : les poèmes de Mallarmé, les romans de Barbey dAurevilly, ceux de Thomas Hardy, ceux encore de Dostoïevski, sans oublier Phèdre (ce sont, dans tout cela, fréquemment des héroïnes qui sont assassinées) ; car ces références orientent progressivement vers les conditions dun assassinat dAlbertine. Notamment, après avoir relevé les mots très forts quemploie le narrateur pour qualifier sa responsabilité dans la mort dAlbertine, Pascal Ifri invite au rapprochement avec Thésée, donnant à penser que « Marcel serait donc responsable de la mort dAlbertine, tout comme Thésée ne tue pas littéralement son fils, mais est responsable de la chaîne dévénements ayant entraîné sa mort » (p. 212).

Alors ? Une fois mis en place les amorçages, lenquêteur passe en revue les potentiels suspects et leurs mobiles, en procédant par élimination, selon ce principe général : « Dès lors que lon envisage la possibilité quAlbertine ait été assassinée et que lon essaie didentifier le ou les coupables de cet éventuel assassinat, il est donc aisé détablir une liste de suspects, certains ayant intérêt à voir la jeune femme disparaître, dautres semblant capables de commettre un tel acte, dautres encore pour lune et lautre raison » (p. 221). Alors commence cette revue digne dHercule Poirot au moment de résoudre et dexpliquer son énigme, en partant des suspects potentiels mais les moins probables, pour resserrer la suspicion jusquà proposer (car ce sera fait) le nom du coupable. Ce nom, nous ne le donnerons pas, afin de laisser au livre lun de ses attraits majeurs, mais voici du moins le début de la liste : la mère du héros, qui ne veut pas voir son fils épouser Albertine ; Françoise, qui hait la jeune femme ; les Verdurin, irrités de voir le héros éloigné de leur petit clan par cet amour importun ; Mme Bontemps elle-même, dont le télégramme annonce la nouvelle de la mort, qui est soupçonnée 221dêtre en fait méchante et malhonnête. Il est temps dinterrompre lénumération, comportant encore plusieurs noms.

Les lecteurs de cet essai partageront ou non la désignation du (ou de la) coupable, qui nous vaut dailleurs une analyse renouvelée du personnage finalement incriminé, analyse dont on recueillera les fruits, que le personnage soit ou non coupable. Une telle enquête est une conséquence de la découverte, chez les héritiers de Proust, de cette dactylographie donnant lieu à une publication, abrégée et remodelée, dAlbertine disparue par Nathalie Mauriac Dyer chez Grasset en 1987, montrant que le romancier était, au moment de mourir, en train de déplacer la mort dAlbertine, supposée en Touraine où se trouve sa tante Mme Bontemps, au bord de la Vivonne, donc auprès de Mlle Vinteuil et de son amie. Si lon tend à exagérer souvent le caractère volontairement inachevé dÀ la recherche du temps perdu, il est certain que les derniers remaniements confirment à quel point lévolution du récit est, sous la plume de Proust, en perpétuelle fermentation, et la conclusion de louvrage rassemble à juste titre aussi bien des déclarations du narrateur que des remarques émanant de divers critiques, affirmant que le lecteur est invité à induire des interprétations que le texte du roman nexplicite pas – mais suggère (p. 315-331). La seule réserve que nous formulerions est quau moment de repérer à la loupe et de trier dans un fin tamis ces potentiels indices, il faut tenir compte du fait que Proust dépose dans ses ajouts ou réécritures des détails correspondant parfois à une nouvelle idée, en attendant de voir sil maintiendra (ou non) cette nouvelle idée, et alors seulement dharmoniser ces détails introduits avec le reste du roman. Cest en quoi les détails que lon veut parlants peuvent ne pas recevoir un statut fixe et intentionnel à long terme. Mais on accordera pleinement à Pascal Ifri qu« une lecture attentive de la Recherche et des avant-textes permet au moins de conclure quil existe des raisons de mettre en doute le caractère accidentel de la mort de la jeune femme et même la réalité de cette mort » (p. 315). Que le lecteur ne boude donc pas son plaisir.

Luc Fraisse

Alfred Jarry, Œuvres complètes. Tome VI. Édition de Diana Beaume, Henri Béhar, Patrick Besnier, Jean-Paul Morel et Julien Schuh. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de littérature du xxe siècle », 2022. Un vol. de 1108 p.

Le sixième et dernier tome des Œuvres complètes dAlfred Jarry résume bien les problématiques qui ont guidé cette vaste entreprise éditoriale dirigée par Henri Béhar. Le volume regroupe quatre textes du « Théâtre Mirlitonesque », ainsi qu« Albert Samain (souvenirs) », « La Dragonne », « La Papesse Jeanne » et « Pantagruel ». Chacune des œuvres est introduite par une notice enrichie dune bibliographie. Un index des noms propres clôt louvrage.

Lobjectif de cette édition est double : il sagit, dune part, « de traiter de lensemble des œuvres de Jarry avec la même considération, en les mettant toutes sur le même plan, quelles relèvent du théâtre mirlitonesque ou des spéculations les plus sophistiquées » (Œuvres complètes, t. 1, 2012, « Introduction générale », p. 19). Les éditeurs ont ainsi adopté un classement chronologique qui met en valeur la richesse de lœuvre. Les textes sont abondamment commentés et annotés, proposant une lecture très documentée de lécrivain, nourrie par les travaux les plus récents 222des chercheurs. Dans ce volume, la culture potache et populaire illustrée par le « Théâtre mirlitonesque » ou « Pantragruel » dialogue avec la quête de labsolu de « La Dragonne » mais aussi avec le travail journalistique dun « Albert Samain ». Cependant, ce dialogue entre différentes cultures nest pas cloisonné, ce que montre bien la remise en cause des genres et des formes traditionnelles. Patrick Besnier souligne la complexité générique du « Théâtre mirlitonesque », le populaire dialoguant avec lérudition et la bibliophilie. « Lobjet aimé », qui sinspire de lœuvre du dessinateur suisse Rodolphe Töpffer, reprend par exemple le genre oublié de la pastorale. Julien Schuh insiste quant à lui sur la « multiplication des inscriptions génériques possibles » de « La Dragonne » : roman naturaliste, spéculation scientifique, récit onirique, autofiction, etc.

