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Classiques Garnier

Book Reviews

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REVUE DES LIVRES

PHILOSOPHIE

Jacques Bouveresse, Les foudres de Nietzsche et laveuglement des disciples. Suivi dune postface de Jean-Jacques Rosat, Marseille, Hors datteinte, coll. « Faits & idées », 2021, 374 pages, ISBN 978-2-490579-98-3, 20 €.

Jacques Bouveresse (1940-2021) a achevé cet ouvrage en juillet 2020, puis sest dépêché de finir une ultime et volumineuse étude consacrée à la règle et à la signification chez Wittgenstein (Les vagues du langage. Le « paradoxe de Wittgenstein » ou comment peut-on suivre une règle ? Paris, Seuil, 2022), avant dêtre emporté par une leucémie foudroyante. Paru chez un petit éditeur, Les foudres de Nietzsche et laveuglement des disciples est composé de 14 essais tous consacrés à la philosophie de Nietzsche (que lA. retraduit systématiquement à partir de la Digitale kritische Gesamtausgabe accessible en ligne) et à ses interprétations contemporaines françaises par les « nietzschéens “de gauche” » (p. 42).

Dès les deux premiers essais (« Nietzsche et le principe de Talma », « La volonté de puissance, la volonté de vérité et la vie ») est abordée la question – centrale chez Nietzsche – de la vérité, sur fond de conflit dinterprétation avec Michel Foucault, auquel Bouveresse sopposait déjà dans Nietzsche contre Foucault (Agone, 2016). Bouveresse estime en effet que Foucault a totalement démonétisé le concept philosophique de vérité en sappuyant indûment sur Nietzsche. Or lA. affirme ici que, contrairement à Foucault, Nietzsche na jamais déserté la question de la vérité. Il sy est au contraire intensément consacré, même sil la peut-être rendue définitivement insoluble. Que Nietzsche se soit considéré lui-même comme un « génie de la vérité » (lettre de Nietzsche à M. von Meysenburg, citée p. 18), alors même que Foucault a fait « à peu près tout ce quil fallait pour 364encourager la méfiance ou une certaine indifférence » (p. 35) envers la vérité, ne fait pour Bouveresse aucun doute. À bien des égards, les souffrances que le philologue devenu philosophe a endurées dans lélaboration de son œuvre étaient à ses yeux la preuve du degré de vérité quil visait et quil était capable datteindre. Nietzsche, pourtant, ne croyait pas ce niveau de vérité à la portée des lecteurs, sauf de quelques-uns, à qui il destinait précisément des aphorismes remarquables (dans Humain trop humain notamment), arguant de la nécessité de certaines illusions. Car lamère vérité est que lhumain est « condamné éternellement à la non-vérité » (p. 26) ! (À ce sujet, on lira avec profit lessai liminaire de louvrage, lui aussi posthume, de Hans Blumenberg, La vérité nue, Seuil, 2022.) Selon Bouveresse, Nietzsche a néanmoins hésité entre laffirmation, somme toute banale, selon laquelle il ny a pas de connaissance absolue (doù un perspectivisme inhérent à lexistence), et cette autre affirmation selon laquelle il ny a pas de connaissance du tout (cf. p. 102). Dès lors, lA. sinterroge (cf. p. 85) : parler dun savoir, même gai (la gaya scienza) ne serait-il pas pour le moins problématique ? Il nen demeure pas moins, aux yeux du commentateur, que Nietzsche na pas défendu le concept de vérité plurale que croient trouver dans son œuvre ses interprètes de gauche.

Les essais suivants sont pour lessentiel destinés à battre en brèche linterprétation fallacieuse dun Nietzsche de gauche : son mépris pour la question ouvrière (à ses yeux, les ouvriers ont déjà bien assez obtenu des détenteurs du capital, cf. p. 44 sq.), sa vision aristocratique et élitiste de la société (cf. p. 59), son refus de la morale enjoignant de se soucier du faible au détriment du fort (cf. p. 67, 121 sq.), sa critique de la dimension égalisatrice et démocratique de la science (cf. p. 106), tout cela, et bien dautres choses encore, autorise en effet lA. à soutenir que les « avant-gardes philosophiques et littéraires » (p. 78) ont dû être complètement aveuglées pour désigner un tel « philosophe réactionnaire » (Domenico Losurdo, appui important pour Bouveresse) comme progressiste. À lire Bouveresse, on se demande en effet pourquoi il leur était si difficile de comprendre que, tout génie mis à part, Nietzsche est capable des plus belles pages comme des pires…

Au passage, lA. règle ses comptes (pas toujours de façon très élégante) avec Jean-Luc Nancy (cf. p. 143), Philippe Lacoue-Labarthe (cf. p. 144), dont la critique de la philosophie analytique anglo-saxonne cache à ses yeux une profonde méconnaissance de 365celle-ci. Dans le sillage de Heidegger, lui aussi fortement critiqué par Bouveresse, ces philosophes strasbourgeois auraient estimé que la philosophie analytique et la logique sont les vraies responsables du déclin de la pensée et donc des catastrophes du xxe siècle. Il aurait été plus juste, selon lui, de critiquer limaginaire guerrier que Nietzsche (suivi bien sûr par ses médiocres lecteurs nazis) na cessé de véhiculer (cf. létude « Le Guerrier, le marchand et le démocrate »). LA. donne plutôt raison à Thomas Mann, qui sen est pris à la tendance de Nietzsche (lequel na connu que la guerre de 1870 et non le cataclysme de 14-18) à « sétourdir dhymnes à la guerre qui nous semblent aujourdhui bavardages de gamin échauffé » (cité p. 168). Il est probable – ajouterions-nous – que ces hymnes exprimaient pathétiquement ses rêves dun homme brisé, privé de santé et magnifiant lhéroïsme de la volonté…

Si la façon dont lA. règle ses comptes nest pas toujours heureuse, elle frôle aussi parfois le hors-sujet lorsquil sagit davantage de déterminer létat actuel de la philosophie que déclairer « la forme daveuglement volontaire et de malhonnêteté calculée » (p. 171) des philosophes français (encore une fois : Foucault, Deleuze…) inventeurs dun Nietzsche de gauche. Peut-être faudra-t-il se souvenir que loriginalité de lœuvre de Bouveresse tient précisément à sa façon dallier dans sa pensée la rigueur de lanalyse de type analytique et, comme ici, lattaque cinglante et polémique des théories philosophiques séduisant le public à grand renfort de paradoxes éblouissants et de dénonciations politiques… (voir plus bas notre recension de louvrage de Jean-Claude Monod). Une critique sans doute plus juste reprochera à Bouveresse de rarement discuter sur pièces les positions des interprètes quil vise (Heidegger, Foucault, Deleuze) et darriver souvent à la discussion par le truchement de propos divers (tels ceux de Clément Rosset), plus ou moins précis, ou par des propos tirés des entretiens de Foucault ; notons toutefois lexception de la discussion avec le Nietzsche et la philosophie de Deleuze (p. 241 sq.).

Une autre critique, plus grave peut-être, conduit à remarquer que lA. nentre jamais dans les considérations philologiques dont Marc de Launay (Nietzsche et la race, cf. notre recension dans RHPR 102, 2022, p. 383-387) a rappelé limportance. Il peut sembler, certes, que celles-ci ont parfois pour effet (y compris chez M. de Launay) de minimiser le caractère scandaleux de certains aphorismes de Nietzsche. La manipulation de la sœur de Nietzsche, mariée à un nazi, nexcuse pas tout : il y a, de la main même de Nietzsche, bien 366des propos susceptibles dêtre repris par lextrême droite (cf. p. 290) ! Il demeure toutefois impossible, devant la masse des Nachgelassene Fragmente, de faire comme Bouveresse léconomie dune réflexion herméneutique sur le moment et lintention du fragment au moment où il a été composé. Faut-il le rappeler ?, non seulement lœuvre de Nietzsche na pas été achevée, mais elle a été composée en vertu dune écriture ironique qui constitue en soi, et sans doute à jamais, un défi herméneutique. Faire totalement abstraction des circonstances de rédaction des aphorismes, et a fortiori dans les fragments posthumes, présente certes lavantage de simplifier la lecture en prenant Nietzsche au mot – face aux interprètes devenus incapables de percevoir que la pensée de Nietzsche, libératrice par certains côtés, était aussi réactionnaire. Mais la démonstration demeure alors incomplète et laisse la question en suspens : que voulait-il réellement dire ?

Les foudres de Nietzsche et l aveuglement des disciples aura au moins linsigne mérite de mettre en avant ce que lA. appelle, après dautres, « la question de Ponce Pilate » (p. 299), dans un dernier essai qui constitue un vibrant et émouvant plaidoyer en faveur de la question de la vérité. À force de la définir comme « décèlement » ou « ouverture » (Heidegger) ou comme ce qui est produit par le pouvoir (Foucault), à force de lappliquer à tout (comme Badiou parlant de la « vérité de lamour »), on nage « en pleine confusion » (p. 322) philosophique : « Le seul problème est quon se demande bien pourquoi on juge nécessaire, en loccurrence, de parler encore de vérité. » (P. 317.) « On ne peut », écrit Bouveresse pour finir, « dispenser le philosophe dun effort de clarification minimal sur ce avec quoi la pensée est relation avec la vérité » (p. 322). On ne peut que lui donner raison davoir rappelé que telle est bien la vocation de la philosophie, sans quoi elle se paye de mots.

Daniel Frey

Jean-Claude Monod, La raison et la colère. Un hommage philosophico-politique à Jacques Bouveresse, Paris, Seuil, 2022, 132 pages, ISBN 978-2-02-150901-1, 12 €.

Jean-Claude Monod (Archives Husserl, ENS) est un philosophe politiste, spécialiste de la philosophie allemande, apprécié (notamment) pour ses publications sur la sécularisation, Hans Blumenberg 367ou Carl Schmitt. Il côtoya durant vingt ans, dans la famille de sa compagne, Jacques Bouveresse (1940-2021) et rend ici hommage à celui qui fut pour lui une figure exemplaire de probité philosophique, dunité de lœuvre et de lexistence (cf. p. 16, 20) – à linstar de Ludwig Wittgenstein, dont Bouveresse fut incontestablement lintroducteur en France et le plus grand commentateur.

Mais avant linfluence de Wittgenstein, lA. souligne limportance de celles de Jean Cavaillès, Jules Vuillemin, Georges Canguilhem et Gilles-Gaston Granger : cest à travers eux que Bouveresse est le vrai héritier du rationalisme français, de sa profonde connaissance des mathématiques, de la logique et des questions épistémologiques, trop souvent traitées dans le champ philosophique français (notamment par le courant post-moderne salué aux États-Unis comme la French Theory) avec une désinvolture qui nétait au fond motivée que par une regrettable incompétence. Les belles pages consacrées au rôle de Bouveresse dans lillustration et la défense dun rationalisme bien compris noublient pas dévoquer la critique de lirrationalisme romantique de Heidegger, accusé davoir véhiculé lidée que les philosophes sont au-delà de lintelligence commune. Elles évoquent encore la fuite des philosophes à légard de la question de la vérité dont ils ne peuvent pourtant se laver les mains et la volonté, chez Bouveresse, dhonorer linstitution universitaire, trop souvent décriée : il appelle à voir en elle une forte protection à légard des modes intellectuelles, des logiques de marché et du prêt-à-penser journalistique, toutes choses traitées par ailleurs à travers létude des écrits satiriques de Karl Kraus (1874-1936).

