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Classiques Garnier

Book Reviews

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REVUE DES LIVRES

HISTOIRE DES RELIGIONS

Constance ArminjonHachem, Vers une nouvelle théologie en islam. Pour une histoire polyphonique, Paris, CNRS Éditions, 2022, 379 pages, ISBN 978-2-271-13860-6, 26 €.

Fruit des travaux menés en vue dune habilitation à diriger des recherches, soutenus à lÉcole Pratique des Hautes Études, cet ouvrage dense et exigeant interroge lun des présupposés les plus ancrés de lhistoire du réformisme musulman, à savoir le postulat selon lequel les auteurs qui sinscrivent dans ce courant de pensée ne sopposent pas entre eux, mais poursuivent un même but dont les contours ont été dessinés dès la fin du xixe siècle par Jamâl Al-Dîn Al-Afghâni et Muhammad Abduh. À rebours de « lhistoriographie continuiste de “la réforme” » (p. 93), lA. voit dans lavènement de « théologies politiques révolutionnaires », entre les années 1960 et 1980, un moment de rupture.

Afin de sopposer à la prétention dun Sayyid Qutb ou dun Rûhollâh Khomaynî à imposer un modèle immuable dÉtat islamique directement inspiré du Coran, des penseurs tels que les Iraniens Abd ol-Karîm Sorûsh, Mohammad Mojtahed Shabestarî, Mostafâ Malekiyân, Mohsen Kadîwar, les Égyptiens Hasan Hanafî, Nasr Hâmid Abû Zayd, et les Turcs Mehmet Paçacı, Adil Çiftçi, Ömer Özsoy, Ilhami Güler ont insisté sur le caractère contingent de lislam politique. Approfondissant lapproche historique de la religion, ces auteurs ont ensuite développé une critique des méthodes des « sciences religieuses », allant pour certains dentre eux jusquà remettre en cause le dogme du Coran incréé. Cette volonté dhistoriciser le discours religieux, quil soit ancien ou récent, constitue le point commun qui réunit, au-delà des origines et des parcours variés, les auteurs qui se réclament explicitement 104ou implicitement de la « nouvelle théologie ». Cependant, malgré une activité « protéiforme », la « nouvelle théologie » demeure un édifice fragile. LA. note : « Jusquici la critique ou déconstruction semble avoir eu plus dampleur que les efforts de refondation. Les formes nouvelles dune théologie possible sesquissent, tandis que la dogmatique tâtonne. » Elle nen estime pas moins quun « nouveau paysage religieux et intellectuel saperçoit » (p. 23).

Lun des points forts de cette étude est lattention prêtée aux conditions institutionnelles de lémergence de la « nouvelle théologie ». Il est un lieu commun de dire que le mouvement de réforme est né de la rencontre des sociétés musulmanes avec la modernité européenne au xixe siècle, et du constat du retard scientifique, technique, politique et militaire pris par rapport aux puissances coloniales. Ne se contentant pas de telles généralisations, lA. montre finement comment, en Iran et en Égypte notamment, la création de nouvelles institutions denseignement et lémergence de nouvelles disciplines du savoir ont permis léclosion dintellectuels formés aux sciences sociales, à la philosophie et à la linguistique. Or lapport de ces disciplines à lélaboration de la « nouvelle théologie » savère crucial.

Si lA. consacre quelques pages à la diffusion de la « nouvelle théologie » dans des revues spécialisées, elle est beaucoup moins prolixe concernant sa réception. Certes, elle ne manque pas de relever les vexations dont ont été victimes les « nouveaux théologiens » de la part des gardiens de lorthodoxie (procès intentés à Abu Zayd et Kadîwar, attaques contre Sorûsh et Hanafî, censure de Shabestarî). Mais nous restons là au niveau de luttes entre intellectuels. Or lun des buts de la « nouvelle théologie » nest-il pas de rendre caduque la distinction médiévale entre lélite savante (khāṣṣa) et la masse (ᶜāmma) ? Les « nouveaux théologiens » sont-ils parvenus à produire une théologie accessible à leurs contemporains ? Leurs écrits sont-ils discutés dans les mosquées et les cafés, dans les colonnes de la grande presse quotidienne et sur les réseaux sociaux ? Souhaitons que ces questions puissent faire lobjet dun futur ouvrage.

