Revue des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
2021 – 4, 101e année, n° 4. varia - Pages : 523 à 574
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- EAN : 9782406126966
- ISBN : 978-2-406-12696-6
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12696-6.p.0077
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/12/2021
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français
REVUE DES LIVRES
SCIENCES BIBLIQUES
Généralités
Douglas Estes (éd.), The Tree of Life, Leiden – Boston, Brill, coll. « Themes in Biblical Narratives » 27, 2020, xxii + 467 pages, ISBN 978-90-04-42373-2, 248 €.
L’ouvrage, qui regroupe quatorze contributions dues à des spécialistes anglophones, aborde le thème de l’arbre de l’arbre de vie de la manière la plus large tout en se centrant sur l’arbre de vie du récit de la Création et sur la réception dont il a fait l’objet.
Les deux premières contributions, dues à Ch. Echols et A. Balogh, traitent respectivement de l’arbre de vie dans la littérature et l’iconographie du Proche-Orient ancien (Mésopotamie, Levant et Égypte). Le premier montre que, si l’idée d’un arbre conférant une vitalité toute particulière, voire l’immortalité, est présente dans les trois champs géographiques, c’est en Égypte que le concept même d’arbre de vie apparaît. La seconde fait valoir que le motif de l’arbre sacré est extrêmement présent, décliné de multiples façons et chargé de symboliques aussi riches que diverses permettant de mettre en relation l’humain et le divin. Chr. Heard propose une lecture synchronique de Gn 2–3 et considère que l’interdit qui pèse sur l’arbre sert de mécanisme par lequel la mort des humains passe de l’éventualité à la certitude. W. Osborne se penche sur les Proverbes et les Psaumes et y trouve deux conceptions sensiblement différentes de l’arbre de vie : symbole associé aux notions de bien-être, de plénitude et de justice d’un côté ; image associée à une relation droite avec le Dieu dispensateur de vie et sa Torah tout aussi bienfaisante de l’autre.
On se plonge ensuite dans la période du Second Temple. P. Lanfer prend en compte ce qu’il tient pour des textes légendaires 524judéo-chrétiens (Livre des antiquités bibliques, Paralipomènes de Jérémie, 4 Maccabées et les diverses versions de la Vie d’Adam et Ève) et y étudie trois thèmes : la fonction qui est assignée à l’arbre comme signe de renouveau eschatologique et de guérison individuelle ; le lien établi entre arbre de vie et présence de Dieu ; la promesse de l’arbre de vie conçu comme source de vie et d’immortalité pour les justes. B. Stovell se penche sur les écrits de type apocalyptique (4 Esdras, Apocalypse grecque d’Esdras, Apocalypse de Sédrach, Apocalypse d’Élie) et montre que c’est tout un réseau de métaphores qui s’y déploie autour des thèmes de la Création, du paradis et de la pureté, d’une part, et de la mise au monde, de la fonction maternelle et de l’agriculture, d’autre part ; ces métaphores ont pour fonction d’illustrer la compassion et fonction nourricière de Dieu. K. Penner se concentre sur la littérature hénochique (1, 2 et 3 Hénoch), fait valoir que ces trois écrits mettent en scène un arbre merveilleux et d’odeur suave et que, si 1 Hénoch ne le nomme pas arbre de vie alors que 2 et 3 Hénoch l’appellent ainsi, ils s’accordent pour associer cet arbre à la présence divine et lui conférer des vertus régénératrices pour les justes selon une perspective illustrée aussi par l’Apocalypse de Jean.
C’est de ce livre que traite D. Estez dans sa contribution en proposant que le lecteur de l’Apocalypse soit invité à considérer l’arbre de vie, qui occupe une place centrale dans l’espace de la Jérusalem nouvelle comme déjà dans la Genèse, sous trois angles complémentaires, littéral, métaphorique et symbolique. Dans la foulée, M. Edwards évoque l’arbre de vie dans la littérature chrétienne primitive et montre que les auteurs peuvent en proposer une lecture littérale, morale ou spirituelle, mais sont plus particulièrement enclins à l’associer à la sagesse, qui émane de la Parole. Avec J. Leonhardt-Balzer, on revient ensuite à Philon d’Alexandrie, qui se distingue en discernant dans l’arbre de vie un symbole de la vertu dont la quintessence est une vie, conçue comme véritable, placée sous le sceau de l’amour de Dieu et de la piété. On passe ensuite, avec C. Smith, à la littérature gnostique au sein de laquelle se déploient de nouvelles interprétations de l’arbre de vie qui ont pour point commun de déprécier ou de le dévaluer au profit de l’arbre de la connaissance et de privilégier ainsi la connaissance véritable par rapport à la vie véritable.
Dans une contribution richement illustrée, P. Salonius aborde l’arbre de vie dans l’iconographe médiévale et montre que non 525seulement il y illustre une image optimiste de croissance vers le ciel et Dieu mais qu’il est aussi conçu, et de plus en plus, comme un moyen de méditation représentant la communauté chrétienne en relation avec Dieu et avec elle-même. G.R. Murphy se concentre sur la rencontre entre Yggdrasil, l’arbre monde dans la mythologie nordique, et l’arbre de vie, une rencontre qui se traduit notamment dans les stavkirke (églises en bois debout) norvégiennes dont le matériau, la forme et le portail illustrent que l’édifice, dès lors que l’on en ouvre la porte, offre, en le Christ, un accès à l’arbre souffrant qui sauve d’un monde en perdition.
Enfin, D. Treyer, D.E. Keepers et T. Kieser présentent le devenir de l’arbre de vie dans les diverses branches de la pensée théologique moderne, entre exégèse historico-critique, lectures littérales, exégèse théologique et usages symboliques. Ils montrent que les interprétations ne sont pas neutres et concluent que, en toute hypothèse, l’arbre de vie reste une image féconde qui témoigne d’un Dieu qui donne la vie et invite les humains à discerner ce que la présence gracieuse de Dieu signifie pour un futur chargé d’espérance.
Comme on s’en rendra compte, on a affaire à ensemble tout à fait cohérent. Aussi bien édité que pensé, l’ouvrage, dont on pourra toutefois regretter le coût, s’avère nourrissant au sens le plus noble du terme.
Christian Grappe
Edmundo F. Lupieri (éd.), Mary Magdalene from the New Testament to the New Age and Beyond, Leiden – Boston, Brill, coll. « Themes in Biblical Narratives » 24, 2019, xxiii + 494 pages, ISBN 978-90-04-41028-2, 207 €.
Comme l’indique d’emblée son Éd., l’ouvrage s’emploie à montrer comment la figure de Marie Madeleine a été construite tout au long de près de vingt siècles au cours desquels ont été proposées bien des Madeleine pour répondre à autant de besoins. Le sujet passionnait Lupieri depuis longtemps, et ce sont de jeunes auteurs qui se sont associés à ses propres recherches qui constituent le noyau des collaborateurs de l’ouvrage. Ce dernier a par ailleurs connu un développement progressif puisque le présent volume, qui rassemble 21 contributions, en intègre 13, légèrement modifiées, qui sont parues antérieurement, en 2017, dans un livre publié en italien.
526Une première partie est consacrée au Nouveau Testament et à sa réception dans l’Antiquité chrétienne. E. Lupieri y présente la Madeleine la plus ancienne à travers les différents portraits que l’on peut brosser d’elle à partir des récits évangéliques. Marc apparaît le plus sévère à son endroit alors que Luc, Matthieu et surtout Jean, qui fait d’elle l’intermédiaire entre le Seigneur ressuscité et ses disciples masculins, préfigurent les futurs développements de sa figure en tant qu’enseignante ayant autorité et médiatrice de révélation et de salut. Ces développements sont illustrés par la suite dans diverses contributions. C. Pardee traite de la Marie Madeleine gnostique, à la fois disciple et révélatrice. E. Fiori aborde les réceptions mandéenne et manichéenne du personnage, sous les traits respectifs de Miriai et de Marihamme, et montre que, quel que soit le nom qui lui revient, elle est valorisée et inscrite dans une forte tension, typiquement gnostique, avec Marie mère de Jésus. A. Kunder étudie la Madeleine patristique, symbole pour l’Église d’origine païenne ou pour l’Église en général, exemple de conduite adaptée (et inadaptée) et témoin fiable de la résurrection. Elle observe en même temps la tendance croissante à confondre Marie Madeleine avec les autres Marie des évangiles. Auparavant, T. Rogers a présenté la Madeleine apocryphe, dont il s’agit, selon les écrits, soit de limiter soit de majorer l’importance. Quant à B. van Os, il s’intéresse à Marie Madeleine telle qu’elle est discréditée, par les auteurs païens dans leur polémique anti-chrétienne, en tant que femme hystérique, vulgaire, prostituée ou encore adultère. Enfin, D. Creech présente, avec une prudence et un questionnement méthodologique bienvenus, la Marie Madeleine qui apparaît dans un fragment copte intitulé Évangile de la femme de Jésus, reproduit à la p. 134 et dont l’authenticité reste pour le moins problématique.
On passe ensuite aux époques médiévale et moderne. Th. Gross-Diaz suit le culte de Marie Madeleine dans l’Occident médiéval, d’abord en Grande-Bretagne et en Allemagne, puis en Provence et en Italie ; il rappelle qu’elle est érigée alors en tant que paradigme de contrition, exemple de parfaite pénitente, mais aussi prédicatrice renommée et prosélyte, représentant ainsi un modèle puissant de force féminine, d’autorité et de sainteté. S. Alexander présente la Madeleine dans l’hagiographie médiévale où elle apparaît dans sa relation au Christ, qui revêt alors une importance centrale, en tant que, médiatrice du divin et, en même temps, figure d’identification accessible à toutes et à tous. Quant à M. Mignozzi, il s’intéresse 527à l’iconographie de Marie Madeleine de ses origines au xve siècle dans une contribution très fouillée et richement illustrée, sans que les clichés soient toutefois de très grande qualité. On aborde alors, avec J. Tripp et entre humanisme et Lumières, le débat sur les trois Marie suscité par Jacques Lefèvre d’Étaples entre 1517 et 1519. Enfin, J. Hoffacker, en suivant les représentations de Marie Madeleine entre art baroque et art contemporain, traite de l’incontournable sexualité d’une femme pénitente.
La dernière partie de l’ouvrage est dévolue à la période contemporaine. T. Calpino présente la Madeleine dans le champ exégétique et montre combien les approches des uns et des autres peuvent être influencées par leur propre positionnement. E.-L. Saccusi s’intéresse aux différentes images de Madeleine que proposent des films, comme Da Vinci Code (épouse de Jésus), The Magdalene Sisters de Peter Mullan (prostituée), Mary d’Abel Ferrara (disciple la plus dévouée) et Le Chocolat de Lasse Hallström (illustration de l’esprit féminin). Cela étant, Marie Madeleine (2018) de Garth Davies n’a pas pu être pris en compte, sans doute pour des questions de délais. J. Mastaler se penche sur la manière dont les spiritualités New Age, Goddess et Nature se réapproprient Marie Madeleine et plaide en faveur d’une Marie Madeleine remémorée sans qu’un tel processus de mémoire puisse prêter à la marginalisation ou à l’exclusion. C. Ricci revient sur la façon dont les mouvements de renouveau spirituel ont traité Marie Madeleine, du xixe siècle à nos jours, en promouvant un Jésus plus humain associé à une Marie-Madeleine conçue comme une forme de manifestation du divin. P. Piovanelli réfléchit au thème à partir de sa propre lecture des textes, mais aussi d’œuvres littéraires, notamment de G. Messadié, en plaidant pour la prise en compte de la totale égalité prévalant au sein de la famille eschatologique établie par Jésus. M. Setterholm se demande, dans une contribution à la fois personnelle et confessante, pourquoi l’Église a besoin d’une sainte qui soit aussi une prostituée et fait valoir que pareille figure, animée par la passion, peut modeler notre propre désir du Christ. Enfin, J. Via présente la place faite aux diverses Marie dans la pratique liturgique contemporaine de la communauté catholique de Marie Madeleine (l’)apôtre, paroisse inclusive située à Melbourne, et L. Eugenio retrace l’histoire dramatique de la congrégation ultra conservatrice des Légionnaires du Christ qui veut aujourd’hui se redynamiser en se réclamant de l’exemple de Marie Madeleine, après que son fondateur, Marcial 528Maciel (MM comme Marie Madeleine), a été démasqué en tant que pédophile et a toujours refusé de se repentir.
Comme on le voit, l’ensemble est à la fois riche et très divers, surtout dans la dernière partie. On pourra regretter qu’une place très restreinte soit faite à l’image de Marie Madeleine antitype d’Ève au sein d’un monde renouvelé que peut symboliser le jardin dans lequel s’effectue la rencontre avec le Jardinier ressuscité en Jn 20. Cela étant, on a là un collectif cohérent et d’un grand intérêt.
Christian Grappe
Daniel L. Smith, Loren T. Stuckenbruck (éd.), Testing and Temptation in Second Temple Jewish and Early Christian Texts, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschftliche Untersuchungen zum Neuen Testament. 2. Reihe » 519, 2020, vi + 213 pages, ISBN 978-3-16-155952-5, 79 €.
Fruit d’un colloque qui s’est tenu à Schliersee en 2017, l’ouvrage rassemble onze contributions qui traitent pour la plupart de textes juifs ou bien, conjointement, de textes juifs et chrétiens, deux seulement étant dévolues à des écrits chrétiens. Les contributions se suivent dans un ordre qui pourra parfois fois surprendre le lecteur, même si quelques brèves indications sont données pour justifier le regroupement des trois première et des cinq dernières. On suivra ici la séquence proposée, qui n’a en tout cas rien de chronologique.
M. Francis traite de la façon caractéristique dont Philon d’Alexandrie conçoit le thème, prenant en compte les récits bibliques (notamment ceux qui ont trait à Abraham) et convaincu que l’être humain, dès lors qu’il est à la fois corps et âme, ne peut échapper à une vie d’épreuve que seule peut surmonter l’âme noble. M. Pierce, s’appuyant sur les quatre passages dans lesquels il est question d’épreuve ou d’être éprouvé en Hébreux, que ce soit Dieu qui le soit (He 3,7–4,11), ou bien Abraham, appelé à offrir Isaac (He 11,17-19), ou surtout encore Jésus (He 2,14-18 ; 4,14-16 où il est indiqué qu’il a été éprouvé lui-même pour pouvoir venir en aide à ceux qui sont éprouvés) conçoit ultimement que Jésus soit aidé par le Père pour venir en aide à ses frères et sœurs en humanité à l’heure de la détresse. L. Struckenbruck commente le passage délicat à interpréter qu’est 1 Hénoch 94,5 et fait valoir que, en opposant justes 529et pécheurs qui éprouvent ces derniers, l’auteur souhaite d’abord renforcer l’identité de la communauté que constituent ces justes. T. Hanneken se penche sur les sept ou les dix mises à l’épreuves d’Abraham dont il est question respectivement en Jubilés 17,17 et 19,8 et propose que l’auteur, en indiquant qu’Abraham subit de multiples mises à l’épreuve, ce qui constitue une innovation par rapport au récit de la Genèse, souhaite d’abord construire théologiquement la figure d’un juste emblématique soumis, comme les autres, à de multiples épreuves. S. Luther aborde la question de la mise à l’épreuve dans l’épître de Jacques et suggère qu’elle s’inscrit dans le cadre d’une entreprise de responsabilisation des destinataires visant à les encourager à une conduite adaptée pour eux-mêmes et vis-à-vis de leurs frères et sœurs, sur fond de la venue du Christ en tant que juge eschatologique. T. Novick se penche sur Mishna ’Abot 2,4, met le passage en parallèle avec d’autres, tirés notamment du Siracide et du Talmud, et fait l’hypothèse selon laquelle affleurerait dans ces textes l’idée d’une tentation de second ordre, qui n’est pas présentée comme telle, et qui consisterait à se croire au-dessus de toute mise à l’épreuve.
