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Classiques Garnier

[In memoriam] Louis Van Delft (1938-2016)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
    1 – 2017, 117e année, n° 1
    . varia
  • Auteur : Dandrey (Patrick)
  • Pages : 245 à 249
  • Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406067016
  • ISBN : 978-2-406-06701-6
  • ISSN : 2105-2689
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06701-6.p.0245
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/01/2017
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
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Louis Van Delft (1938-2016)

Louis Van Delft est mort le 22 mars dernier, des suites de deux arrêts vasculaires cérébraux dont le second avait amoindri ses forces et bridé sa liberté de mouvement, sans réduire pourtant son activité ni porter atteinte à son caractère : il fit montre, pendant les deux ans que dura lépreuve, dun courage tranquille et dun admirable allant avec lesquels il dressait contre lévidence de la contrainte lexigence de loptimisme, sans tapage ni artifice. Il donnait ainsi lexemple – faut-il dire rare ? – dune application à sa vie des principes qui guidèrent les maîtres dont il avait servi les œuvres, ces moralistes qui dÉrasme à Nietszche occupèrent ses veilles et emplirent ses rêves : il avait tout récemment mis au point lun de ces songes et lavait publié, après sa première hémorragie cérébrale et en dépit des séquelles quil en conservait, sous le titre explicite de Perplexe. Ou la Folisophie1. Il y figurait de manière personnelle et plaisante, souriante et lucide, les leçons dune existence vouée à des recherches et à des travaux pour lessentiel académiques, mais qui avaient fécondé en lui un regard de « spectateur de la vie » aiguisé non seulement par ses activités de critique dramatique (pour la revue Commentaire), mais aussi par son humeur de voyageur sans repos ni répit. Car tout comme il aimait arpenter en marcheur ardent les sentiers escarpés, il arpenta toute sa vie aussi les routes du grand monde : professeur à lUniversité Paris X-Nanterre, il aura enseigné aussi, tantôt comme lauréat de la fondation Humboldt, du Lady Davis Fund et de lInstitute for Advanced Research de Berlin, tantôt comme professeur invité, tour à tour aux États-Unis (Eastern Michigan University, Yale, Harvard, Princeton), en Afrique (Cameroun, Zimbabwe, Afrique du Sud), au Moyen-Orient (Jérusalem, Tel Aviv), en Europe bien sûr (Munich, Düsseldorf, Trêves, Berlin, Bergen, Eichstätt-Inglostadt, Bergen, Oslo, Pise), et par-dessus tout au Canada où il fut détaché de 1968 à 1981 à lUniversité McGill et où 246vit désormais une de ses filles. Nul mieux que lui nappliquait le précepte de Montaigne qui voulait quun honnête homme fût « un homme mêlé ». Il savait en tout lieu sadapter, se conformer, tirer parti et profit de ce que la diversité et la différence enseignent, sans forcer jamais les barrières mais jamais non plus baisser les bras ni cesser de tendre la main. Quelques semaines avant sa mort, il me téléphonait pour minviter à déjeuner dans la maison de santé où il avait dû être admis non loin de chez lui, entouré de laffection et des soins dévoués et vigilants de sa femme et de son autre fille (« mes Muses », disait-il plaisamment) : il me raconta vouloir y organiser des causeries savantes pour y distraire et instruire les pensionnaires, « avec un air dêtre chez lui qui lui donnait une douceur trop aimable » (Mme de Sévigné).

Ce courage, cette ouverture, la richesse de cette curiosité universelle, Louis Van Delft les puisait sans aucun doute dans le malheur qui avait frappé le tout jeune David Cohen, né à Amsterdam en 1938 : « mauvaise pioche », comme il aimait à dire… Cétait bien là son humour, sa pudeur, cet art de ne pas se prendre au sérieux, le sens de la relativité des choses quenseigne la fréquentation précoce de lhorreur. Affaire dhumeur et de caractère, certainement ; mais cest aussi quon ne cultive pas le tragique avec complaisance, quand on a passé sa prime enfance à tenter dy échapper. Sauvé et caché par un couple de Justes, sa famille déportée, son nom transformé, son enracinement fauché, arrivé à onze ans à Nice et tout de suite inscrit dans le cursus scolaire français sans parler encore notre langue quil fera si magnifiquement sienne, divisé entre deux nations, deux cultures, deux idiomes et deux patries, porteur de deux noms, fils de deux mères, enfant du monde, il logeait à lenseigne du Juif errant dont limage se fond, dans le marcheur silhouetté sur la couverture de Perplexe, avec celle de lhomo viator de la tradition moraliste. Cette superposition allusive, on la verrait volontiers comme la clef du splendide coup de reins, de la nasarde magnifique envers le destin, par quoi lenfant traqué devint un spécialiste aigu et un praticien brillant de la pensée morale européenne. De cet arrachement qui devait le détruire, il tira ce sens de luniversalité qui lui permit de se construire et de construire : construire une vie, un foyer, une œuvre, un parcours, dans linteraction et la réciprocité entre le passé et le présent, la pensée ancienne et contemporaine, la leçon des moralistes étudiés et son application dans le quotidien de létude et de lexistence, jusquà la maladie, jusquà la mort.

