Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
1 – 2019, 119e année - n° 1. varia - Pages : 183 à 244
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406088622
- ISBN : 978-2-406-08862-2
- ISSN : 2105-2689
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08862-2.p.0183
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/02/2019
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
André Alciat (1492-1550), un humaniste au confluent des savoirs dans l’Europe de la Renaissance [« Études Renaissantes », no 13]. Sous la direction d’Anne Rolet et Stéphane Rolet. Turnhout, Brepols, 2013. Un vol. de 494 p. (Tristan Vigliano)
Charles Fontaine. Un humaniste parisien à Lyon. Études réunies par Guillaume De Sauza et Élise Rajchenbach-Teller. Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2014. Un vol. de 286 p. (Jean Vignes)
« Discours sur discours infiniment divers ». La Sepmaine de Du Bartas, ses lecteurs et la science du temps. Textes réunis par Denis Bjaï. Genève, Droz, « Cahiers d’Humanisme et de Renaissance » 127, 2015. Un vol. de 284 p. (Raphaële Garrod)
Calliope et Mnémosyne. Mélanges offerts à Gilbert Schrenck. Sous la direction de Cécile Huchard et Jean-Claude Ternaux. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2017. Un vol. de 410 p. (Alicia Viaud)
Les États du dialogue à l’âge de l’humanisme. Sous la direction d’Emmanuel Buron, Philippe Guérin et Claire Lesage. Tours, Presses universitaires François-Rabelais de Tours, et Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015. Un vol. de 544 p. (Christine de Buzon)
Paris 1713 : l’année des Illustres Françaises. Actes du 10e colloque international des 9, 10 et 11 décembre 2013, organisé à l’initiative de la Société des Amis de Robert Challe à la Bibliothèque de l’Arsenal et en Sorbonne. Études réunies par Geneviève Artigas-Menant et Carole Dornier, avec la collaboration de Delphine Petit. Louvain-Paris-Bristol, Peeters, « La République des Lettres », 2016. Un vol. de 398 p. (Marc-André Bernier)
Rousseau on Stage, Playwright, Musician, Spectator. Édité par Maria Gullstam et Micheal O’Dea. Oxford, Voltaire Foundation, Oxford University Studies on the Enlightenment, 2017. Un vol. de xxx + 310 p. (Sarah Benharrech)
184Fictions de la Révolution. 1789-1912. Sous la direction de Jean-Marie Roulin et Corinne Saminadayar-Perrin. Presses Universitaires de Rennes, 2018. Un vol. de 362 p. (Blandine Poirier)
Cahiers staëliens, no 66. August Wilhelm Schlegel (1767-1845) : les années Staël. Société des Études staëliennes, 2016. Un vol. de 261 p. (Apolline Streque)
« La chose de Waterloo ». Une bataille en littérature. Textes réunis et présentés par Damien Zanone. Leiden/Boston, Brill/Rodopi, 2017. Un vol. de 268 p. (Fabienne Bercegol)
Stendhal et les choses de la nature. Actes du colloque de Paris-INHA organisé par Stendhal aujourd’hui, 26-27 mars 2010. Études réunies et présentées par Michel Arrous. Paris, Eurédit, 2017. Un vol. de 170 p. (Sophie Lefay)
Cahiers d’études nodiéristes, 2017–2, no 4 : « Charles Nodier et la presse de son temps ». Sous la direction de Caroline Raulet-Marcel. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 192 p. (Jacques-Rémi Dahan)
Les Goncourt historiens. Sous la direction d’Éléonore Reverzy et Nicolas Bouguinat. Presses Universitaires de Strasbourg, 2017. Un vol. de 284 p. (Dominique Pety)
Céline à l’épreuve. Réceptions, critiques, influences. Sous la direction de Philippe Roussin, Alain Schaffner et Régis Tettamanzi. Paris, Honoré Champion, « Littératures de notre siècle », 2016. Un vol. de 347 p. (Carole Auroy)
L’Écrivain et son école (xixe-xxe siècles). Je t’aime moi non plus. Actes du colloque Sorbonne-Université, juin 2016. Sous la direction de Martine Jey, Pauline Bruley et Emmanuelle Kaës. Paris, Hermann, 2017. Un vol. de 365 p. (Claire Bompaire-Évesque)
Le Dramaturge sur un plateau. Quand l’auteur dramatique devient personnage. Sous la direction de Clotilde Thouret. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres » 2018. Un vol. de 471 p. (Emmanuelle Hénin)
Jean Maugin (?), Le Premier Livre de l’histoire et ancienne cronique de Gérard d’Euphrate, duc de Bourgogne. Édition de Richard Cooper. Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2012. Un vol. de 640 p.
Ce roman publié anonymement raconte la jeunesse de Gérard, duc de Bourgogne, comte de Limoges et d’Auvergne, quatrième fils de Doolin de Mayence et de Flandrine et fils adoptif et héritier de Gérard de Roussillon. Son « enfance » est suivie d’une longue série d’aventures d’armes et d’amours mêlées d’histoire de fées et de sorcellerie en Orient et en Occident. Le duc Gérard, que Richard Cooper qualifie à juste titre d’antihéros, finit par se révolter contre l’empereur Charlemagne. Le Premier Livre de cette chronique est muni d’un privilège daté du 15 novembre 1548 pour six ans. La suite annoncée (p. 589) devait poursuivre « la conqueste des Espaignes, fayte par le grand Roy Charlemaigne » dans un deuxième livre qui n’a sans doute jamais existé. L’œuvre est transmise uniquement par des imprimés, dont le plus ancien date de 1549 (Paris, Estienne Groulleau pour lui, Jean Longis et Vincent Sertenas, in-folio). Selon l’« Epistre de l’Auteur aux lecteurs », l’auteur de Gérard d’Euphrate aurait « tradui[t] en nostre vulgaire un Poëte Wallon » mais cette source alléguée coïncide avec un autre récit en prose anonyme, L’Histoire du duc Gérard du Frattre et de ses quatre filz transmis par le riche manuscrit 12791 de la BnF. Dans cette même épître, l’auteur insiste aussi 185sur l’intérêt de « l’ostention » (p. 213) de l’histoire glorieuse des rois français. Invoquant ensuite les « applaudissemens des Seigneurs et allegresses du peuple » suscités par l’Amadis, il indique que ce triomphe aurait déterminé les « plus privez amis » de Nicolas Herberay des Essarts mais aussi les siens propres à l’inciter à publier son « Bourguignon » (p. 215).
La grande introduction de Richard Cooper (p. 7-203) comprend dix-sept sections. Elle met d’abord en relation cette œuvre avec la tradition du roman chevaleresque du xvie siècle. L’éditeur étudie ensuite l’imprimé de 1549 (et des marques de lectures anciennes, p. 21-22), puis les éditions lyonnaises ultérieures (Lyon, Benoît Rigaud, 1580 ; Lyon, Claude et Jean Chastelard, 1632), et enfin la version modernisée et augmentée d’une conclusion d’André-Guillaume Contant d’Orville (Paris, Moutard, 1783, 2 vol.). Richard Cooper se penche ensuite sur la question des sources et de l’attribution de ce roman anonyme : il est « presque certain » que l’auteur pourrait être Jean Maugin, « le Petit Angevin », que Jacques Legros aurait chargé de la réécriture en six livres de son manuscrit de Gérard du Frattre (p. 40). L’éditeur lui attribue aussi le dizain « L. P. A. à l’auteur » et lit sa devise « Probe et tacite » dans le « P. et T. » souscrit ; les deux autres pièces liminaires – signées I. P. M. – sont l’œuvre de Jean Pierre de Mesmes (Michel Simonin lui avait attribué Gérard d’Euphrate).
Maugin (?) fait parfois allusion aux livres suivants dont nous ne disposons pas (p. 547). Il étoffe surtout le récit de la jeunesse du héros de cette nouvelle geste. Il utilise ainsi de nombreux motifs médiévaux (chansons de geste et matière arthurienne), des éléments du Myreur des Histors de Jean de Preis, de La Fleur des batailles, Doolin de Maïence et de Maugis et Vivien. C’est l’occasion pour l’éditeur de déployer une excellente connaissance de l’onomastique et des motifs des fictions lues dans la première moitié du xvie siècle mais aussi de la géographie des romans. Il signale ainsi incidemment la réapparition de noms des Amadis (Apolidon, Urgande, Alquif) que les trois éditeurs de Gérard d’Euphrate imprimaient depuis 1540. À propos du nom du héros, Richard Cooper note que « dans les plus anciens manuscrits qui font mention de Gérard, le nom du duc s’écrit indifféremment Frate ou Fraite, ou Aufrate ou Euphrate, et n’a rien à voir avec le fleuve du même nom, qui paraît une pure invention de notre auteur. Mais cette invention lui donne la possibilité de faire appel à deux autres groupes de romans très populaires à la Renaissance, les romans d’aventure et les romans d’antiquité, qui embrassent l’Empire d’Orient et le Levant » (p. 54-55). Ainsi, Gérard a-t-il été sauvé des eaux de l’Euphrate par un ermite, puis élevé en Syrie. Jusqu’au chapitre 31, le héros porte le nom de « chevalier fortuné » (p. 130). Il n’est « introduit dans l’univers occidental » qu’au chapitre 34 (p. 57). Gérard dit œuvrer « pour la conservation de l’Église Catholique » (p. 401) mais Richard Cooper estime aussi qu’à travers ce récit de la rivalité entre la Bourgogne et la France, d’une part, l’auteur fait allusion à l’actualité des prétentions de l’empereur Charles Quint à la Bourgogne française (p. 87) et que, d’autre part, il expose sa réflexion sur les mauvais souverains dès lors que l’arrogant et félon Gérard, devenu le mari d’Ameline, choisit de mener une vie sybaritique loin des armes (p. 143-146).
Les graphies et la ponctuation de l’édition de 1549 sont respectées à l’introduction près de diacritiques, comme le prescrivent les règles de la collection. Les belles gravures sur bois sont reproduites : presque toutes avaient été créées pour les Amadis ; l’une a été publiée pour la première fois dans Palmerin d’Olive ; quatre 186ont été réalisées pour Gérard d’Euphrate. L’ouvrage propose un glossaire (p. 591-607), une bibliographie (p. 609-617). Suivent l’index utile des très nombreux personnages (p. 619-627), l’index des toponymes (p. 629-632) et l’index thématique (p. 633-635) qui permet de retrouver les batailles, les enlèvements et les ruses, les harangues, les prophéties et les injures, les banquets et les tournois ainsi que quelques fées, des ermites, des nains, des diables et des monstres.
La tradition du roman du xvie siècle est magistralement déployée à la fois pour le contexte de publication et la recherche des sources. Ce roman complexe de quatre-vingt-huit chapitres, premier et seul livre sur cet antihéros, est éclairé par un axe de lecture, la narration du roman entier paraissant placée « sous le signe de l’ironie » (p. 134). Reste que nous pouvons être séduits par la permanence du merveilleux et par le charme de ces inventions que sont par exemple « le riche chariot enchanté » (p. 256) et volant d’Oriande, reine des fées, ou le brigantin automobile « qui vogue en mer de luy mesme » (p. 585). Saluons cette édition d’un des meilleurs spécialistes de la littérature de la Renaissance française.
Christine de Buzon
Jean-Antoine de Baif, Euvres en rime. Troisième partie. Les Jeux. Édition critique avec introduction, variantes et notes sous la direction de Jean Vignes. Volume 1. XIX Eclogues. Édition par Jean Vignes. Paris, Honoré Champion, « Textes littéraires de la Renaissance », 2016. Un vol. de 272 p.
Jean Vignes poursuit avec ce volume consacré aux églogues de Baif son entreprise d’édition des œuvres complètes du poète. Il dirige en effet l’équipe d’éditeurs qui publie aux éditions Champion les œuvres complètes du poète. Auteur d’une thèse remarquée consacrée aux Mimes, Enseignements et Proverbes (1987), d’une édition de ce texte (Droz, 1992), excellent connaisseur d’un auteur dont il s’attache depuis quelques décennies à mettre en lumière la profonde originalité, qu’il s’agisse de ses liens aux musiciens, de son érudition exceptionnelle ou de l’audace qui le conduisit à s’essayer dans des genres multiples, nul mieux que Jean Vignes ne pouvait se lancer dans une telle aventure.
Il en avait dès 1999 assuré le lancement, en fournissant d’une part pour son dossier d’habilitation à diriger des recherches une étude biographique, en publiant d’autre part le volume de la Bibliographie des Écrivains français consacré à Baif, qui dressait un panorama très complet de l’histoire éditoriale des œuvres de son auteur, des manuscrits aux imprimés jusqu’aux œuvres isolées publiées dans divers recueils et donnait une idée de la complexité de l’entreprise. Depuis ont paru les deux premières parties des Euvres en rimes (publiées chez Lucas Breyer à Paris en 1572-1573) : en 2002, les Neuf livres de Poèmes, fruit de la collaboration de G. Demerson (livre 1), P. Galand (l. 2), A.-P. Pouey-Mounou (l. 3), J. Vignes (l 4-6) et D. Ménager (l. 7-9). Ce volume inaugural comporte une présentation générale de l’édition, une biographie de l’auteur, et une introduction aux Euvres en rime qui en explique l’histoire éditoriale au lendemain de la création de l’Académie de Poésie et Musique en 1571 et de la Saint-Barthélemy en 1572. Très richement annoté (plus de 500 p. de notes et annexes), il donne en même temps le modèle de l’ensemble : il offre des éclaircissements nombreux sur le contexte littéraire, 187politique, historique et la place de chaque texte dans la carrière, déjà longue au moment de cette publication de 1572-1573, d’un auteur qui fut précoce. A suivi, en 2010, l’édition en deux volumes de la seconde partie des Euvres en Rime, Les Amours, par J. Vignes avec la collaboration de V. Denizot (pour l’annotation des Amours de Méline), A. Gendre (Amours de Francine et diverses Amours) et Pierre Bonniffet (pour l’inventaire raisonné des mises en musique). La troisième partie des Euvres en rime, Les Jeux, où Baif avait réuni toutes ses pièces dialoguées a paru en 2016 en trois volumes, le premier est donc consacré aux églogues, les deux tomes suivants, dont nous ne rendrons pas ici compte, respectivement à l’Antigone (éditée par M. Mund-Dopchie) et aux comédies du Brave (inspiré du Miles gloriosus de Plaute édité par M. Quainton) et de l’Eunuque (inspiré de Térence, édité par M. Quainton et E. Vinestock) ainsi qu’aux Devis de Dieux (adaptés de Lucien, édités par J. Vignes).
Le t. iii, objet de cette recension, contient donc les dix-neuf églogues que composa Baif. Il n’est pas indifférent que ces textes prennent place dans l’ensemble des Jeux. Sébillet classe l’églogue sous la catégorie du dialogue, dans le chapitre 8 du second livre de son traité (« Du dialogue, et de ses espèces, comme sont l’Eglogue, la Moralité, et la Farce »). Baif ne fait pas rigoureusement alterner monologues et dialogues comme certains de ses prédécesseurs imitateurs de Virgile, il privilégie le dialogue et joue avec virtuosité sur les différents schémas énonciatifs possibles offerts par ses modèles, en enrichissant encore la variété qu’il associe à une grande variété métrique (comme en rend bien compte l’introduction). Baif composa des églogues à différentes périodes de sa vie, dès 1549, puis autour de 1553-1554, en même temps qu’il chante Francine et fréquente le cercle de Jean Brinon (mort en 1555) ; enfin il écrit aussi des églogues autour des années 1556-1558 pour évoquer son amitié avec Mellin de Saint-Gelais et célébrer le cardinal de Lorraine que ce dernier lui fit connaître, précédant Ronsard dans la voie des églogues adressées à ce grand personnage du royaume. Baif est au cœur de toutes les églogues composées les années suivantes par Ronsard et Belleau, il semble bien en avoir donné l’élan, sinon fourni le modèle, à ces amis poètes. J. Vignes ne se contente pas, dans l’introduction et les notes, de dresser un état de la question critique et d’actualiser les analyses notamment d’A. Hulubei. Il rend également justice à l’art avec lequel Baif sait combiner ses sources antiques (Théocrite et Virgile) mais aussi modernes (Sannazar, Marot, Flaminio) pour faire œuvre originale sinon parfois totalement inédite (comme dans les églogues 3, 11, 13 ou 17). Loin d’y faire résonner l’écho de la scène politique, comme Ronsard et Belleau, Baif y tisse ses thèmes personnels favoris, l’amour, les mythes, notamment de la poésie, la musique. L’annotation élucide sources et allusions en replaçant rigoureusement chaque pièce dans son contexte historique, littéraire et proprement baifien. Suit un glossaire et un index des noms propres, bien utile en complément des notes pour faire revivre, derrière les noms pastoraux, ses amis poètes ou musiciens ou les grands à qui sont dédiés ces poèmes. Dans la tradition de Virgile, si l’on en croit Servius, de Pétrarque, de Sannazar et du Mantouan Battista Spagnoli, la poésie pastorale de Baif est largement autobiographique, comme le montre Jean Vignes qui nous offre ici une nouvelle lecture par exemple de l’églogue III du vœu, en voyant dans Tenot et Thoinet deux doubles de Jean-Antoine lui-même, narrant ici ses débuts de poète et de poète bucolique. Il sait au demeurant prudence garder en matière de lecture à clé et discuter avec nuance les interprétations proposées par ses prédécesseurs.
188On ne saurait donc trop recommander la lecture de ce petit volume (270 p.) si l’on veut pénétrer, sous la houlette d’un illustre berger, dans l’univers subtil et reconnaissable de Baif qui ne réentonne le chant pastoral, après Théocrite, Virgile, Marot ou Sannazar, sinon « pour d’autant plus se dire ».
Nathalie Dauvois
Théories poétiques néo-latines. Textes choisis, introduits et traduits sous la direction de Virginie Leroux et Émilie Séris, Genève, Droz, « Texte courant », 2018. Un vol. de 1166 p.
À la tête d’une petite équipe d’enseignants-chercheurs, Virginie Leroux et Émilie Séris ont élaboré une anthologie de textes néo-latins de l’Europe humaniste parlant de poésie et de poétique. Après une précieuse et substantielle introduction générale cherchant à définir historiquement la poétique, son objet et ses contours depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance (57 p.), le livre comprend cinq chapitres, qui constituent autant d’entrées pour rendre compte des principaux débats qui animent les poéticiens : la légitimation de la poésie (ch. 1), l’inspiration (ch. 2), l’imitation (ch. 3), la typologie des genres poétiques (ch. 4), enfin le rapport de la poésie et des autres arts (ch. 5). Chacun de ces chapitres s’ouvre sur une présentation de la notion ou de la question, constituant à chaque fois une synthèse historique et théorique magistrale, particulièrement détaillée. À la suite de ces présentations, chaque texte sélectionné (dont la traduction française est donnée en regard de l’original latin) est lui-même introduit, replacé dans son contexte et dans le moment précis de son argumentation. V. Leroux et E. Séris ont fait le choix pour cette anthologie d’une très grande variété de textes, prenant en compte une chronologie vaste (celle d’une large Renaissance allant des écrits de Pétrarque à ceux de poéticiens de la fin du xvie siècle comme Viperano ou J. Pontanus), diversifiant l’origine géographique des auteurs (même si, très logiquement, les Italiens ont la part belle). Enfin et surtout, elles ont été sensibles à la pluralité des types de textes qui, à l’âge de l’humanisme, traitent de poétique : outre les traités proprement dits, sont ainsi pris en compte des écrits philologiques et pédagogiques (préfaces d’éditions humanistes, prælectio, commentaires divers dont bien sûr d’abord ceux de l’Épître aux Pisons d’Horace et de la Poétique d’Aristote) ou autres (correspondances, dialogues, sommes mythographiques…).
On ne peut qu’être admiratif devant le travail accompli par l’équipe, la somme de travail et de lectures qu’il implique, la maturité critique qu’il suppose. En plus de l’ambition du projet parfaitement tenue, de la facture impeccable du produit fini, on ne saurait que trop louer la générosité avec laquelle l’équipe ici réunie a mis son savoir au service d’une communauté plus vaste, proposant la traduction inédite de textes pour certains difficiles d’accès, pour beaucoup sans traduction vernaculaire disponible, du moins sans traduction française correspondante. Cette mise à disposition des textes, restitués dans leur contexte et le déroulement de leur pensée, s’accompagne d’un souci constant, celui de donner aux lecteurs avec la plus grande clarté et le plus grand discernement tous les éléments nécessaires à son information, et de renvoyer les plus curieux ou les plus érudits sur tel ou tel point à une bibliographie spécialisée, ici pleinement internationale et mise à 189jour (à laquelle on pourrait toutefois ajouter, pour la quatrième partie, l’essai de Gustavo Guerrero, Poétique et poésie lyrique. Essai sur la formation d’un genre, Paris, Seuil, 2000 et, plus généralement, la très belle anthologie dirigée naguère par Michèle Gally, quand bien même celle-ci porte sur un corpus la plupart du temps (un peu) plus ancien et, pour beaucoup mais pas exclusivement, vernaculaire, Oc, oïl, si, Les Langues de la Poésie, entre grammaire et musique, Paris, Fayard, 2010). Enfin, les diverses présentations des notions comme des textes constituent bien autre chose que de simples notices récapitulatives : elles font souvent partie des pages les plus limpides et les plus stimulantes qu’on ait pu lire sur la poétique humaniste de la Renaissance, dans le sillage de la somme réunie et dirigée par Perrine Galand-Hallyn et Fernand Hallyn en 2001, comme des travaux de Jean Lecointe (2005) ou de Teresa Chevrolet (2007). Un seul regret toutefois (s’il est possible) et qui tient à la relative timidité avec laquelle est envisagée la porosité existant entre ces poétiques néo-latines et les poétiques vernaculaires qui s’écrivent à peu près de façon concomitante : au cas exceptionnel de Minturno, auteur à la fois d’un traité en latin et en toscan, le choix de la langue obligeant à des développements distincts (p. 574 et suiv, p. 610-611), on pourrait ajouter, par exemple, celui d’arts poétiques français de la Renaissance reprenant et adaptant certaines pages de ces écrits théoriques humanistes (Peletier du Mans est un lecteur de Giason Denores, de même que Laudun d’Aigaliers l’est de Viperano). De façon plus générale, toute une série de remarques passionnantes sur la manière dont ces poétiques néo-latines prennent (ou non) en compte les poètes contemporains, que ceux-ci écrivent en langue vulgaire ou en langue latine, ainsi chez Vadian (p. 187) ou chez Scaliger (p. 472), font rêver de pages synthétiques à ce sujet. Mais il est vrai que là n’est sans doute pas le lieu de tels développements. C’est dire aussi que cette anthologie, par l’ampleur de l’arrière-plan qu’elle reconstitue, dépasse de très loin le précieux florilège érudit attendu, pour constituer une réflexion de tout premier ordre sur la poétique de la Renaissance.
Jean-Charles Monferran
Rémi Jimenes, Charlotte Guillard, une femme imprimeur à la Renaissance. Rennes-Tours, Presses universitaires François-Rabelais et Presses universitaires de Rennes, 2017. Un vol. de 303 p.
Issue d’une famille bourgeoise du Maine pour laquelle la fabrication et le commerce des livres sont une activité encore neuve, Charlotte Guillard est une figure singulière du monde de l’imprimerie parisienne que l’ouvrage de Rémi Jimenes permet de découvrir dans toutes ses dimensions. Mariée probablement vers 1507 à Berthold Rembolt, titulaire depuis 1494 du prestigieux atelier du Soleil d’Or rue de la Sorbonne, Charlotte Guillard est veuve dès 1518-1519. Elle épouse rapidement en secondes noces le libraire Claude Chevallon qui décède à son tour en 1537. À partir de cette date et jusqu’à sa mort en 1557, Guillard va gérer seule les affaires prospères de l’enseigne du Soleil d’Or, lui assurant une enviable longévité.
181 éditions connues forment le riche catalogue de ces vingt années d’exercice (catalogue qui constitue la seconde partie de l’ouvrage) où dominent très largement 190les domaines juridiques et patristiques. Les livres sont généralement très soignés, révisés par des érudits consciencieux sur les meilleurs manuscrits, munis d’un appareil péritextuel abondant (index notamment), imprimés sur du papier de belle qualité à l’aide d’un matériel typographique qui fait l’objet d’un constant renouvellement, faisant intervenir des figures aussi importantes pour la typographie que Claude Garamont, dont Guillard a très probablement accompagné les débuts, ou Pierre Haultin, son propre neveu, auquel la « veuve Chevallon » met le pied à l’étrier.
Tout autant qu’une monographie, l’ouvrage se veut toutefois un large tableau de la vie parisienne de la rive gauche, où les ouvroirs des imprimeurs s’appuient sur les contreforts des églises et des couvents du quartier de l’Université – celui du Soleil d’Or est si proche de la nouvelle bibliothèque de la Sorbonne que le bail précise que les occupants ne devront « gecter aucune [sic] pierres ne aucunes choses contre les vitres de ladite lybrairye » ! À l’image de la manière aimable des historiens de jadis, la plume de Rémi Jimenes se fait volontiers conteuse sans rien sacrifier d’une érudition rigoureuse, généreusement nourrie par de minutieuses recherches aux archives comme en bibliothèque.
L’auteur raconte ainsi les stratégies familiales à l’origine du « clan Guillard » qui expliquent la réussite de l’entreprise, Charlotte faisant venir à Paris une part importante de sa parentèle mancelle qu’elle installe dans le quartier de Saint-Benoît ou fait travailler directement au Soleil d’Or (notamment Guillaume Guillard, Jacques Bogard ou Pierre Haultin). Rémi Jimenes brosse le tableau du fonctionnement de l’atelier d’imprimerie et de la librairie, en tentant de retirer de l’ombre les figures méconnues des correcteurs et des érudits dont s’entoure Guillard : Louis Miré, Louis Lasseré, Jean de Gagny, Jean Benoît ou encore le chartreux Godefroy Tilmann. Il montre les liens étroits tissés avec le collège de Navarre voisin, dont le positionnement idéologique qui varie de l’orthodoxie la plus stricte à l’esprit de la devotio moderna est finement analysé.
L’étude des réseaux intellectuels des érudits qui travaillent au Soleil d’Or permet à Rémi Jimenes de mettre en perspective les enjeux de la production des ouvrages patristiques, juridiques ou médicaux. Ceux-ci sont replacés dans la tradition éditoriale de l’époque, et notamment au sein de la concurrence commerciale que se livrent les marchés parisiens, bâlois et vénitiens. L’auteur montre également la singularité éditoriale de cette production et les usages que l’on pouvait en faire (livres de travail ou livres de parade). Il analyse aussi la sensibilité évangélique discrète qui imprègne le catalogue du Soleil d’Or, comme le testament de Charlotte Guillard, loin de l’image univoque de l’intransigeante catholique que l’histoire a parfois colporté.
En somme, le livre de Rémi Jimenes constitue une introduction vivante et magistrale au monde du livre du premier seizième siècle en pleine mutation (commerciale, juridique, typographique, idéologique), munie qui plus est d’une iconographie à la fois riche et originale. Il constitue plus simplement un beau livre que le Syndicat National de la Librairie Ancienne et Moderne a récemment couronné de son Prix de bibliographie.
Guillaume Berthon
191Frank Lestringant, Le Théâtre de la Floride. Autour de la Brève narration des événements qui arrivèrent aux Français en Floride, province d’Amérique, de Jacques Le Moyne de Morgues (1591). Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2017. Un vol. de 280 p.