Jason Dean

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Adam R. Gaiser, Sectarianism in Islam. The Umma Divided, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Themes in Islamic History », 2022, xiii + 237 pages, ISBN 978-1-00-931521-0, £ 22,99.

Si cet ouvrage nétait quune remarquable synthèse de travaux portant sur les cinq principales firqa-s (« divisions » ou « branches ») de lislam recensées par les historiens musulmans médiévaux (les khārijites et la ibāḍiyya, la murjia, la muᶜtazila, le shīᶜisme, et le sunnisme), il aurait déjà largement satisfait à lambition, qui est celle de la collection « Themes in Islamic History », doffrir « un aperçu compréhensif et accessible du sujet » traité. Mais il est plus que cela, puisquil propose un cadre de réflexion pour comprendre le phénomène de sectarisation dans lislam. Qualifiée de « narrative-identification », cette approche pose que les individus construisent leur identité religieuse en se situant, ou en étant situés, à lintérieur dun « cadre narratif » qui définit ce que veut dire appartenir au groupe.

La grande force de ce modèle théorique est de déconstruire une conception essentialiste selon laquelle lidentité religieuse serait immuable. En effet, même si les grands récits qui caractérisent les groupes musulmans restent reconnaissables sur de très longues périodes, ils nen évoluent pas moins en fonction de la conjoncture sociale et des apports des acteurs religieux eux-mêmes. Schématiquement, ces derniers peuvent adopter trois sortes de stratégies afin de préserver leur affiliation sectaire : la prudente dissimulation (taqiyya), le refuge dans des endroits difficiles daccès (option de moins en moins disponible, note avec perspicacité lA., dans les États contemporains fortement centralisés et bureaucratisés) et « lambiguïté confessionnelle » consistant à minimiser la distance entre le groupe sectaire et le groupe majoritaire. Le vaste dossier historique ici mobilisé par lA. offre de nombreux exemples illustrant chacune de ces démarches.

La « narrative-identification approach » nest toutefois pas sans soulever des problèmes. Le premier est celui des sources. Une part non négligeable de la documentation se rapportant aux sectes islamiques est due aux hérésiographes musulmans médiévaux, soucieux de démontrer la supériorité de lorthodoxie sunnite. Et lorsque des écrits produits par des membres dune secte nous sont parvenus, ceux-ci prennent souvent la forme de « récits de martyr » exaltant la figure du fondateur. Dans les deux cas, les sources sont postérieures à la création de la secte. Cela est particulièrement problématique sagissant dune approche fondée sur la narration. Si 106la narration est une reconstruction ultérieure, dans quelle mesure peut-on soutenir quelle gouverne la formation de la secte ? Conscient de ce problème, lA. apporte un soin méticuleux à la critique des sources. Concernant les sectes qui nont pas laissé de postérité (la murjia et la muᶜtazila), il tente dextraire des hérésiographies la parole des acteurs eux-mêmes tout en soulignant les limites de cet exercice. La situation se présente autrement pour les sectes qui se sont maintenues jusquà nos jours, car il devient dès lors possible de décrire la transmission dune mémoire religieuse dune génération à une autre et de remonter ainsi le plus près possible aux origines de la secte. Lhistoire de la réception de lhéritage des khārijites par les communautés ibāḍites de la péninsule arabique et de lAfrique du Nord que propose lA. est un modèle du genre.

Un deuxième problème est celui de la caractérisation de la secte. Rejetant, en raison de ses connotations chrétiennes, la définition wébérienne de la secte comme une association religieuse volontaire, lA. considère quun mouvement religieux devient sectaire à partir du moment où il prétend détenir le monopole du salut. Il nest pas nécessaire dêtre un wébérien de stricte obédience pour penser quune définition aussi large en limite le pouvoir heuristique. Lutilité des idéaux-types wébériens est de poser des points de repère dans la masse des données historiques. En plaçant les groupes musulmans sur un continuum qui va du partisanisme au sectarisme, lA. court le risque de ne pas percevoir les différences entre les types dorganisation religieuse. Il en va ainsi de la classification comme secte du sunnisme, alors que lA. souligne par ailleurs sa visée universelle, son pouvoir dintégration, son pluralisme interne et sa capacité de compromis – soit des traits caractéristiques du type-Église, qui revendique lui aussi le monopole de la distribution des biens de salut.