Un groupe de trois études aborde ensuite l’expérience de l’épreuve que traverse le peuple d’Israël au désert. A. Bowden, dont la contribution, fort stimulante en soi, traite en fait de la convoitise et pas de la mise à l’épreuve, s’intéresse à la réception de Nb 11,4 LXX, ou plus largement de Nb 11, dans d’autres passages de la Septante, chez Philon et chez Paul. J.W. van Henten traite du triangle de la mise à l’épreuve dans le désert, un triangle qui met en présence Dieu, le peuple et Moïse tout particulièrement autour des deux lieux que sont Massah (épreuve) et Méribah (querelle) (Ex 17,1-7), mais pas seulement, et des réinterprétations dont les passages concernés font l’objet ailleurs dans la Bible hébraïque, dans la Septante, dans le livre de Judith, voire en Testament de Moïse 9. Quant à D. Smith, il étudie, sous le titre « Éprouver le fils de Dieu au commencement et jusqu’à la fin », le motif de la mise à l’épreuve et l’anthropologie théologique sous-jacente dans des textes qui mettent en scène soit le peuple, dans la Bible hébraïque, soit Jésus, dans les récits de l’épreuve au désert.
Les deux dernières contributions sont dues à S. Garrett et à B. Wright III. La première s’attache à montrer que les récits des épreuves de Job, du livre éponyme au Testament de Job, et de Jésus, de l’évangile de Marc à celui de Jean, présentent des déplacements 530épistémiques comparables dès lors que l’on a affaire, d’une part, à un personnage soumis à l’épreuve et, de l’autre, à un personnage qui est pleinement maître des événements. Le second retrouve, dans la prédication de Billy Graham, un schéma déjà présent dans le Siracide : la « règle de Billy Graham » qui proscrit à un homme de se retrouver seul avec une femme autre que son épouse pour éviter qu’il ne succombe (à son charme). Il estime qu’il y a là une manière plus que discutable de reporter sur le femme la responsabilité, inhérente en fait à la gent masculine, d’une sexualité débridée.
Un ensemble intéressant, même s’il reste assez éclectique, sur un sujet d’une réelle complexité et d’une grande richesse sur le plan tant anthropologique que théologique.
Christian Grappe
Ancien Testament
Jürgen van Oorschot, Markus Witte (éd.), The Origins of Yahwism, Berlin – Boston, Walter de Gruyter, coll. « Beihefte zur Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft » 484, 2017, xii + 360 pages, ISBN 978-3-11-042538-3, 123,95 €.
Les recherches des deux Éd., professeurs d’Ancien Testament à l’Université Friedrich-Alexander d’Erlangen-Nürnberg et à l’Université Humboldt de Berlin respectivement, se concentrent surtout sur la littérature de sagesse juive ancienne. Il est ainsi quelque peu surprenant qu’ils publient une anthologie sur les origines du culte de Yahvé remontant à la fin du iie millénaire avant notre ère. Eux-mêmes ne contribuent en rien à la discussion : l’introduction est relativement courte et de portée générale. Le volume ne prétend pas donner une réponse définitive à la question de l’origine historique du culte de Yahvé : les sources bibliques et extrabibliques sont fragmentaires et en nombre limité. Ils font également valoir que, contrairement aux images que donnent des divinités les mythes du Proche-Orient ancien, Yahvé ne s’inscrit dans aucune généalogie, n’ayant ni père, ni mère – on s’étonne de ce que les Éd. étayent cette position en recourant au Nouveau Testament (He 7,3a).
Les treize contributions de ce volume comprennent huit articles déjà publiés (Vetus Testamentum, 2001 ; Berliner Theologische 531Zeitschrift, 2012) mis à jour pour l’occasion ; seuls cinq articles sont inédits. Parmi ces derniers, la contribution de M. S. Smith (« YHWH’s Original Character : Questions about an Unknown God ») va au cœur du problème. Après avoir comparé les noms de lieux égyptiens contenant l’élément Yhw3 et renvoyant à une région de nomades au sud de la Transjordanie avec la tradition biblique qui associe Yahvé à des lieux méridionaux du Levant sud (Édom, Se‘ir, Paran), l’A. constate que les rédacteurs des fragments bibliques les plus anciens (Jg 5,4-5, Nb 24,18, Dt 33,2, Ha 3,3, Ps 68,8-9) ignoraient ou méconnaissaient le profil ancien de leur dieu : il est fort probable que le profil originel, celui d’un guerrier provenant du sud selon toute vraisemblance, ainsi que la signification de son nom, soient progressivement tombés dans l’oubli. L’A. peut ainsi conclure : « Le Yahvé connu de l’ancien Israël n’est peut-être pas le même que le Yahvé connu avant la tradition biblique. »
Le recueil contient une bibliographie de 30 pages et des index (auteurs, sujets et sources). Il s’agit d’une contribution importante, mais déjà quelque peu dépassée par rapport au débat actuellement en cours, passionnant et très animé, sur les origines du Dieu Yahvé et les débuts de son culte, alimenté par les ouvrages de Theodore J. Lewis, The Origin and Character of God, Oxford University Press, 2020 (recensé infra), de Nissim Amzallag, La forge de Dieu, Cerf, 2020 (qui situe les origines de Yahvé chez les forgerons qénites du xiiie siècle avant notre ère) et de Robert D. Miller II, Yahweh : Origin of a Desert God, Vandenhoeck & Ruprecht, 2021 (qui tient également que ce sont les pasteurs, forgerons et musiciens qénites qui ont apporté le dieu nommé Yahvé aux Israélites).
Régine Hunziker-Rodewald
Theodore J. Lewis, The Origin and Character of God. Ancient Israelite Religion through the Lens of Divinity, Oxford, Oxford University Press, 2020, xv + 1073 pages, ISBN 978-0-19-007254-4, 74,70 €.
Cet ouvrage, dû au professeur d’études du Proche-Orient de l’Université Johns Hopkins de Baltimore (Maryland), s’est vu décerner en 2020 le prix Frank Moore Cross de l’American Society of Overseas Research. Il s’agit d’un ouvrage de référence sur Dieu, sur le dieu qui est compris de différentes manières parmi les juifs, 532les chrétiens et les musulmans à travers les âges, destiné aux lecteurs de tous les horizons. L’A. aborde résolument son vaste sujet du point de vue de l’histoire des religions et non de la théologie, en situant la religion de l’ancien Israël dans son contexte proche-oriental, prioritairement de la Syrie, de l’Irak, de la Jordanie, du Liban et de l’Égypte anciens. Dans son approche spécifique de la multiplicité des religions israélites, l’A. se distingue surtout de ses prédécesseurs en adoptant une « perspective inversée » : c’est ainsi qu’il ne part pas de l’architecture sacrée ou des pratiques cultuelles (Zevit 2001), du niveau de l’individu (Niditch 2015), de la famille et de l’État (Albertz & Schmitt 2012) ou d’un certain type d’idéologie (Ballentine 2015), mais du concept du divin tel qu’il découle des portraits littéraires et iconographiques, ce concept lui servant de focale pour aborder des questions relevant de l’histoire, de la sociologie, de la performance de culte, de l’idéologie et de l’esthétique. Selon l’A., c’est par le prisme du divin que l’on peut voir comment les humains représentaient leurs divinités et, ce faisant, se représentaient eux-mêmes et leurs mondes religieux.
Le livre est divisé en dix chapitres, dans lesquels l’A. se penche – après l’introduction (1), la présentation de l’histoire de la recherche (2) et de sa méthodologie (3) – d’abord sur le dieu El, en Ougarit et en Israël (4-5), ensuite sur le dieu Yahvé (6-9) dans les sources iconographiques, épigraphiques et bibliques. Dans ces grands chapitres, l’A. aborde beaucoup de sujets importants : le nom de Yahvé, les origines des traditions yahvistes, les traditions anthropomorphes et thériomorphes, les traditions aniconiques et abstraites ainsi que les caractérisations de Yahvé en tant que guerrier et compatissant, roi et juge et, finalement, le Saint (« the Holy One »). Dans sa conclusion (10), à l’issue de presque 700 pages, l’A. avoue que son livre se concentre exclusivement sur le divin masculin et il s’empresse d’ajouter une vingtaine de pages portant sur la déesse Aštart : la soussignée ne peut s’empêcher de penser que cet excursus déplacé, dont le contenu est en plus assez traditionnel, s’apparente à un exercice obligatoire a posteriori. À la fin de son ouvrage, l’A. retourne à la réflexion initiale de Marc Smith (2001), selon laquelle la divinité est finalement un mystère, une réalité qui dépasse les analogies humaines, avant de conclure avec Ps 106,48 : « Béni soit Yahvé le Dieu d’Israël depuis toujours jusqu’à toujours ! Et tout le peuple dira : Amen ! »
Le volume contient 200 pages de notes finales, une bibliographie de plus de 100 pages et deux index (sujets, citations). Composé 533durant une période s’étendant sur plusieurs années, il procède par accumulation, selon une logique manifestée par un ensemble de sous-titres non numérotés qui n’apparaissent pas dans la table des matières et que l’on ne peut retrouver qu’en parcourant l’ouvrage ; certains développements auraient assurément gagné à être plus synthétiques.
Régine Hunziker-Rodewald
Joachim J. Krause, Die Bedingungen des Bundes. Studien zur konditionalen Struktur alttestamentlicher Bundeskonzeptionen, Tübingen, Mohr-Siebeck, coll. « Forschungen zum Alten Testament » 140, 2020, x + 264 pages, ISBN 978-3-16-159132-7, 114 €.
La thématique de l’alliance constitue pour l’exégèse de la Bible hébraïque une pierre angulaire, « ein Prüfstein für Gross und Klein », comme l’écrivait déjà Nietzsche. C’est en effet l’un des lieux où s’expriment dans la Bible l’origine et les modalités de la relation de Dieu avec l’humanité, de la théo-logie au sens propre. Cependant, un bref aperçu de l’histoire de la recherche sur ce concept fondamental de bərît – « alliance » (mais devant être traduit par « obligation » selon E. Kutsch) (cf. chap. i) nous apprend combien l’image en a été « brouillée » avec le temps, constat que l’A. aborde par l’analyse (chap. ii) des deux principales préconceptions qui marquent aujourd’hui encore la théologie protestante : celle de l’apôtre Paul sur le rapport entre « Loi et Alliance » et l’interprétation proto-rabbinique, une forme de « nomisme de l’alliance ». Ces deux préconceptions agissent ainsi comme des filtres de compréhension dont l’exégète doit prendre conscience, et l’A. le fait ici avec courage. Il reviendra sur cette question dans la conclusion (chap. vi) de cet ouvrage, fruit de la thèse d’Habilitation qu’il a soutenue à l’Université de Tübingen.
Il se trouve en effet que la recherche a bien erré sur ces questions, s’engageant souvent dans des impasses (« Holzwege », en allemand, d’où le traité de M. Heidegger du même nom) qu’elle a elle-même créées. Citons les deux principales. 1) Les débuts de l’exégèse historico-critique furent d’emblée marqués par une sorte de veto à l’encontre de ce thème, lorsque Julius Wellhausen écrivait dans ses Prolegomena zur Geschichte Israels (1878, 18954, 534p. 423) : « La relation de Yahweh à Israël était dès l’origine (une relation) naturelle ; il n’y avait là aucun “entre-deux” (Zwischen) susceptible de donner lieu à réflexion ». Il est fascinant de constater combien cet auteur était à la fois proche de la signification centrale du thème, aujourd’hui acquise (voir infra) tout en la balayant d’un revers de main ! Notons que cette position influence encore de nombreux chercheurs, surtout en Allemagne, et que certains ouvrages récents apparaissent ainsi comme des essais, souvent timides et maladroits mais salutaires, pour s’en dégager (par ex. Chr. Koch, Vertrag, Treueid und Bund. Studien zur Rezeption des altorientalischen Vertragsrechts im Deuteronomium und zur Ausbildung der Bundestheologie im Alten Testament (Berlin - New York, 2008). 2) Les hasards de la recherche documentaire et historique ont également faussé, en partie, le tableau : jusque vers 1970-1980, on a estimé – et certains le pensent encore – que les exemplaires les plus anciens des traités d’alliance (du milieu du iie millénaire avant notre ère) étaient hittites (donc non-sémitiques, ainsi McCarthy), rendant la lecture du dossier fort imprécise. Les récentes publications des traités de Mari et Tell Leilân, en babylonien et du début du iie millénaire avant notre ère, ont bien recentré la focale à ce sujet. L’ouvrage fondamental de l’assyriologue D. Charpin, « Tu es de mon sang ». Les alliances dans le Proche-Orient antique (Paris, 2019) en fait le bilan, critiquant, parfois sévèrement, la thèse précédente (1) et validant des études antérieures du soussigné (Prophétisme et Alliance, Fribourg, 2015) quant à l’étymologie de bərît et aux représentations iconographiques de cet « entre-deux » (Zwischen) si significatif. Cette nouvelle focale, bien documentée par le texte et par l’image, s’avère ainsi bien plus précise.
Mais une troisième impasse, venant des théologiens, a également dominé le débat (et bloqué les analyses) depuis les années 1960 : il s’agit de la thèse de W. Zimmerli qui envisageait deux conceptions radicalement opposées de l’« alliance », l’une conditionnelle, l’autre inconditionnelle. La première, deutéronomiste (D), se fonderait sur un pacte légalement structuré entre Dieu et Israël, imposant des exigences aux deux parties. Cet accord ayant été rompu par Israël, les formules de malédictions menant à la destruction d’Israël et à l’Exil s’imposent. La seconde, sacerdotale (P), interviendrait alors, instaurant une « alliance de pure grâce », sans aucune condition préalable. C’est ce lieu classique de l’exégèse, communément admis depuis, que l’A. soumet ici à révision complète et conteste : un 535texte sacerdotal comme Gn 17, à considérer comme unité littéraire, montre déjà l’inanité d’une distinction aussi tranchée.
