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Classiques Garnier

Reviews

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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

Médiations et construction de l Antiquité dans l Europe moderne. Sous la direction de FloraChampy et Caroline Labrune. Littératures classiques, no 101. Presses Universitaires du Midi, 2020. Un vol. de 206 p. (Anne Debrosse)

Francesco Robortello. Réception des Anciens et construction de la modernité. Sous la direction de Monique Bouquet, Sergio Cappello, Claire Lesage et Michel Magnien. Rennes, PUR, 2020. Un vol. de 507 p. (Jean-Louis Fournel)

Figures de l inspiration dans la poésie et la poétique françaises et néo-latines (fin xvi e -début xviii e  siècle). Sous la direction dAudrey Duru et Clément Duyck. Littératures classiques, no 102. Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2020. Un vol. de 200 p. (Jean-Eudes Girot)

La Mesnardière, un lettré de cour au xvii e  siècle. Sous la direction de Carine Barbafieri, Jean-Marc Civardi et Jean-Yves Vialleton. Littératures classiques, no 103. Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2020. Un vol. de 254 p. (Paola Tomarchio)

Enlightenment virtue, 1680-1794. Edited by James Fowler and Marine Ganofsky. Oxford University Studies in the Enlightenment, 2020:3. Voltaire Foundation, Oxford University. Un vol. de 282 p. (Shelly Charles)

Le Groupe de Coppet et l écriture polémique. Cahiers staëliens, no 70. Société des Études Staëliennes, 2020. Sous la direction de Laetitia Saintes. Un vol. de 159 p. (Fanny Arama)

Le xix e  siècle, lecteur du xvi e  siècle. Sous la direction de Jean-Charles Monferran et Hélène Védrine, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2020. Un vol. de 679 p. (Jean-Pierre Dupouy)

Voyager d Égypte vers l Europe et inversement. Parcours croisés (1830-1950). Sous la direction de Randa Sabry. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2019. Un vol. de 498 p. (Ève de Dampierre-Noiray)

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Les Querelles littéraires. Sous la direction de Pierre-Jean Dufief et François Roudaut. Travaux de littérature, volume XXXII. Genève, Droz, 2019. Un vol. de 313 p. (Emmanuelle Hénin)

Esthétique de la guerre – Éthique de la paix. Un siècle de littérature sur la Grande Guerre. Sous la direction de Jochen Mecke, Pierre Schoentjes et Anne-Sophie Donnarieix. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2021. Un vol. de 313 p. (Denis Pernot)

Nicole Jacques-Lefèvre,Histoire de la sorcellerie démoniaque. Les grands textes de référence.Paris, Honoré Champion, « Dictionnaires & Références », 2020. Un vol. de 432 p.

On ne peut que se réjouir de la parution de cet ouvrage qui vient éclairer de façon magistrale la construction, entre la fin du xve siècle et le xviie siècle, dun mythe théologico-politique, la sorcellerie démoniaque. Contrairement à ce que beaucoup continuent à croire, la chasse aux sorcières na pas eu lieu au Moyen Âge mais est une invention des Temps modernes, qui, loin dêtre une survivance de « superstitions populaires », a été élaborée par des hommes appartenant à lélite intellectuelle de leur temps, comme lindique le sous-titre du livre : Les grands textes de référence.

Nicole Jacques-Lefèvre est, on le sait, une des grandes spécialistes de ce domaine ; elle a écrit de nombreux articles, fait paraître des éditions critiques de Lancre et de Boguet, organisé un colloque international sur le sabbat des sorcières en 1992, et soutenu en 1994 une thèse dÉtat, Le Théosophe et la sorcière, deux imaginaires du monde des signes. Études sur lilluminisme saint-martinien et sur la démonologie, dont lun des quatre volumes est devenu lHistoire de la sorcellerie démoniaque : elle y présente et analyse sept ouvrages, qui ont tous connu une importante diffusion et dont les auteurs nont cessé de se citer, de « sentregloser », de saffronter, constituant ainsi un champ de savoir nouveau : la démonologie.

Ses « compétences de littéraire » lui ont permis de lire ces textes non plus seulement comme des témoignages historiques mais comme des « discours », qui, à lintersection de nombreux autres champs du savoir, théologique, médical, juridique, philosophique, constituent progressivement un « genre », par leur sujet dabord, mais aussi par le fait quils fabriquent un savoir cumulatif, objet de débats particulièrement âpres ; parmi ces sept textes, se trouve ainsi un « contre-discours », celui dun opposant à la chasse aux sorcières, Jean Wier ; son livre occupe néanmoins une place majeure dans la construction de la démonologie puisque ses adversaires le citent abondamment pour détruire ses arguments, allant jusquà laccuser dêtre lui-même sorcier !

Du fait de leurs auteurs, de lépoque où ils ont été écrits, de leur appartenance à différents modèles de pensée, mais aussi de leurs stratégies discursives, les ouvrages démonologiques sont néanmoins très différents les uns des autres. Aussi Nicole Jacques-Lefèvre propose-t-elle une approche spécifique pour chacun dentre eux, privilégiant certains aspects quelle met en valeur, tout en construisant une diachronie dans laquelle se lit, entre autres, laffirmation grandissante du primat de lexpérience ou lémergence dune figure dauteur conscient de la dimension esthétique de lobjet dont il parle.

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Le livre est découpé en sept chapitres étayés par des rappels historiques, consacrés dans lordre chronologique aux traités étudiés. Le premier, « matriciel », est le célèbre Marteau des sorcières (1486) des inquisiteurs Institoris et Springer, dont Nicole Jacques-Lefèvre soutient – cest là une des lignes de force de son analyse – que « cest de la puissance de la fiction, de la puissance littéraire de ce texte que naîtra la chasse aux sorcières, bien plus que des démonstrations savantes » (p. 71). Quelques années plus tard paraît louvrage dUlrich Molitor, Des devineresses et des sorcières (1489), court dialogue de type socratique illustré par des bois gravés sur les méfaits de sorcières qui semblent démentir le fait que le diable ne puisse créer que des illusions.

La répression de la sorcellerie après cette première « flambée » de la fin du xve siècle renaît dans la seconde moitié du xvie siècle, suscitant de violents débats ; en 1563, le médecin réformé Jean Wier fait paraître son De Praestigiis daemonum dans lequel, tout en condamnant les magiciens faisant appel aux démons, il prend la défense des sorcières, « povres vieilles affolées » atteintes de mélancolie et trompées par le diable. Une telle position suscite la réaction de Jean Bodin, qui réfute la thèse de la mélancolie des sorcières comme celle de lillusion ; hanté par la prolifération des suppôts de Satan, lauteur de La République développe dans sa Démonomanie des sorciers (1580) lidée quune société secrète vouée à Satan tente de semparer partout du pouvoir ; il se réclame par ailleurs du platonisme et de la Kabbale pour soutenir la possibilité de la séparation de lâme et du corps et donc de la métamorphose réelle des hommes en bêtes : « Circé nest pas fable » écrit-il. Il invite à renforcer encore la juridiction dexception contre les suppôts de Satan. La sorcellerie devient ainsi chez Bodin, selon la formule de Nicole Jacques-Lefèvre, un « monstre politique ».

Dans Le Discours exécrable des sorciers dHenri Boguet (1602), le juge de Franche-Comté montre à lœuvre le processus de diabolisation de la sorcellerie populaire : poursuivis pour maléfices, les accusés finissent par avouer leur participation au sabbat. Les pratiques et croyances magiques du monde rural, dont le catholicisme sétait jusque-là plus ou moins accommodé, sont désormais le signe dun pacte avec Satan. Si cet ouvrage relativement court est fondé sur la « pratique » du chasseur de sorcières, le Disquisitionum Magicarum libri sex (1599) de Martin Del Rio, paru dès 1601 dans une traduction française abrégée sous le titre Les Controverses et recherches magiques, apparaît comme la dernière grande somme théorique et théologique sur la sorcellerie. Le jésuite espagnol, qui voit dans la prolifération des sorciers un signe de la fin des temps, reprend en grande partie le modèle de la dispute scolastique du Marteau des sorcières pour condamner la curiosité impie qui pousse les hommes à vouloir accéder à un savoir interdit : le croyant est ainsi invité à rejeter toute pratique ou toute manifestation magique ou mystique non reconnues officiellement par lÉglise et qui pourraient être des pièges tendus par Satan.

Le dernier ouvrage étudié est le Tableau de linconstance des mauvais anges et démons (1612) de Pierre de Lancre, envoyé par Henri IV dans le Labourd pour y réprimer lépidémie de sorcellerie. Lauteur, qui ne voit dans les traditions culturelles basques que des manifestations du diable, fait de son expérience le fondement de toute vérité. Les jeunes sorcières « repenties » lui ont en effet dévoilé les secrets abominables du monde démoniaque, et la sorcellerie devient un « théâtre » dont le diable jouant « une infinité de divers et dissemblables personnages » est lacteur 202principal. Cette esthétisation de la sorcellerie transforme le sabbat en un lieu où sexercent les séductions dun érotisme mortifère, mis en scène avec délectation par un auteur jouant de tous les « prestiges de lécriture baroque ».

Ce survol rapide ne rend guère compte de la richesse et de la finesse des analyses de Nicole Jacques-Lefèvre, toujours soigneusement contextualisées historiquement et culturellement. LHistoire de la sorcellerie démoniaque constitue donc une somme passionnante sur le « savoir démonologique », rendue, grâce à une langue toujours claire et précise, accessible à un public de non-spécialistes. Par ailleurs louvrage, dans la diversité de ses approches – analyse du discours, mais aussi philosophie, anthropologie, théologie… – propose de nombreuses pistes de réflexion stimulantes et apporte une réponse à Lucien Febvre qui en 1948, dans son article « Sorcellerie : sottise ou révolution mentale ? », sinterrogeait sur le fait que les hommes « les plus intelligents de leur temps » aient cru aux pouvoirs du démon. En étudiant les discours des démonologues, leurs enjeux, leurs stratégies de persuasion, Nicole Jacques-Lefèvre démontre quils nétaient en effet pas des « sots », mais elle nous invite aussi à nous interroger sur la dangereuse dimension « performative » de leurs textes : la chasse aux sorcières fit en effet entre 30 et 100 000 victimes…

Marianne Closson

Guillaume Berthon, Bibliographie critique des éditions de Clément Marot (ca. 1521-1550). Genève, Droz, 2019. Un vol. de 877 p.

« Jamais Livre ne fut tant vendu que le sien » écrit Étienne Pasquier à la fin du xvie siècle à propos de Clément Marot. Et pour cause : on recense ainsi plus de cent éditions du poète de Cahors entre 1532 (date de la première édition de LAdolescence clémentine) et 1544, lannée de sa mort, sans que cette dernière ne marque au demeurant un coup darrêt au rythme des publications qui ne ralentit quau début des années 1560 pour ne sarrêter vraiment quà lorée du xviie siècle. Dans un ouvrage magistral destiné à orner pour des décennies les étagères des bibliothèques et à devenir notamment (mais pas seulement) un incontournable des salles de bibliographie, Guillaume Berthon sest donné pour tâche de recenser de façon exhaustive lensemble des éditions marotiques et de leurs exemplaires depuis la publication des premières pièces du poète en plaquette jusquen 1550, date après laquelle les œuvres du poète ont atteint leur disposition définitive et nintègrent plus dinédits. Cest ainsi quelque deux cents notices qui nous sont données à lire et qui sappliquent tant aux œuvres personnelles de Clément Marot quà ses traductions (Ovide, Musée, Pétrarque, Martial, les Psaumes) ou aux éditions quil a procurées (Jean Marot et François Villon), de même quà certaines anthologies composées prioritairement de ses textes. À ces notices et à leur description raisonnée sadjoint un substantiel commentaire (p. 38-372). Organisé de façon globalement chronologique, il met en perspective le catalogue, permet au lecteur de se repérer au sein de ce maquis éditorial, dy percevoir des lignes de force et de retrouver, à travers la profusion déditions imprimées, lévolution dun projet poétique tel quil a été conçu par Marot qui, plus quaucun autre écrivain alors, cherche à contrôler la publication de ses écrits et à déterminer lagencement de ses livres, mais aussi par ses éditeurs, autorisés ou non, guidés par leurs propres impératifs. Avec de 203nouveaux instruments et à laide dune connaissance de lédition renaissante qui sest encore affinée au cours de ces dernières années, fort de ses enquêtes de bibliographie matérielle, Guillaume Berthon poursuit en lapprofondissant lidée de son grand livre sur Marot (Lintention du poète. Clément Marot « autheur », Classiques Garnier, 2014), traque la main et les visées du poète derrière le massif de ses productions imprimées. Plus généralement, à partir du cas de Marot et de ses publications, la présente étude permet de réfléchir à ce quest (ou paraît être) un catalogue dimprimeur-libraire, de comprendre les liens qui unissent édition intellectuelle et matérielle, de restituer le monde foisonnant du livre en rendant compte des circulations qui existent entre auteurs, imprimeurs, libraires et différents intermédiaires (comme, parmi dautres, Jacques Colin, trait dunion entre la Cour et les milieux dimprimerie), de réfléchir aussi à la diffusion manuscrite, souvent concurrente et simultanée, de celle de limprimé. Autant dire que cet ouvrage, magnifiquement illustré et composé avec le plus grand soin par les éditions Droz, intéressera bien plus que les seuls spécialistes de Marot ou de lédition renaissante. On en voudra pour ultime preuve les précieux index qui viennent conclure le volume et sont pensés en fonction de ses différents publics : index des éditions mais aussi des différents textes marotiques cités ou analysés, du matériel typographique, des provenances des ouvrages (bibliothèques et possesseurs), des noms dimprimeurs et de libraires mentionnés. De la (très) belle ouvrage réunissant au mieux, comme Marot put en rêver, lauteur et son éditeur !

Jean-Charles Monferran

Clément Marot et Théodore de Bèze, Les Pseaumes mis en rime françoise. Volume I : texte de 1562. Édition de Max Engammare. Genève, Droz, « Texte courant », 2019. Un vol. de 538 p.

Max Engammare édite le texte des psaumes de Marot/Bèze (1562) et réussit le pari dune édition critique savante, accompagnée dune importante introduction et de notes utiles, enrichie dune annexe, dun glossaire et dun index, travail qui facilite grandement les recherches sur le « Psautier de Genève ».

Avant la présente édition, le psautier de Marot/Bèze, malgré le rôle clé quil a joué pour la poésie religieuse et biblique (pas seulement protestante) de la deuxième moitié du xvie siècle et au-delà, navait pas encore fait lobjet dune édition scientifique moderne. Au vu de limportance du recueil pour lhistoire littéraire, labsence dune telle édition représentait une lacune importante et obligeait le chercheur à consulter les œuvres des deux poètes séparément.

Aucune édition des psaumes de Bèze navait vu le jour depuis les travaux de Pierre Pidoux, notamment les Psaumes mis en vers français (1551-1562). Accompagnés de la version en prose de Loïs Budé, Genève, Droz, 1984, volume qui contient le texte des Trente-Quatre Psaumes de 1551 ainsi que celui de 1562, assortis dextraits de la source principale de Bèze, à savoir la traduction en prose de Louis Budé de 1551. Cette édition, complétée par les mélodies et un ensemble de documents (P. Pidoux, Le Psautier huguenot, t. I « Les mélodies » et t. II « Documents et bibliographie », Bâle, Bärenreiter, 1962), a fait autorité jusquà présent pour les deux tiers du Psautier de Genève rédigés par Bèze. Bien que les 204travaux de Pierre Pidoux soient toujours très utiles, ils sadressent à un public savant et accordent une place importante à la question de son histoire éditoriale, domaine qui a vu dimportantes avancées depuis. Ils ont aussi en commun le fait dêtre très difficiles à trouver en dehors des bibliothèques de recherche.

Les psaumes de Clément Marot, quant à eux, pouvaient être consultés dans les différentes éditions de ses Œuvres complètes (éd. C. A. Meyer, t. VI « Les Traductions », Genève, Slatkine, 1980, et éd. François Rigolot, t. II, Paris, Flammarion, 2009). Dans ces dernières, les psaumes sont placés aux côtés des autres travaux de paraphrase poétique et analysés dans la continuité des traductions de Marot, sans tenir compte de leur sort ultérieur comme composante essentielle du culte réformé. Deux éditions modernes des seuls psaumes ont cependant vu le jour : dabord, Les Psaumes de Clément Marot : édition critique du plus ancien texte (Ms. Paris B.N. Fr. 2337) avec toutes les variantes des manuscrits et des plus anciennes éditions jusquà 1543, accompagnée du texte définitif de 1562 et précédée dune étude, éd. Samuel Jan Lenselink, Kassel/Bâle/Paris, Bärenreiter, 1969. Ce volume contient quatre colonnes de variantes pour chaque psaume, ce qui est utile pour le chercheur mais nuit à la lisibilité de lensemble. Lautre édition moderne, plus récente, est celle de Gérard Defaux (Cinquante pseaumes de David mis en vers françoys selon la vérité hébraïque, Paris, Champion, 1995), qui sappuie sur les textes publiés par Jean Gérard à Genève en 1543.

Aucune édition critique combinant les deux corpus nétait disponible jusquà présent ; il fallait recourir au fac-similé du recueil de 1562 que Pierre Pidoux avait assorti dune courte introduction et dune liste derrata (Les Psaumes en vers français avec leurs mélodies. Fac-similé de lédition genevoise de Michel Blanchier, 1562, Genève, Droz, 1986).

Max Engammare comble cette lacune en proposant le premier tome dune édition de poche du texte de 1562 (Genève, Michel Blanchier) dans un volume savant et détaillé, qui contient de nombreux renseignements sur lépineuse histoire du Psautier de Genève. Malgré les difficultés que pose une nouvelle publication dun recueil si souvent réédité, omniprésent dans lEurope protestante francophone, les choix de Max Engammare lui permettent de construire un ensemble intéressant pour le chercheur tout en sadressant à un public large. Comme il était évidemment impossible de retracer la totalité de lhistoire éditoriale de ce monument culturel, Max Engammare a fait le choix pédagogique et cohérent de présenter les toutes premières éditions où paraissent des psaumes isolés des deux poètes. Il peut ainsi retracer la genèse du texte, de la parution du premier psaume de Marot en 1531 jusquà la première édition complète de lensemble (celle de Michel Blanchier, Genève, 1562), avec des résumés de leur contenu et les circonstances de leur parution. En revanche, Max Engammare renonce à lhistoire éditoriale ultérieure, dont les dimensions, à partir de 1562, ne sont plus maîtrisables.

Dans son introduction, il commente les quelques modifications qui surviennent entre les différentes éditions, avant que le texte ne prenne sa forme définitive en 1562 ; il ajoute aussi un sommaire des sources utilisées par les deux poètes. Il fait quelques remarques sur leur connaissance (limitée) de lhébreu et ne manque pas non plus de souligner la place importante quoccupe lidée dune inspiration par le Saint Esprit dans cette tradition poétique réformée. Sensuit un commentaire de la manière de traduire des deux poètes, marquée par la recherche dun style proche du texte traduit. Pour ce faire, ils introduisent dans la langue française un certain nombre de structures calquées sur lhébreu, soit des hébraïsmes que les 205poètes « réinventent » dans le cadre de leur pratique dune esthétique hébraïsante indépendante du calque direct. Léditeur ajoute à ces observations des remarques sur le bestiaire de Marot et de Bèze, lesquels nhésitent pas à insérer dans leur versification des renvois à des créatures mythologiques, dans la continuité des bestiaires médiévaux. Un résumé sur le choix des rimes, domaine dans lequel les deux poètes suivent des principes similaires, complète cette partie.

Une section sur la poétique caractéristique de Marot et de Bèze occupe une grande partie de lintroduction. Max Engammare y présente le « manifeste poétique de Bèze », à savoir les passages éparpillés dans lesquels le poète de Vézelay commente, au fil des années, un projet qui nest dailleurs jamais développé sous la forme dun traité poétique traditionnel. Léditeur suit les analyses de Jean Vignes et de Véronique Ferrer sur la poétique réformée, marquée, selon eux, par la recherche dune certaine spontanéité, dune simplicité immédiate, et par limitation, par endroits, de ce qui est perçu comme un style biblique authentique.