Cet éclairage est permis par la mise en valeur du processus décriture. Le deuxième objectif de cette entreprise éditoriale repose en effet sur lattention portée à létablissement du texte et à lhistoire éditoriale des œuvres de Jarry, particulièrement complexes dans ce sixième et dernier volume. Les éditeurs ont recouru systématiquement aux manuscrits de Jarry dont beaucoup sont conservés à la bibliothèque municipale de Laval et au Harry Ransom Center de lUniversité dAustin. Certains dentre eux navaient pas encore été exploités. Chaque texte comporte ainsi une notice explicative sur létablissement du texte et une liste de variantes. La problématique de létablissement du texte constitue un véritable enjeu pour les œuvres de ce volume, notamment pour « La Dragonne » et « Pantagruel ». Les choix éditoriaux sont nouveaux : Julien Schuh propose ainsi de publier le texte de 1943 de « La Dragonne », paru chez Gallimard à partir du manuscrit récemment retrouvé, en le présentant comme une co-écriture entre Alfred Jarry et sa sœur. Le texte est complété par un atelier de « La Dragonne » comprenant les brouillons découverts par Maurice Saillet dans les archives du Mercure de France et conservés à luniversité dAustin. Diana Beaume propose également deux versions de « Pantagruel », le manuscrit de Jarry conservé à la bibliothèque dAustin et le livret publié en 1911 par Claude Terrasse, précisant quaucune des deux versions ne peut prétendre au statut de texte définitif. Ces choix permettent ainsi de montrer toute la complexité de lœuvre, allant jusquà remettre parfois en question les notions de livre ou dauteur. Jean-Paul Morel montre ainsi le doute qui plane sur lattribution à Jarry de « La Papesse Jeanne », œuvre posthume, traduction en collaboration avec Jean Saltas dun texte grec dEmmanuel Rhoïdès, paru en 1908 chez Fasquelle. Cette attention portée à lhistoire éditoriale, au processus décriture et au travail de lécrivain paraît, il est vrai, essentielle pour un écrivain qui refusait le livre standardisé.

Le sixième tome des Œuvres complètes achève ainsi un projet qui sétend sur une dizaine dannées, véritable somme de la recherche sur Alfred Jarry.

Alexia Kalantzis

Abbé Mugnier, Correspondance (1891-1944). Des salons et des lettres. Édition établie, annotée et commentée par Olivier Muth. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2023. Un vol. de 580 p.

On le surnommait « le confesseur des duchesses ». Il exerça en effet des fonctions de vicaire à Saint-Thomas dAquin (1881-1893), à Notre-Dame-des-Champs (1893-1896) et à Sainte-Clotilde (1896-1909), paroisses situées dans le périmètre originel dun « faubourg Saint-Germain » élargi dès avant cette époque 223au faubourg Saint-Honoré et à la plaine Monceau. Sa liberté desprit (une proximité compromettante avec lex-père Hyacinthe Loyson, fondateur dune église néo-gallicane indépendante) lui valut de devenir en 1910 aumônier de la maison-mère des sœurs de Saint-Joseph-de-Cluny, forme de disgrâce dont ne le consola sans doute guère son titre de chanoine, reçu en 1924 grâce au nouvel archevêque de Paris. On laurait sanctionné plus sévèrement sil avait rendu publique son indignation face à la politique dintolérance menée par Sa Sainteté Pie X. Né en 1853, labbé Mugnier eut une vie assez longue pour sattrister de la disparition de George Sand et de loccupation par les Allemands, en 1940, du château de Combourg. Ce volume de correspondances croisées se divise en six sections. 1) Lina Sand, belle-fille de George Sand, ainsi quAurore et Gabrielle Sand, ses petites-filles. 2) Élisabeth de Caraman-Chimay, épouse du comte Henry Greffulhe. 3) Léontine Arman de Caillavet (maîtresse dAnatole France), Jeanne Pouquet (épouse de son fils, le dramaturge Gaston de Caillavet) et Simone (sa petite-fille, qui épousera André Maurois). 4) Anna de Noailles (surtout les lettres de la comtesse à labbé, et de celui-ci à Maurice Barrès). 5) Les « poètes », au sens large du terme : Montesquiou, Cocteau, Proust, Valéry et Louise de Vilmorin. 6) « Chateaubriand et la Vallée-aux-Loups », ensemble de lettres de labbé au docteur Henri Le Savoureux, qui transforma en maison de repos la demeure où Chateaubriand avait composé Les Martyrs et commencé ses Mémoires doutre-tombe.Après avoir contribué à la création en 1930 de la Société Chateaubriand et rêvé que celui-ci lui ouvrît en personne les portes du ciel, labbé passa à la Vallée-aux-Loups, presque aveugle, une grande partie de sa vieillesse.

Ses lettres recueillent, comme il arrive souvent, lécume plutôt que la substance de la vie littéraire de lépoque. On ny trouve pas lécho de son influence décisive dans la conversion au catholicisme de J.-K. Huysmans. À lire les compliments quil adresse au comte de Montesquiou (modèle du baron de Charlus) ou à la comtesse Greffulhe (modèle de la duchesse de Guermantes), on se demande si la charité le porte à une indulgence infinie, ou sil faut reprocher à Proust davoir aiguisé sa cruauté afin de mieux servir son roman. Quil ait voué un culte à George Sand, dont la spiritualité et lesprit de charité saffranchirent du dogme catholique, na rien de surprenant. Sa conférence donnée en 1891, « Comment George Sand a perdu la foi », lui attira la sympathie de Lina Sand, qui linvita à séjourner à Nohant. Mais il nourrit aussi une estime réciproque avec Anatole France à condition quils évitassent les sujets religieux, avec Paul Valéry quil définit comme un « païen », ou avec Paul Léautaud, dont la méchanceté caustique devait pourtant le dérouter. Sans doute sa politesse mondaine gomme-t-elle plus dune aspérité. « La mondanité est, en moi, incorrigible », écrit-il en 1901. Elle se mesure à la lumière de son Journal (Mercure de France, « Le temps retrouvé », 1985). Ainsi écrit-il à la comtesse de Noailles sa hâte de la revoir, quand le Journal laisse entendre que son babil était à faire fuir. Sil pardonne à Cocteau sa « rage décrire », il avoue ailleursne pas comprendre grand-chose à ses ouvrages. Félicitant Barrès pour Un jardin sur lOronte (1922), il le met en garde contre ces « néo-catholiques » qui « se tiennent aux portes du Temple pour mieux les fermer », avant de savouer quelques mois plus tard : « Ah ! Barrès est bien, bien dédaigneux, bien fermé à beaucoup dadmirations. Jaime un peu plus dhorizon et doxygène » (Journal, p. 415). Labbé Mugnier ne sest jamais fermé à rien. « Il faut que je sois protéiforme, sans désemparer. Rôle qui suppose de la souplesse et qui en donne, mais comment sauvegarder lunité ? Je 224suis labbé Pluriel » (Ibid., p. 171). Doit-on supposer que, du moment où les exercices de souplesse excèdent ses forces, il voit dans le silence la forme ultime de la charité ? Mallarmé, avec qui il a échangé pendant la messe anniversaire de la mort de Verlaine (« un vrai catholique »), nest jamais nommé dans ses lettres. À son sujet, il collectionne dans son Journal des opinions divergentes sans jamais formuler la sienne. Rejoint-il celle de Cocteau, « Du cristal en bloc » (Ibid., p. 324), ou bien celle de Maurras, « Des poètes, comme Mallarmé, ce sont des commis de magasins en joaillerie » (Ibid., p. 417) ?

« Lisez donc, sans scrupules, tous les livres », écrit-il en 1918 à la poétesse Marie Noël, conseil quon nattend guère dun directeur de conscience. Réserve-t-il ces scrupules à sa propre gouverne ? « Jaime la littérature plus peut-être quil ne mest permis », confie-t-il à Barrès, en 1921. Il a pourtant estimé, une vingtaine dannées plus tôt, quil appartenait à son sacerdoce de prêcher lamour des beaux-arts. « Certaines personnes simaginent, bien à tort, que la charité na quune forme », écrivait-il en 1899 à la comtesse Greffulhe. « Cest faire laumône à lhumanité que de lemporter sur les ailes de la musique et de la poésie. Tous les génies sont des bienfaiteurs. » On soupçonne tout de même une pointe dhumour dans son récit des derniers instants dAnna de Noailles, décédée en 1933 : « Les choses quelle me disait étaient si belles !… Que voulez-vous, jai risqué labsolution ! ».