La démonstration procède en trois étapes où l’A. analyse successivement « la structure conditionnelle de l’alliance selon les conceptions sacerdotale (chap. iii) et deutéronomiste (chap. iv) », avant d’opérer la contre-épreuve par l’étude de la « nouvelle alliance » dans la prédication prophétique de Jérémie (chap. v). Le chap. iii présente la conception sacerdotale sur la base de deux textes-clés, Gn 17 et Lv 26, qui fonctionnent ici en termes d’inclusion : l’unité littéraire de Gn 17 est défendue par l’A., et la condition de la circoncision ne peut en être exclue ; Lv 26 constitue un catalogue des devoirs à remplir et des actions à éviter. Dans les deux cas, la conception de P est bien « conditionnelle ». La tension théologique est ici prégnante : en une triple étape, l’alliance implique une exigence éthique (la condition de l’alliance), puis la possibilité d’un échec (la rupture de l’alliance) et enfin, malgré tout, la chance d’une « nouvelle alliance ». À aucun moment toutefois, l’homme n’est relevé de ses devoirs éthiques et moraux. Au chap. iv, l’A. reprend les parallèles frappants entre Dt 28 et la tradition proche-orientale des traités, notamment les traités de loyauté future imposés par Assarhaddon à ses vassaux en vue de sa propre succession (Esarhaddons Succession Treaty [EST], déjà bien analysés par H. U. Steymans, 1995, suite à la récente découverte d’une version à Tell Tayinat). Il y voit cependant une différence marquante : en EST, c’est le monde des dieux assyriens qui garantissent les traités de loyauté ; dans le Deutéronome, ce sont « le ciel et la terre » qui occupent cette fonction. Ainsi, les prérogatives et la souveraineté de Yahweh seraient préservées, en même temps que le caractère théocentrique de l’alliance et le non-automatisme des sanctions. La conception inconditionnelle du sacerdotal (P) n’a donc plus de raison d’être. La distinction ne nous paraît pas aussi absolue, néanmoins, au regard de la cosmographie suméro-akkadienne où « ciel et terre » sont bien des entités divines, encore que l’omniprésence des « stipulations », débouchant sur les formules de malédiction, illustre bien cette « conditionnalité de l’alliance ». Au chap. v, l’A. démontre que la « nouvelle alliance » en Jr 31 représente bien un continuum de l’alliance originelle et éternelle, dont la référence demeure la Torâh. La perspective est ici eschatologique, ce moment final où l’homme ne pourra plus ne pas se soumettre à la volonté de son Dieu.
536Le chap. vi revient à la problématique initiale et résume les conclusions de cette riche enquête : il n’y a pas d’alliance inconditionnelle, les trois conceptions, sacerdotale, deutéronomiste et jérémienne, témoignant au contraire d’une « structure de base conditionnelle » de l’alliance qui implique « une attitude de réciprocité élémentaire » (p. 220) entre les deux parties du pacte. La question n’est plus ici simplement théologique : elle est existentielle, ce qui explique peut-être la permanence des interrogations – et des errements ? – au sujet de ce concept fondamental et créateur (cette Denkform, comme nous avons essayé de le définir par le passé).
Il est réjouissant de voir ce débat renaître et se poursuivre avec cette passion et cette précision. Le présent ouvrage lève bien des hypothèques et nous pouvons en exprimer notre reconnaissance à l’A.
Jean-Georges Heintz
Judaïsme
C. D. Elledge, Resurrection of the Dead in Early Judaism 200 bce – ce 200, New York, Oxford University Press, 2017, xiii + 253 pages, ISBN 978-0-19-964041-6, $ 98.
L’A. étudie la résurrection telle qu’elle est envisagée dans les écrits les plus récents de la Bible hébraïque, dans les apocryphes de l’Ancien Testament, dans les pseudépigraphes, dans les manuscrits de la mer Morte et dans les écrits d’auteurs juifs hellénistiques avant la rédaction de la Mishna, soit, globalement, deux siècles en amont et deux siècles en aval du tournant de notre ère. Il définit dans un premier temps la résurrection comme un événement eschatologique et gracieux dont la cause ultime est Dieu, comme une intervention divine qui transforme l’échelle de l’existence pour passer de la réalité présente de la mort à la réalité eschatologique d’une vie renouvelée (p. 3). Il ajoute plus loin que la résurrection restaure les morts dans quelque type d’existence corporelle, tout en reconnaissant que les détails de cette existence demeurent sujets à variation et en concédant que « le discours sur la résurrection dans le judaïsme ancien présente une forte orientation cosmico-spatiale » (p. 6), dès lors que, souvent, il est question d’un transfert 537du royaume de la mort dans une autre sphère au sein de laquelle la plénitude de vie est restaurée. On pourra constater ainsi que l’A. tend d’emblée à placer sous le chapeau de la résurrection des représentations qui relèvent en fait, respectivement, d’une eschatologie temporelle et d’une eschatologie spatiale, sans distinguer clairement ces deux types d’eschatologie, ce qui eût pu clarifier les choses, même s’il faut reconnaître aussi que ces deux univers de représentations ont souvent tendance à se superposer au sein d’un même écrit, ce que nous nous sommes employé à montrer par ailleurs. Tout en regroupant dans le même sac des représentations fort diverses, l’A. a le mérite de faire valoir que l’on a affaire à une véritable « prolifération de formes » (p. 17) qui témoignent « d’un grand degré d’adaptabilité à différents mouvements et à différentes œuvres littéraires » (p. 18).
C’est cette diversité qu’il illustre dans un premier temps en montrant, chez Daniel et dans la littérature intertestamentaire, la multiplicité des représentations relatives à la fois aux modalités corporelles de la résurrection et à la localisation spatiale, terrestre ou céleste, qui en est proposée. Il s’intéresse ensuite à la question des origines de ces représentations et conclut à l’existence d’un grand nombre d’interactions avec des représentations attestées par ailleurs à l’époque hellénistique. Il situe encore, dans un chapitre fort intéressant et suggestif, la croyance en la résurrection parmi un foisonnement de réponses apportées au problème de la théodicée, discours qui s’inscrit dans une trajectoire initiée par les promesses des prophètes, qui s’inspire du langage de la Création et qui permet aussi à la justice divine de s’imposer ultimement.
Place est faite ensuite à des écrits et à des milieux, les sadducéens notamment, qui demeurent hermétiques à l’espérance en la résurrection et la dénient, dans la foulée des écrits de sagesse. Un chapitre entier est consacré notamment à mettre en tension résurrection et immortalité et à faire valoir entre autres que la croyance en cette dernière n’est pas totalement étrangère à la pensée juive – l’A. ne recourt cependant pas, ce qui peut surprendre, aux deux figures emblématiques d’Hénoch et d’Élie pour rendre compte de l’émergence de cette forme d’espérance. Ce chapitre se conclut de manière très intéressante par des réflexions relatives au fait que la croyance en l’immortalité apparaissait à certains suffisante pour résoudre la question de la théodicée, tandis que, ajouterions-nous pour notre part, la croyance en la résurrection, conçue souvent 538comme une nouvelle création, témoigne finalement d’une anthropologie plus pessimiste dans laquelle une intervention divine radicale est nécessaire pour que l’être humain puisse accéder, ultimement, individuellement ou collectivement, au salut.
Des chapitres sont spécifiquement consacrés à la résurrection dans le Livre des Veilleurs, dans les manuscrits de la mer Morte et chez Flavius Josèphe avant que la conclusion ne vienne mettre en dialogue les représentations ainsi étudiées au sein du judaïsme ancien avec celles que l’on trouve dans le traité Sanhédrin de la Mishna et chez Paul.
L’ensemble s’avère tout à fait intéressant et fouillé. Il est simplement dommage, aux yeux du présent recenseur, qu’il ne distingue pas plus clairement représentations inspirées par une eschatologie temporelle ou linéaire (résurrection) et celles qui relèvent d’une eschatologie verticale ou spatiale (immortalité).
Christian Grappe
Ruben A. Bühner, Hohe Messianologie. Übermenschliche Aspekte eschatologischer Heilsgestalten im Frühenjudentum, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament. 2. Reihe » 523, 2020, xiv + 394 pages, ISBN 978-3-16-159606-3, 94 €.
Fruit d’une thèse préparée sous la direction de Jörg Frey et soutenue à l’Université de Zürich en 2020, l’ouvrage est pourvu d’un titre qui pourrait donner l’impression qu’il traite des messies, alors que l’une de ses originalités réside précisément dans le fait qu’il renonce dans un premier temps au terme « messie », notamment parce qu’il prête à débat, reste relativement ambigu et est souvent utilisé de manière que l’on peut considérer comme abusive, pour préférer l’expression « figure de salut eschatologique et suprahumaine » (en ce sens que « ces personnages, par leur essence, par leurs origines ou par leurs actions se distinguent du commun des mortels » [p. 17]). Ce choix va permettre à l’A. de distinguer quatre grandes catégories de personnages et de les étudier successivement dans les quatre chapitres qui constituent le cœur du livre. À chaque fois, des textes sont regroupés, qui sont étudiés les uns après les autres, et pour eux-mêmes dans un premier temps, même si l’A. 539est bien conscient que les quatre catégories qu’il distingue peuvent dans bien des cas se recouvrir plus ou moins. À propos de chaque figure étudiée sont posées les questions suivantes : Quelle en est l’essence (humaine, spirituelle, angélique) ? Comment peut-elle être située sur le plan spatial ? Sa provenance peut-elle être précisée ? Quelle fonction remplit-elle ? Par quels moyens se manifeste-t-elle ? Fait-elle l’objet d’un culte ou d’une adoration ? Quels aspects la caractérisent sur le plan temporel (préexistence ; survenue au cours du temps ; ascension à un moment donné…) ? Dans quelle constellation (divine, angélique, céleste) s’inscrit-elle ? Par ailleurs sont plus particulièrement pris en compte à la fois la réception du texte et de la figure concernés et le prisme des traductions à travers lesquelles passe, le cas échéant, cette réception. Enfin, l’A. réintroduit la terminologie messianique pour distinguer des textes messianiques de premier ordre, dès lors qu’ils parlaient d’emblée d’une figure eschatologique de salut, et des textes messianiques de second ordre, parce qu’ils ont fait l’objet d’une relecture messianique dans le cadre de leur réception.
Ce sont d’abord les figures de salut eschatologique préexistantes et reliées de quelque manière à l’œuvre créatrice de Dieu qui sont étudiées.
Sont pris en compte ici des textes qui sont tous des textes messianiques de second ordre : les Ps 72(71) et 110(109) ; Mi 4,14–5,3 ; Am 4,13 LXX ; Lm 4,20, textes dont l’A. se demande en conclusion s’ils ne pourraient pas, d’une manière ou d’une autre, au côté d’autres qui ont trait pour leur part à la préexistence de la Sagesse ou du Logos, avoir influencé les représentations relatives à la préexistence du Christ dans certains textes du Nouveau Testament. Sont étudiés ensuite le Fils de l’Homme daniélique et les figures de salut qui entretiennent avec lui des liens de parenté, cela à partir du texte messianique de second ordre qu’est Dn 7,13-14 et de la réception messianique dont il fait l’objet surtout dans les Paraboles d’Hénoch, en 4 Esdras et dans le cinquième livre des Oracles sibyllins pour lequel l’A. reconnaît cependant que la dépendance vis-à-vis de Dn 7 est incertaine. Vient le tour des figures de salut angéliques et divines, étudiées à partir de trois textes messianiques de second ordre (És 9,5-6 ; Ps 45[44] et Ml 3,1.23) et de trois autres qui relèvent du premier ordre (11QMelchisedeq ; 4Q491c ; Testament de Moïse 10,2), le parcours effectué faisant notamment apparaître que figures messianiques et figures célestes ou angéliques ne sont 540pas exclusives les unes des autres. Enfin sont abordées les figures de salut eschatologiques conçues comme fils de Dieu ou comme engendrées de Dieu, là aussi d’abord dans des textes messianiques de second ordre (Ps 2 ; 2 S 7 ; És 7,14 LXX) et dans d’autres de premier ordre (4Q174 ; 4Q246 ; 1QSa 2,11-12 ; Oracles sibyllins 3,652-656), l’A. faisant valoir notamment le potentiel subversif que pouvaient revêtir de telles figures dans un contexte marqué par le culte des souverains au sein du monde hellénistique.
Après avoir récapitulé le parcours effectué, l’A. se demande s’il existait déjà, au sein du judaïsme ancien, une espérance « proto-binitaire » ou messianique divine et fait valoir que les textes qu’il a étudiés restent muets à ce sujet. Il insiste ensuite sur la grande variété des représentations et sur le caractère illusoire qu’il y aurait à vouloir les systématiser mais reconnaît aussi qu’elles sont attestées dans suffisamment de sources différentes pour que l’on puisse considérer qu’elles devaient être largement connues. En jetant un regard ultime en direction du Nouveau Testament, il relève que la conception johannique de l’incarnation, la participation du Christ à la création, tout comme sa vénération dans le cadre du culte, n’ont pas d’antécédent dans les espérances liées à des figures de salut eschatologiques ; il aurait pu cependant mentionner entre autres les représentations relatives à la Sagesse attestées en Si 24 pour éclairer de telles élaborations, mais il faut reconnaître que la Sagesse ne relève pas des figures ici prises en considération. Il fait valoir aussi que le Nouveau Testament se caractérise par une extraordinaire densification des représentations et des motifs rencontrés au fil de l’enquête effectuée.
L’ouvrage, dont l’introduction est particulièrement claire, propose une approche originale, notamment là où il incite à raisonner autrement qu’en termes de figures messianiques. On peut cependant se demander s’il n’aurait pas gagné encore à prendre en compte une éventuelle perméabilité des représentations avec celles qui sont associées à la Sagesse, dont la précédente recension fait apparaître combien elle pouvait être incarnée en quelque sorte par la figure du grand prêtre, ou au Logos. On ne peut cependant que recommander vivement la lecture de ce beau travail.
Christian Grappe
541Reinhard G. Kratz (éd.), Interpreting and Living God’s Law at Qumran. Miqṣat Ma῾aśe Ha-Torah, Some of the Works of the Torah (4QMMT). Introduction, Text, Translation and Interpretative Essays, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « SAPERE – Scripta Antiquitatis Posterioris ad Ethicam Religionemque pertinentia » 37, 2020, xi + 249 pages, ISBN 978-3-16-155305-9, 79 €.
Miqṣat Ma῾aśe Ha-Torah (4QMMT) est un écrit dont a retrouvé six principaux manuscrits à Qumrân (4Q394–4Q399), les mieux conservés étant 4Q394 et 4Q397. Le texte, polémique, qui oppose un groupe qui s’exprime en « nous » à des contradicteurs dont le point de vue est rapporté en « ils », a fait couler beaucoup d’encre et suscité bien des débats depuis sa publication officielle par John Strugnell et Elisha Qimron, en 1994, dans les Discoveries in the Judaean Desert, et le regretté André Caquot a proposé très vite une première traduction française dans cette revue sous le titre « Un exposé polémique de pratiques sectaires » (RHPR 76, 1996, p. 257-276) – elle est malheureusement ignorée dans la bibliographie de l’ouvrage.
On ne peut que se réjouir qu’un volume de la collection SAPERE soit désormais consacré à ce document de première importance. Conformément au format de cette collection, il se compose d’une introduction, d’une présentation du texte et de sa traduction, et enfin d’une série de contributions permettant de présenter différents aspects de l’écrit.
L’introduction, due à R. Kratz, est consacrée, d’une part, à une présentation des manuscrits de la mer Morte et de la communauté de Qumrân et, d’autre part, à 4QMMT proprement dit. L’édition critique, établie à frais nouveau par Kratz et présentée de manière synoptique avec une traduction anglaise en regard, suit 4Q394, qui est, et de loin, le manuscrit le mieux conservé mais qui ne comporte que la première partie de l’écrit, et 4Q397 (et 4Q398), qui en ont conservé très partiellement la suite, servant successivement puis alternativement de base à la présentation et étant complétés, chaque fois qu’il y a lieu, par les autres manuscrits.
