Aller au contenu

Classiques Garnier

Revue des livres

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses
    2021 – 3, 101e année, n° 3
    . varia
  • Auteurs : Rognon (Frédéric), Cottin (Jérôme), Vial (Marc), Gounelle (Rémi), Arnold (Matthieu), Heck (Christian), Noblesse-Rocher (Annie), François (Philippe), Dean (Jason), Frey (Daniel)
  • Pages : 351 à 441
  • Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
  • Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
  • EAN : 9782406123385
  • ISBN : 978-2-406-12338-5
  • ISSN : 2269-479X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12338-5.p.0071
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/09/2021
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
351

REVUE DES LIVRES

THÉOLOGIE SYSTÉMATIQUE (SUITE)

Éthique

Stéphane Lavignotte, André Dumas. Habiter la vie. Préface dOlivier Abel, Genève, Labor et Fides, 2020, 368 pages, ISBN 978-2-8309-1723-9, 24 €.

Éthicien protestant français de tout premier plan durant le dernier tiers du xxe siècle, André Dumas (1918-1996) est aujourdhui passablement oublié. Serait-ce que la discipline quil enseigna à lInstitut protestant de théologie (Faculté de Paris) de 1961 à 1984 est trop étroitement liée aux questionnements de son temps ? Cest tout le mérite de lA., par la publication de sa thèse de doctorat, de nous montrer quil nen est rien et quil importe de revisiter les paroles et les textes dAndré Dumas pour affronter les défis daujourdhui avec la justesse de la posture éthique quil nous a léguée.

Louvrage, préfacé par Olivier Abel, souvre sur une évocation de la trajectoire biographique dAndré Dumas, se poursuit avec la présentation des auteurs et courants théologiques qui lont inspiré (Karl Barth et Dietrich Bonhoeffer principalement, mais aussi Nietzsche), avant de décliner différents lieux thématiques de réflexion et dengagement (le dialogue avec le marxisme, lécologie balbutiante, la libéralisation de la contraception et de lavortement, les questions de la fin de vie et leuthanasie, léthique sexuelle et familiale) ; il sachève sur une analyse des spécificités de léthique dAndré Dumas et du statut de lintellectuel chrétien dans la cité.

La démarche éthique dAndré Dumas est dabord une prise en compte de la réalité : loin des principes abstraits (tels que la loi naturelle), elle part des dilemmes moraux tels quils sont vécus 352par les personnes concrètes, notamment, pour ce qui concerne la bioéthique, par les femmes et par les couples. Ce qui conduit nécessairement à une éthique de type dialectique, chargée dendurer les contradictions profondes propres à toute situation réelle ; lexemple de lavortement est à cet égard emblématique. Penser la morale dans la complexité de la réalité nempêche cependant nullement de prendre courageusement position : il sagit, dans une situation mauvaise, de discerner le préférable, sinon le meilleur, plutôt que le moindre mal, au sein du relatif. Ainsi le respect de la vie nest-il quune valeur parmi dautres, qui ne saurait être érigée en principe surplombant : sil ny a jamais de solution idéale, léthicien choisit dassumer le conflit des valeurs sur le mode de la responsabilité. Laccès libre à la contraception est lexpression dune parentalité responsable, qui dégage le couple de sa réduction à une fonction de reproduction. Mais le refus de sacraliser la vie conduit également André Dumas à défendre le droit dhabiter sa mort. Léthique dAndré Dumas est par conséquent, au regard de lA., une éthique « embarquée, empathique, courageuse » (p. 237).

À partir de lexemple dAndré Dumas, lA. dégage une « éthique de léthique » : « une éthique de la façon de construire léthique et la parole publique de léthicien » (p. 33). En régime de laïcité, lintellectuel chrétien, libéré du pouvoir de tout argument dautorité, met ses ressources théologiques à disposition de tout un chacun dans le débat public.

Sil német guère de critique à lencontre du penseur dont il rend compte (sauf lorsquil lui reproche de ne connaître que la version orthodoxe du marxisme, celle dAlthusser, et fort peu lœuvre de Gramsci ou dErnst Bloch, p. 130-131), lA. met en valeur la fécondité de lœuvre dAndré Dumas. On lui saura gré doffrir ainsi au lecteur la première étude académique dampleur consacrée à celui dont le moindre paradoxe naura pas été de proposer, entre les voies classiques de lascétisme extra-mondain et intra-mondain, « un ascétisme pro-mondain » (p. 153).

Frédéric Rognon

353

Théologie fondamentale

Denis Hétier, Éléments dune théologie fondamentale de la création artistique. Les écrits théologiques sur lart de Karl Rahner (1954-1983). Préface de Vincent Holzer, Leuven – Paris – Bristol (CT), Peeters, coll. « Bibliotheca ephemeridum theologicarum Lovaniensium » 307, 2020, xxv + 492 pages, ISBN 978-90-429-4162-5, 104 €.

Limportance de cette thèse pour lélaboration dune théologie des arts ainsi que son caractère novateur justifie la longueur de cette recension. LA., qui est lactuel Directeur de lInstitut supérieur de théologie des Arts du Theologicum de lInstitut catholique de Paris – par ailleurs lui-même artiste –, a choisi de sintéresser, dans une démarche de théologie fondamentale, à Rahner plutôt quà Balthasar, beaucoup plus travaillé sous cet aspect. Il a en effet découvert – et cest une nouveauté à souligner – que, malgré les apparences, on trouve bien dans son œuvre une théologie des arts – ou plus précisément de la création artistique –, que ni Rahner lui-même ni la théologie allemande nont mise en valeur. Quant à la théologie francophone, elle ignore dautant plus cet aspect que la quasi-totalité des textes ici analysés ne sont pas traduits en français. Il serait à souhaiter quun autre tome paraisse, avec lédition en français des textes rahnériens commentés dans le présent ouvrage.

Après avoir étudié, dans un précédent travail non publié, la manière dont lanthropologie et la théologie transcendantale du jésuite allemand pouvaient rendre compte de la profondeur de lacte de création artistique, lA. fait un pas de plus en découvrant et en exploitant des textes du théologien natif de Fribourg, directement en lien avec les arts (la poésie et la littérature surtout, mais également – et plus tardivement – la musique et les arts visuels). Paradoxalement, lintérêt de ces textes réside dans leur hétérogénéité et leur caractère circonstanciel, Rahner ayant privilégié une approche de théologie pratique même si, pour finir, il sagit bien dune réflexion de nature systématique. Doù cette évolution que lA. met en évidence, qui part dune théologie pratique de lart pour poursuivre en direction dune théologie fondamentale de lart, avant daboutir à « des éléments » dune théologie fondamentale de la création artistique. Cette modification de la terminologie veut rendre compte de lévolution de la pensée de Rahner sur les arts : elle part dune tension entre art et théologie, la première constituant 354la question et la seconde la réponse, pour arriver à une certaine osmose entre ces deux disciplines, la notion dexpérience, quelle soit artistique ou religieuse, pouvant convenir à lune comme à lautre.

Le corpus retenu, soigneusement commenté, consiste en une douzaine décrits sétendant de 1954 à 1983, auxquels il faut rajouter un treizième datant de 1958, « Y a-t-il un art chrétien ? », conservés dans des notes détudiants. Ces articles sont présentés de manière à la fois chronologique et thématique, ce qui permet déviter les répétitions et de mieux faire apparaître les évolutions, autour des six thèmes suivants : 1) lartiste dans sa relation à la Trinité économique ; 2) la parole poétique et la Parole de Dieu ; 3) lécrivain dans son acte de création littéraire et son rapport anonyme au christianisme ; 4) les liens entre les arts et le discours théologique ; 5) limage en tant que médiation effective de lexpérience religieuse dans le cadre dune prise en compte de la sensibilité humaine ; 6) les liens entre les arts et la vie des communautés croyantes.

Pour tout théologien sintéressant aux questions artistiques et plus précisément aux arts visuels, les trois textes centraux de Rahner sont « De louïe à la vue. Réflexion théologique » (1969), « Lart dans lhorizon de la théologie et de la dévotion » (1982) et « La théologie de la signification religieuse de limage » (1983). Sans pouvoir entrer dans lensemble des problématiques ouvertes par ces textes, on soulignera limportance de la notion de « plénitude non vue du visible » (die ungeschaute Fülle des Schaubaren) qui libère limage des limitations dune relation analogique au réel et louvre dans le même temps à un non-visible, présent dans sa matérialité même. Lart non figuratif (plutôt qu« abstrait ») devient un médiateur possible – et peut-être plus sûr quune image religieuse – dune transcendance. En revanche, on ne comprend pas très bien pourquoi le symbole ne pourrait fonctionner que sur la base de lanalogia entis (p. 178) et non sur celle – qui nous semble plus moderne et plus pertinente théologiquement – de lanalogia relationis.

La présentation de ces textes constitue la première et la plus importante partie de louvrage (p. 23-344). Elle est suivie dune seconde partie, plus brève (p. 345-468), dans laquelle, à partir des thèmes rahnériens, lA. propose une esquisse, en cinq étapes, dune théologie fondamentale de la création artistique : 1) le théologien possède une réelle compétence dans le domaine des arts, différente de celle des artistes et des spécialistes, pour autant quil articule sa réflexion à la question du sensible ; 2) lexpérience artistique est 355une manière de prendre au sérieux la dimension anthropologique autant que lacte transcendantal de la foi ; 3) le rapport entre lart et la notion de transcendance est ensuite exploré dans un sens autre que celui, traditionnel, de la métaphysique chrétienne ; sont ensuite détaillés 4) les rapports entre lart et le christianisme, puis, pour finir, (5) ceux entre lart et la théologie.

LA., théologien mais aussi sculpteur, est particulièrement sensible aux ressources spirituelles et aux effets plastiques de lart contemporain. Il nhésite pas à actualiser son étude par des observations faites à partir dartistes récents (Yves Klein, Marina Abramovic, Henri Cartier-Bresson) dont la démarche artistique peut être comprise – même sils ne sont pas chrétiens – comme une confirmation des fondamentaux théologiques de Rahner appliqués à lart. Des philosophes et en particulier des phénoménologues comme Henry Maldiney, Michel Henry, Gaston Bachelard, Gilbert Durand et Georges Didi-Hubermann, permettent à lA. de prolonger certaines pensées du théologien dInnsbruck ; on sétonnera toutefois de labsence de Jean-Luc Marion ou de Jean-Luc Nancy. Parmi les thèmes finement étudiés, notons : lacte de création artistique (à distinguer de celui de la contemplation ou de la réception) ; la dimension du sensible importante pour lartiste comme pour le croyant ; lautonomie de lart ; les relations de rupture et de continuité entre art contemporain et art chrétien ; lexpérience religieuse à partir dune image non religieuse ; limaginaire et le symbolique en deçà de la parole (valorisation dune pensée pré-conceptuelle).

Le théologien protestant, qui a généralement tendance à se méfier des approches fondamentales sur lart en théologie catholique, car celles-ci, en général inspirées par Romano Guardini, Hans Urs von Balthasar ou Jacques Maritain, font la part trop belle au thomisme ou au néo-thomisme, à lontothéologie, à la sacramentaire ou à la liturgique, sera reconnaissant de cette ouverture. La présente étude montre que Rahner explore dautres voies que celle dune esthétique théologique, plus compatibles avec une théologie du kérygme et de la Parole, et venant utilement compléter en les précisant les réflexions théologiques de Paul Tillich sur lart. Une théologie de la Parole ouverte aux images (visions), une théologie inculturée, une exploration des capacités spirituelles de limaginaire, une approche herméneutique des textes bibliques ainsi que le pouvoir figuratif du langage poétique (Ricœur) rentreraient tout à fait dans le cadre dune théologie protestante ouverte aux images. LA. nous réconcilie 356également avec les notions de transcendantalité et de métaphysique, repensées à laide des concepts rahnériens et heideggériens. Les bases sont ainsi jetées pour une « théologie figurative » que lA. appelle de ses vœux.

Jérôme Cottin

Dogmatique

Robert W. Jenson, Esquisse dune théologie. Ces ossements peuvent-ils revivre ? Transcrit, édité et introduit par Adam Eitel. Traduit par John E. Jackson, Genève, Labor et Fides, coll. « Résonances théologiques », 2020, 185 pages, ISBN 978-2-8309-1716-1, 18 €.

Récemment fondée au sein des Éditions Labor et Fides, la collection « Résonances théologiques » vise à montrer la vitalité de la réflexion théologique contemporaine en mettant à la disposition du public des ouvrages qui coulent un propos consistant dans un langage accessible. À lheure où ces lignes sont écrites, quatre volumes ont été publiés : un livre inédit (le dernier ouvrage en date de Gérard Siegwalt ; voir RHPR 101, 2021, p. ###-###) ainsi que trois ouvrages traduits : Tokens of Trust, publié en 2007 par lancien archevêque de Cantorbéry Rowan Williams et traduit sous le titre Une introduction à la foi chrétienne (2019) ; linfluent livre Tod dEberhard Jüngel, publié en 1971 et désormais disponible en langue française (La mort, 2021) ; le volume ici recensé.

Ce dernier est dû à limportant théologien américain Robert Jenson (1930-2017), dont la Systematic Theology a fait lobjet dune traduction dans la langue de Molière aux Éditions LHarmattan grâce aux bons soins de Serge Wüthrich (2016 et 2019 ; voir RHPR 98, 2018, p. 194-197). Fruit dun cours donné en 2008 aux étudiants de premier cycle de lUniversité de Princeton, ce volume aux dimensions modestes balaye les grands thèmes de la dogmatique en dix brefs chapitres.

Le sous-titre est emblématique du propos de lA, ainsi quil lindique lui-même dans le premier chapitre. La question posée à Ézéchiel (« Fils dhomme, ces ossements peuvent-ils revivre ? ») est en effet celle qui fonde la théologie chrétienne et qui se pose à elle : 357dans quelle mesure peut-elle être pertinente sur le plan intellectuel et existentiel dans le contexte de lOccident post-chrétien ? Les chapitres deuxième et troisième, consacrés respectivement à Israël et à la résurrection du Christ, montrent que cette dernière constitue la réponse à la question dÉz 37,3. Le propos sur la résurrection culmine dans une interprétation stimulante du motif du « ciel » (où le Ressuscité se trouve), élaborée à la lumière de celui de la basileia tou theou : lA. propose de concevoir ce motif dordre spatial en termes temporels : « Les cieux sont lavenir que vise Dieu, le Royaume de Dieu. » (P. 66.)