Les pages consacrées au rapport de Bouveresse à la religion reviennent avec finesse sur la critique que lui inspirait le renoncement à linterrogation sur la vérité en religion (comme en philosophie). Le philosophe sétonnait en effet de la « nouvelle faveur dont jouissait la religion dans le monde intellectuel, y compris en France, après des décennies daprès-guerre marquée par un climat largement critique et “émancipateur” vis-à-vis des religions, [qui] lui semblait lourd de régressions morales, sociales et politiques, même si la religion ne se ramenait pas pour lui à ses effets fréquents et massifs, comme il lexplique dans Que peut-on faire de la religion ? [Agone, 2011] » (p. 66-67).

LA. présente et analyse les désaccords qui ont fait lobjet de certaines de ses discussions avec Bouveresse, notamment sur la « génialité » (p. 76) de lœuvre de Foucault, quil connaît bien et à 368laquelle Bouveresse naurait selon lui pas rendu justice, Les foudres de Nietzsche lui semblant être « très largement un adversus Foucault » (p. 98). Un autre sujet de désaccord tient à limportance de lœuvre de Heidegger malgré sa compromission indubitable avec lidéologie nazie. Si, « de façon générale, [Bouveresse] était rétif au réductionnisme et à ce que Wittgenstein appelait “la séduction irrésistible du ceci nest en vérité rien dautre que cela” » (belle trouvaille citée p. 79), il était choqué par le déni des heideggériens à ce sujet, comme il létait généralement lorsque le talent dun Carl Schmitt ou dun Céline permettait à leurs laudateurs de relativiser ce quils nauraient jamais toléré chez des « petits » (p. 82). Monod signale quil sefforçait lui-même, dans leurs discussions, de plaider les conditions dun « usage fécond » de penseurs moralement et politiquement indéfendables (p. 87), ce quil sefforce encore de faire ici, non sans renvoyer à ses propres travaux sur Schmitt ou Heidegger.

Il est remarquable que la capacité de Bouveresse à unir dans sa philosophie un rationalisme issu de la fréquentation de la philosophie analytique et une forme de réflexion anthropologique venant puiser aussi bien dans les œuvres de Wittgenstein que dans celles de Bourdieu ou de Musil nait pas survécu à sa disparition, alors même quil a formé deux lignées dhéritiers, les uns, comme Pascal Engel ou Claudine Tiercelin, revendiquant le seul héritage rationaliste dur, les autres, comme Christiane Chauviré ou Sandra Laugier, se focalisant sur lhéritage dune alliance de la philosophie et des sciences sociales, comme le note judicieusement Monod (cf. p. 107-108).

Cet hommage passionnant à lun des philosophes français contemporains les plus singuliers justifie amplement son titre, dans la mesure où il montre que « lécriture de la colère coexiste chez [Bouveresse] avec le patient dépliement des problèmes philosophiques » (p. 125).

Daniel Frey

Oliver Abel, De lhumiliation. Le nouveau poison de notre société, Paris, Éditions Les Liens qui libèrent, 2022, 217 pages, ISBN 979-10-209-0977-0, 17,50 €.

Le sujet du dernier ouvrage dOlivier Abel se situe à la croisée de quelques-uns des enjeux éthiques, politiques et sociaux les plus 369importants des sociétés contemporaines. Lhumiliation touche en effet aussi bien à la question des « majorités dangereuses » (p. 9) portant démocratiquement au pouvoir des acteurs politiques réactionnaires et antidémocratiques (Trump, Erdogan) quà celle de linsensibilité à légard des humiliations ressenties par des populations minoritaires encore marquées par le colonialisme occidental, ou encore à la survivance dune quasi-domesticité de beaucoup de femmes. Humiliations tous azimuts, auxquelles léthicien consacre une série de réflexions quil situe lui-même dans la lignée de louvrage dAvishaï Margalit, La société décente, paru en 1996.

De nombreuses reprises dune réflexion fine et mobile lui sont nécessaires pour couvrir un champ qui touche aussi bien à laliénation économique quà la tendance des institutions représentatives de lÉtat (« police, préfectures, administrations, prisons, hôpitaux, écoles, etc. », p. 19) à abuser de leur autorité sur les citoyens, surtout les plus fragiles dentre eux, ainsi quau « processus de brutalisation du pouvoir politique et administratif » (p. 39) dont aucune démocratie nest malheureusement indemne. Ajoutons à cela les questions du caractère méprisant et surplombant de la parole des experts de toutes sortes, le poids excessif de la renommée dans la société et notamment les réseaux sociaux, mais aussi, bien sûr, le caractère inévitable des humiliations (« La plupart des maux sont des effets inintentionnels, et presque de hasard, mais souvent lointains, et de toute façon indémêlables », p. 75), le caractère fatalement subjectif de lhumiliation, puisquelle peut être ressentie en labsence de toute intention dhumilier ou être ressentie par lun et non par lautre.

De façon logique, la réflexion de léthicien protestant rejoint cinq de ses intérêts présents de longue date dans ses ouvrages. Intérêt pour lherméneutique, quand il sinterroge par exemple sur linterprétation des propos proférés (« appartient-elle à ceux qui les ont émis ou est-ce quelle est confiée à ceux qui les reçoivent ? Ou bien appartient-elle aux deux conjointement ? », p. 65). Intérêt pour la philosophie politique, notamment lorsquelle choisit de faire de la reconnaissance (pensée avec et après Hegel, Ricœur et Honneth), ce à quoi sattaquent précisément les mécanismes de lhumiliation (cf. p. 76), ou lorsque lA. constate, avec profondeur et lucidité, le caractère inopérant et dépassé de linsistance moderne sur la liberté : « Cest là que nous devons revisiter la grammaire de lémancipation elle-même : la délivrance, la déliaison, lexode, la rupture des liens de servitude qui nous gardaient en état de 370minorité, navaient de sens que pour refaire le pacte mutuel, retisser librement les solidarités. » (P. 94.) Intérêt pour la phénoménologie psychologique, lorsquelle analyse les effets délétères du ressentiment, naguère analysés par Nietzsche et Scheler et plus récemment par Cynthia Fleury. Intérêt pour la compréhension et la résolution des conflits et des différends, thème que lA. na cessé de traiter dans ses ouvrages. Intérêt, enfin (mais lénumération pourrait se poursuivre), pour les religions, méprisées au nom dune laïcité mal comprise et instrumentalisées en retour par tous les intégrismes.

Un ouvrage à limage de lœuvre déjà publiée par lA. qui, à 70 ans, est sur le point de quitter le monde académique (mais certainement pas le champ intellectuel français, dont il est une figure majeure et écoutée) : ouvrage riche, foisonnant, attachant, dont on ne peut que souhaiter quil soit lu, repris, commenté et discuté largement.

Daniel Frey

THÉOLOGIE SYSTÉMATIQUE

Paul Dafydd Jones, Paul T. Nimmo (éd.), The Oxford Handbook of Karl Barth, Oxford, Oxford University Press, 2019, xxiv + 710 pages, ISBN 978-0-19-968978-1, £ 110.

En 2000 paraissait le Cambridge Companion to Karl Barth, édité par John Webster. Plusieurs des contributeurs de ce premier manuel, tous spécialistes de premier plan de la pensée du théologien bâlois (Bruce McCormack, George Hunsinger, Christoph Schwöbel, Katherine Sonderegger, William Werpehowski), ont prêté main forte à lélaboration de lœuvre oxonienne, autrement ambitieuse.

Trois parties la composent.

Comme son titre lindique (« Contextualizing Barth »), la première reconstitue le contexte dans lequel la pensée barthienne sest déployée. Trois chapitres sont de nature biographique : ils abordent successivement léducation, la formation et le ministère pastoral du théologien (1886-1921), la période du premier enseignement (en Allemagne : 1921-1935) et, enfin, les années bâloises (1935-1968). Les huit chapitres qui suivent fournissent, pour leur part, le 371contexte intellectuel de lœuvre barthienne : certains mettent en évidence le rapport de Barth aux grandes œuvres de lhistoire de la théologie (lâge patristique, la période médiévale, la Réforme, lorthodoxie protestante), cependant que dautres sont consacrés aux relations que Barth a entretenues avec des courants de pensée qui lui étaient contemporains (la théologie libérale, le catholicisme romain, la modernité et la théologie politique).

La deuxième partie de louvrage (« Dogmatic Loci »), constituée de dix-neuf chapitres, est de facture plus classique, qui passe en revue les différents lieux théologiques traités dans lœuvre barthienne (la Kirchliche Dogmatik et dautres textes), de la conception de la tâche théologique – lévolution de la compréhension barthienne de lexercice théologique est reconstruite de main de maître par le regretté Christoph Schwöbel – à léthique, en passant, bien entendu, par les différents thèmes de chacun des trois articles de la foi chrétienne, mais en faisant également droit à la question de lexégèse et à celle dIsraël.

La partie la plus originale de cet ouvrage est sans conteste la troisième et dernière (« Thinking after Barth »), laquelle est également représentative du propos densemble du livre. Les Éd. ont en effet demandé aux divers contributeurs qui, tout en étant des spécialistes de Barth, déploient également une pensée théologique en propre, non seulement danalyser la pensée du théologien (exercice attendu), mais également de penser (sur le mode critique, le cas échéant) avec et après lui. Cest ce défi que les auteurs des douze derniers chapitres du livre ont plus particulièrement relevé en mettant en lumière les ressources que fournit la théologie barthienne pour éclairer quelques-unes des questions brûlantes de lheure (telles que limaginaire racial, la question du genre, la théologie écologique, la théologie des religions, etc.), sans se priver den montrer les limites (la contribution portant sur les rôles différents que Barth a assignés aux femmes et aux hommes constituant, cest le cas de le dire, un modèle du genre).

Cette somme est symptomatique de la vitalité des recherches menées sur Karl Barth dans le monde anglophone. (Christophe Chalamet est le seul spécialiste francophone auquel les Éd. aient fait appel – mais il est vrai que plusieurs de ses travaux, jusques et y compris ceux initialement parus en français, ont fait lobjet dune version anglaise.) On ne saurait trop recommander la lecture cet ouvrage, certes exigeant, qui constitue tout à la fois une excellente 372introduction à la pensée du grand théologien et un bel exemple dexercice de la théologie.

Marc Vial

Paul Tillich, Le Nouvel Être. Traduit de langlais (États-Unis) par André Gounelle, Genève, Labor et Fides, coll. « Œuvres de Paul Tillich » 14, 2022, 190 pages, ISBN 978-2-8309-1794-9, 18 €.