Les contributions, au nombre de neuf, permettent d’aborder les principales questions que posent, depuis le début, l’écrit. E. Tigchelaar revient sur la reconstruction matérielle de 4QMMT et sur sa datation telle que l’on peut l’estimer à partir d’un examen paléographique. Il conclut que les six manuscrits peuvent tous être datés entre 75 et 25 avant notre ère, ce qui s’accommode 542avec l’hypothèse d’une rédaction de l’écrit sous le règne d’Hyrcan II. N. Mizrahi étudie le langage de 4QMMT et observe qu’il diffère de celui des autres manuscrits qumrâniens conservés en hébreu et se rapproche du langage vernaculaire de la Judée à la fin de la période du Second Temple. R. Kratz s’intéresse au rapport entre 4QMMT et la Bible hébraïque et au lien entre Loi et récit en son sein. Le caractère polémique de l’écrit l’incite à le rapprocher des pesharim qui se servent, quant à eux, non pas de la Loi mais des prophètes à des fins précisément polémiques. J. Ben-Dov aborde la question complexe de la liste calendaire que comporte 4Q394 et qui est du même type que celle que l’on trouve en 4Q326, 4Q327 et 4Q324d. Dès lors que 4Q327 et 4Q394 ont été écrits par la même main, il propose que la liste ait été introduite par le copiste au sein de 4QMMT et n’appartienne en fait pas à cet écrit. Ch. Hempel situe 4QMMT dans le contexte des manuscrits de la mer Morte et au-delà. S’écartant, sans le dire, de Kratz, elle fait remarquer, d’une part, que le groupe « ils » apparaît aussi dans l’Écrit de Damas, et cela dans un même contexte de désaccord en matière hallachique à propos des relations sexuelles et de la pureté du sanctuaire et, d’autre part, que les positions de ce groupe « ils » sont représentées à Qumrân en 4Q514 et dans l’Écrit de Damas. Elle se demande dès lors si le débat hallachique qu’atteste 4QMMT ne pourrait pas être interne plutôt que dirigé contre un groupe externe. V. Noam, qui reste pour sa part fidèle à l’interprétation classique selon laquelle on a affaire à une polémique visant un groupe externe, pharisien et pré-rabbinique en l’occurrence, propose un parcours qui conduit de 4QMMT à la haggadah rabbinique. J. Collins s’emploie à resituer 4QMMT dans l’histoire et fait valoir que l’entreprise est tout sauf simple. Cela étant, il incline à penser, pour sa part, que le document a été envoyé par le Maître de Justice à Hyrcan II. L. Doering relève de très nombreuses ressemblances entre 4QMMT et la littérature hellénistique, plus particulièrement avec les lettres et les traités épistolaires, et propose que l’écrit comporte des traces d’une appropriation de l’idéologie civique dans la description de ses règles idéales, notamment dès lors qu’il s’adresse à un destinataire puissant exhorté à réfléchir de manière à la fois conséquente et responsable. Enfin, J. Frey aborde la question des « œuvres de la Loi », expression présente, en hébreu, en 4QMMT et que l’on retrouve, en grec, chez Paul, attestant, si besoin était, l’ancrage de l’apôtre dans les débats du judaïsme palestinien du Second Temple.
543Un ensemble bien pensé et qui, de par la diversité des hypothèses, quelquefois nouvelles et parfois en tension, proposées par les différents contributeurs, permet de comprendre – et c’est une grande vertu – que ce recueil constituera un jalon important dans l’histoire d’une recherche qui reste, comme 4QMMT, lieu de débats.
Christian Grappe
Charlotte Hempel, The Community Rules from Qumran. A Commentary, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Texts and Studies in Ancient Judaism » 183, 2020, xxv + 346 pages, ISBN 978-3-16-157026-1, 144 €.
Fruits de plusieurs années de patient labeur, l’ouvrage nous propose le premier commentaire de l’ensemble des douze manuscrits de ce que l’A. appelle intentionnellement les Règles de la Communauté dès lors que l’étude qu’elle en fait vise, à partir des variantes et des accords entre les différents manuscrits, à ne plus privilégier l’un d’entre eux – en l’occurrence 1QS, qui est le mieux préservé – mais à rendre justice à chacun.
L’A. propose une série de clés de lecture, souvent originales. Elle attribue au document une valeur apotropaïque, présente dans d’autres textes ayant vocation à conjurer les forces du mal retrouvés à Qumrân et notamment dans les chants du Maskil (4Q510–511). Or ces chants du Maskil sont reproduits au terme de plusieurs des règles de la communauté et forment une inclusion avec 1QS 1,4, mais aussi avec 1QS 5,1, où il est question de se détourner de tout mal. Elle estime dès lors que 1QS 5,1pourrait avoir constitué le début d’un premier état de la Règle, reflété par 4Q258 et encore dépourvu de l’adjonction de la cérémonie d’entrée dans l’Alliance et de l’instruction sur les deux Esprits. Il apparaîtrait ainsi que la lutte contre les puissances hostiles aurait été de manière constante une préoccupation essentielle de la Communauté. Elle envisage que les plus anciens manuscrits parmi ceux qui consignent les règles successives aient pu être rédigés ailleurs qu’à Qumrân avant l’installation de la communauté (entre 90 et 70 avant notre ère) en ce lieu. Elle propose de comprendre le contenu des règles de la Communauté comme des scénarios envisagés visant à décrire comme viable une communauté idéale plutôt que comme des reflets 544d’une réalité objective. Elle récuse encore une lecture aseptisée des règles de la Communauté et fait valoir que la parfaite sainteté dont il y est question est néanmoins faite de hauts et de bas, que les membres de la Communauté n’étaient pas forcément, en dépit de ce qu’en disent les anciennes notices relatives aux esséniens, des parangons de vertu, que l’application de la communauté des biens créait des difficultés concrètes et que le désir sexuel et l’aspiration à l’intimité étaient des problèmes qui se posaient concrètement à la Communauté.
Après une présentation de chacun des douze manuscrits, le commentaire est proposé section par section selon un plan immuable : introduction ; traduction (présentée de manière synoptique, du passage concerné dans le ou les manuscrits où il est présent) ; notes relatives au texte même ; commentaire. Cela est, bien entendu, tout à fait appréciable.
Le commentaire relève parfois de choix qui ne sont pas sans portée. C’est ainsi que, commentant 1QS 8,4c-7a et //, l’A. estime que « la Communauté émergente est comparée au Temple dans un contexte de Jugement imminent » (p. 226) et qu’elle considère, dans cette perspective, que le copiste de 1QS, disposant peut-être d’un manuscrit endommagé, a confondu les mots « jugement », qui est attesté en 4Q259,2, et « plantation », mots qui se ressemblent visuellement en hébreu. Plus loin, à propos de 1QS 9,4, elle propose de traduire le texte qui est généralement rendu de manière obvie, de sorte qu’il est question d’expier sans la chair des holocaustes, de façon tout autre : « au moyen (by means of) des holocaustes et de la chair des sacrifices ». La raison invoquée est une contribution de M. Goodman qui fait valoir que la thèse selon laquelle la Communauté se comprenait elle-même comme un substitut du Temple et de son culte est erronée, dès lors que la polémique anti-cultuelle que l’on rencontre dans les Règles de la communauté est déjà présente chez les prophètes. On aurait sans doute pu attendre sur ce point une discussion plus serrée car la question n’est pas dénuée d’enjeu.
Cela étant, on a affaire à un commentaire bien mené, sous-tendu par des hypothèses de lecture affichées et assumées et, ainsi, à un ensemble tout à fait cohérent.
Christian Grappe
545Nouveau Testament
Jonathan Cornillon, Tout en commun ? La vie économique de Jésus et des premières générations chrétiennes, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines », 2020, 773 pages, ISBN 978-2-204-12997-8, 40 €.
L’enquête a été menée dans le cadre d’une thèse de Doctorat dirigée par Jean-Marie Salamito et soutenue le 1er décembre 2017 à Sorbonne Université. Elle couvre la période qui s’étend du ministère public de Jésus jusque vers la fin du iiie siècle. Non contente de définir les concepts, de présenter les sources, d’établir un bilan historiographique et d’annoncer les perspectives analytiques, l’introduction (p. 11-56) suscite une réelle envie de se plonger dans la lecture longue de l’ouvrage, subdivisé en quatre parties comprenant chacune trois chapitres.
Comme attendu, c’est par « la vie économique de Jésus et de ses disciples » (p. 57-207) que débute une recherche qui, d’emblée, bouscule nombre de préjugés. Jugeant que « les aspects matériels de [l’]action [de Jésus] restent trop souvent ignorés par les spécialistes », il semble à l’A. que le Nazaréen et ses disciples ont de fait « bénéficié de ressources beaucoup plus importantes qu’on le pense ordinairement » (p. 59). Sa synthèse de l’étude historique des quatre évangiles canoniques, objet du chap. 1, a ceci d’intéressant que le débat est revisité par un historien qui, sous la forme d’un clin d’œil, rappelle ce principe élémentaire : « Il suffit […], pour étudier Jésus et ses disciples, de faire de l’histoire » (p. 83). Et de préciser encore : « La difficulté de la “quête” du Jésus historique est une question de degré plus que de nature » (p. 96). Le bref état de la réflexion ajouté à la suite veut faire apparaître que « la question très concrète de la vie économique de Jésus et de ses disciples n’a été posée que marginalement [et] jamais comme une préoccupation centrale dans les études exégétiques et historiques sur Jésus et sa communauté » (p. 96). Intitulé « La pauvreté individuelle et volontaire de Jésus et de ses disciples », le chap. 2 s’efforce de corriger un « portrait […] trop réducteur » d’un Jésus souvent tenu pour « un prédicateur pauvre et itinérant, entouré de disciples ayant abandonné leurs biens » (p. 99). L’A. cherche à établir au contraire que « la pauvreté revendiquée par Jésus est une pauvreté individuelle, choisie et organisée d’un système de financement communautaire qui assure la subsistance des membres du groupe, [ce] qui leur permet aussi de mener des actions caritatives ». C’est aux « traces concrètes de 546ressources financières communautaires » (p. 153) qu’est consacré le chap. 3, à ces « sommes d’argent […] plus élevées que les exégètes ne le supposent ordinairement » (p. 173-174) ou à « cette position d’intermédiaire, souvent négligée […], qui donne à la communauté la capacité de gérer des fonds importants » (p. 186).
C’est tout naturellement à « la vie économique de la communauté de Jérusalem et des communautés pauliniennes » qu’est consacré le deuxième volet de l’enquête (p. 208-400). L’A. s’applique dans un premier temps à « déterminer l’ampleur et l’historicité [du] “communisme” originel » (p. 215) dont il est fait état dans les Actes en insistant sur l’idée d’une « mise à disposition des biens » et non de leur « mise en commun » systématique (p. 222). Il pose ensuite ce qu’il qualifie de « question centrale » (p. 264) : dans quelle intention les colonnes de la communauté de Jérusalem ont-elles demandé à Paul d’organiser une collecte en faveur de leurs pauvres ? – sa thèse étant celle avant tout « de la mise à l’épreuve » (p. 269) des croyants d’origine polythéiste en ce qui concerne leur capacité à pratiquer l’aumône. Alors que le chap. 4 cherche à « montrer à quel point [l’organisation de la solidarité économique] était centrale dans la vie des premiers chrétiens » (p. 286), c’est à « la composition socio-économique des communautés pauliniennes » (p. 287-343) qu’est consacré le chap. 5. Fort bien informé du débat relancé en son temps par A. Deissmann, l’A. reprend en profondeur l’examen prosopographique des Actes et des épîtres incontestées de Paul – notamment le dossier très controversé au sujet d’Éraste (p. 301-314) – afin de poser « que l’enfermement des chrétiens dans une catégorie qui dépasse à peine la subsistance, agrémentée de quelques très rares exemples souvent tirés vers le bas de l’échelle, n’était aucunement satisfaisante » (p. 331). Aussi considère-t-il que l’« hétérogénéité sociale […] constitue une clé de lecture essentielle pour de nombreux domaines de réflexion sur les premiers chrétiens » (p. 343). Sans surprise, le chap. 6 aborde le sujet du « financement de la mission paulinienne » (p. 345-400). Après s’être arrêté au fait que Paul a choisi de travailler de ses mains pour subvenir le plus souvent à ses besoins, l’A. aborde aux p. 361-390 l’inévitable question du refus – en apparence incohérent – d’une aide financière de la part de l’église de Corinthe en particulier. De son point de vue, « il s’agit de différencier, à [ce] propos […], ce qui relève du rapport entre Paul et les Corinthiens (dans leur diversité sociologique) et ce qui relève du rapport entre les Corinthiens eux-mêmes » 547(p. 375). Une discussion de Ph 4,10-18 amène la conclusion d’un « financement protéiforme de la mission paulinienne » (p. 390-400), une distinction étant à opérer selon l’A. entre le « financement des besoins particuliers de la mission, comme les voyages, et ce qui relevait [des] besoins personnels [de l’apôtre] » (p. 393).
Dans la troisième partie de sa recherche, l’A. s’intéresse au « rôle économique des élites et [au] financement des ministères » à la fin du premier siècle et aux deux suivants (p. 401-551). Par mode de sondage, il établit au chap. 7 « l’hétérogénéité sociale des communautés chrétiennes » à cette époque ainsi que « les limites d’une application du modèle du patronage » (p. 445). Il en veut pour preuve ce que l’on peut savoir des « moyens de subsistance des ministres locaux et des prédicateurs itinérants jusqu’au milieu du iie siècle », objet du chap. 8 où il se contente d’« identifier dans les sources des principes d’organisation » (p. 447), les informations sur la rémunération des prédicateurs itinérants étant plus fournies, notamment dans la Dichachè, que les minces traces directes ou indirectes d’éventuels appointements de ministres locaux que l’on peut suspecter entre autres dans les épîtres pastorales ou « catholiques ». Et de poursuivre au chap. 9 par « [la] diffusion et [les] mutations de rémunération des ministres du culte » du milieu du iie siècle à la fin du iiie, une différence étant posée « entre professionnalisation et rémunération du clergé » (p. 495). C’est vers Cyprien que s’oriente donc d’abord l’enquête, dont « quatre textes […] témoignent clairement d’une rémunération du clergé au milieu du iiie siècle » (p. 497), les formes qu’elle prend étant par contre davantage discutées en raison d’une « terminologie complexe » (p. 502-507). Pour l’A., il est toutefois « plausible de considérer qu’une rémunération de subsistance avait été mise en place très tôt dans les premières communautés chrétiennes, lorsque son recrutement était essentiellement fait dans les classes populaires, puis qu’avec l’augmentation des moyens des communautés et la pénétration plus grande de la foi chrétienne dans les ordres aristocratiques, la position des ministres se soit aristocratisée et qu’elle ait commencé à recevoir des rémunérations de plus en plus grandes » (p. 511). Après avoir repéré « des traces diffuses de rémunération des clercs » dans les Homélies pseudo-clémentines, ainsi que chez Origène et Irénée de Lyon, l’A. s’intéresse à « la réglementation de la rémunération des clercs dans la Didascalie des apôtres » pour en déduire que « la rémunération des clercs, selon un format de plus en 548plus déconnecté d’une rémunération de subsistance et influencé par la constitution du clergé en ordre recevant les honneurs du peuple chrétien, est donc très largement ancrée dans les communautés chrétiennes du iiie siècle » (p. 532). Cette section s’achève par quelques pages consacrées à la « gratuité » de l’Évangile et à la cupidité des « hérétiques ».