Ce bel ouvrage est entièrement construit autour de la tragique expérience coloniale française en Floride, entre 1562 et 1568. Rappelons que la séquence historique se déroule en trois temps : d’abord les deux expéditions successives de Jean Ribault (1562) et de René de Laudonnière (1564), des expéditions protestantes entreprises par l’amiral de Coligny qui aboutissent à la création de deux établissements, Charlesfort, détruit et remplacé deux ans plus tard par le Fort Caroline ; ensuite le massacre de cette dernière colonie par les troupes espagnoles de Menéndez de Avilés en 1565 ; enfin l’expédition de représailles de Dominique de Gourgues en 1568 qui détruit trois forts espagnols et en exécute les garnisons. Cependant, elle s’inscrit, comme la séquence brésilienne de la France Antarctique (1555-1560), dans la série des tentatives coloniales avortées de la France en Amérique. À ce titre, l’aventure floridienne n’est qu’une péripétie qui, pour s’être achevée en tragédie, n’eut que peu de conséquences historiques directes en Europe. Cependant elle donna lieu, dans le milieu intellectuel protestant, à une production documentaire consistante (textes et gravures), justifiée par le contexte européen de la polémique avec les catholiques. Ainsi, dans les décennies suivant les faits, l’événement fut reconfiguré pour servir un discours anti espagnol et s’insérer dans le « corpus huguenot » déjà circonscrit par Frank Lestringant (Le Huguenot et le sauvage, 1990).
Si quelques historiens (Paul Gaffarel ou Charles-André Julien) se sont intéressés à ce qui apparaît comme une mésaventure coloniale parmi les nombreuses désillusions que connut la France en Amérique au xvie siècle, le paysage historiographique sur le sujet est relativement désert, si l’on excepte le remarquable travail de publication des textes par Suzanne Lussagnet (1958).
Comme il l’avait fait pour les textes concernant le Brésil (André Thevet, Jean de Léry), Frank Lestringant saisit le dossier floridien comme un discours qui reconfigure l’expérience historique dans un cadre politique et confessionnel européen. Il s’agit donc plus d’un travail de problématisation des sources, interrogeant leur construction et leur usage, que d’un retour sur l’événement qui les a suscitées. De fait, le dossier rassemble la part des sources françaises, déjà publiées et organisées, en 1591 (donc plus de vingt ans après les faits), par l’éditeur et graveur protestant, Théodore de Bry, dans le second volume de son anthologie, Les Grands Voyages. Sont ainsi rassemblés les textes de la Brève narration des événements qui arrivèrent aux Français en Floride, composé par Jacques Le Moyne de Morgues, des Portraits des Indiens habitant la province de Floride et de la Quatrième navigation des Français en Floride, du capitaine Dominique de Gourgues, textes auxquels s’ajoute la série des 42 gravures, exécutées en taille douce par Théodore de Bry d’après les dessins de Le Moyne de Morgues. L’appareil critique de la présente édition, réactualisé et complété par l’iconographie secondaire (cartes et plans), permet de comprendre la logique et la cohérence de la première construction du corpus. Le premier intérêt de cette publication est ainsi de mettre à disposition du lecteur une documentation organisée, rigoureuse et immédiatement accessible (le récit de Jacques le Moyne est traduit pour la première fois en intégralité du latin), mais de manière plus décisive d’en guider la lecture.
192Cet ensemble documentaire est, en effet, clairement hiérarchisé. La série des 42 gravures est au centre de l’ouvrage de Frank Lestringant. Elle est précédée d’une longue introduction en douze chapitres qui précise la perspective générale de cet essai. En effet, comme le propose le titre, le sujet est bien le « théâtre » de la Floride, c’est-à-dire, comme l’auteur le rappelle à propos de la publication du dossier par Théodore de Bry (p. 14), « un dispositif de visualisation, mais un dispositif orienté ». Cela explique le privilège accordé par l’analyse aux 42 gravures. Ces dernières sont, en effet, des dispositifs visuels complexes, qui imposent, au-delà du seul contexte floridien, un discours général sur la relation entre les Français et l’Amérique telle qu’elle pouvait être formulée à la fin du siècle dans les milieux protestants. Nous y retrouvons donc, de manière attendue, le discours politique promouvant l’entreprise coloniale protestante, reprise après l’échec français par l’Angleterre et la Hollande, contre celle des puissances catholiques que sont l’Espagne et le Portugal, mais, en filigrane, se déploie une vision nostalgique et idéalisée du monde amérindien et des relations privilégiées que les protestants français entretiennent avec lui.
L’analyse fait apparaître en premier lieu la nature hétéroclite du corpus iconographique dont la figure du cosmographe André Thevet est le pivot. Ce corpus réunit, en effet, des éléments venus du codex aztèque dit Mendoza, confisqué et pillé par André Thevet pour la réalisation de ses Vrais Pourtraits et vies des Hommes illustres en 1584, mais également bon nombre de traits issus des Tupinambas brésiliens, représentés par A. Thevet et Jean de Léry. Théodore de Bry opère la synthèse de la documentation existante en élaborant une figure de l’indigène cohérente mais très éloignée d’une quelconque exactitude ethnographique, rendant à Thevet la monnaie de sa pièce en le pillant à son tour. Frank Lestringant procède à une analyse détaillée de chacune des sections de planches, en examinant attentivement les mises en scènes et les constructions symboliques dont elles relèvent. Il s’agit dans chacun des cas de cerner les sources qui se sont interposées entre l’image et le réel qu’elle est supposée représenter. Qu’il s’agisse d’une carte dont les sept premières gravures seraient une sorte de déclinaison (chap. iii, p. 17), d’un libelle de propagande (chap. iv, p. 21), de l’iconographie brésilienne de Jean de Léry (chap. v, p. 35), mais plus largement d’un discours politique ou d’une intentionnalité symbolique qui conduit, par exemple, à modifier les plans du fort Caroline (chap. vi, p. 46), à construire une « scène ethnographique » à partir de modèles précolombiens (chap. vii, p. 49) ou à convoquer des références savantes comme L’Histoire universelle du monde de François de Belleforest (chap. vii, p. 55), les filtres multiples permettent de comprendre que l’on a affaire à un dispositif discursif complexe dont il convient de prendre la mesure.
Les chapitre x à xii quittent l’analyse stricte des gravures pour s’intéresser à leur parcours ultérieur dans l’historiographie française concernant l’Amérique. De Marc Lescarbot jusqu’au Soulier de satin de Paul Claudel, en passant par le père Joseph Lafitau, selon une trajectoire déjà largement élaborée dans Le Huguenot et le Sauvage (1990), l’écho de la Floride innerve les martyrologes protestants comme catholiques. Frank Lestringant reconstitue ainsi des liens entre des corpus en apparence éloignés, comme par exemple les diverses évocations dans le martyrologe catholique du massacre des 39 jésuites en route pour le Brésil, par le corsaire huguenot Jacques de Sore, en 1570 au large de l’île de La Palma, un événement qui apparaît comme une ultime vengeance contre les catholiques responsables du massacre de la Floride. La logique confessionnelle transversale permet d’élargir la perspective de manière convaincante, renouvelant en profondeur 193notre compréhension de ce « moment américain », dont l’écho persiste bien après la clôture des grandes Découvertes.
Par ailleurs, le propos vise ici à étayer l’une des caractéristiques essentielles du corpus français ayant trait à l’Amérique au xvie siècle, à savoir sa richesse et son importance inversement proportionnelles à la réalité de l’expérience historique. Le travail de mythification et d’idéalisation de l’expérience de l’indigène du Nouveau Monde, réalisé dans le milieu protestant, transcende l’échec effectif pour en faire une préfiguration du partage ultérieur de l’Amérique (p. 92), à la fois promesse et destinée pour la communauté protestante qui vit des heures difficiles en Europe.
Si ces douze chapitres introductifs reprennent, ou réécrivent, souvent la matière de textes ou de conférences déjà publiés au fil des années par l’auteur de manière dispersée, occasionnant çà et là quelques redites, leur rassemblement atteste néanmoins de la continuité méthodologique du travail de Frank Lestringant, ajoutant ainsi une pierre à un édifice patiemment construit depuis ses premiers travaux sur André Thevet.
L’ouvrage confirme donc, avec une érudition impeccable et un souci constant de décloisonnement disciplinaire, que les représentations nostalgiques et idéalisées de l’Amérique et des Amérindiens, à la Renaissance, en compensant dans les textes la faillite des projets de fondation d’une Amérique protestante française, participe de manière décisive à l’élaboration d’une véritable conscience historique protestante, ce que l’analyse de Frank Lestringant démontre avec rigueur et brio.
Jean-Claude Laborie
Véronique Montagne, Médecine et rhétorique à la Renaissance : le cas du traité de peste en langue vernaculaire. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de la Renaissance », 2017. Un vol. de 443 p.
Consacré aux traités de peste rédigés en langue vernaculaire entre 1510 et 1607, le livre de Véronique Montagne souligne d’emblée une tension à l’œuvre dans ces textes : alors même qu’ils sont soucieux de transmettre un savoir clair à des fins didactiques, les auteurs des traités de peste utilisent abondamment les figures analogiques qui risquent pourtant d’obscurcir leur propos. V. Montagne se donne alors pour but de définir la méthode spécifique mise en œuvre par ces hommes de science. Elle fait l’hypothèse que ces motifs analogiques sont, dans un contexte épistémologique et rhétorique précis, légitimement employés.
Dans une première partie, intitulée « Les figures analogiques », l’auteur étudie, d’un point de vue sémantique, de multiples occurrences présentes dans son corpus afin de souligner les caractéristiques des différentes figures d’analogie et de mettre en évidence le contexte dans lequel elles apparaissent. Cette approche interroge la perceptibilité de ces figures et montre à quel point l’analogie fait naître des allotopies récurrentes, c’est-à-dire des réseaux de tropes qui rompent avec le lexique médical afin de créer la surprise chez le lecteur. V. Montagne révèle aussi les échos existant entre les traités et souligne la forte polyphonie qui caractérise ces textes.
Dans une deuxième partie intitulée « Que nous apprennent les figures ? », l’auteur poursuit, sous l’angle pragmatique cette fois, son enquête sur la méthode des trattatistes. Partant du principe que l’usage de ces figures analogiques révèle toujours une subjectivité auctoriale, V. Montagne étudie l’ethos que les médecins 194construisent au sein de leur traité afin de s’attirer la confiance des patients. Grâce à la pratique féconde de la lecture croisée, elle montre ensuite que la polyphonie est inscrite au cœur du traité de peste puisque ce dernier ne peut être conçu sans la confrontation à d’autres représentants du savoir. Dès lors, l’écriture du traité de peste est tributaire d’un « foisonnement de voix environnantes » qui permettent à l’homme de science d’enrichir les connaissances du lecteur et de le pousser à suivre les prescriptions données. Ce désir d’obtenir l’adhésion du destinataire va, au fil des années, de pair avec une volonté nette d’écrire méthodiquement.
Dans une troisième partie, intitulée « La figure analogique contextualisée », V. Montagne s’intéresse aux évolutions de la dialectique et de la rhétorique qui ont pu justifier le recours aux figures analogiques dans ces écrits médicaux. Elle met alors en valeur l’idée que les figures apparaissent comme une ressource compensatoire lorsqu’un sujet aussi difficilement perceptible que la peste est abordé. Décrire le fléau à l’aide de figures analogiques ne contrevient en rien à la méthode qui se met alors en place ni au souci constant de vulgariser les savoirs.
Dans un dernier temps, la partie intitulée « Fonctions des saillances figurales » appréhende la fonction illocutoire des figures analogiques. Ces dernières, auxquelles l’auteur attribue une fonction argumentative dépassant le simple statut d’ornement, visent à plaire, à émouvoir et à instruire le lecteur. Ces fonctions traditionnelles de la rhétorique antique se doublent d’une fonction perlocutoire et donc d’une visée pratique très claire : les figures analogiques ont pour but de faire agir le lecteur face à la nocuité du fléau. L’omniprésence de ces figures se justifie donc par la nécessité, chez l’homme de sciences, de solliciter l’affectivité du lecteur afin que ce dernier accepte de lutter contre la maladie.
V. Montagne conclut son ouvrage sur la possibilité de considérer le traité de peste comme un genre aux contours changeants en fonction du contexte épistémologique et rhétorico-dialectique dans lequel il s’écrit. En rapprochant ces traités de ceux composés sur la vérole ou la rougeole, elle propose d’inclure le traité de peste dans une catégorie générique plus large qui serait celle des traités consacrés aux maladies encore inconnues.
La force majeure de ce travail réside dans le lien constant établi entre une lecture proche des textes, sensible aux nuances d’un traité à l’autre, et une vision plus générale de l’histoire de la pensée médicale et de son écriture. L’ouvrage a le mérite d’affuter l’œil du lecteur, rendu alors plus sensible aux images qui, loin d’être anodines, nous offrent de précieux renseignements sur le contexte épistémologique et générique dans lesquels elles sont inscrites. L’ouvrage de V. Montagne pourra ainsi être lu avec intérêt par des linguistes, des historiens de la science ou des littéraires fascinés par les réseaux d’images présents dans l’écriture du fait médical.
Jérôme Laubner
Agnès Lachaume, Le Langage du désir chez Bossuet. Chercher quelque ombre d’infinité. Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2017. Un vol. de 730 p.
Avant de rendre compte de l’ouvrage d’Agnès Lachaume, issu de la thèse qu’elle a soutenue à Montpellier en 2014 (dir. Christian Belin), nous voudrions saluer le choix d’un sujet – le désir chez Bossuet – qui ne constitue pas une entrée 195thématique parmi d’autres permettant de croiser au sein d’un vaste corpus des problématiques diverses, mais qui s’avère, et l’auteur en fait la démonstration absolument convaincante, le cœur d’une spiritualité et même d’une « esthétique théologique » (von Balthasar), prouvant ainsi, si besoin en était, que l’Aigle de Meaux ne saurait être réduit à cette « pastorale de la peur » étudiée naguère par Jean Delumeau. Que de pages vibrantes d’un amoureux désir nous sont ainsi données à lire, que traversent le souvenir du Cantique des Cantiques ou la figure de Marie-Madeleine ! S’intéresser au désir devait aussi permettre de mieux comprendre la position de Bossuet envers les « nouveaux mystiques » et leur « langage exagératif », en invitant à constater que Bossuet lui-même use par endroits d’un langage qui se rapproche de celui des mystiques. Ainsi, si ce sujet s’annonçait ardu en raison de l’ampleur et de la variété du corpus à étudier, de la diversité des questions à aborder et de la rigueur exigée pour les traiter avec justesse, on ne peut que se réjouir que s’en soit saisie non sans audace Agnès Lachaume, dont le travail projette sur l’œuvre et l’homme un éclairage nouveau.
C’est en effet une enquête magistrale que nous fait suivre l’auteur à travers l’ensemble des œuvres de Bossuet – des sermons aux textes de direction spirituelle, des traités destinés au Dauphin aux écrits polémiques, jusqu’aux poésies et aux commentaires bibliques composés en langue latine – et dont l’objet est d’étudier « ce que dit Bossuet du désir et comment il lui donne un langage » (p. 21).
La première partie, intitulée « Un élan vers Dieu analogue à la passion pour les choses sensibles », s’ouvre sur une étude lexicale qui établit la prédilection de Bossuet pour le terme désir préféré à celui de concupiscence (que condamnait peut-être aussi, du moins devant un certain public, la vulgarité de ses quatre syllabes sales), comme plaisir est préféré à délectation et amour à charité, préférence qui témoigne de la volonté du prédicateur de parler le langage de son temps plutôt que celui de la théologie ou de la philosophie, même si Agnès Lachaume établit ensuite avec précision ce que sa conception du désir doit à Augustin, Thomas d’Aquin et Descartes. Une fois ces préliminaires posés, la réflexion peut se déployer autour de l’articulation entre condamnation des désirs sensibles et exaltation du désir spirituel : plutôt qu’un « hiatus » entre deux attitudes dont l’une relève de la morale et l’autre de la spiritualité, Agnès Lachaume perçoit une cohérence dans la conception du désir comme force naturelle que l’homme est capable – avec l’aide de la grâce – d’orienter ou vers la satisfaction des sens ou vers le seul vrai Bien, et que Bossuet l’invite précisément à convertir plutôt qu’à bannir. Sont ainsi également condamnées deux attitudes dévoyées devant le désir : celle du libertin ou du mondain cédant aux « désirs en vue de soi » (p. 114), devant qui Bossuet prône le renoncement, et celle du quiétiste, face auquel Bossuet refuse de discréditer entièrement l’intérêt et défend le désir du salut comme « un acte de pur amour ». Le désir humain est donc exalté, et Agnès Lachaume montre dans de très belles pages qu’irrigue la lecture de Claudel et de Julien Green qu’il est pour Bossuet une réponse au désir de Dieu lui-même : « Dieu désire le désir de l’homme » (p. 154). Cette exaltation du désir qui croise la thématique du Dieu caché trouve sous la plume de Bossuet des accents personnels, parfois mystiques, appuyés sur le Cantique des Cantiques dont est ici démontrée l’importance, tant dans la correspondance spirituelle qu’à travers le commentaire que Bossuet en rédigea en 1693 (en réaction peut-être à celui de Mme Guyon). Diverses influences sont mises au jour, celle de Saint Bernard, celle de saint François de Sales, mais la plus déterminante reste sans surprise celle de saint Augustin.
196Dans une deuxième partie intitulée « L’imaginaire au service du désir spirituel », est proposée une étude de l’imaginaire bossuétiste qui entend « illustrer l’isomorphisme des désirs sensibles et des désirs spirituels » (p. 210) : Agnès Lachaume y démontre la stabilité et la cohérence du système d’images déployé par Bossuet, y compris dans des genres aussi différents que la prédication et la correspondance, mais aussi l’art avec lequel ces images héritées sont développées et croisées entre elles, comme dans cette course « à sauts et à gambades » du Christ dont la « bizarrerie exubérante et familière » devait frapper Claudel (p. 335). En même temps qu’un inventaire des images (étayé par l’index à 330 entrées figurant en annexe), ce deuxième temps de l’enquête offre une réflexion sur la nécessité des images pour éveiller et alimenter le désir spirituel. Le prédicateur, conscient du défi qu’il lui faut relever pour parler de l’homme intérieur et du désir de Dieu à des auditeurs pour qui c’est là une « langue inconnue », s’appuie sur la puissance imaginative qui fait le lien « entre le monde des sens et le monde de l’esprit » (p. 215), en suivant l’exemple offert par les Écritures dont le style imagé et les figures sont le langage choisi par Dieu pour parler aux hommes de son amour.
Enfin une dernière partie, « Résonances du désir : dynamique de la parole chez Bossuet », s’intéresse à l’énergie élocutoire que déploie Bossuet dans l’espoir de faire « vibrer » en son interlocuteur le désir de Dieu. Sont d’abord étudiés les effets sonores et rythmiques de la phrase de Bossuet à travers lesquels la sensibilité auditive n’est pas seulement séduite mais convertie, et le plaisir sensible comme transmué en un désir spirituel : « La beauté de la langue de Bossuet devient alors liturgique, comme une musique sacrée » (p. 533). Le chapitre suivant étudie dans des pages très réussies le discours sur la prière : comment est inspiré chez l’auditeur l’élan de la prière, en particulier à travers les clausules et péroraisons, mais aussi comment est affirmée une ambition ecclésiale qui demande de recourir « contre l’arbitraire des mystiques » à un langage commun, lequel consiste à s’approprier les mots de l’Écriture sainte (et l’auteur de montrer la prédilection de Bossuet pour ces « textes de voix au discours direct » que sont les Psaumes et le Cantique des Cantiques). Mais ce langage du désir, communautaire et biblique, n’exclut pas un discours lyrique qui tend vers le cri : Ô, Amen, Alleluia suffisent parfois pour Bossuet à exprimer le désir de Dieu, et l’auteur en vient ainsi à poser pour finir la question de la valeur du silence. Si Bossuet préconise la verbalisation, en particulier dans l’Instruction sur les états d’oraison, certaines tensions se font jour qui admettent une alternative à la discursivité : l’oraison de pur silence est ainsi envisagée mais pour être aussitôt limitée, la non-discursivité n’étant « ici-bas parfaite qu’“autant qu’il se peut” » (p. 604) ; le désir peut encore adopter le langage du corps, que parlent les gestes liturgiques ou les larmes, et que couronne la communion eucharistique. Cette dernière partie consacrée à l’expression du désir dans la prière marque l’aboutissement d’un parcours dont l’ordre aura non seulement suivi « la logique interne aux textes de Bossuet sur le désir » dans « un mouvement d’incarnation progressive de la notion » (p. 630), mais aura aussi conduit à épouser la perspective d’Agnès Lachaume pour qui « la tentative de théorisation du désir sur le plan intellectuel est peut-être moins convaincante que lorsque Bossuet parle avec le cœur, cherchant à susciter un désir chez son destinataire ou à entretenir le sien propre, comme dans la prédication, la méditation ou lorsqu’il propose des formules de prière. Son ton est plus heureux dans l’effusion lyrique que dans la démonstration philosophique » (p. 631).
197L’enquête est, on le voit, conduite avec élégance et fermeté, sans jamais occulter les ambiguïtés ou tensions qui travaillent par endroits le discours de Bossuet. Le propos se nuance ainsi, tenant compte de la chronologie, du contexte, du destinataire et du genre considéré. Agnès Lachaume se meut avec aisance dans un corpus critique avec lequel elle ne craint pas d’engager la discussion. L’enquête s’enrichit encore de l’éclairage qu’offre la réception de Bossuet : le procès de Flaubert, les lectures de Céard, Mauriac, Claudel, Gide ou Gainsbourg sont heureusement convoqués. L’art des transitions et des formules contribue à l’élégance du propos, offrant de nombreux bonheurs de lecture. On regrettera seulement quelques flottements çà et là, dans l’organisation ou la rédaction : l’analyse stylistique d’un passage qui n’est pas reproduit à cet endroit de l’ouvrage, étant cité ailleurs, oblige le lecteur à de fastidieux va-et-vient ; l’usage répété, parfois à quelques lignes d’intervalle, du pronom « cela », aurait pu être corrigé à la relecture, avec quelques – rares – coquilles. Enfin, si la rigueur sur les matières théologiques doit être soulignée, l’affirmation « il n’y a pas de prédestination et toutes les transformations sont possibles dans le délai de la vie » (p. 343) surprend, qui semble méconnaître l’articulation entre la prédestination et la liberté humaine. Mais la solidité de l’enquête ne s’en trouve nullement entamée, ni le plaisir du lecteur à qui le magnifique ouvrage d’Agnès Lachaume pourrait encore infuser le désir de (re)découvrir les écrits spirituels, souvent délaissés et ici superbement commentés, qu’il s’agisse des Méditations, des Élévations, ou encore des lettres de direction spirituelle : « Qu’y a-t-il de moins qu’un Ô ; mais qu’y a-t-il de plus grand que ce simple cri du cœur ? Toute l’éloquence du monde est dans cet ô, et je ne sais plus que dire, tant je m’y perds » (« À Mme Cornuau, à Meaux, 16 décembre 1695 », cité p. 575).
Constance Cagnat
Thomas Corneille, Théâtre complet. Tome 3. Édition de William Brooks. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2018. Un vol. de 591 p.
Faisant suite au premier tome (2015) du Théâtre complet de Th. Corneille, publié déjà sous la direction de Chr. Gossip, ce troisième volume, édité par le seul W. Brooks, réunit quatre tragédies : Timocrate, qui, comme le sait, fut l’un des plus grands succès dramatiques du dix-septième siècle, Bérénice, La Mort de l’empereur Commode et Darius. Outre la communauté du genre, les pièces qui composent ce nouvel ensemble connaissent toutes un dénouement – en tout ou partie – heureux ainsi que des jeux d’identité, qui contribuent à la complexité des intrigues. Comme l’explique en détail le critique, la chronologie telle qu’il est possible de la retracer justifie aussi pleinement la constitution du corpus : la création des tragédies citées s’échelonne, de façon certaine ou hypothétique, de 1656 à 1658 ou 1659, et leur succession à l’intérieur de l’ouvrage reproduit, autant qu’on le sache, l’ordre originel. Le plan d’analyse ne varie guère d’une introduction à une autre : après avoir, à partir des informations – complètes ou parcellaires – qu’il a recueillies, fait état des circonstances dans lesquelles la pièce fut créée, W. Brooks examine les sources, historiques ou romanesques, et le traitement que leur a réservé le dramaturge ; puis sont considérés les personnages, leurs traits distinctifs – en une perspective parfois un 198peu trop psychologisante à notre goût (Ochus « a un côté moins égoïste et criminel » (p. 452), lit-on par exemple à propos de la figure du roi dans Darius) – les actions qui leur sont attribuées et, partant, le rôle que joue chacun d’eux dans la progression dramatique. Pour la quatrième tragédie précisément, le critique ajoute un « résumé de l’action » (p. 442-446), qui, loin d’éclairer le lecteur, risque au contraire, par sa longueur, de le décourager en lui faisant par avance apparaître la multiplicité des événements qui composent l’intrigue. Des réflexions sur le genre – lorsque, comme dans le cas de Timocrate, une « tragédie » qui emprunte beaucoup à la tragi-comédie, celles-ci s’imposent – prolongent la lecture de la pièce. La présence du comique dans Darius conduit de même W. Brooks à s’interroger sur le statut exact de cette autre « tragédie » (p. 459). En amont de Bérénice et de La Mort de l’empereur Commode, un dernier paragraphe est consacré à la dédicace et au choix de la ou du dédicataire (la comtesse de Noailles et Fouquet respectivement). Enfin l’établissement du texte comprend une description précise de chacune des éditions consultées, de l’époque de l’auteur jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle au moins, et une justification des principes adoptés pour la ponctuation, que l’éditeur scientifique a pris la liberté de modifier à chaque fois que la compréhension des vers l’exigeait. La liste des variantes, quant à elle, succède immédiatement au poème dramatique, et elle est fournie avec la minutie qui distingue en général le travail de W. Brooks. Selon l’usage, les nombreuses notes (108 en moyenne) qui accompagnent le texte portent sur différents aspects : le vocabulaire – que précise, pour les mots les plus fréquents, le glossaire situé à la fin de l’ouvrage – la syntaxe ou encore le sens d’un vers ou d’une expression. Sans doute n’aurait-il pas été inutile d’expliquer la signification de certaines phrases (« Et c’est pour un tyran un trop glorieux sort / Lorsqu’il en coûte un crime à qui résout la mort » (p. 403), par exemple), la langue de Th. Corneille ne se distinguant pas toujours par sa limpidité.
Malgré le soin apporté à son travail, on regrettera que le critique n’ait pas davantage tiré profit des récentes et pertinentes études consacrées au dramaturge, à la dimension spectaculaire de son théâtre ou à l’esthétique de la galanterie à laquelle son œuvre se rattache : celles de C. Barbafieri (Atrée et Céladon. La Galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702)) et de G. Le Chevalier (La Conquête des publics : Thomas Corneille, homme de théâtre, 2012 ; La Pratique du théâtre : la médiation des regards dans le théâtre de Thomas Corneille, 2017), les deux premières figurant pourtant parmi les titres mentionnés par la bibliographie (p. 579 et 581). À la notion de galanterie W. Brooks préfère celle de préciosité (p. 21, 32, 175, etc.) qui, en raison de son caractère un peu désuet et des connotations péjoratives souvent associées au mot, est sans doute moins apte à rendre compte des valeurs et du langage propres à la conception idéalisée de l’amour telle que l’exprime la littérature « galante » du dix-septième siècle. Des incorrections (« ceux qui opposent le tyran » (p. 307), « elle est confrontée par la nouvelle » (p. 313), etc.) ou des maladresses d’expression sont par ailleurs à déplorer : des anglicismes (« toutes ses huit pièces », par exemple, p. 12 ; « leader », p. 169), des familiarités (le grand Condé, « coqueluche des femmes, guerrier incomparable qui savait retourner sa veste », p. 23), auxquelles s’ajoutent des formules improbables, la plus inattendue étant celle qui se situe à la page 162, « le déchiffrage de la broussaille », pour dire la difficulté qu’il y a à déterminer, laquelle des deux pièces, de Bérénice ou de Stilicon, fut la première confiée à la troupe de l’Hôtel de Bourgogne.