Les chapitres suivants suivent lordre classique dune brève présentation densemble de la doctrine chrétienne, qui abordent successivement la Trinité (chap. 4), la création et le motif de limago Dei (chap. 5 et 6), le péché et le salut (chap. 7), puis lÉglise (chap. 8). Le développement relatif à lêtre trinitaire de Dieu, particulièrement suggestif, condense les réflexions menées dans la Systematic Theology au sujet des trois hypostases, conçues comme autant de dramatis personae : contrairement aux divinités grecques, mais aussi au Dieu des modalistes, le Dieu dIsraël et de Jésus Christ se compromet dans lhistoire, en étant tout à la fois lauteur, un acteur et le « vent », si bien que chacune des personnes constitue « une identification parfaite et complète du Dieu unique » (p. 81). On appréciera également le traitement auquel lA. soumet la notion dimago Dei. Se fondant sur la thèse selon laquelle lidentité personnelle des Trois de la Trinité précède leur essence, il conçoit foncièrement lêtre humain en tant quil est créé par Dieu à son image comme celui à qui un rôle spécifique est confié, rôle qui détermine sa nature. Ce rôle est celui dun « partenaire de conversation avec Dieu » (p. 112), le Créateur qui appelle à lêtre en adressant une parole, si bien que lêtre humain peut théologiquement être défini comme un « animal qui prie » (p. 113). Un tel protocole, qui se refuse à donner à la notion de nature une importance première (évitant ainsi de définir la personne humaine à partir de « compétences », et donc dexclure de la classe des « personnes » les individus qui en sont dépourvus), ne lévacue pas pour autant, sopposant ainsi demblée aux conséquences possibles des théories savançant comme « antispécistes » : « un aspect notable du récent nihilisme moderne, quon voit régulièrement affirmé (mais jamais démontré), est quun être humain nest pas différent, disons, dun être 358bovin. On avance cela dhabitude comme une raison de traiter les vaches selon les [] critères par lesquels nous réglons nos relations les uns avec les autres. Mais traiter les vaches comme nous nous traitons les uns les autres veut dire aussi que nous pouvons nous traiter les uns les autres comme nous traitons les vaches » (p. 107-108). Après avoir fait valoir que « le péché nest rien de moins quune rébellion contre ce que nous sommes » (p. 122), lA. expose les différents modèles classiques de la réconciliation (at-one-ment), avant desquisser son interprétation propre qui, puisant tant à la pensée de Balthasar quà celle de Luther, conçoit la libération de lêtre humain en termes de participation (par la foi) au drame par lequel le péché et la mort sont transcendés en tant quils sont assumés par le Crucifié ressuscité. Le chapitre consacré à lÉglise, qui consiste essentiellement en un commentaire des quatre notae Ecclesiae, la conçoit comme le lieu dans lequel le Ressuscité se rend disponible pour le monde par la communion à son corps qui, comme tout corps, est ce par quoi une personne se rend disponible.

Le neuvième et dernier chapitre esquisse la réponse à la question dÉzéchiel telle quelle se pose à la théologie chrétienne : cette dernière ne parviendra à montrer sa pertinence quen mettant en évidence la « plausibilité interne » de la foi (p. 181) et en prolongeant le geste de Pannenberg consistant à élaborer une métaphysique propre à lÉvangile, cest-à-dire prenant son point de départ non dans ce qui a été mais dans ce qui sera – dans leschatologie, donc.

On le voit : la dimension modeste de cet ouvrage ne saurait offusquer son importance. On le recommandera donc non seulement aux étudiants en théologie mais également aux théologiens plus chevronnés. On le recommandera même à ceux dentre eux qui enseignent. Car si Jenson est un auteur, il a surtout voulu être et il a surtout été un professeur : lui-même le dit, et ce livre le montre à chaque page. En le refermant, on se prend à rêver dêtre un jour capable de donner un cours comme celui dont on vient de lire lépure.

Marc Vial

359

Karl Barth, Avent. Traduction de Pierre Maury et Edmond Jeanneret, Genève, Labor et Fides, coll. « Œuvres », 2019, 95 pages, ISBN 978-2-8309-1702-4, 12 €.

Karl Barth, Esquisse dune dogmatique. Traduction de Fernand Ryser et Édouard Mauris. Introduction de Hans-Christoph Askani et Christophe Chalamet, Genève, Labor et Fides, coll. « Œuvres », 2019, 206 pages, ISBN 978-2-8309-1676-8, 19 €.

Les Éditions Labor et Fides poursuivent avec ces deux volumes leur campagne de réédition de traductions françaises douvrages de Barth devenues introuvables en librairie, entamée avec la publication en 2016 de LÉpître aux Romains (voir RHPR 99, 2019, p. 437-438), à la différence près que ces deux ouvrages ne consistent pas en un reprint, le texte ayant, dans chaque cas, été recomposé.

LEsquisse dune dogmatique est trop célèbre pour quon la présente ici. Tout juste rappellera-t-on que cet ouvrage est le fruit dun cours donné à Bonn en 1946, dont la trame est fournie par le Symbole des Apôtres et dont la section consacrée au deuxième article met déjà en œuvre le mouvement majestueusement orchestré dans le volume IV/1 de la Dogmatique (1953), le chemin descendant parcouru par le Christ (incarnation, souffrance, mort, descente aux enfers – via exinanitionis) étant de part et dautre conçu comme labaissement de Dieu et le chemin ascendant (résurrection et ascension – via exaltationis) comme lélévation de lhomme.

Le volume Avent est moins connu. Issu de quatre études bibliques portant sur Lc 1,5-80 et données en 1934, sa version originale a été publiée dans la revue Theologische Existenz heute lannée suivante et a fait lobjet dune traduction française (Genève, Roulet, Collection du Centre protestant détudes) en 1948. Cest cette traduction qui est ici reprise. Il nest pas déraisonnable de lire ces pages comme une méditation sur lÉglise, tant le thème est récurrent. Cest ainsi que le mode de vie distinct de Jean le Baptiste, signe visible de sa mission, est lié à la visibilité de lÉglise : « lÉglise ne peut demeurer invisible dans le monde ; toujours une visibilité – peut-être très étrange, très choquante, très discutable – correspond à son invisibilité » (p. 21). De manière moins étonnante, le mystère de Marie est présenté comme celui de lÉglise, à ceci près que la Vierge nest « pleine de grâce » que dans lexacte mesure où elle est « bienheureuse par la grâce ». Le Magnificat est, par suite, compris comme la réponse de lÉglise à la promesse donnée. Et comment ne 360pas entendre, dans linterprétation que donne Barth de létonnement ressenti par Zacharie devant le choix divin de faire de son fils un témoin, la voix de celui qui, la même année (1934), a été le principal rédacteur de la Confession théologique de Barmen et qui, un peu plus tard, allait refuser de prêter le serment dallégeance au Führer : « Le témoin, cest quelquun qui nest plus dans le rang, qui a quitté la file où les hommes ont lhabitude de se tenir serrés les uns contre les autres, marchant tous ensemble dun même pas ; cest quelquun qui suit un autre chemin, peut-être même un chemin opposé []. Tout à coup, devant lui, et grâce à un seul homme mis à part, ils en viennent à se poser la vraie question ! Au fond, où en sommes-nous nous-mêmes ? » (P. 86.) Cet ouvrage se ressent donc du contexte qui la vu naître, si bien que lon ne sétonnera pas de ce que la foi soit présentée à plusieurs reprises en lien avec la peur. Reste que bien des traits de ces études bibliques transcendent lépoque de leur composition. En un temps, comme le nôtre, où lexpression « recherche de Dieu » est surtout comprise au sens où « Dieu » a valeur de génitif objectif, il nest sans doute pas inutile de lire, sous la plume de celui qui a précisément redonné à Dieu son rang de sujet (dans tous les sens du terme) : « La grâce, cest justement que Dieu ait trouvé un être qui ne le cherchait pas » (p. 38).

Marc Vial

Paul Tillich, Quand les fondations vacillent. Textes traduits par André Gounelle et Mireille Hébert, Genève, Labor et Fides, coll. « Œuvres », 2019, 214 page, ISBN 978-2-8309-7, 22 €.

The Shaking of the Foundations constitue le premier des recueils de sermons prononcés par Paul Tillich dans le cadre de son enseignement aux États-Unis. Publié en 1948, il rassemble des prédications que lA. a assurées au Union Theological Seminary de New York sur une période sétendant des dernières années de la Seconde Guerre mondiale aux premiers lendemains de celle-ci. Une première traduction française avait vu le jour en 1967 sous le titre Les fondements sont ébranlés – elle est épuisée depuis lors. Aussi faut-il remercier André Gounelle et Mireille Hébert, traducteurs patentés de lœuvre de Tillich, davoir remis ces textes à disposition des lecteurs francophones en en proposant une version nouvelle.

361

Ainsi que les traducteurs le soulignent dans leur « Avant-propos », nombre déléments thématisés ultérieurement dans les ouvrages « académiques » de lA. se rencontrent dores et déjà dans ce volume. Tel est le cas de la dimension apologétique de la pensée de Tillich : revendiquée comme une marque de la théologie dans la Théologie systématique, elle est ici mise en œuvre sur le plan de la prédication dune manière dautant plus assumée que les auditeurs de Tillich ne fréquentaient habituellement pas tous les bancs des églises. La caractérisation de la théologie comme discipline portant sur ce qui préoccupe lêtre humain de manière ultime, magistralement traitée dans la Théologie systématique, est également de mise dans la série de trois prédications réunies sous le titre « Le théologien » (no 15). Le motif de lÊtre nouveau (qui exprime lêtre christique de Jésus selon lA.) est lui aussi récurrent, implicitement ou explicitement (voir no 11, 15, etc.). Il nest pas jusquau sermon prononcé sur la providence (no 12), que Tillich voit portée en langage en Rm 8,38-39, qui nannonce les développements, certes plus nourris, qui figurent dans la Théologie systématique. On reconnaîtra pour finir sans peine lépure du dernier chapitre du Courage dêtre dans la magnifique prosopopée que constituent les lignes suivantes : « “Tu es accepté. Tu es accepté, accepté par ce qui est plus grand que toi et dont tu ne connais pas le nom. Ne cherche pas à connaître ce nom maintenant, peut-être le découvriras-tu plus tard. [] Ne cherche rien, naccomplis rien, ne projette rien. Accepte simplement le fait que tu sois accepté.” Si cela nous arrive, nous faisons lexpérience de la grâce. » (No 19, p. 186-187.)

Il sen faut cependant, et de beaucoup, que la lecture de ce volume permette uniquement aux personnes plus ou moins familières de lœuvre de Tillich dy retrouver, sous une forme simplifiée, ce quelles ont pu lire ailleurs. Ces prédications, précisément parce quelles ont par définition vocation à laisser sourdre la Parole de Dieu de la lettre biblique, mettent en évidence la sève scripturaire qui innerve la pensée de lA., lors même que ses écrits plus techniques ne font que rarement référence, explicitement à tout le moins, au corpus biblique. Et, last but not least, elles donnent à vérifier, si besoin était, quun grand théologien est toujours doublé dun maître spirituel. Deux exemples suffiront. Le premier touche au Notre Père. « Tout un chacun peut dire la prière du Seigneur ; chaque jour on la récite des millions et des millions de fois. Mais parmi ceux qui la disent, combien ont reçu le pouvoir de la prier ? [] Les chrétiens 362oublient que pour invoquer Dieu comme Père, on doit chaque fois surmonter lhostilité envers lui, et que seul lEsprit peut donner la certitude extatique dêtre ses enfants. Ceux qui sont en dehors du christianisme le savent souvent mieux que ceux qui en font partie. Ils ont conscience du paradoxe et de limpossibilité dappeler Dieu “Père”. » (No 16, p. 158-159.) Le second exemple a trait au motif de lattente de Dieu : « Pour nous, il est Dieu précisément parce que nous ne le possédons pas. Le psalmiste dit que son être tout entier attend le Seigneur ; il indique ainsi quattendre Dieu nest pas simplement un aspect de notre relation avec lui, mais plutôt ce qui la conditionne tout entière. Nous avons Dieu en ne layant pas. » (No 18, p. 174-175.)

Marc Vial

Bernard Hort, Gérard Siegwalt. Un protestantisme inclusif, Bruxelles, Academic and Scientific Publishers, 2017, 115 pages, ISBN 978-90-5718-656-1, 20 €.

Ce petit livre propose une introduction empathique à lœuvre de Gérard Siegwalt. Louvrage est empathique : lA. ne cache pas ladmiration quil voue au théologien strasbourgeois, ne lui adressant jamais aucune critique, allant même jusquà le remercier à deux reprises (p. 48, 77) et nhésitant pas à dire de lui que, contrairement à nombre duniversitaires qui se sont penchés sur la mystique, il va, en la matière, à lessentiel (p. 89). Il sagit là dune introduction qui, loin de satteler à la tâche, impossible, de résumer en une centaine de pages à la typographie aérée les dix volumes de la Dogmatique pour la catholicité évangélique et les cinq volumes dÉcrits théologiques, entend constituer une « mise en appétit » (p. 15), cest-à-dire disposer à la lecture des textes de Siegwalt, en mettant en perspective les présupposés et les thèmes principaux de la théologie qui sy trouve déployée. Louvrage procède en trois temps principaux, qui dégage les « axes thématiques » de la pensée du théologien alsacien, en montre la « portée civile et sociale », avant de sinterroger sur sa « pertinence actuelle ».

Tenant que lœuvre de Siegwalt recèle un potentiel œcuménique incontestable, lA. met très clairement en évidence la singularité de la voie tracée par le théologien de Strasbourg au sein du 363protestantisme contemporain : cependant que ce dernier, dans la lancée de la théologie barthienne, avait surtout mis laccent sur le mouvement par lequel Dieu descend vers lêtre humain, Siegwalt a voulu faire droit au mouvement inverse : celui, ascendant, que constitue « litinéraire de lhomme vers Dieu et en Dieu » (p. 99) – on aura noté la référence au traité de Bonaventure. Doù linclusion – Siegwalt parlerait sans doute plus volontiers de récapitulation – des réalités de lexistence humaine dans une théologie qui, tout en étant dogmatique, est également pastorale et spirituelle de bout en bout, orientée quelle est vers le « devenir humain ». LA. insiste également, à très juste titre, sur les efforts déployés par Siegwalt pour contrecarrer les approches unilatérales auxquelles la pensée occidentale a, selon lui, succombé : le « rétrécissement “acosmique” de la culture occidentale » (p. 33), loubli de la « dimension invisible du réel » (cf. p. 41), la compréhension (plus particulièrement protestante) du péché comme dépravation de la nature humaine – cependant que Siegwalt voit surtout en lui une « fuite de soi » (cf. p. 45 sq.).