La quatrième partie traite « [des] formes et de [l’] esprit des pratiques de solidarité matérielle des chrétiens de la fin du 1er siècle au iiie siècle » (p. 553-691). Au chap. 10, l’A. évalue tout d’abord ce qui différencie les communautés chrétiennes et les collegia du monde romain dans la manière de gérer un « fonds commun » (p. 566) constitué, pour les premières, par des dons spontanés et, pour les seconds, par des cotisations versées réglementairement par leurs membres. Puis il consacre quelques pages au rôle des chrétiens et à leur intégration mesurée dans l’économie générale de l’Empire ; il aborde ainsi la question du paiement de l’impôt – non sans relever au passage l’invitation d’un Cyprien à donner ses biens à l’Église, ce qui « est une façon de contourner les abus du fisc » (p. 577) –, des professions acceptées, de certaines activités bancaires ou commerciales. Suivent quelques observations sur l’aide caritative à apporter à ceux qui sont emprisonnés à cause de leur foi ou qui ont été spoliés de leurs biens personnels, « forme la plus répandue de la répression des chrétiens » (p. 592). C’est aux usages variés du fonds commun des communautés et à la transformation des modèles de solidarité qu’est consacré le chap. 11, une attention particulière étant portée à l’identité des donateurs et à celle des bénéficiaires de l’aumône. Convaincu de la persistance du modèle de mise à disposition des biens imaginé par la communauté de Jérusalem – même si « les sources manquent pour évaluer la postérité de ce modèle économique avec précision » (p. 616) –, l’A. s’efforce d’en apporter les preuves, tenant pour « plus probant de voir dans [les] textes [convoqués] la persistance d’un modèle de mise à disposition des biens » plutôt que l’idéalisation d’« une organisation économique […] qui n’aurait pas existé » (p. 656). Enfin, le dernier chapitre se présente comme « une tentative d’appliquer [les] conclusions sur la vie économique des chrétiens des trois premiers siècles et sur les rapports sociaux qui en découlent [au] thème particulier […] des pratiques funéraires » (p. 658), une manière de s’immiscer dans le débat sur l’existence de cimetières chrétiens déjà au tournant du iiie siècle.
549Et de conclure qu’« à bien des égards, il est possible de voir dans les pratiques économiques des chrétiens l’un des piliers du succès de la diffusion de leur foi dans l’Empire romain aux trois premiers siècles » (p. 693).
Un livre passionnant, aux thèses fortes mais argumentées avec soin, qui couvre deux champs disciplinaires très souvent dissociés dans la recherche. Les spécialistes du Nouveau Testament y découvriront notamment quelques subtils effets des textes aux iie et iiie siècles quand ils ne seront pas invités à revisiter quelques préjugés. Et il ne fait pas de doute que le fil rouge tiré du ministère public de Jésus jusqu’au iiie siècle donnera également du grain à moudre à ceux qui explorent le christianisme ancien.
Daniel Gerber
Daniel Schowalter, Steven Friesen, Sabine Ladstätter, Christine Thomas (éd.), Religion in Ephesos Reconsidered. Archaeology of Spaces, Structures and Objects, Leiden – Boston, Brill, coll. « Supplements to Novum Testamentum » 177, 2020, xxiii + 289 pages, ISBN 978-90-04-40112-9, 129 €.
Introduit par Daniel Schowalter, coéditeur de trois ouvrages consacrés précédemment à Corinthe, ce volume portant cette fois sur Éphèse s’inscrit dans la logique interdisciplinaire initiée il y a un quart de siècle par Helmut Koester, lui-même éditeur en 1995 des actes d’un symposium organisé autour de cette célèbre métropole d’Asie. Y sont réunies treize contributions : quatre sont consacrées à des constructions, six à des espaces et trois à des objets. L’ensemble vise globalement à une meilleure compréhension de la pratique religieuse dans l’ancienne cité à l’époque romaine ou byzantine, ceci grâce aux dernières informations archéologiques dont sont soulignées à la fois les potentialités et les limites.
Les constructions – Sabine Ladstätter (directrice de l’Institut archéologique autrichien et des fouilles d’Éphèse) revient sur les fouilles du temple dit de Domitien et interprète ce qui a été mis au jour au fil du temps. C’est à pareille tâche que s’attelle Thekla Schulz (historienne de l’architecture) au sujet des vestiges de ce que l’on appelle le Sérapéum. Renate Johanna Pillinger (professeure émérite d’archéologie chrétienne) propose pour sa part une rapide 550visite iconographique d’une des salles de la soi-disant grotte de Paul, celle où se trouve une fresque qui représente l’apôtre aux côtés de Thècle, peinture datée de la fin du ve siècle dont elle relève certains détails. Andreas Pülz (directeur de l’Institut pour l’étude de la culture ancienne à l’Académie autrichienne des sciences) nous livre de son côté quelques preuves archéologiques de résidents chrétiens à Éphèse durant l’Antiquité tardive, des symboles comme la croix ou des inscriptions caractéristiques sur des linteaux de porte ayant été découverts également dans de riches habitations privées, dont certains indices laissent à penser à une pratique religieuse à domicile.
Les espaces – Dirk Steurnagel (professeur d’archéologie classique) dresse un rapide inventaire de ce que l’on a dégagé sur l’agora supérieure avant de reprendre la question débattue : peut-on effectivement parler d’un forum impérial ? En l’état des choses, il ne lui semble pas que l’on puisse conclure à un concept architectural global (Bauprogramm) pensé dans le style de ce qui se faisait dans la Rome augustéenne. Après avoir livré quelques informations relatives à l’architecture de la porte de Magnésie, Alexander Sokolicek (professeur d’archéologie classique) s’intéresse aux divers rôles qu’elle a joués, dont celui, religieux, en tant que première station lors de processions menant de l’Artémision jusqu’au théâtre. Martin Steskal (directeur adjoint des fouilles à Éphèse) porte quant à lui son attention sur quelques aspects singuliers du paysage mortuaire de la ville romaine et sur ce qu’ils révèlent de la stabilité d’alors. Hilke Thür (docteur en archéologie classique) fait l’hypothèse que la luxueuse maison 6 de l’imposant complexe domestique relativement bien conservé nommé « Terrace House 2 » servait également de lieu de réunion à une association dionysiaque patronnée par le riche propriétaire. Lilli Zabrana (chargée de recherche à l’Académie autrichienne des sciences) invite à corriger, si nécessaire, l’idée d’un temple d’Artémis isolé à l’époque romaine ; les diverses installations attenantes qui ont été mises progressivement au jour attestent en effet de multiples activités à cette époque. Où situer l’habitat des premiers chrétiens d’Éphèse, invisibles pour l’archéologie durant les deux premiers siècles ? En lien avec de récents relevés géophysiques du paysage urbain, Christine M. Thomas (titulaire de la chaire d’études catholiques de Santa Barbara) songe aux quartiers situés près du port qui étaient habités par des gens besogneux et modestes. En passant, elle fait d’utiles mises au point en ce qui concerne l’apport que l’on peut 551raisonnablement attendre du langage des pierres pour éclairer le Nouveau Testament.
Les objets – La mise en lien d’un fragment épigraphique, de monnaies locales ainsi que d’une liste de prytanes et d’agonothètes amène François Kirbihler (maître de conférences d’Histoire romaine) à supposer qu’un culte dédié à Rome et au Divus Julius existait déjà en 40/39 ou 39/38 avant notre ère à proximité de l’Artémision. Norbert Zimmermann (directeur scientifique de l’Institut archéologique allemand de Rome) s’appuie sur quelques découvertes faites dans le complexe domestique « Terrace House 2 » pour en déduire diverses croyances ou rituels et conclure à la pratique de cultes privés, dédiés à des divinités grecques, romaines ou égyptiennes. C’est ce que confirme Elisabeth Rathmayr (chef de projets dédiés aux contextes archéologiques d’inscriptions mises au jour dans la sphère privée) sur la base spécifique de figurines en terres cuite.
Ce bouquet de textes ne peut que réjouir ceux qu’intéresse l’apport des fouilles réalisées à Éphèse.
Daniel Gerber
Robert Matthew Calhoun, David P. Moessner, Tobias Nicklas (éd.), Modern and Ancient Literary Criticism of the Gospels. Continuing the Debate on Gospel Genre(s), Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament » 451, 2020, xv + 617 pages, ISBN 978-3-16-159413-7, 169 €.
Conçu pour marquer le vingt-cinquième anniversaire de la parution de l’ouvrage de R. Burridge, What Are the Gospels ?, qui en est désormais à sa troisième édition, ce volume est le fruit d’un colloque qui s’est tenu en novembre 2018 à Texas Christian University.
Confrontés à la grande variété des méthodes et des conclusions, les Éd. reconnaissent que la définition d’un plan n’a pas été une sinécure, mais la solution qu’ils ont trouvée pour regrouper les 19 contributions que comporte l’ouvrage est tout à fait logique et satisfaisante.
Une première partie est consacrée à la question du genre appliquée aux évangiles dans leur globalité. R. Burridge évoque l’évolution de la recherche depuis la publication de sa monographie, qui ruait 552dans les brancards en rompant avec la thèse selon laquelle les évangiles étaient des compositions sui generis pour proposer qu’ils relèvent en fait du genre littéraire des bioi (vies), et fait valoir que sa thèse a recueilli un accord plutôt large, ce qui n’est pourtant pas si évident que cela, même si, au sein de l’ouvrage, J.M. Smith, R.A. Culpepper, J.A. Darr, P.N. Anderson y adhèrent, alors que d’autres, W. Kelber, M.B. Dinkler, E.E. Shively, C.J. Berglund, C. Breytenbach, s’en écartent. W. Kelber estime que, plutôt de rechercher à maîtriser la question du genre, il vaut mieux adopter une position de compromis qui tienne compte, outre de la question du genre, à la fois du profil narratif de l’œuvre et des transformations qu’elle a connues dès lors que, selon lui, les évangiles doivent être conçus, jusqu’au ive siècle, comme des textes non pas encore fixés mais pluriformes et instables. M.B. Dinkler plaide pour une approche de la question du genre non pas en termes de classification mais en termes fonctionnels, le genre étant conçu comme un mode communication à la fois dynamique et dialogique. E.E. Shively promeut elle aussi une approche non pas unidimensionelle mais pluridimensionelle du genre en intégrant les aspects rhétoriques, cognitifs et littéraires. C.J. Berglund fait valoir que l’histoire de la réception des évangiles au iie siècle montre qu’ils ont été perçus comme relevant de genres aussi divers que l’ancienne historiographie, la proclamation chrétienne, les écrits prophétiques judéo-chrétiens et l’ancienne biographie. S. Huebenthal plaide quant à elle, dans une perspective très différente, en faveur d’une approche renouvelée de l’intertextualité appliquée aux textes bibliques, une approche qui intègre les théories relatives à la mémoire sociale.
La deuxième partie a trait à Marc conçu comme récit à la lumière de la critique littéraire ancienne et moderne. C. Breytenbach fait valoir que, avant de poser la question du genre, il convient de comparer de manière analytique Marc avec d’autres écrits contemporains, ce qui conduit à y discerner un récit épisodique. M.M. Mitchell estime que Marc a réussi le tour de force de transformer l’évangile paulinien, de nature à la fois orale et visuelle, en un récit épisodique en prose qui capte la poésie théologique et la dynamique religieuse caractéristiques de Paul. S. Alkier propose, pour sa part, de lire l’œuvre comme une tragico-comédie dès lors qu’elle se déploie comme bonne nouvelle de Mc 1,1 à Mc 15,46 avant de se transformer en tragédie, à partir de Mc 15,47 jusqu’à la mention finale du silence des femmes en Mc 16,8. Il relève toutefois que les lecteurs sont appelés, quant à 553eux, à accepter avec enthousiasme le message délivré par le jeune homme au tombeau ouvert. C. Black s’intéresse à la réapparition fantomatique de personnages (revenants) du macro-récit au cours du récit de la Passion, qualifie ce procédé d’effet Kijé, le retrouve dans d’autres œuvres, profanes, de l’Antiquité et fait valoir qu’il contribue à faire apparaître de façon mystérieuse la présence insaisissable de Jésus et de Dieu. J.M. Smith fait valoir que les derniers mots, pleins de sens, de Jésus en Mc 15,34 peuvent rapprochés, dans la perspective du récit conçu en tant que bios, de paroles placées sur les lèvres de personnages dans les œuvres biographiques grecques et romaines. G. van Oyen, qui part de l’actio telle que la conçoit Quintilien au sein du schéma en cinq étapes de la production d’un discours, étudie les aspects performatifs de Marc et promeut l’établissement de ponts entre les approches classiques, orientées vers le passé, et celles, plus récentes, qui sont orientées vers le présent, comme la reader-response criticism.
La troisième partie aborde le développement du la tradition évangélique au sein de la culture littéraire chrétienne ancienne. R.A. Culpepper étudie les fondements de l’éthique matthéenne à l’intersection de trois sujets : le genre biographique de l’évangile ; son éthique ; la place qu’occupe Matthieu au sein du judéo-christianisme. Il fait valoir que sont proposés ainsi un modèle d’imitation et les fondements d’un comportement éthique. W. Grünstäudl interroge les phénomènes de continuité et de discontinuité chez Luc en tenant Lc 9,51, classiquement conçu comme le commencement du récit du voyage de Jésus en direction de Jérusalem (9,51–19,28), pour le début d’une phase pré-jérusalémite et propose que cette section prenne place dans une entité narrative plus ample qui concerne au premier chef les disciples et qui irait de 9,1-6.10 à 22,35-36 (avec un premier rebond en 10,1-20). J.A. Darr lit Luc comme une œuvre qui relève à la fois de l’historiographie scripturaire juive et de la biographie intellectuelle gréco-romaine et qui vise à définir et à promouvoir une identité de groupe. Th.R. Hattina s’emploie à montrer que l’identité de Jésus au sein du quatrième évangile est construite, au moyen du récit, entre commémoration sociale et façonnage idéologique d’un mythe. P. Anderson considère, à la lumière de Jn 9,1–10,21, que la prise en compte conjointe du genre littéraire du bios et du dialogisme johannique, qui revêt lui-même des dimensions à la fois théologiques, révélatrices et rhétoriques, permet de comprendre en profondeur le ministère de Jésus au sein du quatrième évangile. 554Enfin, T. Nicklas présente, à partir de l’exemple de l’Évangile de Pierre, les évangiles écrits au iie siècle comme des remises en scène (re-enactments) des évangiles antérieurs à l’intention de nouveaux publics, dans le cadre d’un processus mémoriel qui s’affranchit d’un travail littéraire effectué à partir de sources écrites.
Comme on le voit, le parcours est passionnant, et cet ouvrage, qui s’avère aussi stimulant qu’intéressant sur le plan méthodologique dès lors qu’il permet de confronter différents types d’approches, gagnera à être lu et utilisé largement, d’autant que l’index thématique a été réalisé avec beaucoup de soin et permet d’y puiser en disposant d’entrées fort précieuses.
Christian Grappe
Markus Tivald (éd.), The Q Hypothesis Unveiled. Theological, Sociological and Hermeneutical Issues behind the Sayings Source, Stuttgart, Kohlhammer, coll. « Beiträge zur Wissenschaft vom Alten und Neuen Testament » 225, 2020, 287 pages, ISBN 978-3-17-037443-0, 69 €.
Fruit d’un colloque organisé à Essen en août 2019, l’ouvrage, délaissant la question de savoir si l’hypothèse de l’existence de la source Q est fondée ou non, invite en fait les différents contributeurs, au nombre de onze, à conduire une réflexion critique sur leurs propres hypothèses et les convictions ou les présupposés qui les sous-tendent.
Dans un premier temps, J. Schröter souligne que le problème synoptique se pose non seulement sur le plan exégétique mais aussi sur les plans méthodologique et herméneutique. Conscient que l’adoption de l’hypothèse relative à l’existence de la source Q et, plus encore, la délimitation des contours de cette dernière ne relèvent pas de l’évidence, il plaide en faveur d’une version « soft » de l’hypothèse et estime que cela pourrait la conforter.