The New Being (1955) constitue le deuxième recueil de prédications prononcées par Paul Tillich devant un auditoire duniversitaires américains, prenant la suite de The Shaking of the Foundations (1948). Cette traduction nouvelle – une première version française avait été publiée par Jean-Marc Saint aux Éditions Planète (1969) – succède également immédiatement à celle du premier recueil de prédications, parue en 2019 sous le titre Quand les fondations vacillent (voir RHPR 101, 2021, p. 360-362). Linfatigable traducteur de Tillich quest André Gounelle en est, une fois encore, le maître dœuvre.

Par « Nouvel Être » Tillich entend la réalité nouvelle qua incarnée Jésus de Nazareth « que pour cette raison, et uniquement pour cette raison, on appelle le Christ » (p. 23). Les vingt-trois prédications rassemblées sous ce chef sont autant de déclinaisons de la manière dexister rendue possible par la participation au Nouvel Être. Elles sont réparties en trois sections : « Le Nouvel Être est amour », « Le Nouvel Être est liberté », « Le Nouvel Être est épanouissement ».

Il ne saurait bien entendu être question de fournir ici un résumé de chacune de ces prédications. On se contentera de mettre en évidence la manière dont certaines portent au langage la manière dêtre à laquelle la saisie par le Nouvel Être donne lieu.

2 Co 5,17 (« Si quelquun est en union avec Christ, il est un être nouveau ») permet notamment à Tillich de donner chair à laffirmation selon laquelle le Nouvel Être est amour. LA. montre en effet combien la participation à la puissance de réconciliation met fin, notamment, à la haine de nous-même dans laquelle nous croupissons ordinairement. Dans cette première partie, Tillich revient également sur la question de la providence quil avait déjà abordée dans le précédent recueil de prédications et fonde une fois encore son développement sur Rm 8,38-39. Lintéresse ici, 373davantage que la providence en elle-même, la foi en la providence, ou plus exactement ce quaccomplit cette foi qui est foi en lamour de Dieu, cest-à-dire en la victoire remportée sur toute puissance de séparation : « La foi en la providence, cest toute la foi. Elle est le courage de dire oui à sa propre vie et à la vie en général, en dépit des forces dominantes du destin, en dépit des insécurités du quotidien, en dépit des catastrophes de lexistence, en dépit de leffondrement du sens. » (P. 64.) LA. sait de quoi il parle, qui avait exercé les fonctions daumônier militaire dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, laquelle na pas peu contribué au « déclin du providentialisme » (Johann Chapoutot). Tillich montre que leffondrement du providentialisme ne signe en rien la fin de toute théologie de la providence.

Laffirmation selon laquelle le Nouvel Être est liberté est notamment étayée par une prédication portant sur Jn 8,32 (« La vérité vous rendra libres »). Tillich y met en évidence la signification proprement chrétienne de la notion de vérité, et plus particulièrement la modification quelle induit dans la conception de laccès à la vérité : dès lors que cette dernière est identifiée à une personne, accéder à la vérité revient à la faire, cest-à-dire à faire de lêtre de Jésus son propre être : « Si la réalité réelle, ultime, divine qui est son être devient notre être, nous sommes dans la vérité qui compte. » (P. 80.) Un tel accès à la vérité rend libre, dans lexacte mesure où participer au Nouvel Être revient à saffranchir des illusions, des angoisses, des fausses autorités et, in fine, tant dune mauvaise acceptation de soi que dun mauvais rejet de soi.

Quant à la thèse selon laquelle le Nouvel Être est épanouissement (fulfilment), elle est, entre autres, mise en évidence dans une prédication portant sur la joie qui, contrairement au plaisir auquel soppose la peine, coexiste avec cette dernière. La chose tient à la définition même de la joie : « Nous ne trouvons la joie que dans lépanouissement de ce que nous sommes réellement. Elle nest rien dautre que la conscience de lépanouissement de notre être véritable, de ce qui est au centre de notre personnalité. » (P. 156.) La joie naît de lunion avec la réalité elle-même, cest-à-dire de la réalité du Nouvel Être, laquelle ne supprime pas les peines mais les « porte ». On trouve également, dans cette troisième partie, laffirmation suivante : « Lamour est linfini donné au fini. » (P. 182.) Impossible, ici, de ne pas penser au mot fameux prononcé par Bardamu dans les premières pages du Voyage au bout de la nuit : « lamour, cest 374linfini mis à la portée des caniches et jai ma dignité moi ! » Le soussigné ne saurait dire si Tillich a ici songé au roman de Céline. Toujours est-il que ses prédications montrent que laphorisme célinien ne saurait constituer le dernier mot en la matière.

Il faut savoir gré à André Gounelle davoir fourni une traduction dans laquelle la fidélité au texte-source le dispute à lélégance de la langue-cible. À nen pas douter, elle rendra déminents services – aux prédicateurs entre autres.

Marc Vial

Jean Richard, Paul Tillich. Au-delà du naturalisme et du supranaturalisme, Québec, Presses de lUniversité Laval, 2022, 147 pages, ISBN 978-2-7637-5895-4, 25 €.

LA. est connu internationalement comme le père de lAssociation française Paul Tillich. Professeur émérite de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de lUniversité Laval/Québec, il a été, comme initiateur du « Projet Tillich » qui a su sentourer dune équipe de chercheurs, la cheville ouvrière de nombreux colloques et études portant sur lœuvre de ce philosophe et théologien protestant ainsi que de la traduction en français de la plupart de ses écrits.

Ce livre porte à la fois la marque du grand spécialiste de Tillich quest lA. tout en constituant une sorte de testament spirituel et plus précisément théologique de ce dernier, qui milite pour lapport central de Tillich quant à la compréhension de Dieu. LIntroduction prévient dentrée de jeu le lecteur : « Au point de départ de cet ouvrage, deux convictions de ma part. Je suis dabord persuadé quune profonde réinterprétation de la pensée religieuse simpose actuellement. Et je suis tout aussi persuadé que le théologien-philosophe Paul Tillich a ouvert la voie en ce sens. »

Venant de la part dun théologien catholique romain formé à la pensée de Thomas dAquin, laffirmation a un poids culturel décisif. Le théisme, ce que Tillich et, à sa suite, lA. appellent le supranaturalisme et donc la représentation dun Dieu darrière-monde (Nietzsche), un Dieu comme un être particulier au-dessus de notre monde, relève du passé. Non quil serait à rejeter, mais il doit être réinterprété, et doublement : Dieu nest pas un être particulier (lÊtre suprême) mais il est, en tant que la dimension de transcendance 375de limmanence (et donc lauto-transcendance de celle-ci), à la fois le fondement de ce qui est (la puissance dêtre des étants) et ce qui louvre de lintérieur de lui-même à ce qui le dépasse ; il revêt une double polarité : transpersonnelle (en tant que Dieu de toutes choses) et personnelle (en tant que « notre » Dieu, que nous prions). Pour la même raison, lassimilation de Dieu à limmanence et donc le naturalisme – le deus sive natura de Spinoza – ne rend pas compte du mystère de transcendance en tant que, tout inhérent quil soit à limmanence, Dieu lest comme Dieu et donc comme ouvrant celle-ci au-delà delle-même.

Jean Richard déploie ce double rejet, tant du supranaturalisme que du naturalisme, et par conséquent cette affirmation de Dieu au-delà de nos représentations (et donc de notre croyance) et intérieur à notre expérience (et donc à notre relation de foi), à partir des premiers écrits de Tillich et, surtout, de sa Théologie systématique. La conscience de la coïncidence (sans confusion ni séparation) de la transcendance et de limmanence conduit Tillich à rejeter la christologie comprise dans le sens dune intervention de Dieu de lextérieur de notre monde, pour affirmer la pleine humanité de Jésus et, en lui, la pleine effectuation de lunion et donc de la réconciliation entre lhumain et le divin et ainsi la réalité de lhumanité « coram Deo » dans les conditions de la finitude et de la faillibilité du créé : à une filiation de lengendrement telle quaffirmée par Chalcédoine et Nicée Tillich oppose ce que Richard appelle une filiation de lalliance : le Christ est lÊtre nouveau dans les conditions de lexistence, comblant le fossé entre lessence de lêtre humain créé à limage de Dieu et lexistence dans son aliénation par rapport à cette essence. À qui flaire dans cette compréhension quelque relent de subordinatianisme christologique, Tillich rétorque en insistant sur le fait que la christologie den bas porte en elle, et à partir delle, la christologie den haut, le Fils de Dieu de la pleine obéissance au Père savérant être le chemin vers le Fils divin, éternel.

Dans ce petit ouvrage, Jean Richard relève un défi théologique majeur, celui de la représentation de Dieu, à propos duquel la pensée de Paul Tillich est dune remarquable pertinence et actualité.

Gérard Siegwalt

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HISTOIRE ET THÉOLOGIE DES ARTS

Alberto Fabio Ambrosio, Escatologia quotidiana. The Last Jugement di Maxim Kantor,Milano – Udine, Mimesis Edizioni, coll. « A regola darte », 2020, 144 pages, ISBN 978-88-5756-934-5, 12 €.

Cest en découvrant lexposition de ce tableau dun artiste contemporain reconnu sur la scène internationale et exposé sur le maître-autel de léglise Saint-Michel au Luxembourg que lA. eut lidée à la fois de consacrer un petit ouvrage à cette œuvre et de créer la collection « A regola darte », dont le but est de proposer un commentaire à la fois esthétique, théologique et spirituel dœuvres contemporaines marquantes. Si ce tableau monumental, réalisé par lun des artistes russes actuels (né en 1957) les plus connus, possède un titre explicitement chrétien – Le jugement dernier –, ses motifs ne le sont pas, ou pas explicitement. Ceux-ci sont principalement empruntés à lunivers quotidien de lartiste : on voit les membres de sa famille rassemblés dans une pièce et vaquer à différentes occupations, la lecture occupant une place centrale.

LA. nous propose un décryptage minutieux de lœuvre, dabord par une analyse densemble, puis en sattachant aux détails significatifs des personnages et des objets représentés. Leschatologie est à la fois la porte dentrée de linterprétation et sa visée ultime, puisque linterprétation du tableau a aussi comme vocation de renouveler notre compréhension théologique des fins dernières et du jugement dernier. Le va-et-vient entre approche esthétique et interprétation théologique est ici une illustration parfaite du « cercle herméneutique », dont on perçoit leffectivité à travers une interprétation accordant une large place à lactualisation.

À la lecture de lœuvre peinte, qui présente le jugement dernier dans le cadre dune modeste et banale soirée réunissant sept membres dune même famille (deux femmes, deux enfants, trois hommes dâges différents), lA. développe le concept d« eschatologie quotidienne ». Il sinspire pour cela à la fois de Hans Urs von Balthasar (Eschatologie en notre temps,1955, réédité en 2005) et – plus implicitement – de Jürgen Moltmann. Afin de passer plus facilement dune lecture littérale à des niveaux de lecture plus métaphoriques, Ambrosio propose un nouveau concept, sous la forme 377du néologisme tras-folgorazione (« trans-fulguration »), qui unifie trois niveaux de compréhension du jugement dernier : miroir de la réalité ; jugement ultime sur ses propres actions ; instant déternité au milieu du moment historique le plus banal.