On sétonne cependant du peu de place que cette introduction à lœuvre dun dogmaticien ménage à laspect proprement doctrinal de sa pensée. Quelques lignes seulement sont consacrées à la théologie trinitaire de Siegwalt (p. 55 sq.), dans lesquelles il est question de la portée dune triadologie, non du contenu de celle que le théologien alsacien a élaborée. Il en va de même de la christologie, lA. allant jusquà mobiliser des concepts tels que « christolâtrie » et « sophiologie christologique » sans les expliciter (p. 71 sq.). Quant à la pneumatologie, à lecclésiologie et à la théologie des sacrements, pièces maîtresses dune théologie mystagogique, elles ne sont pas même effleurées – dans une perspective proprement doctrinale, sentend. Sur ce point, le lecteur reste sur sa faim – situation sans doute normale suite à une « mise en appétit ». En tout état de cause, on conseillera à quiconque souhaiterait disposer dun guide de lecture doctrinal de la Dogmatique pour la catholicité évangélique de puiser à un texte de Siegwalt lui-même : le recueil dentretiens publié sous le titre Dieu est plus grand que Dieu (Cerf, 2012).

Marc Vial

364

HISTOIRE

Généralités

Christine Helmer, Stephen L. McKenzie, Thomas Römeret al. (éd.), Encyclopedia of the Bible and Its Reception, 15 : Kalam – Lectio Divina, Berlin – Boston, De Gruyter, 2017, xxx pages + 1220 colonnes, ISBN 978-3-11-031332-1, 259 €.

Christine Helmer, Stephen L. McKenzie, Thomas Römeret al. (éd.), Encyclopedia of the Bible and Its Reception, 16 : Lectionary – Lots, Berlin – Boston, De Gruyter, 2018, xxviii pages + 1258 colonnes, ISBN 978-3-11-031333-8, 259 €.

Christine Helmer, Stephen L. McKenzie, Thomas Römeret al. (éd.), Encyclopedia of the Bible and Its Reception, 17 : Lotus – Masrekah, Berlin – Boston, De Gruyter, 2019, xxviii pages + 1282 colonnes, ISBN 978-3-11-031334-5, 259 €.

La publication de The Encyclopedia of the Bible and Its Reception se poursuit à un rythme réjouissant. Comme dans les volumes précédents, les articles touchent à la fois aux livres bibliques – bien présents dans ces volumes, avec les entrées « Kings (Books of) » et « Kings (Books) », « Lamentations (Book of) », « Leviticus (Books of) », « Luke-Acts », « Maccabees », « Malachi (Book and Person) », « Mark (Gospel of) », « Matthew (Gospel of) » –, aux personnages, lieux, realia, mots et expressions bibliques – par exemple « Logos », « Lilies of the Field » « Lossing and Biding » –, aux genres littéraires – ainsi, « Letter, letters », à des épisodes précis – comme « Lost Sheep » –, à des phénomènes linguistiques et termes relatifs à la Bible et à son contexte immédiat, sans oublier les éditions et traductions de la Bible – p. ex. « Luther Bible », « Manga Bible », – à de nombreux biblistes, théologiens et exégètes, tels Lactance, Pierre Lombard, Ernst Käsemann, John Knox et Martin Luther (« Luther, Martin », « Luthers Hermeneutics »), Maïmonide, Robert Alexander Stewart – et à des institutions ou mouvements religieux – « Karaites », « Latter Rain Movement », « Lutheran Church », « Mani, Manicheans ».

Ces volumes contiennent de nombreux articles thématiques, qui proposent des lectures transversales du corpus biblique, des traditions juives, chrétiennes et musulmanes, souvent avec une ouverture sur 365le monde gréco-romain, sans oublier, bien entendu, la réception culturelle des thèmes étudiés. De nombreuses contributions portent sur des notions bien définies, comme la loi (« Law ») – dans un article où la réception chrétienne est centrée, pour lAntiquité, sur le rapport à la Loi juive –, le rire (« Laugh, laughter ») ou « Light and Darkness ». Dautres sont consacrées à des concepts plus contemporains. Ainsi en est-il, par exemple, des articles « Labor (work) », « Leader, leadership », « Liberty », « Life », « Love » – qui couvre aussi bien lamour entre humains que lamour de Dieu. Ces articles thématiques abordent souvent, de façon plus ou moins approfondie, des questions épistémologiques, comme dans « Legend », « Magi », ou « Man/Men » (section « Christianity »), ce qui est à saluer.

Des articles comme « Kerygma Petrou » ou « Mark (Secret Gospel of) » attestent que, bien que centrée sur la Bible, cette encyclopédie prend en compte la littérature apocryphe, mais on peut regretter que cette dernière apparaisse parfois dans la section « Literature », au titre de l« héritage culturel » – tel est le cas dans larticle « Mary (Mother of Jesus) » –, et non dans la section « Christianity », où elle aurait pleinement sa place, au même titre que les écrits des théologiens de lAntiquité – sur ce point, larticle « Magi » est plus satisfaisant.

La littérature, la musique et les arts occupent une place importante dans ces volumes, aussi bien dans des articles consacrés à des auteurs que dans des articles thématiques. Un article « Literature, Bible in », propose dailleurs deux utiles guides bibliographiques sur un sujet complexe – les deux volumes de La Bible dans les littératures du monde,publiés en 2016 sous la direction de Sylvie Parizet, auraient dailleurs gagné à y être mentionnés. On notera toutefois quelques absents de marque comme Halldór Laxness ou Félicité de Lamennais – à qui on doit notamment une traduction annotée des évangiles. Peut-être dautres témoins de la réception culturelle de la Bible, comme Laszlo Krasznahorkai ou György Ligeti, auraient-ils aussi pu faire lobjet dune notice, fût-elle brève, même si lon comprend aisément que les éditeurs aient dû procéder à des choix. La philosophie nest pas négligée (« Kant, Immanuel », « Levinas, Emmanuel », « Marxism, The Bible and »), ni la réflexion politique (« Machiavelli, Niccolò », avec un utile tableau de lutilisation de la Bible chez cet auteur), ou lanthropologie, avec un bel article consacré à Claude Lévi-Strauss, où il est question à la fois du rapport de ce savant à la Bible et de limpact de ses travaux sur ceux des 366biblistes. La dimension interculturelle de cette entreprise ressort notamment des articles consacrés à lAmérique latine (« Latin America », « Latino/Latina Theology »), qui prend en compte les cultures indigènes, et aux Maoris (« Māori, Reception of the Bible among the »), ou de notices sur des artistes comme Kesus (ou Keshav) Das, peintre indien du xvie siècle.

Le périmètre de lencyclopédie reste très large, au point dailleurs de poser question : était-il nécessaire de consacrer des articles à des lieux non bibliques comme Kamid el-Loz, Mar Saba, Lalibela ou « Mariamme (Place) » – dont la notice aurait simplement pu être intégrée à larticle « Mariamme » –, de sintéresser aussi longuement au latin (« Latin Grammar », « Latin Langage ») ou au karsūhni, à des figures comme Lucien de Samosate ou le roi Louis IX, à des méthodes théologiques comme « Kataphatic Theology » – larticle est peu centré sur la Bible et sintéresse aussi au cataphatisme dans lislam –, ou encore à des traditions éloignées de la Bible comme « Legend of the True Cross » ou « Macumba, Quimbanba, and Umbanda » – dont la présence, dans cette encyclopédie, est rapidement justifiée par le fait que ces traditions sont critiquées au nom de la Bible par les néo-pentecôtistes – ou encore « Madonna » ? Dautres notices, comme celle consacrée à Gotthold Ephraïm Lessing, auraient pu être fortement abrégées pour rester centrées sur la question de la Bible et ne pas faire double emploi avec les informations que lon peut trouver par ailleurs, et on peut se demander sil était nécessaire de traiter autant de lhindouisme et du bouddhisme à propos des limbes. Les notices relatives à lislam – qui constituent une heureuse spécificité de cette encyclopédie – posent des problèmes similaires : des articles comme « al-Khidr » le sage vert, « Kalam » ou « Karim Allah » ne paraissent pas nécessaires ; lessentiel de leur contenu aurait pu être simplement versé dans dautres entrées (par exemple Moïse pour « Karim Allah »). Ces articles, malgré leur intérêt intrinsèque, reflètent la volonté des Éd. de couvrir tous les sujets que les biblistes pourraient croiser, mais au risque de faire de cette encyclopédie un nouveau recueil darticles sur les religions, ce qui nest pas son but premier.

La nature de cette encyclopédie pose quelques difficultés lorsque les réalités abordées ne sont pas fondées dans le texte biblique. Les notices « Lamentation of Jesus » et « Limbo » arrivent à bien gérer cette difficulté. Dautres nont pas réussi à y faire vraiment face. La 367notice « Last Words of Jesus » souvre ainsi de façon surprenante par une analyse du Nouveau Testament, puis du judaïsme, avant darriver au christianisme ; il naurait pas été inutile de commencer par la rubrique « Christianity », dans laquelle il aurait été aussi pertinent de donner des éléments un peu précis sur la genèse de ce septénaire qui na, en tant que tel, rien dévident. De même, la notice « Lectio divina » souvre sur une section « Patristic and Orthodox Churches », qui évoque le sens de cette expression de façon générale, puis sattarde à sa signification plus technique, faisant ainsi double emploi avec la section suivante, « Medieval Times and Reformation Era », plus précise et pertinente, et par laquelle larticle aurait gagné à débuter.

Les articles sont globalement de bonne facture et dotés de bibliographies, dans lesquelles les publications en français sont hélas ! peu présentes, même dans les notices consacrées à des personnalités comme le couple Maritain ou Marie de France. Inévitablement, certaines notices peuvent être critiquées. Ainsi, quelques articles reflètent des conceptions dépassées (ainsi, t. 15, col. 150-151 sur le canon) ; dautres, par leur brièveté, sont frustrants – comme la section beaucoup trop brève consacrée au terme « kerygma » dans le christianisme avant le xixe siècle (t. 15, col. 137). Les articles consacrés à Marie négligent lexistence de textes nommés Nativité de Marie – cétait dailleurs le titre du Protévangile de Jacques ; larticle consacré à « Luke-Acts » affirme sans plus de nuances que les actes apocryphes des apôtres et les pseudo-clémentines dépendent des Actes,alors que le sujet est débattu ; labsence des Actes de Philippe dans larticle consacré au léopard est regrettable ; dans larticle « Lamentation of Jesus », il aurait été utile de mentionner que ce motif nest pas présent dans les Actes de Pilate du ive siècle mais dans ses réécritures byzantines et latines, et de renvoyer à des travaux plus récents que The Ante-Nicene Fathers.

Ces remarques montrent lintérêt que lon peut avoir à parcourir ces très beaux volumes, dont le contenu, dune grande richesse, est relevé par de superbes cahiers iconographiques en couleurs et un nombre non négligeable dillustrations en noir et blanc.

Rémi Gounelle

368

Ulrich Köpf, Die Universität Tübingen und ihre Theologen. Gesammelte Aufsätze, Tübingen, Mohr Siebeck, 2020, x + 568 pages, ISBN 978-3-16-159124-2, 89 €.

Ulrich Köpf a professé lhistoire de lÉglise à la Faculté de Théologie protestante de Tübingen de 1986 à 2007 et il a dirigé durant cette longue période le fameux « Institut pour le Moyen Âge et la Réforme (Institut für Spätmittelalter und Reformation) ». Outre ses travaux sur le Moyen Âge et la Réformation, il a rédigé, avec la même érudition et la même clarté, de nombreuses études sur lhistoire de son Université (fondée en 1477), et plus spécifiquement de sa Faculté de Théologie protestante. Aussi est-il particulièrement heureux que, dans le présent volume, il ait regroupé pas moins de vingt-cinq études consacrées à ce thème. Tous ces articles sont restés inchangés par rapport à leur première publication (voir p. vi), mais quelques compléments figurent dans les notes ; ils sont signalés par des crochets, ce qui permet de les repérer aisément.

La période couverte par ces études fouillées va des débuts de lUniversité et de la Faculté de Théologie (ch. 1 et 2) jusquà la première moitié du xxe siècle (lhistorien Karl Müller, 1852-1940, ch. 25), en passant notamment par les débuts de lUniversité protestante en 1534 et la part quy prirent Philippe Melanchthon (ch. 3) et Johannes Brenz (ch. 4). Bâle étant alors la seule université protestante dans lespace rhénan, on comprend sans peine que la reconquête du Wurtemberg par le duc Ulric ait aiguisé les appétits des Réformateurs ; ils conçurent aussitôt des projets pour la réforme non seulement de ses territoires, mais encore de son université. LA. ne manque pas de signaler, en deux endroits (p. 42 et 54), que, dès le 18 mai 1534, Martin Bucer et les pasteurs strasbourgeois adressèrent au duc et à Philippe de Hesse une lettre dans laquelle ils recommandaient pour cette réforme des théologiens plus proches de leur point de vue que Johannes Brenz, à savoir Ambroise Blarer et Simon Grynaeus.

Le centre de gravité du présent ouvrage porte toutefois nettement sur la théologie protestante au xixe siècle et en particulier sur Ferdinand Christian Baur (1792-1860, ch. 14), fondateur de l« école de Tübingen » (ch. 12, 15 et 16 ; la question de savoir si, autour de Johann Adam Möhler, il y eut aussi une « école catholique de Tübingen » reste controversée, ch. 12 et 13). LA. montre quen dépit de la grande rigueur scientifique et de la prudence 369avec lesquelles il appliquait à lÉcriture comme aux dogmes sa « théologie historique conséquente », Baur fut en butte aux attaques des luthériens orthodoxes et des piétistes wurtembergeois, et resta même minoritaire au sein de la Faculté de Théologie protestante. Cest pourquoi il échoua à placer ses élèves Christian Märklin (1807-1849, ch. 17 et 18), Edouard Zeller et Friedrich Theodor Vischer (1807-1887, ch. 23) en théologie, voire à lUniversité. Quant à David Friedrich Strauß (1808-1874, ch. 19 et 22), sa fameuse Vie de Jésus (1835-1836, ch. 21) le fit tenir pour un hérésiarque dans toute lAllemagne. Dans limportant chapitre consacré aux relations entre Baur et son élève Strauß (ch. 20), lA. explique, tout en le déplorant à plusieurs reprises, le manque de soutien que Baur a accordé à Strauß (Baur opposait sa « critique positive » à la « critique négative » de son élève) par la crainte daffaiblir encore sa propre position à la Faculté de Théologie protestante ; il met par ailleurs en évidence que, à la différence de Baur, Strauß ne sintéressait pas véritablement à lhistoire.

