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Classiques Garnier

Liminaire

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Liminaire

Mettre en regard lune envers lautre lœuvre dEmmanuel Kant et celle de Søren Kierkegaard peut savérer être dune profonde fécondité heuristique. La confrontation entre deux figures éminentes de lhistoire de la philosophie moderne conduit en effet généralement à révéler la singularité de chacune dentre elles : cette option méthodologique permet de faire émerger les affinités tout autant que les points de rupture entre les deux pensées ; mais partant, elle offre également au chercheur les moyens de mesurer le degré daltérité entre deux univers conceptuels, deux positionnements existentiels, voire deux épistémologies, en apparence foncièrement hétérogènes.

Avec Kant et Kierkegaard, linitiative dune rencontre promet dêtre dautant plus fructueuse que les recoupements et les heurts sentremêlent selon de subtiles combinatoires. Il est dailleurs surprenant que ce geste philosophique de mise en miroir réciproque ait si peu été tentée jusquici. Lon a souvent comparé ou opposé Kant à Hegel, ou Hegel à Kierkegaard, mais trop rarement mené lopération transitive à son accomplissement logique, en mettant le premier et le dernier en présence lun de lautre. La réception de Kant par Kierkegaard fournissait pourtant déjà de riches ressources pour entreprendre avec profit cette confrontation.

Cest à loccasion du tricentenaire de la naissance dEmmanuel Kant (1724-1804), et dans une moindre mesure du deux-cent-dixième anniversaire de celle de Søren Kierkegaard (1813-1855), quune Journée détudes a été organisée à lUniversité de Strasbourg, le 29 janvier 2024, par le signataire de ces lignes et M. Jérôme Bord, doctorant contractuel, avec lintention de sessayer à ce croisement des regards. La richesse des contributions a convaincu la Revue dHistoire et de Philosophie Religieuses den offrir les actes à ses lecteurs. Le présent numéro recèle les deux premiers articles dune série de six. Les quatre autres seront publiés dans les deux prochaines livraisons de la revue.

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La rencontre entre le philosophe de Königsberg et le veilleur de Copenhague peut se décliner selon six grandes thématiques qui seront successivement traitées dans cette série darticles : le concept d« existence », le commandement éthique, la figure du Christ, le rapport à la raison, les modalités de lanalogie, et enfin les paradoxes de la réception.

Larticle que nous offre Armande Delage sintitule ainsi : « La voix du commandement : énoncer léthique chez Kant et Kierkegaard ». Les deux éthiques afférentes respectivement à nos deux auteurs peuvent être mises en tension au regard de lenjeu langagier : si leur fondement est différent, elles partagent le même souci de lénonciation du devoir. Cependant, lorsque limpératif kantien assure lautonomie de la raison, chez Kierkegaard, le commandement est divin, et sinscrit donc, à première vue, sur le registre de lhétéronomie. Et ils présentent deux manières de penser la fragilité de lhomme : comme une faiblesse de ne pouvoir accomplir la loi morale chez Kant, et comme la possibilité du péché devant Dieu chez Kierkegaard. Par conséquent, quand le premier envisage une espèce de régénération pour faire le bien, le second nenvisage dissue que dans une mort à soi-même. Cest pourquoi Kierkegaard reproche à Kant de ne pas saisir que le paradoxe est une catégorie, qui signifie que la connaissance doit comprendre quil y a quelque chose quelle ne peut comprendre. Il nempêche que le critère discriminant de lautonomie entre les deux éthiques doit être interrogé : léthique kierkegaardienne savère elle aussi autonome, même si elle sancre dans un commandement extérieur, puisquelle ne peut être source de sa propre autonomie ; cest donc la transcendance qui permet lautonomie, et cest donc finalement la tension entre transcendance et immanence qui doit être retenue comme paramètre de distinction entre les éthiques de nos deux auteurs.

Le texte de Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau, « Contribution à lhistoire de la philosophie de lexistence : Kant et Kirkegaard », compare les usages philosophiques du registre existentiel qui sont proposés dans les deux mondes conceptuels en présence, en soumettant le rapport entre Kant et Kierkegaard à la notion même d« existence ». Nos deux auteurs peuvent être aisément rapprochés par leur critique respective de la preuve ontologique de lexistence de Dieu : pour lun comme pour lautre, lexistence ne peut jamais être déduite de lessence. Ils partagent en effet la disqualification 129du passage de la définition conceptuelle de Dieu, qui comprend lattribut dexistence, à son existence effective. Kierkegaard salue dailleurs le mérite qui revient à Kant, davoir chassé la spéculation hors de la métaphysique. Ainsi, tout se passe-t-il comme si le penseur de Königsberg avait préparé la doctrine kierkegaardienne de l« existence ». Il nen demeure pas moins que le Danois lui adresse des critiques : à ses yeux, la rupture entre Kant et Hegel nest pas avérée, et le concept kantien de « mal radical » lui paraît nêtre quun simple mythe, fruit de limagination. Le rapport entre Kant et Kierkegaard savère donc pour le moins ambivalent, même si la thèse qui fait du premier un prédécesseur du second, et donc de celui-ci un héritier de celui-là, ne peut être facilement récusée.