Théologien et critique dart, lA. est attentif aux plus petits détails. Certains sont apparemment insignifiants ; ils peuvent toutefois faire basculer la compréhension globale de lœuvre, comme cet enfant nu tenu par une femme (métaphore de Marie et Jésus) mais qui est, du fait de son sexe incertain, à la fois masculin et féminin.

On ne consonera pas toujours avec les interprétations proposées, qui mettent parfois sur le même plan des récits bibliques et des récits apocryphes (les parents de Marie, Jésus selon les Actes de Jean), mais peu importe. Linterprétation est brillante et constitue à nos yeux lun des essais les plus réussis dune analyse esthético-théologique dune œuvre contemporaine.

Jérôme Cottin

Alberto Fabio Ambrosio, Théologie de la mode. Dieu trois fois tailleur. Préface de S. Ém. le cardinal Gianfranco Ravasi. Traduit de litalien par Robert Sctrick, Paris, Hermann, 2021, 117 pages, ISBN 979-1-0370-0838-1, 24 €.

Alberto Fabio Ambrosio, Dio tre volte sarto. Moda, Chiesa e teologia. Prefazione del Cardinale Gianfranco Ravasi, Milano, Mimesis, coll. « Vestire lindicibile » 1, 2020, 172 pages, ISBN 978-88-5756-933-8, 12 €.

Avec cet ouvrage (dont deux versions sont ici présentées), lA. ouvre un nouveau champ, quasiment inexploré en théologie, celui de lanalyse de la mode, la mode étant comprise ici au sens large : à la fois industrie et « système » de la mode (Roland Barthes), et tout ce qui concerne les habits, lhabillement. Dominicain et théologien enseignant à la Luxembourg School of Religionand Society, mais aussi critique dart et spécialiste du soufisme et de sa mystique, Ambrosio est bien outillé pour explorer un tel champ.

Pourquoi « Dieu trois fois tailleur » ? Parce quà trois occasions, le vêtement revêt une place symboliquement forte dans la Bible, en rapport direct avec la révélation de Dieu : celui-ci revêt Adam et Ève dun premier habit – une tunique de peau – (Gn 3,21) ; puis 378le Christ est dépossédé de sa tunique, une tunique inconsutile (« sans couture ») ou chitôn araphos (Jn 19,23-24) ; enfin, les élus de lApocalypse lavent leur tunique dans le sang de lAgneau (Ap 22,14). On pourrait ajouter à cela une quantité dautres passages bibliques dans lesquels le vêtement joue un rôle symbolique, transactionnel, médiateur – et donc théologiquement signifiant –, à commencer par les nombreuses métaphores pauliennes, sans doute à connotation baptismale, autour du vêtement (Ep 4,24 ; 6,11-17 ; 2 Co 5,2). Il faut préciser quil ne sagit ici en rien détudier les vêtements liturgiques et/ou cléricaux, mais bien le vêtement et la mode en tant que tels. LA. y perçoit à juste titre le lieu dune nouvelle théologie de la culture, qui prend place à la fois dans le monde du commerce et des échanges, mais aussi dans celui des significations sociales et symboliques, donc également religieuses.

Les auteurs sur lesquels se fonde sa recherche sont multiples, théologiens (Thomas dAquin, Pie XII, Harvey Cox, Jürgen Moltmann) mais aussi philosophes (Levinas), sociologues et anthropologues. Létude débouche sur une relation entre le vêtement et une éthique écologique et planétaire ; le penseur de référence est ici le patriarche grec-orthodoxe Bartholomée Ier, dont la pensée est reprise par le Pape François dans Laudato si. Elle se termine par quelques réflexions sur la métaphorisation du vêtement à partir de pensées empruntées au mystique rhénan Maître Eckhart. De magnifiques images en quadrichromie accompagnent louvrage, dont des peintures de lartiste belge Caroline Chariot-Dayez qui combine abstraction et hyperréalisme pour dire le mystère chrétien, et cela uniquement à travers des plis de vêtements.

Le livre est préfacé par Mgr Gianfranco Ravasi, éminent bibliste italien, lun des rares théologiens proches du Vatican à sêtre engagé activement dans des projets artistiques contemporains ; on lui doit la réalisation dun pavillon du Saint-Siège lors de la biennale de Venise dart contemporain en 2013.

La bibliographie est quasiment exhaustive. Il y manque toutefois la mention des actes de la journée détudes organisée à lInstitut catholique de Paris en janvier 2008 sur « La couture inspirée : un enjeu pour lart sacré » (Transversalités 108, 2008), organisée par Sylvie Barnay, nourrie par une rencontre avec le célèbre couturier Jean-Charles de Castelbajac.

Dio tre volte sarto constitue la version italienne originale, et publiée en format de poche dans la nouvelle collection « A regola 379darte » lancée par lA. Dépourvue des nombreuses images en quadrichromie qui accompagnent louvrage dans sa traduction française, cette version est évidemment plus austère et moins plastique.

Jérôme Cottin

Alberto Fabio Ambrosio, Moda e religione. Vestire il sacro, sacralizzare il look, Milano, Bruno Mondadori, coll. « Collana scientifica Culture, moda e società », 2022, xiii + 122 + 19 pages en quadrichromie hors-texte, ISBN 978-88-6774-243-1, 18 €.

LA. creuse le sillon inexploité de la Mode – le mot est toujours écrit en majuscule – et de ses relations avec le religieux, mais ici de manière plus ciblée et en se déportant par rapport à la théologie. Il se concentre maintenant sur la seule Mode (et non plus sur le vêtement en général) et aborde ce phénomène du point de vue de lhistoire des religions (en particulier le catholicisme et le soufisme, dont lA. est un des spécialistes) et plus précisément dune philosophie de la Religion (mot également écrit en majuscule) ou plus exactement une philosophie religieuse de la Mode. Ce type dapproche nest pas possible sans le recours à une sociologie de la Mode, inspirée par une étude de Pierre Bourdieu qui a fait date. Cest laspect possiblement religieux de la Mode qui est donc étudié, à partir de trois points de vue qui constituent les trois parties de louvrage : les dogmes de la Mode (« La dottrina della Moda », p. 3-52), les rites de la Mode (« Riti mondani », p. 53-94) et léthique de la Mode, laquelle se présente principalement sous la forme dune esthétique, doù lintitulé de ce chapitre : « E(ste)tica della Moda » (p. 95-132). Le rapprochement mais aussi la tension entre ces deux champs de visibilité que sont la Religion et la Mode sont bien indiqués par deux expressions qui renvoient lune à lautre et qui constituent deux sous-chapitres : « Endosser la Grâce » (p. 21-34), et « Sacraliser le look » (p. 35-52).

La théologie protestante pourrait sembler bien étrangère à ce champ dexploration. Mais outre le fait que la démarche – penser la théologie hors du champ théologique – est connue et courante en théologie pratique, on pourrait se demander si une esthétique protestante ne serait pas naturellement plus proche de la Mode que de lobjet artistique. La Mode repose en effet sur une esthétique 380qui se porte, vivante donc, car destinée à revêtir lhumain. Elle est de surcroît historiquement située. Nest-ce pas dailleurs Roland Barthes, un penseur de culture protestante, qui, lun des premiers et de manière magistrale, a pensé Le système de la mode (1967) ?

Jérôme Cottin

Marie-Reine Renon (éd.), Les chants sacrés de Luther, Bach et Telemann. Actes du Colloque Vox Aurea Vox Sacra, dans le cadre du Jubilé de la Réforme, 29-30 sept. 2017 à la Cité de lOr-Église Saint-Amand, Saint-Amand Montrond, 2022, 90 pages, ISBN 978-2-9557295-2-6, 15 €.

Cet ouvrage abondamment illustré par des images en quadrichromie renferme les actes dun colloque interdisciplinaire qui sest déroulé dans « La cité de lor » sous les auspices et avec laide logistique de la mairie de Saint-Amand-Montrond, petite ville au sud de Bourges. Cette implication dune municipalité dans une manifestation portant sur une thématique clairement religieuse et plus précisément protestante est suffisamment rare pour être notée.

Luther, Bach et Telemann sont étudiés à travers le pouvoir spirituel de la musique, mais également – ce que le titre ne dit pas – la peinture de Cranach. Le soussigné a en effet eu loccasion de présenter le thème – aujourdhui largement connu – de la dimension théologique de la peinture du peintre de Wittenberg : « Lucas Cranach peint la théologie de Luther », tandis que Beat Föllmi fait létude parallèle avec la musique : « Luther et le chant : psaumes, hymnes et cantiques spirituels ». Deux autres contributions sur la musique viennent parfaire cet apport de la Réforme aux arts (visuels ou musicaux) avec, on sen doute, une première place accordée à la musique, selon la citation de Luther, mise en exergue du volume : « Die Noten machen den Text lebendig » (les notes donnent vie au texte).

En ce qui concerne Cranach, le soussigné a eu loccasion de présenter deux œuvres peu connues et redécouvertes il y a peu : la Maria Hilf (1537), devenue image pieuse dans son écrin argenté au-dessus de lautel de la cathédrale dInnsbruck, et le retable avec panneaux latéraux ouvrants (1539) de léglise Saint-Wolfgang de Schneeberg, récemment restauré et de nouveau visible.

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Louvrage est une contribution honnête, quoique thématiquement limitée, à lapport de la Réforme luthérienne aux arts, et réciproquement.

Jérôme Cottin

Mélina de Courcy, Christine Pellistrandi, David Sendrez, Le corps vu et révélé. Lart en dialogue avec la Bible. Préface de François Boespflug, Fribourg (CH), Academic Press Fribourg, 2022, 94 pages, ISBN 978-2-940715-17-6, 29 €.

Cet ouvrage de dimension modeste propose une lecture à trois voix de six œuvres dart extrêmement célèbres, à partir de la thématique du corps humain : le corps montré, magnifié, sexué, transfiguré ou ressuscité, mais aussi vulnérable, mort, torturé, tenté. Les trois approches se veulent complémentaires, lune plus esthétique et historique, la deuxième plus exégétique, la troisième plus théologique.

On sent toutefois quil sagit dune reprise de conférences orales car les commentaires, inspirés et inspirants, manquent souvent de rigueur, dargumentation et de développements ; parfois, des citations alignées tiennent lieu de commentaire ; les références bibliographiques sont minimalistes, et une lecture « catholicisante » semble dans certains cas déteindre sur lanalyse de lœuvre (par exemple, la comparaison du soleil derrière le Christ ressuscitant de Grünewald avec un ostensoir ; ou le juif crucifié de Chagall appelé « Christ »). Certains détails, fondamentaux pour la compréhension des œuvres, ont été oubliés : ainsi le rocher et la tombe du Christ ressuscitant du retable dIssenheim à Colmar, qui ne sont autres que les rochers de grès roses des Vosges, présents à quelques kilomètres du lieu dexposition du polyptique ; ou encore le défilé des prolétaires communistes, héros de la révolution bolchévique, présents dans la Crucifixion blanche de Chagall. Certaines lectures sont plus travaillées et pertinentes que dautres. On regrettera également que Bill Viola nait eut droit quà une mention dune page en conclusion. Dernier regret : les images en quadrichromie sont de très mauvaise qualité.

