Aller au contenu

Classiques Garnier

Revue des livres

343

REVUE DES LIVRES

HISTOIRE

Moyen Âge (suite)

Olivier Marin, Ludovic Viallet (dir.), Pentecôtes médiévales. Fêter lEsprit Saint dans lÉglise latine (vie-xvie siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Hors-série », 2021, 244 pages, ISBN 978-2-7535-8086-2, 32 €.

Les Éd., Olivier Marin, maître de conférences à lUniversité Paris XIII-Sorbonne et spécialiste du hussisme, et Ludovic Viallet, professeur dHistoire médiévale à lUniversité Clermont Auvergne et fin connaisseur de la vie religieuse à la fin du Moyen Âge, sont aussi les organisateurs du colloque, dont cet ouvrage renferme les actes, qui sest tenu en 2017 à lUniversité Paris-Nord et à lÉcole normale supérieure (Paris). Dans son introduction, O. Marin note le regain dintérêt contemporain pour la troisième Personne de la Trinité, repérable notamment dans la mouvance pentecôtiste dont lexpansion mondiale est plus que notable. Lintérêt porté aujourdhui à lEsprit intéresse un médiéviste, dans la mesure où il entre en résonnance avec des phénomènes analogues au xiiie siècle, comme la Croisade dite des Enfants (1212), commencée précisément au jour de Pentecôte. Il ne sagit pas, bien sûr, de comparer lincomparable, mais détudier le rapport que le Moyen Âge, si christomoniste, a entretenu avec lEsprit-Saint. Leffacement de lEsprit à lépoque médiévale a donné lieu à la mise en place de cultes concurrents (marial, eucharistique). Le but du volume est dexaminer les raisons de cet effacement, alors que le culte de Pentecôte a pris son autonomie dès le ve siècle.

Le Moyen Âge a pourtant apporté sa part à lenrichissement de la liturgie de Pentecôte : en témoignent les hymnes comme le Veni creator de Raban Maur ou le Veni sancte Spiritus, au début du 344xiiie siècle. La fête elle-même a bénéficié des progrès de la réflexion sur le septénaire spirituel, les sept dons de lEsprit (És 11,2). La théologie sest surtout attachée aux effets de lEsprit, dons et vertus, que consacra, paradoxalement, la querelle entre thomistes et scotistes. Le développement de la prédication aux xie et xiiie siècles a permis à la Pentecôte de devenir le lieu privilégié de la réflexion sur le « genre » du sermon et ses effets sur un auditoire. Enfin, la Pentecôte lucanienne (Ac 2,42-47) a irrigué la réflexion sur la vita apostolica à partir du xie siècle. Jacques Le Goff névoquait-il pas déjà le Saint-Esprit comme un Dieu proche et quotidien, rapidement concurrencé, il est vrai, par le développement des cultes eucharistiques et mariaux, et celui des confréries du Corpus Christi ? Quoi quil en soit, le volume entend poser les jalons dune histoire de la Pentecôte au Moyen Âge, et cela en trois parties : la première évoque les théologies médiévales de lEsprit, orthodoxes et hétérodoxes ; la deuxième explore le vaste champ du culte et de la prédication ; la troisième traite des représentations de la Pentecôte à travers les images mentales ou matérielles.

Pour ce qui concerne la théologie, on mentionnera la belle contribution de Marc Vial (« Défenses et illustrations médiévales du Filioque »), qui montre les liens que la doctrine du Filioque a voulu établir entre la procession éternelle et la mission temporelle de lEsprit, tant au Moyen Âge, chez Thomas dAquin, quà lépoque contemporaine dans la théologie de Karl Barth. Marc Bartoli évoque, quant à lui, la Pentecôte et lEsprit Saint dans lHistoire, à travers les écrits de Jean Olivi, disciple de Joachim de Flore, la Lectura super Apocalypsim en particulier. Deux contributions sont consacrées à la réception littéraire du phénomène pentecostal dans « quelques poèmes bibliques en français » (Marielle Lamy) et dans « les mystères français des xve et xvie siècles » (Véronique Dominguez).

Dans la deuxième partie, consacrée aux rites, Pascal Colomb étudie la liturgie de la Pentecôte dans la collégiale Saint-Paul de Lyon à la fin du Moyen Âge, notamment son aspect dramaturgique, puisque, comme dans les mystères médiévaux, lapparition de la colombe ou des flammes de feu est strictement codifiée : il ne sagit pas dun ludus, dun jeu liturgique, mais de la monstration dune vérité vécue. Sophie Delmas sattache ensuite aux sermons pour Pentecôte de Bonaventure, à ceux contenus dans les recueils de reportationes et aux sermons ad status. Trois thèmes y 345prédominent : lutilisation du texte des Actes des apôtres permet daffirmer laction miraculeuse de lEsprit Saint sur les apôtres, la consolidation de lÉglise primitive à lépoque médiévale et, enfin, la rénovation de lhomme intérieur lors de cette liturgie pentecostale. Alexis Fontbonne sattache, dans létude suivante, à la Pentecôte des laïcs et à lappropriation dont la fête fait lobjet par les fidèles. Il rappelle la création très importante de confréries du Saint-Esprit au xiiie siècle, les distributions de nourriture aux pauvres lors de la fête, les prêts à taux non usuraire, lassistance matérielle octroyée aux pauvres par les laïcs issus des classes moyennes. Il décrit ces actes de charité comme expression dune théologie convenant par essence aux laïcs et qui consacrent une autonomie grandissante de ceux-ci, linstitution ecclésiastique faisant en la matière montre dune neutralité bienveillante.

Dans la troisième partie, Sylvie Barnay propose une contribution sur le Liber specialis gratiae de Mechtilde de Hackeborn et le Legatus divinae pietatis de Gertrude dHefta : cette poésie spirituelle opère un acte de mémoire au travers duquel lEsprit Saint joue un rôle médiateur, lors de la liturgie de Pentecôte. Cette école de théologie poétique des années 1300, conçue comme une machina memorialis, consacre le cœur divin comme le lieu dune union entre lâme et Dieu. Le récit de Pentecôte sert de cadre au défilé des images en mouvement qui viennent insérer la scène de la venue de lEsprit dans le présent et le vécu de ces saintes femmes. Esther Dehoux étudie pour sa part 61 représentations de la Pentecôte entre le xie et le xiiie siècle : peintures murales, sculptures, vitraux, enluminures, provenant surtout de milieux monastiques. Représenter la Pentecôte, cest représenter lÉglise et donner à voir ce quelle est : une, sainte, universelle et apostolique, mais aussi romaine à partir du xiie siècle. Le volume se clôt avec une contribution de Matthieu Rajohnson portant sur les guides et récits de pèlerinage, depuis Le Pèlerin de Bordeaux en 333 jusquau récit de Felix Fabri au xve siècle, qui permettent de documenter la manière dont était célébrée la fête de Pentecôte à Jérusalem. Plutôt effacée devant les célébrations christiques et mariales, la Pentecôte hiérosolymite a sans doute pâti du culte des mystères de la Vie du Christ et dune théologie occidentale christocentrée.

Ce volume, qui accorde toute sa place à la théologie, à la liturgie et à lart dans une histoire de la Pentecôte au Moyen Âge comprise dans sa dimension humaine et spirituelle, se recommande par sa 346richesse et sa cohérence. Il est à proprement parler assez unique en son genre, et on saluera la volonté des Éd. de faire droit aux fondements théologiques des états de choses et des productions dont ce livre traite.

Annie Noblesse-Rocher

Theodor Dieter, Wolfgang Thönissen (éd.), Der Ablassstreit, Band I/1 : Vorgeschichte des Ablassstreits 1095-1517. Kirchliche Verlautbarungen, Recht, Theologie, Liturgie, Predigten, Ablassbriefe, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt / Fribourg – Bâle – Vienne, Herder, 2021, xxix + 551 pages, ISBN
978-3-374-06349-9, 74 €.

Ce fort volume est le premier tome dune vaste entreprise œcuménique dirigée par Theodor Dieter (Institut détudes œcuméniques, Strasbourg) et Wolfgang Thönissen (Johann-Adam-Möhler-Institut für Ökumenik, Paderborn) : elle comportera dune part trois volumes de sources (« Dokumente zum Ablassstreit »), le présent concernant les textes antérieurs aux 95 thèses de 1517, le second – double ! – traitant les 95 thèses et le débat qui en a résulté de 1517 à 1520, et le troisième la période allant jusquà 1573 ; elle rassemblera dautre part une série de commentaires des 95 thèses et des autres textes importants liés à la controverse sur les indulgences. Ce projet est œcuménique à la fois parce que ses directeurs et les contributeurs des futurs volumes sont des catholiques et des protestants, et parce quil donne la parole autant aux contradicteurs de Luther quà ce dernier.

Ce premier tome ne rassemble pas moins de 46 documents (ils sont numérotés de 1 à 25, mais un bon nombre dentre eux, comme les séries de sermons ou de lettres dindulgences, se subdivisent en plusieurs sources) agencés en trois sections. Ces textes sont présentés dans une édition bilingue pour la plupart dentre eux (original latin, allemand contemporain), et les textes originaux en allemand du Moyen Âge ou du début de lépoque moderne sont rendus en allemand contemporain. Lintérêt du présent ouvrage est non seulement de rassembler des textes qui ont paru dans diverses éditions scientifiques (textes pontificaux, corpus de droit canon, etc.), mais encore de publier quelques inédits, comme le cycle de prédications que Hermann Rab a consacrées en 1509 aux indulgences.

347

La première section comprend des textes conciliaires et des bulles papales. On y trouve ainsi la décision du Concile de Clermont (1095) daccorder toute pénitence à quiconque se rendra à Jérusalem pour y « libérer lÉglise de Dieu » (p. 4), celle du 4e Concile du Latran (1215), qui emploie la formule « plenam peccaminum veniam » (p. 10), la bulle Inter sanctorum de Célestin V (1294), qui, pour la première fois, accorde une indulgence plénière (« a culpa et a poena », p. 28) sans contrepartie guerrière, la bulle Unigenitus Dei filius de Clément VI (1343), qui parle du « trésor » que le Christ a « acquis pour lÉglise militante » (p. 42), ou encore la bulle Salvator noster de Sixte IV (1476), qui accorde à léglise Saint-Pierre de Saintes une indulgence ad instar iubilaei (p. 62).

La deuxième section, « Aspects des indulgences au Moyen âge », présente, après quelques extraits de la tradition canoniste, les réflexions de plusieurs théologiens. À côté dextraits des commentaires de Bonaventure sur les Sentences et de la Somme théologique de Thomas dAquin, on trouve des textes plus récents : une dispute de 1515 dans laquelle Johann Eck affirme que les indulgences peuvent être attribuées aux défunts directement par le pape, en raison de sa toute-puissance (p. 212) ; quant au long Tractatus de indulgentiis de Cajetan, qui définit avec précision lindulgence et répond aux objections qui lui sont adressées, il a été retenu parce que, quoique paru le 8 décembre 1517, il a été rédigé vraisemblablement sans connaître les 95 thèses. Au sein de la sous-section « Prédications et écrits spirituels », on trouve notamment des textes de Jean Tauler et de Johann von Staupitz, qui tous deux insistent sur la pénitence intérieure et ont influencé Luther ; sans doute Jean Geiler de Kaysersberg aurait-il pu trouver sa place dans ces pages. Parmi les défenseurs des indulgences, Raymond Péraud vers 1487 et Johannes von Paltz en 1504 ont produit des textes liturgiques donnant les prières à prononcer par le pénitent à linstant où il met largent dans le tronc (p. 378) et les consignes visant à introniser les indulgences dans les églises où elles sont prêchées (p. 382). Parmi les lettres dindulgences proposées par les Éd., on trouve une curiosité : lindulgence accordée le 18 avril 1508 aux ermites dAugustin du couvent dErfurt pour soutenir la croisade contre les « hérétiques » et les « schismatiques » de Livonie (p. 406) ; en effet, « Martinus Luder » compte au nombre de ses bénéficiaires (p. 410) !

La troisième section renferme les documents qui sont, indirectement, à lorigine de la Réforme : la bulle Sacrosanctis salvatoris 348de Léon X (31 mars 1515), promulguée pour les fidèles des diocèses de Mayence et de Magdebourg (p. 424) ; les Instructions pour les confesseurs dAlbert de Brandebourg (1516) et plus encore son Instruction sommaire (1517), qui précise les « quatre principales grâces » (p. 502) accordées aux acquéreurs des indulgences, à commencer par la rémission plénière de tous les péchés.

Chaque document – ou série de textes plus brefs – fait lobjet dune introduction courte mais précise, que suivent quelques indications bibliographiques. Les notes infrapaginales, peu nombreuses, se limitent à lessentiel : lidentification des références bibliques, voire dautres sources. Les traductions visent avant tout à être fidèles aux textes originaux (voir p. xxviii), mais elles se lisent agréablement.

Ce recueil de sources rendra les plus grands services. Les textes quil réunit montrent parfaitement la complexité, ainsi que lévolution de la théorie et de la pratique des indulgences entre le xie siècle et le début du xvie. En ce qui concerne les volumes à suivre, on ne saurait trop recommander aux deux Éd. de renoncer à dissocier la publication des textes de 1517-1520 de celle de leurs commentaires : compte tenu de limportance de cette matière, une parution, dans des délais raisonnables, des textes commentés nous paraît essentielle, dans lintérêt des lecteurs comme des auteurs des commentaires.

Matthieu Arnold

xvie-xviiie siècle

Thomas Müntzer (1490-1525), Christianisme et révolution. Écrits théologiques et politiques. Édition et traduction de Joël Lefebvre. Préface de Johann Chapoutot et Éric Vuillard, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2021, 229 pages, ISBN
978-2-7297-1264-8, 15 €.

Près de quarante ans après la parution de lanthologie réalisée par Joël Lefebvre, les Presses universitaires de Lyon ont eu la bonne idée de la rééditer, sous un titre légèrement différent puisque lédition originale sintitulait Christianisme et révolution dans lAllemagne du xvie siècle. Pour le reste, à lexception de la brève « Préface à la nouvelle édition » de J. Chapoutot et dÉ. Vuillard (p. 5-10 ; on y corrigera la date du mariage de Luther, qui est 1525 349et non pas « 1526 », p. 7), le choix a été fait de reproduire le texte original sans modification (voir p. 11 note 1), si ce nest que les notes ont été déplacées en bas de page. Même la chronologie et la bibliographie (elle sarrête à la fin des années 1970) données par J. Lefebvre ont été reproduites à lidentique.

Ce choix est dautant plus surprenant que nous disposons, depuis quelques années, dune édition de référence des écrits de Müntzer et que, par ailleurs, bien des travaux ont paru, qui affinent notre connaissance tant de la biographie que de la pensée théologique de Müntzer. Le travail de pionnier réalisé par J. Lefebvre en 1982 et les lecteurs francophones intéressés par Th. Müntzer ne méritaient-ils pas mieux que cette réédition à léconomie ?