199Les éditions critiques de quatre des tragédies de Th. Corneille réalisées par W. Brooks possèdent néanmoins deux qualités majeures : faire apparaître la cohérence d’un corpus qui se caractérise par la finesse d’élaboration de ses intrigues, la dimension romanesque de beaucoup de ses personnages, y compris parmi ceux qui sont inspirés de l’histoire, et la subtilité d’une parole qui confine parfois à l’obscurité ; proposer, comme le souligne volontiers le critique lui-même (p. 36), une lecture du théâtre de Th. Corneille qui fasse fi des jugements portés sur lui en référence au « grand Corneille », sans pour autant s’interdire – de la manière la plus objective qui soit – des rapprochements avec telle ou telle pièce écrite par l’aîné des deux frères (p. 19-20, 23, etc.). Commun à l’un et à l’autre, le genre de la tragédie (Héraclius, Rodogune) ou de la comédie héroïque (Dom Sanche d’Aragon) de l’identité en particulier y invitait (p. 27, 173, 178, etc.). W. Brooks fait ainsi partie de ceux qui, avec tout le savoir exigé, s’emploient à faire redécouvrir un théâtre que l’histoire littéraire a trop longtemps négligé au profit des seuls Racine, Molière et Pierre Corneille.
Sandrine Berrégard
Philippe Néricault Destouches, Théâtre complet. Sous la direction de Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval et Catherine Ramond. Tome I. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2018. Un vol. de 1127 p.
La publication du Théâtre complet de Destouches, en cours d’édition, est d’un apport déterminant pour la redécouverte d’un auteur, aujourd’hui méconnu, dont l’œuvre diverse a rencontré un succès durable, tant en France qu’en Europe, et qui fut en son temps l’auteur le plus représenté après Voltaire. Un colloque international s’était déjà attaché à remettre en lumière l’intérêt de son œuvre, en 2004 à l’occasion du 250e anniversaire de sa mort (La Chaussée, Destouches et la comédie nouvelle au xviiie siècle, Paris, PUPS, 2012). L’édition présente les pièces dans leur succession chronologique et permet d’évaluer l’évolution d’une œuvre qui se développe durant près d’un demi-siècle.
Le premier volume paru propose un corpus de pièces créées entre 1710 et 1716 : cinq comédies données à la Comédie-Française, quatre en cinq actes en vers – Le Curieux impertinent (1710), accompagné d’un Prologue ; L’Ingrat (1712) ; L’Irrésolu (1713) ; Le Médisant (1715) – et Le Triple Mariage, en un acte en prose (1716). S’y ajoutent les livrets de plusieurs divertissements en musique composés pour la duchesse du Maine en 1714, ainsi qu’un opéra-comique en trois actes et en prose resté inédit, Le Jaloux, composé en collaboration avec Louis Fuzelier, et donné à la Foire-Saint Laurent en 1716.
Une introduction générale annonce le projet éditorial ainsi que le plan des quatre volumes composant cette édition du Théâtre complet (p. 7-47). Après avoir évoqué « la place de Destouches dans le paysage théâtral français du xviiie siècle », Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval et Catherine Ramond exposent les grands traits de « la poétique générale » du dramaturge, en insistant sur l’importance de la question morale dans son théâtre et sur son attachement à une comédie qui soit plaisante, mais aussi instructive et sensible. Elles s’intéressent enfin à son influence sur le théâtre de son temps, et sur la fortune de son œuvre tant en France qu’à l’étranger.
200Cette introduction est suivie d’une chronologie de la vie de Destouches, donnant les points de repères biographiques utiles (p. 49-52) et d’une bibliographie des ouvrages et articles portant sur le dramaturge et son œuvre (p. 53-61). Un utile « index des mots expliqués » figure en fin de volume (p. 1121-1124).
Établi, introduit et annoté par des spécialistes reconnus, le texte des pièces est accompagné d’un dossier sur leur réception, et d’annexes qui les éclairent, et suivi de variantes permettant de mesurer l’évolution de la réflexion du dramaturge sur ses premières pièces.
S’ouvrant sur une première comédie, d’abord jouée en société avant d’être reprise à la Comédie-Française, où seront créées les suivantes, et se concluant par un opéra-comique inédit, composé en collaboration et donné à la Foire, ce volume donne un premier aperçu de la diversité de l’inspiration de Destouches, et de la multiplicité des scènes auxquelles il a destiné ses compositions, dans ses débuts.
Les deux premières comédies sont présentées par Christelle Bahier-Porte. L’intrigue de la première, Le Curieux impertinent, créée en société comme en témoigne le « Prologue » publié après la pièce, est inspirée d’une nouvelle insérée dans le Don Quichotte de Cervantès. Remaniée pour sa reprise à la Comédie-Française, et débarrassée des équivoques et libertinages de la première version, Destouches centre l’intrigue sur le caractère du jaloux, la sorte de folie pathologique qui l’habite, ainsi que sur le pari et la mise à l’épreuve sentimentale que représente le mariage, sur l’inconstance des femmes, et sur le « préjugé à la mode ».
Le succès de L’Ingrat, sa seconde comédie créée près de deux ans plus tard, témoigne de l’attente du public. Le dramaturge tente d’y croiser la comédie d’intrigue et une comédie de caractères qu’il entend renouveler. Figure du noble ruiné en quête d’argent, l’ingrat y revendique son individualisme, méprise la tyrannie de l’honneur et les valeurs aristocratiques. Lors de la création de la pièce, le personnage est jugé trop odieux et critiqué en conséquence. Destouches semble alors en convenir, pourtant, dans une nouvelle version, publiée après sa mort en 1758, il accentue encore le trait et y fait triompher l’ingrat manipulateur. Les modifications et l’augmentation du texte de cette intéressante révision sont publiées dans 35 pages de variantes.
Sa troisième comédie, L’Irrésolu, est retirée après six représentations, Destouches entendant la remanier pour tenir compte des critiques, comme les variantes le montrent. L’introduction de John Dunckley replace la pièce dans le contexte culturel et s’attache au statut social des personnages, tout particulièrement à la condition des femmes et des filles. En conclusion de son étude, il caractérise la pièce comme « un témoignage ludique de son époque », « apte à faire ressortir les anomalies de la conduite humaine et les tensions de la vie sociale ».
En 1714, Destouches apporte sa collaboration à certains des divertissements composés pour la duchesse du Maine, deux donnés dans le cadre des Grandes Nuits de Sceaux, Le Mystère ou les fêtes de l’inconnu au cours de la 12e nuit et Les Amours de Ragonde ou la veillée de village, au cours de la 13e nuit, et le troisième, La Fête de la nymphe Lutèce ou les Champs Élysées, joué à Paris. Après une présentation de la Cour de Sceaux et du projet de la duchesse du Maine d’offrir un spectacle total mêlant poésie, musique, chant et danse, Ioana Galleron s’intéresse à la contribution de Destouches et tout particulièrement, en raison de sa riche postérité, aux Amours de Ragonde, pur divertissement sans fin moralisatrice qui puise aux traditions diverses de la tragédie lyrique, de la pastorale, et de la farce. 201Une notice de Judith le Blanc sur la musique composée par Jean-Joseph Mouret pour Les Amours de Ragonde, qu’elle présente comme un opéra-comique pastoral, mêlant la parodie de la tragédie en musique à la contamination foraine, complète cette introduction, avec onze pages d’airs notés extraits de la partition.
Après cette excursion dans les théâtres privés de la duchesse du Maine, Destouches revient à la Comédie-Française et y donne deux comédies. La première, Le Médisant, encore dédiée à la duchesse, est créée le 20 février 1715 pour 15 représentations et s’inscrit dans la série de ses premières comédies visant un défaut dont il faut corriger les hommes. Catherine Ramond met l’accent sur la complexité de la pièce, en raison du redoublement des intrigues autour de la question du mariage et du nombre des personnages : couple conflictuel des parents, opposition d’un père sévère et d’un père sensible, mais aussi dimension sociale de la rivalité des prétendants entre un noble désargenté méprisant et un riche roturier. L’ambiguïté de la proximité des postures du médisant et du moraliste ouvre la voie aux comédies ultérieures, dans une réflexion sur la difficile conciliation des convenances sociales et de la recherche du bonheur individuel, et un mélange des tons du comique et de l’attendrissant.
Le Triple mariage, comédie en un acte et en prose, avec un divertissement sur une musique de Jean-Claude Gillier, créée le 7 juillet 1716 pour 8 représentations, rompt avec les précédentes comédies du dramaturge en vers et en 5 actes, à la fois comédies de caractère et comédies morales. Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval montre que cette comédie d’intrigue, construite sur des effets de symétrie entre couples et générations, introduit une réflexion sur les rapports parents-enfants et les liens entre mariage et sentiments. Jouant sur le comique de situation (symétrie des aveux et des dévoilements) et sur des personnages farcesques hérités de la tradition moliéresque (vieille amoureuse entreprenante, valets, fausse ingénue), la pièce s’inscrit dans une réflexion sur les mœurs du temps, la course au bonheur, et la voix de la nature.
La dernière pièce du volume, Le Jaloux ou le jaloux dupé, écrite en collaboration avec Louis Fuzelier et donnée le 4 septembre 1716 à la Foire Saint-Laurent, était restée inédite. Françoise Rubellin, qui en a établi le texte à partir de deux manuscrits conservés, la présente comme un des premiers opéras-comiques. Située à Madrid, la pièce reprend l’intrigue traditionnelle d’un barbon jaloux décidé à épouser une jeune fille, tandis qu’un jeune soupirant tente de lui faire échec, aidé de l’oncle de la belle. La pièce, où alternent dialogues et passages chantés sur des airs connus, est riche en lazzis et en allusions grivoises, conformément aux traditions du théâtre forain.
Si les titres des pièces données à la Comédie-Française les inscrivent ouvertement dans la tradition de la comédie de caractère, leur lecture, ainsi que l’introduction qui les présente, mettent en évidence de nouvelles inflexions vers une réflexion morale qui sera la marque du dramaturge. Ce premier volume présente donc un grand intérêt : il permet de suivre les premiers pas de Destouches sur différentes scènes, théâtres de société et de cour, Foire, et Comédie-Française, où il manifeste la diversité de ses talents, en collaborant parfois avec d’autres dramaturges et musiciens ; il met aussi en évidence l’évolution précoce de son projet, de l’héritage moliéresque de la comédie de caractères ou d’intrigue, à l’émergence d’une comédie sensible et morale, apport déterminant de Destouches à l’évolution du théâtre du temps.
Catherine François-Giappiconi
202Maurice de Saxe, Correspondance avec la comédienne Justine Favart, d’après des documents originaux inédits, tirés des Archives d’Argenson. Avec une nouvelle édition du Manuscrit trouvé à la Bastille, 1789. Édition critique par Bernard Delhaume. Préface de Pierre Testud. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des Correspondances », 2017. Un vol. de 174 p.
Justine Favart fut une écrivaine, une artiste polyvalente, et une pionnière dans l’évolution du costume théâtral. Elle fut la femme de Charles-Simon Favart, auteur dramatique, son aîné de dix-sept ans, directeur de troupe et de théâtre. Ce dernier exerça autant en France qu’en Flandres, où il dirigea la troupe du maréchal de Saxe, pendant la guerre de succession d’Autriche. L’histoire des amours de Maurice de Saxe et de Justine Favart, personnages hors du commun, peut être aujourd’hui précisée, grâce à de nouveaux éclairages provenant de pièces inédites retranscrites par Bernard Delhaume et provenant du fonds de manuscrits du comte d’Argenson, ministre de la Guerre de Louis XV, conservés depuis 1980 à la bibliothèque universitaire de Poitiers. Dans son introduction, B. Delhaume souligne l’amour sincère et la souffrance de Maurice à quitter Justine. Il raconte l’histoire des deux personnages en s’appuyant sur les études anciennes qu’il confronte aux documents inédits des archives d’Argenson. À la lumière de l’analyse de ces pièces, il souligne le caractère peu probable d’une responsabilité directe de Maurice de Saxe dans les persécutions endurées par les Favart.
La première partie, « Le Songe du temple de Gnide » (qui reprend Le Temple de Gnide de Montesquieu), met en évidence le rôle d’amant-poète de Maurice de Saxe, capable d’une élégance stylistique remarquable. C’est une première preuve de la bonne foi du maréchal très amoureux de Justine, alias Mademoiselle Chantilly. La deuxième partie, « Maurice de Saxe à [Charles-Simon Favart] » (début 1749), transcrit une lettre où Maurice montre bien qu’il renonce à garder l’actrice. La troisième partie, « Maurice de Saxe à Mademoiselle Chantilly » (5 juin 1749), est encore un manuscrit autographe qui date de l’époque de la relation amoureuse de Justine avec le musicien Langellerie. La quatrième partie, « Lettre de Maurice de Saxe à Charles-Simon Favart » (Janvier-Mars 1750), est le brouillon d’une lettre dont il n’est malheureusement pas possible de savoir si elle fut réellement envoyée, mais qui montre encore le rôle moindre de Maurice de Saxe dans les persécutions infligées au couple Favart.
Après ces quatre lettres de la main du maréchal, la cinquième partie comporte des « Pièces de Police » (Deux rapports de l’Inspecteur Meusnier et Dossier de onze pièces saisies chez Hippolyte de Langellerie), à confronter au rapport de l’exempt Meusnier du Manuscrit trouvé à la Bastille (septième partie du présent volume). « Un échange de correspondance entre Marie-Gabrielle de Navarre et le marquis de Voyer » constitue la sixième partie. Il s’agit de lettres entre Marc-René de Voyer d’Argenson, qui faisait partie à cette époque (1747) de l’état-major du maréchal de Saxe, et Marie-Gabrielle Hévin de Navarre, comédienne de la troupe de ce dernier, dont elle fut aussi l’une des conquêtes féminines. La septième partie est le « Manuscrit trouvé à la Bastille concernant deux lettres de cachet lâchées contre Mademoiselle de Chantilly à M. Favart, par le Maréchal de Saxe. 1789 » (« Rapport du 23 mars 1750 signé Meusnier » ; « Première lettre du maréchal en réponse à celle qui lui fut apportée d’Angers lorsque la demoiselle Chantilly y fut transférée par le sieur Meusnier » ; « Seconde lettre du maréchal datée de Chambord le 21 novembre 2031749, en réponse à celle de la demoiselle Chantilly que l’on ne rapporte pas ici, se trouvant en quelque façon, relatée dans celle du maréchal » ; « Réponse de la précédente » ; « Troisième lettre du maréchal à la demoiselle Chantilly » ; « Lettre de la demoiselle Chantilly » ; « Autre » ; « Quatrième lettre du maréchal » ; « Autre » ; « Réponse » ; « Réponse »). Le Manuscrit trouvé à la Bastille fut imprimé pour la première fois en 1789 à un faible tirage, puis en 70 exemplaires à Bruxelles en 1868 avec un Avant-Propos de Poulet-Malassis. En reproduisant l’exemplaire de la BnF de l’édition de 1789, B. Delhaume montre encore l’innocence de Maurice de Saxe. S’ensuivent des annexes subdivisées en « Annexe I » (« Lettres de femmes à Maurice de Saxe, et une lettre signée Darlington destinée au marquis de Voyer : I, Trois lettres d’une correspondance anonyme ; II, Neuf lettres d’une correspondance anonyme ») et « Annexe II » (« Huit lettres, de Maurice de Saxe, Feurbach, Ostermann, et du comte d’Argenson, relatives à l’affaire de Courlande et à la guerre de succession d’Autriche »). Il s’agit de documents rédigés entre 1726 et 1748.
Cette publication montre sous un nouveau jour la relation entre Justine Favart et Maurice de Saxe, et complète la biographie du couple. On découvre ainsi que Charles-Simon Favart fut impliqué dans la révélation fautive de certains secrets militaires, et que Justine, éprise de son jeune professeur de musique, aurait quitté Maurice de Saxe pour ce dernier, déclenchant la jalousie du maréchal. Les études antérieures sur les Favart soutenaient par pure déduction ou invention l’idée d’une responsabilité de Maurice de Saxe dans l’émission d’une lettre de cachet contre l’actrice et dans son emprisonnement, mais le présent volume montre qu’il faut fortement douter d’une telle implication. L’ouvrage permet une relecture de l’histoire des persécutions des Favart et du rôle du maréchal de Saxe, lequel avait des ennemis féroces, dont le prince de Conti. L’affaire Favart est donc pour B. Delhaume soit le résultat d’une cabale contre le maréchal soit du moins une punition de la part du parti dévot contre une comédienne à la vie irrégulière.
Ce recueil stimulant est une contribution importante au renouveau en cours des études sur les Favart, et s’inscrit plus largement dans l’histoire du genre épistolaire. Cette édition critique transcrite en orthographe moderne permet une présentation claire et lisible de ces documents précieux. Si la bibliographie concernant les textes anciens et les manuscrits est attentive et solide, on pourra seulement y regretter l’absence d’études critiques contemporaines concernant Charles-Simon et Justine Favart, leur vie, leur théâtre.
Flora Mele
Petits soupers libertins. Textes de Meusnier de Querlon, Bastide, Mercier, Restif de La Bretonne, Cailhava et Bernard, établis et présentés par Marine Ganofsky. Paris, Société française d’étude du dix-huitième siècle, 2016. Un vol. de 280 p.
L’anthologie proposée par Marine Ganofsky nous invite à (re)découvrir une sélection de textes du xviiie siècle consacrés aux petits soupers libertins.
Un premier bénéfice de cette initiative est de mettre à l’honneur des œuvres méconnues : à côté des « Petits Soupers », chapitre ccclxxii du célèbre Tableau de Paris de Mercier, on trouve ainsi le tableau XXIV du Monument du costume de Restif de La Bretonne (« Le Souper fin ») et une nouvelle de Bastide 204publiée – comme « La Petite Maison » – dans Le Nouveau Spectateur (« Les Petits Soupers »). Émergent d’un oubli plus profond encore « Les Soupers de Daphné » (1740), traduction apocryphe d’un fragment antique due à la plume facétieuse de Meusnier de Querlon, et « Le Souper des Petits-maîtres. Ouvrage moral », que le dramaturge Cailhava désignait lui-même comme un « conte composé de mille contes ». Enfin, une épître « À la volupté » de Gentil Bernard ressuscite les usages de la poésie fugitive puisqu’il s’agit pour le poète de remercier un mystérieux M. *** de l’avoir convié à un souper parfait. Observation des mœurs, propos de table, épître : ce choix de textes brefs si caractéristiques des cinquante dernières années de l’Ancien Régime puise sa légitimité au contact de la pratique sociale et contribue à accroître le prestige du souper.
La préface du volume en fait également l’intérêt. Élégante et bien documentée, elle questionne le topos que constitue au xviiie siècle le petit souper, ce repas nocturne à la faveur duquel se rassemble une compagnie choisie dont le nombre doit être compris entre celui des Grâce et celui des Muses. À quoi tient l’importance de cette pratique sociale, étroitement liée aux plaisirs mondains du spectacle, de la conversation et du libertinage dans l’imaginaire de l’époque ? Pourquoi en vient-elle à constituer un véritable topos littéraire ? Marine Ganofsky analyse cette fascination pour le souper en lien avec l’élaboration d’un art de vivre typiquement français : tous les arts – et la gastronomie en devient un au xviiie siècle – se lient à la conversation pour faire du souper une expérience de pure volupté que l’on vient de toute l’Europe goûter à Paris. À travers le souper, c’est l’hédonisme qui triomphe et, avec lui, le libertinage. Les plaisirs de la nuit affirment les progrès des Lumières et du luxe… et la déroute de la religion. Mais cette licence inquiète aussi : le souper fin, chez Mercier ou Rousseau devient l’indice de la dépravation des élites et de la corruption morale d’une société tout entière.
Ces analyses, relayées par les notices introductives de chaque texte, sont complétées par un choix d’annexes et une bibliographie quelque peu éclectiques. Mais le volume dans son ensemble intéressera les amateurs comme les spécialistes du xviiie siècle et trouvera aisément sa place au programme de cours universitaires.
Françoise Le Borgne
Michel-Jean Sedaine, Théâtre de la Révolution. Édition par Mark Darlow. Cambridge, Modern Humanities Research Association, Critical Texts, vol. 63, 2017. Un vol. de 181 p.
Porté par la vogue des études sur la création théâtrale révolutionnaire, qui ne se dément pas depuis les années 1990, Mark Darlow propose dans cette édition critique deux opéras-comiques de Sedaine fondés sur des figures légendaires de la littérature, diffusées par la Bibliothèque bleue ou déjà portées par d’autres sur les planches : Raoul, Barbe-bleue (1789) et Guillaume Tell (1791). Les livrets composés par Grétry, et leurs multiples variations, n’ont pas été pris en compte dans la forme de cette édition. Elle ne retient, à juste titre, que les variations des textes conçues lors du vivant de leur auteur (du manuscrit aux imprimés successifs) : six versions pour Raoul, Barbe-bleue ; deux pour Guillaume Tell.
205De Sedaine (1719-1797), dont les œuvres ont été récupérées par un camp ou par l’autre à l’heure de la Révolution (le chœur de Richard cœur de lion par les royalistes, Guillaume Tell par les patriotes républicains), M. Darlow montre la difficulté à saisir les opinions derrière les accusations de modérantisme dont il a eu à se défendre. Si le septuagénaire peine à achever concomitamment des collaborations engagées avec Monsigny ou Grétry (dont M. Darlow nous résume en conclusion la substantifique moëlle), il affiche alors une trentaine d’ouvrages au répertoire et demeure une figure éminente du théâtre chanté. Secrétaire perpétuel de l’Académie royale d’architecture de 1768 à 1793, membre de l’Académie française depuis 1786, de la Société des auteurs dramatiques depuis sa fondation par Beaumarchais en 1777 et sa refondation en 1789, il a connu reconnaissance et engagement. Applaudissant aux nouveaux droits sociaux des dramaturges, il bataille via l’imprimé contre les théâtres mineurs qui oublient les lois de 1791 sur la propriété intellectuelle, pour les droits de traduction des répertoires étrangers, et plaidera à la Convention, en 1793, en faveur des descendants de Racine. Il bénéficie d’une aisance matérielle certaine qu’ont favorisée les pensions versées par Catherine II de Russie ; les soucis financiers, quoique les arriérés de traitement les aient toujours alimentés, arrivent plus crûment avec la décennie révolutionnaire.
Il consent, peut-être contraint, aux révisions patriotiques de ses œuvres – ainsi du rajout d’un chant entonné par des sans-culottes sur l’air de La Marseillaise ou du final totalement revu en l’an II dans Guillaume Tell –, ou bannit toute allusion politique dans Robin et Marion (1795), resté inédit. La mesure des représentations, permise par les travaux d’André Tissier et d’Emmet Kennedy, évalue à plus de cent celles de Raoul, Barbe-bleue entre 1789 et 1799, et plus de soixante-quinze celles de Guillaume Tell de sa création à 1795, sans compter leur pérennité au xixe siècle. Ce sont des succès d’audience indéniables pour la Comédie-Italienne – moins suivis d’effet en province, où l’auteur bataille avec les directeurs de salle. La scène parisienne entretient le médiévisme, comme Sedaine lui-même s’y emploie (Maillard, Aucassin et Nicolette, La blanche haquenée), habilement secondé par Grétry. Dans Raoul, il mêle ironie et sérieux dans sa réécriture du conte initial, en faveur de l’héroïne, Isaure, qui gagne en profondeur et en tragique ; elle contribue au sérieux, au pathétique et au spectaculaire de la pièce : un drame à sauvetage et à tableaux plutôt qu’une comédie, écrivent les critiques contemporains, interloqués par la bâtardise des genres. Hommage à son confrère Lemierre, dont la pièce éponyme deviendra un classique du théâtre républicain, Guillaume Tell, dédiée aux sans-culottes, se veut une démonstration de patriotisme. Sedaine cherche à profiter de l’aura de son aîné et affiche des opinions sur lesquelles il avait été jusque-là plus discret : en faveur de la liberté, du sacrifice à la patrie, et contre la tyrannie ; mais son drame innove aussi musicalement (introduction d’airs et de chansons champêtres suisses) et formellement (valorisation de Mme Tell, afin d’éviter toute assimilation du personnage principal avec des protagonistes de la Révolution ; jeu avec les coulisses ; pantomime ; etc.).
Solide dans ses références bibliographiques et archivistiques, agréablement écrit, le travail de Mark Darlow est des plus utiles. D’autres que lui, et en premier lieu les historiens, mettront sans doute davantage en perspective les œuvres de Sedaine. Elles interrogent notamment le rapport des spectateurs parisiens aux temps médiévaux ou au pastoralisme, aux lois du mariage bientôt discutées, ou bien l’utilisation par les révolutionnaires de la figure de Guillaume Tell dans 206un contexte d’extension vers l’est des frontières de la République. Il restera à mesurer aussi le succès de ce répertoire en province (nombre et géographie des représentations, critiques), la possibilité de l’adapter aux conditions matérielles – ce qui justifierait une étude des didascalies –, comme aux attendus moraux des départements réunis ou conquis.
Philippe Bourdin
Commemorating Mirabeau. Mirabeau aux Champs-Élysées and other texts. Édition de Jessica Goodman. Cambridge, Modern Humanities Research Association, Critical Texts, vol. 58, 2017. Un vol. de 205 p.
Jessica Goodman s’attache à six créations qui ont été écrites à chaud lors de la mort de Mirabeau, le 12 avril 1791, et dans l’émotion nationale qu’elle a suscitée et que ne cesse de rapporter la presse : Mirabeau aux Champs-Élysées d’Olympe de Gouges ; L’Ombre de Mirabeau, de Dejaure ; Mirabeau aux enfers, ou la Contre-révolution du Tartare, anonyme ; tout aussi anonyme, Le Démosthène français, ou l’Arrivée de Mirabeau aux Champs-Élysées ; Le Panthéon français, ou La Désertion des Champs-Élysées, non moins identifiée ; les fragments critiques qui seuls nous restent du Mirabeau à son lit de mort de Jean-Baptiste Pujoulx.
Ces œuvres apologétiques, qui accompagnent la panthéonisation du tribun, amènent J. Goodman à rappeler l’ordonnancement des pompes funèbres de Mirabeau et à dresser à grands traits sa biographie, en empruntant essentiellement aux travaux de Jean-Paul Desprat, Antoine Lilti, Antoine de Baecque, ou aux actes du colloque Héros et héroïnes de la Révolution. Il est évidemment utile de rappeler son passé de pamphlétaire en 1789, son emprise morale sur les premiers débats de l’Assemblée nationale constituante, en faveur de la nationalisation des biens du clergé ou du veto royal, puis son désaveu patriotique sitôt publiées les preuves de sa duplicité et de son double-jeu avec les patriotes et la Cour que renferme la fameuse armoire de fer du palais des Tuileries (novembre 1792). On aurait pu tout autant insister sur sa participation au comité des Trente, fort du soutien de la noblesse libérale et si actif dans la préparation des États généraux, diffusant mots d’ordre et modèles pour les cahiers de doléances ; sur sa défense des minorités juives, une cause partagée avec ses réseaux européens ; sur son adhésion à la Société des Amis des Noirs.