À limpeccable appareil critique dOlivier Muth, qui a fait précéder chaque section dune introduction substantielle, aurait pu être adjointe une bibliographie qui ne se limitât pas à lindication des fonds où sont déposées les lettres de labbé et de ses correspondants, ainsi quune chronologie qui eût permis de repérer dun coup dœil ses changements de domicile et ses multiples rencontres. On ne cherchera pas dans ce volume des exercices de critique littéraire, mais le témoignage dun homme de cœur et desprit, toujours prêt à confesser ses petits péchés et qui eut le bonheur de croiser la plupart des grands écrivains français de deux entre-deux-guerres.

Pierre-Louis Rey

Henri Barbusse et Romain Rolland, LEsprit et le Feu. Correspondance (1917-1935). Édition de Philippe Baudorre. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de littérature du xxe siècle », 2023. Un vol. de 475 p.

Excellent connaisseur dHenri Barbusse et de Romain Rolland, Philippe Baudorre livre ici le fruit dune longue quête, celle des lettres que les deux écrivains ont échangées au cours de la vingtaine dannées où ils ont été en contact. Leur correspondance souvre au moment de la Grande Guerre, Barbusse remerciant alors son confrère de larticle (reproduit p. 373-380), paru dans le Journal de Genève en mars 1917, où il rend compte de sa lecture du Feu, et sachève à lheure de la disparition de lécrivain communiste, à Moscou, en 1935 – lultime annexe du volume donnant à lire lhommage que lui rend alors Rolland (reproduit p. 447-448). Si cette édition ne donne à lire quune centaine de lettres, ce qui est peu compte tenu des activités épistolaires des deux correspondants, sa mise au point a demandé un travail de longue haleine dans la mesure où leurs courriers sont dispersés dans divers fonds, publics ou privés, français ou étrangers, où il a été difficile de les retrouver (doù la mention de quelques « lettres fantômes » qui nont pu être localisées), certains dentre eux nayant en outre été rendus accessibles, traduits 225en allemand (retraduits en français ici), quaprès louverture de fonds darchives de la période soviétique conservés en Russie. Philippe Baudorre ne se contente pas de transcrire, de réunir et dannoter les lettres des deux écrivains. Il complète les échanges quelles révèlent en les mettant en relation avec dautres documents, notamment avec dautres lettres que les deux correspondants ont échangées avec des proches (Victor Cyril, Pierre-Jean Jouve, Ernst-Robert Curtius, Jean-Richard Bloch, Stefan Zweig, etc.) où, dans le cadre du combat pacifiste quils ont fait leur, ils font état daccords et de désaccords, cherchent tantôt à se rapprocher et à se soutenir, tantôt à prendre leurs distances lun vis-à-vis de lautre. À ce titre, les lettres réunies ici pourront paraître de peu dintérêt à lhistorien de la littérature, Rolland et Barbusse ny évoquant jamais leurs œuvres et se contentant, quand ils sentrelisent, de sadresser des compliments aussi plats que convenus. Lenjeu de cette correspondance est ailleurs. Elle présente lintérêt de suivre les relations complexes quont nouées deux grandes figures du combat contre la guerre, disposant lune et lautre dune immense autorité et, de ce fait, placées dans limpossibilité de signorer sans pourtant que sétablisse jamais entre elles ni intimité, ni amitié – ce dont témoigne le petit nombre de lettres où sont évoqués, hormis des faits de santé, des événements dordre personnel. Sils partagent le même combat pacifiste, Barbusse et Rolland ne saccordent pas sur les moyens à mettre en œuvre pour le mener. Tandis que Rolland souhaite rester libre de ses engagements, qui répondent à des exigences éthiques, Barbusse tente, en de multiples occasions, tirant profit de son expérience de directeur dorganes de presse, dassocier autour de lui les forces les plus diverses, notamment, au lendemain de son adhésion au parti communiste (1923), des forces politiques – ce qui suscite la méfiance de Rolland. À ce titre, là est un des enseignements majeurs de leurs échanges, les deux correspondants sy montrent sous les aspects dhommes de réseaux, mais de réseaux quils fédèrent différemment. Lauteur du Feu sengage dans de multiples initiatives collectives, auxquelles il ne cesse de vouloir que son confrère sassocie. Elles se développent au moyen de la fondation dassociations, de comités (Rolland se perdant parfois entre les divers acronymes présents sous la plume de Barbusse) et, bien sûr, de périodiques, Clarté puis Monde, autour desquels il sefforce de réunir le plus grand nombre de signatures. De son côté, Rolland réagit aux sollicitations de Barbusse en posant des conditions ou en émettant des réserves, quil partage avec des amis, ceux-ci sattirant les foudres de son confrère qui, dès 1922, sattaque, en une polémique restée fameuse, aux « rollandistes » sans sen prendre à lauteur dAu-dessus de la mêlée. Le dialogue auquel les deux hommes sont contraints oppose ainsi, au-delà de leurs personnes, deux conceptions de lengagement, lune qui sappuie sur des jeux de valeurs spirituelles, lautre sur une quête pragmatique defficacité immédiate. Celles-ci, après sêtre opposées lors de la fondation de Clarté se rejoignent au moment de lorganisation du Congrès dAmsterdam autour de lidée, que Rolland et Barbusse portent en commun, de la constitution dun front intellectuel uni contre le fascisme. Sur ces faits, déjà bien documentés, un travail de recontextualisation précis, quétayent de nombreux documents donnés dans les annexes du volume, apporte ici des éclaircissements utiles. Sont notamment mises au jour nombre des difficultés quont affrontées les combats politiques et militants des intellectuels français et européens de lentre-deux guerres. Cette correspondance intéresse également, au-delà de ces questions, capitales, par lusage que Barbusse et Rolland font de leurs lettres quils recopient, réexpédient, 226résument à des proches ou à des collaborateurs, rendent parfois publiques, etc. Attentif à ces phénomènes, Philippe Baudorre montre combien, en la matière, lobjet lettre est un objet complexe, ce qui explique ses choix éditoriaux, lesquels consistent à accompagner les lettres quil a réunies danalyses détaillées de leur circulation. Le travail quil a mené sera dautant plus utile quil est peu probable que nous disposions prochainement dune édition complète de la correspondance de Rolland, dont labondance est bien connue, plusieurs volumes – souvent épais – en ayant déjà été donnés, ou de celle de Barbusse, dont seules les lettres écrites pendant la guerre à son épouse ont été publiées – dans une édition qui mérite dêtre révisée –, moins fournie mais dautant plus difficile à réunir que lauteur du Feu na pas conservé de copies de ses courriers.

Denis Pernot

André Gide, Pierre Herbart et Élisabeth Van Rysselberghe, Correspondance, 1929-1951. Édition établie par Christine Latrouitte Armstrong et Pierre Masson. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2023. Un vol. de 318 p.