Matthieu Arnold

Patricia Eichel-Lojkine, Marguerite de Navarre. Perle de la Renaissance, Paris, Perrin, 2021, 395 pages, ISBN 978-2-262-08604-6, 24 €.

Dans un siècle pourtant riche en grands personnages, quil sagisse de penseurs ou de figures politiques, Marguerite de Navarre (1492-1549) – née Marguerite dAngoulême – occupe une place éminente. Humaniste, mécène et protectrice des dissidents religieux, non seulement elle composa une œuvre touchant aux genres littéraires les plus divers (nouvelles, contes, poésie religieuse et profane, théâtre…), mais encore elle exerça en certaines occasions une action diplomatique de premier plan : ainsi, après la défaite de Pavie, elle se rendit en avril 1525 pour réconforter son frère François Ier, prisonnier de Charles Quint, et négocier les conditions de sa libération. Dans un style alerte, P. Eichel-Lojkine retrace le destin de Marguerite, depuis sa « jeunesse dorée » jusquà son trépas le 21 décembre 1549, consécutif à un refroidissement lors dune sortie nocturne dans le parc de son manoir dOdos afin dapercevoir une comète. Tout au long de cette biographie, qui se fonde sur de nombreuses sources inédites, lA. analyse avec finesse lœuvre écrite de Marguerite. Elle consacre même à cette œuvre une bonne partie du chapitre « En notre beau langage français » (chap. 6). Concernant le « choix du français » (p. 201-203) par Marguerite, à une époque où la langue vernaculaire devient la 350langue administrative et judiciaire du Royaume, sans doute aurait-il été intéressant deffectuer quelques comparaisons avec les écrits français de Jean Calvin, qui ont été si bien étudiés au cours des dernières décennies par le regretté Francis Higman, par Olivier Millet et par Max Engammare.

LA. ne manque pas de discuter la question, controversée, de la religion de Marguerite, en commençant par mettre en évidence ses relations épistolaires, de 1521-1524, avec l« abbé reformateur » Guillaume Briçonnet, qui comptait sur elle pour promouvoir des changements à la Cour. Dans ses Icones ou Vrais Portraits (1580-1581), Théodore de Bèze avait exprimé le regret que Marguerite, dont le nom méritait un « los [hommage] perpétuel à cause de sa piété et de la sainte affection quelle a montrée à lavancement et conservation de lÉglise de Dieu » (p. 287), ne se fût jamais séparée de lÉglise traditionnelle. « Sa piété, affirme lA. après avoir mentionné lÉpître utile (1539) par laquelle Marie Dentière tentait de la rallier à la cause protestante, est incontestablement catholique. » (P. 167.) Quelques années auparavant, Marguerite, qui soutient les prélats, attaqués par la Faculté de Paris, qui croient en la gratuité du salut, a pensionné Clément Marot (1534-1536). La « Sorbonne » na-t-elle pas censuré comme hétérodoxe la deuxième édition de son Miroir de lâme pécheresse (1533) ? LA. montre aussi combien, au milieu des années trente, Marguerite a été accablée (« elle traverse une période sombre », p. 173) par laccumulation des victimes des persécutions religieuses, et ce, en dépit de léclaircie que constitua lédit libéral de Coucy (16 juillet 1535). Elle ne tait pas la réaction indignée de Calvin à laccueil que Marguerite fit dans son château de Nérac, en 1543, aux prédicateurs Pocque et Quintin, « libertins spirituels » selon le Réformateur de Genève (voir p. 193). Elle rappelle aussi combien – en vain hélas ! – Marguerite a plaidé auprès de son frère la cause des paysans de Provence (voir p. 217-219). Elle montre enfin les liens puissants qui unissent Marguerite, dans ses dernières années, à sa fille Jeanne dAlbret-Bourbon, attirée par le protestantisme.

Louvrage comporte un indispensable glossaire (p. 295-299), des « repères chronologiques » détaillés (p. 301-314), de précieux résumés des principales œuvres de Marguerite de Navarre (p. 371-381) et une impressionnante bibliographie (p. 345-369).

Sil est permis dexprimer un regret, il concerne la manière déconcertante de citer les sources, qui ne facilite pas leur identification : les citations sont nombreuses et bien choisies, mais il faut 351se reporter, à la fin de louvrage, à la « Liste des principales sources citées » (p. 315-343), agencées, pour chaque chapitre, en « sources primaires » puis en « sources secondaires » ; or on ne trouve pas, dans le corps du texte, dappels de note correspondant à ces sources. De plus, les sources secondaires sont citées de manière abrégée. Aussi, pour nous contenter de cet exemple, nous navons pas réussi à trouver la source fondant laffirmation selon laquelle Bucer, en 1535, a écrit à Marguerite pour lui recommander Baduel pour une chaire de théologie (p. 153 ; lédition de la Correspondance/Briefwechsel de Bucer sarrête pour linstant à lannée 1533). Par ailleurs, le magnifique portrait de couverture (réalisé par Jean Clouet en 1522, et que lA. commente superbement dans le « prologue », p. 15-18) avive le regret que les Éditions Perrin naient pas muni ce volume dun cahier dillustrations.

Toutefois, ces observations nenlèvent rien à la très grande qualité de cette biographie. À nen pas douter, elle contribuera à susciter des recherches, en littérature, en histoire et en théologie, sur cette immense figure de la Renaissance, qui allia lérudition et le talent littéraire à une foi fervente et à une profonde humanité.

Matthieu Arnold

Michael Basse, Marcel Nieden (éd.), Cajetan und Luther. Rekonstruktion einer Begegnung, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Spätmittelalter, Humanismus, Reformation » 124, 2021, xiv + 336 pages, ISBN 978-3-16-160826-1, 114 €.

Lentrevue de Luther avec Cajetan, du 12 au 14 octobre 1518, a constitué lune des étapes marquantes sur le chemin qui, de la publication des 95 thèses jusquà la bulle Decet romanum pontificem, a mené le « docteur Martin » à la rupture avec lÉglise romaine. Ce dialogue de sourds a montré notamment quen dépit de son indiscutable enracinement dans la piété et dans la théologie de son temps, Luther avait développé une pensée qui, sur bien des points, nétait, sans doute, plus compatible avec lecclésiologie défendue par Cajetan. Cest aux questions liées à la pensée des deux théologiens, plus quaux aspects politiques et juridiques de leur rencontre, que sattachent les quatorze contributions du présent volume, fruit dun colloque qui sest tenu les 28 et 29 septembre 2018 à Essen.

352

Klaus Unterburger et Stefan Michel commencent par camper respectivement, de manière assez concise, le parcours biographique et théologique, jusquà leur rencontre, de Cajetan, commentateur dAristote et de Thomas, dont lanthropologie comme la doctrine du péché et de la grâce étaient thomistes, et de Luther, qui avait publié quelques mois plus tôt ses Explications (Resolutiones) des 95 thèses. Elias Füllenbach traite de Cajetan comme « réformateur » de lordre des Dominicains (il en fut le magister generalis de 1508 à 1518), tandis que Hans Schneider examine de manière approfondie les témoignages de Luther sur le fait quaprès la rencontre dAugsbourg, Staupitz laurait délié de ses vœux dobéissance à son supérieur, mesure que Luther aurait perçue comme un abandon.

Marcel Nieden et Martin Ohst en viennent au cœur du débat. Le premier expose la conception des indulgences de Cajetan daprès son Tractatus de indulgentiis de décembre 1517 ; cet écrit reconnaît notamment quil « existe, parmi les professeurs du droit pontifical et de théologie, des opinions diverses au sujet des indulgences » (p. 81), insiste sur le remords authentique exigé du pénitent et soutient que le pape (et non lÉglise) administre le « trésor de lÉglise », y compris pour les défunts. Létude de M. Ohst se fonde sur les 95 thèses, voire sur les Resolutiones, en lien avec des études récentes (B. Hamm, V. Leppin) pour exposer la critique que Luther adresse aux indulgences et pour égratigner – de manière un peu déplacée selon nous – le projet en cours de commentaire œcuménique des 95 thèses.

Dans des contributions qui auraient dû trouver leur place avant les deux études que nous venons de citer, Alfons Knoll et Jens Wolff sattachent à la manière dont Cajetan et Luther ont compris la théologie : pour le premier, elle peut être appelée « science », car elle étudie de manière rationnelle ce qui est « pré-donné » dans la foi et elle séloigne de la doctrina christiana exposée par Augustin, qui se fondait exclusivement sur lÉcriture ; à linverse, la theologia crucis que Luther met en exergue en 1518, en particulier au début de son second cours sur les Psaumes, lutte contre la théologie scolastique en se réclamant de la Bible et entend se concentrer sur le Salut.

Selon Cajetan, la « certitude de la foi » telle que la comprenait Luther contredisait la doctrine de lÉglise. Pour Michael Basse, le cardinal avait reconnu avec justesse que la conception luthérienne 353de la foi était incompatible avec la théologie scolastique. De son côté, Theodor Dieter, qui dédie son article à Oswald Bayer, traite de la certitude de la foi luthérienne en lien avec la promissio Christi, thème cher à Bayer, pour conclure que, si Cajetan et Luther se sont opposés, cest parce quau fond, prisonnier chacun de son système de pensée, ils se seraient mécompris. Barbara Hallensleben entend « reconstruire » la rencontre entre Cajetan et Luther en partant des Opuscula omnia (1501-1504) du premier. Christian Volkmar Witt présente lecclésiologie de Luther dans les années 1517-1518 en se fondant étroitement sur la thèse dhabilitation de Kurt-Victor Selge, Normen der Christenheit im Streit um Ablaß und Kirchenautorität 1518-1521. Erster Teil : Das Jahr 1518 (1968) ; il conclut que la nouvelle compréhension, par Luther, de la religion chrétienne, « ne lui laissait plus sa place au sein des ordonnances et des traditions de lÉglise papale » (p. 261).

En comparant avec finesse les Acta augustana, la célèbre préface autobiographique de 1545 et les Propos de table, Volker Leppin met notamment en évidence le fait que, dans les souvenirs tardifs de Luther, les événements dAugsbourg et ceux de Worms (1521) ont interféré. La longue contribution synthétique de Berndt Hamm navait pas trouvé sa place dans le colloque ; dans cet article conclusif, comme il la fait dans plusieurs études analogues, Hamm campe avec brio la théologie et la religiosité du Moyen Âge tardif, avant de retracer lévolution de Luther entre 1513 et 1518.

Il sagit au total dun volume très dense et exigeant, dont un index des personnes (p. 325-328) et plus encore un index des matières (p. 329-336) faciliteront la consultation. Ce nest pas le moindre de ses intérêts que de rassembler des études qui témoignent de tensions dans lhistoriographie : tension entre les auteurs pour lesquels lincompréhension entre Luther et Cajetan atteste que, dès lautomne de 1518, tout ou presque était joué, et ceux qui, comme Theodor Dieter, Volker Leppin ou Berndt Hamm, sattachent, chacun avec ses accents propres, à distinguer les « débuts de Luther (initia Lutheri) » et les « débuts de la Réformation (initia Reformationis) ».

Matthieu Arnold

354

Ingo Klitzsch, Redaktion und Memoria. Die Lutherbilder der “Tischreden”, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Spätmittelalter, Humanismus, Reformation » 114, 2020, xii + 635 pages, ISBN 978-3-16-159037-5, 119 €.

Fruit dune thèse dhabilitation soutenue à lUniversité de Tübingen sous la direction de Volker Leppin, cette étude monumentale entend traiter, à frais nouveaux, tout un pan de lœuvre de Martin Luther, les fameux « propos de table ». La thèse défendue par lA. est la suivante : les Tischreden nous en apprennent bien davantage sur ceux qui les ont transmis que sur Luther lui-même. Il estime ainsi, en reprenant les propos formulés par Joachim Schildt il y a plus dun demi-siècle, que « rien ne justifie quon assimile aux paroles réellement prononcées par Luther la langue des transcriptions de ses propos de table » (p. 53).

Avant détayer cette thèse par lexamen de plusieurs grandes traditions de « propos de table », lA. consacre tout un « chapitre » (par leur longueur, les quatre grands « chapitres » de cet ouvrage correspondent plutôt à autant de parties ou de sections) aux recherches récentes portant sur les « propos de table » et aux questions de méthode. Son ouvrage témoigne dune connaissance quasi exhaustive des premières, y compris les études rédigées en français (voir aussi limpressionnante bibliographie, p. 575-628) ; quant aux secondes, il les expose dans plus de 60 pages, après avoir traité des premiers « témoins », notamment Conrad Cordatus et Johannes Mathesius, puis avoir situé les Tischreden dans le genre des colloquia familiaria (les contemporains de Luther parlaient de colloquia, mais aussi de sermones in mensa). Pour justifier une approche plus critique des propos de table que celle dErnst Kroker, leur éditeur dans lédition de Weimar, lA. se fonde tant sur des travaux dexégèse du Nouveau Testament que, plus largement, sur la littérature qui se rapporte à la mémoire collective et à la culture mémorielle. Il en déduit que les différentes traditions de propos de table doivent être comprises comme les reflets de diverses cultures mémorielles luthériennes (voir p. 64). Il sagit pour lui dexaminer, comme lindique le sous-titre de son ouvrage, quelles images de Luther les « Apophtegmata-Lutheri » ont transmises (p. 70).

La première tradition que K. examine (chap. 2, p. 84-305) est celle du cercle de Freiberg réuni autour de Jérôme Weller (1499-1572). Il sagit de la première collection de propos regroupés de 355manière thématique, et elle est attestée par deux manuscrits, que lA. décrit avec beaucoup de précision : lun achevé en 1551, se trouvant à Gotha, et lautre, légèrement postérieur, conservé à Hambourg. LA. met en évidence, en comparant un certain nombre de propos de ces manuscrits avec lédition de Weimar, les caractéristiques de cette tradition : elle interprète la mort de Luther dans des catégories relevant de lhistoire du salut, présente Luther comme « combattant la papauté » et se sert de lui pour lutter contre lIntérim et la participation des protestants au concile de Trente ; la question de savoir si cette tradition transmet aussi limage dun Luther critique de Melanchthon reste ouverte, dans la mesure où « Philippe » y apparaît également sous des traits largement positifs. Dans une perspective didactique et pastorale, le milieu de Weller présente Luther comme lexemple du croyant qui affronte quotidiennement croix et épreuves ; cest un père de famille pieux et un homme vertueux, qui lutte notamment contre le diable pour défendre la vraie doctrine.

Tandis que la tradition autour de Weller avait réagi au choc de la mort de Luther puis de la défaite de la Ligue de Smalkalde et de linstauration de lIntérim, la tradition représentée notamment par Anton Lauterbach (1502-1569) et Jospeh Hänel (ca. 1521-1590), examinée au chap. 3 (p. 306-420) sur la base dun codex de Halle daté de 1560, tire son origine dune situation ultérieure : la crise a été surmontée et la confessionnalisation a pu se poursuivre. Luther est présenté principalement comme un prophète, et cette tradition accorde une grande importance aux débuts de la Réformation et au canon des œuvres de Luther ; Melanchthon y apparaît comme une autorité à côté de son collègue de Wittenberg. Sur le plan pastoral, la manière dont Luther a supporté ses maladies en fait un exemple pour les pasteurs en proie aux souffrances et aux épreuves ; autorité morale, il est également un économe modèle.