On ne peut toutefois que saluer lintention des auteurs, qui consiste à réhabiliter le corps, dans loptique dune anthropologie intégrale 382fidèle à la Bible ; ils mettent également en avant les connivences et convergences entre le corps montré dans les œuvres, lidéal dun corps assumé sexuellement et existentiellement, et le corps pensé théologiquement.

Jérôme Cottin

Martine Pouget-Grenier, Le dernier repas de Jésus au risque de lart contemporain, 1970-2010. Préface de Jérôme Cottin, Paris, Cerf, coll. « Cerf-Patrimoine », 2022, 240 pages, ISBN 978-2-204-14676-0, 25 €.

Louvrage est issu dune thèse de doctorat soutenue en 2017 à lInstitut protestant de théologie de Paris. LA. sest intéressée aux représentations contemporaines de la Cène, thème riche et pourtant non encore étudié jusquà présent. Cest là le principal intérêt de louvrage qui situe ces Cènes contemporaines « entre fidélité et subversion ». Si la Cène de Léonard de Vinci se présente souvent comme un modèle incontournable – autant à imiter quà dévoyer, contester, ou parodier –, certains artistes font preuve de nouveauté dans la construction du sujet, les matériaux, les personnages, les plans et les techniques utilisés. Ces Cènes contemporaines sont parfois agressives (Greg Semu), militantes et athées (Zeng Fanzhi), homosexuelles (Alfred Hrlincka), féministes (Renée Cox), métaphoriques (Jean-Christophe Ballot), aniconiques (Ben Willikens), autobiographiques (Olivier Christinat), énigmatiques (André Kertesz) ou encore animalières (Léon Ferrari). Cest dire que les artistes contemporains, loin de vouloir « représenter » le dernier repas de Jésus avec ses disciples, sinspirent de ce récit évangélique et de ses nombreuses représentations iconographiques pour dire et montrer tout autre chose. On est loin dun art confessant, « chrétien » ou liturgique, ou encore de lillustration biblique.

Létude souligne le paradoxe suivant, qui se vérifie également pour dautres thématiques chrétiennes (la figure de Jésus, la croix, Marie, Mère et enfant, la Pietà…) : alors même quil nexiste plus d« art chrétien » et que le christianisme se marginalise ou même disparaît de la culture contemporaine, ses figures et ses thèmes sont redécouverts, mais sur le mode de la citation, de la parodie, du clin dœil et du second degré. Doù la nécessité dune herméneutique de lœuvre dart, qui ne se contente pas dexpliquer lœuvre mais qui 383cherche à faire ressortir ses dimensions religieuses cachées, parfois même sous leur contraire (derrière la provocation, la proclamation ; derrière la répétition, la nouveauté).

Une telle approche des œuvres aurait pu être plus développée et davantage explicitée. Autre limite de louvrage : il tend à mettre sur le même plan des images secondaires, plutôt à caractère catéchétique (Corinne Vonaesch) ou liturgique (Arcabas), et des œuvres incontournables du xxe siècle (Andy Warhol).

Malheureusement, les contraintes de la publication font que toutes les œuvres dont il est question nont pu être reproduites. Il y en a quand même dix-huit, en quadrichromie et en pleine page.

Jérôme Cottin

THÉOLOGIE PRATIQUE

Missiologie

Gabriel Bach, Missionary Journeys to China, Alsace and Tahiti, Colombus (OH), Gatekeeper Press, 2022, 212 pages, ISBN 978-1-6629-1864-3, $ 14,99.

LA., professeur émérite au Dallas College (Texas), est lun des enfants du couple de missionnaires alsaciens Émile Bach et Monique Bach-Gelsel. Il publie des témoignages familiaux (textes et photos) sur une incroyable épopée familiale et missionnaire. Issus dune famille piétiste luthérienne alsacienne pour lui, également piétiste mais suisse et allemande pour elle, ils ont été pendant onze années au service de la célèbre Mission de Bâle en Chine (plus précisément à Hakka-Meishhien, dans la province de Kwangtung), à une époque particulièrement perturbée par le conflit sino-japonais et la Seconde Guerre mondiale. Revenu en Alsace, Émile Bach devient pasteur de paroisse à Huningue, tout en poursuivant diverses activités missionnaires et dévangélisation. Il répond à un appel à Tahiti – en laissant femme et enfants en Alsace – auprès dune communauté protestante chinoise, afin de pacifier des relations difficiles avec dautres Églises protestantes francophones. Onze mois après son arrivée dans les îles du Pacifique, il meurt dans un tragique accident de circulation. Son 384épouse – qui entretemps faisait vivre la paroisse et qui sest toujours engagée auprès de son mari dans de multiples tâches dintendance, de gestion, daccueil, dévangélisation, déducation – a dû quitter le presbytère pour trouver des moyens de subsistance, jusquà ce quelle prenne la direction dune œuvre diaconale, Trois Tilleuls, à Oberhoffen, dans le Nord de lAlsace. On mesure le courage, labnégation, le sens du devoir (on pourrait même dire du sacrifice de soi) de ces femmes de pasteurs et de missionnaires, qui travaillaient plus encore que leurs maris pour des tâches à la fois indispensables et souvent ingrates, sans reconnaissance officielle et bien sûr sans salaire. Les temps ont heureusement changé.

Louvrage, qui comprend de longs témoignages des protagonistes (lui et elle), se lit comme un roman : lécriture est claire, les situations historiques et ecclésiales sommairement mais précisément expliquées. Cest, surtout, un morceau dhistoire vu à travers le prisme dune famille fortement ancrée dans le terreau alsacien, tout en se situant au croisement de multiples lieux, langues et continents. Cette activité missionnaire témoigne des nombreuses œuvres de réconciliation et de paix, dans un monde en guerre : entre Français et Allemands (le pasteur-missionnaire, comme tout Alsacien de lépoque a dû changer plusieurs fois de nationalité et de langue) ; entre Europe et Asie ; entre théologie inculturée et témoignage confessant ; entre christianisme et autres religions (juives et orientales), entre différentes œuvres missionnaires. On réalise que la mission ne fut pas uniquement colonialiste, mais au contraire avant-gardiste sur certains aspects, car elle sut développer des modèles communautaires pluriculturels et plurilinguistiques ; cela, grâce à des personnalités hors norme et qui avaient vécu dans leur histoire la violence des oppositions guerrière, linguistique et culturelle de la première moitié du xxe siècle.

Jérôme Cottin

Thomas Wild, Paul Berron, au secours des Arméniens. Préface de Jean-François Zorn, Maisons-Laffitte, Ampelos, 2022, 164 pages, ISBN 978-2-35618-231-9, 14 €.

LA., qui fut pendant de nombreuses années permanent de lAction chrétienne en Orient (ACO), nous propose un récit de sa 385fondation en 1922, œuvre du missionnaire et pasteur alsacien Paul Berron (1887-1970). Il centre son récit sur laide aux Arméniens réfugiés principalement en Syrie après le génocide de 1915-1917, mais aussi, après leur expulsion de Smyrne (aujourdhui Izmir) et de Cilicie en même temps que les Grecs en 1922, au moment de la reprise en main de cette région par les nationalistes turcs. Cest donc un morceau de lhistoire complexe du sauvetage de ce peuple dépouillé de tout et de laide qui lui a été apportée qui nous est raconté, du fait de lintuition de ce personnage clé que fut Paul Berron. Sa situation de missionnaire alsacien, travaillant dabord pour les missions allemandes (le Hilfbund de Francfort), puis après 1918 pour lœuvre diaconale française quil avait créée, lui a permis de développer cette nouvelle structure missionnaire originale que fut, et qui est encore, lACO.

On nentrera pas dans le détail de ces réalisations dont lun des centres fut Alep, avant de sétendre à Beyrouth au Liban et même dans la région de la Djéziré en Mésopotamie syrienne, aux frontières de la Syrie, de lIrak et de la Turquie. Quatre points méritent toutefois dêtre soulignés. 1) Cette œuvre missionnaire sest caractérisée dès le départ par un souci plus humanitaire et diaconal que missionnaire. Elle tranche avec dautres types de mission, nettement plus évangélisatrices et colonialistes. Ici, le souci de lautre fut premier, ainsi que le respect des sensibilités et des croyances (même si les statuts de lACO évoquaient « La mission parmi les musulmans »), de même que la conscience quil existait dans ces régions orientales une présence chrétienne plus ancienne que le christianisme occidental. 2) Lœuvre témoigne de la volonté de saccorder et de sentendre avec de nombreux organismes missionnaires émanant de multiples pays et confessions, au sein même du monde protestant, et cela, dans une région qui vit saffronter, du fait des deux guerres mondiales, Français et Allemands, le Liban et la Syrie devenus protectorats français après 1918. 3) Lentreprise sest exprimée dans une « inculturation » qui nécessitait en premier lieu dapprendre non seulement une langue mais trois : larabe, le turc et larménien, langues complexes auxquelles sajoutaient les langues parlées en Alsace (lallemand et le français, parfois même lalsacien) et, si possible, langlais. 4) Cette entreprise a été marquée par une forte présence féminine. Si le statut de missionnaire ne fut pas accordé aux femmes qui eurent la vocation de partir servir au Moyen Orient, elles furent cependant nombreuses et motivées ; elles développèrent, 386par un dévouement remarquable sur place, un réel élan missionnaire. Les pasteurs (hommes), à limage de Paul Berron, consacraient une partie importante de leur temps et de leurs forces à dincessants voyages entre lEurope et ces lieux souvent reculés, à la recherche de fonds ainsi quà des négociations entre œuvres, institutions et Églises, afin déviter un climat de concurrence entre tous.

Si louvrage se concentre essentiellement sur laide aux communautés arméniennes (y compris celles arrivées en France), il traite aussi des autres engagements de lACO après la Seconde Guerre mondiale, à Beyrouth bien sûr, mais aussi en Iran, en Algérie et en Alsace. On peut dire que lœuvre de Paul Berron fut vraiment prophétique, en ce sens quavant les autres, il sut percevoir la misère du peuple arménien persécuté, apatride et réduit à létat dune effroyable pauvreté. Il sut y répondre par des initiatives certes limitées, mais concrètes, efficaces et salvatrices.

Jérôme Cottin

Ecclésiologie

Fritz Lienhard, Lavenir des Églises protestantes. Évolutions religieuses et communication de lÉvangile, Genève, Labor et Fides, coll. « Pratiques »39, 2022, 385 pages, ISBN 978-2-8309-1774-1, 29 €.

Dans cet épais volume, Fritz Lienhard, professeur de théologie pratique à lUniversité de Heidelberg, relève le défi de proposer des outils pour les responsables au sein des Églises (p. 11), alors que celles-ci affrontent une sécularisation avancée de la société.