Parmi les milliers de lettres adressées par Gide à plus de deux mille correspondants, les principales (avec Valéry, Claudel, Martin du Gard…) sont disponibles aux éditions Gallimard. Celles quil échangea avec des personnalités moins célèbres, dun intérêt souvent égal, sont publiées depuis 1982 dans la collection « André Gide. Textes et correspondances » (Presses Universitaires de Lyon), dirigée par Pierre Masson. Ce vingt-cinquième volume de la série est composé pour deux tiers environ de lettres de Pierre Herbart à Élisabeth Van Rysselberghe et pour un tiers de lettres de Gide à Herbart. Très peu de lettres dHerbart à Gide ont été conservées. On le regrette à la lecture de celle du 28 août 1934, où Herbart tente de convaincre un Gide à lévidence sceptique que le communisme ne nuit nullement au sens critique, ou celle du 2 novembre 1936 où il lui confie son trouble et son inquiétude devant les atteintes quil porte au régime soviétique dans Retour de lURSS.

Huit ans après avoir mis au monde Catherine, fille dAndré Gide, Élisabeth Van Rysselberghe épousa en 1931 Pierre Herbart, à la grande satisfaction de Gide qui ne cessera de favoriser, avec de maigres résultats, la carrière de ce jeune homme doué et imprévisible en qui il avait vu une incarnation de son Lafcadio. Admirateur des poètes surréalistes et de Cocteau, Herbart avait peu de goût pour les Nourritures terrestres, objet de culte de la génération précédente. Au reste, les lettres quil reçoit de Gide traitent moins de littérature que de questions pratiques. Celles quil envoie à Élisabeth, durant ses fréquentes et longues absences, brûlent dune passion impérieuse, éruptive, désordonnée. Les photos quil garde delles le rendent « malade ». « Je me suis réveillé cette nuit avec un tel besoin de toi (rien de physique) que javais envie de me tuer ». Et puis soudain : « Jai une idée ! ». Les phrases obéissent au rythme cahoteux de ses pulsions. Faute de disposer des lettres dÉlisabeth, nous devinons, car il reprend volontiers ses phrases, quelle singénie à le rassurer ; sans doute sest-elle résignée (comment faire autrement ?) à sa dépendance à lopium, à lalcool et aux jeunes gens. Attachante par son style foutraque, la correspondance dHerbart nannonce guère le grand écrivain de LAlcyon (1945), ni le mémorialiste drôle et apparemment désinvolte de La Ligne de force (1958).

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Il est rentré en 1923 dun premier séjour en Afrique du Nord « en état de véritable ivresse anticolonialiste » (La Ligne de force), plus virulent contre la politique coloniale de la France que ne le sera Gide, deux ans plus tard, lors du voyage au Congo et au Tchad. Sa fureur ne faiblit pas quand il découvre en 1931 les injustices commises dans lIndochine française, et elle se prolonge en Chine où il vitupère limpérialisme japonais, honteusement appuyé par la France. « En cas de conflit sérieux, on trouvera dune part le Japon et la France, de lautre lAmérique, la Chine, la Russie, lAllemagne et même lAngleterre » (26 janvier 1932). La prévision géopolitique est un exercice périlleux. Ses indignations sassortissent, au fil des lettres, de récriminations personnelles contre lhéroïque Andrée Viollis, reporter au Petit Parisien qui accompagne le ministre des Colonies Paul Reynaud et que lui-même escorte avec du matériel photographique. Il la malmènera encore dans La Ligne de force, mais avec tendresse.

Son adhésion au communisme est totale quand il part en novembre 1935 pour lURSS, en éclaireur de Gide qui ly rejoindra avec quelques compagnons six mois plus tard. Tout lémerveille à Leningrad, puis à Moscou. On y trouve des livres français à foison, du caviar à bon marché et les vitrines regorgent de pâtisseries, raconte-t-il à Élisabeth, à qui il demande tout de même, quand elle sapprête à le rejoindre, dapporter des savonnettes, des lames de rasoir et des caleçons de laine. Alors que ses fonctions à la revue moscovite La Littérature internationale auraient dû lui dessiller les yeux, il répète en 1936 que, aussi imparfait soit-il, le régime soviétique est « une escale dans lédification du socialisme, escale nécessaire qui permettra datteindre le but et qui, par conséquent, y conduit ». Aux réticences que suscite chez lui le Retour de lURSS de Gide, il donnera plus tard une explication plausible : la publication du livre était inopportune à une époque où le régime stalinien était censé apporter son aide aux républicains espagnols. Quand Gide aligne dans Retouches à mon retour de lURSS (juillet 1937) des raisons supplémentaires à son désenchantement, les deux hommes sont enfin à lunisson :Herbart vient de signifier dans En URSS sa rupture avec le militantisme communiste. Ils font ensemble, au début de 1938, un voyage en Afrique Occidentale interrompu à cause de la santé de Gide. Pendant quHerbart participe en août 1944 à la libération de Rennes, Gide est à Alger, doù il reviendra en mai 1945. DAfrique du Nord et dAfrique Occidentale (à nouveau), où il voyage de lhiver de 1946 au printemps de 1947, Herbart envoie à Élisabeth des lettres assagies, tournées vers le pittoresque plutôt que vers la réflexion politique. Quant à Gide, il tente daider son protégé en lassociant à des projets dadaptation cinématographique dIsabelle et des Caves du Vatican où il serait moins trahi que dans La Symphonie pastorale portée à lécran en 1946 par Jean Delannoy. Les Caves du Vatican seront adaptées sur la scène de la Comédie-Française en décembre 1950, avec la collaboration de Jean Meyer, et Herbart ny sera pour rien.

Comme les autres volumes de la collection, celui-ci est précédé dune introduction éclairante, et dutiles résumés assurent entre les lettres une continuité chronologique. Les notes, précises et documentées, ne suffisent cependant pas toujours à satisfaire la curiosité, peut-être abusive, du lecteur. Qui est ce Claude [Mahias] qui accompagne Herbart en Afrique du Nord ? Pourquoi taire que, en même temps quil confie à Élisabeth sa tristesse quelle ne soit pas avec lui au bord de la mer Noire où les autorités soviétiques lont envoyé se reposer, il vit un amour fou avec un jeune homme quil ira retrouver à Kiev (aventure narrée dans 228La Ligne de force) ? On aimerait mieux connaître ce Jean Lods, réalisateur de documentaires, dont Catherine est tombée amoureuse. Le 19 janvier 1945, dAlger, Gide se plaint à Herbart de ce personnage qui lui a volé sa fille et quil va pourtant aider à sinstaller. Le 10 février, il reçoit dHerbart un télégramme : « Isabelle née hier matin. Catherine et elle, excellent état, vont bien. » Isabelle ne figure pas dans lIndex du volume. La Chronologie du Journal de Gide dans lédition de la Pléiade indique sobrement : « Février : le 9, Gide est grand-père ; Catherine met au monde la petite Isabelle ». Née de père inconnu ? Le monde gidien continue denfermer des secrets de famille. Car, comme lindique lIntroduction du volume, celui qui écrivit dans Les Nourritures terrestres « Familles, je vous hais » (ne pas omettre le s) sest bien constitué une famille. On voit celle-ci saccroître, au fil des volumes de la collection, pour lédification et le plaisir du lecteur.