J. Goodman offre une série de remarques synthétiques sur les commémorations auxquelles s’emploient alors les scènes révolutionnaires (au profit notamment de Voltaire et Rousseau), sur la volonté officielle d’offrir des modèles de vertus civiques et un partage collectif et national de l’actualité. Elle inscrit l’écriture théâtrale dans un continuum littéraire marqué par l’usage ancien du dialogue avec les morts (Boileau, Fontenelle, Fénelon, Molière, Corneille, etc.), de la vie des hommes illustres (de Plutarque à Perrault), ou des réceptions aux Champs-Élysées d’Henri IV, de Louis XIV ou du maréchal de Richelieu (Corneille, Favart, Voltaire). Elle présente ensuite les auteurs. Carriériste prolifique, aspirant à la reconnaissance de la République des lettres, Olympe de Gouges est évidemment la mieux connue : ses créations théâtrales, ses limites intellectuelles, ses choix politiques en faveur d’une monarchie constitutionnelle ou de la cause des femmes (qui lui valent calomnie) sont évoqués. De Dejaure, qui semble partager les mêmes ambitions littéraires et les mêmes admirations politiques, quoique se défendant de 207tout plagiat, on connaît moins le parcours que les éditions pour le théâtre. Les deux dramaturges ne bénéficient pas de la même audience. Le Mirabeau de la première attirera 1000 spectateurs pour ses deux représentations – rehaussées par la présence d’un orchestre de plus de quarante musiciens interprétant la Marche funèbre de Gossec, qui scandera ultérieurement nombre de pompes funèbres en hommage aux généraux morts en combattant – ; celui de Dejaure n’en dépassera pas la moitié. Les critiques regrettent les « fades adulations » et l’ambiguïté du personnage de Louis XIV chez la première, qui se vante d’avoir écrit sa pièce en un jour et demi, mais applaudissent au jeu des Comédiens Italiens et au patriotisme ; ils vitupèrent le peu d’action dramatique chez le second, tout en reconnaissant son exactitude à peindre les caractères de Mirabeau, de Voltaire et de Rousseau. Le genre, en tout cas, convainc quelques patriotes d’outre-Manche, qui publient Le Démosthène français.
J. Goodman compare les œuvres qu’elle a retenues, toutes créées dans la première quinzaine d’avril 1791 : quelles similitudes et quelle intertextualité ? Quelles particularités ? À travers les interlocuteurs de Mirabeau, choisis parmi les grands auteurs de l’Antiquité et des Lumières, parmi les incarnations les plus fortes de la monarchie française ou des grands capitaines qui l’ont servie, sans exclure ni Brutus ou Guillaume Tell, ni Cromwell ou Franklin, ni les allégories de la Gloire ou du Génie de la France, ni trois écrivaines (Lenclos, Sévigné, Deshoulières) chez O. de Gouges, se dessine le profil des invités du Panthéon national dont on discute alors. Se construit aussi un rapport à l’éternité et à l’honorabilité qu’élève la sociabilité de cet Au-delà rêvé : renouvelant les attendus des panégyriques académiques, les qualités du grand homme honoré sont ainsi comparées et inscrites dans une lignée ; elles additionnent au final toutes celles des interlocuteurs qu’il tutoie dans un partage égalitaire. Des topiques de l’héroïsation s’affirment : le dévouement à une cause commune, l’épuisement dans le travail, la disparition prématurée, l’espoir d’un successeur, etc. Avec Mirabeau aux enfers s’installe cependant l’incrédulité et la défiance vis-à-vis du panthéonisé, preuve d’une impossible unanimité : Mirabeau, rendu à ses dérives morales réelles ou supposées, est accusé d’avoir exclusivement agi dans son intérêt personnel. Mais cette tragi-comédie ouvertement contre-révolutionnaire a-t-elle jamais été jouée ?
Le rapport à la gravure mériterait d’être travaillé : Mirabeau arrive aux Champs-Élysées, de Louis-Joseph Masquelier, d’après Jean-Michel Moreau, vaut mieux que la seule illustration de couverture. L’audience provinciale des créations parisiennes reste à mesurer, alors que partout sont proposées, à défaut d’être toujours organisées, des cérémonies à Mirabeau. Mais ce sont là manques véniels. En publiant ce corpus complexe et contrasté, en le présentant avec une belle érudition et avec une solide réflexion sur les ferments de la postérité historique, J. Goodman fait à l’évidence une œuvre digne, elle aussi, de quelques lauriers.
Philippe Bourdin
Fabrice Moulin, Embellir, bâtir, demeurer. L’architecture dans la littérature des Lumières. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2017. Un vol. de 490 p.
Il manquait une étude portant spécifiquement sur les textes relatifs à l’architecture des années 1750-1790 et sur l’imaginaire littéraire qui leur est associé. La période, 208pourtant féconde, avait été éclipsée, sous cet angle, par l’importance accordée par les chercheurs à la spectaculaire architecture révolutionnaire (Boullée, Ledoux et Lequeu).
Le livre de Fabrice Moulin, qui s’inscrit dans une série ouverte par la publication récente des écrits de Blondel (Jacques-François Blondel. Un architecte dans la « République des arts ». Étude et édition de ses Discours, Genève, Droz, 2016) par A. Davrius, vient donc combler une lacune. Il le fait en trois temps, qu’annonce le titre (soit « Embellir », « Bâtir » et « Demeurer ») et qui permettent de passer de la sphère publique des questions universelles vers la sphère privée des intérêts individuels et des questionnements théoriques vers les mises en forme romanesques.
Ainsi que le note l’auteur, les contemporains considèrent cette période comme celle d’une « résurrection de l’architecture », en réaction aux excès du rococo, et comme un retour de ce qu’on appelle le « grand goût ». Si ce « grand goût » vise à être restauré par les écrits de Blondel ou de Laugier, il est également encouragé par la publicité faite autour de la mise au jour des sites antiques de Pompéi et d’Herculanum et prolongé par la politique d’embellissement dont fait notamment l’objet la ville de Paris.
Parallèlement, le discours sur l’architecture prolifère, sous des formes variées, investissant l’écrit journalistique mais aussi les traités, et la fiction romanesque (notamment utopique, libertine, pédagogique). Toutes ces formes, dont l’ouvrage révèle l’extrême porosité, ouvrent la voie à de nouvelles conceptions des espaces urbain et domestique. L’implication des plus grands – Voltaire, Diderot – dans les débats suffirait à montrer le caractère proprement crucial des enjeux : non seulement l’architecture se situe au carrefour des problématiques ou des thèmes les plus caractéristiques des Lumières (mentionnons pêle-mêle des questions aussi hétérogènes que celles de la naissance du citoyen, du développement de la franc-maçonnerie, de la pensée utopique, des réflexions sur l’origine de la société, de la naissance de l’intime, etc.), mais elle se révèle également, sous la plume de Fabrice Moulin, un instrument particulièrement efficace pour comprendre la profonde solidarité de ces questionnements entre eux.
L’un des grands mérites de ce livre est de relier, autour de la notion d’opinion publique, le discours sur l’architecture à ses producteurs et à ses usagers. F. Moulin évoque tour à tour les figures de l’élève, du connaisseur, de l’amateur, du promeneur mais aussi du propriétaire, toutes catégories susceptibles de goûter l’architecture à des titres divers, moins comme des professionnels versés dans les techniques de l’art que comme des individus attachés aux impressions qu’elle procure, aux profits qu’elle promet ou aux idées qu’elle suggère.
L’enquête se développe, de manière parfaitement rigoureuse, dans les directions multiples de l’histoire des idées esthétiques, politiques, et philosophiques. Explorant les liens entre fiction et théorie architecturale, Fabrice Moulin, qui rend également justice à une multitude de romans peu connus, accorde la part belle à trois textes en particulier, La Nouvelle Héloïse de Rousseau, Adèle et Théodore de Mme de Genlis et les Cent Vingt Journées de Sodome de Sade, relus à la lumière particulièrement éclairante des conceptions architecturales qui les sous-tendent.
Au terme de la lecture, la formule de Bridard de La Garde (« les édifices publics sont des monuments sur lesquels le moindre citoyen a droit de représentation », L’Observateur littéraire, 1760), placée en épigraphe de la première partie de 209l’ouvrage, trouve tout son sens et sa pleine justification. On ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage, appelé à devenir une référence et qui satisfait parfaitement aux exigences de l’érudition, de la réflexion et de l’analyse littéraire.
Sophie Lefay
Béatrice Didier, L’Infâme et le sublime. Quelques représentations du sacré des Lumières au Romantisme. Paris, Honoré Champion, « Le dialogue des arts », 2017. Un vol. de 393 p.
Tous ceux qui s’intéressent à la littérature française de la fin du xviiie siècle et du début du xixe siècle savent quel apport déterminant ont représenté les travaux de Béatrice Didier sur cette période, dont certains auteurs, à commencer par Senancour, auraient définitivement sombré dans l’oubli sans les recherches qu’elle leur a consacrées et qui ont fait date. C’est donc d’emblée avec grande curiosité que l’on ouvre cet ouvrage qui propose, souvent à partir d’articles déjà publiés, une synthèse dans un domaine que les études récentes ont eu tendance à négliger, mais vers lequel on revient : la représentation de la religion dans la littérature et dans les arts, ou plus exactement ici, la figuration du sacré, qui ne cesse d’être un enjeu majeur pour les écrivains de cette période, même s’ils n’en ont pas la même conception. De fait, Béatrice Didier entend surtout illustrer dans cet essai le revirement qui s’opère avec le premier romantisme, qui, à la suite de Chateaubriand et de son Génie du christianisme, décide de fonder l’apologétique sur l’esthétique et donc de donner de nouveau au sacré la dimension spirituelle dont les philosophes l’avaient privé, en l’abordant prioritairement à travers le prisme de l’art. L’introduction de la première partie, ambitieuse, rappelle combien la réflexion sur le phénomène religieux est alors omniprésente, qu’elle soit poursuivie dans le champ de la science, de l’anthropologie ou de l’esthétique : la réaction face au gothique, le néo-classicisme, la réception de la littérature médiévale et plus généralement des littératures « porteuses de grands mythes religieux » façonnent un imaginaire du sacré ; les romanciers trouvent dans la religion, ses institutions, son personnel, ses rites, les matériaux de leurs intrigues et le sentiment religieux s’infiltre dans les écritures du Moi où s’opère une « sacralisation de la vie intérieure » (p. 15). Béatrice Didier n’y fait pas l’économie d’une réflexion sur la définition du sacré, dont elle note l’élargissement au fil des siècles, mais, comme elle le répète, il s’agit moins pour elle de contribuer à la réflexion théorique sur le concept que d’enquêter sur la façon dont écrivains et artistes représentent « le sacré, les personnages, les lieux sacrés, l’irruption de la transcendance […], les horreurs du fanatisme » (p. 16), et rendent l’expérience à la fois esthétique et morale de l’infâme et du sublime. Il s’agit donc de prendre toute la mesure de la fécondité littéraire et artistique du sacré, dont la présence « dicte même des formes littéraires : le roman par lettres tient de la confession, le journal et l’autobiographie également, une certaine intériorité des personnages, du narrateur ou de l’auteur n’auraient pas été les mêmes sans ce soubassement culturel si profondément ancré dans les représentations » (p. 24). Et Béatrice Didier n’a pas tort de faire remarquer que c’est paradoxalement chez les auteurs les plus hostiles au fait religieux que cette présence modélisante est la plus saillante : on pense tout de suite à Stendhal, dont on connaît l’anticléricalisme virulent dès son enfance, mais dont on oublie qu’il a été l’un des plus sensibles 210au génie artistique du christianisme et à ses mérites littéraires. C’est bien ce que montre Béatrice Didier en traquant la « résurgence d’images bibliques » (p. 338) dans l’œuvre romanesque et autobiographique de Stendhal.
Même si elle ménage des continuités, Béatrice Didier propose un parcours chronologique qui s’organise à partir de la Révolution. La première partie sur « Les Lumières » est foisonnante et rend bien compte de la diversité des domaines explorés dans ce livre où il est question de science, de linguistique, d’histoire des religions, de musique (et notamment d’opéra), de peinture (« La peinture religieuse dans les Salons de Diderot ») autant que de littérature, à travers un panel très étoffé d’écrivains et d’artistes qui se sont exprimés dans différents genres. On y croise Voltaire, son érudition et sa réflexion sur l’efficacité des images, Vauvenargues et sa « représentation de la mort » (p. 55), Marivaux, Montesquieu et Diderot, sélectionnés ici pour l’usage romanesque ou dramaturgique qu’ils font de la religion, de son personnel, de ses rites, de ses lieux, pour la critique qu’ils en proposent. Au fil des chapitres se dégagent des axes de réflexion majeurs sur les liens entre le sacré et le spectacle, sur le rôle des images, sur les frontières mouvantes du profane et du sacré.
La seconde partie, intitulée « Révolution et Romantisme », explore les différentes modalités de réappropriation du sacré à l’époque révolutionnaire, qui fait entrer dans ce champ de nouvelles valeurs et de nouvelles figures, tout en récupérant l’héritage religieux, par exemple dans le domaine musical, comme le prouvent ici les « noëls révolutionnaires » passés en revue par Béatrice Didier. Robespierre est un bon exemple de tels transferts, lui qui condamne l’athéisme, assimilé à l’immoralité, qui sacralise la Nation et qui s’empresse d’organiser des fêtes pour donner un contenu au nouveau culte. Sade et Bernardin de Saint-Pierre illustrent la diversité de la carte religieuse qui se dessine alors, l’un intensifiant dans les différentes versions de ses romans la peinture des crimes commis dans les couvents et jouant avec le sacrilège, l’autre profitant de l’enseignement qu’il doit donner à l’École Normale pour professer un « déisme militant » (p. 246) qui peut surprendre dans ce cadre. La présentation des cours préparés par Bernardin est un bel exemple du travail d’exhumation de textes oubliés qu’a souvent mené Béatrice Didier et de l’enrichissement des connaissances sur ces années dont il est le support. Les chapitres suivants sont, comme il se doit, consacrés à Chateaubriand, à l’évolution de ses idées en matière de religion, rendue manifeste par la comparaison des deux versions de son Essai sur les révolutions, et surtout au retentissement considérable du Génie du christianisme, qui ouvre le siècle en faisant le pari d’une nouvelle forme d’apologétique, fondée sur l’esthétique. Béatrice Didier s’emploie à faire ressortir les difficultés de la démarche et les ambiguïtés auxquelles elle conduit, notamment dans le cas d’Atala et de René, qui ne se laissent pas aisément réduire à leur rôle d’épisodes du Génie. Il faut saluer ici tout particulièrement l’ampleur de son érudition et la justesse du commentaire, qui ne cherche pas à réhabiliter coûte que coûte, mais qui met en avant les tensions qui continuent de déchirer le texte mais aussi ses apports souvent décisifs : avec le Génie, « l’esthétique cesse d’être la science du Beau pour devenir celle de l’Art » (p. 302) sous la plume d’un auteur qui se fait historien de la culture et qui ne peut jamais oublier l’inscription des œuvres dans le temps. L’étude des vives polémiques suscitées par le Génie est passionnante, et réserve notamment d’excellentes pages sur Senancour, auteur d’un ouvrage 211critique sur l’essai de Chateaubriand qui promeut une tout autre conception du Beau et du sacré, à retrouver dans la nature sauvage, sans lien avec l’art et avec la tradition ecclésiale. À travers les méditations nocturnes d’Oberman se dessinent les contours d’un « sublime négatif », d’une confrontation avec le Néant, austère, angoissante, mais finalement féconde pour le « mystique sans Dieu » qu’est Senancour (p. 328) : Béatrice Didier rend fort bien la richesse exigeante de cette expérience et, grâce à ses compétences de musicologue, elle livre une analyse très fine de la transposition musicale qu’en donne Liszt dans les pièces les plus célèbres de ses Années de pèlerinage. C’est vers la sociologie de la religion que nous entraîne l’enquête menée, à partir d’une œuvre de George Sand, sur les pratiques religieuses dans le Berry mais la problématique de la représentation n’est pas écartée puisque Béatrice Didier émet l’hypothèse que Sand a pu trouver dans le théâtre de marionnettes le moyen le plus approprié pour « représenter l’irreprésentable des croyances immémoriales, vivaces encore dans les campagnes » (p. 363). L’ouvrage se clôt par un chapitre qui retrace la genèse compliquée du livre de Benjamin Constant sur la religion et surtout, en guise de conclusion, par des « interrogations finales », qui ont le mérite d’ouvrir encore davantage le champ de la réflexion et d’inviter à poursuivre les recherches sur l’histoire des représentations du sacré, sur ses mises en intrigues, en images et en musique : on ne peut que souhaiter que l’appel soit entendu, tant la prise en compte du fait religieux et de ses transcriptions littéraires et artistiques est cruciale pour la période couverte par ce livre, stimulant de bout en bout.
Fabienne Bercegol
La rédaction présente toutes ses excuses à M. Gilles Castagnès dont le nom a été mal orthographié dans le compte rendu de son livre paru dans le dernier numéro (no 4, décembre 2018, p. 978-979). Il faut donc lire :
Réalisme (1856-1857). Journal dirigé par Edmond Duranty. Édition de Gilles Castagnès. Paris, Classiques Garnier, 2017.
Benjamin Constant, Journaux intimes. Édition de Jean-Marie Roulin. Paris, Gallimard, « Folio classique », 2017. Un vol. de 1152 p.
Jean-Marie Roulin nous donne dans ce « Folio » de taille inhabituelle une excellente édition des Journaux intimes de Constant. Elle est excellente, en ce qu’elle s’efforce de rester au plus près du manuscrit. L’équivalente de l’imprimé et de l’écriture manuscrite est évidemment impossible, et il ne s’agit pas d’une édition diplomatique qui risquait d’être illisible par un large public et qui, de toutes façons, ne parviendrait pas à assurer cette impossible équivalence. Mais on appréciera le soin avec lequel a été conservée la ponctuation de Benjamin Constant, même quand elle peut paraître étrange à un lecteur moderne ; la ponctuation fait sens ; elle correspond – et cela est particulièrement important pour les textes autobiographiques – à une respiration, à un rythme physique. On admire aussi le respect de ce que J.-M. Roulin appelle « idiolecte ». Par exemple quand Constant écrit : « dans mes rédactions », là où on s’attendrait à lire « dans mes réactions » (p. 65) : idiolecte confirmé par d’autres passages ou peut-être lapsus révélateur, 212en tout cas il faut le conserver. Déplacer un point changerait le sens d’une phrase. Ainsi : « Vu Juliette peu. Amicale » (p. 687)
Il importe aussi de respecter les alinéas, ou l’absence d’alinéa. Enfin les recherches récentes (ainsi celles sur le Journal de Stendhal, à l’Université de Grenoble) montrent l’importance du support. La division entre les trois cahiers (1804-5 ; 1804-7 ; 1811-16) est nettement marquée, et tant pis, ou tant mieux, si le début du 2e cahier « journal abrégé » reprend à partir du 22 janvier 1804 où commençait le premier. La comparaison du journal de 1804 et de son abrégé pourra intéresser. Qu’est-ce que Benjamin Constant a jugé digne d’être retenu dans l’abrégé ?
Amélie et Germaine figure en marge de ces trois cahiers, et J.-M. Roulin donne ce texte en appendice, jugeant que, même s’il est daté (janvier-mars 1803), il n’est pas un journal, mais plutôt un « prolégomène des journaux » (p. 24). La datation ne suffit pas à donner à un texte, même s’il est très personnel, le statut de journal. Statut difficile à définir, et où Jean-Marie Roulin propose de voir « une pratique d’écriture plutôt qu’un genre. » (p. 9)
Ces manuscrits présentent peu de ratures, ils ont déjà été mis au propre par Benjamin Constant. Nul n’était besoin par conséquent de prévoir un lourd apparat critique pour des variantes. Notons enfin une particularité du 3e cahier : le journal écrit en caractères grecs ; la transcription en caractères latins qui d’ailleurs avait déjà été réalisée de longue date, était indispensable non seulement pour les lecteurs qui ne savent pas le grec, mais même pour ceux qui le savent et sont déroutés par cette écriture utilisée pour des mots français.
Cette édition s’enrichit de multiples notes et fait profiter le lecteur de tout ce que les recherches récentes sur Benjamin Constant ont permis de savoir, grâce à de nombreuses références à la correspondance, à des articles, à la grande édition des O.C. actuellement en cours à Tübingen. Annoter un journal intime est particulièrement délicat, parce que l’écrivain qui ne destinait pas son texte à l’édition, n’a pas cherché à être compréhensible pour le lecteur et se contente d’allusions. Un riche index des noms propos est donc précieux ; précieuses aussi la chronologie et la Notice qui fait à la fois l’histoire des manuscrits, et aussi l’histoire, bien révélatrice, des éditions successives. Il est rare que les premières éditions d’un journal intime aient été satisfaisantes ; elles sont en général tronquées et c’est petit à petit – on le voit aussi bien pour Stendhal que pour Virginia Woolf – que l’on arrive à une édition intégrale.
Plutôt que l’histoire de ses amours, tant de fois racontée, mais inépuisable dans ses méandres et ses retours, où la peur de faire souffrir finalement accroît la cruauté, et qui nous laisse des portraits de Julie Talma, de Mme de Staël, et sans indulgence de Juliette Récamier, on s’intéressera peut-être à cet autre versant de Benjamin Constant, travailleur acharné à De la religion, lecteur avide aussi bien du xviiie siècle français que des Philosophes et historiens allemands, et qui aspire à la gloire et à la solitude érudite, grand amateur de bibliothèque, ayant lui-même plus de « deux mille livres » qu’il ne sait plus où mettre. Il redoute la dispersion ; il rêve obstinément d’un bonheur qui consisterait à pouvoir travailler tranquillement dans une bibliothèque – « les deux seuls biens que je demande l’étude et le repos » (p. 223) ! L’élaboration de ce vaste ouvrage De la religion qui l’occupe toute sa vie est aussi difficile que sa vie elle-même dont il devient la figure. « D’un côté on ne peut travailler à un ouvrage sans s’en être fait un plan, de l’autre, le plan ne peut être bien fait qu’après que toutes les parties de l’ouvrage sont achevées » (p. 143). Comme l’écrit très justement J.-M. Roulin : « L’introuvable plan de l’essai offre 213ainsi une mise en abyme de la recherche d’un plan de vie satisfaisant. » (p. 26) Et la mort arrive avant que le livre soit fini. Mais l’œuvre telle qu’elle est, est considérable. Et le journal lui-même est une œuvre : c’est ce que disait André Gide à Charles Du Bos qui se désolait de n’avoir pas écrit de roman.
C’est aussi à une réflexion sur cette étrange forme d’écriture que nous convie cette édition. Le début du xixe sicle marque son essor : Stendhal précède de très peu Benjamin Constant ; ce n’est qu’à la fin du siècle que des éditeurs considèrent les journaux comme publiables mais plutôt en extraits, tandis que le xxe et maintenant le xxie siècle se passionnent pour cette forme d’écriture en liberté, tout en réfléchissant sur les limites de cette liberté, les phénomènes d’auto-censure, le désir et la peur d’être connu. Le phénomène du journal en caractères grecs (dont cette édition offre la reproduction d’une page) n’a pas fini de nous interroger. Se cacher ? mais se cacher de qui ? à une époque où l’alphabet grec est bien connu des français cultivés (peut-être des hommes, plus que des femmes). Prendre une autre identité (comme Stendhal lorsqu’il parsème son journal de mots anglais) ? Créer un langage sui generis ni grec ni français ; et l’on se rappelle qu’enfant Constant qui avait appris le grec avec Stroelin, s’était créé une langue secrète à partir du grec ; adulte, il reprend en quelque sorte ce rêve de l’enfant. Mais pour dire quoi ? J.-M. Roulin remarque que le journal n’est que très peu le reflet du quotidien (p. 17) ; il consisterait plutôt à « peindre l’obsession » (p. 18). Et l’on ne devrait pas alors s’étonner de la répétition, du ressassement qu’il consigne. On a dit qu’il tenait de l’examen de conscience ; en effet il arrive que ce ressassement se termine par une résolution, mais le pécheur sait bien qu’elle est illusoire : « Je me marie cet hiver » (p. 131). Voire…
Pourquoi tient-on un journal, et quand on a commencé pourquoi s’arrêter ? Pourquoi Benjamin Constant cesse-t-il de le tenir après 1816 ? L’édition de J.-M. Roulin aidera à se poser ces questions, et à y répondre, avec prudence cependant, car on est toujours à la merci d’une découverte, et d’un manuscrit qui réapparaîtrait au hasard d’une vente, sorti de ce vaste et mystérieux vivier de l’inédit.
Béatrice Didier
Aloysius Bertrand, Daniel. Drame-ballade en trois actes. Introduction, établissement du texte et annotation par Jacques-Remi Dahan. Tusson, Du Lérot, 2017. Un vol. de 152 p.
Les éditions Du Lérot présentent la particularité de publier des ouvrages aux pages non coupées. Pour le lecteur qui découvre Daniel, « Drame-Ballade » d’Aloysius Bertrand, ce choix revêt une saveur particulière, et matérialise le sentiment d’avoir la primeur, et donc le privilège de (re)découvrir un texte longtemps ignoré. Le premier mérite de l’édition de Jacques-Remi Dahan est en effet de rendre accessible l’intégralité de cette pièce dont on ne connaissait jusqu’à présent que des extraits, publiés en 1929 par Jules Marsan et reproduits en 2000 par Helen Hart Poggenburg dans son édition des Œuvres complètes. Jamais représenté et demeuré inédit, le drame enfin publié constitue donc un document précieux pour la connaissance de l’auteur de Gaspard de la Nuit.
Il serait toutefois excessif d’en faire un chef-d’œuvre inconnu. Inspirée d’un épisode de L’Antiquaire de Walter Scott, l’histoire de l’élévation et de la chute de Daniel, ambitieux bûcheron de la Forêt-Noire, tenté par un méphistophélique 214voyageur, n’égale pas l’originalité et la puissance sidérantes de Gaspard de la Nuit. Composé et retravaillé entre 1835 et 1837, le drame en prose mêlé de chants s’inscrit dans la vogue faustienne de l’époque – on songe au Don Juan de Marana de Dumas, et plus encore à La Quittance du diable de Musset, autre tentative dramatique malheureuse inspirée de Walter Scott. La pièce, d’un style élégant et énergique à la fois, où l’on retrouve le sens du pittoresque et du mystère d’Aloysius Bertrand, est néanmoins de belle facture et d’une lecture plaisante, et les obstacles que le dramaturge a rencontrés pour la faire jouer sont riches d’enseignements sur le fonctionnement des théâtres du boulevard sous la monarchie de Juillet.