Dans une première partie, lA. fournit un tour dhorizon des observations sociologiques avec « loptique particulière du théologien pratique » (p. 19). Les mutations religieuses conduisent à la marginalisation des Églises (chap. 1). Trois grands processus sont en cours. Premièrement, la pluralité confessionnelle (p. 30-51) : en France, la laïcité constitue une solution de gestion de cette pluralité. Le deuxième est la différenciation fonctionnelle (p. 51-67), la religion devenant un domaine parmi dautres des activités de la société. Le troisième est lémergence de lathéisme (p. 67-96), parachevant cette marginalisation des Églises par la valeur athée des normes de la société.

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Ce tableau sombre est à relativiser, selon lA., par un possible retour du religieux, objet dun deuxième chapitre. Il y a tout dabord le fait que les Européens très sécularisés connaissent un renouvellement démographique faible, alors que les autres parties du monde, moins confrontées à la baisse des croyances, voient leur population augmenter. On relève ensuite dans cette « postmodernité » désenchantée (p. 106-113), marquée par « une sécularisation qui perdure » (p. 113-119), « un intérêt renouvelé » (p. 119-149) pour la chose spirituelle, spécialement celle vécue de manière individualisée. Cependant, cette individualisation a des limites (p. 149-159), car il est difficile de transmettre une croyance sans un dispositif religieux (p. 155-159) auprès dindividus principalement indifférents à la croyance religieuse. Le bilan de lA. sur le retour du religieux est donc « contrasté » (p. 159-162).

Ce tour dhorizon pose les bases de propositions théologiques que lA. fournit en deuxième partie du volume. La première piste est de saisir lesprit du temps, en quête dexpérience individuelle, pour remettre lEsprit Saint à sa juste place dans la spiritualité protestante. Pour cela, lA. propose de revenir à lexpérience religieuse du « Dieu en nous » (p. 182-196) en évitant linclusivisme tel quentendu en théologie des religions (p. 196-214) et en encourageant au dialogue pluriel, comme cela se fait en théologie comparative des religions. Cette théologie permet « doffrir une réflexion au sujet de la manière de vivre cette confrontation quotidienne des différentes traditions » (p. 200). Dans ce cadre, la théologie chrétienne de la croix « provoque un autre usage de la raison – et par extension – des traditions non chrétiennes » (p. 214). À cette proposition sajoute une importante partie sur la théologie du Saint-Esprit (p. 214-248) où lA. propose un modèle trinitaire en triangle : « le Père “envoie” et le Fils et lEsprit, qui sont eux-mêmes en interaction » (p. 245). Comme « la pratique de la spiritualité sépanouit à lintérieur du dispositif mis en place par la parole, toujours portée par autrui » (p. 253), lA. poursuit sa réflexion dans un important chapitre sur la communication de lÉvangile et lidentité ecclésiale.

Il souligne tout dabord le fait que lÉvangile est une parole reçue qui est retransmise (p. 257-296) et qui pousse lÉglise à lévangélisation par une présence. Pour cela, il est nécessaire davoir de laudace et de la créativité dans les formes de prise de parole, allant de la prédication à des formes artistiques favorisant les aspects émotionnels (p. 313) et permettant une rencontre (p. 300-308). Aux 388yeux de lA. le témoignage de lÉglise dans la société actuelle doit procéder dun double mouvement : celui qui consiste à inscrire lÉglise dans la réalité contemporaine en proposant des activités « hybrides » (comme Fresh expressions) (p. 332-348) et celui qui « consiste à faire apparaître la plausibilité de lattitude chrétienne dans son ensemble » (p. 352).

Un dernier chapitre (« Bilan et perspectives ») synthétise les principales observations et thèses de lA., ce qui fait de ce livre un ouvrage clair et didactique à la portée du public visé des responsables dÉglise. Sans donner trop dillusion à ses lecteurs et lectrices, lA. tente desquisser une voie daction possible de lÉglise susceptible de lui tracer un avenir dans la sécularisation avancée.

Sur le plan académique, sans que cela soit explicitement annoncé, ce volume constitue une discussion – du point de vue théologique – de la célèbre thèse de Charles Taylor que lon trouve dans LÂge séculier, ouvrage paru en anglais en 2007 et traduit en français en 2011 (Seuil). La réflexion du philosophe canadien constitue la trame évidente du présent livre. La discussion aurait gagné à une intégration plus poussée des débats avec Jürgen Habermas. Les propositions de ce dernier autour dune « société post-séculière » auraient méritées une attention particulière dautant que lA. est très au fait des débats en cours en Allemagne. Les deux philosophes ont beaucoup débattu, au moins sur la sécularité et le multiculturalisme avant et après le livre de Taylor. Pour le religieux, Taylor voit une transformation d« imaginaires sociaux », Habermas observant pour sa part un bouleversement des « visions du monde ». Quand le premier perçoit lémergence dun marché religieux où croire est une option parmi dautres, le second propose plutôt « une traduction » des propositions religieuses pour quelles puissent contribuer à enrichir le débat public. La proposition du philosophe allemand, qui est absente du livre, mériterait pourtant que lA. y consacre une réflexion puisquelle en résume remarquablement bien le quatrième chapitre.

Christophe Monnot

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Maxime Morand, avec les contributions de Daniel Fatzer et Hans Strub, Cultures chrétiennes et pratiques ressources humaines. Essai à livre ouvert, Lausanne, Favre, 2020, 183 pages, ISBN 978-2-8289-1843-9, 15 €.

Morand est un ancien moine cistercien, devenu prêtre puis DRH dans une grande banque suisse ; Fatzer est un pasteur de lÉglise protestante du Canton de Vaud mis en chômage par son institution après un conflit violent ; Strub est formateur au sein dune structure en Suisse alémanique. Fatzer « rebondit » – cest lexpression maintes fois utilisée – aux conseils managériaux de Morand, par une écriture en couleur sépia. Les A. reviennent souvent sur ce triumvirat pour expliquer la complémentarité, loriginalité et aussi une certaine impertinence dans leur démarche. Cela a le mérite de lhonnêteté, mais perturbe quelque peu le lecteur, qui a parfois limpression dassister à des règlements de compte. LÉglise en tant que structure organisationnelle et lieu de pouvoir est vivement critiquée, au nom dune professionnalisation des relations humaines et surtout dune meilleure gestion des relations de pouvoir dans le milieu professionnel non ecclésial.

Louvrage fait partie de cette littérature actuellement florissante en théologie pratique, qui consiste à combiner quelques notions théologiques et/ou ecclésiologiques (souvent imprécises et rudimentaires) avec des conseils de type managérial ; cest ainsi que la notion de leadership dÉglise est devenue un label courant. Lidée principale est que les Églises devraient sinspirer de la manière dont les grandes entreprises gèrent leur personnel salarié, afin déviter les conflits, les excès de pouvoir, le trop plein de jugements subjectifs et affectifs. Au nom de notions théologiques telles que le sacerdoce universel des baptisés ou la vocation pastorale, on a sans doute sous-estimé la situation réelle des salariés de lÉglise – la plupart étant des pasteurs, mais il y a aussi des diacres, des assistants pastoraux, des secrétaires et autres ministères salariés. Des conseils utiles sont donnés sur la manière de choisir un responsable salarié, de combattre les rumeurs et les murmures, dévaluer les personnes et leur travail, de gérer les tensions et les conflits (les règles de Saint Benoît et de Taizé sont convoquées comme sources dinspiration).

Sur ces derniers aspects, les A. nont pas tort de revendiquer une meilleure professionnalisation des relations entre la direction et ses salariés au sein de lÉglise. Toutefois, la gestion des relations 390humaines en entreprise peut-elle être prise comme modèle pour la gestion des relations humaines en Église ? Leurs finalités respectives ne sont pas les mêmes, non plus que leurs moyens financiers et humains. Enfin, la situation dÉglises détachées des structures étatiques et en contexte ultra minoritaire (comme cest le cas partout, sauf en Alsace-Moselle et dans certains cantons suisses) nest pas prise en compte.

Jérôme Cottin

Spiritualité

Anna Kricka, Nelli Solonko (dir.), Pérégrinations vers le divin, Paris, Cerf, 2022, 439 pages, ISBN 978-2-204-15357-7, 29 €.

Cet imposant volume constitue les actes dun colloque international et pluridisciplinaire qui eut lieu en juin 2019 en Pologne, à lUniversité de Szczecin, et dans létablissement universitaire de Pobierowo, sur la côte baltique. Les 35 auteurs de ce volume sont principalement des chercheurs en littérature française (de toutes les époques, ce qui fait que les contributions sétendent du Moyen Âge à lépoque contemporaine), provenant duniversités françaises, canadiennes, italiennes et surtout polonaises. Quelques poètes et écrivains sont également présents. Le colloque sest ouvert par la contribution dune invitée dhonneur, la philosophe Chantal Delsol.

À lamplitude géographique et temporelle susmentionnée sajoutent deux autres caractéristiques : la métaphorisation de lidée de pérégrination, de chemin ; lusage de la notion de divin en un sens très large. Cest ainsi que louvrage, qui comprend certes quelques contributions liées au christianisme (très peu en fait), souvre aux spiritualités juive, musulmane et orientale, voire aux « spiritualités athées ». Il en résulte une impression un peu désagréable de vaste fourre-tout, comme si la seule ligne directrice de ce livre était constituée par deux « mots valises » (« pérégrination » et « divin ») qui peuvent accueillir à peu près nimporte quelle thématique.

On sétonne que, sur un tel sujet, aucun théologien ou historien des religions nait été sollicité, ni même aucun spécialiste de la littérature mystique. Mais on comprend que le but de ce colloque était de réunir les spécialistes de littérature française à travers plusieurs 391ères linguistiques et dans un pays non francophone (la Pologne), ce qui constitue en soi une performance à saluer. Au milieu de ce foisonnement, le lecteur trouvera certainement quelques articles originaux et qui lintéresseront ; pour ce qui concerne le soussigné, on mentionnera entre autres : « Le Christ intime de Louis Dantin » (un prêtre canadien défroqué, anticlérical et demeuré pourtant croyant) ; « Litinéraire spirituel de saint François dAssise selon Christian Bobin » ; « La conversion [au christianisme] de Ernest Psichari dans le sable du Sahara » ; « LAmour qui fait lâme vive, une lecture en miroir de Marguerite Porete [1310] » (brûlée vive pour avoir écrit le Miroir des simples âmes anéanties) ; « À la recherche du divin. Le Juif errant va à lencontre de son homologue légendaire » ; « Expériences spirituelles marginales dans la littérature française des xxe et xxie siècles » ; « Léon Bloy et la Bible ». On trouve également plusieurs articles consacrés à la poésie de Charles Péguy.

Jérôme Cottin

Accompagnement pastoral

Sylvie Barth, Le développement durable du couple. Une présence dEsprit. Préface dAlain Thomasset, Paris, Cerf, 2022, 335 pages, ISBN 978-2-204-14937-2, 25 €.