Pierre-Louis Rey

Sylvie Servoise, Démocratie et Roman. Explorations littéraires de la crise de la représentation au xxie siècle. Paris, Hermann, « Savoir Lettres », 2022. Un vol. de 339 p.

Centré sur des romans français, anglais, italiens et américains du xxie siècle, lessai de Sylvie Servoise sappuie sur la relation historique, établie par Marthe Robert, Nelly Wolf ou Ian Watt, entre le développement du genre romanesque et lavènement de lère démocratique. Il examine les notions de « représentation romanesque » et de « démocratie représentative », toutes deux en crise, en pariant sur la portée cognitive mais aussi performative du dialogue entre littérature et philosophie politique.

Sylvie Servoise rappelle les thèses qui nourrissent ou contestent laffinité entre Démocratie et Roman. Certes, Sainte-Beuve souligna la valeur aristocratique, esthétique et désintéressée de lArt face à la littérature « industrielle » et donc, avant Pierre Bourdieu ou Nathalie Heinich, la résistance de lartiste au régime démocratique. Mais le genre romanesque occupe une place singulière dans la sphère de lArt. Issu des convergences entre lessor de lindividu, le développement de léconomie de marché et lapparition dune sphère publique, le roman réaliste fut envisagé par la critique marxiste comme le genre mimétique et critique par excellence de la société capitaliste. Auerbach y lisait lélévation du trivial au sérieux, signe du processus de légalisation démocratique. Thomas Pavel après Charles Taylor saluait le poids axiologique de la narration en première personne, assumée par des sujets ordinaires, présumés responsables et autonomes. Nelly Wolf, dans Le Roman de la démocratie, faisait du roman – considéré sur les plans diégétique, énonciatif et linguistique – lanalogon poétique de lexpérience politique qui repose sur les postulats de légalité, du contrat et du débat, sans nier la tension entre lidéal normatif et ses réalisations. Au xxie siècle, quel effet pragmatique le roman, en tant que genre spécifique, pourrait-il exercer sur la démocratie ?

Ce nest pas la figure de lanalogie, mobilisée par Nelly Wolf, que retient Sylvie Servoise, mais celle de lhomologie, fondée sur la correspondance de place, de forme et de fonction entre des éléments relevant de structures différentes mais partageant la même histoire évolutive. Cette homologie permet de comprendre les valeurs mimétique, épistémique et heuristique du roman, qui réfléchit sur ses propres opérations de représentation. Ainsi le font les fictions dArno Bertina, François 229Bon, Jonathan Dee, Don DeLillo, Leslie Kaplan, Walter Siti, Zadie Smith, Giorgio Vasta. Dans quatre contextes nationaux et culturels différents, elles exposeraient la tension induite par la globalisation, lindistinction et la financiarisation, tout en partageant lattachement au peuple, fût-il « introuvable », à lémancipation et à légalité. Bref : à la démocratie.

Fort de cette hypothèse, lessai se compose de deux parties consacrées successivement à « la crise démocratique dans le roman » et à « la crise démocratique du roman ». La première observe les représentations romanesques de « la dimension institutionnelle de la crise » : démantèlement de lÉtat, marchandisation des êtres, évidement de la souveraineté populaire. Sylvie Servoise combine de façon audacieuse et convaincante létude de la composition et de lénonciation narratives avec les analyses de la crise politique – au premier rang desquelles figurent celles de Claude Lefort et Jacques Rancière. Quand lopposition public/privé, individuel/commun a cessé dêtre éprouvée et pensée, la voie souvre vers la post-démocratie, à moins de se rappeler que la démocratie, politeia, repose sur une forme de société, un genre de vie, des pratiques de subjectivation par lesquelles on se représente comme sujet politique, engagé dans et responsable du lien représentatif. Cest le défi relevé par Leslie Kaplan dans Mathias et la Révolution (2016) et Giorgio Vasta dans Spaesemento (2010 ; Dépaysement, 2011). Le premier roman, polyphonique, tend vers la théâtralité pour amplifier la revendication pré-révolutionnaire et pour que soient tenues les promesses des Lumières. Le second suit le modèle de lenquête pour interroger ce quest devenue la société italienne sous légide berlusconienne : que reste-t-il de la démocratie quand la représentation-incarnation se substitue à la représentation-délégation ? Dautres romans pointent les pathologies démocratiques : le désinvestissement de lintérêt commun, « lindividualisme démocratique de masse » redouté par Tocqueville, le déficit de reconnaissance (Alain Caillé) dans une « société du mépris » – selon lexpression dAxel Honneth. La perte de lidentité locale saccompagne de la perte du sens de lhistoire. Quand Vasta insiste sur la marchandisation des rapports humains, sur le narcissise du consommateur, Jonathan Dee pointe la montée de lagressivité. Dans The Locals (2017 ; Ceux dici), il montre comment, dans les dix ans qui séparèrent le 11 septembre 2001 du mouvement Occupy Wall Street, les town meetings cessèrent daccueillir des débats collectifs au profit de doléances individuelles. Richard Senneth, Gilles Lipovetsky, Marcel Gauchet avaient dénoncé la tyrannie de lintimité contemporaine, qui conjugue lincivilité avec le ressentiment. Ils sont incarnés par les personnages de The Locals ou de Hillbilly Elegy de James David Vance (2016).

Mais les romans ne donnent pas seulement à voir ces nouveaux citoyens : ils leur rendent justice en en rendant compte ; en les représentant, ils leur accordent dignité et respect. Sylvie Servoise sempare de la question hégélienne de la quête de reconnaissance pour y soumettre les romans de Zadie Smith, François Bon, Arno Bertina ou Don DeLillo. En Angleterre, White Teeth, premier roman de Zadie Smith publié en 2000, affiche un certain optimisme à légard de la constitution de lidentité en contexte multiculturel. On Beauty (2005) dénonce en revanche la différence entre « signes institutionnalisés de la reconnaissance et expérience ordinaire des dénis de reconnaissance ». En France, la « littérature du travail » non seulement expose les méfaits de la globalisation néo-libérale, mais elle rend audibles les sans-voix. Ainsi Daewoo (2004) ou Des châteaux qui brûlent (2017) opèrent une forme de reconnaissance, dont il nest pas certain quelle suffise à 230conduire à un empowerment collectif. Quand les Français doutent, lAméricain Don DeLillo et lItalien Walter Siti sonnent lalarme. La subordination du politique à léconomique naboutit-elle pas, en temps de financiarisation, à son effacement pur et simple ? Cosmopolis (2003) et Resistere non serve a niente sont des fictions de spéculateurs funambulant dune crise à lautre (2000, 2001, 2007, 2011) qui combinent description du monde et réflexion axiologique. Siti oppose à la crise de la démocratie sa décomposition, quand le représentant institutionnel est devenu un figurant nexerçant plus de pouvoir que par linformation dont il dispose, elle-même devenue monnaie déchange. « La crise démocratique représentée dans le roman » recouvre ainsi lébranlement des institutions, luniformisation, le déficit de reconnaissance, la détresse de sujets aliénés à la fois à lidéal normatif démancipation et à la vampirisation du cybercapital, et la tentation de lautorité.