Une attention particulière est portée au travail de versification, à la rime et aux strophes, dont la variété constitue lun des principaux attraits du Psautier de Genève. Pour mettre en valeur cette richesse rythmique, la distribution du texte sur les lignes mélodiques est indiquée au début de chaque psaume ; les mélodies elles-mêmes se trouveront dans le deuxième tome (à paraître). Le texte des psaumes est accompagné de notes qui donnent les variantes des éditions parues entre 1541 et 1562, renvoient aux sources utilisées (en particulier les traductions dOlivétan, de Sante Pagnini, de Jan van Campen et de Louis Budé), fournissent de précieux renseignements sur le contexte historique et expliquent les liens entre le texte de ce psautier et les quelques psaumes versifiés par Calvin, dont linfluence sur la pratique poétique de Marot/Bèze navait pas encore été mise en valeur par les éditeurs modernes. Des notes historiques renvoient à une sélection de documents qui mettent en lumière lhistoire du texte jusquen 1562 tandis quun glossaire facilite laccès à la langue du xvie siècle. Lajout des six psaumes et quatre cantiques de Jean Calvin, difficiles à trouver jusquà présent, est particulièrement utile. Une bibliographie, forcément sélective mais très intéressante, un tableau des psaumes avec lannée de leur première publication et une liste derrata qui complète le travail du fac-similé de Pidoux parachèvent lensemble.

Vanessa Oberliessen

Simonetta Di Santo Arfouilloux,Le Torrent et la Foudre. Cicéron et Démosthène à la Renaissance et à lÂge Classique. Paris, Classiques Garnier, « Renaissance latine », 2020. Un vol. de 615 p.

Pour traiter du sublime, Simonetta Di Santo Arfouilloux ne se contente pas de reprendre le verbiage philosophique en vogue, mais décide de remonter courageusement en arrière, au-delà même de louvrage présumé inaugural du Pseudo-Longin, pour voir si ce mot se réfère à un genre du discours de la rhétorique ancienne, et en loccurrence lequel. Cette « contre-investigation » sur le sublime est le sujet de ce beau livre, pour lequel lauteur a lu une énorme bibliographie primaire et secondaire. Compte tenu de la vocation scientifique de ce travail, visant à confronter lidée postmoderne du sublime à sa réalité historique bimillénaire, la méthode choisie – et appliquée avec rigueur – est lanalyse philologique des matériaux et de leurs 206interprétations. Des matériaux, puisque, si les lectures du sublime sont nombreuses et espacées dans les siècles, il nen existe pas une seule source, mais plusieurs.

Que Longin ne soit pas linventeur du sublime, cest la première mise au point fournie par cet ouvrage, qui nie, preuves en main, la nouveauté absolue du Περὶ ὓψους, telle que Boileau lavait supposée. Une fois la thématique du sublime située dans une tradition établie (Démétrios, Denys dHalicarnasse, Cicéron, Cæcilius, etc., chacun ayant préparé, à sa manière, le terrain pour le chef-dœuvre longinien), Simonetta Di Santo Arfouilloux se livre à une lecture attentive et inspirée du Περὶ ὓψους, pour laquelle toute la bibliographie critique existante (F. Donadi, F. Goyet, M. Fumaroli, B. Saint Girons, S. Hache…) est scrupuleusement rappelée. Cette analyse minutieuse des lieux les plus importants du Traité du sublime lui permet, dans les limites du possible (car Longin lui aussi est rarement assertif et univoque), de fixer quelques données textuelles dont la postérité ne semble pas sêtre aperçue. La première et la plus remarquable est que le sublime nest pas une entité esthétique échappant à toute tentative de catégorisation, mais au contraire un genre du discours, qui ambitionne de remplacer le genus grande au faîte de la traditionnelle hiérarchie tripartite, voire de prendre possession de tout lespace rhétorique. Si le génie inné en est la prémisse nécessaire, le sublime ne saurait se passer dune technique susceptible de lencadrer, ainsi que dune méthode et dune pédagogie. Il sensuit que le ὓψος nappartient pas non plus au ciel des idées, mais exerce son action dans des circonstances précises, historiques et énonciatives, ce qui impose une éthique préliminaire et fonctionnelle à son usage : léloquence se fait sublime non seulement par son impact sur le public, mais aussi en considération de la retombée civique quelle atteint. Finalement, le sublime ne parvient aux sommets de la beauté ni par une placide abondance, ni par une élégance polie, mais en poursuivant lélévation vertigineuse et/ou la profondeur abyssale, cest-à-dire par lexcès. Sa perfection unique, qui se nourrit de ses propres défauts, fulmine et abat tout obstacle sur son chemin : à ce titre la véhémence de Démosthène, plutôt que la copia cicéronienne, simpose comme modèle de référence.

Le sens du texte ainsi restitué, de manière nouvelle et probante, lauteur se livre à un sévère examen de la tradition exégétique. Contre une doxa scolaire encore tenace, elle désavoue la primauté de Boileau à faire connaître et diffuser la doctrine longinienne. La fameuse traduction de 1674 nest pas la première traduction en langue vulgaire de Longin, ni en Europe, ni même en France, où une traduction française restée à létat manuscrit (avant quE. Gilby ne lédite en 2007) la précède de cinq lustres. Mais, ce nest pas tout. Si la circulation du Περὶ ὓψους est attestée dès le xe siècle, des lecteurs perspicaces se sont également interrogés, bien avant le Grand Siècle, sur le traité longinien, et sur lhistoire du sublime envisagée dans sa longue durée. Et ce, de lavis de Simonetta Di Santo Arfouilloux, de façon plus pertinente et respectueuse que ne le fera lauteur des Satires.

Lenquête menée sur le sublime avant Boileau occupe la deuxième partie de louvrage – à mon avis la plus réussie –, qui est articulée en trois volets. Le premier consiste en létude des premières éditions grecques modernes, imprimées par F. Robortello (1554) et par P. Manuzio (1555), grâce auxquelles le débat autour de Longin se fraye une voie dans la Respublica Litterarum : Muret, Montaigne, Benci, Patrizi… et Manuzio lui-même, à travers ses Epistolæ et son Officio delloratore. Après avoir documenté la circulation du Περὶ ὓψους à la Renaissance, Le Torrent et la foudre présente une espèce de “pas de deux” longinien qui oppose le De 207erroribus magnorum virorum de Leone Allacci (1635) aux Eloquentiæ sacræ et humanæ parallela du Père Caussin (1619). Lhumaniste de Chios, se réclamant du magistère de Démétrios, éloigne le sublime du genus grande et de Cicéron, affirme la primauté de lingenium et place résolument la δεινότης au cœur du sublime. Radicalement contraire est lopinion du P. Caussin qui, mettant le sublime au service de la prédication, souligne la dimension parénétique de léloquence, assigne aux règles un rôle de garde-fou contre tout excès ou supercherie, et veut rétablir le style abondant et varié du modèle cicéronien.

Cest sur ces deux parcours divergents, Allacci vs Caussin (soit Démosthène vs Cicéron et inspiration vs pédagogie), que sachève louvrage, dune façon qui peut sembler un peu rapide. On aurait pu sattendre à une mise au point sur le rôle, présumé néfaste, que Boileau aurait joué sur la réception de Longin. Simonetta Di Santo Arfouilloux préfère en revanche sen prendre à la dégénérescence postromantique du sublime en pseudo-concept esthétique, modulé tour à tour sur les notions incertaines de marge, de risque, de perte de soi…

Une première réserve concerne la méthode choisie, dont lexclusivisme philologique frise la naïveté. Soixante ans de Nouvelle critique devraient nous avoir appris que les œuvres vivent dans le temps, et que leur survie posthume se fait au prix de réactualisations continuelles. Cela pour dire, sans vouloir offenser les puristes, quà côté des textes, leurs interprétations subsistent, dont la validité ne peut être sacrifiée sur lautel dune exégèse qui serait « enfin fidèle ». De même que toute parole nexiste quen dialogue et quelle évolue à force déchanges, la vérité dun texte nest pas fixée une fois pour toutes à son origine, sauf en cas de perte ou doubli. Pas de scandale, donc, à ce quil y ait plusieurs Longin, comme toute époque a eu son Homère et aura son Shakespeare.

La seconde réserve concerne la composition de cet ouvrage qui croise à tout moment trois perspectives : (1) Longin et ses contemporains ; (2) lectures antiques de son œuvre ; (3) exégèse récente et du Traité et de ses interprètes à la Renaissance et à lÂge classique. Cela donne lieu à une démonstration stratifiée qui se fait à travers des allers et retours continuels entre le ier et les xvie-xviie siècles, enrichis, voire compliqués, par linventaire des acquis de la critique moderne. Abstraction faite de la gêne quun esprit cartésien pourrait ressentir, confronté quil est à la superposition des points de vue, lexposition “polyphonique” des matières risque de désorienter le lecteur patient et intéressé qui naurait pas à sa disposition immédiate toute la science de Simonetta Di Santo Arfouilloux.

Ces deux points faibles, et surtout le dernier qui répond à un noble souci dexhaustivité, ne minent pas la qualité générale de louvrage, qui est remarquable par létendue des connaissances, par le bien-fondé de lanalyse, par loriginalité de ses conclusions.

Valerio Cordiner

Isabelle Moreau,La paresse en héritage. Montaigne, Pascal, Bayle. Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2019. Un vol. de 306 p.

La paresse qui occupe Isabelle Moreau, celle de la première modernité française, ne se laisse pas définir par opposition au concept de travail de la façon qui nous est familière : au contraire, il sagit d« une catégorie polysémique aux implications 208spirituelles, éthiques, médicales aussi bien que philosophiques et culturelles ». La méthode que lauteur adopte consiste à conserver à la notion de paresse cette « grande plasticité » en reconnaissant que « son amplitude dapplication demande un geste interprétatif respectueux de son environnement discursif immédiat » (p. 12). Isabelle Moreau choisit de sappuyer sur les textes des trois auteurs nommés dans le sous-titre de son étude – Montaigne, Pascal, Bayle –, chez qui la paresse se laisse surtout interpréter comme « une résistance (parfois salutaire) dans le processus de formation de lidentité personnelle ou religieuse, qui prend sa source dans le corps et ses humeurs » (p. 17).

Or, lhistoire des idées a tendance à étudier les rapports entre ces trois auteurs sous langle du scepticisme moderne, comme Isabelle Moreau le signale à plusieurs reprises. Choisir la paresse, pour elle, cétait donc éviter cet angle détude, « cétait aussi échapper à une histoire des idées désincarnée, pour revenir au singulier du corps situé » (p. 269) tel quil exprime sa paresse dans les textes. Cest de la sorte « lire autrement » un corpus « qui entretient des rapports complexes (pour ne pas dire conflictuels) à lordre du discours » (p. 15). Car, si la « paresse » de Montaigne savère être « séminale » (p. 14), Bayle comme Pascal la comprennent de façon diverse et parfois contradictoire.

Voilà ce qui amène Isabelle Moreau à vouloir moins quantifier linfluence de Montaigne sur ces deux auteurs que « prendre la mesure dun héritage » (p. 14) en étudiant de près « ces lieux du corpus où le geste de reprise saccompagne de déplacements lexicaux et conceptuels » (p. 270). Par ce choix méthodologique, elle prend elle-même possession dun double « héritage », pour ainsi dire : dune part, en sintéressant aux questions de réception, elle sinspire de lapproche esquissée par Terence Cave dans les deux volumes de ses Pré-histoires (1999, 2001) ; dautre part, en focalisant « ces moments dinflexion du texte qui bousculent largumentaire et compliquent le sens de ce qui sénonçait jusque-là » (p. 270), elle fait sienne la méthode adoptée par André Tournon dans « Route par ailleurs » (2006).

Isabelle Moreau se donne ainsi la possibilité de lire la paresse « comme lindice dun problème, lexploration dune difficulté » (p. 16), dont les manifestations textuelles chez Bayle ou Pascal témoignent toujours dune filiation, quil sagisse dune transmission complexe dans le cas de Bayle ou dun « héritage contrarié » (p. 18) dans celui de Pascal. Elle montre comment, sous légide de la conceptualisation humorale que Montaigne lui donne, la paresse se définit comme ce quelle appelle « un phénomène de résistance » (p. 17) dans le cadre dune « réflexion sur les mécanismes de construction de lidentité personnelle et religieuse et sur le rôle quy jouent léducation et la coutume » (p. 268).

Les deux premiers chapitres de létude dIsabelle Moreau abordent les « manières antithétiques » quont Bayle, dans sa correspondance, et Pascal, dans son Entretien avec M. de Sacy, de lire Montaigne et de « faire parler sa “paresse” » (p. 18). Procédant à la manière dune « pré-histoire » à la Terence Cave, Isabelle Moreau remonte ensuite de ces reprises de Montaigne jusquau texte source, en tenant compte de la réception controversée de celui-ci au dix-septième siècle français sans toutefois réduire le texte au statut d« origine » dune histoire ultérieure. Ainsi, dans le chapitre iii, Isabelle Moreau analyse de près le chapitre des Essais qui a surtout contribué à la réputation dun Montaigne paresseux, « De linstitution des enfants », où Montaigne insiste sur la paresse de sa complexion humorale, qui la rendu rétif à léducation que son père lui a prodiguée et qui permet à lauteur des 209Essais dafficher ce quAndré Tournon a appelé son « incompétence didactique » (p. 115). Dans le chapitre iv, Isabelle Moreau retrouve la réflexion de Montaigne sur les rapports entre la coutume et léducation telle quelle fut reprise dans le milieu de Port-Royal, en se demandant ce que devient cette réflexion « quand elle se voit intégrée à un discours à visée apologétique » (p. 154). Cest aux problèmes que pose la construction de lidentité religieuse ainsi quau rôle que joue la paresse dans celle-ci quIsabelle Moreau consacre les deux derniers chapitres de son étude. Ceux-ci lui fournissent loccasion détudier de près certains des « déplacements lexicaux et conceptuels » déjà mentionnés, que, daprès ses analyses, la paresse de Montaigne connaît au fil de sa réception. Ainsi la retrouve-t-on, dans le chapitre v, muée en une attitude de « nonchalance » que Pascal et les auteurs de La Logique de Port-Royal critiquent violemment chez Montaigne mais quIsabelle Moreau lit autrement, à savoir, comme « une forme paradoxale de résistance au “zèle” dans un pays déchiré par la guerre civile » (p. 20). Cest la question du zèle quon voit Bayle reprendre à son tour, dans le chapitre vi, au moment où la révocation de lédit de Nantes saccompagne dune politique de conversion forcée des enfants protestants en France. Si la « paresse » en tant que fil conducteur apparaît moins clairement dans ce dernier chapitre, cest certainement pour la raison indiquée par Isabelle Moreau, qui termine le chapitre en faisant remarquer que le traitement de la question que la « paresse » permet daborder, celle de léducation religieuse, « témoigne de limbrication des problématiques chez des auteurs qui se forment les uns les autres » (p. 259).

Cest là une « imbrication » dont Isabelle Moreau montre les enjeux avec clarté et rigueur tout au long dun livre qui na rien de paresseux au sens contemporain du terme. Dense et riche, appuyé sur une érudition remarquable, toujours nuancé dans ses analyses, il est précieux à plusieurs titres. Il met à profit son héritage méthodologique pour révéler sous un nouvel aspect, et dans leurs points de rencontre, les textes de trois auteurs majeurs. Il propose, à travers ses analyses, une nouvelle contribution aux études consacrées aux processus de construction de lidentité personnelle et religieuse. Il établit ainsi la « paresse » comme un de ces « mots clés » de la première modernité française qui permettent douvrir un ensemble ditinéraires possibles à travers la culture littéraire de cette période et den explorer les conflits et les difficultés.

Richard Scholar

Pascal Debailly,Boileau et la satire noble. Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2020. Un vol. de 255 p.

Lélégant ouvrage de Pascal Debailly est le fruit dune longue réflexion sur la vie et lœuvre de Nicolas Boileau, et se présente comme une synthèse de sa production satirique en vers, qui comprend principalement les Satires, les Épîtres et Le Lutrin, sans oublier lArt poétique qui, malgré le lieu commun critique qui considère ce texte comme une pure codification, relève en grande partie de la satire. Ce livre vient compléter les études récentes qui ont proposé non seulement une relecture approfondie de Boileau mais aussi une analyse des obstacles historiques à sa lisibilité : pour ces vingt dernières années, mentionnons les études dEmmanuel Bury, dAlain Génetiot, de Léo Stambul et, dernier paru, louvrage 210de Delphine Reguig, Boileau Poète (Classiques Garnier, 2016), sur la pratique poétique de Boileau et les détours réflexifs qui laccompagnent.

Pascal Debailly commence par un rappel utile de la poétique de la satire, de ses codes et de ses stéréotypes. Boileau reprend en effet cette forme en sappuyant sur les grands modèles latins, que ce soient lhumour et la bienveillance dHorace ou lindignation et lamertume de Juvénal, eux-mêmes médiatisés par les critiques aristotéliciens de la Renaissance, qui appliquent à la satire des instruments théoriques jusque-là associés à la tragédie, comme la vraisemblance ou lexemplarité. Loin dinaugurer une tendance, Boileau sinscrit donc dans le sillage dune longue évolution, couronnée par Mathurin Régnier quil considère comme le maître du genre. Il sinsère également dans la grande tradition qui, de Du Bellay à Régnier, considère le blâme comme lantidote à la louange courtisane. À linstar de ses prédécesseurs, il fait de la satire une discussion sur la validité de la parole élogieuse, sur son authenticité, et sur ses conditions de possibilité.

Pascal Debailly situe ainsi les œuvres de Boileau dans le contexte polémique où elles ont pris naissance : au nom du culte des auteurs anciens, Boileau pourfend les carriéristes de la littérature moderne qui ne produisent que des œuvres où dominent laffectation et lenflure. Comme Molière, il aime démasquer le faux dévot, lhypocrisie, les marques (trop) ostensibles de piété. Mais en fin de compte, selon Pascal Debailly, Boileau « na pas les coudées franches pour aborder la haute politique ou les questions religieuses » (p. 87). Il est question ici dabsences notables dans sa satire : absence du thème anti-curial, car ses œuvres ne traitent quasiment pas de la cour même sil affirme un refus ostentatoire des valeurs courtisanes, et absence de tout ce quil y a de trop brutal, rustre ou obscène, car il fait de son mieux pour purifier le genre satirique de ces éléments. Dans « lAvis au lecteur » du Lutrin, le poète rappelle que Guillaume de Lamoignon le félicita « davoir purgé, pour ainsi dire, ce genre de Poésie de la saleté, qui lui avait été jusqualors comme affectée ». La satire de Boileau est donc toujours orthographiée avec un « i », et non pas un « y », comme le constate Pascal Debailly, de manière à « bien lextraire du voisinage sulfureux et vulgaire des satyres chèvre-pieds » (p. 89). Le genre est envisagé comme un mécanisme social au service de la civilité, du bon goût, du « naturel » compris comme une maîtrise des codes mondains et aristocratiques. Boileau trace ainsi les contours dun idéal en matière littéraire tout en défendant le principe de la satire nominale, qui est la liberté de nommer ceux qui, selon lui, dévoient cet idéal.

Il va sans dire, dans ce contexte, que lidentité des cibles, les ambitions et la carrière de Boileau éclairent son travail poétique. Pascal Debailly va plus loin : la satire est aussi lexpression et lincarnation de son tempérament personnel, de son for intérieur « nocturne et angoissé », dune vision du monde marquée par « une enfance triste et maladive », par « un besoin de compensation et de sublimation » (p. 11). Laccent est mis à plusieurs reprises sur le fait quon ne connaît pas à Boileau de passion amoureuse et quil na pas eu denfant. Le risque est grand de sombrer dans la description psychologisante : Pascal Debailly en est conscient. Il connaît si bien son auteur quil poursuit néanmoins cette lecture proprement panoramique, qui prend en compte tout limaginaire de Boileau, son ancrage existentiel, sa mauvaise conscience, pour arriver à la conclusion que « cest dans et par le conflit quil a vraiment le sentiment dêtre lui-même » (p. 182).