C’est principalement cet aspect que met en lumière l’introduction de Jacques-Remi Dahan. La carrière dramatique d’Aloysius Bertrand y est minutieusement retracée : chacune de ses pièces fait l’objet d’une analyse et est resituée dans le contexte littéraire de l’époque ainsi que dans la biographie de l’auteur, ce qui conduit Jacques-Remi Dahan à relater les tribulations qu’a connues Daniel, troisième version d’un drame sans cesse refusé. Le premier état de la pièce, Le Lingot d’or, a été proposé au théâtre des Jeunes-Élèves de M. Comte. Les deux rapports du comité de lecture nous sont parvenus, de même que la réponse de Bertrand au premier de ces rapports ; ils donnent lieu à une reconstitution de la structure de la pièce. Suite au refus du drame, Aloysius Bertrand le remania en profondeur et le soumit au Théâtre de la Gaîté, sous le titre de Peeter Waldeck ou la Chute d’un homme. Connue seulement par avis très bref du comité de lecture demandant des aménagements, cette deuxième version fut également rejetée, sous un prétexte dont Jacques-Remi Dahan montre le peu de solidité. Bertrand entreprit donc un second et dernier remaniement, et envoya Daniel au Théâtre de la Porte Saint-Martin. L’introduction reproduit la lettre de refus d’Harel et propose une analyse fine de ses stratégies commerciales. Les éléments contextuels fournis par l’introduction sont complétés par l’édition très instructive, en annexe, des rapports des comités de lecture sur les deux premières versions du drame, et des réponses qu’y a apportées Aloysius Bertrand. Ces dernières sont particulièrement précieuses en ce qu’elles éclairent sa démarche, ses intentions et ses choix, qu’il justifie avec fermeté tout en admettant certaines des modifications proposées. Le dossier de Peeter Waldeck, plus mince, comprend cependant un sommaire paginé de la pièce et une indication sur les costumes, qui permettent à Jacques-Remi Dahan de mesurer le travail fourni entre cette deuxième version et le « Drame-Ballade » qu’il édite. Est également fourni, dans la traduction de Defauconpret qui était probablement celle que connaissait Bertrand, l’extrait de L’Antiquaire de Walter Scott qui a donné son point de départ à la pièce ; cette lecture révèle que l’innovation a plus de part que l’imitation dans la composition du drame. L’ensemble constitue une édition à la fois érudite et aisément accessible. L’annotation de la pièce témoigne de la même volonté : outre un relevé exhaustif des variantes, elle propose des notes explicatives qui élucident les allusions culturelles et explicitent le vocabulaire pittoresque, tout en signalant certains rapprochements avec Gaspard de la Nuit.
Le volet interprétatif de l’édition de Jacques-Remi Dahan est plus bref, mais tout aussi bien venu. Après un résumé de la pièce, dont les qualités littéraires sont mises en évidence, et une étude synthétique des sources consultées par le dramaturge, le préfacier se propose de définir le « dessein » de Bertrand et offre à cette occasion une réflexion stimulante sur la portée morale et métaphysique de la pièce, dont on espère qu’elle donnera lieu à d’autres développements. Placé 215sous l’égide de Max Milner et de Jacques Bony, le présent ouvrage démontre en effet que leurs travaux ont fait école et que les études bertrandiennes ont encore beaucoup à nous offrir.
Esther Pinon
Stéphane Desvignes, Le Théâtre en liberté. Victor Hugo et la scène sous le Second Empire. Paris, Classiques Garnier, « Études sur le théâtre et les arts de la scène », 2018. Un vol. de 820 p.
À l’origine de ce livre, il y a une thèse préparée sous la direction de Guy Rosa et soutenue en 2006 : Le « second théâtre » de Victor Hugo. Ce qui me semble définir le mieux le volume qui paraît cette année, c’est son sous-titre : Victor Hugo et la scène sous le Second Empire. Après une introduction qui affiche l’ambition de comprendre les rapports de Hugo au système théâtral de son temps et d’en dégager la théâtralité nouvelle du Théâtre en liberté puis retrace en une soixantaine de pages sa genèse et résume les intrigues de chacune des pièces, la première partie, intitulée « Un théâtre sous contrainte. Pièces, auteurs, critiques de théâtre : 1865-1869 » s’attache en 244 pages à une étude de la scène parisienne dans les années 1860, des caractéristiques de l’écriture théâtrale dans cette période, de l’alternative à laquelle sont amenés les auteurs : « soumission ou marginalisation ». On ne revient qu’avec la deuxième partie, sensiblement plus courte (113 pages), à Hugo, « en liberté » et « fantôme » ; et au Théâtre en liberté, dans une troisième partie de 306 pages, « Ubiquité et atopie », qui en définit les « logiques utopiques ». Le livre s’achève par une brève conclusion générale de 6 pages, des annexes qui consistent en une suite de 3 tableaux – « Évolution de la production théâtrale. Nombre de titres par an », « par an et par genre », « Évolution annuelle des appellations génériques » – qui élargissent considérablement le cadre puisqu’ils concernent tous les années 1840 à 1875, un tableau comparatif des dramaturgies de trois pièces (dont Mille francs de récompense), une vaste bibliographie de 31 pages, des index des noms et des œuvres de Hugo.
En première partie, sont rappelés le contrôle assuré par la censure du Second Empire, la « redéfinition de l’espace et des publics », manifestée, par exemple, par la fermeture en 1862 puis la destruction des sept salles du boulevard du Temple, « nommé boulevard du Crime par allusion aux mélodrames qui s’y donnaient », l’augmentation du prix des places, reléguant les spectateurs les plus pauvres dans les hauteurs des théâtres. Les catégories adoptées par Stéphane Desvignes pour classer par genres les pièces répertoriées par le Catalogue général de la librairie française sont expliquées : la raréfaction de l’appellation « mélodrame », qui n’est utilisée que 31 fois en 36 ans, l’a conduit à grouper « Drames et », entre parenthèses, « mélodrames », au risque de perpétuer une confusion entretenue par les critiques hostiles pour discréditer les drames de Hugo ; moins discutable est le maintien, à titre distinct, de l’opérette, bien qu’elle dérive de l’opéra-comique : la nouveauté du genre et le vœu d’en mesurer l’essor justifient ce choix. Par rapport à la domination du théâtre bourgeois et de « l’esprit français », Stéphane Desvignes montre les difficultés d’un théâtre « littéraire ».
La deuxième partie fait le point sur « Hugo et la censure » avant et pendant le Second Empire puis passe en revue « les visages d’un fantôme », « exilé mais pas 216oublié », effaçant et contestant les frontières, opposant au « bon goût » son « mauvais esprit ». Avec la reprise d’Hernani en 1867, le fantôme se transforme en « revenant ».
La troisième partie étudie le dialogue critique que Le Théâtre en liberté engage avec la production dramatique contemporaine. Les pièces en prose et à sujet contemporain se refusent à la moralisation et à la prédication mais ne s’inscrivent pas non plus dans le théâtre de divertissement. Elles se rapprochent du réalisme mais le débordent par des procédés de distanciation. Les pièces en vers – dans lesquelles Stéphane Desvignes analyse avec une remarquable précision les aspects du « vers brisé » – constituant une sorte de « Légende des siècles au théâtre », un « débordement légendaire de l’histoire », pourraient paraître attester une « proximité poétique » avec le théâtre des Parnassiens. Les comparaisons ou rapprochements entre Welf et « Eviradnus », L’Épée et « Le Régiment du baron Madruce », Torquemada (que Stéphane Desvignes a bien défini précédemment comme le « drame du fondamentalisme ») et « Les Raisons du Momotombo », Aïrolo de Mangeront-ils ? et « Le Satyre », confirment la complémentarité du livre épique et du Théâtre en liberté, même si dans la représentation du xviiie siècle, absent de La Légende, les différences l’emportent. En revanche, l’un et l’autre présentent des personnages qui se prêtent à des répartitions par groupes : rois, conseillers, héros, amoureux, enfants, jeunes filles, vieillards. Dans un ouvrage aussi solide, on a presque scrupule à signaler des failles : s’il est réimprimé, il faudra corriger le lapsus tenace (p. 624, 627, 633, 669, 670) qui identifie le roi de Torquemada à celui de « La Rose de l’infante », poème qui, dans La Légende des siècles, précède celui sur « L’Inquisition », Philippe II, alors qu’il s’agit de Ferdinand II (reconnu p. 631 et 634). D’intéressantes pages sont consacrées aux « aveuglements » et à l’œuvre du progrès dans les « cavernes du cœur » ainsi qu’aux « dispositifs d’identification » suscitant la sympathie, notamment avec les amoureux, et de « mise à distance critique du public » par l’ironie qui confine à la satire. Le déploiement de l’anticléricalisme est bien discerné. La démonstration de la critique de « l’esprit français », à l’œuvre dans Les Deux Trouvailles de Gallus, conforte la thèse d’un Hugo se situant en rupture avec l’idéologie dominante ; et la mise en relief de la critique de « l’impassibilité » prônée par les Parnassiens témoigne de la persistance chez Hugo du choix, affirmé dans William Shakespeare, face à la montée de « l’Art pour l’Art », de lui préférer un Art pour le progrès. Le dialogue avec le genre de la féerie est aussi pointé avec finesse. Seule la conclusion de cette dernière partie, dans sa volonté de distinguer radicalement Le Théâtre en liberté de celui de Hugo avant l’exil, me paraît s’exposer au reproche de méconnaître certains aspects de celui-ci : la « possibilité de fins heureuses » par laquelle le drame diffère fondamentalement de la tragédie y existait déjà ; pour Gilbert et Jane dans Marie Tudor, Rodolfo et Catarina dans Angelo, tyran de Padoue, Otbert et Regina dans Les Burgraves. D’autre part, n’est-ce pas entériner une idée reçue à propos du théâtre de Hugo dans les années 1830 que de déclarer que « les personnages hugoliens des années 1860 s’écartent plus que jamais de la psychologie et de la vraisemblance » ? Et parmi ces derniers, ceux de L’Intervention, par exemple, sont parfaitement crédibles et ne manquent pas de complexité.
Heureusement, la « Conclusion générale » résume avec une belle fermeté la position de Hugo dans l’espace théâtral du Second Empire et son « esthétique de l’utopie ». À l’espoir qu’exprime Stéphane Desvignes de contribuer, par son travail, à côté de mises en scène qu’il signale, « à rendre plus rares les idées reçues 217considérant Le Théâtre en liberté comme un spectacle dans un fauteuil et un pur délassement d’écrivain indifférent au devenir scénique de ses œuvres », on peut répondre par l’affirmative et lui être reconnaissant de l’ampleur de son enquête, de la probité intellectuelle qu’il manifeste dans ses références et de la compréhension des enjeux et des aspirations de Hugo à laquelle il fait accéder ses lecteurs.
Arnaud Laster
Thierry Poyet, La Gens Flaubert. La fabrique de l’écrivain entre postures, amitiés et théories littéraires. Préface d’Éric Le Calvez. Paris, Lettres Modernes Minard, 2017. Un vol. de 618 p.
Thierry Poyet, Pourquoi L’Éducation sentimentale de Flaubert ? Paris, Kimé, 2017. Un vol. de 231 p.
La présence de L’Éducation sentimentale dans le programme de l’agrégation 2017-2018 n’est pas sans lien, comme on peut aisément l’imaginer, avec les nombreuses publications flaubertistes qui ont vu le jour pendant la période correspondant audit concours. Dans cet ensemble, deux ouvrages parus au cours du deuxième semestre de 2017 et dus à la plume de Thierry Poyet, attirent particulièrement l’attention. Ils auront permis – c’est en tout cas à espérer – à plus d’un lecteur de l’écrivain normand de découvrir une chapelle collatérale du culte flaubertien. À bonne distance du maître-autel, où se déploie en grande pompe, et à coups d’encensoirs, l’appareil présidant à la célébration des souverains poncifs de l’érudition actuelle (impassibilité, livre sur « rien », concept de l’art pour l’art, mort de l’auteur, etc.), Thierry Poyet consacre depuis de nombreuses années ses efforts à un enseignement pastoral qui s’inspire plutôt de la dévotion luthérienne, et où tant les dogmes des Pères de l’Église que les doctrines des papes sont soumis au libre-examen d’un critique que ne satisfont pas les formules toutes faites de la tradition exégétique et qui s’attache inlassablement à recontextualiser l’œuvre du maître.
C’est dans cet esprit même que Thierry Poyet a rédigé son très copieux ouvrage, original et novateur, intitulé La Gens Flaubert. La fabrique de l’écrivain entre postures, amitiés et théories littéraires. On sait que l’histoire littéraire a imposé l’image d’un Flaubert reclus à Croisset, ennemi des honneurs, créateur isolé, ermite des lettres ; on sait également que la critique littéraire du xxe siècle a associé l’œuvre de Flaubert à la « mise à mort » de la notion d’auteur. Tout le mérite de Thierry Poyet est de prouver que le romancier a – bien au contraire – toujours nourri l’ambition de jouer un rôle important sur la scène littéraire et qu’il a mis tous ses soins à se « fabriquer » une image d’écrivain conforme à ses vœux. Malgré ses déclarations (mépris pour l’opinion, rejet des mondanités, récusation des honneurs, etc.), Flaubert s’est montré très soucieux des postures et des scénographies que l’écrivain propose au public ; il s’est construit un personnage, non seulement par son activité créatrice, mais aussi par sa fréquentation des salons parisiens (notamment ceux de Mme Sabatier, la Présidente, et de Jeanne de Tourbey, où il se plaisait à accaparer l’attention générale), par ses relations amicales, par sa correspondance, ou encore par les jugements qu’il portait sur les auteurs du passé et sur 218ses contemporains. Et Flaubert – dont la soif de mondanité et de reconnaissance augmente avec l’âge – apparaît en fait d’autant moins isolé dans la République des Lettres, qu’il a voulu endosser le costume d’un chef d’école. Thierry Poyet passe en revue les « groupes » que l’écrivain a fédérés autour de lui, depuis les amitiés de l’adolescence jusqu’aux « dimanches » qu’il organisait dans ses appartements parisiens. Il examine longuement, en outre, les commentaires livrés par l’écrivain normand sur les ouvrages de ses pairs, d’Alfred Le Poittevin aux naturalistes, – commentaires qui voient Flaubert définir, souvent par contraste, sa propre esthétique. Thierry Poyet porte ainsi, à l’occasion, l’éclairage sur des œuvres peu connues et au texte pratiquement introuvable, comme le roman Angélique Lagier de Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, correspondante de l’auteur de Salammbô. Les développements que donne à lire La Gens Flaubert mettent en évidence que les « articles » de l’esthétique flaubertienne dérivent de choix qui se rapportent à la mise en scène d’un Moi singulier, original et différent de tous les autres artistes : ainsi, le pessimisme qui fonde sa peinture du monde ressortit à la volonté du romancier d’apparaître aux yeux du public dans une posture de misanthrope absolu. Ces considérations suggèrent que, dans le régime de la modernité – inauguré par Flaubert –, il ne s’agit plus d’écrire pour faire advenir l’écrivain, mais il s’agit désormais de se forger un masque d’écrivain par l’écriture. « Fabriquer l’écrivain, dit Thierry Poyet, est devenu l’enjeu de la littérature moderne ». On ne peut que souscrire à cette conclusion, d’autant plus convaincante qu’elle est fondée sur la connaissance d’un auteur qui a voulu faire croire qu’il s’opposait farouchement à toute posture et à toute scénographie. Thierry Poyet démonte parfaitement ce jeu de masques, auquel s’est livré Flaubert, et auquel se sont livrés, après lui, tous les grands écrivains qui composent la modernité littéraire.
Le deuxième ouvrage de Thierry Poyet, qui porte tout entier sur L’Éducation sentimentale, paraît apporter quelque nuance à La Gens Flaubert, en expliquant dans quelle mesure le roman de 1869 atteste que la volonté nourrie par l’auteur de se présenter, comme on l’a dit, en misanthrope absolu ne participe pas seulement, de sa part, d’une scénographie auctoriale mais équivaut aussi, chez lui, à une mise à nu morale. On sait que la rédaction de L’Éducation participe plus ou moins d’un projet de renverser le vieux monde, de procéder à une tabula rasa, enfin d’exprimer la colère et l’indignation que suscitent, dans l’esprit de l’auteur, la politique, le xixe siècle, l’art, les valeurs sur lesquelles se fondent la société, le positivisme, la religion, la morale, la médiocrité humaine, et même, rétrospectivement, l’optimisme relatif qui s’exprimait dans la première Éducation sentimentale, en 1845 (certaines des pages les plus intéressantes du présent ouvrage sont relatives à la confrontation des deux textes et montrent bien que le roman de 1869 fait un sort à celui de 1845 ; que l’auteur ait réutilisé le même titre, alors que celui-ci convenait moins bien à l’ouvrage de 1869, confirme qu’il importait bien, dans l’esprit de Flaubert, de régler certains comptes avec lui-même). La colère qui s’exprime en 1869 est la clé qui, selon Thierry Poyet, permet de passer en revue et d’expliquer tous les aspects du roman. Cette colère va jusqu’à une absence d’empathie – qu’on pense notamment à l’épisode de la mort de l’enfant de Frédéric et Rosanette – qui n’a pas manqué de scandaliser les lecteurs de l’époque. Et elle ne contredit pas le projet d’impassibilité, dont elle n’est d’ailleurs pas séparable : comme George Sand l’avait compris, affecter de ne rien dévoiler de ce que l’on pense est une posture qui est l’expression du mépris où l’on tient le monde entier. Émile Zola avait 219donc raison lorsque – évoquant L’Éducation sentimentale – il décrivait Flaubert comme le grand négateur, le nihiliste par excellence, sceptique amer et peintre de l’avortement humain. De même, Henri Guillemin a parlé plus tard de L’Éducation comme d’un ouvrage issu de la plume d’un écrivain « en insurrection permanente contre le monde ». Thierry Poyet cite, au cours de son développement, toute une série d’aveux, tirés de ce qu’on peut appeler l’atelier du roman (en l’occurrence la correspondance), qui témoignent de la rage permanente qui habitait l’auteur et montrent ce prétendu esthète occupé seulement de l’art sous ses traits véritables, c’est-à-dire ceux d’un homme animé au premier chef par la colère et la révolte.
Michel Brix
Émile Zola, Pot-Bouille. Œuvres complètes. Les Rougon-Macquart – X. Édition de Marie-Ange Fougère. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 532 p.
Pot-Bouille n’a jamais eu bonne presse : le dixième tome des Rougon-Macquart, qui a pour cadre une maison cossue de la rue de Choiseul et pour thème les hypocrisies de la morale bourgeoise, fit l’objet, lors de sa publication, de nombreuses attaques de la part de la critique conservatrice, dont l’indignation ne portait pas seulement (comme d’habitude, depuis Thérèse Raquin, L’Assommoir et Nana) sur les excès du « pornographe » Zola, mais aussi, et surtout, sur les inconséquences prétendues de l’écrivain naturaliste, qui aurait grossièrement falsifié son portrait-charge. Les vrais bourgeois, disait-on, ne se comportent pas du tout ainsi. Quand bien même cette remarque serait vraie (ce qui, à quelques détails près, n’est pas le cas), elle manquerait de pertinence, car elle ne tient pas compte du statut générique de cet extraordinaire roman satirique, dont l’ironie cinglante peut agrandir à la loupe certains traits vicieux ou pathologiques – on ne trouve en effet que des adultères et des hystériques, dans le bel immeuble haussmannien où presque tous les personnages habitent –, sans pour autant oublier les impératifs référentiels du romancier expérimental. C’est du reste ce qu’ont reproché à Pot-Bouille, quelques décennies plus tard, les tenants d’une lecture symbolique et mythique des Rougon-Macquart (une lecture très « vingtième-siècle », assez anachronique et souvent partielle, dont la fortune n’a cependant pas cessé de se renouveler dans les travaux du nouveau millénaire) : les mythes modernes qui foisonnent ailleurs – le Voreux (Germinal), la Lison (La Bête humaine), ou même l’alambic de L’Assommoir, rue de la Goutte-d’Or – n’habitent pas rue de Choiseul. Bref, trop de réalités crues et navrantes, pas assez de métaphores et de symboles, dans Pot-Bouille.
Ce n’est que grâce aux travaux fondateurs de Philippe Hamon que l’ironie naturaliste a pu enfin sortir de son statut paradoxal de contresens figural, si l’on peut dire, a priori condamnée dans un régime réaliste-naturaliste, dont le caractère dominant – on l’a répété à l’envi, depuis Erich Auerbach jusqu’à Franco Moretti – serait le sérieux. En dépit de ses critiques, Zola réussit à être « férocement gai » : c’est lui-même qui définit ainsi son roman bourgeois ; et sa modernité n’est pas seulement dans l’hypertrophie du mythe, mais aussi dans sa capacité, très flaubertienne, à écrire « platement » (c’est une des consignes qu’il se donne le plus 220souvent dans le « Dossier préparatoire » de Pot-Bouille). Ce n’est donc pas un hasard si dans les nouvelles Œuvres complètes publiées par Classiques Garnier (sept Rougon-Macquart sur vingt publiés à ce jour), c’est à Marie-Ange Fougère qu’a été confiée la tâche d’éditer Pot-Bouille : élève, justement, de Philippe Hamon, elle est l’autrice d’une thèse remarquable sur l’ironie naturaliste, publiée chez Champion en 2001 (L’Ironie naturaliste. Zola et les paradoxes du sérieux).
Il s’agit d’une édition impeccable du point de vue de l’établissement du texte, ainsi que de son annotation, sobre mais presque toujours exhaustive. Le roman est précédé d’une introduction assez courte (p. 7-32), qui a le mérite d’informer le lecteur sur la genèse de l’œuvre, ainsi que d’offrir une bonne synthèse sur sa réception, sans pour autant ouvrir de nouvelles voies herméneutiques. On peut regretter que très peu de place soit accordée à l’épisode sans doute le plus troublant (et moderne) du texte, à savoir l’accouchement d’Adèle au dernier chapitre, où l’écrivain naturaliste, en décrivant du point de vue de la servante analphabète un événement qui est pour elle une torture incompréhensible et inhumaine, donne un exemple magistral, avant la lettre, de cette technique de défamiliarisation que les formalistes russes ont appelée ostranenie (le lecteur n’apprend qu’après coup qu’il a assisté à « des couches superbes ») ; on peut également regretter que le rapport du romancier à ses source médicales (pour l’hystérie de Valérie, ainsi que pour l’aliénation de Saturnin) reste dans l’ombre. On apprécie néanmoins l’analyse ponctuelle d’une structure narrative ironique, « placée sous le signe de la duplicité » comme la maison qui en est le pivot ; et des motivations idéologiques qui animent à la fois ce projet romanesque et une série d’articles du Zola journaliste, qui plaide pour un renouvellement de l’éducation des filles (dont l’ignorance serait, à son avis, la vraie cause de maints déboires conjugaux).
C’est par ces textes publiés dans « Le Figaro » en 1881 que s’ouvre (p. 429-446) le Dossier documentaire, qui comprend également quelques extraits, sans doute trop courts, du « Dossier préparatoire » (p. 447-463), un choix des jugements des amis de Zola, des critiques contemporains et d’A. Gide (p. 465-485), deux pages, dont la pertinence n’est pas évidente, sur « La suite de Pot-Bouille, Au Bonheur des Dames » (p. 487-488), des extraits très intéressants de quatre parodies peu connues de Pot-Bouille (p. 489-506), une liste des romans et nouvelles se déroulant presque exclusivement dans un même immeuble (p. 507 : il faudrait y ajouter, dans une perspective comparatiste, plusieurs auteurs non francophones, de C.E. Gadda à J.G. Ballard) et une « Iconographie » (p. 509-517). Une « Bibliographie » assez complète clôt le volume.
Le Dossier documentaire est précédé d’un relevé des Variantes (p. 419-425), où ne sont enregistrées que les corrections apportées à la version manuscrite par Zola dans la version originale en volume (Charpentier, 1883) ; aucune place n’est accordée, au contraire, à l’édition pré-originale (parue dans « Le Gaulois ») : il s’agit d’un choix certes correct du point de vue de la critique génétique – car les coupures dont le feuilleton est parsemé n’engagent aucunement la volonté de Zola : c’est bien la rédaction du journal qui a manié les ciseaux –, et néanmoins assez discutable, l’intérêt historique et sociologique de tout travail de censure (même volontaire et préventive) étant indéniable.
Pierluigi Pellini
221Edmond de Goncourt, Œuvres complètes. Œuvres romanesques. Tome X. La Faustin. Édition critique par Roberta De Felici. Paris, Honoré Champion, 2018. Un vol. de 386 p.
Cette édition critique du troisième roman d’Edmond de Goncourt constitue un précieux outil de travail, qui contribuera à n’en pas douter à la découverte ou à la redécouverte d’un texte moins connu que La Fille Élisa ou Les Frères Zemganno. Roberta De Felici, à qui l’on doit cette édition, rappelle en effet dans une riche introduction de 64 pages tout l’intérêt de ce « roman de l’actrice » qui eut un réel succès au moment de sa parution en 1882. Ce succès tient en partie à la place accordée par l’auteur à la « psychologie » dans le traitement d’un « document humain », ainsi qu’aux innovations stylistiques et narratives (articles de journaux, longues lettres, extraits de Phèdre de Racine) utilisées pour le restituer dans un texte de fiction. Il tient sans doute également à la volonté de rupture qu’incarne La Faustin – même s’il s’agit, chez un écrivain désormais esseulé, d’un procédé récurrent, et sans doute d’une réponse à la recherche en partie insatisfaite d’un renouvellement. De fait, si le Journal annonce un tournant radical (« un livre autre que ceux que j’ai déjà publiés », 8 février 1882), la préface de La Faustin anticipe déjà son dépassement, par une « adresse » aux témoignages de « lectrices » préfigurant Chérie.
La mise en perspective du roman au sein de la production des deux frères permet en outre de relativiser cette nouveauté revendiquée. Roberta De Felici rappelle ainsi le « vif intérêt que les Goncourt ont toujours porté au théâtre » (p. 7), intérêt qui se traduit dès 1856 par la publication du roman Les Actrices. Elle inscrit également La Faustin dans la genèse de cette « seconde manière des Goncourt » (lettre à Alphonse Daudet du 7 octobre 1878) inaugurée par Les Frères Zemganno, par laquelle Edmond prend explicitement ses distances avec Zola. La poétique du « document humain » mise en œuvre dans La Faustin est alors finement analysée : « relique » (p. 33) plutôt que « mot drapeau » (Ph. Hamon), ce « document » est à la fois une manière de marquer un territoire en dépassant le naturalisme « bas » de Zola, et le matériau de base d’un « travail de transposition du texte intime au texte romanesque » (p. 34). Les va-et-vient entre le texte de fiction et le Journal sont à cet égard éclairants, comme l’analyse des sources du personnage éponyme (Rachel, Anaïs Fargeuil, Sarah Bernhardt ou Mlle Mars). Plus convenue est en revanche l’étude de la « femme fatale » et de l’inscription du roman dans une esthétique « fin-de-siècle » alors en gestation : l’originalité de cette « héroïne » qui « incarne à la fois le rôle de la femme et de l’artiste » (p. 46) aurait notamment pu être davantage questionnée. La dimension « décadente » de La Faustin permet néanmoins de comprendre le succès du roman chez des écrivains comme Huysmans, Jean Lorrain, Francis Poictevin ou Gabriele D’Annunzio, en quête d’innovations formelles.
Le très riche dossier documentaire (100 pages) complète à cet égard parfaitement l’étude de la réception menée en introduction, et les nombreux comptes rendus reproduits (Barbey d’Aurevilly, Brunetière, Daudet, Maupassant, Richepin – une vingtaine au total) donnent à voir l’ampleur des polémiques suscitées par le roman. S’il s’agit, comme le rappelle Roberta De Felici, d’un phénomène habituel lors de la publication d’une œuvre des Goncourt, la diversité des opinions exprimées (de la parution à la mort d’Edmond en 1896) témoigne de l’écho rencontré par un roman « à la fois naturaliste et d’avant-garde » (p. 71).