Pour lA., mettre laccent sur les apports de Baur et de ses élèves à la théologie protestante et sur les combats quil leur fallut mener ne relève pas seulement dun intérêt historique. Les propos que Köpf a prononcés en 1992 à loccasion du 200e anniversaire de la naissance de Baur gardent en effet toute leur actualité. Après avoir affirmé quil ny avait, pour une théologie protestante académique fidèle à la Réformation, aucune possibilité de revenir en-deçà des principaux acquis de Baur et de son « école » (ch. 14, p. 312), il concluait : « Nombre de ses [= Baur] problèmes sont nos problèmes, et son exemple montre comment, en tant que théologien et chrétien protestant, on peut, avec sincérité intellectuelle, prendre publiquement position face à lexigence de vérité et à la compréhension de la réalité de sa propre époque » (p. 313).

En dépit de son fort volume, cet ouvrage magistral se lit dune traite. Un index des personnes (p. 557-565) et un index des thèmes (p. 567 sq.) en facilitent la consultation.

Matthieu Arnold

370

Histoire ancienne

Claudio Zamagni, Recherches sur le Nouveau Testament et les apocryphes chrétiens, Rimini, GuaraldiLAB, 2017, 442 pages, ISBN 978-88-6927-352-0, 29,90 €.

Cet ouvrage regroupe 18 études publiées par lA., spécialiste de critique textuelle, entre 1996 et 2018 – deux dentre elles étaient sous presse au moment de la publication de ce recueil et elles ont été publiées entretemps – ainsi quun article, inédit, consacré à Dante et lApocalypse de Paul.

Neuf études portent sur le Nouveau Testament, entre critique textuelle, relecture des Écritures juives et réception dans les premiers siècles du christianisme. Les autres ont trait à la littérature apocryphe chrétienne et examinent le Kerygma Paulou – dont E. von Dobschütz avaitsupposé lexistence –,les Actes de Timothée –dont lédition critique, publiée par lA. en 2007, est ici rééditée – et surtoutlApocalypse de Paul, dont lA. est lun des spécialistes. Elles associent réflexions herméneutiques et analyses techniques.

Cest surtout le regard acéré du philologue aguerri quest lA. qui fait lintérêt de ce recueil détudes.

Rémi Gounelle

Les Actes de Pierre et des Douze Apôtres (NH VI, 1). Texte établi, traduit et présenté par Victor Ghica,Québec, Presses de lUniversité Laval / Louvain et al., Peeters, coll. « Bibliothèque copte de Nag Hammadi. Section Textes » 37, 2017, lxiv + 420 pages, ISBN 978-90-429-3268-5, 115 €.

Issu dune thèse de doctorat soutenue en 2006, ce volume est consacré à un texte apocryphe de tendance ascétique peu connu : les Actes de Pierre et des Douze Apôtres, dont lA. avait déjà proposé une traduction annotée dans J.-P. Mahé et P.-H. Poirier (dir.), Écrits gnostiques, Paris, 2007. Ces deux publications se recoupent en grande partie.

La longue introduction (261 pages) est consacrée à lhistoire de la recherche, à la critique rédactionnelle et à des questions linguistiques. Comme dans le volume de 2007 susmentionné, lA. y avance une théorie rédactionnelle complexe, distinguant dans ce 371texte quatre groupes de matériaux, deux sources et deux étapes rédactionnelles.

La méthode mise en œuvre part du principe quune œuvre antique a une forte cohérence, que les réviseurs ne font que perturber. Toute incohérence ou tension interne du récit – objective ou supposée – est dès lors considérée comme une preuve que le texte a été revu. Une telle méthodologie nest pas sans poser question. Ainsi, alors que lA. tenait en 2007 que le titre « pourrait être attribué au rédacteur du texte » (op. cit., p. 817), il estime que ce titre est vraisemblablement un ajout effectué par un copiste au cours de la transmission du texte. Il en veut pour preuve les contradictions quil décèle entre le titre et le contenu de lœuvre. À cette occasion, il signale que la seconde partie du récitfait explicitement état de onze apôtres, alors que la première « présuppose douze apôtres » (p. 3). Mais rien, dans le récit, ne permet destimer le nombre des apôtres en scène dans la première partie ; ce nest que parce quil le lit « en bonne logique néo-testamentaire » (ibid.) que lA. y voit douze apôtres. Or une telle interprétation simpose dautant moins que, comme lA. le signale plus loin (p. 185), le récit est avare en renvois au Nouveau Testament.

LA. relève en outre très justement que le titre, qui mentionne Pierre aux côtés des douze apôtres – et laisse dès lors accroire quil y a treize apôtres – est surprenant, mais quil nest pas unique. De fait, 1 Co 15,5 et une homélie dOrigène (cités p. 5, n. 27, avec dautres exemples plus discutables) attestent que la mention conjointe de Pierre et des Douze nest pas intrinsèquement incohérente ; ces parallèles, que lA. ne discute pas, permettent dexpliquer quun tel titre ait pu germer et être ajouté par un copiste pour lequel il a dû faire sens – un point que lA. nexplique pas, se contentant de voir dans le titre la trace dune « composition agglutinante » (p. 6), manifestant son peu de considération pour lintelligence des copistes et réviseurs.

LA. sest bien entendu attaché à décrypter les diverses énigmes de ce texte, dont le nom « Lithargoël » qui signifie, selon le récit lui-même, « la pierre légère de gazelle ». Après avoir critiqué de façon assez peu bienveillante les hypothèses antérieures (p. 62-68), lA. avance la sienne : il distingue dans lexplication de ce nom « une étymologie populaire et deux métaphores étagées qui décomposent limage de la perle en plusieurs notions spécifiques » (p. 69), mais il ne démontre pas cette hypothèse de lecture – soit dit en passant, les passages du Physiologos consacrés à la gazelle auraient pu être cités.

372

On ne peut que se réjouir que ce court récit allégorique – qui serait dorigine égyptienne daprès lA. –, soit introduit, nouvellement édité, traduit et commenté. Force est toutefois de constater quil est loin davoir livré tous ses secrets. Il serait certainement utile de sintéresser davantage à la manière dont il pouvait être compris par ses lecteurs antiques.

Rémi Gounelle

Eusebius, Werke. Dritter Band. Erster Teil : Das Onomastikon der biblischen Ortsnamen. Kritische Neuausgabe des griechischen Textes mit der lateinischen Fassung des Hieronymus. Herausgegeben von Stefan Timm, Berlin – Boston, De Gruyter, coll. « Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten Jahrhunderte » 24, 2017, clxxxix + 444 pages, ISBN 978-3-11-031565-3, 154,95 €.

Œuvre considérable par son ampleur (plus de 900 notices consacrées aux lieux mentionnés dans la Bible), lOnomasticon dEusèbe de Césarée a constitué un instrument de travail qui, pendant longtemps, na guère été remplacé. La traduction latine quen a faite Jérôme lui a permis de nourrir lexégèse occidentale de lAncien comme du Nouveau Testament.

LÉd. avait déjà publié, en 2005, la version syriaque de ce texte. Le présent volume propose une nouvelle édition du texte grec avec, en regard, la version latine de Jérôme. Lintroduction discute en détail le seul manuscrit original conservé, puis sintéresse à la datation du texte – dont lÉd. situe la composition en 313-314 et non vers 325-326 –, avant de justifier les choix éditoriaux effectués à la lumière des travaux de Kostermann. Lédition nouvelle du texte grec et du texte latin établi par Klostermann (faute dune édition critique plus complète) sont suivis de copieux index (p. 243-370) et dune bibliographie dans laquelle les éditions, traductions et études ont de manière regrettable été mêlées.

Lédition du texte grec se caractérise par un jeu de signes et de caractères qui permettent didentifier rapidement les variantes incertaines et les notices reconstituées par la recherche antérieure sur la base de la version hiéronymienne. Des apparats nourris proposent, en plus des éléments critiques attendus, des parallèles avec 373divers textes, dont les traductions grecques de lAncien Testament, et des renvois internes.

Lensemble constitue un magistral instrument de travail. Il renouvelle la recherche sur ce texte, qui constitue un témoin unique de linterprétation biblique comme de la topographie du ive siècle – deux chantiers que lÉd. naborde pas dans le cadre de cette édition.

Rémi Gounelle

Grégoire de Nysse, Trois oraisons funèbres (Mélèce, Flacilla, Pulchérie). Texte grec dAndreas Spira (GNO IX) ; Sur les enfants morts prématurément. Texte grec de Hadwiga Hörner (GNO III.2). Introduction, traduction et notes de PierreMaraval,Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes » 606, 2019, 211 pages, ISBN 978-2-204-13356-2, 29 €.

Les traités traduits et annotés dans le présent volume ont été élaborés par Grégoire de Nysse dans les années 381-386. Les oraisons funèbres ici traduites sont consacrées à la figure de Mélèce, évêque dAntioche mort alors même quil présidait le concile de Constantinople (381), à Flacillia, épouse de lempereur Théodose, morte durant un voyage, et à Pulchérie, fille de lempereur, décédée à lâge de 6 ou de 7 ans. Le traité Sur les enfants morts prématurément a, quant à lui, été écrit en réponse à la sollicitation dun haut personnage nommé Hiéiros.

Lintroduction, assez brève, présente les textes et souligne leur enracinement dans la rhétorique classique et la philosophie grecque aussi bien que dans les Écritures, sans pour autant entrer dans un commentaire détaillé de ces écrits ; les notes font de même, renfermant toutefois des parallèles précis. La datation exacte du traité Sur les enfants morts prématurément est discutée, mais le Trad. ne prend pas position sur le sujet (p. 18-19), laissant de ce fait ouverte la question des relations de ce traité avec louvrage de Didyme dAlexandrie sur le sujet et avec le Discours 40 de Grégoire de Nazianze, consacré au baptême des enfants ; il aurait aussi été intéressant de comparer certains aspects de ce traité avec léloge funèbre de Pulchérie, présent dans le même volume.

Sans surprise, la traduction est non seulement de qualité, mais aussi élégante. On notera toutefois que, probablement pour fluidifier 374le texte français, le Trad. sest autorisé quelques libertés par rapport au texte grec, sans toutefois en trahir le sens. Il laisse notamment souvent de côté les adverbes, ce qui, en de rares cas, aboutit à une perte de sens ; il en est ainsi de lomission de « ontôs » dans lÉloge de Mélèce, 4, l. 30.

Ce volume, lun des derniers publiés par Pierre Maraval, récemment décédé, fera certainement mieux connaître ces textes qui, pour ne pas faire partie des œuvres majeures de Grégoire, nen sont pas moins passionnants.

Rémi Gounelle

Jean Chrysostome, Panégyriques de martyrs. Tome I. Introduction, texte critique, traduction et notes de Nathalie Rambaultavec la collaboration dePaulineAllen, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes » 595, 2018, 372 pages, ISBN 978-2-204-12647-2, 38 €.

Ce volume inaugure une série consacrée aux nombreux panégyriques prononcés par Jean Chrysostome durant sa carrière ecclésiastique. Les cinq textes réunis ici datent vraisemblablement de la période antiochienne de Chrysostome (386-397), mais lun deux, lÉloge des Égyptiens,ne semble avoir été conservé que sous une forme largement remodelée (p. 12, linformation aurait pu être redonnée p. 41-45). Deux des éloges, celui consacré à Juventin et Maximim, et celui dédié aux Égyptiens, semblent être liés à des cultes assez récemment établis ; ceux des autres saints honorés – Romain, Julien, Barlaam – le sont de plus longue date.

Ces cinq textes sont nouvellement édités, sur une base manuscrite partielle, présentée et analysée en introduction. Le principe ayant guidé lédition est le suivant : « privilégier les leçons figurant dans les plus anciens manuscrits chaque fois quelles se révélaient satisfaisantes » (p. 145) – le sens de ce qualificatif nest pas précisé. Lapparat critique est négatif et très concis, ce qui permet de gagner de la place mais ne facilite pas toujours sa lecture ; une série de manuscrits nont en outre pas été pris en compte (p. 128-129), ce qui empêche lanalyse de la tradition textuelle au-delà des exemples cités dans lintroduction. La traduction est de qualité, mais on peut regretter que la Trad. nait pas davantage rendu en français les effets rhétoriques de Jean Chrysostome. Ici ou là, les 375italiques dans les textes français et grecs ne coïncident pas (ainsi, p. 212-123, 248-249).

Les éditions et traductions sont accompagnées dun bel apparat scientifique : chacun des textes est présenté et sa datation discutée (p. 33, il nous semble quil faut lire « en 396 ou 397 » et non « entre 386 et 397 ») ; le « genre de léloge » est ensuite analysé ; les notes à la traduction, auxquelles sajoutent quatre notes complémentaires (dont il aurait été utile de préciser à quel passage des éloges elles se rapportent), sont assez abondantes. Une bibliographie et un index scripturaire complètent ce volume.

Rémi Gounelle

Cyrille d Alexandrie, Commentaire sur Jean. Tome I, Livre I. Texte grec, introduction, traduction, notes et index de Bernard Meunier, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes » 600, 2018, 634 pages, ISBN 978-2-204-13156-8, 59 €.

Œuvre majeure de Cyrille dAlexandrie, ce volumineux Commentaire sur Jean navait jamais encore été traduit en français. Une équipe, coordonnée par lA. et par Marie-Odile Boulnois, sest attelée à ce vaste projet, dont ce volume, consacré au seul livre I, constitue la première étape.

La traduction, précise et brièvement annotée, repose sur un texte grec édité sur la base de nouvelles collations. La priorité a été donnée à la tradition directe et, en son sein, au plus ancien manuscrit, qui est hélas ! aussi le plus fautif, doù la nécessité de recourir également aux leçons transmises par dautres témoins. La tradition manuscrite étant dans lensemble stable, cette édition se distingue de celle de Pusey par trente variantes de détail seulement (énumérées p. 163-164) – elles auraient gagné à être systématiquement indiquées dans lapparat, avec léventuel support manuscrit justifiant la leçon de Pusey : en létat, il nest par exemple pas possible de savoir doù provient le texte édité par ce dernier à la p. 222, l. 83). Lapparat semi-négatif est dans lensemble clair, mais les notations du type « 70(ad lin) » suivies dun ajout (cf. par exemple p. 456) ne sont pas suffisamment explicites ; on peut en outre regretter que les variantes issues des chaînes naient pas systématiquement été indiquées.