Alliant une documentation historique riche et variée à une approche théorique réfléchie, cet ouvrage constitue une excellente introduction à la pluralisation de lislam qui peut être proposée aux étudiants dès la Licence, mais aussi aux journalistes et aux décideurs politiques souvent prompts, par paresse intellectuelle ou par parti pris idéologique, à renvoyer les groupes musulmans à des stéréotypes éculés.

Jason Dean

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Ahmad Khan, Heresy and the Formation of Medieval Islamic Orthodoxy. The Making of Sunnism, from the Eighth to the Eleventh Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, xvi + 433 pages, ISBN 978-1-00-909837-3, £ 90.

Sinspirant de létude dAlain Le Boulluec sur la notion dhérésie dans la littérature grecque antique et de la critique foucaldienne du discours, lauteur de cette monographie, professeur détudes islamiques à lUniversité américaine au Caire, considère quil faut entendre par « hérésie » et « orthodoxie » non pas des entités distinctes mais des processus qui évoluent ensemble, si bien que lorthodoxie apparaît comme le résultat des polémiques contre les hérésies. Pour tester son hypothèse, il élabore une méthodologie originale et efficace consistant à analyser la représentation de la figure dAbū Ḥanīfa (m. 150/767) dans les sources musulmanes médiévales. Pourquoi Abū Ḥanīfa et non pas lune des trois autres figures éponymes des écoles juridiques sunnites, Mālik b. Anas, Muḥammad b. Idrīs al-Shāfiᶜī ou Aḥmad b. Ḥanbal ? La réponse est simple : seul parmi ces savants, le maître de Kufa a été accusé dhérésie. Son itinéraire posthume, le conduisant du statut dhérésiarque à celui de parangon dorthodoxie, se prête donc idéalement à une exploration des discours sur lhérésie et lorthodoxie en milieu musulman.

LA. identifie trois périodes dans la réception de la figure dAbū Ḥanīfa. Entre 800 et 850, lauteur putatif du Fiqh al-akbar fait lobjet de critiques techniques de la part dune nouvelle génération de jurisprudents et dhistoriens qui lui reprochent son recours au raisonnement personnel (ray) et ses lacunes en matière de ḥadīth. Puis, à partir de 850, ses détracteurs laccusent dincroyance (kufr) et de sympathies ᶜalīdes. Lors de la troisième période (900-1000), les disciples dAbū Ḥanīfa semparent des armes de leurs adversaires pour composer des ouvrages de manāqib exaltant ses « vertus » et des recueils de masānīd rassemblant ses ḥadīth-s en vue de le réhabiliter.

Cette mnémohistoire aurait pu se limiter à une plongée passionnante dans lhérésiographie musulmane médiévale si lA. ne sétait pas attaché à faire ressortir linfluence de la conjoncture sociale sur lémergence des discours sur lhérésie ou lorthodoxie supposée dAbū Ḥanīfa. Il relève, par exemple, que les accusations de soutien aux révoltes ᶜalīdes portées contre lui ont été formulées dans un contexte de forte concurrence entre les écoles juridiques pour des postes de juges dans lempire ᶜabbāside. Inversement, il note que les efforts pour réhabiliter Abū Ḥanīfa ont été favorisés 108par lextension géographique de lécole juridique qui porte son nom dans plusieurs régions du même empire. Il ressort de cette analyse une vision de la régulation du champ religieux musulman à lépoque ᶜabbāside qui fait une grande place aux acteurs religieux eux-mêmes, au détriment du rôle de lÉtat califal. En effet, ce dernier apparaît moins comme celui qui décide des recompositions religieuses que comme celui qui les subit.