La dernière tradition étudiée (chap. 4, p. 420-466) est plus connue que les deux précédentes, dans la mesure où, demblée, elle est attestée par une impression qui a été largement diffusée et a connu de nombreuses rééditions : la publication en 1566, par Johannes Aurifaber (1519-1575), des Tischreden oder Colloquia Doct[or] Mart[in] Luthers…, dédiés aux autorités civiles de plusieurs villes dEmpire, parmi lesquelles Strasbourg. LA. ne traite guère la manière dont, systématiquement, Aurifaber a interpolé les propos de table dont il disposait, mais comme pour les deux 356autres traditions, il sintéresse à limage – ou memoria – de Luther que cherche à transmettre Aurifaber, quil présente longuement. Aurifaber sapplique à distinguer Luther davantage de Müntzer ou des anabaptistes, voire dÉrasme, que du pape, même sil met en évidence (ou en scène ?) les propos de Luther contre le diable et les « papistes » ; il accorde assez peu dimportance à la question du rapport entre Luther et Melanchthon, mais son édition recèle maintes armes contre tous les adversaires des gnésio-luthériens ; il insiste sur lattitude pieuse de Luther, y compris au moment de la mort de sa fille Madeleine, et sur son rôle de catéchète et de prédicateur au sein même de sa famille ; par contre, il ne fait guère du Réformateur un prophète.

Au total, les trois grandes traditions analysées, qui sétendent sur moins de vingt ans, témoignent des bouleversements qui, après la mort de Luther, ont affecté le luthéranisme durant cette courte période et de la manière dont, par la collation voire lédition imprimée des « propos de table », on a tenté dy répondre. Que les propos de table tels quils nous sont parvenus en disent long sur ceux qui les ont collationnés (voire sur les « preneurs de notes », dont il est moins question dans le présent ouvrage), cela tombait déjà sous le sens. Il était toutefois nécessaire que létude fouillée de lA. confirmât cette impression, et elle le fait de manière convaincante. Faut-il pour autant déduire des intérêts spécifiques des différents milieux qui les ont transmis que les propos de table sont sans valeur pour connaître la vie et la pensée de Luther ? Les comparaisons minutieuses établies par lA. nétablissent pas seulement les différences entre les différentes traditions ; à la manière dune synopse des évangiles, elles mettent aussi en évidence bien des points communs. Aussi le travail remarquable de lA., que dessert seul un langage souvent inutilement compliqué voire jargonnant, constitue-t-il également, à notre sens, un plaidoyer pour une nouvelle édition des Propos de table ; cette édition devra tirer à la fois partie des sources que Kroker avait laissées de côté et des possibilités nouvelles des ressources numériques.

Matthieu Arnold

357

Brian C. Brewer, David M. Whitford (éd.), Calvin and the Early Reformation, Leiden – Boston, Brill, coll. « Studies in Medieval and Reformation Traditions » 219, 2020, 231 pages, ISBN
978-90-04-35994-9, 99 €.

Louvrage propose une série de contributions présentées lors du colloque de la Calvin Studies Society, qui sest tenu à lUniversité Baylor (Waco, Texas), en 2017, et qui a porté sur le thème « Calvin et la réforme des premières décennies ». Lintroduction de David M. Whitford (Université Baylor) dresse le parallèle entre les vies respectives de Martin Luther et de Jean Calvin, à lheure de leur engagement initial pour la Réforme, puis définit les lignes directrices de la vie et de lœuvre du Français, telles que les exposent les contributeurs du volume.

Linfluence de lhumanisme sur Calvin est présentée par Greta Grace Kroeder (Waterloo University, Canada), qui pose la question de lexistence dune théologie humaniste. LA. dresse le bilan dune historiographie qui a négligé cette question en sattachant à classifier les humanistes comme des auteurs classiques, italiens ou européens du Nord, leur intérêt pour la théologie relevant non de la foi mais de la science. LA. tente de prendre le contre-pied de cette position et de cerner ce que pourrait être lessence dune théologie humaniste. Elle conclut à un rejet de la scolastique reposant sur des certitudes métaphysiques et à un engagement selon un triple axe, conjuguant la recherche méthodologique en théologie, létude philologique du texte biblique (privilégiant les Pères de lÉglise et leurs interprétations) et la prise en compte de la pratique pastorale.

Létude de James K. Farge (Institute of Medieval Studies, Toronto) est consacrée au milieu politique et intellectuel qui fut celui de Calvin. LA. retrace les principaux changements politiques intervenus à partir de 1534. Selon lui, le changement de position de François Ier ne date pas de lAffaire des Placards, comme laffirme lhistoriographie classique, mais est fondé, en 1525, lors de la captivité du roi à Pavie, sur une expérience eucharistique, mystique, décisive. François Ier et le Parlement qualifiaient les hérétiques de « luthériens » ou de « sacramentaires » mais jamais, selon lA., de « calvinistes ». Les persécutions se sont déroulées surtout dans les trois dernières années du règne de François Ier, puis furent facilitées par la liste des « Trente-six articles de la foi » (1543) qui réaffirmaient les points de doctrines contestés par les prédicateurs 358évangéliques. Enfin, quand François Ier décéda en 1547, cest son successeur Henri II qui permit au Parlement daccélérer lexécution des hérétiques (la Chambre ardente) et de favoriser le développement des Guerres civiles.

Christoph Strohm (Universität Heidelberg) sattache à la question de la formation juridique de Calvin et à son influence sur sa théologie. Après avoir rappelé les courants humanistes et leur relation au droit, en particulier lévolution vers un mos gallicus dans les études juridiques en France, lA. tente de cerner les effets de cette formation juridique sur le Réformateur : le concept d« accommodation divine », central dans linterprétation calvinienne de la Bible, qui se tire de lécart entre la nature humaine et finie de lhomme et la majesté divine, provient de la doctrine de léquité, mise au centre de leur recherche par les juristes humanistes. Enfin, la notion de renoncement à soi-même, qui fonde léthique de lInstitution de la religion chrétienne, est exprimée en termes juridiques et fait allusion aux droits légitimes de Dieu sur lhumanité : la loi est la méthode la plus adéquate pour ordonner la vie humaine.

Jonathan A. Reid (East Carolina University) étudie linfluence de lévangélisme français sur le jeune Calvin, rappelant les acquis des travaux de ses prédécesseurs (Fraenkel, Roussel, Higman, van Stam), qui ont érigé lanti-nicodémisme en clef de lecclésiologie de Calvin. LA. montre que cet anti-nicodémisme a influencé durablement des protestants français et que les vagues démigration ne se sont pas constituées dans les années 1540, lors de la publication de ces écrits contre la dissimulation par Calvin, Farel et Viret, mais dans les années 1550, quand les Églises réformées se sont formées en France, permettant aux fidèles de rompre avec lÉglise traditionnelle.

Outre ces contributions stimulantes, le volume propose une étude originale de Carrie F. Klaus (DePauw University, Indiana) sur la moniale genevoise Jeanne de Jussie, célèbre pour son engagement contre la Réforme. LA. relate sa lutte contre la nouvelle esthétique, notamment contre le silence imposé aux sons du monastère, et dépeint, a contrario, les stratégies de déstabilisation mises en place par les partisans de Calvin, au moyen de bruits discordants, aboiements et nuisances sonores diverses, pour nuire aux déroulement des disputationes.

Brian C. Brewer (Baylor University) aborde la question des relations de Calvin avec les anabaptistes. Le Réformateur, selon 359lA., na jamais démontré une connaissance précise du mouvement anabaptiste, même sil le distinguait parfaitement dautres nébuleuses radicales. Par ailleurs, même sil ne la jamais admis publiquement, il fut façonné par la théologie anabaptiste ; en la combattant, il est comme formé par elle. LA. sappuie sur la Psychopannychia, bien sûr, sur lédition de 1536, et les suivantes, de lInstitution de la religion chrétienne et sur les relations de Calvin avec la famille Stordeur.

Le volume se clôt sur une contribution de Barbara Pitkin (Standford University) qui montre comment Calvin a articulé plusieurs récits sur la « Réforme des premières décennies » dès son retour à Genève dans les années 1540, la peignant comme un mouvement porté par Dieu, centré sur Luther, souhaité par beaucoup pour restaurer lauthentique doctrine, purifiant les sacrements, protégeant de la tyrannie de lÉglise traditionnelle, mais au détriment de lhistoire des protestants français.

Chacune des contributions du volume est dotée dune bibliographie polyglotte. Lensemble cohérent et bien articulé permet doffrir quelques interprétations originales et fondées, dont nous venons de faire part, renouvelant un sujet et des domaines quon pouvait estimer très étudiés. Apparenté à un Companion par laspect synthétique des contributions, le volume ne senferme pas dans le genre « manuel » et apporte un portrait saillant de Calvin dans ses relations avec les acteurs, politiques et ecclésiaux, des premières années de la Réforme. Le lecteur averti y trouvera donc matière à réflexion.

Annie Noblesse-Rocher

Max Engammare, La Fabrique Calvin. Lultime Institutio christianæ religionis et trois autres livres corrigés par Jean Calvin et ses secrétaires, Genève, Droz, coll. « Travaux dHumanisme et Renaissance » 628, 2021, 224 pages, ISBN 978-2-600-06320-3, CHF 35.

On connaissait déjà, de longue date, Max Engammare le découvreur des sermons de Calvin. Le présent essai est le fruit dautres découvertes, réalisées entre décembre 2019 et décembre 2020, qui portent sur quatre livres latins de Calvin : la dernière édition latine 360de lInstitution de la religion chrétienne (1559), le commentaire sur les Psaumes (1557), texte fameux notamment pour ses passages autobiographiques, la seconde version du commentaire sur Ésaïe (1559) et le commentaire des épîtres pauliniennes (1556).

Cest en examinant de près un exemplaire de lInstitution de 1559 dans la bibliothèque de la Société de lecture de Genève fondée en 1818 que lA. sest rendu compte que ce volume, riche de nombreuses corrections manuelles de la main du Réformateur, avait appartenu autrefois à la Bibliothèque de lAcadémie de Genève. Dans une enquête passionnante, il dévoile le parcours de cet ouvrage depuis lAcadémie de Genève jusquà la Société de lecture, puis le contenu des 104 annotations effectuées par Calvin (ces corrections sont livrées intégralement en annexe, p. 183-206), avant de sattacher aux trois autres livres du Réformateur et à la « Fabrique Calvin », cest-à-dire aux ateliers de rédaction mis en place par le Réformateur, qui saidait de plusieurs amanuenses proches pour relire et corriger ses ouvrages, soit à son domicile soit dans lofficine de limprimeur.

Le commentaire sur lépître aux Romains fait lobjet dune analyse minutieuse, et, photographies de grande qualité à lappui, lA. compare les corrections qui se trouvent dans lexemplaire de lAcadémie avec celles des exemplaires du Musée dhistoire de la Réformation (Genève), de Beaune, de Besançon ou encore de Lyon. Il apparaît notamment quen révisant, en 1556, son commentaire sur les Romains, Calvin a supprimé certaines phrases très favorables aux Juifs de son commentaire paru à Strasbourg en 1540. En ce qui concerne le commentaire des Psaumes, lexemplaire étudié est passé entre les mains de son ami Jean Crespin et a appartenu à Aimé-Louis Herminjard ; les corrections portées sont de nature non seulement philologique, mais encore théologique, comme dans le cas du Psaume 118/119, où il sagit de rapprocher David (et le croyant) de Dieu. Quant au commentaire dÉsaïe, lA. compare notamment des révisions de lédition de 1559 avec la traduction française de 1572 (Commentaires sur le Prophete Isaïe), qui avait utilisé précisément lexemplaire de 1559 corrigé par Calvin et ses secrétaires.

Après avoir traité de chacun des quatre ouvrages et exposé les relations entre Calvin et le maître-imprimeur Robert Estienne, lA. revient, de manière plus synthétique, sur le système de correction de Calvin et sur ses « secrétaires collaborateurs » (ainsi, 361Denis Raguenier, Jean Budé, Charles de Jonviller et Nicolas des Gallars, mais aussi Antoine Calvin). Sil parle des « trois ateliers de la Fabrique Calvin », cest parce que le premier, avec pour chef Raguenier, concernait la prise en notes de ses sermons, le second, actif dans lAuditoire, ses cours de théologie biblique, tandis que le dernier rassemblait les disciples qui assistaient Calvin dans la réalisation et la révision douvrages.

Ce livre à la fois érudit et rédigé dans un style élégant – cest là une des marques de la « Fabrique Engammare » – met en évidence combien Calvin na eu de cesse de polir le style de ses ouvrages, quil sagisse de lInstitution ou de ses commentaires bibliques. Le sous-titre des Commentaires sur… Isaïe (1572) en fait un argument de vente, mais son propos est exact : « Reveuz, corrigez et augmentez avec grand labeur et diligence, par lAutheur mesmes avant sa mort » (voir p. 107). Ou, pour lexprimer avec les mots de lA. : « Il lui [Calvin] fallait toujours remettre louvrage inspiré sur le métier de lhomme. » (P. 181.)

Matthieu Arnold

Paolo Sachet, Publishing for the Popes. The Roman Curia and the Use of Printing (1527-1555), Leiden – Boston, Brill, coll. « Library of the Written Word » 80, 2020, viii + 305 pages, ISBN
978-90-04-34864-6, 142 €.

LA., docteur du Warburg Institute (2005), est actuellement chargé du cours dhistoire de la Suisse à lépoque moderne à lUniversité de Milan. Cet ouvrage est issu de la thèse quil a consacrée précisément à limprimerie et aux enjeux que ce nouveau médium de communication a représentés pour la papauté dans la première moitié du xvie siècle. Lenquête commence en 1527 avec le sac de Rome et sachève en 1555 avec lavènement du pape Paul IV, qui renforça lInquisition et permit la promulgation du premier index des livres prohibés de 1558-1559. Si les travaux de Jean-François Gilmont ont montré limportance de limprimerie dans le développement et linstrumentalisation des idées réformées par les protestants, la place de ce médium dans les projets idéologiques de la papauté est encore sous-estimée.

LA. se concentre sur les projets éditoriaux des membres de la Curie entre 1527 et 1555, examine lattitude de lÉglise romaine 362envers limprimerie, sa tactique dutilisation et paradoxalement sa méfiance envers celle-ci. Prenant en compte les études récentes sur la multipolarité du catholicisme moderne, il parvient à dégager une relative cohérence dans laction romaine en matière dimprimerie. Trois aspects permettent de dresser le bilan de cette action : 1. les réseaux financiers qui ont permis cette politique éditoriale ; 2. le choix des publications ; 3. le contrôle doctrinal et léducation dans le contexte du combat contre le protestantisme.