Nicolas Boileau est lemblème de toutes les tensions qui traversent le xviie siècle, absolutiste et impertinent. Il veut être le grand poète satirique de son âge en même 211temps que le théoricien de la beauté. Il aime fréquenter les salons, mais nhésite pas à reprendre le topos satirique classique de la critique misogyne. Il rêve de servir le Roi-Soleil, mais na pas lâme dun courtisan. Dautres facettes du travail de Boileau, comme sa correspondance avec Racine ou sa traduction du Pseudo-Longin, contribueraient à élucider ces contradictions ; ces textes ne relèvent évidemment pas du champ de la présente étude. Cet examen de la satire qui conjugue comique et noblesse réussit à renouveler vigoureusement létude critique du « Régent de Parnasse », titre désavoué par Boileau mais qui lui reste toujours attaché.

Emma Gilby

Evariste Gherardi,Le Théâtre italien. Tome II. Édition dIsabelle Ligier-Degauque. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du Théâtre Français », 2020. Deux vol. de 872 p.

Le Théâtre italien est une anthologie des comédies et « scènes » françaises jouées par la compagnie des acteurs italiens installée à Paris de manière permanente depuis 1658, jusquà son renvoi en 1697. LArlequin de la troupe, Evariste Gherardi, avait pris de sa propre initiative un privilège dimpression, et publié en 1694 un premier recueil contenant dix-sept textes. Cette parution entraîna un litige avec ses collègues, qui lui reprochèrent de mettre en péril leur activité, mais donna lieu à plusieurs contrefaçons, signe que Gherardi avait eu raison de parier sur le succès de librairie de ces textes. En 1700, alors que les Italiens ne peuvent plus jouer à Paris, et quelque temps seulement avant sa mort, le comédien présente au Dauphin un nouveau recueil, plus important, en six volumes, et contenant cinquante-cinq pièces. Cest cette dernière édition que Charles Mazouer, directeur de la collection « Bibliothèque du Théâtre Français » chez Classiques Garnier, a décidé de republier, en en confiant lédition à différentes chercheuses et chercheurs en littérature. Le tome II a été édité par Isabelle Ligier-Degauque, et le musicologue Bertrand Porot pour létablissement dun air original.

Régulièrement active en France depuis la fin du xvie siècle, la « Comédie Italienne » avait pris au début des années 1680 linitiative dinsérer dans ses spectacles des scènes en français, « pour se conformer au goût et à lintelligence de la plupart de ses auditeurs » (« Avertissement », 1694), le rapport dimportance entre ces passages et les scènes en italien sinversant progressivement. En outre, lédition permit à Gherardi de polir un texte traditionnellement accusé dobscénité : « Les amateurs des sujets suivis y trouveront environ quarante comédies entières, que jai fait imprimer comme on les jouait sur notre théâtre, à la réserve du langage de Pasquariel que jai corrigé, et de la plupart des scènes quil jouait, dont je nai mis que la teneur : parce quelles étaient ou toutes postiches, ou tout à fait italiennes, cest-à-dire toutes grimaces et toutes postures. » (« Avertissement », 1700). En passant globalement sous silence ces scènes de pur jeu comique (ou « lazzis ») réduites à des didascalies minimales, Gherardi obtient le résultat le plus proche possible des comédies françaises contemporaines. Sautorisant de lapprobation de Boileau, il sen justifie précisément au nom de la préservation de « la satire fine et délicate, [de] la connaissance parfaite des mœurs du siècle, […] ; en un mot, [de] tout le sel et [de] toute la vivacité dont tous les dialogues de ce recueil sont remplis » (« Avertissement », 1700). Par ailleurs, des textes métacritiques sont 212rajoutés aux pièces principales déjà publiées en 1694. Ainsi le tome II adjoint à La Cause des femmes et à Arlequin homme à bonne fortune, une « Critique », et au Divorce, pièce dans laquelle il fit ses débuts en Arlequin, une « Défense » de Gherardi lui-même, tandis que des allusions à la rivalité des théâtres parisiens surgissent régulièrement au détour dune réplique contre lAcadémie royale de musique ou contre le Théâtre-Français.

Lavertissement préliminaire, très augmenté, précédé de la dédicace à Madame, et de la description dun feu dartifice offert par la troupe pour la paix de Savoie en 1696, achèvent de donner au recueil définitif la fonction dun petit monument élevé à la gloire de « lAncien Théâtre Italien », comme on le surnommera après le rappel dune nouvelle troupe de comédiens italiens, obtenu seulement en 1716, sous la Régence. En attendant, les volumes sont « enrichis destampes en taille douce à la tête de chaque comédie, à la fin de laquelle on trouvera les airs quon y a chantés, gravés-notés, avec leur basse-continue chiffrée », et lun des frontispices figure « le chagrin du public qui en perdant les Italiens a perdu les plus beaux ornements du théâtre comique, et à qui il ne reste rien, pour le combler dune si grande perte, que le recueil que je lui présente. » (« Avertissement », 1700). Le livre parvient ainsi à pallier labsence de la représentation, ce qui semble paradoxal lorsquon pense à la virtuosité des acteurs, si lon se fie au marquis dArgenson qui sétonnait de continuer à rire après plusieurs lectures.

Si les Italiens semblent avoir joué des pièces entièrement en français à partir de 1692, ce nest donc pas encore le cas des dix comédies contenues dans le tome II, créées entre 1687 et 1690. Afin de justifier son initiative éditoriale, Gherardi expliquait que ces scènes étaient lœuvre de « personnes desprit et de mérite, composées par la plupart dans leurs heures de recréation, et données par quelques-uns gratis à la troupe. » (« Avertissement », 1694). Issus de la robe et de la bourgeoisie de finance, ces poètes amateurs ont dailleurs contribué à orienter les railleries des Italiens vers la satire de ce milieu, garantissant leur succès auprès du public parisien.

Sont représentés ici deux importants contributeurs : Anne Mauduit de Fatouville premier collaborateur des Italiens et artisan de leur migration vers le français, représenté à quatorze reprises dans le recueil, signe deux comédies ajoutées à lédition de 1694 : Le Marchand dupé (septembre 1688), et Colombine femme vengée (janvier 1689). Surtout, on voit apparaître Jean-François Regnard, qui débute avec Le Divorce, en mars 1688, un mois après La Critique de La Cause des femmes de Jacques de Losme (ou Delosme) de Montchesnay, jouée le 14 février 1688, qui elle-même commentait La Cause des femmes, créée le 26 décembre 1687. Suivant le même procédé mi-publicitaire, mi-métapoétique, lArlequin homme à bonne fortune (10 janvier 1690) du même Regnard fait lobjet de la Critique de lhomme à bonne fortune (1er mars). On trouve enfin une troisième comédie de cet auteur, représenté au total par onze pièces dans le recueil de Gherardi : La Descente de Mezzetin aux Enfers (mars 1689) qui annonce le Mezzetin grand Sophi de Perse de Montchesnay (juillet 1689).

Léditrice ajoute enfin une comédie de labbé Laurent Bordelon tirée dune autre édition du Théâtre italien parue à Amsterdam en 1701, Les Intrigues dArlequin aux Champs Élysées, qui ne fut pas représentée, ainsi que des variantes tirées de lédition séparée de 1691. La pièce, conçue en hommage à Dominique, le grand Arlequin de la troupe mort brutalement en 1688, auquel succéda Gherardi, résonne 213avec le projet mémoriel du recueil. Toutefois, destinée à la lecture, allégorique et savante, cette pièce appelle un appareil de notes et de variantes beaucoup plus développé.

Gherardi offrait lui-même avec modestie ces « bagatelles » qui nétaient pas « toutes dégale force » (Dédicace), et si Isabelle Ligier-Degauque souligne la qualité documentaire de ce répertoire, qui se fait lécho des préoccupations de la bourgeoisie parisienne, de la vie des spectateurs et des théâtres, il sagit avant tout de pièces écrites sur mesure, transcendées par le spectacle et le génie des comédiens. Lédition moderne supprime les frontispices, mais réunit les versions plus ou moins pirates, rajoute des scènes et donne une idée, grâce à des recoupements, des jeux comiques. Les allusions sont soigneusement éclairées, le glossaire et les annotations élucident les plaisanteries, éclairant ce qui reste de la verdeur originelle.

Laura Naudeix

William Brooks, François Boscheron, ami de Challe, ses œuvres, ses biographies et ses travaux éditoriaux. Une enquête bio-bibliographique. Berlin, Oxford, Bern, Bruxelles, New York, Wien, Peter Lang, « Medieval and Early Modern French Studies », 2020. Un vol. de 472 p.

La redécouverte de Robert Challe et la reconstitution de son œuvre, avec lédition critique des Illustres Françaises, des Mémoires, lattribution des Difficultés sur la religion et de la Continuation de Don Quichotte à Robert Challe… constitue à soi seule une aventure digne dIndiana Jones dans laquelle Frédéric Deloffre interpréta le rôle dévolu à Harrison Ford tandis que des disciples et amis jouaient leur part au cours de certains épisodes décisifs. William Brooks a suivi depuis près de cinquante ans les étapes de la récupération de lœuvre de Challe. Sa curiosité passionnée la amené à sintéresser, en parallèle, à Boscheron, un ami de Robert Challe qui apparaît dans les marges de sa vie au moment où Challe entre en contact avec les rédacteurs du Journal littéraire de La Haye.

William Brooks démontre ici que ce Boscheron, qui sappelait François et non Philippe, na pas été seulement un intermédiaire entre Challe, Sallengre et les journalistes de La Haye. Il fut lui-même très actif sur le plan intellectuel, travaillant à la Bibliothèque royale pour labbé Jean-Paul Bignon à qui il dédia un manuscrit, rédigé vers 1718, de Mémoires pour servir à la vie de Monsieur Charpentier et à lhistoire de lAcadémie Françoise, dans lesquels il recopie les manuscrits de Charpentier et en particulier sa correspondance (Paris, BnF, département des manuscrits, Français 15276). Ce travail lui permit de rassembler dans un Carpentariana, paru chez Le Breton fils en 1724, les pensées historiques, critiques… et les bons mots deF. Charpentier, lacadémicien responsable entre autres des inscriptions disposées en dessous des peintures de Lebrun qui ornent la galerie des Glaces à Versailles, objets de travaux récents de Gaëlle Lafage et parallèlement de Florence Vuilleumier-Laurens et Pierre Laurens.

Boscheron rédigea deux, voire trois biographies de Philippe Quinault, dont celle qui se trouve en tête de lédition en cinq volumes de son Théâtre paru en 1715. William Brooks réfute formellement lattribution de cette dernière vie au neveu de Quinault, larchitecte Boffrand. Durant lannée 1714, pendant quil 214travaillait à lédition des Poésies de Pavillon, Boscheron commente un mémoire de labbé de Saint-Pierre que lui ont transmis les rédacteurs du Journal Littéraire (p. 89-91). Il édite des écrits dAntoine Varillas et rédige un Varillasiana. Outre les manuscrits de Charpentier, il a sauvé de la disparition dimportants ouvrages de labbé dAubignac et dAntoine Galland.

William Brooks situe lattitude de Quinault dans les prémices de la Querelle des Anciens et des Modernes. Il rassemble (p. 287) des informations sur la collaboration de Mlle Serment et de Quinault, cette Mademoiselle Serment à qui Challe emprunte, sans en révéler lorigine, les vers quil attribue au vieux Dupuis dans Les Illustres Françaises (Droz, 1991, p. 62-63). Après 1721, peut-être en 1725, Boscheron rédige le manuscrit, inédit, dune Vie deCorneille (p. 315-334).

William Brooks établit la parentèle des Boscheron et ses relations avec le milieu du Temple. Cinquante ans de recherches ponctuelles et de glanures diverses classées et mises en relations par un chercheur attentif aux moindres indices et qui transmet à son lecteur le plaisir de ses découvertes et de ses conjectures.

La composition de cet ouvrage, complexe parce quelle sapparente aux gravures de M.C. Escher, comme le reconnaît plaisamment William Brooks, demande un lecteur attentif ; cest que les références sont multiples et quil faut le flair et la passion de lauteur pour recueillir les plus petits indices afin déclairer une vie qui ne sétait jamais retrouvée sous les feux des projecteurs dun chercheur émérite et navait jamais fait lobjet dune attention comparable.

Jacques Cormier

Voltaire, Théâtre complet. Sous la direction de Pierre Frantz. Tome I. Lentrée en scène. Édition de Vincenzo De Santis, Gianni Iotti, Michèle Sajous dOria et Thomas Wynn. Sous la direction de Renaud Bret-Vitoz et Gianni Iotti. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2019. Un vol. de 592 p.

Ce tome I de lédition du Théâtre complet de Voltaire chez Classiques Garnier, sur les six à paraître, comprend les pièces de jeunesse : fragments dAmulius et Numitor, Œdipe, Artémire, Mariamne, LIndiscret et La Fête de Bellebat.

Le volume souvre sur une « Introduction générale » de Pierre Frantz, magnifique présentation synthétique de la production dramatique de celui qui devient M. de Voltaire avec Œdipe, écrit, joue du théâtre toute sa vie, est considéré comme poète épique et dramatique par ses contemporains, qui est en tête du répertoire et place au début de « lédition encadrée » son théâtre, aujourdhui peu lu et encore moins représenté, en dépit de quelques redécouvertes à partir des années 1960 (mises en scènes, lectures, colloques, éditions). Lintroduction pose les jalons essentiels de lapproche méthodologique, critique et intellectuelle de ce théâtre. Pierre Frantz replace lapproche du théâtre voltairien dans un contexte large qui refuse les écueils de lhistoricisme et de lanachronisme, se débarrasse de lidée fausse dun pseudo-déclin de la tragédie au xviiie siècle, mais également dun théâtre à thèse. Il insiste sur la place singulière de Voltaire face à la scène virtuelle des Lumières. Il montre comment celui qui nest pas un théoricien comme Diderot, mais pratique plutôt une critique et une poétique à la manière de 215Corneille dans ses Préfaces, occupe une position moyenne avec une démarche de classicisation selon un idéal de perfection affirmé avec Le Siècle de Louis XIV, combat les audaces de Shakespeare pourtant découvert en Angleterre, critique Corneille dans ses Commentaires (ce qui prépare lattaque des Romantiques), conserve la différence entre tragédie et comédie, ne comprend guère le drame bourgeois et rejette la prose tragique. Autant de partis pris qui ne lempêchent pas de promouvoir le visuel, de concevoir le théâtre comme un espace public ainsi que le montrent les destinataires de ses épîtres dédicatoires (Milord Bolingbroke ou Fakener), douvrir historiquement et géographiquement les espaces tragiques, dinscrire les grands débats du siècle au cœur de ses intrigues, de comprendre les demandes et envies dun public avide dopéra et de spectaculaire, de tenir le milieu du gué en dépit des critiques, dœuvrer pour la libération du plateau, lillusion théâtrale, la vraisemblance des costumes et des décors, de faire de la représentation un test au plus près des acteurs, contradictions qui nen sont pas pour Voltaire et que Pierre Frantz résume dans lidée de sublime, sublime de la pensée, de limage et du style.

Renaud Bret-Vitoz et Gianni Iotti présentent globalement ces pièces de « lentrée en scène » de manière élégante et concise, en insistant sur la chronologie (collège et influence du théâtre des jésuites), le choix intellectuel et carriériste de la tragédie, le pari que représente la reprise dŒdipe après Sophocle (dont débat Dacier) et Corneille, le traitement du chœur après Racine, mais aussi la première apparition du trio et motif « obsédant » au sens où lentendait Charles Mauron autour duquel Voltaire construit la plupart de ses tragédies, sans oublier les interprétations successives des rôles par les plus grands acteurs de la Comédie-Française, de la création aux diverses reprises (Larive, Talma, Mlle Raucourt entre autres). Chaque pièce est ensuite précédée dune présentation et suivie des variantes les plus significatives par rapport à lédition dOxford.

Si les fragments dAmulius et Numitor font bien figure dexercice de jeunesse, lédition dŒdipe par Gianni Iotti met en valeur la genèse de la pièce, la question de la simplicité grecque, lorigine de lintrigue amoureuse et du personnage de Philoctète, labsence de Créon et de Tirésias, les implications politiques sur la légitimité du pouvoir conjugué au débat sur fatalité et destin et la première création de ces innocents persécutés du théâtre voltairien entre tragique et mélodramatique appelés à un riche avenir. Lédition de la tragédie senrichit des nombreuses pièces liminaires (lettre à Charles Porée, Préface défendant les principes « classiques » contre Houdar de La Motte), complétées par Des trois unités, De lOpéra et Des vers en prose. Un ensemble de sept lettres de 1719 témoigne de la poétique de Voltaire : examen des Œdipe précédents, explications sur les chœurs, réponses aux critiques.

On en dira autant dArtémire et Mariamne, éditées par Michèle Sajous dOria, qui rend claires les sources comme les transpositions historiques et géographiques des deux tragédies, montre la naissance de ces figures féminines mariées à un monstre qui feront leur chemin jusquà Irène, rappelle et commente les destinées très diverses des deux pièces, dont la seconde, reprise jusquen 1793 en dépit dellipses, est caractéristique des pratiques de réécriture voltairiennes avec des réemplois de vers et des modifications de personnages (Sohême remplaçant Varus en 1762).

Avec L Indiscret et La Fête de Bellebat, on aborde deux versants nouveaux, appelés à se développer, la comédie et le théâtre de société pour lequel Voltaire 216éprouva un amour constant. La présentation de Vincenzo De Santis fait le point sur ce premier succès comique de Voltaire, créé à la Comédie-Française et repris à la Cour, dans une stratégie courtisane visant à sattirer les bonnes grâces de la jeune reine à travers la puissante dédicataire, Mme de Prie. Cette pièce en un acte, entre comédie de caractère et de mœurs, dont le sujet sinscrit dans un ensemble (Destouches et Boissy entre autres), met en scène un petit-maître, pris en flagrant délit dindiscrétion et de calomnie à la suite de quiproquos, et que le dénouement ne corrige pas ; elle témoigne de lambition voltairienne dun théâtre comique noble. Quant à La Fête de Bellebat qui clôt ce tome I, Thomas Wynn montre combien cette pièce de circonstance entre théâtre de société et théâtre de cour sinscrit dans le cercle de pouvoir de Mme de Prie. Étroitement liée, comme tous ces textes, au lieu, au commanditaire et aux spectateurs dont elle flatte la culture commune et quelle fait entrer en scène directement ou par allusion, elle prend la forme dune fête autour du curé de Courdimanche, amateur de vins et de femmes qui désigne Voltaire comme son successeur, couronné par Mme de Prie elle-même (alors que la disgrâce de la favorite ne va pas tarder).

Une bibliographie générale réduite, ce dont on peut se féliciter, des bibliographies spécifiques à chaque pièce, un index lexical et un index des noms propres complètent cette édition qui – on ne saurait en douter – invite déjà et invitera au fil des volumes suivants à relire et à donner à lire et étudier ce théâtre encore mal connu ou victime da priori, etquune approche scientifiquement irréprochable met ici à la portée dun plus grand nombre.

Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval

Barthélémy Christophe Fagan, Théâtre de la Foire et Théâtre italien complets. Tome I. Théâtre de la Foire (1730-1738). Édition critique par Flora Mele. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2020. Un vol. de 646 p.