Comme le souligne lA. lui-même, il reste beaucoup de travail à faire pour comprendre le paradoxe du succès de lécole ḥanafite dans un environnement hostile. Le grand mérite de cette monographie est de montrer que son intégration dans le compromis qui fonde lorthodoxie sunnite nétait pas inéluctable mais fut au contraire le résultat de luttes intenses entre les écoles juridiques.

Jason Dean

SOCIOLOGIE

Lionel Obadia, La spiritualité, Paris, La Découverte, coll. « Repères. Sociologie », 2023, 126 pages, ISBN 978-2-348-04345-1, 11 €.

Les théories de la sécularisation et du désenchantement du monde, qui répondaient dans les années 1960 à ce qui apparaissait comme un inexorable déclin des religions face à la concurrence scientifique, se heurtent très rapidement à labsence dune mort annoncée de plus en plus difficile à ignorer. De fait, après les foisonnements souterrains des années 1970, les années 1980 voient la résurgence tous azimuts de phénomènes liés au sentiment religieux, en dehors des religions établies ou à leur marge. Ces phénomènes, regroupés sous le vocable « spiritualité », ont fait lobjet dune multitude de recherches et détudes académiques dans le monde anglo-saxon dans les 30 dernières années, mais ont en grande partie échappé au monde universitaire français. Cela rend le dernier livre de Lionel Obadia dautant plus pertinent et opportun.

Le livre, assez court (105 pages), est dense et sobre. Il contient une bibliographie impressionnante de 17 pages additionnelles. Il est disponible à petit prix en livre de poche et en ligne. Dans cet 109ouvrage, lA. se propose deffectuer une « cartographie dynamique de la spiritualité [] dans autant de domaines pratiques et champs disciplinaires quil y en a qui sen inspirent » (p. 5).

Dans la première partie, il sattelle à exposer les champs de définition de la spiritualité. Il commence par préciser – exercice intéressant, mais assez peu convaincant à notre avis – ce que la spiritualité ne serait pas, à savoir la mystique, la magie et le spiritisme. Il en vient ensuite à ce quen disent nombre de définitions académiques, en passant par la question centrale et épineuse des liens entre le religieux et le spirituel. Ici, comme dans lensemble de louvrage, le lectorat néchappe pas à limpression d« un inventaire à la Prévert » auquel lA. semble sêtre résigné dès lintroduction (p. 4). Il note lui-même le caractère dispersé de ces définitions et la sagesse de la recherche académique qui consiste à ne pas imposer de définition pour éviter de « poser un modèle a priori » (p. 24). Il propose donc une « stratégie rhétorique » qui implique de passer dun essai de définitions sémantiques à une prise en compte de la spiritualité en contexte (p. 25), quil va mettre en œuvre dans les chapitres suivants.

Les deuxième et troisième chapitres replacent la spiritualité dans les domaines de la théologie, de la philosophie, de la psychologie, de lhistoire et de la sociologie – domaines qui ont des connexions attendues avec la spiritualité et sont fondateurs du champ de recherche.

Le quatrième chapitre se penche sur les imaginaires géographiques – avec, sans surprise, la question de « LOrient, “terre du spirituel” ? » (p. 72) – ainsi que sur la mondialisation de la spiritualité et ses conséquences, à savoir lémergence dun « marché » du religieux et des techniques spirituelles (p. 74). LA. ouvre lespace géographique et imaginaire à lespace digital dans un questionnement stimulant (p. 77-78).

Le cinquième et dernier chapitre aborde les développements récents et les nouveaux lieux de la spiritualité : le monde des affaires et de la gestion, ceux de la santé, des sports, de lécologie et de léconomie du spirituel, du développement personnel et de la psychologie moderne. Létendue de ces nouveaux champs et leur implication dans la vie quotidienne de nos contemporains posent la question de « lhomo spiritualis » (p. 96). Il sagit là de questionnements existentiels qui érigent létude de la spiritualité au rang des sujets de recherche désormais incontournables.