376

Après une présentation du texte et de ses sources, difficiles à saisir étant donné la nature de ce commentaire, lintroduction sattache utilement à la relation de Cyrille au texte biblique et aux aspects doctrinaux de ce texte, qui est explicitement dirigé contre les ariens, que lauteur de lévangile aurait déjà combattu selon Cyrille (cf. le prologue du livre I et la note complémentaire p. 605-606) ; ce chapitre fait droit à lusage des syllogismes, qui est une de ses particularités, et au traitement accordé par Cyrille au judaïsme. Suivent une histoire du texte, les principes éditoriaux, les variations par rapport à lédition de Pusey et une bibliographie. Lédition et la traduction sont suivies de quelques notes complémentaires, dont les titres auraient pu être mentionnés dans la table des matières, et dun index scripturaire.

Ce volume, qui constitue le 600e de la collection et, de ce fait, a droit à une belle jaquette colorée, fait honneur aux « Sources chrétiennes » et inaugure de très belle manière la publication de ce majestueux commentaire.

Rémi Gounelle

Martin de Braga, Œuvres morales et pastorales. Introduction [de] Guy Sabbah. Texte latin révisé et traduction [par] Jean-François Bertheletet Guy Sabbah. Annotation [de] Laurent Angliviel de la Beaumelle, Jean-François Bertheletet Guy Sabbah, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes » 594, 2018, 370 pages, ISBN 978-2-204-12789-9, 42 €.

Auteur peu connu, Martin de Braga, né vers 510-520 en Pannonie, a fait un pèlerinage en Orient avant darriver à ce qui est aujourdhui le nord du Portugal, probablement vers 552. Soucieux dinstruire des laïcs, il était, selon son contemporain Venance Fortunat, tout autant versé dans la théologie que dans la philosophie.

Lintroduction présente les multiples aspects de la vie et de lœuvre de Martin et prend position dans le débat qui porte sur eux. Dans des pages à la tonalité parfois un peu apologétique, G. Sabbah évoque la question – quelque peu secondaire – de savoir sil était un théologien denvergure ; soit dit en passant, à deux reprises (p. 15, n. 3 ; p. 31, n. 3) est évoquée limportance de deux œuvres, les Sentences des Pères égyptiens et les Capitula Martini, 377laissées de côté par les Éd. au motif, semble-t-il, quelles ne sont pas « littéraires » (p. 9)…

Le présent volume regroupe onze textes de Martin, dont les titres montrent à la fois leur diversité et leur ancrage plus ou moins philosophique ou théologique selon les cas : Pour repousser la jactance, De lorgueil, De la colère, Règle de la vie vertueuse, Exhortation de lhumilité, Réformer les paysans (un traité particulièrement truculent), De la triple immersion (dans lequel Martin se débat entre arianisme et sabellianisme), De la Pâque, à quoi sajoutent trois poèmes : Dans la basilique, Dans le réfectoire, Épitaphe. Le texte, dépourvu dapparat critique, est repris à lédition de Barlow, ici ou là légèrement modifiée (p. 51-53), sans que le support manuscrit de ces corrections soit toujours explicité (cf. ainsi Formula vita honesta 9, 9 ; p. 200, n. 2). Il est traduit et annoté.

Plusieurs index permettent de sorienter dans ces textes : index scripturaire, index onomastique, index des notabilia – où nont pas été retenues les pratiques condamnées par Martin (à propos des souris, des mites, des éternuements, des chants doiseaux, des fontaines etc.) –, et des principaux auteurs anciens – cet index global ne détaille hélas ! pas les œuvres citées.

Il est réjouissant que ces textes, qui témoignent de la vie et de lévangélisation de la Galicie, soient ainsi mis à la portée du public francophone.

Rémi Gounelle

Libératus de Carthage, Abrégé de lhistoire des nestoriens et des eutychiens. Texte latin dE. Schwartz. Introduction et notes [de] Philippe Blandeau. Traduction [de] François Cassingena-Tréverdyet Philippe Blandeau, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes » 607, 2019, 445 pages, ISBN 978-2-204-13415-6, 35 €.

Le titre français de lœuvre à laquelle est consacré ce volume pourrait laisser entendre quil sagit du résumé dune histoire antérieure. Il consiste en réalité en une histoire abrégée (breviarium), couvrant les années 428-544, due à Libérius, un diacre de Carthage. Ce dernier, chalcédonien, la probablement composée peu avant 566 afin de défendre la résistance de lAfrique face à la condamnation de lœuvre de Théodore de Mopsueste, des écrits anti-cyrilliens de 378Théodoret de Cyr et de la lettre adressée par Ibas dÉdesse à Mari (les Trois chapitres). Lintroduction, qui rappelle le déroulement complexe de ces controverses avant de présenter lAbrégé, défend, contre Meier, la thèse que Libératus est peu favorable à Justinien.

Lœuvre de Libératus est vraisemblablement conservée sous une forme remaniée. Les Trad. suivent lédition de Schwartz en y introduisant « quelques corrections minimes »(p. 85), qui ne sont pas énumérées. Les ajouts et corrections de lÉd. sont signalées sous le texte latin et, le cas échéant, discutées en notes. La traduction, précise et richement annotée, suit les choix de Schwartz, mais pas de façon systématique. On peut regretter que, à plusieurs reprises (par exemple en XXII, 97 ; XXIII, 45), les conjectures de Schwartz soient incorporées dans la traduction mais non dans le texte latin.

Un tableau des règnes impériaux et des successions épiscopales est commodément fourni. Sy ajoutent une bibliographie et de très utiles index : index scripturaire, index des sources citées in extenso dans le Brevarium,index des auteurs et textes cités en notes et index des noms propres (personnes et lieux).

Lœuvre de Libératus avait été traduite en italien en 1989, mais jamais en français, et nétait donc jusquici accessible quaux spécialistes. Ce volume de belle facture est donc fort bienvenu.

Rémi Gounelle

Moyen Âge

Albertus Magnus , Super Iohannem (Ioh. 1, 1-18). Édité par Julie Casteigt, Leuven, Peeters, coll. « Eckhart : Texts and Studies » 10, 2019, ccxliv + 319 + dlxxxvi pages, ISBN 978-90-429-3609-6, 110 €.

Julie Casteigt, Métaphysique et connaissance testimoniale. Une lecture figurale du « Super Iohannem (Jn 1, 7) » dAlbert le Grand, Leuven, Peeters, coll. « Eckhart : Texts and Studies » 11, 2019, xviii + 666 pages, ISBN 978-90-429-3610-2, 115 €.

La somme que forment ces deux ouvrages constitue un apport majeur dans les domaines de lhistoire de la philosophie, de la théologie et de lexégèse, mais nourrit aussi des questions essentielles tant sur la pensée médiévale que sur le rayonnement et la 379réception dAristote. Une approche rapide pourrait faire croire que létude de Julie Casteigt (C.), Métaphysique et connaissance testimoniale…, qui prend appui sur quelques lignes extraites du passage du Super Iohannem dAlbert le Grand, lequel analyse le verset 7 du Prologue de lévangile de Jean, pourrait se suffire à elle-même, sans la présence parallèle de lédition critique. Mais au-delà du contenu même, considérable, de la recherche publiée ici, une superbe leçon de méthode est offerte, avec une parfaite rigueur et une totale honnêteté intellectuelle. Car de la même manière que lévocation directe de la phrase dAristote convoquée dans ce passage (« Ce que les yeux de la chauve-souris sont, en effet, à léclat du jour, lintelligence de notre âme lest aux choses qui sont de toutes les plus naturellement évidentes » ; Métaphysique, α, 1) est superbement éclairée par les références des multiples citations – dans toutes leurs variations – de cette phrase dans une série impressionnante dautres œuvres dAlbert, C. ne présente jamais aucun point de son argumentation sans donner, avec une impeccable précision, le matériau textuel à partir duquel elle la construit, et dans lequel le lecteur trouvera toutes les données de la question. Et cest de la même manière que ces quelques lignes du Super Iohannem sont, en toute clarté, parfaitement intégrées dans lédition de lensemble du commentaire albertien du Prologue de Jean. La réflexion qui est offerte se développe dans un respect absolu de la relation permanente à un réseau – organisé et hiérarchisé – de références, de textes, danalyses complémentaires… Pareil choix est certes attendu dans tout travail académique analogue, mais le voir porté à un tel niveau dexigence ajoute encore au bonheur de la lecture de ces volumes.

Lédition critique et sa traduction française, limpide, sont accompagnées de quatre index : lieux bibliques ; auteurs allégués par Albert le Grand et auteurs allégués par léditeur ; lieux parallèles ; riche index thématique qui, indiquant chaque fois les phrases concernées, constitue un outil de travail de premier ordre. Une longue introduction fait le point sur le Super Iohannem et inclut, entre autres, une étude extrêmement fouillée des témoins et de tous les types de variantes, aboutissant à un stemma général tant pour la tradition manuscrite que pour les versions imprimées. Des appendices également imposants donnent un répertoire des leçons erronées, et un autre des variantes commentées, offrant toutes les clefs au lecteur qui voudra remonter les pistes suivies 380par C. Nous connaissons neuf manuscrits contenant lintégralité du texte, parmi lesquels Toulouse (BM, 162) ne savère finalement pas supérieur aux autres. Le texte imprimé ne se trouvait essentiellement, jusque-là, que dans lédition de Lyon (1651) et celle de Paris (1899). Le choix de limiter celle-ci au commentaire de Jn 1,1-18 est parfaitement justifié par le fait que ces versets constituent la partie doctrinale de cet évangile, avant la partie historique commençant au verset 19.

Dès les premiers mots du titre de létude de C. (métaphysique, connaissance testimoniale), plusieurs points fondamentaux sont posés. Le texte qui définit le territoire de cette recherche doit être cité : « Et il touche le mode du témoignage en particulier, en disant : pour rendre témoignage à la lumière. Et, bien quen elle-même elle soit très manifeste, cependant, notre intellect est, par rapport à elle, comme les yeux de la chauve-souris par rapport à la lumière du soleil. Cest pourquoi aussi, comme dit Denys, il faut quil soit conduit par la main au moyen dune lumière qui lui soit proportionnée et, quant à cela, il a besoin dun témoignage ». Ces extraits du commentaire albertien du verset 7 sinscrivent en effet dans la dimension en très grande partie philosophique de cette œuvre exégétique. Car elle veut montrer que lévangile de Jean constitue une réponse à laporie des philosophes : comment lintellect, qui ne peut exister sans son union au corps, et qui est fondamentalement conjoint aux sens et à limagination, au continu et au temporel, pourrait-il connaître directement le principe ? Albert convoque ici le passage susmentionné de la Métaphysique dAristote (α, 1) dont il est impressionnant de constater à quel point il traverse lœuvre du Colonais.

Quant à la situation centrale du témoignage, et à sa place dans le processus de médiation, ces éléments sont confirmés par le rôle dintermédiaire occupé par Jean-Baptiste. À la différence de lévangéliste, qui a une connaissance directe du principe divin – comme laigle fixe le soleil de son regard perçant –, le Baptiste dispose dun mode de connaissance médiat. Mais si Albert reconnaît pleinement le caractère exceptionnel de celui qui « vint pour témoigner » (Jn 1,7), il déploie une intelligence des figures pour proposer que ce mode de connaissance médiat soit accessible à chacun, pour autant quil soit à lécoute des diverses formes du témoignage, notion qui structure et traverse lévangile de Jean jusquà son évocation puissante dans la fin du dernier chapitre (Jn 21,24).

381

Pour évoquer ensuite les autres mots essentiels du titre de létude, si une lecture figurale peut être proposée, cest en raison des modalités particulières dun réseau de notions dans la pensée albertienne. Les trois images présentes dans les lignes citées – la chauve-souris, la conduite par la main (manuductio, empruntée à Denys), la lumière proportionnée – ne correspondent, dans les divers traités dAlbert, à aucun titre de chapitre, à aucune question qui soit traitée dans un espace spécifique. Mais les occurrences de ces motifs sont considérables, et on les trouve à travers tous les types de textes du dominicain. La lecture de ces occurrences montre une volonté claire de ne pas enfermer une analyse dans la narrativité linéaire dun texte, mais de faire ressortir des structures implicites, de faire résonner des images mentales qui convoquent chaque fois dautres séquences narratives. Cette analyse de lœuvre du maître colonais fait ainsi apparaître comme un des points essentiels de sa pensée et de sa méthode une pratique non doctrinale, mais très concrète et incompréhensible dans une rationalité conceptuelle, dusage de certaines figures analogue à ce quil reconnaît chez Augustin comme une « intelligence figurale ». Car ces figures vont au-delà des diverses images verbales que lon peut repérer ; elles constituent de véritables chaînes textuelles, correspondant à la fois à un mode décriture et au mode de lecture quil appelle.

La place de ces figures dans une pensée du témoignage, et dans le principe fondamental dun mode de connaissance médiat, se révèle être en accord avec ce que les études sur lœuvre dAlbert ont bien décrit comme « une métaphysique du flux ou un système démanation et de conversion reposant sur la production de différents degrés » (p. 21). Le témoignage, tel que Jean le vit et lexprime, apporte une connaissance du principe qui nest pas séparée de la médiation par laquelle il transmet, à travers une hiérarchie de niveaux, la lumière reçue.

Le premier grand chapitre porte sur la figure de la chauve-souris, analysée principalement à partir de ses occurrences dans le corpus aristotélicien dAlbert, la Métaphysique, mais également dans dautres parties de son œuvre. Le passage dAristote exprime une aporie, une rupture infranchissable entre le principe divin et lintellect humain, mais largumentation du dominicain consiste précisément, à laide de plusieurs tripartitions hiérarchiques, à passer du chiasme de ce qui est le plus connaissable en soi et, néanmoins, le moins accessible à lintellect humain, à laffirmation dun 382chemin en niveaux successifs (per gradus ascendens). La figure de la chauve-souris est par ailleurs évoquée, dès la Metaphysica, en trois termes, puisque le grec original y est rendu par trois animaux volants nocturnes, noctua (la chouette), nycticorax (plus ou moins « corbeau de nuit ») et verspertilio (chauve-souris). Lanalyse des textes dAlbert montre quils y sont globalement pris comme des synonymes et quils correspondent à trois traductions différentes utilisées au xiiie siècle, – translatio respectivement vetus, media, nova –, ce qui permet à C. de se référer à très juste titre à cette figure sous lexpression générique « animaux volants nocturnes ». Cela nous amène à une remarque personnelle : il est très éclairant dobserver quune enluminure dun commentaire de la Divine Comédie, dans un important manuscrit pisan remontant à 1330 environ, choisit de représenter précisément ces trois animaux sur la porte de lInferno, au début du chant III, pour exprimer lentrée dans un monde de ténèbres, alors quils ne sont cités ni dans ce passage de Dante, ni dans le texte du commentateur, Guido da Pisa (Chantilly, Musée Condé, ms 597, folio 48). Selon les textes dAlbert, de vraies nuances peuvent séparer ces trois animaux, la chauve-souris constituant alors lextrême inférieur pour ce qui est de la capacité à recevoir et voir la lumière ; ce qui ajoute encore de la force au jeu dopposition qui la situe dans un couple avec laigle qui, lui, voit le soleil en sa roue.