Lédition critique par Flora Mele du Théâtre de la Foire (1730-1738) de Fagan participe dune dynamique scientifique et éditoriale qui contribue depuis plusieurs années à la redécouverte et à la réhabilitation dun ensemble de pièces dune grande diversité esthétique et dramaturgique, souvent exclues jusqualors du champ littéraire. Ainsi de nombreuses pièces des théâtres de la Foire et de la Comédie-Italienne sont à présent accessibles. Les Classiques Garnier ont entrepris la publication du Théâtre italien de Gherardi (t. I, dir. N. Marque et t. II, dir. I. Ligier-Degauque) et du Théâtre de Boissy (t. I, dir. I. Galleron). Les Éditions Espaces 34 ont publié Théâtre de la Foire, anthologie de pièces inédites 1712-1736, (dir. F. Rubellin), Pyrame et Thisbé. Un opéra au miroir de ses parodies, 1726-1779, (dir. F. Rubellin), Médée, un monstre sur scène. Réécritures parodiques du mythe, 1727-1749, (dir. I. Ligier-Degauque), Perrault en scène. Transpositions théâtrales de contes merveilleux, 1697-1800, (dir. M. Poirson), Atys burlesque. Parodies de lopéra de Quinault et Lully à la Foire et à la Comédie-Italienne, 1726-1738 (éd. F. Rubellin).

Flora Mele choisit déditer neuf pièces de Fagan représentées pour la première fois entre 1730 et 1738 aux Foires Saint-Germain et Saint-Laurent, à lexception 217de la parade donnée en société, Isabelle grosse par vertu (1738), qui vient clore son ouvrage.

Le quatrième tome du Théâtre de M. Fagan et autres œuvres du même auteur (Paris, Duchesne, 1760), publié après sa mort, a servi de texte de base pour lédition de neuf pièces sauf pour deux autres, qui ny figuraient pas (le divertissement des Éveillées de Poissy et Les Petits Comédiens).

Lécriture de la majorité des pièces de cette édition est le fruit dune collaboration entre Fagan et Pannard (Le Sylphe supposé, LEsclavage de Psyché, La Fausse Ridicule, Les Petits Comédiens, Le Temple du Sommeil, Momus à Paris) ou entre Pannard et Pontau (Isabelle Arlequin). Seuls le divertissement des Éveillés de Poissy (1731) – le reste de la pièce demeure introuvable – et la parade dIsabelle grosse par vertu (1738) sont attribués à Fagan uniquement. Sans aborder dans son introduction générale les relations entre les auteurs et les difficultés didentification de la contribution spécifique de chacun, Flora Mele choisit de les évoquer dans deux présentations de pièces. Dans celle dIsabelle Arlequin, elle donne quelques éléments biographiques utiles sur la carrière de Pontau – directeur de lOpéra-Comique à partir de 1728 – et liste les nombreuses collaborations de cet entrepreneur et dramaturge avec Pannard ; aucune information nest fournie, en revanche, sur la nature de la collaboration artistique entre Fagan et Pannard.

Lintroduction de louvrage se focalise sur la vie parisienne et les fréquentations mondaines de Barthélémy Christophe Fagan, sa carrière jusquen 1738, ses co-créations dramatiques, la structure épisodique dun grand nombre de ses pièces et lutilisation de la musique dans son théâtre. Les productions auxquelles Fagan participe pour les théâtres forains sinsèrent dans un contexte de querelles entre institutions concurrentes dont certaines pièces se font lécho. De même que pour dautres dramaturges, comme Fuzelier, Piron, ou Pannard, Fagan a travaillé pour plusieurs théâtres parisiens ; il a ainsi contribué à la circulation de composantes esthétiques entre les différents répertoires et sa carrière offre le témoignage dune porosité entre les institutions rivales (Comédie-Française, Théâtre-Italien et théâtres forains).

Flora Mele présente Fagan comme « un maître » de la comédie épisodique, ou pièce à tiroirs, pour laquelle le lien entre les différentes scènes est assuré par la présence dun seul personnage, servant de pivot, tandis que tous les autres se succèdent face à lui dune scène à lautre. Cette structure spécifique permet à Fagan de favoriser un comique satirique (Momus à Paris, 1732) ou une fine critique de lactualité théâtrale (Le Temple du Sommeil, 1731).

Dans la présentation des pièces, Flora Mele éclaire les sources dinspiration du ou des auteurs qui savent tirer parti de sujets alors en vogue. Dans celle du Sylphe supposé (1730), elle montre comment ce génie des airs fut sujet à un véritable phénomène de mode en littérature, du conte de Crébillon fils à La Sylphide de Biancolelli, grand succès, dont la pièce de Fagan et Pannard sinspire (il faudrait préciser que ce nest pas une parodie). Dans LEsclavage de Psyché, les mêmes auteurs exploitent une histoire mythologique reprise de nombreuses fois sur les scènes parisiennes.

Les recherches menées sur lidentité des acteurs et les justifications des rôles quils occupent constituent lun des apports majeurs de ce volume. La première représentation de La Fausse Ridicule (1731) permit au public de découvrir Mlles Le Grand et Darimath, et lopéra-comique des Petits Comédiens (1731) de mettre en valeur le talent de la jeune Mlle Chéret.

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Lédition des pièces bénéficie dun riche appareil de notes. Afin de rendre plus accessible la lecture des textes, Flora Mele fournit dindispensables définitions lexicales, dont la source, pour le chercheur curieux de sy reporter, pourrait être indiquée de manière plus systématique. Dautres notes, plus contextuelles, sont également appréciables, à linstar de celle sur « le château de Grillardin », mêlant connaissance historique et analyse onomastique (p. 495-496, n. 18).

Outre lédition de pièces à proprement parler, on appréciera la publication de deux compliments, textes prononcés à louverture et à la clôture de la saison théâtrale, pris en charge par un ou plusieurs comédiens, dont le principal objectif est de réclamer lindulgence du public. Le premier est pris en charge par Mlle Le Grand (il ne faudrait pas lappeler « prologue » p. 125). Le second, prononcé pour la clôture de la Foire Saint-Laurent 1731, est donné sans présentation ni notes explicatives alors quil aurait été intéressant de préciser quil fut composé par Pannard et prononcé par la jeune Marie Chéret, qui comptait parmi les « petits comédiens » de la pièce éponyme, et quon dispose de deux autres versions de ce compliment, lune manuscrite, conservée à la Bibliothèque nationale de France (sous la cote ms. fr. 9324, fos 509-510v), lautre imprimée, dans le Mercure de France doctobre 1731 (p. 2428-2429).

En fin douvrage, un appendice musical, résultat dun travail collectif (Corinne Pré, Flora Mele, Fernando Morrison) rend accessible un nombre important dairs de vaudevilles présents dans les pièces éditées. Il est précédé dune introduction de Corinne Pré qui les répartit en différents types. Ce travail de recherche précis sur les sources des musiques employées par Fagan et ses collaborateurs intéressera aussi bien le musicien amateur que le chercheur plus spécialiste.

Cette édition, utile et attendue, est malheureusement entachée dune cinquantaine de coquilles surprenantes pour les Classiques Garnier. En voici quelques-unes : « Départment » (p. 21), « point de vu » (p. 35), « est » au lieu de « et » (p. 256), « 17170 » pour « 1717 » (p. 292), « satyriques » au lieu de « satiriques » (p. 336), « développent » pour « développement » (p. 362), « conclue » au lieu de « conclut » (p. 430).

Julien Le Goff

Philippe Néricault-Destouches, Françoise de Graffigny, Correspondance. Lettres réunies et présentées par David Smith avec la collaboration de Marie-Thérèse Inguenaud. Paris, Société Française dÉtude du Dix-huitième siècle, 2020. Un vol. de 200 p.

Le volume comprend cinquante-trois lettres de Destouches écrites entre le 12 décembre 1750 et le 16 mars 1754, adressées à Françoise de Graffigny, une lettre à Jeanne Quinault leur amie commune, une lettre du fils de Destouches à Mme de Graffigny relatant lattaque cérébrale du dramaturge, une lettre de cette dernière et les premières scènes dune petite pièce intitulée Le Sous-gouverneur, lorsque Destouches pense pouvoir collaborer avec son amie au théâtre déducation destiné à la Cour de Vienne.

La correspondance naît à linitiative de Destouches, admirateur de Cénie et grâce à une relation commune, Jeanne Quinault et plus généralement la famille 219Quinault, interprètes regrettés de Destouches à la Comédie-Française. Les échanges sont riches et variés. Le théâtre y occupe une place importante : échange de manuscrits, tentatives diverses de Destouches pour la Cour de Vienne avec Le Dépôt, Le Sous-gouverneur et le dialogue du canevas des Saturnales que Mme de Graffigny propose également à Voisenon, Jean-Jacques Rousseau et Antoine Bret pour finalement lécrire seule. Destouches, célèbre depuis 1711, est installé à Fortoiseau (près de Melun) depuis 1727, où il mène avec sa femme et sa fille une vie de gentilhomme campagnard : il est moins joué, sinquiète de la reprise de ses succès tel Le Philosophe marié ou Le Triple mariage et de la création de ses nouvelles pièces comme Le Dissipateur, comme de la façon dont elles sont jouées et reçues. Il pense de plus en plus à un théâtre lu et il est vrai que ses dernières compositions ne sont pas représentées (tel Le Mari confident entre autres). Parisienne, Mme de Graffigny lui relate les représentations auxquelles elle assiste ou dont elle se fait lécho, le tient au courant des activités théâtrales et autres créations de Voltaire (tragédies sur des sujets traités par Crébillon père, projets de retour à Paris, publications diverses, relations avec Maupertuis et le roi de Prusse). Elle se fait chroniqueuse théâtrale (au sujet des pièces de Devaux, Marmontel, Portelance, La Chaussée entre autres, des rivalités entre théâtres et des querelles musicales), envoie des livres par le coche deau à Destouches (Le Siècle de Louis XIV, Considérations sur les mœurs de ce siècle de Duclos, lettres de Mme de Maintenon éditées par La Baumelle), mais aussi des romans dont se délectent sa femme et sa fille. Parfois le fils Destouches, mousquetaire de son état, sert de messager pour les lettres et les colis dont lacheminement ne va pas sans difficultés.

Bref, sétablit assez rapidement une correspondance de plus en plus familière qui aborde les sujets politiques (le conservatisme politique et religieux de Destouches sexprime), la santé (celle des deux épistoliers, de leurs familles respectives et de leurs amis : naissances, fausses-couches, malaises et maladies dont la petite vérole), préoccupations diverses (soucis agricoles, dépenses du fils, mariage de la fille et nuit de noces !)…

Lensemble de ces textes, soigneusement annotés (sources manuscrites et imprimées, contexte et réseaux), complétés par un précieux index des personnages et des ouvrages cités dans les lettres, restitue les échanges entre les deux auteurs et létat desprit de Destouches à la fin de sa vie (la dernière lettre étant écrite quatre mois avant son décès) et vient très heureusement compléter la correspondance de Mme de Graffigny et la publication en cours du Théâtre complet de Destouches.

Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval

Christian Albertan, Les Mémoires de Trévoux 1751-1762. Un moment dans lhistoire religieuse et intellectuelle de la France du xviiie siècle. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2020. Trois vol., 1842 p.

Cet ouvrage dune immense érudition et remarquablement écrit vise à étudier sous tous les aspects possibles le célèbre périodique jésuite lors de son apogée, soit les neuf années précédant la suppression de lillustre Compagnie, un des moments les plus intenses et les plus complexes de lhistoire religieuse et intellectuelle du xviiie siècle. Cest durant ces années cruciales que lEncyclopédie de Diderot se 220heurte à de nombreux adversaires, et notamment aux journalistes des Mémoires de Trévoux. Cest aussi lheure du grand affrontement entre les jésuites et les jansénistes qui accusent les premiers de molinisme, et souvent de complaisance coupable à légard des mouvements philosophiques, parce quils ne les condamneraient pas avec la sévérité nécessaire. Issu dune thèse en histoire soutenue en 1999, ce travail est une défense de la démarche érudite et aussi de la probité intellectuelle des journalistes de Trévoux que les dix-huitièmistes ont longtemps considérés, en adoptant le regard des Philosophes eux-mêmes, comme des esprits rétrogrades et obscurantistes. Sans vouloir nécessairement réhabiliter les Mémoires de Trévoux, lauteur récuse, à juste titre, lopposition manichéenne qui tend à opposer les Lumières aux anti-Lumières, représentées par les journalistes de Trévoux. Certes, ceux-ci sopposent clairement à lEncyclopédie et aux Philosophes modernes quils accusent dirréligion, en défendant lÉglise et le dogme catholique, mais ils souvrent aussi à tous les problèmes du siècle et sont particulièrement intéressés par les découvertes de la science moderne. Il leur arrive même doublier le point de vue catholique, quand ils recensent des livres portant sur des sujets divers. Ce périodique, que les chercheurs ne lisent, souvent, que par fragments, pour étayer un a priori négatif, est pourtant un des principaux journaux dérudition à vocation généraliste quun public lettré et épris dexactitude, venu dhorizons divers, sempresse de lire. Son étude permet, à ce titre, selon lauteur, détudier tous les battements de la vie intellectuelle, des plus ténus aux plus profonds, à un moment historique donné. Notons demblée la très grande qualité de linformation, tirée darchives multiples. Celles des jésuites et celles du Vatican napportant rien de décisif, le chercheur a dû recourir à la technique de « lorpaillage » : tirer lor de sources dispersées dans de nombreuses bibliothèques.

Le Père Berthier qui prend la tête du journal en 1745 demeure, pour le public non spécialiste, un personnage emblématique de lantiphilosophie, moqué par Voltaire, dans la Relation de la maladie, de la confession, de la mort et de lapparition du jésuite Berthier (1759). Certes celui-ci condamne résolument ce qui porte atteinte à la monarchie de droit divin et au catholicisme, mais il nest pas cet ecclésiastique obtus que nous décrit Voltaire. Lorsquil prend la direction du journal, Berthier trouve une institution divisée par de multiples et dincessantes querelles. Les encyclopédistes ont tendance à lui attribuer des articles qui sont le fait dun travail collectif. Christian Albertan, fin connaisseur de la presse dAncien Régime, jette un regard neuf sur les modalités de la rédaction du journal : aux collaborateurs réguliers qui ont le titre de « scriptors », tournés vers les questions théologiques et philosophiques, sajoutent les rédacteurs occasionnels et les journalistes de lombre. Certains articles, émanant dintervenants étrangers à léquipe rédactionnelle, contribuent à conférer au journal prestige et considération. Il arrive même quun janséniste intransigeant, ou un sceptique déguisé, écrivent un article, à condition toutefois déviter un sujet religieux. Christian Albertan montre que les Mémoires de Trévoux disposent dun vaste réseau de correspondants à lextérieur, bien implantés dans la République des Lettres, grâce notamment à Mme de Graffigny, une grande lectrice du périodique jésuite. La Condamine qui informe le journal est en relation avec Mme Geoffrin ; le Père Plesse, un acteur important du journal, est un ami de lathée Helvétius et fréquente son entourage. Il joue un rôle notable dans un des plus grands scandales du siècle qui aboutit, après de multiples péripéties, à la condamnation du livre De lEsprit dHelvétius.

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Christian Albertan étudie longuement le fonctionnement du journal, en montrant que les critiques émises dans le périodique peuvent faire lobjet de négociations entre les journalistes chargés de cette tâche et lauteur dun livre. Le Père Castel transmet à son ami Montesquieu lextrait des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence quil souhaite publier dans les Mémoires de Trévoux, pour luidemander son avis sur ce choix. Mais dans le cas de lEsprit des lois, quelques années plus tard, les choses se passent autrement. Castel ne faisant plus partie de léquipe dirigeante, Montesquieu nenvoie pas son ouvrage et celui-ci est critiqué pour son irréligion. Il faut également se garder dattribuer au journal, sur un plan philosophique et religieux, une pensée rebelle à toute évolution. On dit souvent que les jésuites se sont ralliés à la pensée cartésienne au xviiie siècle, alors que subsiste en fait un certain flottement au sein de léquipe rédactionnelle. En 1761, un rédacteur reproche à la philosophie de Descartes davoir enfanté le spinozisme. Pour dissimuler ces divergences, la direction préconise la prudence et le renoncement à des prises de position trop voyantes et trop polémiques. Traitant du lectorat, Christian Albertan montre que les journaux érudits dantan et, en loccurrence, les Mémoires de Trévoux, ont un nombre de lecteurs plus important que ne le laisse supposer leur modeste tirage. On assiste, en effet, à des lectures demprunt et à des lectures différées. Ce sont souvent les mêmes lecteurs qui butinent lEncyclopédie de Diderot et les Mémoires de Trévoux. Après avoir étudié très longuement la censure en vigueur sous lAncien Régime, Christian Albertan nous signale que le périodique chrétien néchappe pas à sa surveillance vétilleuse. Ce que souhaitent surtout les autorités civiles, cest que le journal respecte la loi du silence, durant cette période troublée. Les Mémoires de Trévoux parviennent néanmoins à critiquer en sourdine leurs adversaires Philosophes à laide dexpressions codées. Dans une troisième et ultime partie intitulée « Interprétations », Christian Albertan analyse, point essentiel, le combat antiphilosophique du périodique. Il distingue deux phases dans la lutte dirigée contre lEncyclopédie : durant la première, le journal dénonce, dans une perspective érudite, les nombreux plagiats du grand dictionnaire et son ambition dembrasser tous les savoirs. Dans la deuxième phase, à partir de 1753, il adopte un ton plus modéré et semble même abandonner le combat, tout en continuant de manière allusive à critiquer le grand dictionnaire.

Après avoir pris connaissance des 1842 pages de cet ouvrage, le lecteur demeure un peu étourdi. Certes, la thèse générale qui remet en question plusieurs idées toutes faites sur le périodique jésuite est des plus convaincantes et il fallait, bien sûr, recourir à une enquête nourrie dérudition pour y parvenir, mais lon peut regretter que la volonté de ne pas négliger le moindre fait obscurcisse parfois les lignes saillantes de la démarche démonstrative, et brouille un peu la nécessaire hiérarchisation des idées. Plusieurs passages gagneraient beaucoup à être allégés, surtout lorsque lhistorien mêle à ses découvertes personnelles des points déjà acquis par la recherche universitaire. Une analyse systématique et surtout détaillée des lecteurs cultivés lisant les Mémoires de Trévoux est-elle utile, dans la mesure où lon a déjà prouvé que ce périodique devait nécessairement figurer dans la bibliothèque des élites ? Que dexemples relevés et abondamment commentés pour conclure que les Mémoires de Trévoux sont « tantôt le porte-parole, tantôt une sorte davocat de la Compagnie, avec bien sûr des exceptions » (p. 1148). Il nest pas sûr que lambition totalisante qui anime le chercheur relève exactement, 222comme il le prétend, de ce quil est convenu dappeler la microhistoire, laquelle sappuie sur des menus faits soigneusement isolés en fonction dun mode choisi dévaluation, pour reconstruire ensuite une histoire plus générale. Il est un autre point des plus importants. Pour Christian Albertan, la réflexion universitaire sur les anti-Lumières semble sêtre arrêtée à larticle, certes essentiel, de Jean Deprun, paru en 1973 dans la Pléiade ! Or les dictionnaires, ouvrages et colloques ayant remis en question lantique doxa sur les Lumières et leurs opposants se sont multipliés durant ces vingt dernières années. Sy référer aurait pu enrichir lanalyse des positions des Mémoires de Trévoux, au sein de la lutte antiphilosophique, qui est loin dêtre unie, dans son contenu doctrinal et ses options stratégiques. Christian Albertan a fort bien montré que, dans de nombreux articles, le périodique jésuite sinscrit pleinement dans les Lumières, mais il faudrait ajouter que, sil demeure un acteur essentiel de la lutte antiphilosophique, il se distingue toutefois de plusieurs courants radicalement hostiles aux Lumières, notamment dans la course de vitesse qui sempare des intervenants hostiles à lEncyclopédie pour dénoncer le grand dictionnaire. Une réflexion plus affinée sur les concepts d« anti-Lumières » et d« antiphilosophie », qui ne sont pas synonymes, aurait permis de mieux préciser les positions des Mémoires de Trévoux et de leurs lecteurs. Un exemple : Mme du Deffand, qui lit le journal jésuite, tout en entretenant des relations amicales avec certains Philosophes, nest pas seulement « éclectique » (p. 729), elle soppose totalement au militantisme philosophique de son ami Voltaire, mais elle nappartient pas pour autant aux anti-Lumières. En dépit de ces réserves, limmense travail de Christian Albertan et lexhaustivité de sa visée offriront aux chercheurs futurs un ensemble de références indispensables et souvent insoupçonnées pour étudier, dans toute sa complexité, la vie intellectuelle de cette période tumultueuse.