Létude est essentiellement consacrée à la personnalité et à laction du Cardinal éditeur Marcello Cervini (1501-1555), devenu pape sous le nom de Marcel II, le 9 avril 1555 – son règne ne dura que 22 jours. Elle porte sur la politique éditoriale de Cervini dans le domaine des études grecques et patristiques (editiones principes ou correction de celles dŒcolampade), son soutien aux publications de Cochlaeus en Allemagne et la mise en route de la Sixto-Clémentine. Des appendices donnent la liste des éditions savantes soutenues par Cervini, grecques (Sophianos, Eustache de Thessalonique, Euripide, Théodoret de Cyr), latines (Arnobe lAncien, Innocent III, Henri VIII, sur les sept sacrements). Citons aussi son soutien aux presses dAlde Manuce et dautres imprimeurs italiens, éditeurs notamment des premiers décrets du Concile de Trente (comme Gabriele Giolito), à celles de Nicolas Le Riche et de Martin Le Jeune (Paris) mais aussi de Christophe Plantin (Anvers).

Cet ouvrage très documenté présente ainsi la politique dun cardinal-imprimeur ainsi que les enjeux que représenta, pour la Curie, la politique dédition massive de sources anciennes et ecclésiastiques dans le contexte de la lutte contre lérudition et lexpansion protestantes.

Annie Noblesse-Rocher

Chrystel Bernat, Frédéric Gabriel (dir.), Émotions de Dieu. Attributions et appropriations chrétiennes (xvie-xviiie siècle), Turnhout, Brepols, coll. « Bibliothèque de lÉcole des Hautes Études. Sciences religieuses » 184, 2019, 401 pages, ISBN
978-2-503-58367-9, 85 €.

Cet ouvrage collectif sattache à traiter dans le domaine de lhistoire des idées théologiques le thème des émotions, sujet en vogue 363chez les historiens – du Moyen Âge principalement. En philosophie ou en théologie, il est vrai, on parle plus volontiers des « passions » de Dieu, terme dailleurs présent tout au long du présent volume. Un avant-propos suggestif de Chrystel Bernat et une introduction substantielle et très bien informée signée par Frédéric Gabriel (les p. 58-62, consacrées à Luther, sont de Ch. Bernat) campent parfaitement le sujet : lexploration des discours (attributions) et des usages (appropriations) confessionnels des émotions de Dieu, ainsi que ses enjeux, notamment lintelligibilité du divin ou le vocabulaire adéquat pour parler de Dieu. Dès lintroduction, F. Gabriel donne un aperçu des solutions par lesquelles les Pères et les théologiens chrétiens des époques ultérieures ont tenté de surmonter la tension entre les expressions bibliques qui appliquent à Dieu la tendresse, la jalousie, la colère, etc., et les attributs divins (impassibilité, limmuabilité, etc.) avec lesquels elles entrent en dissonance.

Comme lattestent la contribution « liminaire » de Piroska Nagy (« Émotions de Dieu au Moyen Âge »), attentive aux évolutions des émotions divines, et létude érudite de Gilbert Dahan (« Les émotions de Dieu dans lexégèse médiévale »), qui expose en particulier la réflexion des commentaires du xiiie siècle sur le langage de lÉcriture (elle « parle de Dieu dune manière humaine, comme une mère qui babille avec ses bébés », Pierre de Jean Olieu, p. 99), les articles rassemblés débordent largement le cadre chronologique délimité par le sous-titre. Cest aussi du Moyen Âge dont il est question en grande partie chez Alberto Frigo (« Affectiones Dei : les débats sur les passions de Dieu dans la scolastique médiévale et postmédiévale ») ; lA. établit comment, après la fin de non recevoir de Thomas dAquin (« toute passion, de par sa définition même, est à exclure de Dieu », p. 129), les scolastiques ont été contraints de réinterpréter la notion daffectio pour laccorder avec la nature divine. Les réflexions du xviie siècle font lobjet des études de Brigitte Tambrun (« Le Dieu des Sociniens serait-il sujet à toutes les passions humaines ? ») et de Laurent Thiroin (« Quand il est parlé de Dieu à la manière des hommes : lirritation de Dieu chez Pascal ») ; la première donne aussi la parole à Jean Calvin, qui reprend à son compte la figure de l« anthropopathie » déjà exposée par les médiévaux (voir p. 154 et 102 sq.), tandis que pour Pascal, Dieu sexprime « abondamment en figures » (p. 184).

Chez plusieurs auteurs, il sagit moins de penser les conditions dun discours théorique faisant droit aux émotions divines que 364dutiliser ces émotions à des fins pastorales. Cest notamment le cas de la littérature réformée dédification et de consolation (Véronique Ferrer, « “Jamais le soleil radieux ne se courrouce.” Linterprétation confessionnelle de la colère divine dans le contexte réformé des persécutions [xvie et xviie siècle] ») qui, tout en reprenant le motif vétérotestamentaire du courroux divin destiné à susciter la repentance des fidèles, insiste davantage sur la compassion de Dieu (ainsi, Agrippa dAubigné, p. 199). Pour la fin du xviie siècle et le xviiie siècle, marqués eux aussi par loppression religieuse, lhomilétique et la littérature consolatoire huguenotes (Ch. Bernat, « La dilection divine. Usages et enjeux dans la littérature pastorale huguenote [] ») présentent dans leur majorité des traits semblables, en lien avec les thèmes de lépreuve et du châtiment. Pour autant, Pierre Jurieu nest pas isolé, qui refuse ce Dieu sujet à lémotion : « Voilà [] une [] divinité qui ne vaut guère mieux que nous » (p. 245). Dans un autre contexte, lAngleterre du premier xviie siècle (Paula Barros, « De la “sobre intempérance” divine à la sanctification des passions humaines [] »), la catastrophe du 26 octobre 1693, lors de laquelle environ 90 paroissiens catholiques de Londres périrent au cours dun office, est interprétée pareillement comme une expression paradoxale de la dilection de Dieu, qui châtie ses fidèles. À linverse, les aumôniers militaires jésuites étudiés par Silvia Mostaccio (« Dieu à la guerre. Les émotions de Dieu et la guerre de quatre-vingt ans aux Pays-Bas espagnols ») mettent les passions divines au service dune piété belliqueuse ; à les lire, le courroux divin est dirigé ad extra, la vengeance de Dieu visant à châtier les hérétiques qui ont blessé son honneur (p. 208-212).

Colère et miséricorde alternent dans la « tragédie humaniste biblique » étudiée par Audrey Duru (« Le Jephté latin de Buchanan [1554] et ses traductions françaises [1566-1601] »), tandis que dans l« oraison funèbre de la Renaissance française » (Claudie Martin-Ulrich), qui évoque les émotions divines avec sobriété, la consolation et le réconfort sappuient sur un Dieu qui est non seulement amour et « compassion inconditionnelle » (p. 319), mais encore un juge « droit et équitable » (voir p. 317). Dans les sermons du prieur clunisien Jacques Biroat († vers 1666), la christologie joue un rôle central : « Homme-Dieu », Jésus « a eu tous les mouvemens des hommes, mais épurez de ces imperfections qui nous ont rendu odieux le nom mesme des passions » (p. 352) ; en retour, le chrétien « incorpore la figure du corps souffrant du Sauveur mû par la 365compassion » (F. Gabriel, « La passion comme mise en scène de lémotion : rhétorique et christologie chez Jacques Biroat », p. 364). Francis Rapp, qui, étonnamment, nest guère cité dans le présent volume, avait montré jadis combien, à la fin du Moyen Âge déjà, la compassion constituait la réponse attendue du croyant à lamour et aux souffrances de Dieu.

La postface de Sébastien Drouin (« Divines émotions humaines ») se consacre à la littérature philosophique du xviiie siècle, qui moqua les passions divines et y réagit par le déisme ou le matérialisme athée. Limportant index des noms (p. 379-401) mêle les auteurs anciens et modernes et les historiens contemporains. Louvrage ne comporte pas dindex biblique, alors même que les références scripturaires abondent dans plusieurs études.

Il sagit au total dun livre à la fois savant et qui se lit très agréablement. Ce volume collectif est dautant plus cohérent que ses Éd. ont eu la sagesse de se limiter à la tradition chrétienne. Nul doute quil a ouvert une nouvelle voie dans le vaste champ de recherches sur lhistoire des émotions.

Matthieu Arnold

xixe-xxie siècle

Jean Frédéric Oberlin, Briefwechsel und zusätzliche Texte. Correspondance et textes complémentaires, tome 7 : 1820-1826. Textes établis et annotés par Gustave Koch, Herzberg, Verlag Traugott Bautz, coll. « Johann Friedrich Oberlin. Gesammelte Schriften » I/7, 2021, 246 pages, ISBN 978-3-95948-545-6, 35 €.

Par une heureuse coïncidence, le pasteur Gustave Koch vient dachever la remarquable entreprise de lédition de la correspondance de Jean Frédéric Oberlin au moment où lui-même est parvenu à lâge atteint par le vénérable pasteur du Ban-de-la-Roche.

Ce tome 7, qui compte un peu plus de 80 lettres et textes divers, est le moins volumineux des tomes de la correspondance dOberlin : ce dernier, durant ses dernières années, reste certes actif – « je travaille depuis 6h du matin et jusque tard dans la nuit », écrit-il en avril 1820 (no 1076, p. 23 ; voir de même no 1086) – et prêche devant des centaines de paroissiens (no 1083), mais sa santé déclinante le 366contraint à moins écrire. Comme le relève lÉd. dans sa préface (p. 8), les échanges épistolaires cèdent notamment la place aux récits, souvent développés, que des voyageurs font de leur visite à Waldersbach. Le portrait le plus irrévérencieux dOberlin brossé par lun de ces voyageurs nest pas le moins intéressant : dans ses Souvenirs, Édouard Reuss, futur professeur à la Faculté de Théologie protestante de Strasbourg, narre lexcursion mouvementée quil a faite en septembre 1820 avec dautres étudiants. Surpris par la tempête, ils arrivèrent trempés à Waldersbach ; tandis que ses camarades se réchauffaient à lauberge, lun des étudiants entreprit de rendre visite à Oberlin et il en revint en proclamant que désormais lui aussi croyait aux visions ; peu impressionné par les « histoires à la [Jung-]Stilling » rapportées par son ami, Reuss relève que ladhésion de ce dernier aux esprits ne dura guère : « Il avait la tête trop claire pour ce genre dhistoires, et en 1820, à Strasbourg, rien ne surpassait la raison » (no 1093, p. 54). Par contraste, les témoignages dune dame anglaise (no 1081), du secrétaire de la Société biblique de Londres (no 1083), du peintre et critique dart Délécluse (no 1108), de John Henry Smithson, pasteur de lÉglise de la Nouvelle Jérusalem (no 1123), ou encore du pasteur allemand Christian Gottlob Bart (no 1129) soulignent tant la piété dOberlin et lestime générale dont il jouit que – sans les tourner en dérision – ses liens avec le monde des esprits.

Oberlin a des échanges réguliers avec le libraire strasbourgeois Heitz, auquel il commande des ouvrages pieux (no 1076, 1079, 1096, etc.) en insistant sur la qualité du papier de ces impressions, car il souhaite que lon témoigne ainsi du « respect (Ehrfurcht) » dû à la Parole de Dieu (no 1074). Il continue de se soucier de lexistence matérielle comme de la vie spirituelle de ses ouailles. Il tente de soulager la misère locale grâce à la caisse des aumônes (no 1105), mais sa libéralité sétend également à la jeune « Société des missions évangéliques chez les peuples non-chrétiens établie à Paris » (no 1111) ainsi que, en 1825, aux victimes du grave incendie de Salins-les-Bains, dans le Jura (no 1136).

Dès 1821, il se préoccupe du sort de Jean Georges Bernard, instituteur de Belmont depuis 46 ans, et de son épouse, conductrice, en demandant aux bourgeois de Belmont quils puissent demeurer dans la maison décole le reste de leur vie (no 1098). En avril 1824, il se soucie de la répartition, entre ses enfants, de ses livres de piété ; quant à ses sermons, Louise Scheppler ne devra pas être oubliée 367dans le partage (no 1119). À partir de 1824, il prie le Seigneur de « vouloir bientôt, bientôt [le] congédier » (no 1124, p. 127). Lannée suivante et au début de 1826, il adresse au Consistoire des suppliques déchirantes pour quen raison de ses nombreuses infirmités, on pourvoie enfin à son remplacement (no 1138, 1139 et 1147) en nommant son gendre Philippe Louis Rauscher ; il nobtient gain de cause que peu de temps avant sa mort, le 1er juin 1826.

Gustave Koch a eu la bonne idée de ne pas sarrêter au décès dOberlin, mais de livrer un certain nombre dhommages qui lui ont été rendus, à commencer par les strophes prononcées par Daniel Ehrenfried Stoeber sur sa tombe (no 1150) et par la lettre extrêmement touchante envoyée par Louise Scheppler à Louise Charité Witz, fille dOberlin (no 1154). Le présent volume ne renferme pas seulement un index des noms de lieux, un index des noms de personnes et un index biblique pour le t. 7 : en effet, lÉd. a pris la peine dy ajouter un index des noms de lieux pour les t. 5 et 6, ainsi quun remarquable index thématique pour lensemble de la correspondance (p. 216-242).

Ces outils faciliteront la consultation dune source dont on peut affirmer dès à présent quelle présente un très grand intérêt historique. Nous espérons que cette édition poussera nombre de jeunes chercheurs à sintéresser à Jean Frédéric Oberlin.

Matthieu Arnold

Jean-Pierre Bastian, Christian Grosse, Sarah Scholl (éd.), Les fractures protestantes en Suisse romande au xixe siècle, Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire », 2021, 380 pages, ISBN
978-2-8309-1750-5, 24 €.

Pour ce volume, Jean-Pierre Bastian a fait appel à deux des grands spécialistes de lhistoire du christianisme en Suisse romande afin délargir le spectre du remarquable travail quil avait consacré aux fractures du protestantisme apparues dès le début du xixe siècle dans lespace protestant romand (La fracture religieuse vaudoise 1847-1966, Labor et Fides, 2016). Le présent ouvrage, fruit dun colloque qui sest tenu les 7 et 8 mars 2019 à lUniversité de Lausanne, réunit 17 auteurs pour autant de contributions. Il est divisé en cinq parties qui étayent la thèse selon laquelle la période de fragmentation du 368protestantisme en Suisse francophone doit être comprise comme un moment particulier de sécularisation (p. 17-18). Cette observation est dautant plus intéressante quelle ne signifie nullement la disparition du religieux, mais plutôt sa reconfiguration sur au moins trois plans. Lun, sociopolitique, concerne la reconfiguration des rapports entre Églises et État ; un autre, socioreligieux, touche lapparition des groupes religieux composés de membres volontaires ; le dernier a trait à lémergence de la liberté de conscience qui est au cœur des fractures du protestantisme romand.