Cet éloignement suprême de la chauve-souris ne fait paradoxalement que renforcer la grande dimension despérance que porte cette figure, car elle est mise en parallèle avec lintellect humain et sa capacité de voir la lumière. Largumentation est au service dun aspect central de la pensée dAlbert, « une complète confiance dans la possibilité pour lintellect humain de connaître et de contempler ce qui est divin » (p. 113). On passe de laporie à la description de la traversée de plusieurs tripartitions hiérarchiques parallèles, citées ici à partir de leurs niveaux supérieurs ; celle de la lumière, lux en acte dans sa source, lucere dans lacte démaner, lumen reçue dans un corps ainsi illuminé ; celle des intelligibles, de labsence de mélange avec la matière jusquau continu et au temporel ; celle des intellects, respectivement divin, de lintelligence séparée, de lhomme ; celle des sciences théoriques là aussi dans le sens décroissant, de la métaphysique (entendue comme theologia, connaissance de la cause première) à la mathématique puis à la physique. La figure de lanimal volant nocturne permet de proposer une continuité 383entre les niveaux dintellects et de faire valoir quil est possible de vivre, par létude, une remontée progressive à travers la hiérarchie des sciences, jusquà la métaphysique comprise comme science du divin. La résolution du chiasme aboutit à la thèse hardie quune chauve-souris peut, dune certaine manière, voir la lumière du soleil et devenir un aigle.

Le deuxième temps majeur de létude est consacré à la manuductio, qui est indispensable parce que, à linstar de la chauve-souris qui ne peut regarder la lumière du soleil en face, lintellect humain ne peut voir immédiatement le principe et a besoin dun mode de connaissance médiat. À partir dun passage du De caelesti hierarchia du Pseudo-Aréopagite, Albert convoque la nécessité de « conduire par la main » lintellect qui, conjoint au corps, ne saurait en soi connaître ce qui est spirituel. Les questions soulevées sont multiples, comme létape de ladmiration, signe et connaissance de lignorance, lenseignement en paraboles comme médiation sensible, le rôle particulier de la manuductio pour les commençants, lusage de lanalogie, la place des images dans une théologie symbolique, le passage par les formes et leur nécessaire abandon, la relation de mélange puis de séparation progressive de la lumière et de lobscurité… Le paradoxe est alors le fait que laboutissement de la manuductio, connaissance par médiation, aboutit à son inverse, limmédiateté de la connaissance, la vision de ce quAlbert nomme « la vérité nue ». De même quil y a continuité entre le fleuve et la source dont il émane, il sagit, grâce au passage par un discours où le divin est exprimé par des symboles, datteindre un langage où il est restitué sans leur aide, de manière directe. Lintelligence figurale est à comprendre comme la perception simultanée des divers sens de la médiation – sans les opposer entre eux – et répond à la nature de lintellect humain qui doit assumer sa double nature, contradictoire, dintellect et dhumain.

Le troisième grand chapitre approfondit les questions complexes que pose, à travers lintelligence figurale, le mode de connaissance propre à lintellect humain qui, « conduit par la main » vers le principe, interprète les images à la fois dans leur singularité et dans les relations de ressemblance quil découvre entre elles. Dans ce travail dimagination, dinterprétation de la manière dont le principe se met en figures, « simagine », lintellect suit en sens inverse le chemin par lequel le principe se manifeste. Le repérage des ressemblances est un acte clé de ce processus, et on en trouve une analogie dans le 384travail que fait linterprète face aux rêves, ce qui ouvre à des questions comme celle des similitudes métaphoriques et de la distinction entre sens figurés et sens propres. La connaissance des songes – à la condition de repérer ceux qui sont une révélation –, manifestant la manière dont des visions purement intellectives sont reçues sur le mode du particulier et du composé, permettant de comprendre la genèse des images, ouvre la voie à une intelligence figurale qui fait ce chemin à rebours, retrouvant peu à peu les réalités divines dans les intellects supérieurs, à partir de leurs manifestations dans les intellects inférieurs.

La figure du vase de lumière, citée à partir du Baptiste compris « comme un vase de lumière qui illumine et est à la fois illuminée » (sic, p. 402), sinscrit dans une autre tripartition hiérarchique, 1) montant des corps opaques ou noirs, qui ne font que réfracter la lumière 2) vers des corps qui la reçoivent mais seulement en vue dun éclat extérieur et 3) aboutissant à ceux qui la reçoivent en profondeur et qui sont comparés à des vases de lumière. Une riche typologie de comparaisons est déployée, incluant entre autres limage de lescarboucle, gemme qui peut emmagasiner la lumière puis la restituer un certain temps ; image qui permet aussi de ne pas confondre la réception dune qualité avec la ressemblance parfaite avec celle-ci. Être un composé, fait de mélange, revient à être situé dans un lieu médian et non sur les sommets, et être témoin nest pas être fils. Mais précisément parce quil est un composé, le témoin, dans le prologue de Jean, comprend aussi en lui léclat du principe, ce qui permet de « briller dans les ténèbres ».

Les travaux antérieurs de C. sur la pensée de Maître Eckhart (dont son livre de 2006, Seul le juste connaît la justice. Connaissance et vérité chez Maître Eckhart) lui donnaient des outils évidents pour la question légitime de la comparaison entre les interprétations respectives de Jn 1,6-8, données par les deux dominicains rhénans. Cest lobjet du quatrième grand chapitre, dans lequel la conception albertienne du témoin est vue dans toute sa différence avec celle du fils, centrale pour son successeur dans le temps. Pour ce dernier, cest lengendrement en tant que fils de Dieu qui est au cœur du prologue johannique, ce qui ouvre à la nécessité de la connaissance immédiate, sans la possibilité de laquelle la médiation perd tout sens. Eckhart et Albert insistent chacun, respectivement, sur un des aspects de la relation quentretiennent immédiateté et nécessité de la médiation. Mais ils placent tous deux, au cœur de 385la question, lacte par lequel le principe est source dune lumière qui illumine.

Au-delà de lapport capital de ces travaux de C. pour une lecture dAlbert le Grand qui touche en particulier à la noétique, lanthropologie, lherméneutique et la métaphysique, le lecteur est nourri par lintégration des textes et des séquences danalyse qui montre comment lexégèse peut être vivante, se déployant dans un mouvement dinterprétation ouvert, en une dynamique qui à la fois englobe et sait différencier. Remercions les Éditions Peeters davoir matérialisé une recherche qui fera date, dans le double apport de la parfaite clarté de largumentation et du foisonnement dun très dense apparat critique qui lui permettra de susciter à son tour des pistes nouvelles et stimulantes.

Christian Heck

Franz Machilek, Jan Hus (um 1372-1415). Prediger, Theologe, Reformator, Münster, Aschendorff, coll. « Katholisches Leben und Kämpfen im Zeitalter der Glaubensspaltung » 78/79, 2019, 271 pages, ISBN 978-3-402-11099-7, 29,90 €.

Né en 1934 en Tchécoslovaquie, Franz Machilek, qui a occupé dimportantes fonctions darchiviste à Nuremberg puis à Bamberg, est décédé il y a quelques mois. Aussi sa biographie de Jan Hus constitue-t-elle son testamentaire littéraire. Il sagit de la version, considérablement augmentée, dune brochure parue en 2015 à loccasion du 600e anniversaire de la mort de Hus. Il est à noter que cest le regretté Anton Schindling, dont lintérêt pour lEurope centrale est bien connu, qui a donné à lA. limpulsion décisive pour remettre sur le métier son ouvrage.

Une proportion importante des études consacrées à Hus a paru en langue tchèque (voir la bibliographie, p. 217-271). Or lA. connaît parfaitement ces travaux, de même que les écrits de Hus, ce qui lui permet de brosser un portrait bien informé et vivant du maître de Prague. Après une introduction qui fait létat de la question et traite longuement de la récupération politique de Hus depuis le xixe siècle, lA. campe le contexte politique, économique, social, intellectuel et religieux de la Bohème, et plus particulièrement de sa capitale, Prague, avant Hus. Le cœur de louvrage est constitué 386par les 30 sous-chapitres consacrés à la vie et à lœuvre de Hus (p. 61-202). LA. accorde une place importante à la querelle qui a agité lUniversité de Prague au sujet des écrits de Wyclif et joué un rôle important dans lévolution spirituelle de Hus. Il traite de sa prédication en langue vernaculaire, des fondements de sa théologie et de ses différents écrits. Il passe rapidement sur le rectorat de Hus à Prague (1409-1410) ainsi que sur ses liens avec les Lollards (1410-1411), pour sattarder sur les conflits des années 1411-1412 autour de la réforme de lÉglise, puis sur la dispute du 17 juin 1412 contre les abus des indulgences. Il expose les interprétations que Hus a données, peu avant que lInterdit sur Prague entre en vigueur (27 novembre 1412), du Credo, du Décalogue et du Notre Père. Il présente la polémique anti-hussite et le traité De Romana ecclesia, dont Hus a achevé la rédaction en mai 1413 à la Ziegenburg ; ce traité, qui non seulement définit lÉglise comme la communauté des prédestinés, mais encore aborde de manière polémique les questions du pouvoir des clés, de lautorité du pape et de la curie, allait constituer lune des principales pièces à charge lors du Concile de Constance. LA. étudie également les écrits pastoraux rédigés par Hus durant son exil, ainsi que ses conceptions politiques. Les préparatifs en vue du Concile, le voyage vers Constance et surtout la comparution de Hus sont documentés à laide de la correspondance de Hus et de la Relatio de P. de Mladionowitz. Quant à la condamnation prononcée sur Hus, lA. estime, avec la recherche récente, que sa vision de lÉglise était totalement inconciliable avec la conception « sacramentelle-hiérarchique » des pères conciliaires ; cest pourquoi il était « conséquent » quun concile contraint de ne laisser aucun doute sur sa propre orthodoxie en vînt à contraindre le déviant à se rétracter puis le condamnât (p. 200). Dans deux brefs chapitres conclusifs, lA. examine la question dune réhabilitation de Hus (« hérétique ou réformateur » ?), en lien avec sa place dans les dialogues œcuméniques et les prises de position du pape depuis la visite de Jean-Paul II à Prague en 1990 jusquaux propos de François le 15 juin 2015.

On souhaite la plus large diffusion à cette biographie claire, à linformation sûre et aux jugements pondérés.

Matthieu Arnold

387

Eric Marshall White, Editio princeps. A History of the Gutenberg Bible, Londres, Harvey Miller Publishers / Turnhout, Brepols, 2017, 465 pages, ISBN 978-1-909400-84-9, 120 €.

Cet ouvrage de grand format (30,5cm x 23cm), riche de plus de 110 illustrations en couleurs, ne relate pas seulement ni même principalement lhistoire des débuts de limprimerie en Europe et de limpression de la fameuse Bible aux 42 lignes de Gutenberg (p. 17-61). Il se consacre pour lessentiel à la postérité de cette Bible, après que, au xve siècle, Gutenberg a été unanimement célébré comme linventeur de limprimerie puis que, durant les deux siècles suivants, sa Bible, anonyme, a été complètement oubliée (p. 62-81) : on ne parlait alors de cette Bible que de manière abstraite, une Bible perdue qui aurait été imprimée à Mayence en 1450.

LA. établit, grâce à des recherches minutieuses, comment le processus de réhabilitation et même de canonisation de la « Bible de Gutenberg » sest déroulé du xviiie au xxe siècle (p. 83-299), avec la découverte progressive des exemplaires restants de la fameuse Bible aux 42 lignes et son attribution à limprimeur de Mayence. Le premier universitaire à associer cette Bible à Gutenberg et à linvention de limprimerie fut Christoph Hendreich (1630-1702 ; voir son annotation manuscrite dans lexemplaire de Berlin, Staatsbibliothek Preussischer Kulturbesitz, vers 1700 ; p. 87) ; suivirent les attributions à Gutenberg des exemplaires de la Hofbibliothek de Aschaffenburg (1745), de labbaye bénédictine de Saint-Blaise (Forêt Noire, 1760) et de la fameuse « Bible Mazarine » (1763). En tout, ce sont 24 exemplaires qui apparaissent au xviiie siècle ; 11 dentre eux se trouvent en Allemagne ou en Autriche, 7 en France ou en Flandre et 6 en Angleterre ou en Écosse. Le mouvement se poursuit tout au long du xixe siècle, durant lequel un tiers des exemplaires ayant subsisté sont tirés de leur long sommeil, le plus souvent dans des monastères. LA. reconstitue lhistoire, souvent passionnante, de chaque exemplaire. Certaines découvertes eurent lieu dans des conditions rocambolesques. Ce fut le cas lors de linventaire effectué en 1889 à Hopetoun House, la résidence écossaise de John Adrian Hope qui souhaitait vendre sa bibliothèque avant de partir en Australie, où il venait dêtre nommé gouverneur de Victoria : Tom Hodge, employé de la société Sotheby, découvrit par hasard les deux volumes de la Bible derrière des flacons de médicaments, quelques minutes avant de sauter dans le train qui devait le ramener à Londres (voir 388p. 258 sq.). La moisson est moindre au xxe siècle, mais on relèvera quen 1983, François Joseph Fuchs, alors directeur des Archives de la Ville de Strasbourg, signala la découverte, dans sa ville, de plusieurs folios dune Bible de Gutenberg renfermant quelques chapitres du livre de Jérémie (voir p. 293).

Cette enquête historique approfondie est complétée par le catalogue détaillé des Bibles de Gutenberg, y compris les exemplaires « fantômes » (p. 307-353). Quelques 1 000 notes, rejetées en fin de volume (p. 355-402) et une importante bibliographie (p. 403-450) confirment le caractère érudit de cet ouvrage, qui est aussi un « beau livre ». Plusieurs index (p. 451-465) en facilitent la consultation.