Ce travail est issu dune thèse de doctorat soutenue en 2017. Sylvie Barth a par ailleurs participé, pendant plusieurs années, aux travaux du GREPH (Groupe de recherches en théologie pratique et herméneutique) de lunité de recherche « Théologie protestante » de lUniversité de Strasbourg. LA., laïque, mère de famille nombreuse, permanente du mouvement Fondacio Chrétiens pour le monde et accompagnatrice de couples (en difficulté), propose une théologie du « couple électif » (qualifié aussi de « coélectif »), expression sur laquelle elle revient souvent (voir chap. 6). Elle qualifie un homme et une femme qui se choisissent librement, en vue dun projet de vie dans la durée, sur la base dun amour réciproque qui évolue, quil faut nourrir et protéger.

Certaines ouvertures sont perceptibles par rapport à léthique traditionnelle du couple et de la sexualité en catholicisme : le découplage des notions de couple et de mariage – un couple vaut 392dabord par ce quil vit intérieurement, duellement et spirituellement, plus que par lacte du mariage –, la réalité de la contraception, léventualité de séparations, vécues non comme une rupture avec Dieu, mais comme une crise qui peut être dépassée en vue dune future reconstruction. Les textes bibliques fondamentaux pour la notion de couple sont étudiés et présentés, même si les textes romains auxquels il est fait référence sont clairement tenus pour normatifs (en particulier Gaudium et Spes, Amoris Laetitia et certains écrits de Jean-Paul II).

Cest sans doute sur les questions anthropologiques et relationnelles que cette réflexion est la plus novatrice. LA. met en question lidée que le couple doit être pensé en termes de complémentarité : il est dabord une « dyade » (un duo), non une monade.

Elle déploie une théologie du couple ouverte sur la modernité, tout en étant ancrée dans la Tradition. En fin de compte, le mariage (chrétien) reste une valeur sûre qui est à redécouvrir. On regrettera que les questions actuelles autour du couple et du mariage ne soient pas abordées : le remariage des couples divorcés, les couples du même sexe, ou encore (situation de plus en plus courante) le couple dont lun est croyant (catholique) et lautre non. La pédopornographie est certes clairement condamnée (p. 25), mais rien nest dit concernant ces abus dans les milieux ecclésiaux. Cette pensée théologique du couple reste donc finalement et en profondeur assez traditionnelle, malgré quelques accents modernes et un humanisme généreux, ouvert à la présence et à la puissance de lEsprit-Saint.

Jérôme Cottin

François Nakatala, Le désir de Dieu et le service du prochain. Une éthique à actualiser pendant le temps du coronavirus. Préface de Marcel Metzger, Zurich – Münster, LIT Verlag, 2021, 108 pages, ISBN 978-3-643-91371-5, CHF 19,90.

Le principal mérite de cet ouvrage est daborder un phénomène mondial qui nous a tous touchés (la pandémie du Coronavirus en 2019 et 2020) et qui a déstabilisé aussi bien nos institutions séculières que nos Églises. Mais cela justifiait-il une publication telle que celle-ci, un ouvrage de pastorale qui répond à des questions simples par des réponses simples et qui laissera le théologien sur sa faim ?

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LA. sétend longuement sur des questions qui ne se sont pas forcément posées dans notre société (liens entre le virus et Dieu, entre le virus et la fin du monde), ou alors de manière très périphérique et minoritaire. Il propose un recentrage autour dune éthique de lamour, amour de Dieu et amour des autres. La plupart des paragraphes sont marqués du sceau de la banalité et de la platitude (« Ne nous sentons pas seul », « Dieu garde toujours le contrôle », « Nous appartenons à une grande famille », « Nous sommes tous égaux ») ou traduisent une vision conservatrice et simplificatrice de la foi et du christianisme (« Dieu notre refuge et notre force », « Lespérance au Christ, vainqueur du monde »). Ce travail relève à notre sens plus dun mémoire de fin détudes que dune recherche ayant vocation à être publiée.

Jérôme Cottin

Homilétique

François-Xavier Amherdt, Recherches en prédication. Nouvelles tendances suite à Evangelii Gaudium,Zurich – Münster, LIT Verlag, coll. « Recherches pastorales » 2, 2019, 124 pages, ISBN 978-3-643-80267-5, CHF 19,90.

Le spécialiste de lhomilétique en catholicisme quest Amherdt, professeur de théologie pratique à lUniversité de Fribourg, reprend et développe un article publié dans notre revue (RHPR 98, 2018, p. 59-78). Il place ses recherches sous le patronage de lencyclique papale Evangelii gaudium (2013), maintes fois citée au cours de louvrage. On ne peut que se réjouir du fait que le catholicisme sintéresse actuellement de plus près à lhomilétique et quil le fasse en prenant en compte la diversité des recherches contemporaines dans ce domaine dont un bon nombre, on sen doute, est issu de lhomilétique protestante, germanique et états-unienne (la « new homiletic »).

LA. présente ainsi lhomélie de manière plurielle : comme lecture spirituelle (la lectio divina) ; comme jeu polyphonique dintertextualité ; comme événement (« Preaching as avent »), comme performance jubilatoire ou, plus classiquement, comme rhétorique.

Des éléments ternaires de la rhétorique antique sont utilement rappelés (pathos, logos, ethos, ou encore docere, delectare, movere) ; 394louvrage est en revanche affaibli du fait que lA. mélange des techniques, styles ou thématiques homilétiques avec des intentions ou des idéaux métaphorisés tels que : « un enfantement à la vie », « [devenir] des Jean-Baptiste », « une homilétique dengendrement ».

Une certaine spiritualité catholique transparaît parfois de manière trop visible voire incongrue, comme, par exemple (p. 99), le fait dappeler le Christ « lÉpoux » ou de prendre Bernadette Soubirous, « un simple porte-parole », comme modèle « du prêcheur ». (Il nest évidemment jamais question de prédicatrice ni dhomiléticienne.)

Louvrage est truffé de références bibliographiques en notes, mais on ne peut se départir de limpression quil a été rédigé trop vite : peu de transitions entre les thématiques, peu de problématisation de celles-ci. La participation de lassemblée à lécoute homilétique est certes soulignée, mais sans que celle-là soit véritablement co-constructrice de lannonce du kérygme, perspective qui constitue en revanche un champ de recherche en homilétique protestante contemporaine.

Jérôme Cottin

Catéchétique – formation dadultes

François-Xavier Amherdt, Lanimation biblique de la pastorale. 120 propositions pratiques, Namur, Lumen Vitae, 2017, 183 pages, ISBN 978-2-87324-570-2, 18,50 €.

LA. a déjà écrit plusieurs ouvrages sur la Bible et lhomilétique, ce qui est à souligner venant dun théologien catholique. Il propose ici un manuel à visée pratique, à destination des animateurs bibliques et des responsables. Cette réflexion est placée sous le chef de lexhortation apostolique Verbum Domini (2010) de Benoît XVI. Ces documents pontificaux, largement référencés, montrent la place grandissante quoccupe la notion de Parole de Dieu dans la doctrine et lenseignement de lÉglise catholique romaine.

LA. réussit le tour de force de présenter pas moins de 120 propositions facilitant la découverte de la Bible par et pour le peuple de lÉglise, sous forme danimations, de discussions et de débats, mais aussi de jeux, de découvertes personnelles, et parfois de simples gestes (par exemple, donner une Bible à un couple à loccasion de son mariage, pratique connue et courante dans le protestantisme).

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Tout est bon à prendre quand il sagit de rendre la Bible « désirable », selon lexpression du pédagogue jésuite belge André Fossion, souvent cité : la rhétorique, la prière, le jeu, la mise en situation, la musique, les arts, et jusquà Internet. Certaines propositions nous sont étrangères, comme « Lire la Bible avec les Saints dhier et daujourdhui » ou « Intensifier les liens entre Magistère, pasteurs, théologiens et exégètes » ; dautres nous paraissent ressembler à de pieuses intentions, comme « Tenir constamment lunité divino-humaine des Écritures saintes » ; dautres encore ressemblent à une étude biblique classique, comme « Mettre en œuvre les méthodes historico-critiques », « Avoir recours à lanalyse narrative des récits », « Comparer la portée des diverses lectures en les appliquant à la même péricope ». Les nouvelles méthodes de découverte de la Bible comme le « Bibliodrame » et le « Godly Play » sont bien mentionnées. Il manque en revanche le « Bibliologue », pourtant fort utilisé dans les milieux de lanimation biblique.

Le livre est accompagné dune bibliographie importante, mais on sétonne que, compte tenu du thème, les ouvrages et articles protestants sur la Bible mentionnés soient peu nombreux. Un lexique fourni de quinze pages clôt lensemble.

Jérôme Cottin

Antonio Scattolini, Ester Brunet, Gustate e vedete. Per un annuncio del Vangelo con arte, Torino, Elledici, 2020, 205 pages, ISBN 978-88-01-06642-5, 14 €.

Cet ouvrage aurait tout aussi bien pu être présenté dans la rubrique « Histoire et théologie des Arts » car Ester Brunet est une historienne de lart vénitien, spécialiste du Tintoret. Mais la visée de ce livre est clairement catéchétique et pastorale, puisquil sagit « dannoncer lÉvangile par lart ». Les deux A. ont du reste lancé en 2018 le projet Ar-Theo (www.arttheo.it) qui vise à étudier et à utiliser le patrimoine artistique à des fins pastorales.

Cet ouvrage veut être une introduction méthodologique, proposant différentes pistes pour aborder lart dans une double dimension, à la fois esthétique et apologétique (ou encore évangélisatrice et catéchétique). Mais il se présente aussi comme un compte rendu dexpériences, soutenu par une réflexion de nature anthropologique et théologique, sur la notion du beau et sur le statut de lœuvre dart.

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Les A., et particulièrement Antonio Scattolini, prêtre du diocèse de Vérone, qui est responsable dune pastorale et catéchèse par lart, font ainsi le bilan dannées de formation religieuse de jeunes et dadultes par le moyen des œuvres dart. Dabord, celles du passé, les œuvres du patrimoine artistique de lart chrétien – la région du Nord-Est de lItalie (Vérone, Venise, Padoue, le Triveneto) en est saturée – mais aussi – et cest une perspective nouvelle – lart contemporain ; Bill Viola est ainsi plusieurs fois mentionné. Si les œuvres chrétiennes sont privilégiées, la démarche proposée va au-delà, en suggérant diverses voies dapproches de lart, en particulier celle de la beauté.

Une triple démarche est ainsi proposée : 1) comprendre une œuvre dart en tant que « document » (étude objective) ; 2) laborder comme témoignage (étude de la subjectivité, de lauteur, mais plus encore du spectateur) ; 3) lappréhender par le biais dune approche spirituelle, en considérant lœuvre comme « trace du passage de Dieu ». Tout en évitant le risque idolâtre – Dieu ou le Christ ne sont pas matériellement présents dans lobjet artistique –, celui-ci peut se présenter comme une métaphore du divin, une trace de lEsprit, un signe, un miroir (1 Co 13,12) ou un écho de la rencontre entre Dieu et lhumain.