Didier Masseau

Marie Leprince de Beaumont, Mémoires de Madame de Batteville ou la veuve parfaite. Édition de Rotraud von Kulessa. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviiie siècle », 2020. Un vol. de 222 p.

Même si ces dernières années les travaux sur Marie Leprince de Beaumont se sont multipliés, les éditions critiques de ses œuvres restent rares. Cette édition des Mémoires de Madame de Batteville ou la veuve parfaite (1766), si soigneusement commentée et annotée, vient combler cette lacune, comme le revendique son éditrice Rotraud von Kulessa dans son introduction. Si Marie Leprince de Beaumont est connue de nos jours surtout pour son Magasin des enfants, et pour la réécriture quelle y présente de La Belle et la Bête, ses autres romans, à caractère éducatif, méritent une nouvelle relecture qui nous permettra délargir nos considérations sur lauteure et sur les Lumières chrétiennes. Même si elle est traditionnellement associée au camp des « anti-Lumières » pour sa défense acharnée du catholicisme, nous allons constater au long des pages du roman la pluridimensionnalité de sa plume, qui défend, certes, une formation chrétienne éclairée, mais qui revendiquera toujours être guidée par la raison. Cette démarche de la romancière qui rêve dharmoniser foi et raison, nous mènera à nous questionner sur le rôle de lapologétique chrétienne au sein des Lumières.

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Les échanges épistolaires entre deux connaissances, Madame de Batteville, protagoniste de lhistoire, et son amie Madame de Castelet, servent de cadre au développement pédagogique de la romancière. Les histoires des deux femmes en viennent à illustrer les dangers des unions par amour et les bienfaits des alliances de raison. Madame de Batteville raconte dans ses lettres quelques moments importants de sa vie et de son histoire damour avec Monsieur des Essarts ; une passion malheureuse à ses débuts et qui étrangement finit dans le bonheur quand la protagoniste renonce à un mariage avec son ancien amant, pour lui faire épouser sa fille : ce couple de raison (puisquil réunit fortune et sentiment) formera une nombreuse et vertueuse famille. Sa correspondante, en revanche, épousera par amour Monsieur de Castelet et elle connaîtra bien des peines, causées par les infidélités de son époux ; comme lavait prévenue son amie, les dehors brillants cachent souvent les chagrins les plus cuisants.

Comme souvent dans les écrits pédagogiques des auteures de lépoque, la formation que Marie Leprince de Beaumont destine au « beau sexe » peut paraître bien conservatrice au premier abord. Mais lintroduction signale, à juste titre, quil ne faut pas sy méprendre, puisque dans ce roman nous apercevrons, comme dans bien dautres textes de la romancière, une écriture qui affirme la supériorité intellectuelle de certaines femmes sur les hommes, et qui réclame leur accès au savoir et à la libre pensée. Lauteure y présente un modèle de femme philosophe, et douée dune capacité de raisonner très développée. Nous découvrons de même, par une mise en récit de la situation éducative, le rôle majeur de la mère éducatrice qui nexerce pas son autorité pour simposer, et qui privilégie la confiance ; cette figure formatrice ouvre, par lamitié et par des rapports égalitaires, les voies à la raison, pour permettre ainsi à son élève de triompher des adversités et des tentations. Ces contenus novateurs mais dapparence essentiellement pieuse, furent jugés très précieux à lépoque et vinrent élargir la renommée que la pédagogue avait acquise depuis la parution de son Magasin des enfants ; lEurope entière sarracha ses œuvres et ses traductions, en particulier dans des contrées marquées par la religion comme lAllemagne ou lEspagne. La lecture moderne de son œuvre reste fondamentale pour comprendre lhistoire de la pédagogie de ces pays.

Nous apprenons, à la lecture de la remarquable introduction et de ces pseudo-mémoires qui se présentent sous forme de lettres, que Marie Leprince de Beaumont participa aux multiples débats de son siècle autour du genre romanesque. Et cela depuis le choix de la forme épistolaire, si à la mode à lépoque, pour transmettre son message, jusquà la recommandation dencourager la lecture de romans, guidée et raisonnée bien entendu, pour les élèves des deux sexes. Pour la romancière, la lecture « sans cesse » et en tout genre rend les êtres humains libres, les distingue des animaux, et leur permet de se surpasser. Les choix de lauteure sinscrivent donc dans lair du temps et témoignent dun penchant progressiste. Cela dit, Marie Leprince de Beaumont va sacrifier la vraisemblance de son roman, aspect fondamental pour la littérature des Lumières, en faveur dune mise en avant de lintervention de Dieu sur la création. Les lecteurs peuvent ainsi concevoir pourquoi la vie semble parfois incroyable, et la raison va leur permettre de comprendre que les chemins divins savèrent souvent insaisissables : il ne nous reste que lattente.

Lédition de Rotraud von Kulessa est suivie de quatre annexes particulièrement intéressantes pour la compréhension du roman et pour la constatation de limportance de son auteure au tournant des Lumières. Les trois premières sont 224des extraits dautres œuvres de Marie Leprince de Beaumont : dabord du Magasin des adolescents où il est question des bénéfices du mariage de raison comparé à celui damour ; puis des Instructions pour les jeunes dames qui entrent dans le monde à caractère plus religieux, et concernant la question de la providence divine ; et finalement des Américaines, où, à partir dune lecture de De lEsprit dHelvétius, les personnages se questionnent sur la dualité du corps et de lesprit. La quatrième annexe provient de lœuvre De linfluence des femmes sur la littératurefrançaise de Félicité de Genlis ; le « gouverneur » de la famille dOrléans témoigne de « linfluence utile » de Marie Leprince de Beaumont sur la littérature française ainsi que de son rôle dinitiatrice de la littérature pédagogique pour lenfance et la première jeunesse. Un riche appareil de notes et un index des mots et expressions qui éclairent le texte viennent compléter cette édition très soignée. La lecture de Mémoires de Madame de Batteville savère donc passionnante et saura séduire tous ceux qui sintéressent à la littérature pédagogique du siècle des Lumières.

Juan Manuel Ibeas-Altamira

Marie Leprince de Beaumont, Contes moraux et Nouveaux Contes moraux. Édition critique par Sonia Cherrad. Paris, Classiques Garnier, « Masculin/Féminin dans lEurope moderne », 2020. Un vol. de 535 p.

Depuis les années 2000, la vie et lœuvre de Marie Leprince de Beaumont (1711-1780 ?) a fait lobjet de nombreux travaux qui ont permis de mettre au jour lintérêt historique et littéraire de ses ouvrages, mais également de mesurer lampleur de leur diffusion et de leur influence à léchelle européenne. Lédition critique du Magasin des enfants par Élisa Biancardi (Champion, 2008) ainsi que celle, toute récente, des Mémoires de Madame de Batteville, par Rotraud von Kulessa (Classiques Garnier, 2020) témoignent, entre autres, de lattention de la recherche actuelle pour cette autrice et pédagogue, rendue célèbre par sa version de la « Belle et la Bête ». Sonia Cherrad, qui a participé au projet ANR EDULUM (Éducatrices et Lumières : lexemple de Marie Leprince de Beaumont), projet dirigé par Catriona Seth et Rotraud von Kulessa, contribue à ce mouvement de réhabilitation de Madame Leprince de Beaumont en rendant accessibles, dans une version modernisée, deux recueils : les Contes moraux (1773) et les Nouveaux Contes moraux (1776). Cette édition sinscrit dans la lignée des travaux précédents, dont la riche bibliographie établie par Sonia Cherrad offre un état des lieux très utile. Les dix fictions ici regroupées sont intéressantes à plusieurs titres. Sur le plan poétique, tout dabord, ces récits témoignent de la grande diversité des textes que la seconde moitié du xviiie siècle a nommés « contes moraux », sous-titre devenu un véritable slogan publicitaire à la suite du grand succès que connurent ceux de Marmontel dans les années 1760. Si « Le Juge de sa propre faute », qui ouvre le premier recueil de Contes moraux, ressemble en effet à certains contes marmontéliens (recours au piège en vue dune éducation « morale », scènes théâtralisées, jeu sur lonomastique, portrait du philosophe soucieux de cultiver son esprit et la terre), ce nest pas le cas du long récit intitulé « Le Vrai point dhonneur, histoire morale », roman par lettres qui reprend tous les codes du genre (topos du manuscrit trouvé, justification de « vérité » dans la préface, péripéties romanesques, inachèvement de lhistoire). Le pluriel du titre du seconde volume, 225Nouveaux Contes moraux, ne saurait évincer la grande cohérence de lensemble, dont la dimension romanesque est soulignée par la linéarité de la narration et le retour des mêmes personnages : le roman épistolaire « Qui sexpose périra » est en effet complété par linsertion des récits des personnages qui racontent les épreuves douloureuses qui les ont conduits à la vertu. Critiquant de manière virulente la « philosophie moderne », ces fictions se présentent comme des illustrations de ce que Madame Leprince de Beaumont nomme un « christianisme éclairé » (p. 425). Alors que les « incrédules », autrement dit les athées, sont considérés comme la source de la dépravation des mœurs, à linverse, les personnages féminins parviennent à résoudre les dilemmes auxquels ils sont confrontés (par exemple choisir entre un mariage damour et un mariage de raison) en faisant appel à leur foi : pénitences, sacrifices, retraite, soumission et respect de lautorité paternelle et religieuse sont les garants dune vie « morale », autrement dit conforme au dogme catholique. Outre leur dimension apologétique, les récits de Madame Leprince de Beaumont interrogent lopposition traditionnelle entre Lumières et Anti-Lumières. En effet, les deux recueils témoignent des tensions propres aux « Lumières chrétiennes » en mettant en scène une variété de comportements et de valeurs, de lengagement religieux le plus fervent (par exemple Élise dans « Le vrai point dhonneur » ou la Marquise de Bellefond) à la sagesse philosophique dAlindor dans « Le triomphe de la vertu » jusquà la modération de la comtesse de Solmes dans « Le vrai point dhonneur » : « vous tenez le milieu entre le christianisme et le déisme du plus grand nombre, par votre sortie contre lassiduité aux églises », lui écrit Madame Northon (p. 263). Si les préceptes chrétiens sous-tendent lensemble de ces fictions, comme dans le récit intitulé « Qui sexpose périra », qui sert dexemplum à la sentence inspirée de lEcclésiastique (III, 27), véritable leitmotiv de lensemble des deux recueils (voir par exemple « Le Triomphe de la vertu », p. 491), le texte sacré est paradoxalement peu cité. Ces récits, écrits à la première personne, sattachent surtout à rendre compte de la variété des passions et des affres de la conscience qui bouleversent les personnages. Dans la préface du « Vrai point dhonneur », Madame Leprince de Beaumont reconnaît, dans la lignée de Fénelon, que les « préceptes indirects » (p. 82) sont plus utiles que les sermons pour instruire les lectrices des « dangers du vice » : « Plus elles lignorent, plus elles seraient exposées à être séduites si vous [les mères] les perdiez de vue un moment » (p. 80). Alors que dans le Magasin des enfants, Marie Leprince de Beaumont utilisait les contes pour faire de ses élèves des « géomètres », se servait de la fiction comme dun moyen pour apprendre à penser par soi-même, les « contes moraux » écrits vers la fin de sa vie sadressent davantage à la sensibilité des lectrices et visent à susciter leur empathie dans un but social, comme en témoignent les nombreuses réflexions sur le bien commun qui émaillent lensemble des textes. Ces deux recueils montrent en effet le vif intérêt que Madame Leprince de Beaumont porte au sort des femmes, en particulier aux filles livrées à elles-mêmes et réduites à la pauvreté voire à la prostitution. Le roman épistolaire « Le vrai point dhonneur » se termine ainsi par un mémoire très détaillé sur la manière dont est géré matériellement et financièrement un hôpital, cest-à-dire un établissement destiné à accueillir les pauvres et les filles de joie. Radicalement opposée au recours à la force et à la maltraitance, Marie Leprince de Beaumont, par la voix dÉlise, décrit un mode dorganisation fondé sur le travail, légalité de traitement et lentraide. Les passages consacrés au sort des filles déclassées, rejetées de leur famille, réduites à la misère, offrent un tableau précis et particulièrement 226saisissant de la pauvreté en France à la fin du xviiie siècle et de la philanthropie catholique qui tente dy remédier. Compte tenu de la densité des textes, un appareil de notes plus conséquent aurait été fort utile. Louvrage nen demeure pas moins riche denseignement, pour le grand public comme pour la recherche, car il ouvre de nombreuses pistes de réflexion aussi bien dans le domaine de la poétique historique, que dans celui de lhistoire des idées et de lhistoire de léducation des filles.

Magali Fourgnaud

Ana Utsch, Rééditer Don Quichotte. Matérialité du livre dans la France du xixe siècle. Paris, Classiques Garnier, « Études et essais sur la Renaissance », 2020. Un vol. de 315 p.

Le titre de ce livre est peut-être un peu large. Son sujet nest pas la politique dédition de Don Quichotte et sa place dans la culture française du xixe siècle. Même si elle constate lécart entre les traductions simplifiées, reprises des belles infidèles des deux siècles précédents, et une traduction soignée et fidèle comme celle de Viardot, qui paraît en 1836 chez Dubochet avec illustrations de Joannot, Ana Utsch ne sintéresse pas à la traduction, ni à la mise en page ou aux illustrations fréquentes et souvent de fort belle qualité. Même si elle insiste sur le fait que Don Quichotte permet dobserver « toutes les phases du livre illustré et relié » (p. 24), même si elle observe le lien établi par le romantisme entre le roman et la tradition des voyages pittoresques, elle passe rapidement sur les images pour se concentrer sur les reliures déditeur, la conception de la reliure, son statut. Elle examine les catalogues, les listes de distribution des prix, elle commente de près divers exemplaires. Louvrage est riche danalyses précises et parfois suggestives des techniques de reliure et de lesthétique des pages de couverture. Car la reliure évolue considérablement. Par le passé, elle était le fait du collectionneur. Artisanale, elle était unique. Tout change au xixe : léditeur vend des livres déjà reliés. Il peut même proposer dans ses catalogues un même livre sous diverses reliures, à des prix bien sûr différents. Il utilise la reliure comme un atout pour faire du livre plus quun objet standardisé et par conséquent dévalué. Elle dissimule son caractère industriel sous un aspect artiste et artisanal, elle tente le pari quaffichait le nom de lentreprise de Jacques Arnoux dans LÉducation sentimentale : « Lart industriel ». Dautre part, elle nest plus seulement habillage ornemental et luxueux. Grâce notamment à la technique du cartonnage illustré qui simpose au cours du siècle, elle devient figurative : la première de couverture offre une image composite qui sinspire du texte lui-même, auquel elle emprunte un certain nombre de motifs. Elle devient donc « synthèse iconique » du livre, comme le dit lauteur (p. 248), après Henri Bouchot qui lui renvoyait aux « ouvertures dopéra » (cité p. 265). Louvrage mérite lattention. Même si cest seulement dans sa seconde moitié quil traite de Don Quichotte, et même si on voit mal en quoi les reliures de ce roman sont singulières ou exemplaires, il offre un angle détudes trop peu étudié, qui intéressera tous ceux qui sintéressent à la commercialisation du roman, à ses publics, à son statut social, comme ceux qui savent quà la lecture plaisir du texte sajoute la jouissance de lobjet livre.

Jean-Raymond Fanlo

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Romain Bénini, Filles du peuple ? Pour une stylistique de la chanson au xixe siècle. Lyon, ENS éditions, « Signes », 2021. Un vol. de 436 p.

Les représentations collectives font de la chanson un objet commun, dont le caractère populaire semble aller de soi. Le livre de Romain Bénini a le mérite de revenir sur ces présupposés, et de montrer quau contraire la chanson populaire est un objet historique. Comme lexplique la première partie de son livre, lémergence dune littérature populaire, au cours du premier xixe siècle, impose une nouvelle vision de la littérature à laquelle sarticule le corpus chansonnier. Les pratiques, dont la goguette est le cadre, donnent à ces productions leur spécificité populaire et leur portée politique. La chanson y est pensée comme le canal le plus évident pour influencer les masses populaires, dont la révolution de 1830 favorise la prise de conscience de classe et fait un acteur majeur. Dans une approche lexicale et discursive, Romain Bénini montre que « la chanson sénonce comme populaire en construisant une représentation delle-même saturée par le peuple et ses représentations ». Le terme « peuple » est le lieu de discours multiples, à teneur symbolique ; son caractère collectif est essentiel, son unité, vécue dans la souffrance et lhéroïsme. Les très nombreuses mentions du peuple dans les chansons (près de 750 occurrences pour 600 chansons) se justifient parce quil en est le destinateur, le destinataire, en même temps que lobjet.

Lacmé de la production a lieu après les journées de février 1848 : pour la première fois, les chansons imprimées se multiplient et sont vendues dans des centaines de dépôts à travers Paris. Cest alors que les chansons sont prises en considération dans la Bibliographie de la France, dans la section « Belles-lettres ». Romain Bénini fait porter son enquête sur ce corpus spécifique. Il regroupe ce faisant 607 chansons écrites par 31 auteurs différents, corpus qui comprend les chansons publiées à Paris sur des supports peu coûteux entre 1848 et 1851. Les textes en question se distinguent des chansons traditionnelles/folkloriques sur plusieurs plans. Celles-ci proviennent dun ensemble de cultures anciennes, généralement rurales ; elles sont issues dune longue tradition orale, modifiées par le temps. En revanche, les chansons populaires sont produites dans des villes, circulent sur un support écrit, et on peut les observer dans leur synchronie ; elles ne sont pas autonomisées de leur contexte de production. Leur caractère collectif est également incomplet ; la personnalité de leur auteur sy affirme par différents procédés. Un triple changement de paradigme temporel, géographique et médiologique distingue donc les chansons traditionnelles et les chansons populaires, qui sont aussi moins collectées et moins étudiées. La chanson populaire ainsi définie nest pas seulement un texte, mais une pratique. Romain Bénini choisit danalyser les chansons de 1848 dans une perspective résolument textuelle, en tant que constructions discursives aux logiques esthétiques propres, en envisageant la stylistique « non comme une théorie mais comme une critique, une manière de penser la spécificité, les représentations et la construction de la valeur dans les énoncés ». Cette perspective est très originale. Comme le montre bien létat de lart établi dans les premiers chapitres, les chansons sont généralement abordées comme documents ou illustrations, souvent de lextérieur (à partir de discours tenus sur elles par différents acteurs).

La deuxième partie de louvrage interroge la façon dont les chansonniers se présentent comme auteurs, à travers les trois postures du chansonnier, de lauteur 228(et pseudonyme) de la chanson, du canteur (linterprète, parlant à la première personne), et la part de lindividualisation dans leurs œuvres. Le modèle de Béranger, celui de Debraux, à larrière-plan, amènent les chansonniers à développer une figure sacrificielle de lauteur, emprisonné pour ses chansons, vivant dans le dénuement. Il est remarquable de constater la force de ce modèle, sur deux générations au moins, dautant plus quil entre en rupture nette avec les clichés de chansonniers antérieurs. Romain Bénini explore précisément les créations de Gustave Leroy, lun des chansonniers le plus prolifiques du corpus (62 chansons), dont lœuvre chansonnière se donne comme une lutte politique destinée aux ouvriers pour la victoire de la République. Il analyse aussi la « scénographie » (le discours tel quil se met en scène lui-même et se reconnaît comme efficient) de Leroy, Arnould et Voitelain. La méthode des passages parallèles est mise en œuvre de façon très convaincante à propos de la Marseillaise des femmes de L. C., dont la dimension satirique est montrée avec évidence. Le portrait des chansonniers se dessine peu à peu, et donne envie dapprofondir la rencontre.