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Chaque domaine exploré est abordé avec une érudition minutieuse. LA. tisse une toile narrative où des théories complémentaires ou opposées se croisent, où les perspectives senrichissent dautres perspectives et où les points de vue sont évalués par dautres points de vue. Cette approche rend efficacement compte dun état de la question extrêmement complexe, mais elle peut être déroutante par son jeu de contrastes permanent et ses allures de « Crush course ». Malgré limpressionnante quantité dinformations que lA. maîtrise (ou peut-être à cause delle), il pose plus de questions quil ne donne de réponses. Et de fait, dans la conclusion, il souligne la nécessité dune recherche plus transdisciplinaire et demande : « La spiritualité est-elle destinée à demeurer une rubrique dun champ du savoir déjà balisé, ou son succès actuel est-il de nature à engendrer la fondation dun domaine détudes spécialisé ou à en accélérer la mise en œuvre si celui-ci était déjà en germe ? » (P. 101.) LA., sans cacher sa sympathie pour la création dun champ détudes propre à la spiritualité, expose les défis de ce champ des « spirituality studies, entre des studies in spirituality (qui adoptent par principe la neutralité nécessaire de la science et forment des spécialistes en spiritualité) et des spiritual studies (qui sont plus proches de la transmission religieuse et qui ouvrent à des expériences spirituelles de nature plus existentielle) » (p. 103).

Quoi quil en soit, cet ouvrage démontre lactualité brûlante de ce champ de recherche relativement nouveau et la pertinence de la spiritualité pour nos contemporains. Ce livre ne saurait tomber plus à point. Il offre une excellente mise à niveau et tous les outils pour aller plus loin.

Véronique Pioch-Eberhart

VIENT DE PARAÎTRE

Matthieu Arnold, Gilbert Dahan, Annie Noblesse-Rocher (dir.), Le Livre des Lamentations, Ekha, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina. Études dhistoire de lexégèse » 20, 2023, 198 pages, ISBN 978-2-204-16151-0, 20 €.

Vient de paraître le 20e volume de la collection d« Études dhistoire de lexégèse », laquelle accueille les actes des Journées 111dexégèse bibliques co-organisées par le Laboratoire dÉtudes sur les Monothéismes (Centre détudes patristiques) et lUnité de Recherche 4378 (Théologie protestante) de lUniversité de Strasbourg. Ce volume est consacré au Livre des Lamentations dans son ensemble. Comme à laccoutumée, louvrage souvre sur la contribution dun exégète, en loccurrence Jan Joosten, qui étudie la question de lauteur et de lattribution du livre à Jérémie, puis la date des Lamentations et enfin létat dégradé du texte massorétique signalé par de nombreux qéri/ketiv. À linverse de la plupart des commentateurs, Joosten dévalue la qualité poétique du texte.

Pour la période patristique, Alain Le Boulluec sest concentré sur le seul Origène et son commentaire sur les Lamentations. Il établit le texte support (kaigé/Theodotion), analyse lexégèse littérale dont use Origène et la critique textuelle quil opère à partir de Symmaque, fait état de lexplication sui generis de lÉcriture, puis se penche sur le sens moral déployé.

Lexégèse juive des Lamentations est analysée par Jean-Pierre Rothschild qui en montre limportance liturgique et étudie son commentaire dans le Talmud, chez Rachi et chez des auteurs plus tardifs, du xvie siècle (comme laristotélicien Moïse Almosnino) et du xviie (comme le kabbaliste chrétien Moïse David Valle).

Les commentaires médiévaux sont étudiés par Gilbert Dahan : après avoir évoqué le texte des Lamentations tel quil se présente dans les bibles du xiiie siècle et les Correctoires dominicains, il étudie les exégèses de Paschase Radbert, de Raban Maur, de Guillaume dAlton et de Nicolas de Gorran, qui structurent leurs commentaires selon les causes aristotéliciennes. La soussignée sest concentrée, pour le xvie siècle, sur le seul Calvin, lequel retraduit le texte hébreu lu dans la Biblia hebraica de Sebastian Münster et débat avec ses contemporains Bullinger et Œcolampade.

Un triple index (des citations scripturaires, des auteurs anciens, médiévaux et modernes, des auteurs contemporains) parachève ce volume.

Annie Noblesse-Rocher

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Christian Grappe, Manuel dexégèse du Nouveau Testament, Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible » 79, 2023, 212 pages, ISBN 978-2-8309-1819-9, 19 €.