222C’est donc à un roman charnière et à bien des égards exemplaire que Roberta De Felici consacre son introduction, claire et informée. La « psychologie » de l’actrice est mise en relation avec les grandes théories du passé (le Paradoxe sur le comédien de Diderot) et les débats contemporains (notamment autour de L’Art et le Comédien de Constant Coquelin), même si la définition de ce que l’on met derrière le terme de « psychologie » aurait pu être davantage précisée. Subsistent en outre quelques coquilles qui peuvent parasiter la lecture (« le moindre d’ajustements », p. 34 ; « s’est inspiré au couple réel », « en réalité, par ce faire », p. 35 ; « Pour deux fois », 46, « le romancier fait montre d’être bien conscient », p. 71), auxquels s’ajoutent parfois un usage approximatif des prénoms, y compris celui du rédacteur de ce compte rendu. Les principes d’édition adoptés sont parfois flottants : les citations renvoyant au texte de La Faustin mentionnent ainsi le chapitre dont elles sont extraites ou la pagination précise (voir p. 58), sans que l’on comprenne les raisons de ce choix ; plus embêtant, les notes de l’auteur ne sont pas clairement distinguées de celle de l’éditrice, notamment dans la préface (les autres notes d’Edmond étant mises entre crochets, sans que leur sens ne soit explicité – voir par exemple la note 56 p. 123). Quoique conséquente, la bibliographie ne mentionne par ailleurs pas le numéro 16 des Cahiers Goncourt (2009) consacré aux romans du seul Edmond, alors que figure, par exemple, le recueil Paradigmes de l’âme, dirigé par Jean-Louis Cabanès, Didier Philippot et Paolo Tortonese, sans que l’on comprenne bien la raison de ce choix eu égard à la place pour le moins réduite de La Faustin dans cet ouvrage.
Mises à part ces quelques erreurs dommageables pour une édition ayant vocation à faire référence, on ne peut que louer le travail accompli par Roberta De Felici, et saluer l’éclairage qu’elle apporte à ce roman d’Edmond de Goncourt insuffisamment valorisé.
Bertrand Marquer
Clara Sadoun-Édouard, Le Roman de La Vie parisienne. Presse, genre, littérature et mondanité (1863-1914). Paris, Honoré Champion, 2018. Un vol. de 570 p.
Clara Sadoun-Édouard s’est attaqué, dans le cadre de ce bel ouvrage issu d’une thèse de doctorat, à un monument de la presse mondaine : La Vie parisienne. Elle en étudie l’histoire des premières décennies, de sa fondation par Marcelin sous le Second Empire, en 1863, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. La revue sera publiée bien au-delà, avec des fortunes variées, jusqu’en 1971, mais le choix de la chercheuse de se concentrer sur les cinquante premières années est amplement justifié, tant la matière est abondante et la période riche sur les plans culturels, littéraires, journalistiques, pour ne pas dire politiques, sociaux… Personne n’avait entrepris cette étude en profondeur, une telle plongée dans la matière de la revue, afin « de la considérer pour elle-même, comme objet à analyser, à contextualiser de l’intérieur, à partir de ses textes, de ses illustrations et de sa réception contemporaine » (p. 20-21). On ne peut donc que saluer une initiative qui permet d’entrer dans la forgerie d’une revue incontournable dès sa fondation, pourvoyeuse de représentations abondantes sur le mythe de la « vie parisienne ». Entre le succès de l’opéra-bouffe d’Offenbach et tout un pan de la littérature (les 223romans de mœurs parisiennes, par exemple), La Vie parisienne a certainement joué un rôle fondamental dans une histoire des imaginaires, amalgamant mondanités, élégances et érotisme, arts et littérature, sur fond d’essor d’une culture du divertissement médiatique.
L’histoire de la revue est retracée, dans son contexte général de production, ce qui permet de tenter d’identifier une formule spécifique qui en a assuré le succès et que la chercheuse associe à la quintessence de la « galanterie parisienne » ; c’est aussi l’histoire de son fondateur, de ses directeurs successifs et de ses nombreux collaborateurs que Clara Sadoun-Édouard effectue avec un grand souci d’exactitude. On appréciera tout particulièrement le travail d’étude effectué sur les collaboratrices de La Vie parisienne. On connaît assez bien Gyp, mais beaucoup moins cette étonnante « Brada » que l’ouvrage s’emploie par exemple à exhumer : il s’agit de Henrietta Consuela Sansom, comtesse de Quirigni Puligna (p 339 et suiv.), écrivaine-journaliste dont l’œuvre est, selon Clara Sadoun-Édouard, assez caractéristique de la manière de La Vie parisienne, et qui profitait à l’époque d’une reconnaissance symbolique plus importante que ne laisse entendre l’histoire littéraire plus récente. On découvre ces pages et ces analyses avec plaisir.
Avec ses exhumations, ses études de sociabilités et sa lecture minutieuse des contenus, l’intérêt de ce travail est aussi de ne pas exagérer sa portée monographique : le champ des revues et le champ littéraire de la période considérée sont régulièrement convoqués, une topographie reconstruite. La Vie parisienne fut-elle une « anti-Fronde » (p. 371), comme l’ouvrage l’expose par exemple en guise d’hypothèse assez stimulante fondée sur une telle curiosité ouverte au champ ? Il s’agit de prendre pour point de comparaison heuristique le journal quotidien lancé par Marguerite Durand en 1897, et qui souhaitait mettre fortement en question les clivages masculin/féminin dans la presse de l’époque en permettant à la rédaction – exclusivement féminine – de pratiquer un journalisme « au masculin », notamment tourné vers le reportage. Les collaboratrices de La Vie parisienne au contraire sont cantonnées à première vue à des rôles sociaux plus attendus et socialement dominés, et l’on pourrait ainsi penser que de l’un à l’autre titre, l’écart est insurmontable, les liens inexistants. Pourtant le clivage n’est pas si net, et Clara Sadoun-Édouard a repéré des parcours doubles, des collaborations féminines dans les deux titres, qui permettent de démontrer l’existence d’une certaine « porosité dans le champ médiatique et dans l’écriture féminine » (p. 373). En somme, la période était propice à des formes de transgressions plus complémentaires qu’opposées, les deux types de journalisme constituant les expériences-limites d’une écriture de l’audace et de l’émancipation. Voilà le genre de propositions fort stimulantes que l’ouvrage offre à ses lecteurs, confirmant la richesse d’un titre de presse emblématique, et ne perdant jamais de vue le cadre plus général de la production de La Vie parisienne.
On ne s’attardera pas ici à souligner les multiples pages consacrées à la place de la littérature, aux écrivains et aux enjeux littéraires qui orbitent autour de La Vie parisienne. On se promène aussi bien dans les grands auteurs et courants de l’époque (Zola et le naturalisme, Mallarmé et le symbolisme, Paul Bourget également, à titre de romancier mondain et proche collaborateur) que dans ces noms plus oubliés aujourd’hui de la littérature psychologique et mondaine étudiée naguère par Émilien Carassus dans Le Snobisme et les lettres françaises (1966), que les spécialistes retrouveront ici avec un certain plaisir : Gyp, Lavedan, Hervieu, Donnay… Autant de praticiens d’un « roman dialogué mondain » (p. 493) emblématique de la 224revue : une littérature ironique et légère, oralisée, qui contribue à faire de l’objet de Marcellin et de ses successeurs un espace de créativité poétique très particulier. On prétend y mimer la conversation, l’esprit blagueur, l’art de la réplique et de la micro-fiction dont Paris serait l’espace quintessentiel. Mais en réalité, on voit bien que cet art du dialogue est né au creuset de La Vie parisienne, et donc qu’il relève d’une poétique médiatique particulièrement efficace, divertissante et mordante. Un art de la fiction se pratiquait là, qui se présentait dans sa fluidité et dans sa capacité à lier la revue à un fascinant et plaisant hors-texte. Là encore, les analyses de la chercheuse sont justes et bien appuyées par des lectures approfondies dans les documents d’époque.
L’ouvrage de Clara Sadoun-Édouard est donc à recommander. Il est long et dense (561 pages bien tassées, préfacées par Philippe Hamon), parfois on voudrait peut-être un peu plus de synthèse et de brièveté, mais il se lit agréablement, la table des matières est claire et l’index, utile. Il vient sans aucun doute combler un vide dans l’histoire littéraire de la presse du Second Empire et des premières décennies de la Troisième République.
Guillaume Pinson
Corbière, Les Amours jaunes. Édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Bertrand. Paris, Flammarion, GF no 1592, 2018. Un vol. de 386 p.
Le retour de Tristan Corbière était attendu depuis longtemps. Après la biographie nouvelle que je donnai en 2011 et la publication, trop confidentielle, de l’Album Louis Noir, une nouvelle édition de son œuvre s’imposait. Confiée à Jean-Pierre Bertrand de l’Université de Liège par les éditions Garnier-Flammarion, elle vient de voir le jour. Le résultat appelle quelques remarques et peut-être un ou deux regrets.
La présentation témoigne d’une connaissance suffisante de Corbière, riche et documentée, même si elle ne fait pas toujours état de récentes découvertes, très accessibles cependant. Certaines hypothèses prennent parfois trop rapidement un tour affirmatif. Jean-Pierre Bertrand se montre par exemple bien persuadé que la « Marcelle » à qui s’adressent les fables du début et de la fin du livre, fut cette Armida Cucchiani que Rodolphe de Battine, grand ami de Corbière, avait pour compagne. Nous attendons encore des preuves. Tout comme il paraît bien téméraire d’affirmer que les Glady furent des éditeurs de livres érotiques – aucun des livres sortis sous leur enseigne (je m’en porte garant) ne pouvant être ainsi qualifié. La présentation ne s’attarde pas à restituer le milieu littéraire de Morlaix où Tristan fit ses premiers pas. Il s’y trouvait non seulement le père, l’auteur du Négrier, mais aussi le très remarquable Gabriel de La Landelle. Pas davantage n’est pointé Henry Murger, modèle absolu pour Tristan pour ses Scènes de la vie de Bohême, la clef de son éthique et de son attitude. Tristan se voit replacé d’autorité dans la poésie de son temps, « cette révolution des sept » autrement pensée par Pierre-Olivier Walzer. Mais il est bien à part, tout comme Lautréamont-Ducasse, inassimilable, hors école, hors mouvements, et si parfaitement original que l’on peine encore à le comprendre aujourd’hui, même si on l’enrôle sous le signe de la parodie, à laquelle on ne saurait le réduire. Les Amours Jaunes se déroule loin de l’Album zutique et le second degré n’y triomphe pas automatiquement, malgré le double sens continuel, pas plus qu’il ne déborde sur les Illuminations de Rimbaud.
225On peut sans doute admettre avec J.-P. Bertrand, que l’entreprise de Corbière est « l’une des plus radicales contestations de l’art de tous les temps ». Il appartient à chaque lecteur d’apprécier. Une déception plus grave nous attend lorsque nous feuilletons le volume, dès « Le Poète et la Muse », où le poème, violemment décentré, est justifié à gauche de la page, ce qui, dans une certaine mesure, le défigure. Tous les poèmes de mètres courts du volume ont subi le même sort, et ne se remettent pas des effets de cette aberration typographique, imputable évidemment aux contraintes techniques imposées par la fabrication de l’ouvrage. La présentation de plusieurs poèmes du dossier en acquiert un aspect risible, dont on se serait bien passé. Cela dit, et pour en venir à des constatations plus agréables, le texte est redonné sans faute, excepté à la page 265, v. 79, où il faut lire « Ça c’est », et non « Ça n’est ».
L’annotation multiple (elle ne peut être que pléthorique pour Corbière) a jugé bon de recourir à un glossaire (p. 345-365) pour soulager les notes. Dans celui-là sont définis des mots qui relèvent du vocabulaire maritime (et Bertrand a raison de recourir au Vocabulaire de La Landelle) ou argotique (le Delvau, en effet, s’imposait). Restent d’autres mots de sens connu (contexte ou pas contexte) qu’il n’était pas nécessaire d’éclairer. Exemples – mais j’en compte des dizaines : « barbet », « biniou », « brisants », « à la brune », « camarade », « châsse », « chenet », « couperose », « crécelle », etc., à moins de penser que le lecteur un peu arriéré ou demeuré ait besoin de constantes attelles.
L’éclaircissement du langage de Tristan, fervent de l’équivoque et de l’homonymie, justifie les copieux bas de page auxquels nous ont habitué ses précédentes éditions, parmi lesquelles s’imposent celle d’Élisabeth Aragon et Claude Bonnin (Presses universitaires du Mirail, 1992) et celle de Christian Angelet, compatriote de J.-P. Bertrand (Le Livre de poche, 2003), auxquelles l’édition GF a largement recouru. La plupart, ici donnés, font preuve d’une honnête compréhension du texte, sans innover pour autant, les passages les plus obscurs restant vierges de commentaires, par prévention. Faute de place et de temps, je me bornerai à quelques remarques que tout lecteur sera en mesure de juger : p. 64, « demoiselle » est aussi un instrument de paveur, et pas seulement une prostituée ; p. 79, les « bottes vernies » calquent un passage des Scènes de la vie de Bohème de Murger ; p. 83, un « coupé » est un véhicule hippomobile ; p. 86, « Le collier » de chienne était en usage à l’époque chez les femmes galantes (voir l’Olympia de Manet) ; p. 103, « linceul » vient du latin « linteolum » et signifie « petit drap de lin » ; p. 105, le poète assassin Lacenaire aurait mérité une note ; p. 113, l’usage des trois étoiles est courant pour signaler l’anonymat (voir Lautréamont-Ducasse, chant premier) ; p. 122, l’« arc-en-ciel au charbon » désigne le cerne sous les yeux (orbes) ; p. 123, « l’hirondelle » est un terme de charpenterie (queue d’aronde) ; p. 124, les « pierrots » sont des moineaux. Et – pour aller nettement plus loin – p. 265, la « bonne Vierge » « à la façon de Marseille » désigne « Notre-Dame-de-la-Garde ».
L’abondance de ces remarques (très limitées) ne doit pas faire oublier l’opportunité de celles de J.-P. Bertrand qui prend soin, au passage, de rendre hommage à ses prédécesseurs.
La présence d’un dossier laissait attendre ce dont finalement nous sommes sevrés : à savoir (au minimum) les premières versions des poèmes, telles qu’elles furent publiées dans La Vie parisienne (24 mai, 25 août, 20 et 27 septembre, 15 octobre 1873). Et pourquoi nous avoir privé de la plus belle prose de Corbière, ce Casino des trépassés, inoubliable désormais ?
226Le dossier critique ne s’attarde guère sur l’étude de Jules Laforgue, de loin la meilleure concernant Corbière. Dans une troisième section, non justifiée, Tzara n’a que la portion congrue et Gérard Macé (Ex libris, Gallimard, 1980) est oublié. « Sur les brisées de Tristan Corbière » (p. 329-343), plutôt que de faire la part belle à l’Album zutique, écrit au moment même, aurait pu considérer avec plus d’opportunité les poèmes de Richepin, notamment La Mer (1886), ceux d’Émile Goudeau, du Chat noir, voire quelques poètes « fantaisistes », dont Carco. Aucune place pour Pol Kalig, qui découvrit à Verlaine Corbière son cousin. Quant à la postérité corbiérienne outre-Manche ou américaine, T.S. Eliot ou Ezra Pound, elle demeure invisible.
Cette édition annotée et commentée vient à point nommé : elle s’inscrit dans le sillage d’un renouveau critique dont elle s’efforce de proposer la synthèse ; elle invite également à reprendre sur nouveaux frais un texte difficile souvent, parfois insaisissable, mais toujours riche de surprises, à l’heure où se dessine un regain d’intérêt pour les études corbiériennes longtemps négligées et différées.
Jean-Luc Steinmetz
Émile Verhaeren, Poésie complète : Tome 10, Les Forces tumultueuses ; La Multiple splendeur. Édition critique établie par Michel Otten, avec la collaboration de Laurence Boudart. Bruxelles, AML éditions, « Archives du futur », 2016. Un vol. de 487 p.
C’est un fort beau volume que réalise Michel Otten pour « Archives du futur ». Ce volume 10 de la poésie complète d’Émile Verhaeren collige Les Forces tumultueuses (1902), La Multiple splendeur (1906) et leurs riches variantes. Une puissance enthousiasmante porte ces œuvres, qui chantent – ou hurlent – le désir de l’homme délivré, de l’homme confiant. La figure de Pan, qui revient en force durant la fin-de-siècle, apparaît en filigrane derrière chaque vers, insufflant force maîtrisée et vitalisme encensé. La sensualité animale s’enlace voluptueusement au flambeau prométhéen de la science, nouvel avenir de l’homme qui, libéré, renaît à lui-même.
La précieuse et complète introduction de Laurence Boudart enrichit la lecture par de pertinentes clefs, distribuées en cinq entrées pour chacun des deux recueils et une entrée « Diffusion », spécifique au second.
« La Genèse » évoque le processus créatif, dans sa durée comme dans son contexte historique – les avancées enthousiasmantes du progrès – et personnel – la joie d’être au monde.
« L’inscription dans l’œuvre » s’intéresse à la « polygenèse » de ces recueils et à leur filiation thématique, croisement qui permet de mesurer spécificités et invariants de l’imaginaire verhaerenien dans la pluralité de son expression, poétique ou dramatique. L’admiration du poète pour l’ascension lumineuse et semble-t-il infinie de l’Homme, l’enthousiasme devant la beauté grandiose de la nature insufflent à l’expression lyrique un élan puissant : « Toute la vie est dans l’essor », pour reprendre un vers des Forces tumultueuses, mis en exergue de l’étude.
S’ensuit une réflexion sur « La structure » des deux œuvres. L’analyse, efficace et éclairante, des thèmes des Forces tumultueuses, silhouette un recueil traversé par des figures féminines, voire féministes avant l’heure, à la sexualité assumée, et par des représentations masculines quasi nietzschéennes, toutes portées par la 227volonté d’une harmonie apollinienne, d’une « communion des sens, du cosmos et de l’humanité ». C’est une même ode vitaliste à la beauté galvanisante du monde qui se dégage de La Multiple splendeur, qui évoque le lyrisme matérialiste du De Rerum Natura et l’exhortation à l’amour universel d’un évangile laïque.
L’entrée suivante, « Langue, métrique, observations sur les variantes », est consacrée aux spécificités de la poésie de Verhaeren et sur la délicate et technique question de la génétique textuelle, avant une réflexion sur « La réception » de chaque recueil.
Un mot sur la mise en page, claire et pratique : comme en un ouvrage bilingue, chaque poème est présenté avec ses variantes en regard, ce qui permet une vision immédiate du travail de réécriture sans entraver le plaisir de lecture, le texte étant allégé de notes sur les varia. La bibliographie et les annexes, qui renferment de précieux documents iconographiques – des exemples de manuscrits, finissent de constituer un ouvrage aussi utile pour les chercheurs que plaisant pour les lecteurs non spécialistes.
L’on ne peut que féliciter les auteurs et recommander ce nouveau volume qui rend un bel hommage à la littérature belge, trop méconnue en France, et à Verhaeren bien évidemment, à qui Adrien Mithouard avait écrit : « Vous avez de grandes ailes et vous osez les ouvrir largement ».
Morgane Leray
Henri de Régnier, Choses et autres – Par-ci, par-là… suivi de Donc… et de Demi-Vérités. Édition de Bernard Roukhomovsky. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2018. Un vol. de 364 p.
L’édition critique proposée par Bernard Roukhomovsky, d’un ensemble de trois recueils de « formes brèves » d’Henri de Régnier (Choses et autres – Par-ci, par-là… suivi de Donc… et de Demi-Vérités), vient enrichir une activité critique sur l’auteur de La Double Maîtresse particulièrement intense ces dernières années, qui se poursuit avec l’édition numérique à venir des importants Cahiers. Face à ceux qui s’étonneraient de ce récent et vif regain d’intérêt pour l’œuvre d’un écrivain que d’aucuns ont pu juger dépassée, l’édition critique de Bernard Roukhomovsky met en évidence, de manière fort convaincante, la richesse et la modernité de l’écriture aphoristique d’un auteur que l’on peut considérer comme un moraliste, au sens le plus classique du terme.
Après une préface et une introduction, qui se présente comme une étude de la tentation aphoristique de Régnier dans le cadre de ces recueils, le lecteur (re)découvre trois recueils publiés par l’écrivain entre 1925 et 1928. Malgré les nombreuses reprises aphoristiques observables d’un recueil à l’autre, qui peuvent dans un premier temps rendre une lecture linéaire un peu lassante (les énoncés sentencieux ne divergeant souvent que par de très légères modifications stylistiques), ces trois recueils diffèrent sensiblement par leur composition et leur statut : le premier, Choses et autres – Par-ci, par-là…, présente un fort éclectisme, tant formel que tonal, annoncé dès le titre (anecdotes, maximes et bons mots d’autrui s’y succèdent, suivant un registre tantôt humoristique, tantôt mélancolique, tantôt ironique), tandis que le dernier, Demi-Vérités, du fait des impératifs liés à la collection dans laquelle il a été publié (« Femmes » : il s’agissait d’étudier « les 228différents types de la femme d’aujourd’hui »), s’en tient à un seul sujet, traité de manière aphoristique ; signalons enfin que ce dernier texte n’a jamais été publié de manière indépendante, contrairement aux deux recueils précédents (il constituait la première partie d’un ouvrage publié en 1928 dans la collection « Femmes » chez Kra, Lui ou les Femmes et l’Amour). Leur regroupement (ainsi que les nombreuses variantes textuelles restituées) permet dès lors d’observer le minutieux et stratégique travail de (re)composition qui a présidé à la construction de chacun de ces recueils, sur un plan microstructural comme macrostructural, et d’en tirer d’intéressantes conclusions non seulement sur la genèse de l’écriture de Régnier, mais encore sur la manière spécifique dont le polygraphe considère chaque genre. Quelques annexes regroupant des articles relevant de la première réception critique (1927-1936), ainsi que des textes critiques d’Henri de Régnier, complètent opportunément le volume : cette polyphonie permet au lecteur contemporain de faire dialoguer, en Régnier, le « faiseur de maximes » et le théoricien, mais aussi de mettre en perspective son écriture formulaire.
Bien repérée et louée par ses contemporains déjà, à commencer par Francis Jammes (y compris dans le cadre de l’œuvre romanesque), l’écriture aphoristique d’Henri de Régnier présente un intérêt esthétique, éthique, voire anthropologique, même si elle n’évite ni l’écueil de la banalité, relevé à l’époque déjà et dont témoigne par exemple une sentence telle « L’homme aime à voir, nu, ce qu’il aime » (Choses et autres – Par-ci, par-là…), ni, a posteriori, une certaine désuétude, liée notamment à la vision essentialiste quelque peu misogyne véhiculée de la femme (« Les femmes ne sont pas méchantes, mais les meilleures sont juste assez bonnes pour que nous ne puissions pas dire qu’elles ne le sont pas. » Demi-vérités) – alors même que d’autres maximes se signalement précisément par la manière dont Régnier y refuse tout « essentialisme moral » (« Il n’y a peut-être ni bons, ni méchants, mais seulement des êtres qui ont l’occasion d’être méchants ou bons » Donc…). De ce point de vue, l’introduction de Bernard Roukhomovsky montre très bien ce qui permet de considérer Henri de Régnier « à la fois [comme] l’héritier et le passeur » des moralistes (p. 59) ; fervent lecteur et admirateur de La Rochefoucauld, La Bruyère, Rivarol et Chamfort, Régnier adopte dans son écriture brève « deux aspects constitutifs de l’identité du moraliste » : « un regard ironique et sans illusion sur la nature humaine, une écriture incisive et morcelée, celle-ci se concevant comme prolongement de celui-là » (p. 59). De fait, le style même de nombre de ses notations se révèle « classique », tant par les sujets abordés (traités de manière dichotomique : cœur vs esprit, être vs paraître, etc.), que par la syntaxe (qu’atteste par exemple le recours à la négation restrictive, dont Barthes a fait le stylème de l’« identité déceptive » propre à la maxime de La Rochefoucauld). Pour autant, on ne saurait parler d’imitation : la forme et l’intertextualité classiques des aphorismes de Régnier témoignent bien davantage d’une « assimilation » (p. 63), quand le pessimisme mélancolique de ses énoncés (perceptible dans une remarque comme celle-ci : « J’ai toujours admiré l’égoïste et le vaniteux. Quelle idée ont-ils donc de l’homme pour le pouvoir aimer en eux ? » Choses et autres – Par-ci, par-là) doit beaucoup à la misanthropie exemplaire de l’auteur.
L’un des aspects les plus intéressants de l’édition ainsi proposée est sans doute celui qui met en lumière la manière dont l’écriture aphoristique d’Henri de Régnier, dépassant les enjeux de l’écriture moraliste, crée une stimulante tension entre poésie et pensée. Si une contextualisation accrue aurait sans doute permis 229de mettre en perspective l’intérêt de ces réflexions dans le cadre des débats à venir sur les exigences du « style d’idées », sur les dangers du « règne des pensées détachées » (Julien Benda, La France Byzantine), les remarques de Bernard Roukhomovsky mettent finement en évidence ce que le discours et la position de Régnier l’aphoriste ont d’original : en se définissant inlassablement comme « poète », l’écrivain refuse « la valeur légitimante » de la filiation moraliste au profit d’une posture d’« honnête homme qui ne se pique de rien » (p. 61) – choix dont témoigne par exemple la revendication de dilettantisme présente au seuil de Demi-Vérités : ces pages « peuvent amuser, si elles n’ont rien qui “fasse penser” » –, tandis que ses énoncés lapidaires attestent souvent la féconde porosité de l’opposition exhibée entre « poète » et « moraliste ». C’est peut-être cette poésie de la pensée qui fonde à juste titre, suivant Bernard Roukhomovsky, la modernité d’Henri de Régnier.
Si l’enjeu de l’aphorisme est bien de faire penser plus qu’il ne dit, cette édition critique, élégamment écrite, bien documentée, émaillée de stimulantes citations des Cahiers, parvient, à l’image de son sujet, à susciter l’envie de (re)lire Régnier dans des formes moins brèves.
Stéphanie Bertrand
Maurice Barrès, Les Diverses Familles spirituelles de la France. Édition de Denis Pernot et Vital Rambaud. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de littérature du xxe siècle », 2017. Un vol. de 208 p.
Issues d’une série d’articles publiés dans L’Écho de Paris et reprises en volume en avril 1917, rapidement traduites en anglais, en espagnol et en portugais, comme le rappellent les deux éditeurs, Denis Pernot et Vital Rambaud, Les Diverses Familles spirituelles de la France relèvent bien de la littérature de propagande et comme telles, n’ont plus guère les faveurs des lecteurs actuels. Le texte conserve en revanche une valeur historique indéniable, car il témoigne d’une volonté assumée, érigée en devoir par Barrès, de mettre sa plume au service de la nation et de contribuer à sa manière à l’effort de guerre – ce qui lui vaudra précisément, le conflit terminé, son surnom de « rossignol du carnage » –, en travaillant à renforcer et à redéfinir « l’union sacrée » à un moment où elle menace de se fissurer. Dans ce texte, Barrès, dont le nom reste aujourd’hui souvent, et parfois exclusivement, associé à l’antisémitisme au tournant du xixe siècle et du xxe, célèbre en effet les « diverses familles spirituelles de la France », au rang desquelles il compte non seulement les catholiques et les traditionalistes, mais encore les socialistes, les protestants et les israélites.