Dans la troisième partie de son ouvrage, lauteur explore avec subtilité les réseaux de signification qui sexpriment par les citations, les réécritures, les récurrences. Il montre comment les chansonniers conjuguent le réemploi de formes partagées et la production de canons renouvelés. Lintertextualité des chansons passe dabord par la pratique du timbre, très majoritaire (48 chansons seulement sur plus de 600 proposent un air nouveau), mais variée (chaque chansonnier choisit des airs différents pour ses chansons successives). Mais elle joue aussi de procédés spécifiquement littéraires : citations (Béranger, lÉvangile, Chateaubriand, Voltaire), références (Hégésippe Moreau). La reprise textuelle instaure une continuité, propose un apport sémiotique indirect, ou détourne le texte initial. Une dialectique sinstaure entre la production singulière de chacun et la réutilisation collective du préexistant. Toutes sortes de dialogues se tressent entre la chanson-source et la chanson nouvelle, via le détournement parodique à visée contestataire, le re-fonctionnement ludique ou critique.

La dernière partie du livre est consacrée à la versification et à la métrique des textes. Romain Bénini interroge les spécificités métriques de la chanson : vers courts, vers impairs, irrégularités internes, fonctionnement complexe du refrain. Les usages de lapostrophe, notamment dans le genre burlesque, montrent que le ton populaire, relativement artificiel, sert à la construction dune langue non conventionnelle, entre le « patois de Paris » et le français standard. Romain Bénini explique comment la chanson populaire du milieu du xixe siècle construit une représentation delle-même sans précédent, dans une zone frontière entre la poétique du texte écrit et celle du texte chanté.

Au total, non seulement louvrage de Romain Bénini sattache à un corpus remarquable et quasi inconnu, mais il donne des outils précieux de compréhension plus profonde du fonctionnement de la chanson et ouvre des perspectives fécondes danalyse, qui peuvent être transposées à dautres moments, à dautres contextes chansonniers. Comme lauteur lécrit très justement : « Cest parce que la chanson est lexpression privilégiée à la fois de laffectivité la plus intime et des enjeux les plus collectifs quil importe de létudier. »

Sophie-Anne Leterrier

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La Commune des écrivains. Paris, 1871 : vivre et écrire l insurrection . Anthologie établie par Alice de Charentenay et Jordi Brahamcha-Marin. Paris, Gallimard, « Folio classique », 2021. Un vol. de 800 p.

À loccasion des 150 ans de la Commune de Paris, la maison dédition Gallimard, et plus précisément sa collection « Folio Classique », a eu linitiative de publier cette Commune des écrivains, linscrivant dans une veine danthologies qui examine le rôle des textes dans lévénement historique. Lentreprise foisonnante dAlice de Charentenay et de Jordi Brahamcha-Marin nest pas totalement inédite – un certain nombre danthologies centrées sur la Commune sont déjà parues auparavant – mais elle nen reste pas moins novatrice et salutaire. Docteurs en littérature française des xixe et xxe siècles, ces deux chercheurs ont réuni une impressionnante variété décrits, qui embrasse une belle étendue littéraire, sur un plan à la fois chronologique, générique et idéologique. Or, la densité du recueil a le mérite dêtre éclaircie par une organisation très claire et un riche paratexte. Sa préface rappelle que la Commune a fait événement dun point de vue historique et politique, mais beaucoup moins nettement dans le domaine littéraire : ainsi, à lexception de Vallès, « le roman pro-communard français semble assumer un certain monologisme et ne rompt pas avec une volonté très classique de représentation fidèle du réel » (« Préface », p. 8-9). Malgré tout, une littérature sinvente avec le printemps 1871. À nen pas douter, lévénement a engendré une abondante littérature de témoignage, brutalement partagée entre les adversaires de linsurrection, dune part, et ceux ou celles qui ont été saisis par « lurgente nécessité de défendre les vaincus, de militer par la plume » (p. 10). Tout en soulevant le paradoxe inénarrable dune éruption soudaine et singulière, les deux auteurs précisent que leur démarche est avant tout littéraire, plutôt quhistorique ou documentaire. Ce faisant, leur sélection ne se limite pas à la catégorie des « grands écrivains » : à côté des « vedettes indémodables » (p. 13) tels Hugo, Rimbaud, Zola, Vallès, Flaubert, Marx, Sartre, Brecht, figurent des inconnus comme Émilie Noro ou le capitaine Briot. Enfin, la préface justifie avec pertinence la répartition de louvrage en quatre parties majeures : succèdent aux écrits contemporains de lévénement des récits rétrospectifs ; sont représentées, dans un troisième temps, la répression et ses conséquences (exil, déportation, amnistie) ; pour finir, le livre regroupe les textes qui cherchent à « tirer des leçons » de la Commune. Ce classement permet de cheminer – sans ségarer – parmi la multitude qui sensuit : romans, poèmes, pièces de théâtre, chansons populaires, témoignages de combattants, ou encore hymnes politiques, articles de presse, affiches, etc. Immédiatement après la préface, une éclairante « note sur lédition » identifie les trois principaux critères qui ont présidé à la sélection de cette anthologie : le goût, tout à fait subjectif, des auteurs ; la représentativité mais aussi lintérêt des textes choisis. Puis elle annonce la plupart des composantes de lorganisation interne du paratexte, qui se vérifie aussi aisément quagréablement à la lecture. Chacune des quatre parties est introduite par des éléments danalyse essentiels, qui tendent à cerner ses caractéristiques génériques et rhétoriques, ainsi quà brosser en quelques traits les portraits des auteurs regroupés, voire à dégager les intentions et orientations prioritaires de leurs écrits. Chaque texte est précédé dune brève notice qui le présente, en précise lintérêt littéraire et fournit quelques éléments biographiques sur lauteur. Puis le volume se clôt sur un appareil de notes fort bienvenu, qui constitue un ensemble très synthétique de références savantes et dexplications historiques 230sur tel personnage, ouvrage, événement. Il compte plus en détail : une chronologie autour de la Commune (1864-1880) ; une bibliographie regroupant des ouvrages qui touchent lhistoire de cette insurrection ou la littérature qui sy rapporte ; des notices biographiques sur les personnalités les plus importantes de la Commune (à lexclusion des auteurs) ; des notices sur la vingtaine dillustrations qui ponctuent discrètement mais judicieusement louvrage ; une série extrêmement succincte de notes diverses ; une table des illustrations. On pourra toujours regretter certains manques (par exemple, celui de la parole brillante dAndré Léo)… Mais pourquoi oublier que le recueil signale en même temps quil assume à juste titre son impossible exhaustivité ? Au demeurant, si lon veut rendre justice à cette entreprise éditoriale de qualité, on retiendra moins les inévitables lacunes que les substantielles remises au jour et les franches découvertes quelle peut offrir à ses lecteurs et lectrices, demblée engagés dans laventure par une image de couverture originale et captivante, réalisée pour loccasion par le dessinateur Corentin Rouge. Un tel ouvrage nous fait sentir que la Commune nest certes toujours « pas morte » – pour emprunter à la fameuse chanson dEugène Pottier reprise en son sein – mais plus encore à quel point elle doit être âprement vivante et profondément actuelle, et ce bien au-delà des commémorations délimitées dans le temps…

Céline Léger

Dictionnaire Rimbaud. Sous la direction dAdrien Cavallaro, Yann Frémy et Alain Vaillant. Paris, Classiques Garnier, « Dictionnaires et synthèses », 2021. Un vol. de 885 p.

Ce dictionnaire dauteur na pas vocation à loriginalité, pas plus quaucun autre dictionnaire. Dans un domaine critique aussi chargé (daucuns diront surchargé) que les études rimbaldiennes, il devait cependant relever le défi dune certaine nouveauté, faire la démonstration dune pertinence qui demblée nallait pas de soi. De fait, la bibliographie rimbaldienne comprenait déjà deux dictionnaires : le premier publié par C. Jeancolas chez Balland en 1991 et le second, plus ambitieux et volumineux, paru sous la direction de J.-B. Baronian chez Laffont en 2014.

La quarantaine de spécialistes qui ont participé à la présente entreprise peuvent se féliciter davoir relevé le défi avec succès : leur dictionnaire se révèle à lexamen sans véritable équivalent, et on peut tout de suite prédire quil simposera, par sa richesse interprétative tout autant que documentaire, comme un outil critique de première utilité.

Il se distingue dabord par son exhaustivité : avec ses quelque 800 pages, suivies dune bibliographie générale de 75 pages qui constitue en elle-même un précieux apport à la recherche, il est dune ampleur inédite, qui permet dexposer tout ce quil importe de savoir de la vie et plus encore de lœuvre et de la réception du poète. Presque toutes les notices se terminent par une sélection de références et la plupart dentre elles, courant sur plusieurs colonnes, dépassent le cadre attendu de la synthèse à dominante factuelle et intègrent des éléments dinterprétation qui, sans se ressentir des vieilles et moins vieilles polémiques que le « mythe de Rimbaud » a pu susciter, attestent la liberté herméneutique dont ont joui leurs auteurs, selon le vœu exprimé par les trois co-directeurs dans leur bref avant-propos (p. 8). Les 231notices consacrées aux sujets les plus déterminants sépanouissent volontiers en amples panoramas critiques. Cest le cas par exemple de lentrée « Métrique » : B. de Cornulier y choisit de rendre compte de la technique du poète non pas de manière globale, mais en découpant son évolution en périodes successives, depuis ses compositions de collégien, où pointe déjà « le souci du détail déviant, mais motivé » (p. 501), jusquà lhétérogénéité formelle, irréductible à quelque logique densemble, des « derniers vers ». Cette saisie chronologique savère judicieuse : elle permet notamment de dissiper certaines fausses impressions que peut inspirer la mise en relation trop directe des changements affectant la forme du texte avec les événements relevant de la biographie et de la réalité sociale. Ainsi, en un temps où on commémore un peu partout la Commune de Paris, et avec une ferveur particulière chez beaucoup damateurs de Rimbaud, il nest pas inutile de rappeler avec le métricien que cest encore « dans le cadre de ce quil appelle les “formes vieilles”, employées avec un fin discernement, que travaille Rimbaud de seize à dix-sept ans, même révolutionnaire, même pendant et quelques mois après la Commune » (p. 508). Entre beaucoup dautres également fécondes, on citera aussi en guise dillustration la notice « Satire », qui a le mérite de viser juste tout en embrassant large. Alain Vaillant ne se contente pas dy présenter la satire au titre de lun des registres de voix les plus distinctifs du poète. Il a également soin de caractériser la gouaille de cet emblématique « homo satiricus » en la situant sur le fond de la modernité : dabord dans une perspective esthétique (où elle apparaît surtout proche de la verve blagueuse de Hugo (p. 669-670) ; puis dans une perspective historique et idéologique, celle de ce « “moment 1870” de la culture française » qui voit la transformation de la satire, de simple défouloir politique ou prétexte humoristique, en « moyen dinvention esthétique à part entière » (p. 671).

Lapproche adoptée par les auteurs se tient à égale distance de lérudition biographiste et de lexclusivisme textualiste des commentaires sémiotiques et stylistiques. Elle sinscrit dans un entre-deux herméneutique (qui ne correspond pas pour autant à un juste milieu irénique) bien illustré par la « poétique historique » de A. Vaillant et les travaux de S. Murphy – critique dont linfluence est dailleurs perceptible à léchelle de tout louvrage, au-delà des cinq notices quil a préparées. En cela et conformément à une autre visée formulée par les co-directeurs, cest bien l« œuvre elle-même », cest-à-dire le « repérage des textes, leur génétique, leur interprétation » (p. 7), qui retient ici, en priorité, lattention. Léconomie générale du dictionnaire reflète également ce parti pris critique pour lœuvre : elle réserve une place relativement importante à la production marginale du poète (chacune de ses contributions à lAlbum zutique a droit à son entrée et ses « compositions latines » ne sont pas non plus en reste) ; et surtout elle met clairement en exergue Une Saison en enfer et Illuminations, dans le cadre de notices spécialement étoffées, qui se distinguent des autres par leur longueur et estompent par là même les effets de relativisation et de nivellement symboliques inhérents au genre du dictionnaire. La présentation des Illuminations, en particulier, mérite dêtre signalée. Elle sarticule fort ingénieusement en deux entrées : la première, due à M. Murat, résume la composition du recueil à partir des « Manuscrits » ; la seconde en déplie quant à elle, sur une cinquantaine de pages, les dimensions « Herméneutique[s] et poétique[s] ». On saura gré à A. Cavallaro, auteur de cette dernière notice (et dune quarantaine dautres), davoir si habilement mis à profit sa connaissance de la réception du recueil et plus largement du « rimbaldisme » (voir son récent 232Rimbaud et le rimbaldisme. xixe-xxe siècles, Hermann, 2019). Là comme ailleurs dans louvrage, on constate que lœuvre valorisée par les auteurs est indissociable des multiples appropriations dont elle a été lobjet à travers le temps. On le constate avant tout à la faveur des nombreuses notices consacrées aux interprètes du poète les plus divers, des plus notoires aux plus ou moins influents ou connus (Aragon, Breton, Claudel, Michel Deguy, Heidegger, Patti Smith…). Si lattention accordée à cette « création continuée » participe dun intérêt plus général, manifeste dans le champ critique des dernières années, pour les approches de la réception, elle na rien dune concession à la mode. Au contraire, en contribuant à lexploration et à la cartographie dun « univers rimbaldien » qui excède largement le domaine du poète « dans son temps » (p. 8), elle compte pour beaucoup dans la valeur ajoutée que peut à bon droit revendiquer ce nouveau Dictionnaire Rimbaud.

Patrick Thériault

Albert Samain, Œuvres en prose. Édition de Marc Béghin, Christophe Carrère et Bertrand Vibert. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2020. Un vol. de 480 p.

À la croisée entre Parnasse, symbolisme et décadentisme, lœuvre dAlbert Samain méritait, autant pour son exquise beauté que pour sa voix singulière, dêtre redécouverte. En 2015, lédition des Œuvres poétiques complètes de Samain, établie par Christophe Carrère aux Classiques Garnier, a commencé à rendre à lauteur du Jardin de lInfante la place qui lui revient dans le palmarès des poètes français de la fin du xixe siècle. La récente édition de ses Œuvres en prose, entreprise par Christophe Carrère avec laide de Marc Béghin et de Bertrand Vibert, invite à se pencher sur la complexité de ce poète qui, à linstar de Baudelaire et de Rimbaud, sest intéressé aux ressources poétiques de la prose : « Ce que je voudrais faire, cest de la prose ; […] le salut serait là ! », confie Samain à son ami Raymond Bonheur le 28 octobre 1897.

Autant le dire demblée, cette nouvelle édition des Œuvres en prose de Samain est excellente : elle révèle plusieurs textes entièrement inédits ; elle est extrêmement fiable du point de vue philologique ; son annotation est toujours pertinente, précise et claire.

En 1902, peu après la mort prématurée de Samain, son cousin Jules Mouquet a fait paraître au Mercure de France quatre de ses contes en prose : Xanthis, Divine Bontemps, Hyalis et Rovère et Angisèle. En 1947, il en a fait découvrir deux autres aux Éditions de lAncre dor : La Petite Princesse Gélide et Angôn et Glaïs. Christophe Carrère en a retrouvé cinq nouveaux : Le Bout de loreille et La Jarretière, publiés par Samain dans Le Bonhomme flamand en 1881 et jamais réédités ; Jean Caudry, paru à titre posthume dans la revue lilloise Le Beffroi en 1903 ; Le Carnaval de Jean et [Stella], textes inédits que Christophe Carrère a exhumés dans les manuscrits du fonds Jules Mouquet de la bibliothèque municipale de Lille. Ces cinq textes permettent de saisir lévolution du conte chez Samain, ainsi que son changement dattitude à légard de lamour et du bonheur. Ils enrichissent ainsi son œuvre et dévoilent ses convictions philosophiques.

En 1939, Jules Mouquet a publié, sous un titre apocryphe, les Carnets intimes de Samain, ensemble de textes hétéroclites relevant tantôt du journal intime, tantôt 233de la critique littéraire et artistique, tantôt encore de lécriture aphoristique. On y trouve aussi bien des pensées intimes, le récit dactivités journalières, des notes de lecture, des comptes rendus douvrages, des portraits littéraires, des réflexions sur des musiciens et des peintres, un florilège de citations décrivains, une analyse de lévolution de la poésie au xixe siècle, des ébauches de poèmes, un projet de livret dopéra, et même un hymne à la nuit (« La Nuit », p. 391-392), qui nous semble être une amplification du poème en prose de Baudelaire « Le Crépuscule du soir ».

Les textes originaux de ces Carnets intimes ayant disparu, on nen possédait jusquà présent que la transcription lacunaire donnée par Jules Mouquet. Or Christophe Carrère a découvert une autre transcription dune partie de ces textes, celle quen a faite Alicia Soulisse, la sœur de Samain. Il sagit de trois cahiers, comptant près de 350 pages de texte et se trouvant dans le fonds Jules Mouquet de la bibliothèque municipale de Lille. Le cousin du poète a corrigé à la plume certains passages de cette transcription, probablement antérieure à la sienne et plus fidèle au texte original de Samain. Tout en gardant le titre de Carnets intimes donné par Jules Mouquet, Christophe Carrère a fait le choix de présenter lintégralité de ces deux transcriptions, celle de la sœur du poète et celle de son cousin, puisque chacune delles contient des passages qui ne figurent pas dans lautre. Si la version de Jules Mouquet est plus complète et souvent mieux formulée, la version dAlicia Soulisse donne le texte de deux carnets non recueillis dans lédition de 1939.

Dans son « Introduction » aux Œuvres en prose (p. 7-17), Christophe Carrère présente ses découvertes dans le fonds Jules Mouquet de la bibliothèque municipale de Lille, ainsi que les deux ensembles que constituent les Contes et les Carnets intimes. Il montre ce que les femmes fatales des Contes de Samain doivent à Cécile Cerizier, sa « Grande Amie », tout en relevant la présence, dans ces mêmes Contes, dun type féminin antagoniste, celui de la femme angélique et évanescente.

Dans létude quils consacrent à « Albert Samain conteur symboliste » (p. 25-36), Bertrand Vibert et Marc Béghin distinguent, quant à eux, deux types de récits dans les Contes : ceux qui, dotés dun cadre réaliste et urbain, sapparentent à des nouvelles ; et ceux qui, au contraire, se déploient dans lunivers imaginaire des contes, où les souvenirs de la mythologie antique se mêlent aux réminiscences de légendes médiévales. Dans les notices qui précèdent chacun des onze Contes de Samain, Bertrand Vibert souligne leur caractère souvent cruel ou tragique, qui leur confère une dimension décadente ; il fait également le lien avec les œuvres en vers de Samain ou avec des contes dautres auteurs, comme La Petite Fille aux allumettes dAndersen, modèle patent de [Stella].

En appendice, Christophe Carrère donne le texte intégral de trois articles du début du xxe siècle qui évoquent lœuvre en prose de Samain et qui navaient jamais été réédités. Un index des noms et un index des personnages de fiction complètent louvrage, qui se termine par un addenda et un corrigenda aux Œuvres poétiques complètes (p. 473-476).

Au début de son « Introduction » (p. 7), Christophe Carrère annonce quun troisième et dernier volume sera consacré à la correspondance du poète : étant donné la qualité des deux précédents, on ne peut que se réjouir dun tel projet, qui parachèvera ce monument éditorial élevé à la mémoire dAlbert Samain.

Yann Mortelette

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Béatrice Laville, Une poétique des fictions autoritaires. Les voies de Zola, Barrès, Bourget. Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2020. Un vol. de 325 p.