Heureusement, le roman, assumant la crise sur le plan formel et générique, se présente comme une planche de salut par sa double capacité à se ré-inventer et à proposer de possibles ré-élaborations démocratiques. Cest ce que développe la seconde partie de lessai. Des discours médiatiques et du storytelling, Camille de Toledo a déduit la storytaylorisation à laquelle les écrivains doivent offrir une alternative sur les plans de la figuration et de limagination – celle que Castoriadis appelle « radicale ». Les bouleversements du régime littéraire de la représentation, la suspicion à légard de la légitimité du porte-parole et/ou du sachant mènent à privilégier montage plutôt que narration, hypothèses spéculatives et polyphonie discursive. Dans Daewoo le simulacre du témoignage oralest un pharmakos : François Bonpréfère à la restitution immédiate la transmission littéraire, secondaire. Les romans qualifiés par Vincent Message en 2013 de « pluralistes » ne proposent pas de modèle démocratique. Ils interrogent ce que la cité attend de la représentation. Si les anglo-saxons Dee et Smith revendiquent léquité par rapport à la diversité multiculturelle, Leslie Kaplan ou Arnaud Bertina en attendent quils fassent advenir lidée dun peuple. Sylvie Servoise analyse finalement la « poétique de lécart » caractéristique des romans contemporains à partir des réflexions de Jacques Rancière sur le politique – comme lieu de domination – et la démocratie. Comment mettre en acte légalité présupposée des membres du demos, sinon par le « processus de subjectivation » qui actualise une capacité énonciative apte à opérer un nouveau partage du sensible ? Sécartent des places assignées les ouvrières de Daewoo, les salariés de Des châteaux qui brûlent ou les femmes noires de White Teeth. Certes, les auteurs rendent lisible, intelligible leur situation, la représentation assumant la fonction épistémique que lui reconnaît Aristote. Mais le statut denquêteur imparfait (chez Giorgio Vasta ou François Bon) ou dautofictionneur non-fiable (chez Siti) ne resacralise jamais lécrivain. En partageant avec ses personnages leur misère et leur grandeur, il trouve la juste place, au sens éthique. Son propre rapport au réel, à la fois inquiet et projectif, en appelle à la responsabilité du lecteur. Le titre Mathias et la Révolution souligne en effet la possibilité dinventer, comme le fit 1789, un nouveau cadre de pensée, de « résister à la dé-démocratisation » et à la présomption dindépassabilité de lhorizon actuellement dessiné par le néo-libéralisme… Lautrice souligne que démocratie et littérature, soumises au même processus dindétermination et reposant sur une homologue « pratique du commun », relèvent toutes deux dune tâche à jamais inachevable… Associant le roman et la démocratie à la conflictualité et à linventivité (dans le sillage de Claude Lefort et Jacques Rancière, dun côté, de Paul Ricœur de lautre), Sylvie 231Servoise parie sur le retournement de la défiance en confiance : les romans quelle étudie lancent des défis relevables par les lecteurs, pourvu que ceux-ci semparent de leur force de perturbation, de distanciation et de proposition.

On ne peut que saluer cet essai, aussi rigoureux et riche que convaincant et stimulant. Conjuguer les études littéraires comparatistes tout en pointant le régime spécifique de telle littérature nationale (par exemple, limportance accordée en France à la question du magistère et de lautorité de lécrivain) avec la philosophie politique réclamait de maîtriser une double méthode. Sylvie Servoise y excelle.

Quelque cent ans après celle que commenta Michel Raimond, la nouvelle crise ici analysée oblige le roman à se ré-inventer sans fin, comme le soulignent Devenirs du roman du Groupe Inculte en France (2007-et 2014) ou New Italian Epic du groupe italien Wu Ming I (2009). Selon Sylvie Servoise, même si la légitimité du lien représentatif est questionnée, lécrivain contemporain trouve une juste place dans lespace public actuel. Travaillé par le dialogue quil entretient avec les sciences sociales et par la concurrence avec le non-fiction novel, le roman affirme la plasticité et la vitalité grâce auxquelles il peut re-présenter, aux sens de rendre présent, exposer et tenir lieu. Il témoigne autant de la puissance paradoxalement liante de la distance mimétique que de la portée transitive, réflexive et pragmatique de la fiction.

Marie-Hélène Boblet

Charles Mazouer, La transcendance dans le théâtre français. Tome II. Période moderne (xixe-xxie siècle). Paris, Honoré Champion, « Convergences », 2023. Un vol. de 353 p.

Cet ouvrage, qui interroge la place de la transcendance dans le théâtre français du xixe siècle à nos jours en suivant un plan chronologique, fait suite à un premier volume qui formulait le même questionnement du Moyen Âge aux Lumières. Son auteur relie toujours pertinemment lévolution du rapport à la transcendance aux transformations sociétales.

Celui-ci constate dabord que les genres qui donnent place à la transcendance, tragédie et mélodrame, ne meurent pas avec lapparition du romantisme, dautant quaux lendemains de la Révolution on assiste à un retour du religieux. La tragédie néo-classique recourt fréquemment aux sujets bibliques et chrétiens. Sont recensées une cinquantaine de tragédies, dont la plupart des auteurs sont tombés dans loubli, dans lesquelles intervient la transcendance, que la fatalité soit traitée à la manière antique ou chrétienne, orientale ou biblique. Très moralisateur à ses débuts, le mélodrame, qui sépanouit jusquau début du xxe siècle, fait appel à la Providence chrétienne qui décide du destin des peuples comme des individus et provoque le dénouement, punissant les méchants, sauvant les justes. Manichéen, il « esquive un authentique sens du sacré qui est le noyau de la transcendance » car lintervention de la Providence nest en fait que le fruit du hasard. Cette transcendance est loin de la vraie foi « pour laquelle la volonté de Dieu, respectueuse de la liberté des hommes et de leur histoire, reste un mystère toujours difficilement déchiffrable ».

Avec le romantisme les écrivains se soucient à nouveau de métaphysique. Par rapport à la transcendance la position dAlexandre Dumas est ambiguë ; sil conserve lidée de fatalité héritée du monde antique, quelques-unes de ses pièces où les héros sont habités par la foi ou invoquent Dieu offrent une vision providentielle 232du drame. Nerval dans ses deux pièces religieuses accorde à la transcendance un rôle providentiel. La position de Hugo fluctue qui considère que la liberté humaine oscille entre fatalité tragique et Providence chrétienne. « Plus que la foi, nous sont montrées, dans ce théâtre, des contrefaçons de la foi. » Vigny ne cesse de sinterroger sur la transcendance, lui qui médite sur le caractère inflexible dune Destinée injuste imposée aux hommes par un dieu méchant. Le théâtre de Musset dans lequel un hasard impitoyable commande la marche des évènements « est marqué par labsence du Dieu des chrétiens ».