Récemment réédité (en 2016) par le CNRS dans sa collection « Biblis » et préfacé alors par un historien, Jean-Pierre Rioux, cette œuvre avait notamment bénéficié, il y a trente ans, d’une publication à l’Imprimerie nationale, dans la collection « Acteurs de l’histoire », avec une préface du grand historien Pierre Milza, récemment disparu. C’est aujourd’hui dans la « Bibliothèque de littérature du xxe siècle » que paraît cette édition critique établie, présentée et annotée par deux professeurs de littérature qui sont aussi deux spécialistes reconnus de Barrès, Denis Pernot et Vital Rambaud. Pour autant, ni le statut de l’œuvre ni le regard porté sur elle n’est véritablement appelé à changer : le livre conserve d’abord 230une valeur de témoignage, historique et littéraire, et s’adresse d’abord à ceux qui s’intéressent à une période de l’histoire politique et culturelle qui est celle de la Grande Guerre, bien sûr, mais aussi, plus généralement, celle de la fin de siècle et de la soi-disant Belle Époque.
Par-delà le travail d’établissement du texte, l’apport de cette édition due à des spécialistes de littérature, qui, comme les précédentes, cerne bien les enjeux idéologiques et restitue le contexte politique – les notes de bas de page complétant efficacement de ce point de vue une introduction dense –, réside en effet dans le soin apporté par Denis Pernot et Vital Rambaud à replacer ce livre dans l’œuvre barrésienne, en l’inscrivant dans la lignée de La Grande Pitié des églises de France mais aussi, plus généralement, en montrant la continuité secrète qui unit le culte du moi à l’engagement nationaliste. Plus généralement, on ne manquera pas de suivre, au fil des articles qui composent ce volume, l’emprunt aux figures et aux formules issues de la Bible et du discours religieux, qui témoigne de la préoccupation spirituelle qui traverse toute l’œuvre de Barrès, tout en illustrant par ailleurs sa tendance à spiritualiser le profane et à sacraliser la politique, ou plus précisément la nation.
Jean-Michel Wittmann
Philippe Blay, Jean-Christophe Branger et Luc Fraisse, Marcel Proust et Reynaldo Hahn. Une création à quatre mains. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2018. Un vol. de 229 p.
Les études substantielles réunies dans ce volume se situent loin de l’anecdote pour analyser l’essentiel : ce que les œuvres du musicien et de l’écrivain ont retenu de deux années d’« intimité studieuse » (1894-1896), à Paris, au château de Réveillon (été 1894) et en Bretagne (sept. 1895). Années privilégiées où « deux jeunes artistes pleins d’élan se lançaient dans la création côte à côte ». Deux artistes au travail. Alors Reynald Hahn, enfant prodige, est plus connu que Proust qui n’a encore rien publié de marquant. Ce sont « deux jeunes gens romantiques », « deux petits pages » que Mme Lemaire accueille volontiers, elle qu’on appelle « la Patronne », comme les personnages de la Recherche appelleront Mme Verdurin.
C’est sur des documents d’un intérêt incontestable que ces études s’appuient. Et d’abord les lettres de Proust à R. Hahn (malheureusement on n’a pas les réponses de Hahn à Proust), et les lettres de Hahn aux « dames Lemaire » que possède la Houghton Library de l’Université de Harvard (mais non le lettres de ces dames). Analyse aussi des manuscrits ou des annotions manuscrites, par exemple, qui enrichissent les partitions de L’Île du rêve. Les trésors que possèdent la Bibliothèque de l’Opéra et le département Musique de la BNF ont été mis à contribution et de belles illustrations terminent le volume. Enfin ces chercheurs ont bénéficié de l’aide des « ayant droit » des deux artistes : Eva de Vengohechea pour Reynaldo Hahn, et Nathalie Mauriac pour Proust.
Les deux jeunes gens sont loin d’être d’accord sur tous les points, et tant mieux ; leurs discussions alimenteront les conversations de la Recherche du temps perdu. S’ils partagent la même indignation devant l’affaire Dreyfus, et le procès Zola (février 1898), ils ont des conceptions opposées de la musique, ne comprennent pas de la même façon l’œuvre de Chopin, discutent sur Wagner ; Hahn admire 231Sainte-Beuve, tandis que Proust écrira le Contre Sainte-Beuve. Mais Proust doit à Hahn des connaissances solides de la technique musicale, et la sensibilité littéraire de Hahn s’est enrichie grâce à Proust. Deux tempéraments différents : Marcel est plus « mélancolique », plus sensible aux sortilèges de la mémoire que ne l’est Reynaldo.
On lira avec le plus grand intérêt les analyses de L’Île du rêve, cet opéra qui ne sera joué à l’Opéra-comique que le 23 mars 1898, mais qui était composé bien avant, et dont R. Hahn entreprit l’orchestration de l’acte III justement au moment de son intimité avec Proust ; « il s’agit pour Hahn de distribuer aux différents instruments de l’orchestre un texte musical déjà rédigé pour les voix avec accompagnement de piano ». Le même motif prend évidemment des significations différentes suivant le timbre orchestral choisi. Et cette réflexion sur les timbres n’est pas restée étrangère à Proust, à voir l’importance du mot « orchestration » dans la Recherche du temps perdu. À Réveillon, Proust a écrit le second volet de sa « Mondanité de Bouvard et Pécuchet », où il s’agit justement de la « Mélomane » dont sont frappés les deux personnages de Flaubert, grâce à quoi apparaissent les réflexions de Proust et de Reynaldo sur la musique contemporaine, Wagner, Gounod, Verdi. C’est aussi à Réveillon que Proust écrit « La Mort de Baldassare Silvande, vicomte de Sylvanie » qu’il dédie à Reynaldo Hahn et qui figurera en tête de Les Plaisirs et les Jours édité en 1896. Baldassare Silvande est un musicien comme Reynaldo, un malade comme le sera Marcel. Quant à L’Île du rêve, cet opéra est évoqué à plusieurs reprises dans l’œuvre de Proust. D’abord dans une nouvelle « L’indifférent » (où l’héroïne, telle Odette, adore les catléias), dans Jean Santeuil aussi comme l’avait bien senti Philip Kolb. Une référence encore dans Le Temps retrouvé. Mais si Reynaldo est bien présent dans la Recherche du temps perdu, peut-être parce qu’il est trop présent, « son nom n’est jamais cité alors que tant de musiciens contemporains y apparaissent. » Ressentiment ? Pudeur ? L’œuvre de Reynaldo, le temps passant, aura apparu à Proust comme un peu mineure, possédant surtout le charme d’une « spontanéité naïve » qu’ont les œuvres de jeunesse.
Ce bel essai nous amène à reconsidérer l’œuvre de Reynaldo Hahn dont la redécouverte a été amorcée déjà par plusieurs travaux et par un colloque au Palazzetto Bru Zane à Venise. Par delà Reynaldo, il nous incite à redécouvrir des musiciens et des écrivains qui ont été injustement négligés après 1960. Ainsi Massenet, le maître de Reynaldo : il n’y a pas longtemps, nous aurions été choqués de voir Proust trouver plus « naturelle » la mort de Manon que celle de Mélisande, mais on vient de remonter Manon à l’Opéra et peut-être trouverons-nous la comparaison de Massenet à Debussy moins étonnante. Le livret de L’Île du rêve est tiré d’une œuvre de Loti, qu’aimait la mère de Proust, qui a subi un long purgatoire et qui refait surface. Et Barrès ? Reynaldo Hahn, en1895, a entrepris d’écrire des illustrations musicales pour orchestre du Jardin de Bérénice, roman dont la prose est déjà d’une telle musicalité. Barrès aussi est à redécouvrir. Ne craignons pas un peu d’éclectisme (Luc Fraisse justement a publié L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust). On a le droit de lire Bergson et Foucault, Proust et Loti, d’écouter Boulez et Reynaldo Hahn. Ajoutons enfin que cet essai prouve une fois de plus l’intérêt des analyses interdisciplinaires, et nous convie à réunir plus souvent Littérature et musique, puisque deux musicologues, Philippe Blay et Jean-Christophe Branger, et un critique littéraire, Luc Fraisse, ont travaillé ensemble pour nous donner ce remarquable essai.
Béatrice Didier
232Jean-Pierre Prevost, André Gide, André Malraux. L’amitié à l’œuvre (1922-1951). Avec la collaboration d’Alban Cerisier. Avant-propos de Peter Schnyder. Paris, Gallimard et Fondation Catherine Gide, 2018. Un vol. de 247 p.
« L’œuvre d’André Gide n’est peut-être si vivante et si poignante intellectuellement que parce qu’elle n’est qu’une expression du désir » – écrit Malraux en 1922 – « [nul] dans la littérature française n’a autant désiré. » Suite de son article pour Action, ce texte – dont le manuscrit se trouve à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet dans les archives personnelles de l’auteur – est reproduit pour la première fois dans le présent volume (p. 17-18), publié par les Éditions Gallimard avec la Fondation Catherine Gide. Ce livre foisonnant, qui contient de nombreux inédits aussi bien qu’un ensemble important de documents photographiques, invite le lecteur à se plonger dans l’histoire d’une amitié singulière, marquée par les grands bouleversements du xxe siècle.
32 ans séparent les deux « André », mais rien, dès leur premier rendez-vous à la sortie du Vieux-Colombier, n’est le fruit du hasard. Des affinités subtiles les lient, ainsi que l’explique Peter Schnyder dans son avant-propos. Élevés par des femmes, contraints à une éducation « rompue », très jeunes encore, Malraux et Gide donnent libre cours à leur « boulimie de lecture » (p. 7), qui les conduit à ignorer la notion de frontière. Animés par une vive curiosité et un profond désir de connaissance, ils multiplient les voyages, à la recherche de nouvelles nourritures, spirituelles et terrestres. La première partie du volume, dédiée à la décennie 1922-1932, rend compte de cette passion commune pour les rivages lointains : en 1924, Malraux se rend en Indochine, où il est emprisonné et ensuite libéré, grâce à l’entremise de Gide et d’autres intellectuels ; en 1926, le « contemporain capital » explore le Congo et le Tchad, d’où il revient avec des notes et des documents concernant les abus de l’administration coloniale à l’égard de la population locale. Leur amitié déjà solide est scellée par la collaboration à différentes entreprises éditoriales, dont leur correspondance – ici reproduite – se fait le témoin. C’est par l’entremise de Gide que Malraux devient rédacteur de La NRF, d’abord, et responsable des éditions illustrées à la Librairie Gallimard, ensuite. À ce titre, il surveille la publication des Caves avec des gravures de Laboureur (1929) et celle des Nourritures terrestres, enrichie de cinquante réalisations de Galanis (1930). Images à l’appui, le volume montre comment, au cours des années, Malraux parvient à « orchestrer sa présence multiforme dans le monde des Lettres » (p. 61) : le jeune homme fréquente l’abbaye de Pontigny, l’un des hauts lieux de la réconciliation européenne, ainsi que l’appartement de la rue Vaneau, ouvrant ses portes le mercredi pour des après-midis de réflexion autour de l’actualité littéraire et politique.
Au cours des années trente, lorsque la tension internationale se fait insoutenable, c’est justement la politique qui renforce le lien d’affection et d’admiration qui unit les deux écrivains. De la tribune – ils prennent la parole au premier congrès de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires en mars 1933 – à l’action publique – en janvier 1934, ils se rendent à Berlin pour réclamer la libération de Georgi Dimitrov et de ses compagnons –, à propos du communisme et du fascisme, leurs opinions et leurs inquiétudes se rejoignent. Le volume reconstruit minutieusement ces années tragiques, où Malraux et Gide s’engagent pour l’avenir de 233l’Europe (pour reprendre le titre du célèbre article de celui-ci pour La Revue de Genève). La publication de Retour de l’URSS en 1936 jette néanmoins une ombre sur leur amitié : Malraux, qui part cette même année pour l’Espagne, juge la sortie de ce livre « inopportune » (p. 186). Le récit des événements est scandé par la reproduction d’importants documents (lettres, télégrammes, articles de journaux, etc.), qui permettent d’illustrer les chemins littéraires et politiques empruntés par les écrivains à la veille du second conflit mondial : Malraux publie L’Espoir en 1937 et se rend ensuite aux États-Unis et au Canada pour une tournée de conférences destinées à récolter des fonds pour les Républicains espagnols ; Gide, de son côté, assombri par la mort de Madeleine et convaincu que le désastre qui se prépare est désormais inévitable, privilégie une position de retrait, remplissant les pages de son Journal de propos angoissés.
Après des mois d’éloignement, ils se retrouvent, la guerre venue, au Cap d’Ail – en zone libre – avant de partir respectivement pour l’Afrique du Nord et pour le Limousin, où la Résistance commence à s’organiser. Cette période est décrite dans la troisième et dernière partie du volume, qui revisite les étapes essentielles de l’amitié entre les deux écrivains, du déclenchement des hostilités jusqu’à la mort de Gide en 1951. Au cours de ces années tumultueuses, les contacts s’espacent, puis s’interrompent, ce qui contribue à accentuer la distance tant physique qu’intellectuelle qui les sépare désormais. À la fin de la guerre, Malraux, écrivain combattant et résistant, est nommé ministre de l’Information par de Gaulle, puis responsable du service de presse et de propagande du RPF. Gide, cible de violentes attaques politiques au lendemain de son retour en France, reçoit en 1947 le Prix Nobel de Littérature, consécration d’une carrière dont les plus beaux chefs-d’œuvre se situent entre la fin du xixe et le début du xxe siècle. Particulièrement intéressantes sont les dernières pages du volume, qui nous permettent d’explorer la « postérité du contemporain capital » (p. 234). De l’hommage teinté d’ambiguïté rédigé pour le journal Opéra (février 1951) à la préface aux Cahiers de la Petite Dame (1973), en passant par la présidence honoraire de l’Association des Amis d’André Gide (1968), l’ouvrage de Jean-Pierre Prévost nous aide à cerner les contours d’une image d’écrivain (re)construite post-mortem. Dans un présent incertain, marqué par les stigmates du conflit, Malraux ne pardonne pas à son ami – qu’il identifie comme l’auteur de Paludes (p. 236) – d’avoir préféré l’Art à l’Histoire.
Le mérite majeur du présent volume consiste, à nos yeux, dans sa capacité à allier une synthèse efficace des faits à une galerie d’images et de documents qui enrichissent significativement le discours. Si le livre reconstruit fidèlement la chronologie de l’amitié personnelle et littéraire entre deux des plus grands esprits français du xxe siècle, la reprise de certaines thématiques dans les différentes parties – « André Malraux, lecteur d’André Gide », par exemple, compte trois moments (p. 10, p. 94, p. 176) – encourage le lecteur à sauter les pages, à aller de l’avant et puis à revenir en arrière, en suivant librement les fils du récit. Avec un parfait équilibre entre texte et images, Jean-Pierre Prévost parvient à saisir l’unicité d’une relation solide et profonde, ainsi qu’à dégager quelques lignes de force de l’histoire littéraire française, à l’intérieur de laquelle œuvre cette amitié.
Paola Codazzi
234Dictionnaire Jean Giraudoux. Sous la direction d’André Job et Sylviane Coyault, avec la collaboration de Pierre d’Almeida. Paris, Honoré Champion, « Dictionnaires & Références », 2018. 2 vol. de 1153 p.
La publication de dictionnaires littéraires connait depuis une vingtaine d’années un développement certain, en particulier chez l’éditeur Honoré Champion sous l’impulsion de son directeur éditorial depuis 2009, Jean Pruvost, lui-même éminent spécialiste de dictionnairique et auteur émérite de dictionnaires. Depuis lors en effet, pas une année ne passe sans que paraissent un ou plusieurs dictionnaires consacrés à tel mouvement ou telle notion littéraire, du théâtre français de la renaissance (2013) au dandysme (2016), ou à tel écrivain, Beckett (2011), Ionesco (2012), Simon (2013), Genet (2014), Audiberti, Ronsard et Sand (2015), Flaubert ou Yourcenar (2017). C’est dans ce contexte qui, plus largement, voit la forme dictionnaire s’imposer comme entrée tabulaire dans les œuvres en complément de l’approche biographique généralement chronologique, que viennent de paraître les deux volumes du Dictionnaire Jean Giraudoux, entreprise monumentale dirigée par deux spécialistes reconnus de l’auteur, Sylviane Coyault et André Job, avec la collaboration de Pierre d’Almeida. Les maîtres d’œuvre se sont adjoint l’aide d’une équipe internationale d’une soixantaine de contributeurs, spécialistes de renom eux aussi (Jacques Body bien sûr, mais aussi Guy Teissier ou Natacha Michel) ou connaisseurs éclairés (Vicenta Hernández Álvarez, Jacques Poirier, Alain Schaffner), tous à même d’élucider l’œuvre de Giraudoux, de la replacer dans le contexte de sa création et d’en baliser les prolongements.
Les 516 entrées de ce dictionnaire sont, comme il se doit, d’une grande variété et de taille variable – d’une demi-page pour la présentation de telles relations secondaires de Giraudoux à six pages pour l’étude de ses œuvres les plus importantes. Œuvres connues, peu connues ou posthumes ; thèmes allant des réalités élémentaires aux notions philosophiques ; lieux recouvrant aussi bien les pays ayant compté pour l’auteur que certains théâtres ou institutions d’enseignement et de culture ; noms de personnes qui à un titre ou à un autre ont compté dans sa vie ou pour son œuvre (écrivains, metteurs en scène, actrices, maîtresses, etc.) ; réalités littéraires de tous ordres, des genres aux figures en passant par le vocabulaire ou la néologie : c’est d’un Giraudoux dans toute sa richesse qu’il nous est donné de prendre connaissance au fil des pages de ce dictionnaire. Si les lieux giralduciens attendus ne manquent pas à l’appel – Aurore/Crépuscule (p. 119-121), Déclaration (p. 303-305) ou Élection (p. 369-372) –, d’autres articles surprennent le lecteur en jetant des ponts vers des œuvres ou des mouvements contemporains – c’est le cas d’Absurde (p. 31-33) qui fait signe vers un théâtre qu’on a opposé à celui de Giraudoux, ou encore de Moments parfaits (p. 709-711), expression attachée au Sartre de La Nausée –, d’autres enfin, les plus longs et sans doute les plus intéressants, proposent des parcours transversaux qui permettent de relire l’ensemble de l’œuvre : Ironie (p. 579-586), Lisibilité (p. 654-656), Morale/Moralisme/Amoralisme (p. 717-722), Romantisme allemand (p. 961-964), etc. Au dictionnaire stricto sensu s’ajoutent en outre une chronologie de la vie et des publications de Giraudoux (p. 15-23), une bibliographie rassemblant les principaux ouvrages qui lui sont consacrés et les éditions critiques de ses œuvres (p. 1131-1138), ainsi qu’une table des articles (p. 1139-1151), cette dernière des plus utiles pour entrer dans l’univers giralducien et faciliter le maniement de l’ensemble.
Comme c’est le cas pour ce genre d’ouvrages, on peut bien sûr regretter ce qu’on n’y trouve pas. Malgré les entrées Personnages (romans) (p. 842-846) et 235Personnages (théâtre) (p. 846-849) qui tentent de suppléer leur absence, manquent des entrées qui renverraient aux personnages majeurs de l’œuvre giralducienne, à quelques exceptions remarquables près, comme celles du Contrôleur des poids et des mesures (p. 256-257) d’Intermezzo et du Jardinier (p. 588-590) d’Électre. Puisqu’il y a des entrées René Marill Albérès (p. 46-47), Jacques Body (p. 169) ou Chris Marker (p. 667-669), se serait imposée une entrée « Claude-Edmonde Magny » dont le Précieux Giraudoux (Paris, Seuil, 1945) fut le premier ouvrage marquant consacré à l’auteur et qui demeure recommandable encore aujourd’hui.
S’il serait vain de prétendre évoquer une telle somme de manière exhaustive, quelques points retiennent toutefois plus particulièrement l’attention qu’oriente le bref mais remarquable texte d’introduction qui ouvre le dictionnaire (p. 7-9). Il y a un double mystère Giraudoux : mystère d’un écrivain dont l’œuvre se laisse mal enfermer dans quelque corpus idéologique que ce soit et dont le positionnement éthique aussi bien que politique semble des plus fuyants ; mystère aussi d’une gloire certaine et d’une réputation d’enchanteur qui se transformèrent dès les années 1960 en discrédit sous la double accusation d’ambiguïté généralisée et de préciosité désuète. Sous ce rapport, le Dictionnaire assume un parti pris bienvenu qui apparaît aussi comme un appel du pied en direction du monde de l’édition : privilégier l’évocation des essais politiques et littéraires, dans la mesure où, contrairement aux œuvres romanesques et aux pièces de théâtre reprises dans les trois volumes de la Bibliothèque de la Pléiade, ils demeurent dispersés et donc d’un accès plus difficile pour d’éventuels lecteurs.
Ce choix est d’autant plus remarquable qu’il ne donne pas lieu à un traitement univoque et vainement apologétique. À l’exception de l’article Question juive (p. 917-922), sensible entre tous et co-signé par six des contributeurs dans une intention évidente d’asseoir un jugement qui fasse autorité – sans rien cacher de ce qui doit être dit mais dans l’intention de mesurer exactement l’antisémitisme giralducien, d’en constater la présence ponctuelle et d’en limiter aussi l’importance pour la pensée et pour l’œuvre –, les articles au contenu politique donnent lieu à un propos polyphonique. Assurés essentiellement par trois des contributeurs, Pierre d’Almeida, Alain Duneau et André Job, ils ne cachent rien ni des ambiguïtés ni des hésitations de l’auteur, que ce soit dans ses Essais politiques (p. 394-396) comme Pleins Pouvoirs (p. 866-868) et Sans Pouvoirs (p. 977-982) ou dans les différentes conjonctures historiques qu’il connut et responsabilités qui furent les siennes, comme on peut le lire dans Commissariat à l’Information (p. 247-250), Armistice à Bordeaux (p. 110-112), Occupation (p. 779-781), Collaboration (imputée) (p. 232-234), Vichy (p. 1112-1113) ou Résistance (imputée) (p. 943-945). Sur les questions de principe, les articles de Nicolas Di Méo, Cosmopolitisme (p. 265-267), Nation (p. 757-759) ou Patrie/Patriotisme (p. 832-834), apportent un éclairage complémentaire qui contribue encore à amplifier les échos et les résonances. La forme du dictionnaire rédigé à plusieurs mains est ici d’un bénéfice inestimable : elle ouvre le sens et elle laisse au lecteur le soin de se forger un avis quant à la légitimité d’une Giraldophobie (p. 482-484) dont les excès semblent toutefois largement infondés.
Si Giraudoux partageait certains préjugés de son époque (mais nous avons aussi les nôtres), son plus grand tort fut peut-être de mourir le 31 janvier 1944, ce qui l’empêcha de se refaire une vertu ou de livrer simplement le récit de ses années de guerre. Que serait devenue la postérité de Gide, s’il était mort entre les 21 et 24 juin 2361940, date de son approbation puis de sa réprobation du maréchal Pétain dans son Journal, ou mieux encore celle de Claudel s’il avait rendu l’âme après ses « Paroles au Maréchal » parues dans Le Figaro du 10 mai 1941 et avant la publication dans le même journal mais en date du 28 septembre 1944 de son poème « Au général de Gaulle » ? Il n’est sans doute pas faux de penser que, du simple fait de son silence et de l’impossibilité dans laquelle il se trouvait de se défendre, Giraudoux fut de ceux auxquels il était facile de faire payer un aveuglement, voire des errances auxquels ses ambiguïtés pouvaient laisser croire mais dont il se rendit moins coupable que beaucoup d’autres. Il convient de le redire in fine avec les contributeurs du dictionnaire : « germaniste germanophile » (p. 233), Giraudoux entretint jusqu’au début de l’année 1943 certaines « illusions sur la “Révolution Nationale” » (p. 234), mais il ne fit aucun pas en direction de l’Allemagne après la défaite de 1940. Relue avec attention, son œuvre, en particulier ses pièces de théâtre et jusque dans les très idéalistes Messages du Continental (p. 686-689), constitue même une mise en garde d’une rare finesse et d’une grande lucidité contre la puissance inquiétante du langage et contre les manipulations idéologiques porteuses de haine auxquelles peuvent donner lieu les discours de propagande. La lecture du Dictionnaire Jean Giraudoux fournit l’occasion de s’en souvenir et de relire une œuvre aujourd’hui injustement négligée.
Guillaume Bridet
Audrey Lemesle, Eugène Ionesco en ses réécritures. Le travail de la répétition, Paris, Honoré Champion, 2018. Un vol. de 632 p.
L’ouvrage d’Audrey Lemesle, écrit dans un style clair et élégant qui témoigne d’un sens indéniable de la formule, est un travail remarquable. Il est assorti d’une bibliographie solide, d’annexes précieuses dans lesquelles figurent des inédits, comme par exemple la saynète intitulée L’Épouse, la didascalie inaugurale de Rhinocéros, les syllogismes de Rhinocéros travaillés au brouillon, etc., de deux index commodes, index des pièces et index des noms. La solidité de ce travail repose notamment sur une consultation minutieuse du fonds Eugène Ionesco à la BnF. L’étude est à la fois génétique, puisqu’il y a un vrai travail sur les manuscrits, et générique puisque la confrontation est permanente entre textes narratifs (nouvelles, récits de rêves) et œuvres dramatiques, entre autobiographie et même auto-fiction et théâtre.
Dès l’introduction, Audrey Lemesle formule l’hypothèse qu’elle va développer brillamment tout au fil du livre, à savoir que la réécriture est au cœur même de la pratique d’écriture et de l’esthétique de Ionesco. La Cantatrice chauve est, selon elle, une œuvre fondatrice, non seulement parce qu’elle témoigne de la vision propre à Ionesco des relations humaines, mais aussi parce qu’elle initialise sa pratique de la réécriture, pratique qu’il fera sienne jusqu’à la fin, jusqu’à l’œuvre testamentaire, Voyages chez les morts. Audrey Lemesle démontre ainsi la parfaite unité de l’œuvre ionescienne. Distinguant plusieurs périodes de réécriture après La Cantatrice chauve, l’adaptation des nouvelles au théâtre de 1952 à 1962, puis la réécriture des grands chefs-d’œuvre du passé, Macbeth et Le Journal de l’année de la peste, celle du Solitaire, l’unique roman de Ionesco, enfin celle des journaux intimes, elle montre que la réécriture, qui a une fonction d’embrayeur dans son esthétique, s’inscrit dans une logique cyclique.
237Dans la première partie, elle montre que La Cantatrice chauve est une parodie de la Méthode Assimil d’Alphonse Chérel, texte dans lequel Ionesco puise situations et personnages, en même temps que l’auto-adaptation d’une première version roumaine, L’Anglais sans professeur. Elle souligne l’importance de la dette de Ionesco vis-à-vis de la méthode Assimil, notamment « l’idée de procéder par une juxtaposition de saynètes […], procédé concourant à briser les codes du théâtre conventionnel ». Elle relève un certain nombre de répliques identiques d’un texte à l’autre, par exemple les sept plateaux d’argent offerts comme cadeau de noces. Tout en s’inspirant de l’humour insolite de la méthode Assimil, Ionesco surimpose sa vision personnelle du monde, déjà exprimée dans Non. Audrey Lemesle constate également l’influence de la nouvelle de Caragiale : Five o’clock. Elle montre que, contrairement à la parodie qui requiert la connaissance de l’hypotexte, Ionesco mise sur la méconnaissance de la méthode Assimil et gomme le contexte roumain afin de donner à la pièce une portée universelle.
