![Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses. 2024 – 2, 104e année, n° 2. varia - Liminaire](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/RhpMS414b.png)
Liminaire
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
2024 – 2, 104e année, n° 2. varia - Auteur : Rognon (Frédéric)
- Pages : 127 à 131
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- EAN : 9782406172475
- ISBN : 978-2-406-17247-5
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-17247-5.p.0005
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/07/2024
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français
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Mettre en regard l’une envers l’autre l’œuvre d’Emmanuel Kant et celle de Søren Kierkegaard peut s’avérer être d’une profonde fécondité heuristique. La confrontation entre deux figures éminentes de l’histoire de la philosophie moderne conduit en effet généralement à révéler la singularité de chacune d’entre elles : cette option méthodologique permet de faire émerger les affinités tout autant que les points de rupture entre les deux pensées ; mais partant, elle offre également au chercheur les moyens de mesurer le degré d’altérité entre deux univers conceptuels, deux positionnements existentiels, voire deux épistémologies, en apparence foncièrement hétérogènes.
Avec Kant et Kierkegaard, l’initiative d’une rencontre promet d’être d’autant plus fructueuse que les recoupements et les heurts s’entremêlent selon de subtiles combinatoires. Il est d’ailleurs surprenant que ce geste philosophique de mise en miroir réciproque ait si peu été tentée jusqu’ici. L’on a souvent comparé ou opposé Kant à Hegel, ou Hegel à Kierkegaard, mais trop rarement mené l’opération transitive à son accomplissement logique, en mettant le premier et le dernier en présence l’un de l’autre. La réception de Kant par Kierkegaard fournissait pourtant déjà de riches ressources pour entreprendre avec profit cette confrontation.
C’est à l’occasion du tricentenaire de la naissance d’Emmanuel Kant (1724-1804), et dans une moindre mesure du deux-cent-dixième anniversaire de celle de Søren Kierkegaard (1813-1855), qu’une Journée d’études a été organisée à l’Université de Strasbourg, le 29 janvier 2024, par le signataire de ces lignes et M. Jérôme Bord, doctorant contractuel, avec l’intention de s’essayer à ce croisement des regards. La richesse des contributions a convaincu la Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses d’en offrir les actes à ses lecteurs. Le présent numéro recèle les deux premiers articles d’une série de six. Les quatre autres seront publiés dans les deux prochaines livraisons de la revue.
128La rencontre entre le philosophe de Königsberg et le veilleur de Copenhague peut se décliner selon six grandes thématiques qui seront successivement traitées dans cette série d’articles : le concept d’« existence », le commandement éthique, la figure du Christ, le rapport à la raison, les modalités de l’analogie, et enfin les paradoxes de la réception.
L’article que nous offre Armande Delage s’intitule ainsi : « La voix du commandement : énoncer l’éthique chez Kant et Kierkegaard ». Les deux éthiques afférentes respectivement à nos deux auteurs peuvent être mises en tension au regard de l’enjeu langagier : si leur fondement est différent, elles partagent le même souci de l’énonciation du devoir. Cependant, lorsque l’impératif kantien assure l’autonomie de la raison, chez Kierkegaard, le commandement est divin, et s’inscrit donc, à première vue, sur le registre de l’hétéronomie. Et ils présentent deux manières de penser la fragilité de l’homme : comme une faiblesse de ne pouvoir accomplir la loi morale chez Kant, et comme la possibilité du péché devant Dieu chez Kierkegaard. Par conséquent, quand le premier envisage une espèce de régénération pour faire le bien, le second n’envisage d’issue que dans une mort à soi-même. C’est pourquoi Kierkegaard reproche à Kant de ne pas saisir que le paradoxe est une catégorie, qui signifie que la connaissance doit comprendre qu’il y a quelque chose qu’elle ne peut comprendre. Il n’empêche que le critère discriminant de l’autonomie entre les deux éthiques doit être interrogé : l’éthique kierkegaardienne s’avère elle aussi autonome, même si elle s’ancre dans un commandement extérieur, puisqu’elle ne peut être source de sa propre autonomie ; c’est donc la transcendance qui permet l’autonomie, et c’est donc finalement la tension entre transcendance et immanence qui doit être retenue comme paramètre de distinction entre les éthiques de nos deux auteurs.