Louvrage vise à combler un vide dans les publications en langue française dans le champ de lexégèse du Nouveau Testament dès lors que le manuel proposé par le regretté Max-Alain Chevallier, Lexégèse du Nouveau Testament (1984), avait été rapidement épuisé sans jamais être réédité. Il propose, dans la ligne de cet ouvrage à la fois pratique et fonctionnel dont il sinspire souvent, une approche à la fois méthodique et raisonnée de lexégèse des textes du Nouveau Testament. Il en revisite cependant quelque peu lordonnancement et la progression en distinguant plus nettement synchronie et diachronie.

La méthode proposée invite ainsi à étudier le texte dabord sur le plan synchronique, cela en passant par les étapes suivantes : considération du contexte littéraire large, proche et immédiat ; prise en compte des enjeux de critique textuelle et de traduction ; analyse de lorganisation et de la dynamique du récit ou du discours. Elle envisage ensuite la dimension diachronique au fil des rubriques suivantes : analyse littéraire conçue sur le plan de lhistoire des formes, de lhistoire de la tradition et de la rédaction ; traitement des questions dintertextualité et des parallèles éventuels que lon peut rencontrer dans les sources en notre possession, tant dans lunivers du judaïsme intertestamentaire et du christianisme des origines que de la littérature en langue grecque au sens large ; prise en compte des détails dordre sémantique. Elle aborde enfin lenjeu fondamental que représente létablissement du sens du passage, étape ayant vocation à sépanouir en interprétation.

Les différents niveaux auxquels est amené à se situer lexégète en articulant approches de type synchronique et de type diachronique (niveau du texte en son état ; niveau de la tradition conçu comme niveau de la ou des communautés qui ont transmis ou façonné le récit ou le discours ; niveau de lévénement réel ou supposé par le récit ou le discours) sont soigneusement distingués pour mettre en garde contre une approche fondamentaliste qui confond précisément niveau du texte en son état et niveau de lévénement réel ou supposé quil relate.

Louvrage est illustré par des exemples (notamment pour ce qui est de la prise en compte des contextes large, proche et immédiat). Il 113sattache à faire droit à la documentation électronique en présentant les ressources accessibles librement ou non en ligne, et notamment les logiciels spécialisés Logos et Accordance ainsi que la web app Bible Parser, documentationqui vient de plus en plus se substituer à la documentation papier qui nest pas pour autant négligée.

Dans la deuxième partie du livre, un exemple pratique dexégèse méthodique dun texte (Actes 12) est proposé. Le texte est étudié selon la grille proposée dans la partie théorique.

Louvrage est enfin complété par un glossaire.

Christian Grappe

Alfred Marx, Lévitique 1–10 : Les sacrifices, Genève, Labor et Fides, coll. « Commentaire de lAncien Testament » IIIa-1, 2023, 166 pages, ISBN 978-2-8309-1808-3, 29 €.

Le présent commentaire porte sur la partie du Lévitique qui traite principalement des différentes catégories de sacrifices que les Israélites peuvent offrir à Dieu ou quils doivent, dans certains cas, lui apporter. Y sont également décrits deux rituels importants qui mettent en jeu plusieurs catégories de sacrifices : le rituel de consécration des prêtres et le rituel de préparation à la théophanie. Comme il est dusage, le texte est commenté chapitre par chapitre. Insérées à intervalle régulier, des notes de synthèse présentent les principaux résultats.

Indépendamment de son intérêt pour lhistoire des religions et pour la connaissance des pratiques cultuelles de lIsraël antique, ce commentaire a aussi une portée théologique en ce quil réfute un certain nombre dinterprétations traditionnelles et qui ont parfois encore cours, notamment lidée selon laquelle linstitution sacrificielle aurait eu pour fonction principale dapaiser la colère dune divinité assoiffée de sang et à laffût de la moindre faute afin den exiger une expiation démesurée. Ce que démontre, entre autres, ce commentaire, cest que le sacrifice est fondamentalement un repas offert à Dieu en tant quhôte de marque que lon veut honorer de la sorte, un Dieu foncièrement bienveillant envers son peuple au milieu duquel il veut être présent en vue de le bénir.