Cinq contributions ont trait ensuite à l’histoire de la recherche et reviennent sur les circonstances dans lesquelles a surgi l’hypothèse des deux sources et sur l’accueil qui lui a été réservé selon les pays et selon les confessions. L. Bormann, qui est le seul des contributeurs germanophones du volume à publier son texte dans sa langue natale tout en l’accompagnant d’un abstract, revient sur l’intérêt qu’ont suscité les hypothèses respectives de la priorité de Marc et de l’existence 555d’une source des logia ainsi que la théorie des deux sources au sein du protestantisme allemand au xixe siècle, que ce soit pour démontrer le bien-fondé de la doctrine protestante ou pour affirmer l’existence d’un socle de traditions originales relatives à Jésus et, partant, pour comprendre les évangiles comme des textes historiques soumis à un processus de transmission. Chr. Tuckett revient sur le premier accueil, enthousiaste, de la théorie des deux sources en Grande-Bretagne, puis sur le retour de flamme que provoquèrent les travaux de Farrer (1955) et de Farmer (1964) puis de Goulder. Il explique ce retournement de tendance par trois raisons : l’aversion des spécialistes britanniques pour les sources hypothétiques, aversion liée, sur le plan philosophique, à l’attrait de l’empirisme ; le sentiment que l’hypothèse de l’existence de Q n’est pas « nécessaire » et qu’elle vient dès lors à l’encontre du sens commun privilégié lui aussi dans la tradition philosophique anglaise ; une préférence pour les solutions simples qui est en phase avec le principe du rasoir d’Ockham. À sa suite, P. Foster s’intéresse à la naissance et au développement de l’hypothèse de Farmer (Marc dernier des évangiles à avoir été écrit, cela en amalgamant Matthieu et Luc) qui a reformulé lui-même l’hypothèse de Griesbach (priorité de Matthieu qui aurait servi de base à Marc et à Luc). Sa théorie est toutefois tombée en disgrâce et a fait place à un retour en force de celle de Farrer qui fait elle aussi l’économie de Q (Marc premier évangile, dont s’inspire Matthieu, Luc utilisant Marc et Matthieu) et dont le défenseur le plus ardent aujourd’hui est M. Goodacre, Fr. Watson ayant proposé pour sa part encore une autre variante. M. Tiwald mène ensuite l’enquête à propos de la réception de la théorie des deux sources et de l’hypothèse relative à l’existence de la source Q dans le monde catholique romain, une réception on ne peut plus hostile, marquée notamment par la condamnation du modernisme en 1910, jusqu’au concile Vatican II qui a représenté un véritable tournant, les travaux de G. Theißen et de P. Hoffmann sur les charismatiques itinérants (1972) étant par exemple repris pour promouvoir une Église charismatique et pauvre. Enfin, J. Verheyden évoque les efforts courageux entrepris par A. Loisy pour introduire Q dans l’exégèse catholique francophone au début du xxe siècle et « joindre en toutes choses la docilité prudente du théologien à la sincérité du savant, sans sacrifier l’une à l’autre » (p. 152).
Deux études ont trait aux explications sociologiques qui ont été proposées pour interpréter la source Q. G. Theißen, qui a promu l’hypothèse d’un groupe de charismatiques itinérants à l’origine de 556la source Q, revient sur les éléments et les circonstances qui l’ont amené à formuler cette hypothèse : facteurs biographiques (passé de boyscout ; envie de quitter la carrière académique pour se consacrer au professorat des écoles ; convictions libérales…) ; contexte politique (sentiment que la démocratie est en danger) ; prise en compte des données issue des sciences sociales ; contexte théologique (en un temps de déchristianisation, la thèse des radicaux itinérants était un rappel du fait que le christianisme était au départ un mouvement marginal qui a pourtant su se frayer un chemin). M. Frenschkowski propose que le style de vie itinérant de Jésus ait pu être induit par sa formation d’artisan et de charpentier ou, plus largement sans doute, de bâtisseur de maison, profession qui requérait une itinérance que n’aurait donc pas choisie Jésus mais qui se serait en quelque sorte imposée à lui.
Se situant dans le champ des études liées au genre (Gender studies), S.E. Rollens se demande ensuite où se trouvent les femmes dans les études consacrées à Q et note que leur apparente discrétion – un appendice vient monter qu’elles sont bel et bien actives dans ce champ – vient interroger l’institution universitaire dans son ensemble qui devrait se féminiser et faire plus de place aux nouvelles approches.
Deux contributions abordent enfin la place des logia dans l’enseignement académique et dans la théologie systématique. H. Scherer s’interroge sur les types d’interactions sociales qui ont été mises en œuvre quand était enseignée la théorie des deux sources. Elle en distingue deux, l’exercice du pouvoir et le facteur temps, forcément limité dans le cadre d’un enseignement ; elle invite, à la lumière des critères de Bologne prônant l’acquisition de compétences par les étudiants, à penser à des formes d’enseignement qui renoncent aux affirmations abruptes et rendent compte de la complexité des sujets, malgré le temps limité dont on dispose. Quant à R. Miggelbrink, il met en rapport, du point de vue systématique et en se livrant à un ample parcours à la fois historique et philosophique, la quête du Jésus historique et la source Q.
L’ouvrage tel qu’il est conçu est un modèle d’intelligence. Il donne des outils pour resituer et mieux comprendre la genèse d’une hypothèse ou l’évolution de la recherche – on pourra penser plus particulièrement aux contributions de Chr. Tuckett et de G. Theißen, mais il serait injuste de les isoler. On ne saurait trop recommander sa lecture et son étude.
Christian Grappe
557Chris Keith, The Gospel as Manuscript. An Early History of the Jesus Tradition as Material Artifact, New York, Oxford University Press, 2020, xiii + 276 pages, ISBN 978-0-19-938437-2, £ 53.
L’enquête menée par l’A. tout au long de l’ouvrage vise à tordre le cou à l’opinion selon laquelle la parole écrite aurait été de moindre importance que l’oralité aux origines du mouvement chrétien (depuis la rédaction de l’Évangile selon Marc jusqu’à Constantin), sans pour autant nier le rôle joué par l’oralité, mais en faisant valoir que les manuscrits étaient centraux dans certains cas, même s’ils pouvaient être annexes dans d’autres.
L’ouvrage se divise en trois parties toutes dévolues à l’Évangile, mais sous différents aspects.
Il est d’abord question de l’Évangile en tant que manuscrit. À partir des théories respectives de J. Assmann et de W. Johnson sur les écrits en tant que mémoire culturelle et sur les communautés lisantes, le livre est conçu comme un artefact, un objet matériel, appelé à jouer un rôle tout à fait spécifique dès lors que, d’une part, il permet de relier tradition et identité de groupe et que, d’autre part, il rend possible des événements de lecture dans des contextes illimités de réception, la tradition pouvant ainsi se diffuser à la fois dans l’espace et dans le temps. Un concept clé est ici celui de situation prolongée ou étendue (zerdehnte Situation).
Il est ensuite question de l’Évangile en tant qu’évangiles et, ainsi, de la textualisation compétitive, Marc, qui représente un premier stade avéré de textualisation, générant d’autres écrits plus ou moins concurrents, qu’il s’agisse des deux autres synoptiques, du quatrième évangile ou encore de celui de Thomas.
L’A. s’intéresse à ce qu’a engendré la rédaction de l’Évangile de Marc, à savoir, d’abord, l’introduction du manuscrit dans la tradition, démultipliant ainsi les contextes de réception et donnant une impulsion à cette tradition par-delà les limites de l’oralité tout en permettant du même coup la construction de certains types d’identité qui n’auraient pas été disponibles autrement. À partir de Mc 13,14, l’A. infère que l’Évangile de Marc lui-même suppose que le lecteur actualise la tradition ou, plus encore, s’identifie au manuscrit. L’apparition rapide des évangiles de Matthieu et de Luc atteste que s’est développé par ailleurs le processus de textualisation compétitive dont il a déjà été question plus haut, Matthieu présentant d’ailleurs son écrit comme un livre (Mt 1,1) et Luc s’attachant 558à faire valoir qu’il a fait mieux que ses devanciers (Lc 1,1-4). Ce processus de textualisation compétitive se poursuit avec la production des évangiles de Jean et de Thomas. Les deux épilogues du premier (Jn 20,31-32 et 21,24-25) attestent, selon l’A., avec le chapitre 21, que l’auteur s’inscrit précisément dans ce processus, et de manière plus exacerbée encore que Luc, tandis que le logion 13 de l’Évangile de Thomas est sollicité pour faire valoir que l’auteur de cette œuvre n’est pas en reste.
Il est enfin question de l’Évangile en tant que liturgie, et, dès lors, de la lecture publique et des effets démultiplicateurs qu’elle a eus, elle aussi, sur la diffusion de la tradition. L’A. part ici en quête de témoignages, dans les textes (chez Justin et Irénée, dans le fragment de Muratori, dans la notice d’Eusèbe relatant l’attitude de Sérapion à l’endroit de l’Évangile de Pierre, dans les Actes de Pierre), d’une telle lecture publique, déjà attestée, selon l’A., en Mc 13,14 // Mt 24,15. Cela montre, selon lui, que le manuscrit en tant qu’artéfact était lu, dans un cadre liturgique et donc particulièrement solennel, au côté des Écritures juives, et qu’il devenait ainsi non seulement un texte à lire mais un objet cultuel à vénérer. L’A. se penche enfin sur le lien entre lecture publique de la tradition relative à Jésus et émergence d’une identité chrétienne. Il fait valoir que cette lecture publique a représenté un espace social clé au sein duquel leur statut de manuscrits faisant autorité, au côté des Écritures juives, venait à être régulièrement actualisé, permettant l’émergence d’une nouvelle identité et d’une culture distincte associée à la lecture de l’Évangile.
L’ouvrage, souvent redondant, ne nous a pas semblé aussi nouveau que l’affirme l’A. Son intérêt principal réside, nous semble-t-il, dans la reprise des catégories d’Assmann et de Johnson et dans l’adaptation qui en est proposée pour étudier la question envisagée.
Christian Grappe
Céline Rohmer, François Vouga, Jean Baptiste, aux sources, Genève, Labor et Fides, coll. « Essais bibliques » 55, 2020, 106 pages, ISBN 978-2-8309-1705-5, 15 €.
Les deux A. proposent un ouvrage à la fois pédagogique et clair pour permettre à un large public de partir en quête du personnage 559historique de Jean-Baptiste, de l’importance qu’il a revêtue pour Jésus et de la façon dont l’ont perçu à la fois les quatre évangélistes et l’historien juif Flavius Josèphe.
Sont successivement présentés les portraits que chacun d’entre eux propose du personnage, tout cela à partir des textes, traduits et disposés de manière à restituer au mieux leur organisation, puis commentés de manière succincte.
Au cours de la lecture, on peut éprouver quelque peine à comprendre pourquoi le portrait que dresse Flavius Josèphe vient s’intercaler entre ceux qu’en proposent respectivement Marc et Matthieu, d’autant que les A. ne s’expliquent pas sur ce choix dans leur introduction. Cela étant, chacun des portraits est brossé de manière alerte et claire, et le dernier chapitre de l’ouvrage, qui s’interroge pour déterminer dans quel but et pourquoi chacun des évangélistes a introduit Jean-Baptiste dans la fiction littéraire de son œuvre avant de se demander qui était Jean-Baptiste, constitue une synthèse qui vient à point. Sur le fond, la thèse des deux A. selon laquelle « les récits des évangiles associés à Jean apparaissent comme des constructions fondées sur la mise en parallèle de l’assassinat de Jean par Hérode et de la mort en croix de Jésus à Jérusalem » (p. 101) accorde la plus grande importance au phénomène, très clair, de sunkrisis (mise en parallèle) entre la Passion de Jean-Baptiste et celle de Jésus dans les évangiles synoptiques. Leur point de vue selon lequel le caractère historique du baptême de Jésus par Jean n’est que possible pourra, pour sa part, surprendre quelque peu, car elle occulte le fait que le baptême de Jésus par Jean pouvait représenter une subordination du Nazaréen par rapport au Baptiste et ne pouvait que créer des difficultés et susciter des questions, que déjà Marc s’emploie à devancer en identifiant assez clairement Jésus avec le plus fort dont Jean annonce la venue.
La conclusion des deux A., selon laquelle « [c]e n’est de toute évidence pas le baptême de Jésus qui a introduit Jean dans l’évangile, ni même son activité baptismale, mais sa mort » (p. 100) pourrait donc gagner à être quelque peu nuancée.
Christian Grappe
560Brian Carrier, Earthquakes and Eschatology in the Gospel According to Matthew, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament. 2. Reihe » 534, 2020, xiii + 269 pages, ISBN 978-3-16-159672-8, 79 €.
Version légèrement révisée d’une thèse préparée sous la direction de Ian Boxall, soutenue à la Catholic University of America en janvier 2020 et publiée dans la même année – le cas est suffisamment rare pour être signalé –, l’ouvrage s’intéresse à l’activité sismique, particulièrement fréquente, dans l’Évangile selon Matthieu puisqu’il en est question à huit reprises dont six ne trouvent pas de parallèles chez Marc ou Luc, le premier ébranlement concernant plutôt les flots que la terre, le second la population de Jérusalem (Mt 21,10) et le dernier les gardes présents au tombeau vide au matin de Pâques (Mt 28,4). L’A. se concentre sur les six occurrences propres au premier évangile (Mt 8,24 ; 21,10 ; 27,51.54 ; 28,2.4) et privilégie l’analyse narrative, ou plus précisément « une analyse narrative historiquement informée, orientée en direction de l’auteur, qui est complétée par la critique de la rédaction », soit par la Redaktionsgeschichte (p. 22), la raison étant qu’il souhaite « découvrir ce que Matthieu cherchait à communiquer à ses lecteurs au moyen des références sismiques » (p. 22-23). Par ailleurs, pour étudier les éventuelles relations d’intertextualié que peuvent présenter les références à une activité sismique, il recourt à la méthodologie proposée par R. Hayes tout en ne se restreignant pas, pour sa part, au seul domaine biblique en vue de son application.
Après avoir ainsi posé les bases de son travail, l’A. commence par étudier le motif sismique et observe qu’il connote le plus souvent l’intervention divine dans les littératures juive et gréco-romaine, l’Ancien Testament associant le motif de manière plus spécifique à l’intervention de Dieu en faveur de son peuple lors de l’exode ou alors, chez les prophètes, au Jour du Seigneur, l’ébranlement de la terre, symbole du jugement divin, préludant le plus souvent à une ère de salut pour le Peuple. L’A. fait valoir que de telles représentations trouvent un écho tout particulier chez Matthieu, l’inauguration du Royaume des cieux étant équivalente, sur le plan conceptuel, au Jour du Seigneur eschatologique et de nombreux éléments suggérant, dès la prédication du Baptiste mais aussi en Mt 4,13-15 et dans les chapitres 5–9, que le Jour du Seigneur eschatologique coïncide avec l’entrée en scène de Jésus. La mention, à première vue déroutante, 561du séisme ébranlant les flots en Mt 8,24 est interprétée dès lors comme une confirmation du fait que tel est bien le cas, des liens lexicaux et narratifs existant d’ailleurs entre ce récit et celui de la mort et de la résurrection de Jésus à la fin de l’œuvre.