La première partie brosse le tableau historique de lapparition des fractures protestantes. Le processus de sécularisation est amorcé, mais il implique, bien au-delà de la séparation entre religieux et non-religieux, une reconfiguration de la paire collectif-individuel (Hermann). Sur le plan politique, le libéralisme triomphant se replie face aux avancées du radicalisme politique dans les cantons romands (Meuwly). Trois moments peuvent ainsi être dégagés (Scholl). Le premier se situe au début de xixe siècle à Genève et oppose, sur le plan spirituel, la théologie rationaliste et les mouvements de réveil dont la théologie, plus orthodoxe, est empreinte de romantisme. Le deuxième, au milieu du siècle, se situe sur le plan des institutions et voit lémergence de séparations entre des Églises nationales et des Églises libres, fracture particulièrement dramatique dans le Canton de Vaud. Le troisième, dans le dernier quart du siècle, est marqué par lémergence de la théologie libérale et la revendication de la liberté de conviction pour le pasteur, singulièrement intense à Neuchâtel. Ce contexte permet de comprendre les reconfigurations religieuses en place, chacune renforçant à sa manière le processus de sécularisation.

La deuxième partie souligne combien ce siècle est celui de la mise en œuvre de lindividualisme. Tout dabord par laffirmation de subjectivité religieuse, en particulier au travers du concept de libre examen (Pitassi), et celle de la défense du droit à la liberté religieuse, illustrée par lemblématique Alexandre Vinet (Reymond). Celle-ci conduit inexorablement à lexigence de la séparation entre lÉglise et lÉtat, reprise par les milieux du réveil (Grosse). Cette liberté de conviction et de défense du rationalisme, mise en exergue par le jeune théologien français en poste à Neuchâtel, Ferdinand Buisson, renforce lindividualisme et contribue à accélérer le processus de sécularisation (Cabanel).

La troisième partie sattache tout dabord à montrer combien ces premières fractures internes au protestantisme romand ont 369ouvert à un éclatement en petits groupes de certaines ailes issues du réveil (Mayer). Relevons lactivité de N. J. Darby qui a su profiter du réveil pour convertir les réveillés à un christianisme plus radical, mais aussi, quelques années plus tard, un mouvement de distanciation de ce rigorisme darbyste qui posera les premiers jalons de lévangélisme proprement romand. Un autre enjeu est celui de léducation de la population. Derrière le discours philanthropique et politique qui accompagne le passage de léducation populaire des mains de lÉglise à celles de lÉtat, on assiste à une déconfessionnalisation (sans déchristianisation) de léducation et au renforcement de la responsabilité individuelle (Dahn-Singh). Autre aspect de ces temps de bouleversement, les femmes jouèrent un rôle de premier plan dans le réveil. Lexemple de la petite ville de Payerne (Johner) souligne toute lambivalence des engagements, progressistes ou conservateurs, dans les deux Églises. À travers lanalyse de données nouvelles, la chercheuse observe que les femmes montrent une indépendance à lendroit de lengagement politique de leur mari (qui a le droit de vote) et que les progressistes ne sont pas toujours dans lÉglise que lon pense.

La quatrième partie sintéresse à quelques figures emblématiques du réveil. Lhistoire du sobriquet « momier », catégorisant les adhérents du réveil qui se lapproprieront et finiront par lui faire perdre ses connotations sociales et politiques péjoratives, est brossée par J.-P. Bastian. César Malan, tenu jusquici pour un chantre genevois du réveil, est plutôt à considérer comme un « chantre à contretemps » selon Amsler. Le banquier Alexandre Lombard, ensuite, est connu pour avoir impulsé un mouvement associatif de lutte en faveur du dimanche chrétien. Ce projet évangélique a remporté un succès certain, mais au prix dun élargissement du projet religieux à une perspective philanthropique et sociale (Lathion). Henry Dunant, enfin, qui baigne dans le milieu du réveil à Genève dès son plus jeune âge, a été mû par la foi. Cependant, ainsi que le constate Cottier, son œuvre majeure, comme en témoigne le rôle quil a joué aux côtés de Gustave Moynier dans la création du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, est résolument non confessionnelle, dans son intention comme dans sa réalisation.

La dernière partie du volume sintéresse à deux figures culturelles issues du milieu du réveil. Lauteur populaire Urbain Olivier, qui a publié plus de trente-cinq romans et recueils de nouvelles, doit son succès, selon Auberson, à une « esthétique de conviction ». Dans ses 370romans populaires, il fait toujours triompher la piété et les vertus chrétiennes. Un autre artiste, plus connu, est le peintre Eugène Burnand. Kaenel sattache à montrer, dans ce volume, combien Burnand cherche à établir une rencontre entre beaux-arts et religion, parlant à cet égard de théographie. Son art engagé cherchera à produire des images évoquant le Christ ou plus tard à traduire en images les grandes paraboles et le Sermon sur la montagne. Un dernier chapitre clôt le volume et reprend les jalons principaux posés par les contributeurs à laune du concept de sécularisation (Campiche).

Cet ouvrage collectif constitue une contribution majeure à la compréhension de lhistoire tumultueuse du protestantisme romand. Bien que le volume soit constitué de 17 chapitres dus à des auteurs différents, son unité est patente, les différentes contributions concourant toutes à démontrer que lémergence de la liberté de conscience constitue, au cœur des fractures du protestantisme, le premier vecteur de sécularisation en Suisse romande. Deux contributions méritent une mention spéciale : celle, particulièrement éclairante, de Sarah Scholl consacrées aux trois vagues de réveil comprises comme autant détapes dans un processus vers la liberté de conscience et celle dAline Johner, qui présente des données tout à fait nouvelles et fascinantes sur la place des femmes dans les clivages religieux du canton de Vaud. On regrette cependant de ne pas avoir lu de contribution sur une femme comme Valérie de Gasparin dans la partie sur les figures marquantes du réveil. Une discussion avec les travaux de lhistorien Hugh McLeod aurait peut-être permis douvrir la perspective plus largement que ne le fait la conclusion, qui sen tient au contexte exclusivement romand. Il nen demeure pas moins que ce volume constitue un voyage passionnant et éclairant dans le protestantisme suisse : il était temps quune publication de cette envergure voie le jour.

Christophe Monnot

Christiane Tietz (éd.), Bonhoeffer Handbuch, Tübingen, Mohr Siebeck, 2021, xii + 538 pages, ISBN 978-3-16-150080-0, 59 €.

La parution, dans la série des « Theologen-Handbücher » des Éditions Mohr Siebeck, dun manuel consacré à Dietrich Bonhoeffer est réjouissante. Elle simposait même, tant linfluence du théologien 371allemand a été voire reste importante, dépassant les clivages nationaux, confessionnels et théologiques. La direction de ce manuel, qui rassemble les contributions de plus dune trentaine de théologiens (il est un peu dommage quaucun historien « profane » spécialiste des résistances au nazisme nait été sollicité), a été confiée à Christiane Tietz, professeur de théologie systématique à la Faculté de Théologie de Zurich ; elle est donc la lointaine successeur de Gerhard Ebeling, qui fut lun des étudiants de Bonhoeffer. Les débuts de ce projet, nous apprend lavant-propos, remontent à plus dune dizaine dannées (p. v), et plusieurs des contributeurs (J. Henkys, éminent spécialiste des poèmes de B., H. Pfeifer, auteur de plusieurs chapitres, et K. Yamasaki) nont pu en voir laboutissement.

Trois grandes sections suivent les contributions introductives de Ch. Tietz et Ilse Tödt, qui portent sur les éditions dœuvres de Bonhoeffer, les instruments de travail et les évolutions récentes de la recherche. Ces sections concernent respectivement la personne (les traditions, la biographie, les relations et les influences – la langue et la musique), lœuvre (les textes et les thèmes) et la réception de Bonhoeffer. Que la rédaction du chapitre sur la biographie ait été confiée à un biographe de Bonhoeffer dont louvrage, paru il y a une quinzaine dannées, tendait souvent à lhagiographie peut surprendre, mais pourrait sexpliquer par son rôle de co-fondateur de la « Bonhoeffer-Gesellschaft » ; sans surprise, cet auteur met laccent sur l« entrée dans la résistance » puis sur « la résistance » de Bonhoeffer, thème que Christoph Strohm reprend de manière plus nuancée dans le chapitre « Politischer Widerstand » de la sous-section consacrée aux relations de Bonhoeffer. Cest également dans cette sous-section que Hans Pfeifer consacre des pages bien informées et parfois émouvantes à Jean Lasserre et à Maria von Wedemeyer.

La section qui se rapporte à lœuvre examine tout dabord les grands textes de Bonhoeffer, depuis Sanctorum communio jusquaux « Lettres de fiançailles ». Les quelques pages consacrées par Peter Zimmerling aux prédications (p. 299-304) sont assez décevantes, car elles ne nous renseignent guère sur le contenu de ces sermons. Les thèmes présentés combinent quelques lieux théologiques (lÉcriture sainte, C.-M. Bammel ; Jésus-Christ, K. Lehmkühler ; lÉglise, K. Busch Nielsen), la question, chère au « dernier » Bonhoeffer, du christianisme a-religieux (E. Feil) et des sujets tels que le « caractère scientifique de la théologie » (J. Zimmermann), le « caractère 372public de la théologie » (H. Bedford-Strohm), la théologie pratique (P. Zimmerling), l« œkumene » (W. Krötke), les fondements éthiques (B. Wannenwetsch), la résistance (à nouveau !, H.-R. Reuter) et la paix (C. J. Green). Lauteur de ce dernier chapitre, ainsi que dautres contributeurs, mettent laccent sur l« éthique de la paix » de Bonhoeffer, le tyrannicide constituant, à les lire, la seule exception à ce pacifisme ; ces auteurs ne sinterrogent nullement, semble-t-il (lindex des thèmes comporte lentrée « Tyrannenmord », mais non lentrée « Mord »), sur les propos de lÉthique (pages consacrées à « la vie naturelle ») dans lesquelles Bonhoeffer écrit que l« homicide de personnes civiles pendant la guerre » nest pas un acte arbitraire « pour autant quil nest pas poursuivi de manière intentionnelle, mais seulement la conséquence malheureuse dune mesure militaire nécessaire »…

La dernière section, qui traite de linfluence de Bonhoeffer et de sa réception, commence par examiner trois auteurs (K. Barth, par M. Beintker ; E. Bethge, par J. W. de Gruchy ; G. Ebeling, par A. Beutel) avant délargir son propos à plusieurs aires géographiques : outre les deux Allemagnes (RFA, J. Dinger ; RDA, W. Krötke), les États-Unis et le monde anglophone (C. J. Green), lAfrique du Sud (R. K. Wustenberg) et lAsie (K. Yamasaki avec la collaboration dA. Okano). Cette section traite pour finir de la réception de Bonhoeffer dans la littérature, la musique (plusieurs poèmes de captivité sont devenus des cantiques) et les arts visuels (il sagit principalement de statues ; J. Henkys), ainsi que de la « réception catholique » (E. Feil).

Limportante bibliographie (p. 477-519) nignore pas entièrement la littérature en français, mais il est significatif quà lexception dun article de lEncyclopédie du protestantisme, la seule étude de Henry Mottu qui soit mentionnée a paru en anglais. Quant à la réception de Bonhoeffer en France et, plus largement, dans les pays latins, elle est superbement ignorée puisquelle ne se voit pas consacrer de chapitre (voir pourtant H. Mottu et J. Perrin, éd., Actualité de Dietrich Bonhoeffer en Europe latine, Genève, 2004) et que les seuls auteurs francophones traités dans la « réception catholique » sont ceux dont les livres ont été traduits en allemand.

Le Bonhoeffer Handbuch nen reste pas moins un ouvrage important. Un index des noms de personnes et un index des thèmes (il comporte aussi les lieux) en facilitent la consultation. Un index des textes de Bonhoeffer aurait sans doute été encore plus utile, mais 373il est vrai que, même dans la sous-section « Texte » et y compris pour les poèmes, rarement ces textes font lobjet de citations qui dépassent quelques mots.

Matthieu Arnold

Cardinal Jean Daniélou, Cardinal Henri de Lubac, Correspondance 1939-1974. Présentation par le P. Dominique Bertrand, sj. Témoignage de Marie-Josèphe Rondeau. Annotation par Marie-Josèphe Rondeau et Étienne Fouilloux, Paris, Cerf, coll. « Cardinal Henri de Lubac, Œuvres complètes » 48, 2021, 515 pages, ISBN 978-2-204-14920-4, 40 €.

La correspondance entre Henri de Lubac (1896-1991) et Jean Daniélou (1905-1974), éditée dans la section « Posthumes » des Œuvres complètes dHenri de Lubac, constitue un document de grande importance. Cette correspondance riche de 221 lettres (32 dHenri de Lubac seulement, car son correspondant ne conservait guère ses lettres) séchelonne du 16 septembre 1939 au 1er février 1974.

Les échanges épistolaires entre les deux jésuites, futurs cardinaux et membres de lInstitut, sont marqués toutefois, entre 1950 et 1956, par une interruption de six ans quexplique une longue « Note » (p. 443-476) de M.-J. Rondeau. La crise entre les deux hommes résulta dune part de divergences personnelles sur la direction de la collection des « Sources chrétiennes » : H. de Lubac jugeait que J. Daniélou ny consacrait plus le temps ni la rigueur nécessaires. Elle fut occasionnée dautre part, et plus fondamentalement, par les attaques menées en haut lieu contre la « Nouvelle théologie » (Pie XII) défendue par les deux membres de la Compagnie de Jésus depuis le manifeste publié en mai-juin 1946 par J. Daniélou dans la revue Études, « Les orientations présentes de la pensée religieuse ». H. de Lubac estimait en effet, non sans raison, que J. Daniélou sagitait et criait « inconsidérément » tout en se désolidarisant de lui. Ce fut lui toutefois qui, en adressant à J. Daniélou une lettre de condoléances à loccasion du décès de sa mère (voir la réaction de J. Daniélou, Lettre 194), permit à leurs échanges épistolaires de reprendre et de se poursuivre jusquà la mort de son correspondant – à un rythme certes moins soutenu que dans les années 1940-1950.

374

Cette correspondance constitue une source importante non seulement pour la crise de la « Nouvelle théologie », que documentent par ailleurs plusieurs annexes des Éd., mais encore – et surtout – pour la naissance et le développement de la collection « Sources chrétiennes » (jusquen 1942, les deux jésuites lappelèrent « Sources »). Cette collection constitue le fil rouge des années de guerre (J. Daniélou se trouvait à Paris, H. de Lubac à Lyon) ; la correspondance est riche de renseignements sur les volumes en préparation, mais aussi sur les difficultés liées à la censure (« Vous savez les mésaventures de la Vie de Moïse, victime de ces temps troublés » ; J. D., Lettre 47, p. 112 ; 11 août 1942) et sur les projets avortés, ainsi que, dès 1943, sur laccueil favorable que reçoivent les premiers volumes.