Bergson disait quun penseur est favorisé dune intuition, au seuil de sa vie, quil met toute son existence à exploiter. Est-ce un hasard si lintuition fondatrice qui traverse de son sillage de clarté lœuvre si riche, foisonnante et parfois secrète de Louis Van Delft, tient dans le titre dun chapitre de son ouvrage capital intitulé Littérature et anthropologie (1993) : « Les Caractères : du monde clos à lœuvre ouverte2 » ? Comment ne pas reconnaître là, au 247fondement dune puissante et rayonnante hypothèse globale sur lhistoire de la pensée occidentale depuis la Renaissance jusquaux Lumières, pivotant à lépoque et au sein des Caractères de son cher La Bruyère, le parcours dune vie, le parcours de la vie de Louis Cohen-Van Delft : depuis le monde clos dune cache, dans les ténèbres dun conflit mondial qui verrouillait lexistence en lassignant au malheur, pour ensuite sépanouir dans une morale dhomoviator sensible au grand appel du large, ouvert à la diversité et à luniversalité de la pensée libre et fureteuse, jusquà ce que, petit à petit, lâge venant, le spectateur prît le pas sur le marcheur, ou plutôt jusquà ce que sa marche, relayée par limaginaire, le conduisît sur Sirius pour contempler avec la perplexité un peu narquoise du philosophe (du folisophe) ce pour quoi les humains tant veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent – bataillent, hélas, surtout ? Les Caractères de La Bruyère, colonne vertébrale de son œuvre, et tout autant les Fables de La Fontaine, quil cultivait dans son jardin plus secret, illustrent ce grand renversement : partis lun et lautre pour réciter la sagesse dun monde clos sur ses certitudes et la permanence des caractères entendus comme linscription définitive du graphe dans le marbre du monument, ils se découvrent contemporains de lâge « des ruptures, des essais, des innovations », y participent et contribuent à en précipiter le maelström tournoyant par leurs ouvrages de forme discontinue et de pensée miroitante. Lâge du théâtre du monde jouant sa même comédie sous lœil éternel de Dieu laisse place en leur temps, en leurs œuvres, à lépoque nouvelle, ouverte, transitoire et transitive du spectacle du monde : à lœil du maître voici que se substitue le regard dun moraliste nouvelle manière, observateur des mœurs démuni de ses certitudes figées, effaré et peut-être enchanté de constater que si les hommes ont un trait de caractère fixe, cest bien celui de changer en permanence.

À partir de cette charnière, lœuvre de Louis Van Delft sest également étirée à mont et à val. À val, du côté de la tradition moraliste poussée jusquà Nietzsche3 et, par Perplexe, tendant son fil de Voltaire à nos jours : tourné dans cette direction, lessai paru en collection « Folio-essais » sous le titre Les moralistes. Une apologie4 sattache à montrer la modernité du geste moraliste anticipant sur les neurosciences, lanthropologie, la sociologie et plus généralement nos sciences humaines. Cest ici le Louis Van Delft spectateur et critique du théâtre vivant5, auteur de pièces radiophoniques6, promoteur de lectures scéniques7, en prise sur lactualité relue à travers le prisme de la 248sagesse intemporelle et perpétuellement renouvelée de lapproche moraliste, qui tend une main fraternelle à lautre, celui qui regarde vers les monts du passé. Celui-là, au fil de sa carrière, de diplômes en promotions, de décennie en décennie, avait élargi et approfondi opiniâtrement ses intuitions, ses connaissances, sa vision spectrale du monde ancien. Rencontré en 1965 à la faveur du programme dagrégation, La Bruyère fit dabord lobjet, en 1971, dune thèse de troisième cycle publiée sous le titre La Bruyère moraliste8 : envisageant Les Caractères dans la lignée ou dans le contexte de la pensée européenne, par létablissement de parallèles et de filiations avec Castiglione, Gracian, Pascal ou Montaigne, cette étude séminale replaçait au centre de louvrage son statut, paradoxalement négligé, ignoré ou contesté depuis le xixe siècle, de traité de morale, de méditation et dindignation dun moraliste devant le spectacle du monde.