Mais c’est, pour l’A., précisément dans le récit de la mort et de la résurrection de Jésus que la résonance avec le Jour du Seigneur eschatologique atteint sa plus forte intensité ; obscurité et ébranlement sismique au moment de la mort de Jésus (Mt 27,45.51.54 // Am 3,8-10…) ; résurrection des saints (27,52-53) ; réception par Jésus des pleins pouvoirs (Mt 28,18). Par ailleurs, l’ébranlement des gardes (Mt 28,4), qui apparaît comme une réplique de celui de la terre (28,2), vient illustrer la thématique du Jugement associé au Jour du Seigneur et signifier le sort qui attend les réprouvés à ce moment-là, un sort qui menace également les habitants de Jérusalem ébranlés eux aussi lorsque Jésus pénètre dans la ville en Mt 11,10. Il appert ainsi, selon l’A., que la vie de Jésus, sa mort et sa résurrection viennent non seulement inaugurer le Royaume des cieux mais, simultanément et conjointement, accomplir, partiellement du moins, le Jour du Seigneur eschatologique, ce dernier ayant vocation à ne l’être pleinement que lors de la deuxième venue de Jésus.
La démonstration est fort bien conduite et nous apparaît pour notre part tout à fait convaincante. Il nous semble de fait que cette thèse ouvre, à partir d’indications qui passent parfois pour être à la fois exagérées et mineures, une porte pour mieux appréhender la portée décisive que Matthieu assigne à la venue de Jésus.
Christian Grappe
Hans M. Moscicke, The New Day of Atonement. A Matthean Typology, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament. 2. Reihe » 517, 2020, xi + 293 pages, ISBN 978-3-16-157560-0, 139 €.
Version légèrement révisée d’une thèse préparée sous la direction d’A. Orlov à Marquette University, l’ouvrage se propose de montrer que Matthieu s’approprie Lv 16 et les traditions relatives au jour de l’Expiation dans son récit de la Passion et de mesurer l’influence qu’a pu exercer le Yom Kippur dans sa théologie de l’expiation.
562Il commence par un état de la recherche mentionnant notamment ceux qui ont avancé que, dans le récit de la Passion matthéen, Jésus est présenté comme le bouc émissaire de Lv 16 ou bien que Jésus et Barabbas font office des deux boucs de Lv 16. Il prend en compte aussi l’hypothèse, formulée à propos du récit de la Passion marcien, selon laquelle Jésus y jouerait le rôle de pharmakos-bouc émissaire et passe en revue d’autres approches de l’expiation chez Matthieu avant de dresser une liste de tâches qui restent, de son point de vue, à accomplir pour que le sujet reçoive un traitement en profondeur. Il s’attelle à ces tâches dans la suite de l’ouvrage.
Il dresse d’abord un panorama des traditions relatives à Lv 16 et au Yom Kippur dans le judaïsme (Za 3,1-10 ; 1 Hénoch 10 ; Jubilés 5,17-18 ; 34,10-19 ; 4Q180–181 ; 11QMelchisédeq ; Apocalypse d’Abraham 13–14.17 essentiellement) et le christianisme (ainsi notamment Ga 3,13 ; Rm 3,25 ; Hébreux ; Ap 1,13 ; 20,1-3 ; Épître de Barnabé 7 ; Justin, Dialogue avec Tryphon 40,4-5 ; Origène, dans ses Homélies sur le Lévitique, 10,2.2, étant le premier auteur à établir une correspondance typologique explicite entre Jésus et Barabbas, d’une part, et les deux boucs du Yom Kippur, d’autre part) anciens. Il parvient au constat selon lequel Matthieu – qui n’a pourtant pas encore été étudié ! – contient la christologie la plus développée du bouc émissaire au sein de la littérature canonique et le déploie de manière similaire à ce qu’ont fait après lui les pères au sein du mouvement chrétien naissant.
L’étude du récit matthéen de la Passion commence par le texte central : Mt 27,15-26 dans un chapitre intitulé « Jésus, Barabbas et la foule des acteurs au sein de la typologie matthéenne du Jour de l’Expiation ». L’A. y trouve les éléments de typologie suivants : 1. similarité (les deux personnages sont appelés Jésus) et 2. désignation opposée (le choix est réduit à deux possibilités) des deux boucs (Jésus étant le bouc immolé et Barabbas le bouc émissaire) ; 3. loterie sacerdotale entre les deux boucs (27,17.20.21.27) ; 4. envoi du bouc émissaire (libéré au profit de la foule) à Azazel (Mt 27,15 // Lv 16,8) ; 5. transfert de l’iniquité sur le bouc émissaire par un geste de la main rituel et une confession (Mt 27,24) ; 6. banissement et inhabitation dans le désert de l’autre bouc (sort dévolu aux enfants du peuple) ; 7. transfert de l’iniquité et malédiction (« Apparemment, Matthieu conçoit le sang de Jésus comme quelque chose de contaminant que Pilate nettoie physiquement de ses mains et, accompagnant cela d’une confession verbale, transfère sur le 563peuple, les amenant à hériter l’iniquité et une malédiction » [p. 129]). Tout cela est d’une grande complexité et l’on peut craindre ici que, en voulant trop prouver, l’A. desserve sa démonstration. Il écrit un peu plus loin : « D’une manière qui évoque une loterie, Pilate présente deux figures identiques en apparence à la foule : Barabbas, le bouc émissaire, est relâché vivant, et Jésus le Messie, le bouc immolé, est sélectionné pour être mis à mort » (p. 139). Cela aurait pu suffire, nous semble-t-il.
L’A. considère ensuite que Jésus fait office, immédiatement après, de bouc émissaire dans la scène des outrages (Mt 27,27-31), dès lors qu’il y est revêtu d’un vêtement écarlate tout comme le bouc émissaire dans la tradition à l’époque du Second Temple. Une nouvelle liste de parallèles, au nombre de neuf et plus évidents dans l’ensemble que ceux qui ont été proposés à propos de Mt 27,15-26, est proposée pour étayer cette typologie. L’A. veut toutefois que Jésus, comme le bouc émissaire dans la tradition du judaïsme du Second Temple, subisse une élimination en deux étapes et que la seconde soit constituée par le fait qu’« il descend apparemment dans le monde souterrain » (p. 168), argument qui pourra paraître quelque peu tiré par les cheveux.
L’A. en vient enfin à s’efforcer d’expliquer comment et pourquoi Jésus fait figure successivement de bouc immolé puis de bouc émissaire. Il fait valoir que, pour Matthieu, le sang de Jésus est versé pour le pardon des péchés (Mt 26,28) et que son nom même est explicité en fonction du fait qu’il sauvera son peuple de ses péchés (Mt 1,21). Dès lors que la mort de Jésus est conçue comme le nouveau sacrifice pascal qui sauve Israël et comme le nouveau sacrifice d’Alliance qui reconstitue le peuple de Dieu en incluant les païens, il convient, selon l’A., qu’il y ait un jour de l’Expiation et que Jésus accomplisse la destinée des deux boucs de Lv 16.
L’A. assigne ainsi une théologie du Yom Kippur à Matthieu et conçoit par conséquent la théologie matthéenne de l’expiation à sa lumière.
Tel qu’il est, l’ouvrage suscite un certain nombre de questions dès lors qu’il veut parfois trop prouver. Il n’empêche qu’il a le mérite de défendre une véritable thèse et d’enrichir la réflexion et les débats relatifs à la christologie matthéenne.
Christian Grappe
564Hallur Mortensen, The Baptismal Episode as Trinitarian Narrative. Proto-Trinitarian Structures in Mark’s Conception of God, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament. 2. Reihe » 535, 2020, xiii + 269 pages, ISBN 978-3-16-159670-4, 79 €.
Fruit d’une thèse préparée sous la direction de Francis Watson et soutenue en 2018 à l’Université de Durham, l’ouvrage commence de manière relativement inattendue, sans véritable introduction visant à préciser le but de l’enquête ou bien la méthodologie adoptée, par un état de la question, qualifié pourtant d’introduction, relatif au Dieu de Marc dans l’histoire de la recherche récente. L’A. précise ensuite la manière il conçoit l’évangile de Marc, à savoir comme un écrit qui s’inscrit à la fois dans le genre littéraire des bioi (vies) et dans l’historiographie biblique juive, ce qui permet à son auteur d’exprimer ses propres vues tant historiques que théologiques et kérygmatiques, convaincu qu’il est que la révélation de Dieu en Jésus représente l’accomplissement des attentes vétérotestamentaires relatives à la venue et au règne de Dieu lui-même. Dès ce moment-là, l’A. fait valoir que, tout au long de l’œuvre, « c’est précisément le Dieu de l’Écriture qui agit dans le présent, mais [que] c’est paradoxalement dans le fait même qu’Il agit en Jésus, avec son Esprit, et avec un discours divin, que la connaissance de Dieu est radicalement réinterprétée dans une perspective trinitaire » (p. 60).
On passe ensuite au contexte théologique de l’épisode du baptême, ce qui permet à l’A. de faire valoir quatre points, dans la ligne de ce qui précède : 1. le Dieu qui s’exprime du ciel au moment du baptême de Jésus n’est autre que le Dieu des Écritures juives ; 2. les deux seuls moments où Dieu s’exprime directement dans le macro-récit (les récits du baptême et de la Transfiguration) sont d’une importance capitale et permettent à Dieu de s’identifier lui-même comme le père de Jésus tout en désignant ce dernier comme son fils ; 3. dès lors que Jésus fait ce que Dieu est seul supposé réaliser, Jésus peut être identifié en tant que Dieu ; 4. l’évangile se rapporte à une révélation ou encore à une épiphanie de Dieu, Jésus annonçant, dans la ligne de Daniel et d’Ésaïe, la bonne nouvelle de la présence du Règne de Dieu, règne manifeste en Jésus oint de l’Esprit qui met en déroute tous les ennemis, à commencer par les démons et le prince des démons.
565Trois traits du récit du baptême de Jésus sont ensuite étudiés en autant de chapitres. La déchirure des cieux est interprétée sur l’arrière-plan d’És 63,19 et en mettant en lien le récit du baptême et celui de la mort de Jésus, la déchirure finale du voile du Temple venant faire écho à la déchirure initiale des cieux et laissant entendre que la présence de Dieu n’est plus liée à un bâtiment mais à Jésus. La filiation divine de Jésus, affirmée en Mc 1,11, est interprétée en fonction du Ps 2,7 et d’És 42,1 ; mais plus encore qu’être oint de Dieu et serviteur, Jésus est oint de l’Esprit eschatologique de Dieu, manifestant le Règne de Dieu, synonyme de justice et de salut, mais aussi de défaite de Satan et de ses suppôts. Enfin, la descente de l’Esprit elle-même est comprise en fonction d’És 42,1 et, par extension, d’És 11,2 et 61,1, l’Esprit étant précisément l’instrument par lequel Jésus rend présent le règne de Dieu.
Au terme de cet itinéraire, l’A. conclut son propos de la manière suivante : « Une compréhension trinitaire de Marc n’impose rien au texte à partir de propos ou de catégories étrangères qui seraient non pertinentes ; c’est plutôt le texte lui-même qui pousse dans cette direction, avec l’insistance sur l’unité de Dieu, alors qu’en même temps Jésus le Fils de Dieu est inclus dans l’identité de YHWH qui est le Père, tandis que l’Esprit est séparé au sein de YHWH, mais pas de YHWH. » (P. 247.)
De nombreuses observations faites au fil de l’ouvrage nous paraissent tout à fait pertinentes, que ce soit sur le plan théologique, christologique ou pneumatologique. Là où nous avons bien davantage de peine à suivre l’A., c’est quand il fusionne ces trois plans pour indiquer qu’ils s’équivalent, plaquant sur l’évangile de Marc, de manière forcée de notre point de vue, des catégories élaborées plus tard, au moment où a été élaboré le dogme trinitaire, à partir des textes fondateurs, certes, mais sans que l’on puisse dire pour autant que ces derniers soient explicitement trinitaires. De ce point de vue, le sous-titre de l’ouvrage, qui parle de structures proto-trinitaires, laissait augurer une prise de distance bienvenue que l’on cherche en vain dans sa conclusion.
Christian Grappe
566Benjamin E. Reynolds, John among the Apocalypses. Jewish Apocalyptic Tradition and the “Apocalyptic” Gospel, Oxford, Oxford University Press, 2020, xvii + 254 pages, ISBN 978-0-19-878424-1, £ 65.
L’ouvrage que nous propose ici l’A. a fait l’objet d’une longue maturation puisque c’est dès 2010 qu’il s’est passionné pour la question qu’il traite ici et que, au sein même du livre, quatre études parues entre 2013 et 2017 sont réincorporées dans différents chapitres.
Après une introduction qui met l’ensemble en perspective et précise la définition du terme « révélation » sur laquelle l’A. entend s’appuyer (« divulgation ou communication de savoir, d’instructions, etc., par des moyens humains ou surnaturels » [p. 7]), l’argumentation se déploie en sept temps.
Tout d’abord, l’A se penche sur la question du genre littéraire du quatrième évangile et fait valoir que ce qui le caractérise, c’est que l’importance qu’y prend le thème de la révélation, présent dès lors que sont mis en exergue l’origine extramondaine de Jésus et son rôle de médiateur de ce qui peut être caractérisé précisément comme une révélation, rapproche l’œuvre des apocalypses juives de l’époque du Second Temple. Il reprend dès lors à son compte la définition du genre littéraire de ces apocalypses, proposée par Collins en 1979 : « genre de littérature de révélation [inscrit] dans une trame littéraire, dans lequel une révélation (1) est médiatisée par un être supraterrestre (2) en direction d’un récipiendaire humain (3), dévoilant une réalité transcendante qui est à la fois temporelle, dans la mesure où elle envisage [notamment] le salut eschatologique (9) [mais peut aussi mettre en jeu la protologie (4), l’histoire (5), le salut présent (6), la crise eschatologique (7) et le jugement eschatologique (8)], et spatiale, dans la mesure où elle implique autre un monde, supranaturel (10) » (p. 21), tout en tenant compte aussi du fait qu’une apocalypse s’accompagne souvent d’éléments parénétiques (11) et s’achève par des instructions données au récipiendaire (12) et par une conclusion de caractère narratif (13).
Sont envisagés ensuite, en trois temps, le mode, le contenu et la fonction de la révélation dans les apocalypses juives et dans Jean. Quant au mode révélation, l’A. relève que la révélation (1), au sein du quatrième évangile, relève tant de la vue (Jn 1,50-51 ; 9,37… ; importance accordée aux signes) que de l’audition, le médiateur supraterrestre (2) qu’est Jésus, parlant et agissant au nom du Père 567et comme son envoyé, transmettant cette révélation à des récipiendaires humains (3) au premier rang desquels figure le disciple bien-aimé. Quant au contenu, l’A. fait valoir qu’il a trait à la fois, sur le plan temporel, à la protologie (4), à la crise (7), au jugement (8) et au salut (9) eschatologiques et, sur le plan spatial, à des êtres et à des lieux d’un autre monde (10). Quant à la fonction, il relève que l’on trouve des éléments parénétiques (11) notamment dans les discours d’adieu et que les chapitres 20 et 21 contiennent des instructions en direction des bénéficiaires de la révélation (12) et servent de conclusion narrative (13). Il résulte de tout cela, pour l’A., que le quatrième évangile a des affinités étroites avec les apocalypses juives.
Il va s’employer ensuite à faire valoir que, malgré ses affinités avec les apocalypses, le quatrième évangile n’est pas une, qu’il relève du genre littéraire des évangiles tant par sa forme, son contenu et sa fonction et qu’il peut être plus adéquatement qualifié d’évangile « apocalyptique ».