Matthieu Arnold

xvi e -xviii e  siècle

Erminia Ardissino, Élise Boillet (éd.), Lay Readings of the Bible in Early Modern Europe, Leyden – Boston, Brill, coll. « Intersections », 2020, xv + 312 pages, ISBN 978-90-04-41742-7, 107 €.

Cet ouvrage collectif est issu dun programme de recherche soutenu par le Centre détudes supérieures de la Renaissance (CESR) de lUniversité de Tours. Les Éd. sont des spécialistes de Dante et de la littérature savante laïque en Italie pour la première et de lArétin pour la seconde, celle-ci préparant aussi lédition de ses paraphrases bibliques, après un ouvrage remarqué, en 2007, LArétin et la Bible (Genève, Droz). Lintroduction quelles co-signent sattache à retracer le cadre général de la pratique de la lecture de la Bible par les laïcs à lépoque moderne. Dès le xiiie siècle, le fait est bien connu, les laïcs, soutenus par les ordres mendiants, sont les moteurs de la croissance continue de la lecture en langue vernaculaire, notamment dans le domaine biblique. Cette propagation de la Bible en langue vernaculaire ne concerne pas seulement les exercices de piété : lÉcriture sert aussi de modèle et devient source dinspiration pour les idées politiques, pour les méthodes déducation, pour léthique sociale et familiale, domaines de souveraineté des laïcs.

Une première partie examine la Bible comme référence constante dans la société de la première modernité. Les premières contributions 389font le choix dembrasser un vaste champ chronologique en sélectionnant des exemples significatifs. Sous le titre « Fides ex auditu », G. Campbell retrace la transmission de la foi sous couvert de la doctrine de la conceptio per aurem, depuis Éphrem le Syrien et le pseudo-Augustin jusquà Shakespeare (Cleopatra), Rabelais (Gargantua) et Milton (Paradise Lost). F. Dupuigrenet-Desrousilles évoque la Bible dans lEurope moderne « sous le signe de Jonas », en décrivant limportance accrue accordée à lAncien Testament à côté du Nouveau, les prophètes se partageant, avec les évangélistes, la vedette dans les représentations iconographiques et les commentaires. J.-P. Cavaillé sattache aux usages « irreligieux » de la Bible, depuis Bonaventure Des Perriers jusquà Louis Machon, apologète de Machiavel.

La deuxième partie regroupe des contributions usant dune méthode plus traditionnelle détudes de sources sur un laps de temps limité. Elles traitent des débats entrepris à propos de la lecture de la Bible par les laïcs en Espagne (I. J. García Pinilla) et à Genève (M. Engammare), ou en milieu catholique, sous la figure de Bellarmin (T. Ó hAnnracháin).

La troisième partie est consacrée à la diversité des livres en langue vernaculaire, à leurs usages et à leur interprétation. Une première étude traite de la place des évangiles dans les Vies ou Passions du Christ en français (M. Hoogvliet). La contribution dÉ. Boillet évoque la littérature biblique en italien, sous langle des auteurs et des lecteurs. W. François aborde la production biblique à lheure de la confessionnalisation et X. Bisaro la pratique des psaumes dans les « Petites Écoles » catholiques.

La dernière partie est consacrée au rôle de la lecture de la Bible dans la formation des identités sociales et professionnelles, avec, tout dabord, une contribution de C. Pennuto sur le De sacra philosophia de F. Vallés et sa lecture médicale de lÉcriture. Lœuvre de Johannes Kepler, en lien avec la réforme de la théologie et lastronomie nouvelle, est traitée par S. Gattei. Enfin, E. Ardissino donne une étude de genre sur les interprétations de la Genèse par des femmes, promouvant légalité des sexes. Ce beau volume se clôt par une postface qui envisage la lecture de la Bible par les laïcs sur un long terme.

Même si la méthode employée par certaines études pointillistes peut déconcerter, lensemble donne un volume bien documenté et solide, offrant de nouvelles pistes de recherches dans ce champ très 390labouré de la lecture de la Bible par les laïcs à lépoque moderne. Le tout est structuré intelligemment, et le travail éditorial très soigné.

Annie Noblesse-Rocher

Marie-France Monge-Strauss, Traduire le Livre de Jonas. De Lefèvre dÉtaples à la version révisée de Genève (1530-1588). Préface de Marie-Christine Gomez-Géraud, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de la Renaissance » 22, 2020, 688 pages, ISBN 978-2-406-07279-9, 68 €.

Louvrage est issu dune thèse en doctorat de lettres préparée sous la direction de la préfacière et soutenue en 2014. Il sagit dune étude comparative de 13 traductions en français du livre de Jonas, depuis la version selon Lefèvre dÉtaples en 1530 jusquà la Bible révisée genevoise de 1588.

Louvrage souvre sur une introduction qui met en évidence les enjeux de ces traductions du xvie siècle : le retour des humanistes aux sources, la place des langues vernaculaires dans le projet réformateur et limportance des traductions en ce siècle qui voit fleurir aussi les paraphrases et les tragédies bibliques. Une première partie est consacrée au livre de Jonas lui-même, à son genre littéraire, à sa réception théologique et à sa fortune littéraire et artistique. LA. présente ensuite le corpus de traductions retenu. La partie suivante est relative à la méthode danalyse de ces traductions : comparaison des éditions entre elles puis avec le texte massorétique, selon les items – chaque verset du livre de Jonas est donné dans toutes les traductions retenues, offrant une vue synthétique –, la syntaxe, les structures narratives et les paratextes. La troisième partie commente les résultats obtenus pour caractériser les choix des traducteurs : diversité des traductions, traitement des récurrences et des hébraïsmes. La conclusion prend de la hauteur et propose une réflexion sur la philologie et lexégèse en ce siècle décisif pour les traductions bibliques, présente les enjeux des choix lexicaux opérés par les traducteurs, avant de replacer cette entreprise de traductions dans le contexte sociologique de lépoque, notamment en regard de la place des juifs et de lhébreu dans ce siècle de chrétienté bouleversée. Quatre annexes proposent le texte massorétique de Jonas, la traduction de Genève de 1588, lAvertissement aux 391marchands, libraires et imprimeurs et la présentation groupée de quelques versions latines. Dans la bibliographie, bien documentée quoiquessentiellement francophone, des articles dérudition, comme ceux de Gilbert Dahan, côtoient étonnamment des articles de vulgarisation, comme ceux produits par la revue Foi et Vie. Le lecteur se demandera aussi pourquoi sources et littérature secondaire sont mêlées dans la partie consacrée à lhébreu (p. 673 sq.) alors quelles sont bien distinguées par ailleurs.

Ces quelques remarques nenlèvent rien à lintérêt que présente cet ouvrage, très bien présenté par ailleurs. Il sagit dune entreprise de grande qualité, menée selon les règles de lanalyse littéraire, et qui peut être considérée comme un modèle de protocole méthodologique pour ce genre détude comparative, offrant une vue synthétique des traductions au siècle des Réformes.

Annie Noblesse-Rocher

Paula Barros, Inès Kirschleger, Claudie Martin-Ulrich (dir.), Prêcher la mort à lépoque moderne. Regards croisés sur la France et lAngleterre, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres » 446, 2020, 376 pages, ISBN 978-2-406-10027-0, 46 €.

Stefano Simiz (dir.), Prêcher dans les espaces lotharingiens xiiie-xixe siècles, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres » 474, 2020, 263 pages, ISBN 978-2-406-08975-9, 23 €.

Deux volumes parus la même année témoignent de la vitalité actuelle des recherches relatives à la prédication. Le premier est le fruit du colloque « Le sermon et la mort » qui a eu lieu en 2012 à Montpellier, le second publie les actes dun colloque organisé en 2016 dans le cadre du projet ANR « LODOCAT » (Chrétientés lotharingiennes - Dorsale catholique, ixe-xviiie siècle, 2015-2018).

Le projet de Prêcher la mort à lépoque moderne se définit à la fois par une aire géographique et un cadre chronologique limités (principalement les xvie-xviie siècles), ainsi que par un thème précis (la rencontre entre le sermon et la mort), ce qui lui confère une grande cohérence. Il met en évidence la dimension non seulement pastorale et théologique, mais encore éminemment politique, lorsquil sagit des funérailles dun souverain, des prédications prononcées au début de lépoque moderne.

392

Les dix-neuf études (quinze en français, quatre en anglais) sont distribuées de manière équilibrée dans les trois parties « revendiquer », « accompagner » et « commémorer », qui correspondent respectivement à la fonction didactique voire polémique de la prédication, à sa fonction pastorale et à la commémoration des défunts. Cette logique est convaincante, mais comme chaque sermon prêché aux endeuillés tout à la fois revendique, accompagne et commémore, nous ne la suivrons pas pour présenter ces articles de haut niveau. (Seule la traduction des citations allemandes pose quelques problèmes, mais on saluera le fait que la plupart des auteurs se sont donné la peine de traduire, dans le texte ou en note, les citations en langue étrangère.)

Ces études concernent pour près de la moitié lAngleterre, pour lautre moitié la France, avec une comparaison ponctuelle dans laire germanique (S. Gautier se penche sur les sermons funéraires luthériens au xviie siècle). Certaines dentre elles ont trait au temps long : E. Tingle étudie les enseignements sur le purgatoire en France entre 1500 et 1700, et V. Ferrer le rôle du livre dans la préparation à la mort, genre qui, entre lexvie et le xviie siècle, évolue de lexhortation à la consolation ; quant à J. Gœury, il présente le corpus des récits du « dernier prêche » et des publications de ces sermons dans les Églises réformées du xvie au xxe siècle. Dautres articles couvrent une période de quelques décennies : R. Houlbrooke présente les sermons rassemblés dans le recueil The House of Mourning (trois éd. entre 1640 et 1672), qui relèvent pour partie de la préparation à la mort, pour partie du réconfort au endeuillés ; C. Meli traite léloge des vertus féminines dans dix oraisons funèbres publiées au début du règne de Louis XIV, entre 1663 et 1684 ; P. Pritchard sintéresse aux sermons funèbres des « dissidents » ou « non conformistes » anglais entre 1660 et 1700 ; les quelques sermons funèbres prononcés par Jacques Abbadie, pasteur au Refuge entre 1680 et 1727, font lobjet dune étude de R. Whelan.

Plusieurs contributions portent sur un prédicateur ou un auteur : le chanoine de Notre-Dame Simon Vigor (1515-1575), étudié plus sous langle de sa polémique confessionnelle que sous celui de ses sermons sur la mort (A. Paschoud) ; Denys Peronnet, auteur en 1577 dun Manuel general et instruction des curez qui insiste sur lobligation de « satisfaire » après la mort (C. La Charité) ; C. Drelincourt (M. Carbonnier-Burkard), dont la consolation privée destinée aux pasteurs cherche à compenser labsence de 393sermon funèbre dans lespace réformé français. Certaines études se concentrent même sur une prédication : le sermon prononcé en 1511-1512 par Johan Colet devant lassemblée du haut clergé de la province de Cantorbéry, qui présente une vision céleste de lÉglise (J. Arnold) ; lExhortation agaynst the Feare of Death (1547) de Thomas Cranmer (M. Vénuat) ; lhommage que John White, évêque de Winchester, rend à Marie Ire en décembre 1558, et qui tourne au réquisitoire contre les réformés (I. Fernandes) ; léloge par John Donne de Lady Danvers publié en 1627 avec des poèmes de George Herbert, fils de la défunte (A.-M. Miller-Blaise) ; la prédication que donne en 1678 Pierre Du Bosc, rescapé de la mort, sur sa propre maladie et sa guérison (H. Bost) ; le sermon de Richard Werge lors des funérailles dun gentilhomme en 1683, qui fait le lien entre la mort et la repentance (N. Bourgès). Seul C. Jérémie propose une comparaison entre les sermons funèbres de deux auteurs, Edwyn Sandys et Edmond Gryndal, tous deux nés en 1519 et exilés sous le règne de Marie Tudor. Last but not least, C. Belin montre comment, dans ses oraisons funèbres, Bossuet subvertit le « modèle canonique » en faisant apparaître la vanité de léloge des défunts, voire de toute éloquence humaine face à la mort.

La cohérence de ce beau volume est renforcée par une introduction substantielle (p. 7-30) qui donne un aperçu historiographique des recherches portant sur le sermon ou la prédication (les Éd. sattachent par ailleurs à en donner une définition générique) puis des travaux consacrés à la mort. Lindex des notions, trilingue (français ; anglais ; latin pour les notions rhétoriques) et fort détaillé, lindex des noms et lindex biblique contribuent eux aussi à la cohésion de cette somme.

Si lon sen tient aux termes du débat posé il y a plusieurs décennies par Jean Delumeau, pastorale de la peur ou pastorale rassurante, les études rassemblées ici plaident incontestablement en faveur dune pastorale qui réconforte les vivants, les rassure et leur propose des modèles de vie. Toutefois, chacune des confessions « prêche la mort » avec sa théologie propre et elle tient en conséquence les motifs de réconfort spécifiques à la confession rivale pour autant déléments inquiétants : il en va ainsi du purgatoire vu par les réformés, les luthériens et les anglicans, et de lélection considérée par les catholiques, ou encore de la place respective de la foi et des œuvres.

La perspective du second volume, qui porte sur le temps long qui va du xiiie au xixe siècle, est plus historique que littéraire ou 394théologique. Ses dix études (deux sont en langue italienne) traitent moins du contenu des sermons prononcés que des occasions de la prédication, des rapports entre les sermons et les pouvoirs institués, voire du contrôle de la prédication. Lhypothèse que les organisateurs du colloque souhaitent vérifier concerne le lien entre une prédication singulière et une région spécifique, la « Lotharingie-dorsale catholique », avec ses caractéristiques confessionnelles, politiques et linguistiques.

Dans la première partie, « Contextes et autorités », L. Gaffuri traite de la prédication au Piémont durant le xve siècle ; létude de C. Borello est censée porter sur les prédications protestante et juive dans les années 1770-1815 mais, faute de sources, elle se fonde surtout sur des lettres pastorales, des discours et des recueils de prières pour établir combien juifs et protestants clament leur soumission aux autorités en place.