En 1982, la thèse dÉtat publiée sous le titre Le Moraliste classique9 offrait un « essai de définition et de typologie » de cette catégorie décrivain et de penseur dont La Bruyère constituait sans doute le parangon, mais non la seule incarnation. Avant lui, Montaigne avait déjà offert de quoi établir « la spécificité et lunicité » dun mode de pensée et décriture identifiable à la forme brève, fragmentaire ou discontinue comme lexistence humaine (« la matière commande sa forme »), voué à létude non systématique des comportements et des conduites, ramenant le regard du sage à ras du spectacle hic et nunc, pour un but commun dans la diversité des parcours : élaborer une science de lhomme à partir de lexamen de sa nature manifestée par son « existence » et autorisant une anatomie de son caractère articulée autour de quatre thèmes majeurs – lhomo viator, le theatrum mundi, la guerre et la prudence.

Après avoir abordé les moralistes dans la diversité concentrée de la seconde moitié du xviie siècle, cest par la notion centrale de caractère, « pierre angulaire du discours anthropologique à lâge classique », et à partir dune chronologie élargie aux deux siècles précédent et suivant, que sous le titre Littérature et anthropologie, en 1993, Louis Van Delft entreprenait dapprofondir le substrat de nature sur lequel sédifient les ouvrages de ces « philosophes de la vie » que furent les moralistes dalors. Une éblouissante érudition, jusquà linsolite et linouï, permet à lanalyste de mettre au jour les outils forgés pour ce « déchiffrement de la nature humaine » qui tient de la cartographie et de lanatomie. Une dizaine dannées plus tard encore, Les Spectateurs de la vie10 proposait comme en synthèse des trois massifs de recherche précédents une Généalogie du regard moraliste (cest le sous-titre du volume) qui scrute 249et épanouit la confrontation entre lanthropologie fixiste et essentialiste de la Renaissance et celle, expérimentale et muable, des Lumières, pivotant autour de la charnière de lâge classique.

Dautres livres font corolle autour de ces quatre bouquets dun savoir progressivement enrichi, approfondi, ciselé. De ce savoir, Louis Van Delft était généreux jusquà la profusion, toujours ardent à prêter des documents dont il collectionnait les reproductions avec une gourmandise sagace, à indiquer des sources pertinentes et des lectures rares, à partager les adresses où le chercheur pouvait trouver un havre de paix, une halte protégée. Des trois siècles dont il connaissait mieux que personne au monde lhéritage moral, une part de lui-même incarnait le modèle : humaniste à la façon de la Renaissance, honnête homme comme au Grand siècle, philosophe à la manière des Lumières. De lhumaniste, il avait lérudition encyclopédique et lâme fraternelle. De lhonnête homme, le vrai mérite sans ostentation et la mesure éclairée. Du philosophe, lironie enveloppée et la sagesse lucide. Il faut de tout cela pour faire un moraliste. Un caractère, rappelait-il volontiers, cest dabord une empreinte incisée dans de la cire, gravée dans du marbre ou imprimée sur du papier. Cest peut-être pourquoi me sont revenues à son propos, quand Claude, sa femme, ma appris la douloureuse nouvelle de sa mort, ces lignes de Proust : « On lenterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui nétait plus, le symbole de sa résurrection. » Nos humbles livres de savants ne méritent sans doute pas de nous valoir la résurrection. Mais ceux de Louis Van Delft lui méritent assurément que son souvenir reste gravé dans nos mémoires en caractères de marbre.

Patrick Dandrey (MSRC)

1. Sénouillac, Vagabonde, 2015.

2. Littérature et anthropologie. Nature humaine et caractère à lâge classique, Paris, Puf, 1993, p. 159.

3. Frédéric Nietzsche, Fragments et aphorismes. Présentation et choix de Louis Van Delft. Paris, Librio, 2003.

4. Les moralistes : une apologie, Paris, Gallimard, « Folio-essais », 2008.

5. Le théâtre en feu. Le grand jeu du théâtre contemporain, Tübingen, G. Narr, 1997.

6. La poursuite, création le 17 février 1986, par France-Culture, réal. Arlette Daves. Les perruches, création le 21 février 1963, par la R.T.F., « Théâtre en mineur », réal. Claude-Roland Manuel.

7. Rire en temps de crise, lectures scéniques accompagnées dillustrations iconographiques et musicales.

8. La Bruyère moraliste : quatre études sur les Caractères, Genève, Droz, 1971.

9. Le Moraliste classique : essai de définition et de typologie, Genève, Droz, 1982.

10. Les Spectateurs de la vie : généalogie du regard moraliste, Québec, Presses de lUniversité Laval, 2005.