Une étude sur le roman à thèse est-elle encore possible après louvrage magistral de Susan Suleiman (Le Roman à thèse ou lautorité fictive, Paris, Puf, 1983) ? Le nouvel essai de Béatrice Laville montre que oui. Le but de Susan Suleiman était de construire un modèle théorique qui fût utilisable pour tout type de fiction exemplaire ; le but de Béatrice Laville est de rendre compte, en poéticienne et en historienne, dun moment bien précis du roman à thèse, celui des années 1890-1900. On se souvient que, dans son livre, Susan Suleiman avait pris LÉtape de Paul Bourget comme prototype du roman à thèse. Il est également au cœur de cet ouvrage, aux côtés des Quatre Évangiles de Zola et du Roman de lénergie nationale de Barrès. Tout en sappuyant sur les travaux antérieurs de la critique américaine, lauteur peut ainsi proposer une étude plus fine dune période particulière de lhistoire et des poétiques romanesques qui en ont découlé.

Louvrage est divisé en trois grandes parties. La première revient sur le contexte historique de cette fin de siècle, où trois écrivains déjà expérimentés et issus de familles politiques différentes décident de changer de manière et de sorienter vers la « fiction autoritaire ». Partant des articles de presse et des enquêtes sur la littérature et le roman qui voient le jour de 1891 à 1905, Béatrice Laville montre combien le genre romanesque semble être alors dans une impasse, doù les trois auteurs étudiés tentent, à leur façon, de sortir. Elle souligne bien, également, que les romanciers sont alors pleinement conscients du champ littéraire de cette fin de siècle et de lévolution du roman depuis Balzac. Leur but – et cela est perceptible très nettement chez Bourget – est de prendre place dans un espace culturel et intellectuel et dans une histoire. Lauteur explique aussi comment les questions sur lenseignement imprègnent alors le débat littéraire et influencent le passage au roman exemplaire. La deuxième partie (« Fiction et engagement ») sintéresse à laspect didactique de ces romans, tant sur la forme (présence du narrateur ou de personnages ayant autorité, écriture volontiers anti-fictionnelle, « extraterritorialité » de propos visant le monde réel, etc.) que sur le fond (questions de la connaissance, de lengagement – socialiste, traditionaliste, nationaliste –, de lindividu ou de la communauté). La difficulté est de ne pas gommer les différences entre Zola, Bourget et Barrès et, en même temps, de montrer quils participent tous trois dune même conception du roman. Lauteur y parvient très bien, passant continuellement dune œuvre à lautre pour en analyser les détails. La troisième partie (« Lécriture de la persuasion ») est sans doute la plus novatrice puisquelle séloigne de limage toute faite du « roman à thèse » pour proposer une étude du « romanesque » et du pathos dans les fictions autoritaires, montrant que ladjectif « didactique » ne peut à lui seul résumer le genre. Reprenant à Jean-Marie Schaeffer la distinction entre « romanesque blanc » et « romanesque noir », Béatrice Laville constate que « tous ces romans sattachent […] au matériau dun “romanesque noir” qui transporte le lecteur dans un univers de négativité, que peu à peu laction des protagonistes contribuera évidemment à néantiser » (p. 192). Lauteur souligne alors combien, dans les différentes œuvres, les « meurtres, viols, vols, tentatives dassassinats, incendie volontaire, tromperies » alimentent une fiction qui, pour sérieuse quelle soit, nen a pas moins recours très souvent aux situations les plus usées du roman 235populaire ou du mélodrame. Ce « romanesque noir » est lapanage des personnages négatifs, et il appelle, dans la perspective axiologique du roman à thèse, un pôle positif, celui du « romanesque blanc », surtout étudié ici chez Zola, lorsque le roman se fait « trouée vers limaginaire » (p. 220) et vers lutopie. Le chapitre consacré à lémotion est aussi important que celui consacré au romanesque, car il montre bien le caractère majeur du pathos dans le roman à thèse, tout en soulignant la menace que le logos (à travers le discours du narrateur ou sa présence trop forte) peut faire peser sur lui. L« incessant mouvement entre ces deux pôles » laisse ainsi « le lecteur dans une position parfois dinconfort, où il ne peut sabandonner, finalement toujours rappelé à un au-delà de la fiction que signifie le discours du narrateur » (p. 232). Nous sommes alors au cœur de « lécriture de la persuasion », et les exemples abondent chez Zola et chez Barrès (moins chez Bourget) pour montrer comment le sublime, lenthousiasme, lempathie se mettent au service de la thèse défendue. Tout cela nest possible que grâce au jeu rhétorique qui sinstitue entre lécrivain, dont lethos est au cœur de la stratégie densemble, et un lecteur que lon cherche à « capter », comme lanalyse la fin de la troisième partie. Béatrice Laville en vient, au bout du compte, à interroger le renouvellement des formes opéré par les trois romanciers, ou plutôt par deux dentre eux, Zola et Barrès (Bourget faisant encore une fois figure de parent pauvre) : lun et lautre poussent le roman au-delà de ses limites, soit du côté de la prose poétique, soit du côté du reportage.

Cet essai a, entre autres qualités, celle de remettre en lumière une époque et une production romanesque souvent dépréciées. Il invite à revisiter, esthétiquement, des œuvres classées trop vite dans la littérature « à idées ». Trois questions me semblent subsister à lissue de cette lecture, mais elles naissent de la richesse même du livre. La première est celle de la place de Paul Bourget dans ce trio dauteurs. Bien présent au début de lessai, lorsquil est question du contexte littéraire ou de lécriture engagée, il disparaît de plus en plus lorsque lintérêt se porte sur les formes romanesques et pathétiques. Un déséquilibre semble donc petit à petit se faire jour, dont il faudrait peut-être tirer les conclusions : lœuvre de Paul Bourget est littérairement moins intéressante que celles de Zola et de Barrès, et cest sans doute pour cette raison que Susan Suleiman a choisi LÉtape comme œuvre prototypique du roman à thèse. La deuxième question qui se pose est celle du lien entre le didactique et le romanesque dans les « fictions autoritaires ». Béatrice Laville indique, commentant la « présence » constante du narrateur dans ces romans, que nous avons affaire à une « littérature du don et de la transparence » (p. 80). Le même terme de « transparence » revient, par lentremise de Thomas Pavel, lorsquil est fait mention dun « romanesque » censé rejeter la « difficulté axiologique » pour favoriser « la simplicité et la transparence » (p. 192). On le sait, la question de la transparence et de lopacité est importante dans la philosophie esthétique anglo-saxonne, depuis les articles de Kendall Walton et de Roger Scruton sur la photographie et la peinture jusquà ceux de Peter Lamarque sur la littérature (voir notamment The Opacity of Narrative, Londres, Rowman & Littlefield, 2014). Si lon part du principe que ces « fictions autoritaires » jouent le jeu de la transparence vis-à-vis des faits et des personnages représentés, la rencontre de lexemplarité et deffets mélodramatiques nest plus si étonnante. La troisième question que soulève lessai de Béatrice Laville est liée à la précédente : le pathétique qui apparaît dans ces romans est-il un pathétique situationnel, lié avant tout à la mise en rapport de 236représentations qui nous toucheraient en dehors même de lœuvre littéraire, ou alors un pathétique inscrit profondément dans lœuvre et émergeant de certains de ses traits ? Cest toute la différence qui se fait jour alors entre lémotion dans le monde (in the world) et lémotion dans le monde de lœuvre (in the work), question majeure si lon cherche à élucider la plus ou moins grande littérarité de ces « fictions autoritaires ».

Ces remarques montrent tout lintérêt que ne manquera pas de susciter cet essai qui renouvelle en profondeur la réflexion sur le roman à thèse.

Bernard Gendrel

Marie Palewska, Paul dIvoi et ses « voyages excentriques » : un romancier daventures à la Belle Époque. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2020. Un vol. de 716 p.

Cest à une étude exhaustive, ou peu sen faut, que nous convie lauteur de ce livre, non une biographie du romancier Paul dIvoi (1856-1915), mais une évaluation de la partie centrale de son œuvre, composée des 21 volumes des « Voyages excentriques ».

Cette exhaustivité sexprime sur plusieurs plans : documentaire dabord. Tant pour les archives disponibles que dans lanalyse des œuvres, la minutie de lexamen force le respect : les archives familiales accessibles ont été exploitées chez les descendants de lécrivain, ainsi que les divers fonds darchives publiques ou privées (Société des gens de lettres, registres du dépôt légal imprimeur, par exemple), dans un louable souci de ne rien laisser de côté qui puisse éclairer lœuvre et la production dun romancier qui navaient pas, jusquà présent, suscité de recherches analogues, ni comparables, à celles menées pour quelques autres romanciers daventures, tels ses confrères André Laurie, Louis Boussenard, Albert Robida ou le capitaine Danrit (le cas de Jules Verne étant mis à part). Car Paul dIvoi sinsère dans ce courant romanesque en œuvrant dans le sillage de lauteur des « Voyages extraordinaires », et il est sans doute son premier et plus important « rival » à la fin du xixe siècle.

Cest ce que sattache à montrer lanalyse détaillée de la série des « Voyages excentriques », sur les plans littéraire, thématique, historique, scientifique, remise dans le contexte politique, idéologique et social où elle se développe, de 1893 à 1914.

Après une brève généalogie, Paul dIvoi est envisagé dans une première partie comme témoin engagé de son temps, la Belle Époque, célébrant dans son œuvre la grandeur de la France. La notion dimpérialisme français est évaluée par opposition aux autres impérialismes, anglais ou américains auxquels il soppose, ainsi que dans la vision contrastée des autres peuples (Allemands, Anglais, Autrichiens, Italiens, Polonais, Chinois, Japonais, Américains). Car le projet des « Voyages excentriques » est géographique et international : faire découvrir le reste du monde aux lecteurs à travers des romans distrayants et attrayants, mettant en valeur les vertus et qualités françaises défendue par la IIIe République (patriotisme, héroïsme, républicanisme, laïcité).

La deuxième partie apprécie la place de la collection dans son temps, cest-à-dire dans le courant du roman daventures à la Belle Époque : le ratio entre fiction et 237réalité (des romans didactiques à projet géographique et pédagogique), la place de lexotisme dans laventure (sur quelle documentation sappuie lauteur ?), les destinations privilégiées (Europe, Égypte, Orient, proche ou lointain, Ouest américain), le dosage scientifique et technique présent dans chaque roman (inventions et découvertes contemporaines en physique, moyens de transports terrestres, aériens, sous-marins, outils de communication et despionnage, armes nouvelles, place de lélément policier), et enfin les ingrédients de laventure : héros exemplaires, héroïnes énergiques, adjuvants animaux, personnages antagonistes. Les types et schémas des intrigues sont passés en revue : le tour du monde, la quête de justice, celle des origines familiales et de lidentité et enfin les motifs fantastiques (drogue, mort apparente, hypnotisme, folie).

La dernière partie sattache à la collection elle-même dans sa constitution comme projet éditorial, sa présentation matérielle (du feuilleton au beau volume détrennes en percaline rouge), ses illustrateurs, son ou ses publics (livre de prix, cadeau de fête, usage scolaire, lectorat masculin autant que féminin), ainsi que la relation avec le Journal des voyages qui prépublie plusieurs titres, enfin les adaptations des Cinq sous de Lavarède, le premier et le plus célèbre dentre eux. Le dernier chapitre étudie la « manière » Paul dIvoi : son écriture, sa composition (primauté de laction et du dialogue), le caractère théâtral des intrigues, pour finir sur une évaluation de l« esthétique de lexcentricité ».

Un appendice évoque la postérité de lœuvre depuis un siècle (rééditions, adaptations, évaluations critiques).

Cet ouvrage issu dune thèse, basé sur une vingtaine dannées de recherches, a sans doute pris naissance dans un précédent mémoire sur le Journal des voyages, soutenu par lauteur devant lÉcole des Chartes en 1998, qui dénotait déjà de sa part, outre une bonne culture classique, une curiosité pour des sujets originaux et peu abordés. Paul dIvoi étant un romancier relativement oublié, lauteur a entrepris avec méthode de le remettre en perspective et de lévaluer sereinement, notant son progressisme et son ouverture desprit, voire sa modernité. Car il faut désormais vaincre des préjugés idéologiques qui entachent (et obscurcissent) de plus en plus la vision que lon peut avoir aujourdhui du passé, tant littéraire quhistorique. Cest un mérite supplémentaire : éviter, contourner les écueils qui affleurent dans lexploration de domaines décriés comme le roman daventures populaires, où il nest pas aisé de faire la part des choses, tant nos repères ont été bouleversés. De tels livres sont désormais utiles. Car une aura culturelle persiste autour dune telle œuvre, qui fut si appréciée en son temps, et qui véhicula des types, des idées et des enthousiasmes. Elle fut à lorigine de vocations et de passion chez ses jeunes lecteurs, de Sartre et Beauvoir à Jacques Bergier, en passant par Marcel Dassault, dont lavion Mystère fut nommé daprès le Docteur Mystère de Paul dIvoi, sans oublier Jean Bastaire qui la met en bonne place dans ses « lectures englouties » (2008).

Or, la lecture des Cinq sous de Lavarède reste une expérience enrichissante aujourdhui, car ce titre a pris rang parmi les classiques représentatifs du genre. Cest ce livre qui engendre la série des « Voyages excentriques » dont il est le modèle et le moule. Lexcentricité y est cultivée sous toutes ses formes, en une manière de défi et de surenchère face aux « Voyages extraordinaires » de Jules Verne, dont il reconduit ou prolonge avec un succès constant le message éducatif et récréatif, en le mettant au goût du jour. Au-delà de son intérêt historique comme 238œuvre littéraire, les « Voyages excentriques » demeurent un témoignage dune production « Belle Époque » triomphante et évanouie.

Jean-Luc Buard

Flavie Fouchard, Colette aux frontières des genres. Relire Le Pur et lImpur. Rennes, PUR, « Interférences », 2020. Un vol. de 298 p.

Lintérêt pour lœuvre de Colette ne séteint pas, elle a suscité voici peu la composition dun dictionnaire particulièrement dense. Son image a varié, fondée longtemps sur certains stéréotypes facilement utilisables dans les écoles. Moins connu que les autres livres, Le Pur et lImpur, intitulé en 1932 de façon plus suggestive Ces plaisirs…, publié sous sa forme et son titre actuels en 1941,a été quelque peu délaissé par la critique, jusquà la préface écrite par Jacques Dupont pour la Bibliothèque de la Pléiade. Létude de Flavie Fouchard, conformément à son titre, en opère une relecture systématique, qui apporte un nouvel éclairage à lensemble de lœuvre. Elle sinspire des questionnements très contemporains que soulève la notion de genre : Colette sinscrit, par de nombreux textes, et surtout par louvrage choisi ici, dans le champ des gender studies, mais Flavie Fouchard observe aussi le genre au sens littéraire, ces choix formels qui sont eux-mêmes constitutifs de la réflexion.

Son étude réinsère fortement Le Pur et lImpur dans le parcours de lécrivain Colette (qui a dit elle-même sa prédilection pour ce livre). Le mode de composition adopté là sera celui des derniers ouvrages, où se lit la joie déchapper au roman, qualifié « dimposture ». Flavie Fouchard montre combien Le Pur et lImpur échappe aux catégories génériques usuelles tout en constituant une sorte de mise en abyme de lensemble de lœuvre, chargée de transgressions multiples : la configuration dominante de triangulation, le voyeurisme libertin de Renaud, le saphisme, les questions de la narratrice à Annie dans La Retraite sentimentale, la place du désir dans LEntrave et La Vagabonde (Renée Néré annonce le « je » du Pur),les phases diverses dinitiations du Blé en herbe, les méditations multiples de La Naissance du jour, les évocations éparses de Sodome et Gomorrhe, etc. Ainsi apparaît un Éros puissant et marginal, plus ou moins clandestin. Ce parcours de lœuvre, qui en montre lindiscutable cohérence, est un des points forts de la relecture effectuée par Flavie Fouchard, plaçant LePur et lImpur « à lunisson de lensemble ».

Mais à la différence de la plupart des écrits précédents de Colette, ce livre ne sapparente pas à un roman. Un « je » omniprésent enchaîne de façon assez décousue les souvenirs de situations, de scènes, de dialogues, dinterrogations, de confidences, de commentaires, dexpériences personnelles. Cest une sorte denquête, conduite par un « je » que Flavie Fouchard désigne comme « spect-actrice » ; elle lève sans cesse les masques, illustrant en quelque sorte la réflexion de La Naissance dujour : « Ce nest pas dans la zone illuminée que se trame le pire ». Le clivage moral quimpliquent les notions de pur et dimpur est interrogé par Flavie Fouchard au fil des paradoxes multiples.

Lenquête conduit le lecteur à des observations dordre microsociologique. De petits groupes solidaires, clandestins, claniques, apparaissent derrière les interrogatoires, les confidences, les écrits, les récits mémoriels entrelacés. Un monde interlope surgit de livre en livre, celui notamment des femmes fatales : Aux 239frontières des genres renvoie là à louvrage de Mireille Dottin-Orsini. Proust est explicitement et longuement convoqué, Gomorrhe est confrontée à Sodome. La critique repère finement le « vocabulaire économique, cynégétique et guerrier » de passages qui renvoient à une « économie des relations érotiques ».

Elle transcende la démarche sociologique en dévoilant, au plan anthropologique, limportance accordée par Colette, à ce « récif sourd et inintelligible, le corps humain » – préoccupation devenue essentielle dans les décennies récentes. Elle détecte lémergence du fatum que constituent le désir et la séduction, relève dans le texte de Colette la présence latente de « lInexorable », du « faisceau de forces » que constituent les sens : « Les sens ? Pourquoi pas le sens ? Ce serait pudique, et suffisant. Le sens : cinq autres sous-sens saventurent loin de lui, qui les rappelle dune secousse – ainsi des rubans légers et urticants, mi-herbes, mi-bras délégués par une créature sous-marine… ». Surgissent un Don Juan, accompagné de motifs fantastiques voire sataniques, quelques goules aussi peut-être, les arcanes des manifestations du Mal : « la cruauté et la violence – figures de geôles, de tortures, de dévoration, de meurtre à loccasion, que coupent quelques images privilégiées. »

Tout au long de ces relevés se trouve interrogée lidentité générique de louvrage : Flavie Fouchard se garde bien de létiqueter, fût-ce sous le nom dessai. Colette adopte là une liberté totale, renonçant par ailleurs à toute conclusion sûre. Le « je » sinterroge sans cesse, esquisse des interprétations précautionneuses, conduit une sorte de « discussion infinie à résonance philosophique » ; les dialogues platoniciens sont évoqués. Tant sur la problématique du genre, au sens des gender studies, que sur celle du genre littéraire, Colette aux frontières des genres est nourri des apports récents de la critique américaine. On découvre des études approfondies, mesurées et éclairantes, sans quà aucun moment la démarche en soit alourdie.

Ainsi se trouvent mis en lumière dans LePur et lImpur une liberté qui peut nous paraître très contemporaine, mais aussi – non moins contemporain – un doute fondamental. Très subtilement, Flavie Fouchard relève les traits de style révélateurs, limportance de lellipse en particulier, la structure dévitement. Elle analyse sur ce point, de façon convaincante, les pages consacrées aux demoiselles de Llangollen, la réticence qui sinsinue peu à peu.

Colette aux frontières des genres montre bien dans le détail même de lécriture cette réticence si moderne – la densité que donne le « et » au titre de louvrage, la fréquence des tirets, des points de suspension, lusage des figures : un « travail de réélaboration du sens, écrit Flavie Fouchard, qui ne passe pas par la construction de nouvelles définitions conceptuelles mais par la création dimages, de métaphores et de réseaux symboliques visant à rendre compte plus fidèlement dune réalité plus complexe quil ny paraît. » La très célèbre clausule de Colette corrobore labsence de toute conclusion sûre, dans lapproximation métaphorique : on ne trouve, derrière le mot « pur », qu« une soif optique de pureté dans les transparences qui lévoquent, dans les bulles, leau massive, et les sites imaginaires retranchés, hors datteinte, au sein dun épais cristal. »

Minutieusement conduite par Flavie Fouchard, rédigée avec une grande clarté, la « relecture » est ainsi constamment étayée par les citations de lœuvre : elle propose une vision largement renouvelée de ce livre central, tout en intégrant le charme, au sens fort, de lécriture. Elle explore les frontières du bien et du mal, la typologie des œuvres littéraires, et décèle une démarche cognitive très 240contemporaine derrière cette acuité de lobservation, cette mise en lumière du subliminal, cette équanimité dans linterrogation du gender, cette force des résonances poétiques.