Lintitulé du texte de Jérôme Bord est formulé dans les termes suivants : « Kant et Kierkegaard : du rationalisme critique à la rationalité paradoxale ». On a trop souvent, et indûment, qualifié d« irrationaliste » la position de Kierkegaard dans son rapport à la raison. En réalité, sa critique porte sur la prétention de lhomme à tout comprendre par la raison. Cest pourquoi il est légitime de mettre en tension dialectique le rationalisme critique de Kant et la rationalité paradoxale de Kierkegaard. Contre le fidéisme de Jacobi et le théocentrisme de Hegel, le penseur de Copenhague convoque le geste kantien, tout en lui faisant subir une nette inflexion et une recomposition. Kant et Kierkegaard récusent tous deux la spéculation, notamment lorsquelle prétend démontrer lexistence de Dieu, mais selon des modalités différentes. Pour Kierkegaard, la foi est la rencontre de la raison et du paradoxe, concept dont Kant na pu se résoudre à faire une catégorie. On peut repérer des similitudes entre les gestes kantien et kierkegaardien, mais si le premier a permis le second, la pensée du Danois est intégralement construite autour de la dimension paradoxale du christianisme, principe décisif absent de lœuvre du philosophe de Königsberg.

Larticle de Vincent Delecroix traite du « Christ comme idéal chez Kant et Kierkegaard ». Il met en jeu la dialectique entre idée, idéal et idéalité. Chez Kant, le Christ est conçu comme idée, celle de « lhomme agréable à Dieu ». Il est donc larchétype de la pure intention morale, qui rend lhomme digne du bonheur. Loin dimiter la figure historique du Christ, il sagit den imiter lidée. Jésus na même pas besoin dexister pour être le modèle de la raison pratique. Son historicité nest utile que pour ne pas désespérer de pouvoir accomplir la volonté sainte, puisquelle a déjà été mise en 130œuvre par lui. Chez Kierkegaard, cest lidéalité qui est convoquée comme matrice de la vie éthico-religieuse : se noue en effet un lien organique entre la foi et limitation. Selon le motif kénotique mis en scène par lhymne de lépître aux Philippiens, une scission affecte la figure du Christ, entre le modèle dabaissement à imiter, et le mouvement délévation du rédempteur, qui pour sa part est inimitable. À distance de toute idéalisation, lidéalité kierkegaardienne consacre la foi comme imitation, qui échappe à lespace des raisons. Cest ici que se situe le clivage fondamental et fondateur entre nos deux auteurs, sur leur respective représentation conceptuelle et pratique du Christ.

Ettore Rocca a consacré son article à « lhéritage de la troisième Critique : Kant et Kierkegaard sur lanalogie et lintérêt ». Après avoir cherché à penser lentendement et la raison, Kant propose dexaminer les raisonnements propres à la faculté de juger ; il en retient deux, linduction (qui généralise à partir du particulier vers luniversel) et lanalogie (qui spécifie en concluant de la ressemblance particulière à la ressemblance totale). Il importe de distinguer le raisonnement analogique (qui sexerce sur lhomogénéité) et la pensée par analogie (qui sexerce sur lhétérogénéité). Kierkegaard a lui aussi recours à lanalogie, mais dans un autre sens. Il la sollicite pour évoquer la tension entre Socrate et Jésus (faite de ressemblances et de dissemblances), et notamment celle qui sinstaure entre lintériorité socratique et la foi chrétienne (cette dernière étant infiniment plus profonde que la première, du fait de la différence qualitative infinie entre Dieu et lhomme). En fin de compte, la pensée analogique consiste à comprendre que lon ne peut pas comprendre. En établissant ce point décisif, Kierkegaard mobilise le régime analogique de la pensée pour révoquer lanalogie en tant que telle.

Enfin, la série darticles offerts au lecteur se termine avec une analyse des « paradoxes de la réception croisée entre Kant, Kierkegaard et Karl Barth ». Lauteur de ces lignes indique que la réception de Kant chez Kierkegaard se caractérise par son ambivalence, le veilleur de Copenhague nhésitant pas à convoquer le philosophe de Königsberg et à faire cause commune avec lui dès lors que Hegel se doit dêtre combattu. La réception de Kierkegaard chez Barth évolue fortement depuis le geste qui consiste à puiser dans cette source dinspiration, vers un mélange de gratitude et de dépassement critique. Quant à la réception de Kant chez Barth, elle prend les couleurs dun jugement extrêmement sévère, qui ne satténue 131paradoxalement que lorsque Kant est confronté à Kierkegaard, mais qui se confirme néanmoins – ultime paradoxe – quand Barth adoucit sa théologie. Ainsi, Barth ne fait-il nullement retour à Kant après avoir révoqué Kierkegaard. Dans ces diverses réceptions croisées, la tonalité de lhostilité lemporte largement sur celle de lhospitalité.

En suivant le fil de ces six articles, on saisit quelle est la complexité des relations instaurées entre les pensées kantienne et kierkegaardienne. Les six entrées permettent de rendre compte de quelques-unes des diverses perspectives qui se présentent au chercheur pour tenter de démêler lécheveau, délucider cet entrelacs de recoupements et de tensions. Certaines citations se retrouvent dun texte à lautre, preuve sil en est que les croisements ne manquent pas entre les différents motifs, et que certains fils rouges peuvent être repérés dans cette composition bariolée. Mais les contributions font prioritairement droit aux écarts et aux lignes de fracture, qui mettent en exergue la spécificité de chacune des deux œuvres : chacune repose sur des présupposés singuliers, met en œuvre des outils conceptuels qui lui sont particuliers, et sinscrit sur le fond dun horizon irréductible. Par la confrontation des deux paradigmes, le génie propre de chacun des deux auteurs tend à surgir dans tout son éclat.

Frédéric Rognon