Dans la deuxième partie, elle montre qu’après l’exercice d’auto-traduction auquel s’était essayé Ionesco en réécrivant L’Anglais sans professeur, il adapte ses nouvelles à la scène, se livrant à un travail d’amplification à partir de formes brèves. L’analyse de la théâtralité des nouvelles qui s’apparentent à des récits de rêves où s’opèrent mise en espace et mise en voix, c’est-à-dire mise en scène d’états en partie inconscients, est d’un grand intéret tant par sa finesse que par sa minutie. Le décor scénique élargit l’espace décrit dans les nouvelles. Alors que ces dernières se terminent sur des constats définitifs, les fins au théâtre sont plus ouvertes et moins pessimistes. Le passage à la scène, grâce à la multiplicité des voix, permet à l’écrivain de « multiplier les messages sans jamais pour autant annihiler la sincérité avec laquelle chacun d’eux est suggéré », lui permet également de « diffracter un portrait dynamique de lui-même dans ses différents protagonistes ».
Dans la troisième partie, Audrey Lemesle montre que Ionesco, ayant peur de se répéter en raison de cette démarche spéculaire qui consiste à réécrire des nouvelles qui constituaient elles-mêmes une première transposition de sa pensée onirique, se tourne vers les chefs-d’œuvre du passé, ceux de Shakespeare et de Defoë dans lesquels il trouve un nouveau souffle. Macbett et Jeux de massacre sont deux pièces indissociables car elles retranscrivent les deux préoccupations majeures de l’écrivain, métaphysique et politique : la mort et les meurtres de masse. Ces deux pièces « résument deux terreurs archétypales qui se répondent en miroir : la peur de mourir et la peur de tuer ». Si l’auteur s’y efface, si le personnage porte-parole disparaît, il n’en demeure pas moins que le rapport de Ionesco à Macbett est plus complexe qu’il n’y paraît. La solitude finale de Macbett est la même que celle de Béranger à la fin de Rhinocéros. L’examen des notes préparatoires à Macbett, qui permettent de voir les étapes de la création, les différentes solutions envisagées, est particulièrement éclairant.
Dans la quatrième et dernière partie, Audrey Lemesle s’attache à la réécriture de soi dans la trilogie testamentaire. Elle considère d’abord le passage du Solitaire, roman autofictionnel, à Ce formidable bordel. Elle souligne le paradoxe qui consiste à figurer l’auteur comme un « solitaire » tout en se donnant à voir au spectateur. Très justement, elle souligne les traits qui unissent l’Idiot, le personnage de Dostoïevski, et le héros du Solitaire, La Nausée et Le Solitaire. Son analyse de Ce formidable bordel est excellente. Elle montre que le Solitaire présente trois visages de l’auteur : l’homme en proie à l’angoisse, réduit à la répétition compulsive, 238l’homme révolté, logorrhéique, l’homme détaché qui contemple le monde avec une totale impassibilité. Ces trois facettes de l’identité se confondent dans le discours uniformisant du narrateur tandis que sur scène chaque état conquiert un espace propre et un mode d’expression spécifique. Enfin elle constate que dans ses deux dernières pièces, issues de la réécriture des journaux intimes, Ionesco retrouve une esthétique de la dérision qui s’était atténuée dans la série de pièces dans lesquelles la critique avait pointé un retour au classicisme. Ionesco y interroge son passé ; pour lui, s’il y a réécriture, c’est que la vérité est aux origines.
Ce bel ouvrage qui constitue une lecture tout à fait originale de l’œuvre de Ionesco est désormais un outil indispensable pour les chercheurs à venir.
Marie-Claude Hubert
Florent Hélesbeux, Jean-Loup Trassard ou le paysage empêché. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 670 p.
Si Jean-Loup Trassard est l’auteur d’une œuvre abondante, comportant aussi bien des récits que des livres d’artistes ou des publications en revue, rares demeurent les monographies qui lui sont consacrées. Seuls deux précieux ouvrages collectifs, issus en partie d’actes de colloques, avaient été publiés jusqu’à présent : L’Écriture du bocage : sur les chemins de Jean-Loup Trassard (dir. Arlette Bouloumié, Presses Universitaires d’Angers, 2000) et Jean-Loup Trassard (dir. Dominique Vaugeois et Jean-Yves Casanova, Cahier no 19, Le temps qu’il fait, 2014), auquel a contribué Florent Hélesbeux. Peu nombreuses sont également les thèses de doctorat portant sur l’œuvre de Trassard dans une approche non comparative. C’est donc dans un champ critique ouvert que s’inscrit l’essai de Florent Hélesbeux, tiré de sa thèse (« Le surplomb impossible, le paysage empêché : l’œuvre de Jean-Loup Trassard lue à la lumière de Merleau-Ponty »), soutenue en février 2016 sous la direction de Didier Alexandre. Cet essai témoigne d’un projet ambitieux et audacieux, au regard de son ampleur – 670 pages cherchant à embrasser l’ensemble de l’œuvre de Trassard à la lumière de la bibliographie critique existante – et de son approche, au croisement de la littérature et de la philosophie.
Car Florent Hélesbeux repense radicalement le rapport au paysage chez Trassard en l’analysant au prisme de la phénoménologie et de la pensée de Merleau-Ponty, à partir notamment de six œuvres du philosophe intégrées à son corpus. À l’aide de concepts comme ceux de visible et de structure d’horizon, l’auteur récuse la notion de paysage, telle qu’elle est entendue dans certaines poétiques actuelles, et postule qu’il existe chez Trassard une écriture de la perception qui s’intéresserait au visible en-deçà du paysage. Trassard, en effet, n’est pas un écrivain de la nature mais de l’agriculture ; il n’est pas dans la contemplation distante d’un paysage-spectacle harmonisé mais dans la perception directe du réel et de la matière, envisagée sous la forme du travail de la terre mayennaise. À contre-courant de l’éloge fréquent d’une saisie désintéressée du paysage, il s’agit, pour l’écrivain, « de ne pas laisser la contemplation esthétique, monarchique, prendre le pas sur la réalité prosaïque et quotidienne de la perception » (p. 41). L’existence d’une écriture de la perception, que le travail de Florent Hélesbeux tend à définir et à identifier dans les textes de Trassard, constitue selon lui « la véritable originalité de l’œuvre » (p. 189) de l’écrivain. Elle ne concernerait pourtant qu’une partie des textes de l’auteur, ceux 239des années 1980 et 1990. À la lumière de ce concept, Florent Hélesbeux identifie trois périodes dans la carrière de Trassard. Les œuvres antérieures à 1981 relèvent davantage selon lui d’une écriture de la sensation que d’une phénoménologie de la perception. Or le sensualisme, à l’inverse du paysage-tableau qui résultait d’une négation du corps, constituerait un écueil de la perception pure en plaçant le corps au centre du rapport aux choses, au détriment du monde lui-même. Dès lors, la fusion que suppose le sensualisme « débouche dans la mort, dans le vide – on tombe en soi comme dans un gouffre central et narcisse » (p. 273). Avec la rigueur philosophique qui le caractérise, Florent Hélesbeux, au détour de ces analyses, en profite pour prendre ses distances avec certaines lectures réductrices, dans le champ littéraire notamment, de la phénoménologie, qui identifient celle-ci au sensualisme. L’auteur de l’essai fait ensuite de Tardifs instantanés (1987) un pivot de la deuxième partie de l’œuvre de Trassard, qui s’achèverait dans les années 2000, tant il marque la « fin de la tentation de rejoindre la terre par l’expérience fusionnelle » et opère un « changement radical dans le style » (p. 278). Un troisième temps, marqué par l’introduction de la parole et de l’oralité, en opposition au dévouement mutique de l’être au monde, couvrirait les textes publiés depuis La Déménagerie (2004). Néanmoins cette scission, qui pourrait affaiblir la thèse de Florent Hélesbeux en réduisant sa portée, se voit nuancée par le rapprochement des deux dernières parties de l’œuvre qui répondent à une « écriture intense », mise au service de la perception du monde, dont les modalités évoluent certes dans le sens d’un affaiblissement des caractéristiques établies. Épousant ainsi la chronologie de l’œuvre, Florent Hélesbeux défend l’idée que la « tendance sensualiste » (p. 256) laisse place à une écriture de la perception qui demeure le sommet de la production de Trassard, quand bien même plusieurs textes s’en éloignent ensuite par divers points.
Écrire l’intensité de la perception : telle est bien une des forces de ce travail qui témoigne d’un souci constant d’interroger un style, une écriture à la lumière d’une vision des choses et du monde. Florent Hélesbeux, en effet, montre avec finesse et précision les conséquences esthétiques majeures du « refus de la posture de spectateur » (p. 153) à l’origine d’un « paysage empêché ». Car l’œuvre de Trassard reflète « un refus violent de la représentation et de la (fausse et facile) dramatisation » (p. 156). Pas de représentation esthétisée de l’espace, donc, mais une volonté de rendre compte par l’écriture d’une façon d’habiter le lieu. Tardifs instantanés – commente l’auteur – matérialise en ce sens le tournant stylistique de l’œuvre en renonçant à « un style précieux, saturé, à la syntaxe sûre, aux sonorités suaves et sensuelles » (p. 263), qui, sous la tentation du sensualisme, caractérisait la première manière de l’écrivain. La « phrase de la perception », au contraire, fondue dans une langue épurée, épouse la recherche, les tâtonnements, les hésitations, de celui qui découvre la réalité offerte progressivement à lui, à même le sol. Métaphores plates, écriture de l’effacement, méfiance à l’égard de l’invention et d’un style trop rhétorique expriment cette volonté de recevoir les choses de la terre, sans retours introspectifs explicites ni plongées métaphysiques. « Tout demeure dans une inaltérable sobriété, simplicité, pudeur, retenue : non seulement les faits, mais aussi la langue » (p. 534), y compris lorsqu’il s’agit de dire la fin d’un monde, celui du milieu paysan qui vit un crépuscule de l’ère néolithique, sous le coup d’une modernisation des pratiques. Florent Hélesbeux retrace ainsi l’évolution de ce qui pourrait être qualifié de « formes-sens » si cette expression quelque peu éculée ne risquait pas de minimiser la pertinence des analyses philosophiques et esthétiques de l’auteur. Sa démonstration apparaît d’autant plus 240solide qu’elle échappe à l’écueil d’une lecture trop étriquée grâce à la riche mise en perspective littéraire qu’elle propose, dont le mérite est de situer Trassard dans l’histoire de la littérature (française mais pas seulement) contemporaine. Gracq, Ramuz, Thoreau, Bergounioux, Millet, Michon, Ponge, etc. : l’index des noms cités rend bien compte des nombreuses comparaisons qui parcourent le livre pour mieux faire ressortir les spécificités de l’écriture trassardienne.
Jean-Loup Trassard ou le paysage empêché s’impose ainsi comme un essai fort, fruit d’un long et minutieux travail. Il constitue un apport majeur dans les études sur l’œuvre de Trassard par la maîtrise de son approche philosophique, par la précision de ses analyses littéraires et par la pensée en mouvement permanent qu’il donne à lire, à travers une forme certes peu académique, qui déroule en sept chapitres non numérotés et désignés comme tels, une thèse des plus convaincantes. Par sa forme volumineuse et son corpus d’étude qui traverse l’œuvre de l’écrivain dans sa chronologie, il représente une somme, incontournable pour qui s’intéresse aux textes de Trassard.
Mathilde Bataillé
Véronique Brient, François Cheng entre Orient et Occident. Paris, Honoré Champion, « Poétiques et esthétiques xxe-xxie siècles », 2018. Un vol. de 376 p.
Voici enfin publiée la thèse que Véronique Brient a soutenue à l’Université de Tours en mars 2008. Elle valait alors, incontestablement, par sa nouveauté. Les années passant, de nombreux travaux – livres, colloques, articles – ont été consacrés à l’académicien que la Chine nous a donné, rendant l’ouvrage moins novateur. Le fait est particulièrement visible dans la bibliographie : alors qu’elle reste, d’origine, brouillonne et surchargée (car une notice dans une revue à grand public, Télérama ou autre, n’est pas une étude), elle est devenue lacunaire – il semble qu’une fois sa thèse soutenue, le temps se soit arrêté pour Mme Brient, sauf à signaler telle manifestation/publication à laquelle elle-même a par la suite été associée. Une autre difficulté s’est accrue au fil des années : parmi les titres auxquels elle renvoie, beaucoup, de très petits tirages (ainsi De l’arbre et du rocher, publié en 1989, ou encore 36 poèmes d’amour, 1997), sont devenus quasiment introuvables. Pour que les références fournies soient facilement utilisables, il aurait fallu les actualiser, ce qui était faisable dans bien des cas : notamment en renvoyant, outre le recueil-source, à l’anthologie de 2005, À l’orient de tout, ou encore, à propos des Cantos toscans, à la quasi-réédition parue en 2014 sous le titre Quand les âmes se font chant.
Ces constats s’imposeront à tous ceux qui connaissent un peu les études chengiennes. Il faut néanmoins reconnaître que de tels défauts sont courants dans les publications retardées – d’autant qu’une fois sa déception surmontée, le lecteur découvre et apprécie les qualités du livre.
La première à mes yeux : il est le fruit d’une rencontre – une vraie rencontre, au sens où l’entend François Cheng, celle qui permet « l’échange-change ». Entre Véronique Brient et le poète, un dialogue a existé ; c’est de ce dialogue, et de l’émerveillement qu’elle a ressenti, que les développements réunis tiennent leur meilleure part. Autre qualité, l’auteur connaît bien la Chine traditionnelle, sa culture, sa spiritualité : notamment le taoïsme, essentiel dans la pensée chengienne – je ne parlerais pas pour autant d’une « vision passéiste » (p. 35) –, et mieux encore 241le bouddhisme chán, mis justement en parallèle avec l’orphisme occidental, redécouvert et théorisé par Mallarmé.
Le titre puis l’introduction annoncent clairement l’esprit dans lequel ce travail a été effectué : lire les œuvres de François Cheng, « c’est découvrir une écriture singulière placée sous le sceau de la dualité » (p. 9). C’est ainsi que fond chinois et pensée chrétienne donnent lieu à des études successives. En soi, chacune est certes valable, mais elles tiennent peu compte de la démarche qui a permis à ce grand méditatif de dépasser le dualisme pour atteindre à une symbiose absolument originale. Ici et là celle-ci apparaît en des intuitions justes ; elles s’accompagnent généralement d’un vrai bonheur d’écriture (ainsi p. 213 : « L’altérité linguistique et poétique devient don lorsque avec lucidité et liberté, François Cheng tente de favoriser, par le biais de la religion, une corrélation entre l’Orient et l’Occident. » – un autre exemple p. 246). Mais trop souvent, la thèse duelle l’emporte, comme si Véronique Brient oubliait ce beau poème du Livre du Vide médian, repris dans À l’orient de tout, p. 275 :
Non l’entre-deux
mais bien le Trois
Souffle de vie
à part entière
Qui, né du Deux
mû par l’Ouvert
N’aura de cesse
de voir le jour…
Le livre se développe en trois parties (que complètent une brève conclusion et les annexes attendues). La première rassemble des éléments qui tiennent au vécu de François Cheng et d’autres qui relèvent de sa poétique – s’il est permis de recourir au langage du poète, l’auteur semble un peu chercher… sa voie. La seconde partie, sur la spiritualité, est bien charpentée ; elle est aussi savante, mais comme il fallait s’y attendre, c’est ici que beaucoup de développements ont vieilli. En revanche la troisième, intitulée « La recherche de l’œuvre absolue », garde son originalité et tout son intérêt. Elle observe en particulier la pratique chengienne de la réitération, un sujet qui est plus que jamais d’actualité alors que le poète vient de sortir Enfin le royaume, recueil de quatrains dont certains ont déjà été publiés trois, voire quatre fois. Il fallait une forme de courage pour l’aborder, et, surtout, une vraie intelligence des textes pour en tirer de justes conclusions sur un mode de création (ou d’appropriation, quand l’inspiration vient d’un Hölderlin ou d’un Rilke) installé dans le long temps.
Au fil de ces parties, le livre parcourt largement un répertoire riche de nombreux genres : romans, essais, livres d’art (peu exploités), poésie… Aller de l’un à l’autre est de bonne méthode, car les ouvrages de François Cheng s’éclairent mutuellement : tel passage des Cinq méditations sur la beauté permet d’accéder à tel poème a priori obscur, Le Dialogue permet de comprendre comment le poète a forgé ce qu’il appelle son métalangage, etc.
Les romans, et d’abord Le Dit de Tianyi, sont amplement convoqués dans le chapitre de la première partie intitulé « Une quête identitaire ». Mais ici, une observation s’impose : bien que ce grand livre, récompensé en 1998 par le Prix Femina, contienne beaucoup d’éléments de témoignage et de souvenirs personnels, il ne s’agit pas d’un roman autobiographique : le je du héros-narrateur y est rarement le je de François Cheng. De fait, Véronique Brient le sait (voir p. 51-52) ; simplement, elle l’oublie, peut-être lorsque cela l’arrange.
242La part du roi est attribuée à la poésie, abondamment citée pour le plus grand profit du lecteur à qui sont ainsi offertes des pages de beauté, accompagnées de commentaires qui les servent sans les étouffer. La méthode a un côté impressionniste qui ne convient pas mal à son objet : les analyses (celle de « Rocher propulsant arbre », p. 113-121, est remarquable) sont moins nombreuses que les lectures, essentiellement intuitives. Elles auraient gagné à être reliées par un discours dominé (les idées directrices ne manquaient pas, à commencer par ce « trois » qui vient d’être rappelé), mais on apprécie d’y rencontrer maintes phrases inspirées, qui méritent d’être citées – ainsi p. 92 : « Tantôt brefs, dans la légèreté d’un délice aérien, dans la poignante extase de la douleur ou [tantôt] dans une exaltation plus grave, les poèmes se veulent épurés afin de rendre compte d’une tension intérieure proche de l’élévation spirituelle ». Ou encore p. 156, à propos des écrits mystiques (mais on n’oubliera pas que Cheng n’est pas un mystique) : « S’instaure au cœur de la nuit, aux tréfonds de l’obscurité humaine, le sentiment d’un accomplissement, l’entrée en sympathie de l’être avec une réalité une et totale : le jaillissement de l’Absolu. »
Il n’est jamais facile de défricher une œuvre, et celle de l’écrivain venu de « l’orient de tout » est particulièrement complexe. Avec ce livre, Véronique Brient prend la place qui lui revient dans les études chengiennes : celle d’une pionnière.
Madeleine Bertaud
Pascal Durand et Tanguy Habrand, Histoire de l’édition en Belgique, xve-xxie siècle. Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2018. Un vol. de 569 p.
Voici, attendue depuis longtemps, la première somme sur l’histoire de l’édition en Belgique. Les deux auteurs, membres du Centre d’Étude du Livre Contemporain de l’Université de Liège, livrent ici le résultat d’années de recherches, et également la synthèse de leurs travaux antérieurs. Le résultat est impressionnant d’érudition (un index de 27 pages en petits caractères accompagne l’ouvrage), mais également et surtout de rigueur analytique. Renonçant d’emblée à une illusoire exhaustivité, Durand et Habrand suivent quelques grandes lignes de force à travers plusieurs siècles. Ils interrogent les orientations des éditeurs, contextualisent le marché au plan national comme international, et caractérisent leurs productions. Leur regard privilégie l’édition littéraire, au sens large du mot, mais il n’oublie ni les éditions scientifiques, religieuses ou juridiques qui ont eu de beaux représentants dans le pays. Ouverte à la Flandre dans la première partie, l’enquête porte ensuite principalement sur la Wallonie et Bruxelles. S’il est clairement formulé (p. 16), ce rétrécissement n’est toutefois annoncé ni dans le titre ni dans le sous-titre, et on peut le regretter. Comme on le verra plus loin, il est dès lors impossible de savoir si telle ou telle lacune concernant les francophones de Flandre résulte d’un choix ou d’une ignorance. On soulignera également la qualité stylistique du livre. Certes, celui qui connaît les travaux antérieurs des deux auteurs identifiera aisément la plume principale de chaque chapitre. Mais parce qu’ils ont été nourris aux mêmes influences théoriques (notamment celles de Pierre Bourdieu), leurs écritures se fondent aisément l’une dans l’autre et l’ouvrage se lit presque comme s’il avait été écrit d’une seule main.
L’ouvrage suit un plan chronologique en six parties allant de l’apparition des premières imprimeries locales à la fin du xve siècle à la période la plus contemporaine. Le premier chapitre met en avant la figure de l’imprimeur alostois Thierry Martens, 243un des prédécesseurs du célèbre Christophe Plantin, auquel plusieurs travaux récents ont rendu justice. Formé sans doute à Venise, l’homme a dirigé six ateliers successifs et publié plus de deux-cent cinquante éditions dans le domaine religieux mais aussi humaniste. Pour sa part, Plantin est décrit comme un de ces entrepreneurs protestants chers à Max Weber, mariant recherche du profit et ascétisme religieux. Mais il était aussi un véritable intellectuel qui se plaisait à prendre la pose d’un poète humaniste. Ses successeurs, comme la famille Moretus, ont connu une ascension sociale remarquable, mais ils ont été incapables de transformer la réussite éditoriale en légitimité symbolique. En d’autres termes, ils ont privilégié le travail de l’imprimerie artisanale, puis industrielle au détriment du lien avec la communauté intellectuelle. La plupart de leurs pairs se sont aussi condamnés à devenir essentiellement des contrefacteurs, produisant de grandes quantités à coûts maîtrisés, à destination de l’étranger surtout. Ce choix, qui fait l’objet d’un second chapitre couvrant les années 1650 à 1850, annonce aussi un des fils rouges de l’analyse, que l’on suivra jusqu’à la période contemporaine : la relation entre biens matériels et biens symboliques, ou, si l’on veut, entre impression et édition. Il est toutefois des secteurs éditoriaux qui échappent à cette dichotomie, comme les ouvrages savants en latin ou les livres de théologie ; ces derniers représentent un pourcentage croissant de la production belge qui, au xixe siècle, s’installe désormais « entre Rome et Paris ». Après l’interdiction de la contrefaçon, les éditeurs belges s’installent progressivement dans le régime à deux vitesses qui perdurera. Les grosses imprimeries font du labeur industriel (comme les annuaires téléphoniques), plus tard de la bande dessinée, des hebdomadaires ou du livre scolaire ou pratique. D’autres, généralement plus petites, voire artisanales, produisent des ouvrages soignés aux ambitions artistiques affirmées. À la fin du xixe siècle, l’éditeur Deman réussit à s’imposer en France comme en Belgique comme un éditeur en phase avec les écrivains les plus novateurs, comme Émile Verhaeren ou Stéphane Mallarmé. Avec l’aide de peintres comme Fernand Khnopff ou Théo Van Rysselberghe et de typographes avertis, il est notamment le créateur des couvertures « littéraires » de couleur crème, ornées d’un bandeau rouge et d’une typographie sobre, dont se souviendra la NRf.
Le chapitre quatre envisage la « renaissance » de l’édition belge entre les deux guerres. C’est à ce moment en effet que prennent leur essor des éditeurs comme Casterman ou Dupuis, qui sont au départ de petites structures familiales. En investissant massivement dans le secteur de l’édition populaire et surtout destinée à la jeunesse, ils deviendront de vrais acteurs de l’édition de langue française. Leur ancrage dans la société belge, en particulier dans le monde catholique, leur offre également des contacts privilégiés avec des auteurs locaux : l’aventure belge de la bande dessinée en profitera largement. Du côté de la littérature traditionnelle, nombre d’éditeurs font également leur apparition pendant cette période. S’ils servent de terrain d’essai aux écrivains belges, ils entrent difficilement en concurrence avec les éditeurs parisiens qui finissent généralement par consacrer les auteurs les plus importants. Seule la période de guerre, en fermant les frontières, a permis quelques aventures éditoriales singulières, comme les collections de romans policiers animées par Stanislas-André Steeman, les éditions de la Toison d’or, qui découvrent Paul Willems, ou les éditions du Houblon qui sanctionnent la redécouverte de Ghelderode par Louis Carette, le futur Félicien Marceau. La structuration bipolaire de l’édition belge, entre industriels et artistes, est analysée dans le cinquième chapitre ; elle prolonge ses effets dans le 244sixième, consacré au marché du livre contemporain. Depuis les années 1980 en effet, une donnée nouvelle transforme durablement le monde éditorial belge : l’intervention massive des pouvoirs publics, qui amplifient considérablement les aides existantes, sous la forme de bourses d’écriture pour les auteurs et d’aides aux éditeurs. La création de la collection patrimoniale Espace Nord donne également une visibilité nouvelle aux auteurs nationaux. Ces dernières années, la transformation du monde éditorial en secteur économique normalisé a donné lieu à des fusions capitalistiques souvent éphémères. Aucun groupe n’échappe désormais à la valse des acquisitions et des ventes. En parallèle, de nombreuses petites structures éditoriales continuent de voir le jour, souvent liées à l’investissement d’une ou de deux personnes ; elles ont du mal à s’imposer de manière pérenne, malgré quelques belles réussites (comme les éditions Complexe ou Frémok).
Il est difficile de pointer les passages les plus novateurs de ce vaste panorama, en partie parce que le fait même d’envisager l’histoire de l’édition sur un large empan chronologique est en soi une nouveauté. J’insisterai néanmoins sur deux orientations qui me paraissent importantes. La première tient à l’intégration des différents secteurs de l’édition dans un récit unique et cohérent. Il existe en effet des travaux sur l’économie de l’édition ou sur l’histoire de la bande dessinée, travaux parfois d’excellente qualité, mais qui dialoguent peu avec les autres domaines, et donc évitent soigneusement de décrire le champ éditorial dans son ensemble. Ici, la bande dessinée « de niche » côtoie la bande dessinée « de masse », la poésie ou le livre illustré. Comme les auteurs y reviennent à plusieurs reprises, l’ouvrage constitue une véritable synthèse de la place de la bande dessinée dans le contexte local. Une seconde caractéristique concerne la littérature. Les auteurs ne se sont pas enfermés dans une définition restreinte, et ils ont évité de projeter leurs goûts personnels sur les auteurs cités. Il en résulte là aussi un tableau nuancé et informé. Ainsi, par exemple, les propriétaires successifs d’une maison comme La Renaissance du livre sont soigneusement distingués et leurs choix éditoriaux décrits de manière contrastive. Des aventures éditoriales liées à des personnes sont décrites également avec force détails, de Bassompierre au xviiie siècle, à Edmond Deman au siècle suivant ou à Jacques Antoine à la fin du xxe. On regrette que Louis Gérin, écrivain, éditeur et inventeur d’une formule de club de livre au xxe n’ait pas été identifié.
Très peu de choses sont dites sur l’auto-édition, qui a pourtant permis à plusieurs auteurs de se manifester. Un Mathieu Corman, longtemps propriétaire de plusieurs librairies majeures, a ainsi publié ses récits à l’enseigne des éditions Tribord. Rien non plus sur des éditeurs de beaux livres ou de sciences politiques, comme Mark Vokaer ou le CRISP, à l’enseigne duquel José Gotovich et Jules-Gérard Libois ont publié leur bestseller : L’An 40. Rien non plus sur quelques éditeurs situés en Flandre mais ne publiant pas que des livres en néerlandais, que ce soit au début du xxe siècle la maison Arthur Herbert (1906-1907) à Bruges, ou, parmi les contemporains, l’éditeur louvaniste Peeters (devenu Peeters publisher) qui reste un grand acteur de l’édition savante pointue. On peut également regretter que l’ouvrage passe un peu trop rapidement sur l’aventure de Ça Ira à Anvers, ou sur celle de Lebeer-Hosmann, sous l’égide duquel furent publié les écrivains surréalistes Paul Colinet, René Magritte et Marcel Mariën. On aura toutefois compris que ces regrets relativisent à peine les compliments qu’il convient d’adresser aux auteurs pour cette vaste enquête, de surcroît parfaitement relue et publiée avec soin.
Paul Aron