Francine Dugast

Dictionnaire François Mauriac.Sousla direction de Caroline Casseville et Jean Touzot. Paris, Honoré Champion, 2019 (broché, 2021). Un vol. de 1204 p.

François Mauriac (1885-1970) nest pas tombé dans le purgatoire des lettres. Traduite dans plus de cinquante langues, adaptée à la télévision et au cinéma, son œuvre protéiforme suscite lintérêt du milieu universitaire et se prête aux approches pluridisciplinaires : droit, religion, médecine mais aussi génétique textuelle, psychocritique, écopoétique et numérisation, avec la création du site « Mauriac en ligne », recensant les articles de presse parus entre 1905 et 1970. Les 650 notices et les 700 entrées du Dictionnaire Mauriac attestent en effet la vitalité des études mauriaciennes aujourdhui. Parmi les 70 contributeurs et contributrices de ce volume, figure une quarantaine de spécialistes, membres du Centre François Mauriac de lUniversité Bordeaux Montaigne et de la Société internationale des études mauriaciennes. Dans cet ouvrage collectif, il sagit non seulement de faire apparaître une cohérence dans la longue carrière de ce polygraphe mais aussi de nuancer, voire de récuser certains adjectifs fréquemment accolés à Mauriac, étiqueté un peu vite comme un écrivain catholique, gaulliste, bourgeois et provincial. Par exemple, la réputation de « champion indéfectible de De Gaulle » que la postérité a gardée de Mauriacnest quen partie fondée.Pour lécrivain, qui na pas écouté lappel du 18 juin, les valeurs chrétiennes comme la justice et la charité doivent primer sur la grandeur de la France. Malcolm Scott attire dailleurs notre attention sur « la traversée du désert » qui éloigne durant douze ans les deux hommes, de la Libération au deuxième retour de De Gaulle en 1958. Dans la dernière période de la vie de Mauriac, le Général a plutôt été « un grand catalyseur du mythe personnel » de lécrivain. La biographie de De Gaulle, que Mauriac fait paraître en 1964, renvoie en effet indirectement aux aspirations dun écrivain qui, lui aussi, sest efforcé, à travers son engagement, de concilier son histoire personnelle et le destin collectif de la France.

La pluralité des regards simpose pour rendre compte des différentes facettes dune production dont la publication séchelonne sur une cinquantaine dannées. Aux notices monographiques – chaque œuvre fait lobjet dune présentation détaillée – se joignent des approches thématiques (« Amour », « Enfance », « Famille », « Inceste »), génériques et poétiques (« Autobiographie », « Théâtre », « Citations », « Dédicaces », « Mots fétiches »). Les prises de position de Mauriac (« Guerre dEspagne », « Épuration », « Guerre dAlgérie », « Mai 68 », « Nouveau Roman ») dans la presse, à la radio et à la télévision en font un témoin engagé de son temps. Le volume dirigé par Caroline Casseville et Jean Touzot contourne les écueils de la monographie par un souci constant de contextualiser lœuvre et de faire dialoguer lauteur avec ses aînés (« Barrès », « Maurras », « Péguy »), les écrivains de sa génération (« Giraudoux », « Maurois ») et ses cadets (« Hussards », « Jean-René 241Huguenin »). Les contributions du Dictionnaire Mauriac ne dissimulent en rien le conservatisme – idéologique ou esthétique – dont lécrivain a pu faire preuve. Par exemple, en Mai 68, ce vieux gaulliste issu de la bourgeoisie se montre hostile aux barricades étudiantes et se « situe du côté de lÉtat, non de la société », constate Jeanyves Guérin. Sur le plan esthétique, Mauriac, qui défend une conception réaliste et psychologique du roman, nest pas tendre envers les Nouveaux Romanciers, qui exhibent leurs « secret[s] de fabrication » et se complaisent dans le « rien à dire généralisé ». Néanmoins, la lecture de Sarraute, de Butor et de son fils, Claude Mauriac, conduit lécrivain à modérer son jugement, même sil désapprouve la discontinuité de la narration, la destruction du personnage, le refus de la profondeur ou encore lattention portée à lobjet.

Lattachement de Mauriac aux canons ne lempêche pas dexplorer diverses pratiques décriture. Les contributions de louvrage rendent justice aux multiples activités de ce romancier, nouvelliste, dramaturge, poète, éditorialiste, feuilletoniste, chroniqueur, biographe… Le polygraphe ne sest pas adonné avec la même intensité et avec le même succès à ces différents genres. Jeanyves Guérin dresse par exemple un bilan mitigé de lincursion de lécrivain au théâtre. Si Asmodée (1937) et Les Mal-aimés (1945) reçoivent un bel accueil, Passage du malin (1947) et Le Feu sur la terre (1950) décident lauteur à mettre fin à sa carrière théâtrale en 1950. Son théâtre psychologique et corseté, à rebours des expérimentations du Nouveau Théâtre, ne saffranchit pas des carcans classiques et se cantonne au « registre de la conversation élevée ». À la différence du théâtre, le journalisme est une pratique continue dans sa carrière. Loin doccuper une position marginale dans sa production, les 3 000 articles quil fait paraître dans une centaine de périodiques témoignent en effet de sa volonté affichée de prendre « le journalisme au sérieux » et den faire le principal vecteur de son engagement. Convaincu de sa responsabilité devant Dieu et devant ses contemporains, lauteur et linventeur du Bloc-notes (1958-1971), titre quil emprunte à Apollinaire, participe activement aux débats de son temps et refuse de séparer journalisme et littérature. Les feuillets de lécrivain-journaliste dans Le Figaro littéraire tendent dailleurs de plus en plus vers lautoportrait et sapparentent à un « journal intime à lusage du grand public ». La pérennisation darticles parus dans la presse passe par la publication de recueils, destinés à durer. À la faveur de réagencements et de réorganisations en chapitres, Mauriac, virtuose dans « lart de la reprise », détache les articles de leur contexte de production, bouleverse leurs conditions de réception et brouille ainsi les frontières entre journalisme et littérature. La notice « Éditions », rédigée par Caroline Casseville, apporte un éclairage précis sur les multiples stratégies d« auto-publication » de Mauriac. À la « post publication » en livres darticles éphémères parus antérieurement dans la presse, sajoute la « pré-publication » dextraits dœuvres, notamment des poèmes, subtilement insérés dans certains de ses romans. À travers ces jeux d« auto-emprunts », le polygraphe cultive lintratextualité, la circulation dune œuvre à lautre, tout en affichant lunité et la cohérence de sa production.

Mais la cohésion de lœuvre, au-delà des partitions génériques, nexclut pas les tensions et les paradoxes. La forme du dictionnaire offre lavantage de ne pas figer lauteur et de rendre compte des contradictions qui animent cet écrivain « inclassable ». À linstar de ses personnages, tiraillés entre des aspirations contradictoires, Mauriac oscille entre tradition et modernité, fidélité au terroir et 242ouverture sur le monde, scepticisme et croyance, quête obsessionnelle de pureté et érotisme sulfureux. Par exemple, le regard réprobateur de Mauriac sur le monde de Colette, peuplé « de vieilles cocottes et de gigolos », néclipse pas ladmiration quil voue à cette autrice, qui « ne quitte jamais la nature dun pas. » De même, lattachement de lauteur à la « terre-mère » des Landes ne lempêche pas de condamner le moralisme étroit dune bourgeoisie provinciale et puritaine, engoncée dans ses médiocres certitudes. « Altération, contrefaçon du catholicisme », pour reprendre lexpression dÉlisabeth Le Corre, le pharisaïsme, qui réduit la religion à lobservance de règles strictes, trouve dans le personnage de Brigitte Pian son expression la plus frappante. La relation que Mauriac entretient avec le progrès technique nest pas non plus exempte de contradictions. Nulle trace, à lexception des transports, dinventions technologiques dans les romans de ce « téléspectateur assidu », qui se prête de 1959 à 1964 à lexercice ludique et exigeant de la « téléchronique ». Sil se saisit de tous les supports médiatiques (presse, radio et télévision) pour exposer ses goûts et ses dégoûts, Mauriac moraliste exprime à plusieurs reprises sa défiance devant la course folle au progrès, détournant lindividu des valeurs spirituelles. Lamour maternel, à la fois protecteur et castrateur, ou encore le rire, tour à tour exploité et discrédité, offrent dautres exemples des ambivalences mauriaciennes. Sil ne se prive pas dutiliser lhumour et lironie pour caricaturer ses adversaires, ce moraliste assimile souvent le rire à lhypocrisie et à la vulgarité. Mauriac condamne aussi bien la truculence anticléricale de Marcel Aymé que le ricanement « mécanique » du Canard enchaîné ou le « sourire publicitaire » des hommes politiques.

Lattention de lécrivain-journaliste à la politique et son indignation devant linjustice sancrent dans lenfance, avec laffaire Dreyfus. Portant un regard de moraliste et de chrétien sur son temps, il donne dailleurs le titre de « Méditations » à plusieurs de ses chroniques et lit certains événements contemporains à la lumière des textes bibliques. Dès 1954, il dénonce la torture en Algérie, pratique barbare dans laquelle il voit une « imitation des bourreaux de Jésus Christ » par les Chrétiens dOccident. Parce quil dissocie morale et politique, Machiavel, « père du crime collectif », sert de repoussoir à Mauriac, chrétien patriote qui rejoint la Résistance sous lOccupation. Écrit entre 1939 et 1943, Le Cahier noir, publié sous le pseudonyme de Forez, nest pas seulement un « écrit militant de circonstances ». Placé sous le signe de la résistance spirituelle et de lexigence de justice, ce court essai paru clandestinement aux Éditions de Minuit peut se lire aussi comme lune des nombreuses tentations autobiographiques de Mauriac. « Toujours poursuivie, jamais atteinte », lautobiographie hante en effet lensemble de sa production. Preuve que le moi se dérobe à toute tentative de fixation, cette autobiographie manquante resurgit au détour dun silence, dun aveu indirect ou dune confidence voilée. Refusant de céder à lexhibitionnisme ou au narcissisme, lœuvre se déploie dans un espace « entre sphère publique et privée ».

La res publica, qui détourne Mauriac des écrits intimes, le plonge dans « une suite presque ininterrompue de disputes, de désaccords et de brouilles ». Lon se reportera ici à la longue notice de cinq pages que Keith Goesch consacre aux « Polémiques » qui ont émaillé sa vie. Parmi les démêlés quil a eus avec des écrivains – Alain-Fournier, Gide, Ramuz, Cocteau, Camus, Bernanos, Romains… – celui qui loppose à Sartre est sans doute le plus célèbre, ce qui nempêche pas les deux écrivains de se vouer une estime mutuelle. Loffensive de Sartre, dans son article 243« M. François Mauriac et la liberté », paru en février 1939 dans La NRF, vise non seulement lomniscience du romancier, qui prive ses créatures de liberté, mais tout ce que lacadémicien incarne aux yeux du jeune philosophe : la bourgeoisie provinciale et catholique et ses valeurs caduques, le conservatisme idéologique, lanalyse psychologique à la française. Lauteur intègre manifestement certaines critiques de Sartre dans La Pharisienne et reconnaît, non sans humour, que cest « un peu grâce à lui » quil reçoit le Prix Nobel en 1952. Si Mauriac, que Jouhandeau surnomme « le Père Fouettard » de la littérature, peut se montrer très cruel avec ses contemporains, il est lui aussi la cible de nombreuses salves émanant aussi bien des vichystes, des communistes que des milieux chrétiens. À tel point quen 1964, Mauriac, alors âgé de 79 ans, se présente comme le « plus vieil insulté de France ». La presse collaborationniste, qui na pas oublié les chroniques anti-hitlériennes de Mauriac dans Paris-Soir, mène une « campagne détouffement » destinée à limiter le tirage de La Pharisienne, récit qui critique en creux lesprit de Vichy et sa morale étriquée. À la Libération, les désaccords de plus en plus violents de Mauriac avec les communistes expliquent pour une large part son exclusion du Comité National des Écrivains, en 1948. Quant aux rapports de Mauriac avec le milieu catholique, ils sont moins sereins quil ny paraît. Farouche défenseur du catholicisme et de la morale en littérature, labbé Bethléem condamne la dimension « morbide », voire « malsaine » de certains romans de Mauriac. Ce dernier ne se prive pas de soutenir, contre le Vatican, les initiatives évangélisatrices des prêtres-ouvriers ou de dénoncer les collusions de lÉglise et du pouvoir, à travers les exemples de la colonisation, de Franco ou de Mussolini.

Létiquette décrivaincatholique est par conséquent un peu réductrice. La foi de Mauriac est une « foi lucide », qui, constate Élisabeth Le Corre, prend à plusieurs reprises position contre la Hiérarchie et se révolte parfois contre les pratiques honteuses et obsolètes de lÉglise. Cet étiquetage confessionnel a aussi linconvénient daraser les différences : les notices consacrées à Julien Green, à Georges Bernanos ou à Charles Péguy font pleinement ressortir les singularités de ces écrivains « présumés » catholiques. Mauriac et Bernanos par exemple « nappartiennent pas tout à fait à la même famille de catholicisme », explique Monique Gosselin, même si lenracinement dans le terroir, la pratique du journalisme ou encore linfluence de lAction française au début de leurs carrières respectives tendent à les rapprocher. La discontinuité des romans de Bernanos, qui avancent « par bonds » et baignent dans le surnaturel, se distingue nettement des récits plus psychologiques et balisés de Mauriac, « peu à laise dans le satanisme. » Quant à Julien Green, il se trouve, comme lauteur de LAgneau, confronté à lhomosexualité dans un milieu catholique et conservateur. Néanmoins, la question nest jamais abordée ouvertement par Mauriac, dans les lettres quils échangent entre 1925 et 1928 : la « conversation de cœur à cœur » na pas lieu. La libération sexuelle de Green, son hédonisme prennent même une « dimension démoniaque » aux yeux de Mauriac. Si lon excepte le personnage de Landin dans Les Chemins de la mer, « rongé par une passion inclassable et démesurée », lhomosexualité, amour interdit qui hante toute lœuvre mauriacienne, est souvent sous-entendue, à travers des amitiés exaltées comme celle dAnne et de Thérèse ou celle de Jean et de Xavier dans LAgneau, récit semé déchos au mythe de Ganymède. La comparaison entre les manuscrits et la version définitive de certains romans va dailleurs dans le sens dune atténuation de la thématique homosexuelle, constate Raphaëlle Saint-Pierre. 244Cette autocensure se perçoit aussi bien dans LAgneau, à travers la suppression de certaines scènes parisiennes, que dans Thérèse Desqueyroux, où ne subsiste quun seul paragraphe sur cette homosexualité, aspect qui doit « rester obscur » à lhéroïne elle-même.

À celles et ceux qui jugent un peu vite que lœuvre de Mauriac est dépassée, lon conseillera, entre autres, la lecture des notices « Édition numérique » ou « Écologie », qui ouvrent de vastes chantiers de recherche, en résonance avec notre présent. Par exemple, la création du site « Mauriac en ligne » à la fin des années 2000 soulève des questions éthiques et méthodologiques aisément transposables à dautres œuvres. Dans quelle mesure le très vaste corpus darticles de presse et dentretiens – parfois sans supports écrits – de Mauriac conduit-il à repenser les limites de lœuvre ? Quel statut donner aux œuvres de fiction publiées dans des périodiques ? Quelles médiations proposer aux chercheurs confirmés mais aussi aux néophytes curieux pour se frayer un chemin dans ce vaste corpus ? De même, « lattention à lenvironnement exceptionnelle pour lépoque » que Jean Touzot décèle dès les premières publications de Mauriac ne manquera pas de susciter lintérêt des chercheurs en écopoétique. Si, comme le fait remarquer Jean Touzot, le terme écologie nentre dans la langue courante quaprès la mort de Mauriac, ce dernier manifeste très tôt son intérêt pour les questions environnementales. Lempoisonnement des océans, la pollution atmosphérique et la destruction du patrimoine au nom du sacro-saint progrès sont ouvertement condamnés par ce « Jérémie de lère industrielle ». Isabelle Galichon note également que lécrivain se détourne progressivement de la corrida et sinsurge contre « le sang injustement répandu » dans larène. Et si le romancier tire parti dans ses fictions des vertus métaphoriques de la chasse, tradition ancestrale et familiale, il sengage de plus en plus contre le massacre des tourterelles en Gironde. Dans les prises de position de cet ardent défenseur de la cause animale transparaît ce quon appellerait aujourdhui une conscience « éco-citoyenne », pour reprendre lheureux anachronisme dAstrid Llado.

Marie Sorel

Kerwin Spire, Monsieur Romain Gary consul général de France. Paris, Gallimard, 2021. Un vol. de 324 p.

Il existe deux copieuses biographies de Romain Gary, celle de Dominique Bona (Romain Gary, Mercure de France, 1987) et celle de Myriam Anissimov (Romain Gary le caméléon, Denoël, 2004). Leurs autrices nont pas disposé des mêmes moyens quAnnie Cohen-Solal pour sa biographie de Sartre et Olivier Todd pour celle de Camus. Doù des lacunes, notamment pour les années californiennes de lauteur. Kerwin Spire a entrepris de les combler. Pour cela, il a fait le choix dune œuvre hybride. Son récit écrit dune plume alerte amalgame la relation de faits documentés et les pensées quil prête à lauteur. Doù des incises comme « se dit-il », « songe-t-il »…

Lintérêt de cet ouvrage pour lhistoire littéraire repose sur les documents inédits que Kerwin Spire a su débusquer et quil cite, les lettres échangées avec Albert Camus, André Malraux, Claude Gallimard, Henri Hoppenot, des enregistrements 245de conférences, des entretiens à des journaux américains, les confidences de celle qui fut sa secrétaire et surtout, puisées dans les archives diplomatiques, les dépêches quavait envoyées le consul général au Quai dOrsay. Dans une note de lauteur qui fait fonction de postface, lauteur donne un état de ses sources. Les chercheurs pourront les utiliser.

Avant même son arrivée, lambassade diffuse une fiche biographique bidonnée du consul général. « En Amérique, la légende de laviateur-combattant fait merveille ». Gary la conforte dans ses conférences. « Il ressemble plus à une vedette dHollywood quà un diplomate conventionnel ». Au Quai, son style fait parfois tiquer. Ainsi, quand il propose à ses collègues dutiliser les ressources de la télévision. Mais, écrit Kerwin Spire, « le diplomate a accompli ses missions avec zèle ». Il lui revient dexpliquer la position française sur lAlgérie avant et après 1958. Il fait repérer par le FBI des agents du FLN présents aux États-Unis. Ayant assisté à la présentation des Sentiers de la gloire, il fait en sorte que le film de Stanley Kubrick soit interdit non seulement en France mais dans des pays amis. Enfin et surtout le gaulliste use de son entregent, et avec succès, pour retourner lopinion américaine en faveur du Général.

Des Racines du ciel, Kerwin Spire écrit que cest « un palimpseste de ses dépêches ». Lhostilité de son auteur aux nationalismes et la guerre dAlgérie sy lisent en filigrane. Le roman est immédiatement traduit et John Huston en tire un film qui déçoit et exaspère Gary auteur. Hollywood est bien Hollywood, une machine à rêves et à profit. Ses années à Los Angeles ont contribué à la réinvention du personnage. En 1961, il se met en congé de la diplomatie et donne la priorité exclusive à son œuvre.

Jeanyves Guérin