Le texte de Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau, « Contribution à l’histoire de la philosophie de l’existence : Kant et Kirkegaard », compare les usages philosophiques du registre existentiel qui sont proposés dans les deux mondes conceptuels en présence, en soumettant le rapport entre Kant et Kierkegaard à la notion même d’« existence ». Nos deux auteurs peuvent être aisément rapprochés par leur critique respective de la preuve ontologique de l’existence de Dieu : pour l’un comme pour l’autre, l’existence ne peut jamais être déduite de l’essence. Ils partagent en effet la disqualification 129du passage de la définition conceptuelle de Dieu, qui comprend l’attribut d’existence, à son existence effective. Kierkegaard salue d’ailleurs le mérite qui revient à Kant, d’avoir chassé la spéculation hors de la métaphysique. Ainsi, tout se passe-t-il comme si le penseur de Königsberg avait préparé la doctrine kierkegaardienne de l’« existence ». Il n’en demeure pas moins que le Danois lui adresse des critiques : à ses yeux, la rupture entre Kant et Hegel n’est pas avérée, et le concept kantien de « mal radical » lui paraît n’être qu’un simple mythe, fruit de l’imagination. Le rapport entre Kant et Kierkegaard s’avère donc pour le moins ambivalent, même si la thèse qui fait du premier un prédécesseur du second, et donc de celui-ci un héritier de celui-là, ne peut être facilement récusée.
L’intitulé du texte de Jérôme Bord est formulé dans les termes suivants : « Kant et Kierkegaard : du rationalisme critique à la rationalité paradoxale ». On a trop souvent, et indûment, qualifié d’« irrationaliste » la position de Kierkegaard dans son rapport à la raison. En réalité, sa critique porte sur la prétention de l’homme à tout comprendre par la raison. C’est pourquoi il est légitime de mettre en tension dialectique le rationalisme critique de Kant et la rationalité paradoxale de Kierkegaard. Contre le fidéisme de Jacobi et le théocentrisme de Hegel, le penseur de Copenhague convoque le geste kantien, tout en lui faisant subir une nette inflexion et une recomposition. Kant et Kierkegaard récusent tous deux la spéculation, notamment lorsqu’elle prétend démontrer l’existence de Dieu, mais selon des modalités différentes. Pour Kierkegaard, la foi est la rencontre de la raison et du paradoxe, concept dont Kant n’a pu se résoudre à faire une catégorie. On peut repérer des similitudes entre les gestes kantien et kierkegaardien, mais si le premier a permis le second, la pensée du Danois est intégralement construite autour de la dimension paradoxale du christianisme, principe décisif absent de l’œuvre du philosophe de Königsberg.
L’article de Vincent Delecroix traite du « Christ comme idéal chez Kant et Kierkegaard ». Il met en jeu la dialectique entre idée, idéal et idéalité. Chez Kant, le Christ est conçu comme idée, celle de « l’homme agréable à Dieu ». Il est donc l’archétype de la pure intention morale, qui rend l’homme digne du bonheur. Loin d’imiter la figure historique du Christ, il s’agit d’en imiter l’idée. Jésus n’a même pas besoin d’exister pour être le modèle de la raison pratique. Son historicité n’est utile que pour ne pas désespérer de pouvoir accomplir la volonté sainte, puisqu’elle a déjà été mise en 130œuvre par lui. Chez Kierkegaard, c’est l’idéalité qui est convoquée comme matrice de la vie éthico-religieuse : se noue en effet un lien organique entre la foi et l’imitation. Selon le motif kénotique mis en scène par l’hymne de l’épître aux Philippiens, une scission affecte la figure du Christ, entre le modèle d’abaissement à imiter, et le mouvement d’élévation du rédempteur, qui pour sa part est inimitable. À distance de toute idéalisation, l’idéalité kierkegaardienne consacre la foi comme imitation, qui échappe à l’espace des raisons. C’est ici que se situe le clivage fondamental et fondateur entre nos deux auteurs, sur leur respective représentation conceptuelle et pratique du Christ.