Une abondante bibliographie, dans laquelle la littérature francophone est bien représentée, indique les sources dinspiration des A. et montre également à quel point lesthétique a, ces dernières années, fait son entrée en théologie pratique, en pédagogie et en catéchétique. Cest que lart, sous toutes ses formes, est un moyen privilégié pour la pastorale de « la Seconde Annonce » mise au point par Enzo Biemmi, une approche de ré-évangélisation des adultes déchristianisés qui prend en compte la culture et lanthropologie, et que revendiquent aussi les A. de cet ouvrage.

Jérôme Cottin

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VIENT DE PARAÎTRE

Matthieu Arnold, Volker Leppin, Marc Lienhard (éd.), Luther à Worms 1521-2021. Les événements et leur réception, Strasbourg, Association Presses Universitaires de Strasbourg, coll. « Écriture et société », 2023, 273 pages, ISBN 978-2-38571-002-6, 28 €.

Avec la publication des 95 thèses « sur le pouvoir des indulgences » (31 octobre 1517), la comparution de Luther devant Charles Quint à Worms (17-18 avril 1521) est lun des événements les plus emblématiques de la Réforme. Elle marque également lépilogue de l« affaire Luther » déclenchée par la contestation des indulgences, puisque, suite au refus de Luther de se rétracter, lÉdit de Worms le mit au ban de lempire. Aussi ce volume, fruit dun colloque qui – en raison des restrictions alors en vigueur – sest tenu en visioconférence le 9 juin 2021 à linitiative du GRENEP et de lInstitut für Spätmittelalter und Reformation (Tübingen), constitue-t-il en quelque sorte le pendant de « La vie tout entière est pénitence… », paru en 2018 dans la même collection. Dans les deux cas, il sagit du seul ouvrage scientifique en français consacré spécifiquement à un épisode fondateur de la Réforme et à sa réception.

Des onze articles quil renferme, seuls trois avaient été présentés en français lors du colloque (M. Lienhard, M. Arnold et F. Muller) ; les huit autres ont été traduits de lallemand par Annemarie Lienhard, Nicole de Laharpe et le soussigné. Ces études sont regroupées en quatre sections : I. La comparution et son contexte ; II. Les premières étapes de la réception ; III. La réception, du xviie au début du xxe siècle ; IV. La réception en images et dans les films.

Dans la première section, Rolf Decot campe longuement le contexte de la diète de Worms de 1521, en la situant par rapport aux diètes dEmpire de 1518 (Augsbourg) à 1556 (Ratisbonne) et à leur traitement de la question religieuse. Theodor Dieter examine avec soin la déclaration de Luther, en particulier la manière dont il se réclame de sa conscience ; il juge que, concernant les anabaptistes, les Réformateurs nont pas accepté le principe que Luther avait revendiqué pour lui à Worms. Marc Lienhard traite de la réponse de Charles Quint, qui nétait pas en premier lieu lexpression de sa piété personnelle, même si lempereur parle une dizaine de fois 398en « je » pour montrer son adhésion à la tradition de sa maison souveraine.

Les premières étapes de la réception de Worms (section II) commencent par les présentations, contemporaines des événements, que Luther en donne dans sa correspondance en exprimant sa déception de navoir pu discuter publiquement des questions relatives à la foi ; dans ses regards rétrospectifs des années 1530 et 1540, il souligne limportance de lattachement à la Parole de Dieu pour mettre ses coreligionnaires en garde contre des concessions contraires à lÉvangile (Matthieu Arnold). Les Propos de table étudiés avec acribie par Volker Leppin mettent en évidence la dimension du martyre, qui apparaît déjà dans certaines lettres de Luther ; toutefois, ces Propos apportent peu de renseignements factuels sur la comparution à Worms car leurs rédacteurs les ont insérés dans un cadre narratif plus large. Les premières biographies de Luther, présentées par Ingo Klitzsch, peuvent surprendre le lecteur contemporain dans la mesure où, à lexception de la biographie de Ludwig Rabus, le discours de Luther à Worms ny joue pratiquement aucun rôle ; comme les Propos de table, ces biographies nous renseignent davantage sur leurs rédacteurs – quils soient fidèles à la foi traditionnelle, comme J. Cochlaeus, « gnésioluthériens » ou « philippistes ».

Les trois contributions de la section III traitent différents aspects de lhistoire de la réception de la comparution de Luther à Worms du xviie siècle au début du xxe siècle, en se fondant sur des genres littéraires variés. Cest ainsi que, pour illustrer la diversité des interprétations de la diète de Worms, Martin Kessler sappuie sur des recueils de sermons, des programmes scolaires, des thèses de théologie, différents types dessais ou encore des articles encyclopédiques et des récits de voyage. Jürgen Kampmann se concentre sur la littérature catéchétique du xixe siècle, en ayant soin de comparer les productions catholiques, aux contours nettement anti-réformateurs et anti-impériaux, aux catéchismes protestants, qui soulignent la « conscience », la « bonne cause », l« action audacieuse » ou encore le « discours libre » de Luther ; il traite aussi de la littérature domestique catholique et protestante, ainsi que de quelques présentations scientifiques et des jubilés de 1817, 1883 et 1917, lesquels furent marqués par des considérations nationales, voire nationalistes. Wolf-Friedrich Schaeufele étudie quant à lui les biographies de Luther parues depuis le jubilé de 1983 jusquà celui de 2017 inclus ; sa 399contribution, qui connaît parfaitement les biographies françaises, met en évidence les jugements historiques et théologiques contrastés à propos du recours de Luther à sa conscience.

La dernière section présente la réception de Luther dans les images et dans les films du xxe siècle. Frank Muller traite des images de 1521 à nos jours, puisque son étude commence par les célèbres portraits de Cranach de 1520-1521 et sachève par le détournement, par le parti politique NPD dans une affiche de 2017, à la fois dun portrait de Luther et de ses propos à Worms : « Je voterais NPD. Je ne pourrais pas faire autrement (Ich könnte nicht anders). » Dans une suggestive étude consacrée à la comparution à Worms dans les films portant sur Luther, Johannes Schilling présente près dun siècle de filmographie, depuis Le Rossignol de Wittenberg (film muet, 1913) jusquau Luther dEric Till (2003), en passant notamment par le Luther de Hans Kyser (1928), caractérisé par une passion anti-romaine brutale, le Martin Luther dIrving Pichel (1953, avec Niall McGinnis dans le rôle-titre) et le Martin Luther de la RDA (1978/1983), film télévisé en cinq épisodes dune durée de sept heures et demie.

Non seulement, à la différence des quelques autres travaux parus en 2021 et en 2022 sur le même sujet, ce volume collectif analyse de manière détaillée la déclaration de Luther et la réponse de Charles Quint, mais il est encore le seul à traiter des films et des récentes biographies du Réformateur. Compte tenu de la coopération entre des historiens et des théologiens allemands et français, il est également le seul à faire droit tant aux études rédigées dans la langue de Luther quaux écrits parus dans celle de Calvin. Un index des noms propres et des lieux en facilite la consultation.

Matthieu Arnold

Jean-François Collange, Croire. Incroyance, foi et religion au xxie siècle, Lyon, Olivétan, 2022, 237 pages, ISBN 978-235479-600-6, 20 €.

De prime abord, le croire et la foi ne suscitent aujourdhui quattentions réticentes ou mesurées. Souvent présenté comme déraisonnable – sinon en franc conflit avec la raison –, le croire sinscrit actuellement a priori dans les franges de lexistence. Or peut-on vivre sans croire ? Peut-on affronter les défis qui pavent 400toute existence sans espoir et sans projet ? Sans tenir fermement à une amitié et à un amour et être porté par eux ? Peut-on éprouver lhumaine condition sans être soutenu par un minimum de convictions qui en signent lhonneur et la pérennité ? Sans y croire ?

Cest à tenter de démêler ces différents moments que sefforce le présent ouvrage. Deux traits caractérisent alors un croire, compris comme marque fondamentale de lhumanité des humains. Croire permet en effet dabord de « lever les yeux » au-delà de la pure factualité du réel. Cest grâce à son action que sens et avenir peuvent simaginer, se dire et sélaborer. Limagination et la fiction (qui ne sauraient signifier mensonge et erreur) en sont les marques distinctives et lui permettent de déployer toutes ses potentialités. De ce fait, culture, sciences, éthique et religions nappartiennent pas à des domaines rigoureusement séparés, voire opposés. Elles déclinent, chacune à sa manière, les variations dune même manière de se porter (ou dêtre porté) au-delà de soi-même. Or – second trait fondamental – ce « transport » ne se révèle jamais aussi fort et complet – il y trouve même son origine profonde – que dans la rencontre, léchange et la vie dautrui et avec lui. Le croire se mue alors en con-fiance. Ce quexprime la préposition « en/dans » qui lui est adjointe : il ne sagit plus alors de croire simplement quelque chose, mais de faire un pari sur les qualités de quelquun (chap. 1).

Aussi le croire savère-t-il fondement de toute relation inter-personnelle, économique, sociale et politique. Quant à la foi, elle mûrit ou sublime le croire et la confiance en leur permettant d« oser croire envers et contre tout ». Cest ce que montre notamment le Jésus des évangiles rendant le malade à lui-même en lui disant « ta foi ta sauvé » ou appelant à croire que « Dieu [lui-même] croit » en sa créature et en sa création (Mc 11,22 sq.). Cette foi divine, fondamentale, appelle celles et ceux en qui elle sinvestit à agir en réciproque, à lui faire confiance à leur tour, « envers et en dépit de tout » (chap. 2).

Quant à la vie religieuse ou aux religions, hier et aujourdhui, elles ninfligent, en principe, aucune charge ou obligation arbitraire : elles re-lient les uns aux autres, leur permettant de (se) re-cevoir, de (se) re-cueillir, de re-lire les moments de leurs expériences de vie. Pour cela, elles mettent à la disposition des cultures humaines un certain nombre, non pas dinjonctions, mais de ressources. Celles-ci visent àêtre au service dune vie commune solidaire, structurée droitement, à travers rites partagés, paroles-récits porteurs de sens et règles éthiques responsabilisantes (chap. 3).

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La puissance du croire se révèle ainsi considérable. Elle conduit tant au salut que, manipulée et distordue, au désastre. Les détournements et errements de bien des réseaux sociaux et propos complotistes aujourdhui en témoignent à leur manière. Mais les pathologies du croire (particulièrement bien mises en relief au début de la Genèse) se révèlent bien plus profondes : trafic de la parole en général, dautrui en particulier (Adam et Ève) ; jalousie, rivalité mimétique et sacrifices de boucs émissaires (Caïn et Abel) ; jouissance dune toute puissance totalitaire, surtout lorsque celle-ci se pare des atours de la religion (Tour de Babel) (chap. 4).

Aussi, ouvert par la présentation de LÉtoile de la rédemption du philosophe juif Franz Rosenzweig, le cinquième chapitresefforce-t-il de présenter les différentes facettes de ce que devrait être le croire et la foi des femmes et des hommes daujourdhui et de demain. Envers et contre tout ! Cest bien comme « courage de croire » quil lui sera alors donné de continuer à se manifester et à sépanouir.

Jean-François Collange