Les deux derniers chapitres visent à évaluer les conséquences d’une telle compréhension de l’œuvre. Tout d’abord, l’évangile « apocalyptique » est interprété parmi les apocalypses juives, et c’est surtout la place allouée à la Torah qui est interrogée, l’A. estimant que, comme dans ces apocalypses, la révélation qui est apportée n’a pas pour but le rejet ou le remplacement des Écritures juives mais a en fait vocation à compléter et à fournir une exégèse révélatrice de la Torah. Ensuite, l’A. s’intéresse aux relations entre l’évangile « apocalyptique » et l’Apocalypse de Jean pour proposer que le quatrième évangile ait été écrit après l’Apocalypse, ait connu au moins ses thèmes théologiques et que cela puisse expliquer que l’œuvre soit écrite sur un mode apocalyptique.
Il nous semble que les pistes évoquées dans le dernier chapitre, pour ingénieuses et originales qu’elles soient, sont quelque peu spéculatives, mais qu’elles ne doivent en aucun cas porter ombrage au reste de l’ouvrage, qui est tout à fait convaincant et jette sur le quatrième évangile un regard neuf et pertinent. Un ouvrage, donc, dont il conviendra de tenir compte et qui, à la fois clair et cohérent, fait progresser la recherche avec rigueur, intelligence et méthode.
Christian Grappe
568Stanley E. Porter, Christopher D. Land (éd.), Paul and Scripture, Leiden – Boston, Brill, coll. « Pauline Studies » 10, 2019, xviii + 434 pages, ISBN 978-90-04-39218-2, 146 €.
Inaugurée en 2004, cette collection d’études pauliniennes s’enrichit d’un dixième volume, cinq autres étant d’ores et déjà programmés. Le principe n’a pas changé : les auteurs lancent un appel à contribution. Il en résulte une diversité de points de vue et d’approches du sujet, les textes retenus étant d’inégale valeur.
Cet ouvrage relativement étoffé débute par trois contributions générales. Stanley E. Porter rappelle tout d’abord les présupposées de l’enquête, à commencer par les difficultés liées à son objet multiforme – la citation, introduite ou non, la paraphrase, l’allusion et l’écho – et suggère quelques approches nouvelles. Ryder A. Wishart tente ensuite d’établir que le sens premier de nomos sous la plume de l’apôtre n’est pas celui de « loi », mais plutôt celui de « coutume » ou de « tradition », alors que Gerbern S. Oegema s’interroge sur l’influence que les deux premiers livres des Maccabées ont pu exercer sur Paul.
La deuxième partie du volume est consacrée à l’épître aux Romains. Colin G. Kruse observe où, à quelles fins et de quelles manières Paul y utilise les Écritures. Tom Holmén scrute pour sa part Rm 3,9–11 du point de vue de la théodicée et observe comment l’apôtre résout ce problème. C’est à partir de Rm 3 que Jey J. Kanagaraj teste la façon dont Paul puise aux Écritures pour fonder ses grandes affirmations théologiques.
H.H. Drake Williams ouvre le dossier des deux lettres aux Corinthiens, section la plus fournie de ce collectif ; il soutient que le degré de familiarité des membres de l’église sise en la cité isthmique avec l’écrit en général et les Écritures en particulier était plus grand que généralement admis. Panayotis Coutsoumpos revisite 1 Co 8–10 sous l’angle du concept stoïcien des adiaphora. Au motif que Os 6,2 LXX est le seul texte qu’il est possible de rapprocher d’1 Co 15,4b, John Granger Cook mène l’enquête sur l’interprétation de ce texte prophétique dans la tradition juive, alors qu’Ilaria Ramelli revient sur l’utilisation faite de Ps 8,7 LXX et 110,1 en 1 Co 15,24-28 et sur l’histoire de l’interprétation de ce passage aux premiers temps de l’Église. James H. Harrison s’emploie à situer la rhétorique de la consolation mise en œuvre en 2 Co par rapport à son arrière-plan dans la littérature juive et gréco-romaine, Christopher D. Land 569reprenant la question de la réception d’Ex 34,28-35 en 2 Co 3,7-18, tandis que Craig L. Blomberg souligne la centralité de l’Écriture en 2 Co 8–9.
La dernière partie de l’ouvrage regroupe quatre études. Linda L. Belleville relit Ga 3,19-20 à la lumière de l’histoire de la tradition du Sinaï. Lau Chi Hing plaide pour une allusion plutôt que pour une citation de Jb 13,16 en Ph 1,19. La question débattue de la réception des Écritures en 1 Th et Ph est remise sur le métier par Markus Öhler. D’intéressantes observations faites par Arland J. Hultgren sur l’utilisation des Écritures dans les Pastorales s’ajoutent finalement à l’ample bouquet de textes.
Une telle collection se devait certainement d’aborder ce thème incontournable. Le terrain de l’utilisation des Écritures par Paul ayant été déjà passablement labouré, comment espérer, sinon être novateur en la matière, du moins faire avancer le débat ? L’intérêt de ce volume collectif tient certainement plus à certaines remarques de détail, l’ensemble ne donnant guère d’impulsion significative à ce domaine de la recherche pour qui s’y est déjà suffisamment aventuré.
Daniel Gerber
Teresa Morgan, Being ‘in Christ’ in the Letters of Paul. Saved through Christ and in his Hands, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament » 449, 2020, x + 321 pages, ISBN 978-3-16-159885-2, 129 €.
L’ouvrage que nous propose l’A. réinterroge le sens de l’expression en Christō (« en Christ »), typique du vocabulaire paulinien, et fait valoir que, outre un sens instrumental permettant d’exprimer ce que Dieu a réalisé par le Christ ou à travers lui, elle revêt bien souvent aussi un sens encheiristique. Ce sens (« être entre les mains de »), signifie qu’« une personne, un groupe, une action ou une situation se trouve en le pouvoir d’une autre personne, humaine ou divine, sous son autorité, ou sous sa protection, ou encore sous sa responsabilité » (p. 243-244), sans toutefois que le libre arbitre de cette personne se trouve remis en cause. À sa lumière, l’expression en Christō signifie que la vie des croyants se trouve désormais « entre les mains du Christ », sous son pouvoir, sous son autorité et sous 570sa protection, cela ayant été précisément rendu possible par ce que Dieu a réalisé en Christ, tout particulièrement à travers sa mort et sa résurrection. L’en Christō permet dès lors une relation non seulement avec le Fils mais avec le Père, relation que ne saurait remettre en cause quelque limitation spatiale ou temporelle que ce soit, dès lors que les croyants sont rendus participants de la destinée du Fils. La souveraineté divine est ainsi maintenue, mais la seigneurie et la protection des croyants se trouvent déléguées au Fils, précisément à travers sa mort et sa résurrection, et reposent entre ses mains.
Le plan qu’elle suit permet à l’A. d’étudier d’abord comment fonctionne le langage de l’en Christō dans les sept épîtres authentiques, d’abord en 1 Thessaloniciens et en 1 et 2 Corinthiens, puis en Galates, Philippiens, Philémon et Romains. Elle examine ensuite, avec nuance et finesse, si et dans quelle mesure divers motifs ou expressions (appartenance à Dieu et à Christ ; en pistei [dans ou par la foi] ; en pneumati [dans ou par l’Esprit] ; présence de Dieu, du Christ et de l’esprit en le croyant ; baptême eis Christon ; corps du Christ, koinōnia, corps du Christ, eucharistie ; langage de l’avec [sun] ; imitation du Christ) qui ont été classiquement associés au langage de l’en Christō méritent d’en être rapprochés. Elle aborde enfin la façon dont la vie communautaire se trouve transformée dès lors qu’elle est placée elle-même entre les mains de Dieu. Ici aussi, l’en Christō relie christologie, sotériologie et eschatologie, comme l’illustre le motif de la nouvelle création, et présent et futur se conjuguent désormais à la lumière d’un salut auquel il convient de ne pas renoncer et de vivre de manière responsable.
La conclusion permet à l’A. de récapituler son propos et aussi de le prolonger en montrant comment des auteurs plus tardifs ont utilisé les langage de l’en Christō, tant dans les lettres deutéro- et trito-paulinienne qu’au début du iie siècle (Ignace ; 1 Clément et Jean).
Comme on le voit, l’étude est aussi englobante que stimulante et permet de revisiter des thèmes clés de la théologie paulienne sous un angle neuf.
Christian Grappe
571David M. Moffitt, Eric F. Mason (éd.), Son, Sacrifice and Great Shepherd. Studies in the Epistle to the Hebrews, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament. 2. Reihe » 510, 2020, xii + 479 pages, ISBN 978-3-16-159189-1, 79 €.
Prolongement de sessions qui se sont tenues dans le cadre de la Society of Biblical Literature de 2011 à 2013, l’ouvrage rassemble 13 contributions qui, comme peut le laisser transparaître son titre, portent en fait non pas sur la totalité d’Hébreux mais sur les chapitres 1–2, 8–10 et 13 qui ont trait respectivement au Fils, au sacrifice et au grand pasteur (des brebis).
Quatre contributions ont trait aux chapitres 1 et 2. A. Peeler s’intéresse au Fils à nul autre pareil tout en montrant, à la lumière d’écrits datant de la période du Second Temple, la portée et l’enjeu de la comparaison effectuée entre le Fils de Dieu, qui se distingue de par sa relation avec le Père, et les fils de Dieu angéliques. Unique, engendré (He 1,4) et non pas fait (He 1,7), en dialogue avec le Père contrairement à eux, il est sur un tout autre plan qu’eux. D. Moffitt se penche sur la cosmologie d’Hébreux en comparant, pour sa part, les représentations respectives des êtres humains et des anges que l’on rencontre dans l’écrit et chez Philon d’Alexandrie. Il fait valoir qu’elles se distinguent de manière tout à fait fondamentale. F. Cortez comprend le rôle de représentant des fils qui revient au Fils à la lumière de 2 S 7 dès lors que, au sein de l’alliance davidique, Dieu institue un médiateur entre lui et son peuple, le roi, qui est aussi le représentant du peuple, fonction que le Fils assume pour ses frères en humanité. S. Mackie propose qu’He 1–2 promeuve une vision de type mystique du Christ intronisé dans la sphère céleste et que cela soit à comprendre en lien avec les passages qui invitent, plus loin, les destinataires à s’approcher de Dieu et à pénétrer dans le Tabernacle, passages qui pourraient avoir un Sitz im Leben cultuel, les fidèles étant appelés à faire l’expérience, dans le cadre du culte, d’une vision du Jésus ressuscité et exalté.
Cinq études ont trait ensuite aux chapitres 8–10. Dans une perspective assez proche de celle de Mackie, G. Macaskill défend la dimension apocalyptique de ces chapitres et considère que, dès lors que le ministère céleste du Fils est conçu comme pérenne en Hébreux, révélation et culte y sont indissociables, la particularité 572d’Hébreux étant que l’apocalyptique juive s’y trouve transformée, l’accès à Dieu étant conçu comme ouvert à chacun. B. Ribbens remet en question le point de vue ultra-dominant selon lequel Hébreux aurait une perception négative du sacrifice lévitique et s’emploie à montrer que ce dernier revêt des fonctions positives (il donne accès au pardon, il permet de mieux comprendre la destinée du Christ) même s’il se trouve surpassé par l’œuvre du Christ. N. Moore se propose pour sa part de réévaluer l’appréciation portée sur les sacrifices lévitiques réguliers en Hébreux à partir d’He 9,6, qui est pourtant un passage purement descriptif, et d’He 13,15, qui traite cependant du culte chrétien, limité au sacrifice de louange, et pas du culte sacrificiel lévitique dont la louange n’était qu’un aspect. G. Gäbel s’intéresse à la description du Tabernacle fournie en He 9,1-5 et à la fonction qui lui est dévolue. Il considère, quant à lui, que la description détaillée qui est proposée des différentes parties du Tabernacle et de son mobilier a pour but de faire mieux ressortir le contraste entre une économie dans laquelle l’accès à Dieu était sévèrement restreint et une économie dans laquelle le Tabernacle céleste est accessible à tous. Enfin, E. Mason revient sur la crux interpretum que représente l’expression « par un Esprit éternel » en He 9,14 et estime, en fonction des autres occurrences de l’Esprit au sein de l’écrit, que le plus vraisemblable est que l’Esprit ne soit autre que l’Esprit Saint et que, qualifié d’éternel, il doive être compris en termes de participation à l’offrande sacrificielle du Fils. Il contribuerait à l’œuvre sacrificielle que Jésus accomplit plutôt qu’il rendrait capable Jésus de s’offrir en tant que victime sans tache.
On passe enfin à He 13. D. Allen se penche sur la question débattue de l’appartenance du chapitre à l’écrit original et aussi sur nombre de phrases ambiguës en son sein. Il se livre à un large inventaire des positions des auteurs sur ces sujets. S. Docherty s’interroge sur les incidences que peut avoir l’usage qui est fait des citations de l’Écriture sur les débats relatifs à l’intégrité de l’œuvre et fait valoir, après une analyse minutieuse de ces citations, qu’elles sont utilisées, et sur différents plans, de manière comparable à ce que l’on peut observer en He 1–12. J. Thompson traite de l’éthique d’He 13,1-6 et montre que ces versets doivent être conçus comme un tout dès lors que les vertus encouragées et les vices combattus qui y sont envisagés sont en résonnance avec la philosophie morale hellénistique. Quant à J. Dodson, il compare plus spécifiquement 573les exhortations du chapitre avec celles de Sénèque et discerne, quant à lui, à l’échelle des versets 1-8, à la fois des similarités et des différences avec la morale stoïcienne romaine.
Un ensemble tout à fait stimulant et aussi bien organisé et présenté que pensé.
Christian Grappe
VIENT DE PARAÎTRE
Matthieu Arnold, Albert Schweitzer, prédicateur, Strasbourg, Association Française des Amis d’Albert Schweitzer, coll. « Études schweitzériennes » 13, 2021, 239 pages, ISSN 1155-2239, 17 €.
Albert Schweitzer n’a pas seulement été le génial auteur de l’Histoire des recherches sur la vie de Jésus (1906), d’un Jean Sébastien Bach publié tout d’abord en français (1905) ou de plusieurs tomes de la Philosophie de la civilisation. À côté de ses écrits dans les domaines du Nouveau Testament, de la musicologie et de la philosophie, il a laissé des centaines de sermons. En effet, durant des décennies, il a été, à Strasbourg et Gunsbach (notamment de 1898 à 1912 et de 1918 à 1921), puis à Lambaréné, un prédicateur très actif.
Les sermons européens intégralement rédigés par lui et les sermons africains pris en notes par ses auditeurs ont été édités il y a une vingtaine d’années. Pourtant, rares sont les travaux qui leur ont été consacrés. Précédés par un avant-propos et par une préface, les dix articles – dont trois études parues dans la RHPR – que nous rassemblons dans le présent ouvrage ont tous été revus pour cette publication. Ils se fondent sur les sermons prononcés tant en Europe qu’au Gabon, et traitent notamment de la mission, de l’éducation, du respect de toute vie, ainsi que du plaidoyer de Schweitzer pour une humanité réconciliée, avant 1914 puis au lendemain de la Première Guerre mondiale. Des comparaisons avec des prédications qui leur 574sont contemporaines mettent en évidence l’originalité et le courage de ces sermons, lesquels n’ont guère vieilli : Schweitzer y exprime de manière vivante, imagée et profonde ses principales idées, qui s’enracinent en particulier dans le message de Jésus et de Paul.
Trois sermons, datés respectivement de 1903, de 1907 et de 1919, sont traduits intégralement. Deux index (citations bibliques, noms) visent à faciliter la consultation de ce livre, qui comprend également une bibliographie.
Matthieu Arnold