Ettore Rocca a consacré son article à « l’héritage de la troisième Critique : Kant et Kierkegaard sur l’analogie et l’intérêt ». Après avoir cherché à penser l’entendement et la raison, Kant propose d’examiner les raisonnements propres à la faculté de juger ; il en retient deux, l’induction (qui généralise à partir du particulier vers l’universel) et l’analogie (qui spécifie en concluant de la ressemblance particulière à la ressemblance totale). Il importe de distinguer le raisonnement analogique (qui s’exerce sur l’homogénéité) et la pensée par analogie (qui s’exerce sur l’hétérogénéité). Kierkegaard a lui aussi recours à l’analogie, mais dans un autre sens. Il la sollicite pour évoquer la tension entre Socrate et Jésus (faite de ressemblances et de dissemblances), et notamment celle qui s’instaure entre l’intériorité socratique et la foi chrétienne (cette dernière étant infiniment plus profonde que la première, du fait de la différence qualitative infinie entre Dieu et l’homme). En fin de compte, la pensée analogique consiste à comprendre que l’on ne peut pas comprendre. En établissant ce point décisif, Kierkegaard mobilise le régime analogique de la pensée pour révoquer l’analogie en tant que telle.
Enfin, la série d’articles offerts au lecteur se termine avec une analyse des « paradoxes de la réception croisée entre Kant, Kierkegaard et Karl Barth ». L’auteur de ces lignes indique que la réception de Kant chez Kierkegaard se caractérise par son ambivalence, le veilleur de Copenhague n’hésitant pas à convoquer le philosophe de Königsberg et à faire cause commune avec lui dès lors que Hegel se doit d’être combattu. La réception de Kierkegaard chez Barth évolue fortement depuis le geste qui consiste à puiser dans cette source d’inspiration, vers un mélange de gratitude et de dépassement critique. Quant à la réception de Kant chez Barth, elle prend les couleurs d’un jugement extrêmement sévère, qui ne s’atténue 131paradoxalement que lorsque Kant est confronté à Kierkegaard, mais qui se confirme néanmoins – ultime paradoxe – quand Barth adoucit sa théologie. Ainsi, Barth ne fait-il nullement retour à Kant après avoir révoqué Kierkegaard. Dans ces diverses réceptions croisées, la tonalité de l’hostilité l’emporte largement sur celle de l’hospitalité.
En suivant le fil de ces six articles, on saisit quelle est la complexité des relations instaurées entre les pensées kantienne et kierkegaardienne. Les six entrées permettent de rendre compte de quelques-unes des diverses perspectives qui se présentent au chercheur pour tenter de démêler l’écheveau, d’élucider cet entrelacs de recoupements et de tensions. Certaines citations se retrouvent d’un texte à l’autre, preuve s’il en est que les croisements ne manquent pas entre les différents motifs, et que certains fils rouges peuvent être repérés dans cette composition bariolée. Mais les contributions font prioritairement droit aux écarts et aux lignes de fracture, qui mettent en exergue la spécificité de chacune des deux œuvres : chacune repose sur des présupposés singuliers, met en œuvre des outils conceptuels qui lui sont particuliers, et s’inscrit sur le fond d’un horizon irréductible. Par la confrontation des deux paradigmes, le génie propre de chacun des deux auteurs tend à surgir dans tout son éclat.
Frédéric Rognon