Sur le plan exégétique et théologique, le fait que les deux jésuites ont en commun de préférer lexégèse des Pères à celle des théologiens scolastiques ne masque pas certaines divergences : J. Daniélou juge également lexégèse patristique supérieure à la méthode historico-critique, qui « fait de la parole vivante de Dieu un cimetière de civilisations disparues » (Lettre 59, p. 130 ; 29 avril 1943). De son côté, H. de Lubac ne partage pas son attrait pour lexégèse christologique de Wilhelm Vischer, ni, plus largement, sa fréquentation des théologiens protestants auxquels Daniélou donne abondamment la parole dans la revue Dieu vivant : « Je crains que vous-même ne soyez quelquefois un peu trop séduit par eux » (Lettre 154, p. 313 ; 1er mars 1948). Le 27 octobre 1949, il sindigne de ce que, dans Dieu vivant, J. Daniélou ait publié deux lettres « séniles » de Paul Claudel, qui voulait enfermer les critiques dans le dilemme « ou la Bible est humaine, ou elle est divine » : ces lettres peuvent être perçues, de même que larticle de J. Daniélou qui les accompagnait, comme « un encouragement au sabotage de la critique » (Lettre 185, p. 375 sq.).

Les deux théologiens ayant été nommés experts au Concile Vatican II, les six lettres des années 1962-1965 (voir p. 393-399) contiennent dintéressants renseignements sur lactivité de J. Daniélou durant le Concile. À propos du Secrétariat pour lUnité des chrétiens, H. de Lubac estimait quil y avait « peu de têtes doctrinales à lintérieur » de cette institution (Lettre 203, p. 399 ; 11 juillet 1965). On relèvera enfin que cette correspondance atteste les contacts personnels entre J. Daniélou et Oscar Cullmann (tous deux assistèrent, le dimanche de Pâques 1948, à l« Allocution au peuple romain » de Pie XII 375qui prenait position au sujet des élections prochaines en Italie) et lestime mutuelle qui liait les deux hommes (voir Lettres 108, 111, 124, 158 et 176).

Lapparat critique est de grande qualité, et la « Présentation » (p. 11-29), les notes infrapaginales et plusieurs annexes développées (p. 419-490) contribuent à une meilleure compréhension des échanges intellectuels et humains entre ces deux grandes figures du catholicisme au xxe siècle. Un « index des auteurs anciens » (p. 491-495) et un « index des auteurs modernes » (à partir du xviie siècle, p. 497-514) facilitent la consultation de ce beau volume.

Matthieu Arnold

Jurjen Zeilstra, Willem Adolf Visser t Hooft. Ein Leben für Ökumene. Traduit du néerlandais par Katharina Kunter, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 2020, 527 pages, ISBN
978-3-374-06376-5, 58 €.

Plusieurs ouvrages ont déjà été consacrés au pasteur néerlandais Willem Visser t Hooft (1900-1985), qui fut le premier secrétaire général du Conseil Œcuménique des Églises (COE). Toutefois, ces biographies se fondent très largement sur les écrits autobiographiques de lintéressé. Cest pourquoi Jurjen Zeilstra, pasteur à Hilversum qui na pas connu personnellement Visser t Hooft, a entrepris de rédiger un ouvrage plus complet et plus distancié en se fondant également sur des documents darchives (sélection darchives du COE, archives de la famille de Visser t Hooft, etc.) et sur des témoignages oraux.

Comme son contemporain Dietrich Bonhoeffer (1906-1945), Visser t Hooft est né dans une famille aisée et aristocrate, et ce milieu a favorisé son ouverture tant internationale quœcuménique. Mais la comparaison entre les deux théologiens sarrête là, même si Visser t Hooft a tenté – hélas en vain – dunir ses efforts à ceux de Bonhoeffer dans les années 1940 pour faire connaître aux Alliés lexistence dune résistance allemande à Hitler (voir chap. 3, « Lœcumene en temps de guerre, 1939-1945 »). En effet, la lecture de louvrage de lA. fait apparaître que, bien que titulaire dune quinzaine de doctorats honoris causa, Visser t Hooft (1900-1985) fut un homme dappareil plus quun théologien : après avoir été 376secrétaire général des Unions chrétiennes de jeunes gens (1924-1932), puis de la Fédération universelle des associations chrétiennes détudiants (1932-1937), il fut secrétaire général du Comité provisoire (1938-1948) puis du Comité définitif du COE (1948-1968) ; ce poste de secrétaire général du COE lui avait été taillé sur mesure (voir chap. 2, p. 113-115). Il sétait par ailleurs voué à la théologie non par vocation, afin de devenir pasteur, mais pour approfondir des questionnements personnels (voir chap. 1, p. 42).

Cet ouvrage établit aussi que, tout en ayant eu une réputation de théologien barthien, Visser t Hooft avait commencé par trouver le commentaire des Romains de Barth trop difficile (p. 45). Quant à la théologie de Bultmann (le néotestamentaire de Marbourg est mentionné une seule fois, p. 280) et de ses disciples, elle lui sembla plus tard complètement inutilisable dans lÉglise. En 1963, alors que Paul Tillich donnait une conférence devant des personnalités de la politique, du sport et du cinéma, Visser t Hooft jugea que ses propos passaient totalement à côté de son auditoire et il regretta, lui qui était un bon orateur, de ne pas être à la place du théologien germano-américain ; dailleurs, plus que la conférence de son coreligionnaire, il apprécia la présence à ses côtés de prélats et dhommes politiques éminents, ainsi que celle de lactrice italienne Gina Lollobrigida (chap. 6, « Secrétaire général du Conseil Œcuménique des Églises », p. 283 sq.).

Pour autant, le portrait que lA. brosse de Visser t Hooft avec sympathie, mais sans complaisance, nest pas celui dun mondain, même si le secrétaire général du COE, qui fit la couverture du Time en 1961 avec la légende « World churchman Visser t Hooft » (voir p. 284), nétait pas insensible aux honneurs. Il rappelle le rôle de cet homme énergique dans laccueil des réfugiés, juifs notamment, en Suisse dans les années 1942-1944 (chap. 4, « Du “contact spirituel” à lengagement politique »). Il traite de son engagement au service de la « réconciliation » et de la « reconstruction » au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale (chap. 5), mais semble ignorer sa passe darmes avec Oscar Cullmann au sujet de labsence de réaction du COE à la « disparition » du théologien allemand Ernst Lohmeyer, capturé puis exécuté par les Soviétiques (voir RHPR 89, 2009, p. 19-20). Il rappelle ses qualités de diplomate, sa lutte contre lapartheid et ses efforts pour intégrer au COE lÉglise orthodoxe de Russie (chap. 7, « Guerre froide, œcumene et orthodoxie orientale »). Il traite longuement de ses contacts avec lÉglise 377catholique romaine, qui sintensifièrent avec le Concile de Vatican II et laccueil dobservateurs protestants (chap. 8, « Nostra res agitur, 1948-1969 »).

LA. ne cache pas que, dans les deux dernières décennies de sa vie, Visser t Hooft prit ses distances avec maintes évolutions de la théologie telle quelle sexprimait désormais au sein du COE (chap. 9, « Au soir de sa vie, 1966-1985 »). Ayant toujours combattu le syncrétisme, y compris dans des publications quil dédia spécifiquement à cette question, Visser t Hooft se méfiait du dialogue interreligieux, estimant que les chrétiens devaient dabord approfondir leur propre tradition spirituelle (voir p. 391). Par contre, il sintéressait grandement au thème de la création, tout en soulignant, avec Karl Barth, que la Bible ne tenait nullement la nature pour sacrée (voir p. 388).

Au total, cest un tableau assez complet et nuancé que J. Zeilstra brosse du « patron » du COE mais aussi de son épouse Jetty, laquelle nhésitait pas, à loccasion, à prendre la plume afin dapaiser des tensions avec Karl Barth. En dépit de ses longueurs et de son caractère parfois scolaire (ainsi, les introductions un peu laborieuses aux différents chapitres), cet ouvrage se lit avec beaucoup dintérêt.

Matthieu Arnold

Hines Mabika Ognandzi, Walter Munz. Dans la suite dAlbert Schweitzer à Lambaréné. Une biographie, Lausanne, Éditions Favre, coll. « Biographie », 2019, 316 pages, ISBN
978-2-8289-1755-5, 27 €.

Il y a quelques mois, Walter Munz séteignait paisiblement en Suède, dans sa 89e année. Bien connu des milieux qui cultivent la mémoire et lœuvre dAlbert Schweitzer, W. Munz, qui succéda notamment à Schweitzer à Lambaréné (1965-1969), ne lest pas nécessairement du grand public. Aussi la biographie rédigée par Hines Mabika, historien de la médecine qui a pu correspondre et sentretenir avec W. Munz et son épouse Jo, est-elle particulièrement bienvenue ; W. Munz en a rédigé la « Note liminaire. Vivons dans le respect de la vie » (p. 13-15). Cet ouvrage a pu voir le jour grâce au projet, financé par le Fonds suisse de la recherche scientifique, Medical Practice and International Networks : Albert Schweitzer Hospital of Lambarene, 1913-1965.

378

Cette biographie est agencée en quatre parties : 1. la vie de Munz jusquà l« appel de Lambaréné » (1933-1959) ; 2. la préparation pour lAfrique, puis les séjours à Lambaréné aux côtés et à la suite de Schweitzer (1959-1969) ; 3. le retour en Suisse et lexercice de la chirurgie à lhôpital de Wil (1970-1991) ; 4. la construction, en Suisse, de son « propre Lambaréné » en tant que directeur du « Sune-Egge (Coin du soleil) », centre socio-médical pour drogués et malades du sida à Zurich. À lui seul, ce plan montre que – même si la deuxième partie compte près dune centaine de pages – le parcours professionnel et la vie de Munz ne se limitèrent pas à Lambaréné, et quil est donc réducteur de le qualifier de « successeur dAlbert Schweitzer ».

Fondée sur des sources nombreuses – y compris les archives privées de W. Munz –, la biographie rédigée par H. Mabika brosse le portrait attachant dun homme qui, peu après la Deuxième Guerre mondiale, lut avec passion À lorée de la forêt vierge, puis se sentit comme « appelé par Lambaréné » et dévora les ouvrages théologiques de Schweitzer (p. 43 sq.). Il hésita entre la théologie et la médecine avant dopter dès 1951 pour la seconde, suivant ainsi la voie de son père et de bien des membres de sa famille. Assistant à lhôpital de Rorschach (1959-1961) après une formation de treize semestres (et quatre mois de service militaire), il quitta ses fonctions après avoir trouvé sur son bureau, en janvier 1961, un numéro du Bulletin des médecins suisses comportant lannonce dune offre demploi comme chirurgien à Lambaréné (p. 63) ; intentionnel ou fortuit, le parallèle avec la vocation de Schweitzer – en tout cas telle quil la décrit dans Ma vie et ma pensée (1931) – est frappant, puisque le « grand docteur blanc » avait, quant à lui, réagi à lautomne 1904 à une annonce du Journal des Missions de Paris. Une fois sa candidature acceptée par les relais de Schweitzer en Suisse, Munz se prépara au voyage et partit en mai 1961.

Les pages consacrées à ses trois séjours en Afrique du vivant de Schweitzer témoignent à la fois de la grande influence que Schweitzer exerça sur son jeune collaborateur et de lindépendance desprit de ce dernier, qui sappliqua par exemple à apprendre les langues locales pour parler directement avec ses patients. Ces pages mettent aussi en évidence lorganisation rigoureuse de lhôpital et la bonne collaboration entre les chirurgiens. Reparti, au grand regret de Schweitzer, à lissue de son contrat de 26 mois, Munz revint à Lambaréné dès lannée suivante : Schweitzer était déterminé à ce que le jeune homme lui succédât de son vivant comme directeur médical, en 379grande partie à cause de son empathie pour les populations locales (p. 128). Après sêtre spécialisé en gynécologie et en obstétrique à lhôpital cantonal de Saint-Gall, Munz prit les rênes de lhôpital tout dabord sous la houlette de Schweitzer, qui sattacha à le former à ses fonctions aux cours dentretiens quotidiens, puis, après le décès de son mentor, en imprimant sa propre marque à lhôpital. Les conflits avec Rhena Schweitzer – quoique directrice administrative de lhôpital, la fille de Schweitzer « ne connaissait pas grand-chose de ladministration dun hôpital [sic !] » (W. Munz, p. 155) –, puis les lenteurs de lassociation de tutelle à répondre à ses demandes de modernisation et daccroissement des effectifs du personnel, amenèrent Munz à quitter Lambaréné en 1969. Il y revint toutefois en 1980, le temps de régler avec succès un important conflit entre le directeur et le corps médical ; il repartit en Europe en mars 1981, deux mois après louverture du nouvel hôpital Albert Schweitzer.

Entretemps, il avait continué, depuis la Suisse et avec son épouse Jo Boddingius, sage-femme hollandaise quil avait épousée en 1968 à Lambaréné, à soutenir lœuvre créée par Schweitzer. Après dix-huit ans de travail en tant que chirurgien hospitalier en Suisse, Munz embrassa une nouvelle carrière à lâge de 57 ans, se vouant notamment – toujours avec son épouse – aux soins des patients séropositifs à une époque où les traitements antirétroviraux efficaces nexistaient pas encore. Le temps de la retraite fut, pour le couple Munz, celui des grands voyages, dinnombrables conférences et de la rédaction de quelques ouvrages ; ce fut, surtout et à nouveau, le temps de lengagement pour lhôpital de Lambaréné, avec la création dune fondation et la contribution à la rénovation de l« hôpital historique » fondé par Schweitzer à la fin des années 1920.

Retracer lexistence dune personne en vie, à partir notamment des sources livrées par elle, nest pas chose évidente, et sans doute une biographie écrite avec plus de recul aurait-elle été un peu différente. Toutefois, en dépit de son admiration manifeste pour W. Munz, jamais lA. ne verse dans lhagiographie. Son ouvrage, agrémenté dune soixantaine de photographies en noir et blanc, se lit avec le plus grand intérêt. La liste des « responsables des organisations Schweitzer » (p. 291-293 ; en sont hélas absents les présidents des associations française et allemande) et lindex des noms propres (p. 295-302) rendront dutiles services.

Matthieu Arnold

380

Hugh McLeod, Le déclin de la chrétienté en Occident. Autour de la crise religieuse des années 1960. Préface de Guillaume Cuchet et Géraldine Vaughan. Traduit de langlais par Élise Trogrlic, Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire », 2021, 473 pages, ISBN 978-2-8309-1759-8, 24 €.

Selon lhistorien britannique Hugh McLeod, professeur émérite à lUniversité de Birmingham, la crise des années 1960 est, sur le plan religieux, un moment-charnière, révolutionnaire, et constitue une rupture presque aussi importante que la Réforme. Il est cependant impératif de sintéresser au temps long et aux idées qui anticipent cette rupture religieuse. Voilà posée en quelques mots la thèse de ce passionnant volume, enfin traduit en français, 14 ans après sa parution.