Cest ensuite de lévolution de la scène, du théâtre bourgeois au symbolisme, dont il est question. Chez George Sand, Émile Augier, Alexandre Dumas fils et Victorien Sardou qui dénoncent les maux du Second Empire, il nest jamais question de transcendance, même lorsque la religion est au cœur des problèmes de leurs personnages. Résolument scientistes, le théâtre réaliste et le théâtre naturaliste, tout particulièrement celui de Zola pour qui lhomme est déterminé par son hérédité et son milieu, évacuent la transcendance. Cest ce déterminisme que refusent les symbolistes, épris de mystère, fascinés par le surnaturel. Ce nest pas pour autant quils font une véritable place à la transcendance. Linfini auquel aspire Axël, le héros de Villiers de LIsle-Adam, débouche sur le vide. Si Édouard Dujardin exprime sa soif de spiritualité dans LaLégende dAntonia, si les drames du chrétien Joséphin Péladan ont une résonance métaphysique, leur quête spiritualiste dans laquelle se mêlent foi religieuse et ésotérisme nest jamais de lordre de la transcendance. Dans lunivers métaphysique de Maeterlinck, dont les personnages attendent la mort dans langoisse dun au-delà inconnaissable, il nest pas non plus de transcendance.

Cest ensuite le théâtre catholique qui est analysé à travers les pièces de Paul Déroulède, Edmond Rostand, Charles Peguy, Jean Richepin créées avant-guerre, puis à travers celles de ce grand chrétien que fut Claudel. Son œuvre occupe une large place dans louvrage, car le surnaturel lui impulse son rythme ; cest la transcendance qui y régit le destin des personnages, particulièrement dans Le Soulier de satin où « le salut engendre le drame ». Ces analyses sur Claudel donnent lieu à de très belles pages. Le renouveau de ce théâtre religieux se confirme dans la première moitié du xxe siècle, période pendant laquelle lÉglise veut lutter contre la laïcisation de la société. Péguy dramatise lépopée de Jeanne dArc ; Milosz ressuscite, plus fidèlement que Péguy, le mystère hagiographique ; désireux de restaurer un théâtre chrétien populaire, Henri Ghéon sinspire directement des mystères médiévaux, portant à la scène personnages du Nouveau Testament et saints, redonnant vie au merveilleux chrétien. Contrairement aux deux précédents, il ne médite jamais sur la transcendance. Grand métaphysicien, Gabriel Marcel, qui désire fonder un théâtre religieux moderne, essaye de faire ressentir au spectateur la présence de la grâce. Autour de la deuxième guerre mondiale, trois romanciers catholiques créent eux aussi un théâtre religieux. Si Mauriac représente le monde ténébreux du péché, la grâce peut tout de même régénérer ses personnages ; la question de Dieu et de la foi irrigue lunivers de Julien Green ; linterrogation sur la grâce est au cœur de Dialogues des carmélites de Bernanos.

Lauteur analyse enfin la désaffection croissante du théâtre pour la transcendance. Sur ce point la position de Gide est ambiguë qui exalte lindividualisme dans ses pièces grecques tout en en montrant léchec dans ses pièces bibliques. Pour Giraudoux lagnostique, qui se moque des dieux dans ses pièces mythologiques et 233en conteste lexistence dans ses pièces bibliques, le destin nest quun enchaînement mécanique des hasards. Résolument athée, Salacrou rejette Dieu tout en étant hanté par son silence. Dieu est absent aussi chez Montherlant, même dans les pièces quil qualifie de chrétiennes, sauf dans Port-Royal où il peint le doute qui torture lune des religieuses. Niant lexistence de Dieu, Sartre et Camus affirment à ce prix la liberté de lhomme. Thierry Maulnier pose le problème « de lindividu devant la question de Dieu », celui du salut et de la damnation. Vient ensuite le temps de la dérision avec le Nouveau Théâtre où toute aspiration spirituelle est traitée sur un mode parodique. Un certain nombre dauteurs se moquent de la religion comme Marcel Aymé, Audiberti, Genet qui se montre féroce dans la satire anticléricale, Arrabal qui multiplie les blasphèmes. Dautres, même sils constatent désespérément le vide ontologique, névacuent pas la transcendance, tel Ionesco, qui pose la question de lau-delà, Beckett qui appelle un dieu qui ne répond pas, Vauthier ou Obaldia. Avec la fin du xxe siècle et le début du nôtre, la transcendance disparaît du théâtre, préoccupé surtout par les problèmes sociaux et par lHistoire. Pour des écrivains comme Tardieu, Duras, Dubillard, Novarina, Adamov, Grumberg, Vinaver, Koltès, etc., Dieu est bel et bien mort. On peut regretter en cette fin douvrage une rapidité danalyse sur certains auteurs contemporains, mais il faut reconnaître que le recul manque encore pour juger de leurs œuvres.

Très riche, ce livre somme brasse un grand nombre de pièces. Un seul petit bémol : on aurait souhaité quil y eût une conclusion plus conséquente à la fin de chacune des parties, ce qui aurait facilité le cheminement du lecteur, même si la synthèse sur chacun des auteurs remplit partiellement cette fonction, et quil y eût une conclusion générale – et non un bref « envoi » –. Il nen demeure pas moins que louvrage constitue désormais une référence sur cette question si complexe de la transcendance au théâtre.

Marie-Claude Hubert

Guy Larroux, Et moi avec eux. Le récit de filiation contemporain. Genève, La Baconnière, « Nouvelle collection Langages », 2020. Un vol. de 230 p.

Chaque rentrée littéraire confirme le constat sur lequel souvre lessai de Guy Larroux : le récit de filiation est un genre qui connaît non seulement une vitalité surprenante depuis les années 1980 mais il constitue en outre une voie de reconnaissance dans le champ littéraire pour des écrivains dexpression française. Si une telle affirmation semble aller de soi, il convenait toutefois den vérifier la pertinence scientifique en interrogeant dentrée de jeu lidée même dun genre à part. Le récit de filiation nest-il quun « substitut de lautobiographie » (D. Viart) ? Constitue-t-il un genre à part dans les écritures personnelles ? Cest à cette question que répond louvrage de de Guy Larroux, spécialiste de la littérature française du xixe et des xxe et xxie siècles. Dans le sillage de ses travaux de poétique (Le Mot de la fin : la clôture romanesque en question (1995)), Guy Larroux entreprend de combler un vide théorique. Car sil existe bien depuis les années 2000 de nombreux ouvrages et articles critiques sur le récit de filiation – que lon songe aux travaux fondateurs de Dominique Viart et Laurent Demanze cités dans le livre –, il manquait encore une poétique du récit de filiation. Et moi avec eux. Le récit de filiation contemporain définit dentrée de jeu le genre à partir des réflexions séminales de Jean-Marie Schaeffer. Si Guy Larroux identifie un genre du récit 234de filiation, cest bien suivant la méthode analogique qui consiste à regrouper des livres à partir dun critère de ressemblance. Aussi lessai vise-t-il à dégager, dans la continuité de Genette, « des traits communs, des règles sinon des régularités » (p. 33) à lintérieur dun vaste corpus qui peut paraître sinon hétérogène, du moins extrêmement diversifié.