Alfred Marx

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Annie Noblesse-Rocher (dir.), « Abscondi eloquium tuum in corde meo ».Mélanges en lhonneur de Gilbert Dahan, Paris, Institut dÉtudes Augustiniennes, coll. « Collection des Études Augustiniennes. Série Moyen Âge et Temps modernes » 57, 2023, 460 pages, ISBN 978-2-85121-330-3, 60 €.

Cet ouvrage a pour objectif dhonorer Gilbert Dahan, ancien directeur de recherche au CNRS et ancien directeur détudes à lEPHE (5e section), dont les travaux se sont principalement inscrits dans trois domaines : la phénoménologie du théâtre médiéval, les relations entre intellectuels chrétiens et juifs au Moyen Âge et lexégèse chrétienne de la Bible à lépoque médiévale.

Le volume sorganise en cinq sections qui font référence à la démarche de lexégète médiéval : élucider, gloser/commenter, interpréter, conférer et, enfin, prêcher (ultime expression de lexégèse au Moyen Âge).

Lobjectif de cet ouvrage était de rassembler des contributeurs avec lesquels Gilbert Dahan a établi des liens étroits dans le domaine de la recherche, même au-delà du seul domaine médiévistique. Co-organisateur des Journées dexégèse bibliques, il a toujours souhaité quy soit prise en compte lexégèse en tant que telle ; cest pour cette raison que deux exégètes, Christian Grappe et Alfred Marx, figurent parmi les contributeurs. Au nom de cette ouverture, quatre études abordent lépoque moderne, notamment celle de Matthieu Arnold portant sur Calvin et les Juifs. Signalons aussi dans cette espace chronologique la contribution de Max Engammare sur Mathieu Béroalde et Bertin Le Comte, annotateurs des leçons de François Vatable sur 2 Samuel, et du regretté Bernard Roussel sur Jean Constans, commentateur du Livre de Daniel.

Une fois passé le porche dentrée avec les contributions de Christian Grappe sur les réinterprétations chrétiennes de la Pâque juive et dAlfred Marx sur 1 Rois 13 (section « élucider »), le volume poursuit avec « gloser et commenter ». Au titre dune longue amitié et de nombreuses collaborations avec le récipiendaire, Martine Dulaey et Anne Grondeux ont donné deux contributions sur lexégèse patristique, lune sur la réception du Livre des Juges et lautre sur le Contra Fabianum de Fulgence de Ruspe. Suivent, parmi dautres, les contributions dOlivier Boulnois sur le commentaire thomiste de Rm 1,20, de Christian Trottmann sur lexégèse du Pape Benoît XII dans son commentaire sur Matthieu, de Jean-Pierre Rothschild sur 115les procédés de Moïse Almosnino, commentateur de la Physique dAristote et auteur dun commentaire sur les Megilloth. La troisième section, « interpréter », réunit de non moins éminents collègues tels que Dominique Poirel (IRHT), avec une contribution sur le quadrige, dOlga Weijers sur lintroduction dAristote dans lexégèse chrétienne au xiiie siècle, entre autres. Dans « conférer », titre de la quatrième section qui analyse les relations intellectuelles entre juifs et chrétiens notamment dans le domaine de lhébraïsme chrétien, citons les contributions dAri Geiger, de Mark Clark sur Pierre Comestor et de Gerald Hobbs sur lutilisation de David Quimhi par Bucer. Enfin, la dernière section, « prêcher », comprend une contribution de Nicole Bériou sur lexégèse et la prédication aux xiie et xiiie siècles, et de Franco Morenzoni sur la prédication de Pierre le Mangeur. Une étude de lauteur de ces lignes évoque, en final, le contexte politique et lexégèse dun ensemble de sermons du xvie siècle portant sur Sodome et Gomorrhe.

Trente pages dindex viennent parachever le volume, qui contient également une liste des publications de Gilbert Dahan. Il convient de noter aussi un entracte musical : une contribution musicologique, due à Grace Milandou, sur le Psaume 101 dans le recueil de Pierre Abeille.

Annie Noblesse-Rocher