Préfacé par Guillaume Cuchet et Géraldine Vaughan, louvrage est structuré en onze chapitres, flanqués dune introduction et dune conclusion. LA. traite de quatre thèmes majeurs. Il aborde tout dabord la pluralisation des croyances, inaugurée dans les années 1950, avant de gagner en ampleur dans les années 1970, les années 1980-1990 ayant été le théâtre de linterpénétration des croyances en question. Le deuxième thème est celui du passage des sociétés occidentales chrétiennes des années 1940-1950 à une société multiconfessionnelle, puis séculière dès la fin des années 1970. La baisse de socialisation religieuse des enfants constitue le troisième thème. Il est pour finir question du resserrement, dans le sillage de Vatican II, des relations entre Églises chrétiennes quaccompagne lintensification des tensions à lintérieur même de ces Églises (entre conservateurs et progressistes).

LA. montre que le terrain est de fait bien préparé par la crise des années 1960. Lécart se creuse entre les exigences morales de lÉglise et le message délivré par les différentes productions culturelles. La prospérité sans précédent offre un climat économique affaiblissant les identités collectives et permet lémancipation sociale (chap. 1). Dans les années 1940, il était encore possible de penser lEurope occidentale en termes de chrétienté. « La période de la guerre, puis celle de la guerre froide ont renforcé les sentiments didentité nationale chrétienne dans de nombreux pays occidentaux » (p. 102). Cependant, la baisse des vocations et dengagement des fidèles sont des indicateurs de la tendance lourde de déclin du christianisme qui se met alors en place (chap. 2).

381

La question que soulève ensuite lA. est celle des leviers socio-historiques de cette période de bouleversement des années 1960 (chap. 3). Il remarque que les années 1950-1962 représentent une transition entre les années les plus tendues de la guerre froide et les espoirs de 1968. Durant cette période, le pouvoir et le prestige des Églises sestompent. Des voix réformatrices sy font aussi entendre. Sensuivent de nombreux changements dans les Églises. Les perspectives de Vatican II ou les théologies protestantes mettant laccent sur laction dans le monde poussent les progressistes à « leuphorie » (p. 172) et à la sous-estimation de la puissance des forces religieuses conservatrices (chap. 4).

La prospérité qui sinstalle dès les années 1950 permettra à de nombreuses sous-cultures de se développer (chap. 5). Le mouvement de la contre-culture est frappant, car il est en même temps un éveil spirituel (à toutes sortes de mystiques) et un moment de sécularisation (chap. 6). Survient 1968 ou plutôt la période qui sétend entre 1964 et 1970, laquelle suscite beaucoup despoir en dehors et dans les Églises. Cet espoir cédera le pas à un lot de déceptions chez les chrétiens aux idées les plus « radicales », mais alimentera aussi des valeurs durables qui perdureront dans les Églises, comme le soutien de certaines aux mouvements gay, féministes, tiers-mondistes, pacifiques et écologiques (chap. 7).

Le chapitre suivant est consacré à limpact de la problématique de genre, de la sexualité et de la politique des familles sur la sécularisation. LA. discute et conteste les thèses de Callum Brown et Patrick Pasture (chap. 8) qui placent la question de genre au cœur de lexplication de la désaffectation des fidèles. « À part dans le cas spécifique des catholiques et de la contraception, rien ne laisse véritablement penser que le rejet des préceptes chrétiens sur la sexualité constitue en soi un motif déloignement des fidèles » (p. 313).

LA. observe quentre 1967 et 1972, un double mouvement de démissions en masse se met en place, celui des prêtres dune part et celui des laïcs de lautre (chap. 9). Dans le même temps, une proportion croissante de jeunes est socialisée en dehors du christianisme. Le chapitre suivant sintéresse aux réformes législatives qui signent la transition dune société chrétienne vers une société pluraliste, au sein de laquelle une grande variété de points de vue voit le jour (chap. 10). LA. discute dans le dernier chapitre la fin de la chrétienté et revient sur les grandes périodes de déclin en Europe, qui culminent avec la « crise apparemment ultime » (p. 422) qui 382se déclare dans les années 1960-1970. Cependant, constate lA., « les Églises chrétiennes continuent de jouer un rôle important » (p. 422), exerçant une influence sociale certaine et comptant encore un nombre conséquent de membres actifs.

En somme, un livre fascinant et argumenté de manière très pédagogique, quil est urgent de (re)découvrir !

Christophe Monnot

PHILOSOPHIE

Richard Popkin, Histoire du scepticisme de la fin du Moyen Âge à laube du xixe siècle. Traduit de langlais par Benoit Gaultier. Préface de Frédéric Brahami, Marseille, Agone, coll. « Banc dessais », 2019, xxv + 883 pages, ISBN 978-2-7489-0413-0, 35 €.

Contrairement à ce quaffiche la quatrième de couverture, le présent ouvrage – un fort volume de près de 900 pages – ne constitue que partiellement un inédit : une première traduction de la deuxième édition anglaise de 1979 était en effet parue dans lexcellente collection « Léviathan » des P.U.F. en 1995. Lédition présentée ici est toutefois partiellement inédite, puisque louvrage de Popkin na cessé dêtre repris et complété par son auteur : elle reprend ainsi la dernière édition anglaise (datée de 2003), quelle complète, qui plus est, par une sélection darticles que lA. avait fait paraître en 1976, 1992 et 1997. Cest en somme à un ouvrage refondu que le lecteur a affaire, même sil ne la pas été par lA. lui-même, mais par le traducteur et directeur de la très dynamique collection « Banc dessais », moyennant bien sûr autorisation des ayants droit.

Lédition de 1979/1995 débutait lhistoire du scepticisme par la Réforme de Luther, à juste titre si lon songe aux nombreuses conséquences intellectuelles que la critique de lautorité spirituelle romaine a pu avoir. LA., sans du tout remettre en cause limportance quil avait accordée à la Réforme, est allé plus en amont dans les ultimes éditions, en remontant jusquà Savonarole, mais aussi plus en aval, jusquau xixe siècle.

À consulter cette somme, on ne peut louer les éditeurs davoir pris le risque de rééditer ce monument dérudition, où le souci 383de lA. de faire justice aux auteurs mêlés de près ou de loin aux questions sceptiques (de Montaigne à Jean de Sihon, de Pierre-Daniel Huet à Bayle, et bien dautres encore) se remarque à chaque page. Bien plus quun courant philosophique contradictoire, assénant comme une vérité que la vérité nexiste pas, le scepticisme y apparaît comme une recherche de tous les instants, inquiète du tort que le dogmatisme fait aux intelligences, mais non incapable de se rendre elle-même à la vérité là où elle la discerne. Ce nest pas sans à propos que lancien professeur américain a pu placer en exergue ce propos de Pierre Bayle, figure éminente du scepticisme européen : « Jen sais trop pour être Pyrrhonien & jen sais trop peu pour être Dogmatique. »

Daniel Frey

Marc de Launay, Nietzsche et la race, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2020, 171 pages, ISBN 978-2-02-101211-8, 20 €.

Un an après la parution dans la collection de la Pléiade du deuxième volume de lexcellente édition des œuvres de F. Nietzsche (Œuvres II. Humain, trop humain – Aurore – Le Gai Savoir, publié sous sa direction), Marc de Launay a livré avec cet essai un ouvrage indispensable pour éclairer la question – délicate entre toutes – de laffinité présumée de la pensée nietzschéenne avec les théories racistes. Il ne sagit pas selon lui de « “sauver” Nietzsche » (p. 14) de linterprétation erronée donnée par les idéologues nazis à la suite dÉlisabeth Förster-Nietzsche, la sœur même de Nietzsche. Les manipulations de cette dernière sur les archives du philosophe et ses basses manœuvres sont documentées et bien connues de lA. (voir les passionnants premiers chapitres intitulés « Nietzsche sous le nazisme », « Les Archives Nietzsche et le Reich »). Il sagit plutôt de prendre la juste mesure de lironie dans lécriture nietzschéenne, « que les interprètes ont eu du mal à situer » (p. 10). On a confirmation, en lisant cette étude, que cela était parfaitement conforme à lintention de Nietzsche qui, derrière un élitisme réel, visait surtout à faire trébucher les lecteurs impatients pour mieux façonner – aphorisme après aphorisme, livre après livre – les « esprits libres », ces lecteurs à la mesure de son œuvre. Comme le note lA., « Nietzsche multiplie les avertissements signalant à 384la fois quil se cherche des compagnons parmi les esprits libres et que ces esprits libres doivent satisfaire à un certain nombre de conditions, et dabord celle de bien savoir lire, cest-à-dire de franchir les barrières installées pour décourager les mauvais lecteurs ou les lecteurs trop pressés » (p. 56).

De Launay va plus loin, qui estime, dune part, que La volonté de puissance (titre sous lequel la sœur de Nietzsche a fait paraître de façon arbitraire et orientée certains textes inachevés) constitue une « fiction éditoriale » : Nietzsche a en effet formé de plusieurs manières le projet dun ouvrage sur ce sujet en 1886, mais il a fini par labandonner en 1888, de façon définitive semble-t-il (p. 50). Dautre part, et après dautres (comme Michel Haar), lA. estime que la « volonté de puissance » ne joue pas dans la philosophie de Nietzsche le rôle de principe métaphysique. Chez ce pourfendeur des « arrière-mondes », elle naurait pu sans contradiction désigner une essence même de la réalité (la vérité au sens traditionnel du terme, cf. p. 45 – encore que Nietzsche ait semblé parfois céder lui-même à la « livresse de son intuition » (p. 62) ! La « volonté de puissance » nest au fond quune autre définition de la vie – la vie comprise comme dépassement perpétuel de soi, au prix même de la vie. Bien plus : selon lA., lexpression « volonté de puissance » na absolument pas « pour finalité la conservation dune quelconque “race”, pas plus, dailleurs, que celle de lespèce humaine » (p. 26). Il ny a pas une seule, mais une multiplicité de volontés de puissance à lœuvre dans chaque corps (organique ou non dailleurs, p. 67), comme une énergétique générale au sein de la vie. Pour lérudit, elle relève essentiellement du discours exotérique. Les bons lecteurs sont, quant à eux, appelés par Nietzsche à apprécier la version ésotérique de ce thème, qui nest autre que celle de léternel retour (cf. p. 56 sq.).

La question du Surhomme se situe elle aussi dans la perspective des « esprits libres » : Nietzsche appelle bien de ses vœux la venue du Surhomme, qui est forcément postérieure à la mort de Dieu (p. 75), mais cest tout autre chose quune question de race. Certes, il est étrange que le Surhomme prophétisé par Zarathoustra ramène à limmanence (le « sens de la terre »), tout en constituant en même temps un « espoir », un but à atteindre, une fin régulatrice (p. 77)… Mais ce surhomme na aucun rapport avec ce que lidéologie nazie a pu en dire. Il nest attendu par Nietzsche que comme une alliance entre esprits libres, ceux-là mêmes dont le philosophe a espéré faire 385de son vivant ses disciples (il reconnaît dans une lettre de 1884 quil a voulu en avoir et que ses derniers livres sont tous des hameçons à disciples ; sil nen a pas eu, ce nest pas parce quil ne savait pas pécher, cest parce que le poisson a manqué (p. 76) !

Ecce homo le confirme selon lA. : « le surhomme est une projection de ce que serait le nietzschéisme réalisé : le surhomme serait ce type nouveau dindividus chez qui lamor fati serait absolument spontané. [] Toutes les tentatives pour voir dans le surhomme une quelconque analogie avec les ambitions idéologiques du nazisme se heurteront au fait que Nietzsche nenvisage jamais une “race” comme support matériel de qualités spéciales : le “corps” est forgé par la discipline qui reconnaît des valeurs dont la première caractéristique est de ne pas être partagée par la masse » (p. 81-82). On ne saurait être plus clair ! Mais comment ne pas dire ici – dans le sillage du dernier ouvrage de Jacques Bouveresse (Les Foudres de Nietzsche et laveuglement des disciples, 2021) – que cet élitisme méprisant la plèbe constitue en soi un problème ? Non celui du darwinisme social ; car si Nietzsche sest dabord appuyé sur Darwin contre le christianisme, il a fini (comme le montre lA.) par le critiquer ouvertement : la lutte pour la vie ne voit pas la victoire des forts, mais au contraire celle des faibles, qui sont plus rusés (p. 90 sq.) ! Là encore, cest un aspect inquiétant de la pensée de Nietzsche, que De Launay ne commente pas particulièrement.

Les derniers chapitres (« Peuples et nations », « La race la plus pure en Europe », « La notion de “race” ») sont remarquables, tant lérudition est au service de lintelligence philologique et historique de lœuvre (car « la philosophie de Nietzsche a sa propre histoire et une évolution spécifique qui doivent être prises en compte en identifiant ses tournants essentiels », p. 146). Grâce à eux, on comprend mieux la façon dont Nietzsche investit des notions quil tient souvent pour équivalentes (peuple, nation, race) pour faire saisir le jeu antagoniste des populations européennes. Le peuple juif sy voit souvent évoqué, quelquefois avec des traits antisémites populaires ; mais une fois la rupture avec Wagner consommée et son influence judéophobe conjurée (p. 136), ce sera en affichant ouvertement son mépris pour lantisémitisme, dans des termes qui, pour sembler philosémites (ce qui est déjà exceptionnel dans lAllemagne de Bismarck, où Nietzsche lui-même sétonne de navoir « encore jamais rencontré aucun Allemand qui soit favorable aux Juifs », cf. p. 140), nen restent pas moins destinés à 386tout autre chose : incarner, si lon peut dire, une réflexion sur la « gigantomachie des forces culturelles mobilisées par une histoire qui, devenant ainsi prédictive, cesse aussitôt dêtre effectivement historique » (p. 140). On saura gré à lA. de le reconnaître, mais cette réflexion même nen reste pas moins, elle aussi, douteuse : si Nietzsche ne sintéresse pas au judaïsme même, sil évoque à loisir le génie grec ou français et renvoie au climat dAthènes ou de Paris sans y avoir jamais mis les pieds (p. 141), nest-ce pas quil sagit au fond de constructions fantasmatiques ? Il ne suffit pas de reconnaître lincapacité de Nietzsche à sintéresser réellement à la réalité de la condition des Juifs pour rendre inoffensifs les clichés racistes que lA., éditeur de Nietzsche, a bien entendu lhonnêteté de citer sans détour (p. 142 sq.). Il nen demeure pas moins que le renversement nietzschéen des valeurs suppose – malheureusement – de définir le rôle négatif du judaïsme dans la déconsidération du « monde » (p. 145) ; reproche dailleurs totalement faux, sil sagit de désigner lorigine dun ascétisme rejetant le monde au profit dune idéalité. Tout se passe au fond comme si Nietzsche reprochait au judaïsme ce « platonisme pour le peuple » quil reproche (un peu moins injustement) au christianisme, tout comme il répugne à linversion des valeurs de force et de faiblesse. Oui, le Sermon sur la Montagne exalte lopprimé : mais cest moins une revanche des faibles quune création, celle de la dignité de chacun.