Reprenant les définitions proposées par Dominique Viart, Guy Larroux les approfondit afin den éprouver la validité à partir dune lecture dun corpus très élargi. Quels sont les critères définitoires du genre ? Le récit de filiation est défini comme un récit de lautre (détour nécessaire pour parvenir à soi), un texte qui saccommode mal du romanesque, texte sérieux, voire savant – dans le dialogue entretenu avec les sciences sociales – qui répugne à la linéarité narrative comme en témoigne laccent mis sur la recherche formelle. Cest en outre un genre régi par une éthique de la restitution. Cette portée pragmatique du genre est constamment à lhorizon de lessai comme en témoigne le titre qui interroge les modes de cohabitation – de la reprise de pouvoir autoritaire sur une vie au compagnonnage plus ou moins apaisé – entre deux personnes au sein du récit de filiation. À quelles conditions le « moi » du descendant peut-il se tenir « avec eux », ces parents ou grands-parents dont il entend narrer la trajectoire au singulier ou au pluriel. Question déterminante tant du point de vue de lidentification du genre littéraire que du point de vue éthique, la relation de personne est travaillée sur plusieurs fronts. Guy Larroux interroge très utilement la frontière entre récit de filiation et roman mais aussi récit de filiation et autobiographie. Sappuyant sur les critères que Philippe Lejeune utilise pour définir le pacte autobiographique (la personne, lidentité), il montre à quel point le récit de filiation, qui sédifie « à lombre du roman » dans la mesure où il porte sur des individus ayant réellement existé et vise au moins en partie le vrai, use avec une grande souplesse de la personne. Le modèle de la biographie classique où un « je » sefface pour rendre compte de la vie dun autre est loin dêtre la norme pour des récits de filiation qui rendent compte de « vies minuscules ». Guy Larroux explore ainsi des corpus où le « je » du descendant entre en dialogue avec lascendant (« tu ») ou prend le dessus sur la « non-personne » (Benveniste) que devient fatalement la figure parentale à partir du moment où elle est lobjet du récit. Cest toute la question épineuse de lautorité de lécrivain, théoriquement « actant second » (Greimas) de ces récits et pourtant acteur premier de lénonciation, le « je » intérieur au récit étant nécessairement « transcendant » par rapport à la deuxième personne et à la troisième personne inscrites dans le livre.

Composante du genre, la dissymétrie entre « lun et lautre » peut amener le narrateur de ces récits de filiation à régler ses comptes avec ses ascendants, déplaçant ainsi les coordonnées qui définissent la « scène judiciaire » de lautobiographie (Gisèle Mathieu-Castellani) puisque ce nest plus le « moi » qui est jugé coupable mais bien ces autres dont lexistence du descendant procède. Mais cette dissymétrie peut aussi inversement conduire le narrateur à rêver didentité ou de ressemblance avec ses ascendants : empruntant à François Noudelmann la notion d« airs de famille », G. Larroux montre combien le paradigme généalogique et la grammaire des affinités peuvent trouver un terrain dentente dans le récit de filiation contemporain. Le déséquilibre entre « lun et lautre » peut aussi amener le descendant à vouloir restaurer une forme dégalité ou à vouloir rendre justice, faire œuvre de réparation. Souvent les deux mouvements contraires, litige et réparation, 235division et restauration dun lien, apparaissent au sein dun même récit. Autant de possibilités qui impliquent quon sinterroge sur les formes inégales de la relation personnelle tant du point de vue des modes dénonciation que du point de vue des catégories du temps et de lespace.

Soulevant la question des régimes de littérarité du récit de filiation, Guy Larroux rappelle avec justesse à quel point tout récit de filiation relève en partie de la fiction au sens où lentend Dorrit Cohn. Aux hypothèses formulées par leur narrateur, ces récits ajoutent linterprétation des « vies », leur recomposition suivant un agencement qui suppose un artifice. Dans le prolongement de ces réflexions, on pourrait sinterroger sur la notion de « recueil » avancée pour parler des formes non-linéaires de la narration dans le sillage de Perec : comment penser cette tendance au recueil, à lalbum ou à labécédaire ? Que doit le récit de filiation aux formes dominantes aujourdhui de lenquête (L. Demanze, Un nouvel âge de lenquête, 2019) ou des factographies (M.-J. Zenetti, Factographies. Lenregistrement littéraire à lépoque contemporaine, 2014) ?

À ces questions de frontières génériques sajoutent des questions relatives à la temporalité et à lespace. Jusquoù remonte la « passion pour lantériorité » caractéristique du récit de filiation ? Et où sarrête lécriture de ces « vies » des autres ? Lessai montre à quel point tout un pan des récits de filiation contemporain pose la question douloureuse de laccompagnement de la fin de vie susceptible de mettre en cause la définition même de la personne tant la maladie peut frapper dobsolescence les critères à partir desquels sélabore en théorie le récit. Les pages consacrées aux récits de filiation confrontée à lépreuve de laltération – récits de P. Pachet, T. Ben Jelloun, Y. Inoué – et de lopacité – récits de D. de Vigan ou G. Aubry sur un parent malade du point de vue psychiatrique – proposent ainsi des réflexions stimulantes. Les récits de filiation posent en outre la question de lespace depuis lequel ils sont écrits. Doù parle le narrateur-descendant ? Cette question de la « place » nest pas seulement sociologique, elle est aussi géographique dans le cas des récits dits « migratoires » qui voient le descendant témoigner de (pour ? avec ?) ceux quil a quittés. Enfin, on ne sétonnera pas quun spécialiste de la clôture narrative pose la question des limites de ces récits. Objet fini, le livre semble enclore une vie à la manière dune stèle. Toutefois, ce serait compter sans les aléas de lexistence des auteurs, qui font que le descendant rouvre un dossier que le lecteur pouvait croire refermé une bonne fois pour toutes. Lœuvre dAnnie Ernaux, qui reparcourt sans cesse les origines, en est la parfaite démonstration.

Cette dernière remarque nous amène à ce qui fait lune des qualités les plus remarquables de cet essai : lextension du corpus étudié en diachronie comme en synchronie. Après avoir rappelé que les récits de filiation « paradigmatiques » apparaissent dans les années 1980 – Ernaux, Bergounioux, Michon en sont les représentants les plus reconnus –, Guy Larroux multiplie les incursions en amont, évoquant tour à tour et en détail un récit oublié de Raymond Guérin pour poser la question de lautorité du narrateur ; les récits de Leduc, Cohen, Guibert sur les figures parentales ; les livres de Mauriac, Sartre, Doubrovsky ou Brückner pour interroger les limites du récit denfance. En outre, le corpus proposé ne se limite pas à la littérature hexagonale. Guy Larroux consacre des pages importantes aux récits de filiation de Chamoiseau tout comme il analyse les œuvres dAmin Maalouf, Maryse Condé, Tahar Ben Jelloun, Ali Magoudi, mais aussi Bruno Schulz, Yasushi Inoué. Il sagit délargir les hypothèses de départ en sortant du strict 236domaine franco-français sans pour autant proposer une perspective comparatiste à proprement parler. Si lon peut regretter que des différences significatives tant du point de vue postcolonial que du point de vue gender ne soient pas évoquées – mais cela excéderait le cadre dun essai de poétique, comme il est demblée rappelé –, on peut en revanche saluer le souci constant darticuler les références classiques et des références moins attendues car encore peu explorées (Le Siècle des nuages de Forest, Personne de Gwenaëlle Aubry, La Dernière leçon de Noëlle Châtelet). À ce titre, lessai de Guy Larroux constitue bel et bien « une défense et une illustration du récit de filiation » (p. 19) et de létonnante variété de ses formes.

Aurélie Adler