Demeure au fond de la pensée nietzschéenne, au-delà de ses subtilités innombrables, de ses traits desprit éblouissants, de son style foudroyant, un élitisme, un aristocratisme qui saute aux yeux dès lors quon le lit en tenant compte de ce que sont devenues finalement lEurope et nos nations. Il ne sagit pas daccuser Nietzsche dune responsabilité dans ce cours de lhistoire – le présent ouvrage fait définitivement justice de cette accusation – mais tout simplement de lire Nietzsche malgré les errements de ses vues presque « gnostiques » (p. 159) sur le sens de lhistoire : non coupable de nationalisme allemand (cf. Fichte !), Nietzsche nen demeure pas moins un prophète peu inspiré lorsquil sagit de la « gigantomachie des instincts » (p. 168) ; il lest davantage lorsquil en appelle à ladmiration dionysiaque de ce qui est et de ce qui a été. Selon Nietzsche lui-même, la vraie générosité, la vraie affirmation tient à la volonté de revoir « la réalité telle quelle fut et telle quelle est, pour toute léternité, [celle] qui crie insatiablement da capo » (p. 107).

387

Malgré ces réserves, il faut savoir gré à lA. davoir, dans un style dune précision et dune élégance rares, donné les outils permettant de lire et de relire Nietzsche en toute connaissance des enjeux relatifs à la race ou aux peuples. On notera enfin que toutes les traductions de Nietzsche sont de lA. (p. 21), et quelles font un très un large usage du Nachlass (les mentions FP en note désignent selon lusage les Fragments posthumes, suivi du numéro indiquant la position du manuscrit dans lédition incontournable de Colli et Montinari, désormais accessible en ligne).

Daniel Frey

Myriam Revault dAllonnes, Lesprit du macronisme ou lart de dévoyer les concepts, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2021, 102 pages, ISBN 978-2-02-146507-5, 16 €.

Ce nest pas la première fois que la philosophe Myriam Revault dAllonnes, professeure émérite des universités à lEHESS et chercheuse associée au CEVIPOF, se livre à un exercice dinterprétation de lactualité de notre situation politique. Elle avait déjà abordé la notion de crise (La crise sans fin, Seuil, 2012) ou lapparition de la notion de post-vérité (La Faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Seuil, 2018 ; cf. notre recension dans RHPR 99/3, 2019, p. 433-434). Lexercice quelle se propose ici est toutefois différent, et sans doute plus délicat, puisquil sagit dinterpréter à chaud la notion de « macronisme ». Louvrage, rédigé durant la crise sanitaire de 2020, paru en 2021, se rapporte bien évidemment au premier mandat dEmmanuel Macron. La philosophe y explique demblée : « jai voulu aborder cet objet insaisissable quest le “macronisme”, son discours, ses équivoques, son art de gouverner, son rapport à lépoque. Non pas tant sa doctrine que son adhérence à lesprit du temps. Dans quel univers mental sinscrit-il ? À quel style de vie (way of life) renvoie-t-il ? » (P. 7).

Malgré cette déclaration dintention, malgré surtout le bandeau accrocheur de léditeur reproduit dans la fiche de presse, portant « Les mirages du président philosophe », le lecteur ne doit pas sattendre à trouver dans ce petit ouvrage une analyse politique du « macronisme ». Certes, il est bien évidemment fait référence aux discours du Président de la République, tel celui du 15 juin 3882017, dans lequel Emmanuel Macron, devant des entrepreneurs du numérique, affiche son intention faire de la France une « start-up nation » – comprenez une « nation où chacun peut se dire quil pourra créer une start-up » (p. 49). De fait, les références directes à de tels discours sont finalement peu nombreuses, et leurs analyses sémantiques dailleurs à peine esquissées.

Ce qui constitue lessentiel du propos, cest plutôt la relecture des philosophes que Myriam Revault dAllonnes fréquente de longue date, comme Rousseau, Kant, Arendt, Ricœur ou encore Foucault, ce dernier fournissant dailleurs à lA. le cadre théorique lui permettant de situer le « macronisme », réalité plastique et multiforme, dans le cadre du néolibéralisme. Elle estime en effet que le néolibéralisme ne fait pas quappeler à moins dÉtat, mais quil enjoint surtout chacun à faire de lui-même « une sorte dentreprise permanente dentreprise multiple », comme Foucault lécrivait déjà dans Naissance de la biopolitique. Cest là un dévoiement fâcheux de la notion dautonomie chère aux Lumières ! LA. appelle de ses vœux un retour aux promesses non tenues de ce concept décisif, dévoyé par la vision ultralibérale de la société depuis linvention de lidéologie décomplexée de Margaret Thatcher jusquau « macronisme », version trop séduisante du même libéralisme.

Daniel Frey

Yann Schmitt, Religions et vérité. De la pluralité au scepticisme, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Philosophie », 2021, 389 pages, ISBN 978-2-271-11977-3, 25 €.

Un certain nombre douvrages de philosophie de la religion sont parus ces derniers temps. Plus original, celui-ci propose une recherche en philosophie des religions. Issu dune monographie jointe au dossier présenté par lA. en vue de lhabilitation à diriger des recherches, il interroge les raisons de croire en contexte de pluralité religieuse, cest-à-dire en situation épistémique de concurrence entre plusieurs prétentions incompatibles à la vérité : lorsque les croyances en présence ne peuvent rigoureusement pas être tenues pour vraies ensemble.

LA., professeur en classes préparatoires, fait donc le choix darrimer croyance religieuse et vérité. Il se donne pour règle 389méthodologique un « principe de charité interprétative » (p. 22), selon lequel une croyance ne pèche pas nécessairement par défaut aveugle de rationalité, de cohérence ou de recul critique. Il adopte une épistémologie qui récuse le diktat de la vérifiabilité, présupposé positiviste ou naturaliste nacceptant létude de lhomme que selon les méthodes des sciences de la nature et exigeant que tout fait cru soit expérimentable et empiriquement accessible. Enfin, il prend au sérieux les régulations internes à chaque religion, avalisant la signification de sa foi pour le croyant lui-même et se refusant à sous-estimer la place du doute dans la croyance. LA. fait donc lapologie dune approche « aléthique » (p. 32), qui table sur la rationalité de la prétention des croyances à la vérité et ne craint pas de discuter de la vérité et de la fausseté des croyances religieuses.

Cest fort de ces options de bienveillance méthodologique, rationnelles mais non rationalistes, que lA. sengage dans une enquête approfondie, faite dexamens circonstanciés des propositions de croyance et de leurs articulations, de développements argumentatifs serrés et dillustrations parlantes (jouant en particulier danalogies avec des situations courantes de croyances non-religieuses). Les positions classiques que sont lexclusivisme, le pluralisme et le relativisme sont successivement exposées et critiquées. Linclusivisme est simplement mentionné (p. 165, 203), mais non traité, après avoir été un peu rapidement identifié à une forme dexclusivisme modéré. Au sujet de lexclusivisme, lA. distingue à raison une déclinaison épistémique et une version sotériologique (on sait que Karl Barth, non cité dans cet ouvrage, sinscrivait dans la première tout en récusant la seconde). Le pluralisme et le relativisme sont discriminés selon un critère qui peut sembler aléatoire : plusieurs traditions religieuses sont vraies selon le premier, toutes le sont dans le second cas. Le pluralisme est lui-même dédoublé en un versant réduit aux croyances théistes et un autre aux croyances non-théistes. Pour ce qui concerne le relativisme, lobjection généralement avancée qui pointe la contradiction interne à la thèse se voit ici levée par une distinction entre relativisme des croyances religieuses et non-relativisme des positions épistémologiques dont relève la position relativiste. LA. examine encore les raisons de croire non plus épistémiques mais pragmatiques, notamment celles qui relèvent dun pari de type pascalien, selon ses deux versions : sotériologique et herméneutique, mais aussi celles défendues par la pragmatique de James.

390

Au terme de lenquête, lA. conclut quen situation de pluralité religieuse, aucune raison ne permet de justifier le choix de telle ou telle croyance et que le scepticisme religieux simpose comme la meilleure réponse rationnelle : nous sommes donc invités à suspendre notre jugement. Si cette conclusion peut décevoir, voire susciter un soupçon de raisonnement circulaire à partir dune hypothèse conclusive, on ne peut quêtre impressionné par lampleur et la minutie de lenquête, servie par une riche bibliographie (Michel Le Du, cité en note p. 25, nest pas mentionné en bibliographie). Il est néanmoins permis dadresser à lA. un certain nombre de remarques critiques.

Au sujet de Kierkegaard, Yann Schmitt reconnaît que la compréhension des religions en général nest pas son projet (p. 82), avant de lui reprocher sa non-prise en compte de la pluralité religieuse (p. 84). Par ailleurs, lA. emploie à plusieurs reprises lexpression « saut de la foi » (p. 15, 66, 78, etc.), clairement référée à Kierkegaard même sil nest pas toujours nommé, en guise dillustration indue du fidéisme, faisant ainsi léconomie des différents registres de la raison mobilisés par le penseur danois. En disant que la Trinité nest quune croyance semi-propositionnelle parce que son contenu est inaccessible aux non-théologiens (p. 50-51), lA. sous-estime le potentiel théologique des « simples » croyants, ainsi que leffet didactique de la prédication. La fameuse expression « Je sais bien mais quand même » est convoquée pour illustrer la relativisation de ladhésion religieuse en régime de sécularisation (p. 45), alors quà linverse Octave Mannoni en avait fait un emblème de la croyance qui se maintient malgré les démentis de lexpérience. Linsistance sur les raisons pragmatiques, plutôt quépistémologiques, de croire (p. 323-368) fait peu de cas du motif de la grâce ainsi que des croyances au salut universel. Enfin, on ne saisit pas réellement les justifications de lintention affirmée par lA. de « rompre » (p. 15) le cercle existentiel tracé par Paul Ricœur, qui fait du hasard un destin à travers un choix continu. Ne serait-ce pas là précisément la raison décisive dembrasser et de conserver une tradition religieuse spécifique en contexte de pluralité ?

Ces quelques griefs ne retirent rien aux grandes vertus de ce volume, dont la moindre nest pas de stimuler la réflexion, largumentation et la critique.

Frédéric Rognon

391

John Baird Callicott, Genèse. Dieu nous a-t-il placés au-dessus de la nature ? Traduction de Dominique Bellec. Postface de Catherine Larrère, Marseille, Wildproject, coll. « Petite bibliothèque décologie populaire » 9, 2021, 109 pages, ISBN 978-2-381140-124, 8 €.

Trente ans après sa parution en anglais et douze ans après sa première traduction, il est heureux de voir la réédition de ce petit essai de lune des principales figures de la philosophie et de léthique environnementales. John Baird Callicott (né en 1941) participe ainsi au bouillonnant débat initié par Lynn White et son fameux article de 1967 : la tradition judéo-chrétienne a-t-elle une part de responsabilité dans la crise écologique actuelle ? White et ses épigones répondaient affirmativement au nom dune lecture « despotique » de Gn 1 (ce que lon appelle linterprétation « de la maîtrise »). Leurs opposants élaboraient une apologétique fondée sur une lecture « gestionnaire » (linterprétation « de lintendance »). LA., sappuyant sur les intuitions du naturaliste John Muir (1838-1914), défend une troisième interprétation, dite « de la citoyenneté » : les êtres humains ne sont appelés à devenir ni des maîtres tyranniques ni des gestionnaires bienveillants (du reste toujours dominateurs, dans une relation asymétrique de responsabilité), mais des « citoyens » de la nature à égalité avec les autres entités.

LA. sappuie, pour étayer sa thèse, sur la distinction entre les deux sources de la Genèse (sacerdotale et yahwiste) pour rattacher la première à la cosmologie présocratique de la philosophie grecque qui lui est contemporaine, et finalement décider d« oublier » Gn 1 (p. 43) et ne retenir que Gn 2. Dans le récit yahwiste, lA. relève que lhomme est défini par ce quil a en commun avec les animaux : une même origine. Gn 3 marque à ses yeux une rupture avec cette harmonie car la connaissance du Bien et du Mal signifie le pouvoir de déterminer ce qui est bien et ce qui est mal, cest-à-dire la perception de soi comme centre et lévaluation des autres en fonction de cette perspective. Selon lA., le « péché originel » (p. 61) réside dans lanthropocentrisme et la rupture de lhomme avec la nature dont il faisait jusqualors partie. Lidéologie sacerdotale ressurgit alors en Gn 9 pour faire de ce que le récit yahwiste condamnait comme péché originel une vertu anthropologique. Et les compilateurs de lAncien Testament ont placé le texte sacerdotal avant la narration yahwiste pour résister à lanti-anthropocentrisme de cette dernière et justifier la civilisation agricole.

392

En conséquence de cette lecture, une éthique environnementale judéo-chrétienne de la citoyenneté est possible car, dans le projet de Dieu, les êtres humains ont été créés pour faire partie de la nature et non pour en être séparés : citoyens de la communauté biotique, ils sont invités à coopérer avec la nature, en rendant compatibles leurs droits avec ceux des autres créatures.

Sans opposer bien entendu à lA. les acquis de la recherche exégétique depuis trente ans, on peut tout de même pointer les présupposés qui orientent puissamment son interprétation. Cest ainsi quil néglige toute dimension dialectique à la juxtaposition de Gn 1 et Gn 2, et oublie dinterroger sérieusement les conditions de la constitution du canon. Projetant des considérations modernes sur les intentions des rédacteurs, il sous-estime lécart entre le premier chapitre de la Genèse et les représentations contemporaines de la Grèce et du Proche-Orient ancien, et délaisse la signification que pourrait endosser la nomination des animaux dans le second chapitre.

Il nempêche que lon se doit de saluer leffort mené par lA. pour dessiner un sentier novateur dans le maquis des joutes théologiques et philosophiques inaugurées par la conférence fondatrice de Lynn White, et, comme le montre avec brio la postface de Catherine Larrère, pour tenter dasseoir une éthique philosophique de lenvironnement sur un socle susceptible de rassembler croyants et non-croyants.

Frédéric Rognon

VIENT DE PARAÎTRE

Gérard Siegwalt, Rétrospective dun théologien, Paris, Cerf, coll. « Cerf-Patrimoines », 2022, ISBN 978-2-204-15132-0, 234 pages.

Cet écrit est une sorte de postscriptum, un éclairage après coup de ce qui était à lœuvre avant. Un postscriptum comme introduction au chantier dune vie.

Non une autobiographie, mais un essai de rendre compte de ce qui a été au cœur dune vie de théologien placée sous le signe de la responsabilité théologique.

393

Une sorte de boîte à outils, fournissant les clés principales pour la compréhension dune pensée considérée parfois comme difficile, alors quelle consiste en 1. une exploration du réel, avec ses déterminismes et ses possibilités, 2. dans la force et avec le critère de discernement de la tradition de foi judéo-chrétienne, 3. à lécole du guide intérieur en qui le réel dun côté, le message des Écritures bibliques de lautre côté, se conjoignent.

Gérard Siegwalt