Forte de quatre contributions, la deuxième partie, « Mobilité et messages des prédicateurs », étudie successivement la prédication des observants italiens au xve siècle, en particulier sa diabolisation des hétérodoxes (L. Viallet), celle du frère minime François Humblot au début du xviie siècle, qui elle aussi mêle étroitement pastorale et controverse (F. Henryot, qui invite à dépasser la logique spatiale de la « dorsale catholique »), celle dAndré Valladier à Metz, qui défend âprement la souveraineté des rois de France sur Metz (1608-1638 ; J. Léonard), et enfin les sermons du père Hyacinthe Loyson, « grand voyageur en christianisme », au xixe siècle (S. Scholl).

La dernière partie est dévolue aux « Espaces et sanctuaires » de la prédication : les espaces de la prédication mendiante en Auvergne (v. 1250-v. 1530), dans une contribution synthétique qui traite également des formes de cette prédication et des modalités de sa diffusion (C. Bourguignon) ; les célébrations ayant eu lieu dans léglise de la Visitation à Milan aux xviiie et xixe siècles (D. Sora) ; le thème de la croisade au xixe siècle, en lien avec les révolutions italiennes de 1848, qui montre de manière convaincante comment cette prédication guerrière a préparé le retour en force du thème de la croisade durant la Première Guerre mondiale (I. Veca) ; lespace constitué par les « chaires de vérité “belges” » (planches p. 231-236), chaires baroques érigées principalement dans les années 1700-1720 et 1750, et qui caractérisent les Pays-Bas méridionaux (Ph. Martin).

Les index des noms et des thèmes (p. 249-251) ont été établis a minima, à la différence de lindex des lieux (p. 253-255). On saluera 395par contre les belles « conclusions » synthétiques de F. Meyer, qui répondent aux « introductions » de S. Simiz ; elles lient la gerbe, jugent prudemment quen Lotharingie, la prédication a probablement renforcé un lien entre religion et politique plus marqué quailleurs, et signalent des thèmes quelque peu négligés, comme les questions économiques et financières, ou encore le rapport des prédicateurs avec leur hiérarchie.

Lun et lautre ouvrages mentionnent, dans leur bilan historiographique, le colloque « Annoncer lÉvangile : permanences et mutations de la prédication (xve-xviie siècle) » organisé à Strasbourg en 2003 et publié trois ans plus tard. Nous nous réjouissons que cette manifestation ait contribué à ranimer lintérêt pour un champ détudes dont ces deux volumes illustrent toute la fécondité.

Matthieu Arnold

Philippe Desan, Véronique Ferrer (dir.), Penser et agir à la Renaissance. Thought and Action in the Renaissance, Genève, Droz, coll. « Cahiers dHumanisme et Renaissance » 161, 2020, 568 pages, ISBN 978-2-600-06007-3, 62,25 €.

Les 25 contributions de ce volume bilingue (17 en français, 8 en anglais) sont le fruit dun colloque international franco-américain qui sest tenu en deux temps, en 2017 à Paris puis en 2018 à Chicago. Elles examinent comment, en des temps troublés, les penseurs du xvie siècle ont articulé leurs idées et leurs actions, quitte à se contredire parfois. Ces penseurs, qui se distinguèrent des « intellectuels du Moyen Âge » en raison du rôle central que le livre imprimé joua dans la diffusion de leurs idées, furent confrontés, dans des proportions plus fortes quà dautres époques, à des bouleversements dans les domaines tant religieux que culturel et politique.

Compte tenu du thème du présent volume, les titres des différentes sections (I. Penser en actes ; II. Agir en pensant ; III. Entre action et contemplation ; IV. Politique et action militante ; V. Lengagement des philosophes) et la répartition des contributions sont nécessairement quelque peu artificiels. Nous suivrons néanmoins lordre des contributions choisi par les Éd.

Marie Barral-Baron établit de manière très convaincante comment Érasme, adversaire de la censure dans les années 1510, est devenu 396censeur dans les années 1520-1536 en raison des attaques virulentes dont il fit lobjet ; Érasme – au même titre que Luther et en même temps que lui – traverse en 1525 une crise de confiance dans la puissance du langage (voir p. 39). Marina Mestre Zaragoza présente lœuvre politique de Jean-Louis Vivès, en particulier son engagement par la plume pour la concorde, y compris lamour des « Turcs parce quils sont hommes » (p. 62). Pour Marie-Claire Phélippeau, Thomas More a été un « utopiste sans illusions », qui a traqué sans répit les luthériens et leurs écrits. Véronique Ferrer dresse le portrait du bouillant Guillaume Farel, exemple de « la Réforme en actes » par son souci constant dappliquer ses idées en organisant la Réforme francophone ; il précipita les changements plutôt que de les subir (voir p. 99). Dans sa passionnante mise en parallèle des figures de Michel Servet (Restitutio) et de Jean Calvin (Institutio), Olivier Millet rappelle notamment la « lutte judiciaire à mort qui eut lieu [] entre les deux hommes » (p. 107). Dans la droite ligne de son ouvrage Prêcher au xvie siècle (voir RHPR 98, 2018, p. 486-488), Max Engammare traite de la suppression des fêtes chrétiennes à Genève (1538-1550), conséquence des idées théologiques de Calvin. Denis Crouzet se fonde sur les Commentairesde Charles-Quint pour portraiturer lEmpereur en historien et pédagogue, lequel présente à son fils son action prudente comme inspirée par la pensée dÉrasme. Marie-Christine Gomez-Géraud montre que, chez Sébastien Castellion dans les années 1550-1560, le pessimisme et lattente eschatologique ne dispensent pas de laction intellectuelle. Hugues Daussy étudie comment la pensée de François Hotman a influencé lévolution de la pensée politique huguenote. Michel de lHospital, campé par Loris Petris, a lui aussi conjugué action pratique et réflexion théorique sur cette action ; il sest attaché à la politique du juste milieu chère aux humanistes, « tenant la droicte voye, sans decliner ne a destre ne a senestre » (p. 333).

Il nest pas possible de rendre compte de lensemble des contributions, qui toutes sont de haute tenue scientifique et se situent pleinement dans le thème du colloque. Les autres études traitent des penseurs suivants : François Guichardin (Concetta Cavallini), Rabelais (Mireille Huchon), Jacques Grévin (Rosanna Gorris Camos), La Boétie (Philippe Desan), Alessandro Piccolomini (Eugenio Refini), Jean Bodin (Sara Miglietti), Jacques Auguste de Thou (Ingrid A. de Smet ; cet article français aurait mérité une relecture plus soignée), Machiavel (John P. McCormick), 397Montaigne (George Hoffmann et Frank Lestringant), Charles, cardinal de Lorraine (Jean Balsamo), François de La Noue (Amy Graves Monroe), Girolamo Cardano et Giambattista della Porta (Armando Maggi), Francis Bacon (Thierry Gontier) et Andreas Frisius Modrevius (Steffen Huber).

De laveu même des Éd. (p. 17), Luther est, avec Martin Bucer, lun des grands absents de ce volume. Toutefois, la substantielle introduction évoque, un peu rapidement il est vrai, sa réponse de 1525 aux paysans révoltés (voir p. 15). Par ailleurs, dans son article sur La Boétie, Ph. Desan affirme de manière assez surprenante que lExhortation à la paix… (1525) est l« un des rares textes qui font de Luther un penseur social et non plus seulement un théologien » (p. 261).

Même privé de Luther, cet ensemble érudit, clair et cohérent remet en cause, y compris pour Érasme, « limage du penseur ou du savant, distant du tumulte du monde » (p. 8). Il comporte des « éléments de bibliographie critique » (p. 551-554) et un index des noms (p. 555-564).

Matthieu Arnold

Andrew J. Niggemann, Martin Luthers Hebrew in Mid-Career. The Minor Prophets Translation, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Spätmittelalter, Humanismus, Reformation » 108, 2019, xiv + 411 pages, ISBN 978-3-16-157001-8, 129 €.

Publication dune thèse soutenue en 2018 à lUniversité de Cambridge, cet ouvrage sintéresse à la manière dont, au « milieu de sa carrière académique », Martin Luther a traduit lhébreu. En effet, les principaux travaux sur les compétences de Luther en hébreu, dus notamment à Siegfried Raeder, concernent la période qui va des années 1515 à 1521, soit les années entre la fin de son premier cours sur les Psaumes et larrêt de ses Operationes in Psalmos.

LA. délaisse les psaumes pour se concentrer sur la traduction des « petits prophètes ». Il présente le contexte et lhistoire de cette traduction, ainsi que les ressources dont disposaient Luther et ses collègues à Wittenberg (ch. 1). Il sattache au combat de Luther avec les « obscurités » du texte hébraïque (« Der text ist hie [= hier] finster, das ist seer Ebreisch », 1526, à propos de Ha 3,2) et aux différentes traductions du Réformateur, inconséquentes voire contradictoires à ses yeux (ch. 2). À laide de nombreux exemples précis, il étudie 398au ch. 3 la manière dont Luther sapplique à rendre l« intensité sémantique » de lhébreu, ainsi que les termes hébraïques quil rend par Anfechtung (tribulation ; ainsi ṣāra, Jon 2,3). En se fondant sur quatre cas (Za 2,13 et 12,2 ; Na 1,3 ; Am 8, 1-2), il examine comment Luther recourt à dautres passages de lAncien Testament pour traduire les passages difficiles des petits prophètes (ch. 4). Enfin, il pense pouvoir établir un lien entre lemploi, par Luther, dun certain nombre de termes de la tradition mystique (le terme Anfechtung joue à nouveau un rôle important dans linterprétation de lA.) et sa traduction des petits prophètes (ch. 5).

La conclusion générale (ch. 6), un peu scolaire à linstar des sommaires des différents chapitres, sattache à rappeler à plusieurs reprises la « contribution fondamentale » que le présent ouvrage a voulu apporter (p. 217) voire quil est convaincu dapporter (p. 220) aux études sur Luther. Il appartiendra, sans doute, à dautres que lA. den juger. En tout cas, son étude, qui repère maints changements intervenus dans la Deutsche Bibel entre 1532 et 1546, confirme, si besoin était, quen traduisant, Luther na pas seulement cherché à parler à l« homme du peuple » (visée cibliste de la traduction) ; il a été également, comme létablit le présent livre, particulièrement attentif aux langues sources du texte biblique. Plutôt que de voir, avec lA., une véritable méthodologie de la traduction dans lÉpître sur lart de traduire (1530) et den inférer par conséquent des contradictions entre la théorie et la pratique, on soulignera avec lui quun certain nombre des problèmes philologiques auxquels Luther a été confronté constituent, aujourdhui encore, des « croix » pour les exégètes.

Appendices, bibliographie et index fort détaillés (Bible et sources anciennes et médiévales ; termes hébreux, allemands, latins et grecs ; notions) occupent près de la moitié de cet ouvrage (p. 226-411) et en font tout lintérêt.

Matthieu Arnold

« Maudits livres ». La réception de Luther et les origines de la Réforme en France, [Paris], Bibliothèque Mazarine – Éditions des Cendres, 2018, 339 pages, ISBN 979-10-90853-12-6, 40 €.

À la différence de ce qui sest passé en Allemagne, rares ont été, en France, les expositions de grande envergure qui ont commémoré le 500e anniversaire de la Réformation. Celle qui sest tenue du 39914 novembre 2018 au 15 février 2019 à la Bibliothèque Mazarine, sous le haut patronage du Chancelier de lInstitut de France, revêt une importance dautant plus grande. Le commissariat a été assuré par Florine Lévecque-Stankiewicz, conservateur à la Bibliothèque Mazarine. Outre le commissaire de lexposition, le comité scientifique se composait de Yann Sordet, directeur de la Bibliothèque Mazarine, de Geneviève Guilleminot-Chrétien, conservateur en chef à la Bibliothèque nationale de France, et déminents connaisseurs de lhistoire du livre et de la Réforme en France : Frédéric Barbier, Marianne Carbonnier-Burkard, Yves Krumenacker et Olivier Millet. Les autres auteurs des notices de ce catalogue sont Thierry Amalou, Christine Bénévent, István Monok et Natanaël Valdmann. La majorité des ouvrages présentés proviennent de la Bibliothèque Mazarine, mais certains dentre eux sont issus des fonds de la Bibliothèque nationale de France, de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, de la Bibliothèque de lArsenal ou encore de la Société dHistoire du Protestantisme français.

Écrivons-le demblée, le présent catalogue est à la hauteur des attentes que pouvaient susciter le cadre prestigieux de cette exposition et son accompagnement scientifique. Les reproductions sont de grande qualité, et les 78 notices, chacune longue de une à trois voire quatre pages, sont généralement très complètes. Ces notices sont réparties en six sections quintroduisent à chaque fois une ou deux synthèses dune haute tenue scientifique. La préface rédigée par Yann Sordet (p. 7-10) exprime lambition de lexposition (« examiner dans le détail la réception de Luther à travers les livres, et plus précisément à travers leur possession et leur lecture, leur traduction et réimpression, mais aussi à travers leur contestation, interdiction et destruction », p. 8) et présente les différences phases de la réception de Luther en France à partir de 1518. Lintroduction signée par Hubert Bost (p. 11-14), qui fait son profit du numéro spécial de la Revue dHistoire du protestantisme consacré au « Luther des Français » (no 2017/2), en replace le propos dans le cadre plus large des images de Luther et de la « réception de la Réforme, à court et à long terme ».

Les documents de la section I, « De nouvelles sensibilités, de nouveaux textes, de nouvelles lectures » (F. Barbier), nous renseignent sur la théologie, sur la piété et sur les mentalités de la fin du Moyen Âge. On y trouve notamment la traduction latine de la Nef des fous (no 1, Stultifera navis, Paris : [Johannes Philippi], 1498), qui avait paru quatre ans plus tôt, lédition par Érasme des Adnotationes de Laurent Valla au Nouveau Testament (no 2, Paris : Jean Petit, Josse Bade, 1505), une 400version française du « best-seller » limitatio Christi (no 3, Le livre de imitatione Christi, Rouen : Jean Le Bourgeois, 1498), la Prognosticatio de Johann Lichtenberger (no 5, [Cologne : Peter Quentell], 1526) qui sappuyait sur la conjonction de 1484, la Biblia cum postillis Nicolai de Lyra (no 7, Strasbourg : [Johannes Grüninger], 1492), la Bible historiale de Guyart des Moulins (no 9, Le Premier volume de la Bible en francoiz, Paris : Antoine Verard, [vers 1510]) ainsi quun exemplaire du Novum Instrumentum édité par Érasme (no 11, Bâle : Johann Froben, 1516) ayant appartenu au Landgrave Philippe de Hesse.

La section II, « 1518-1521. Luther à Paris » (F. Lévecque-Stankiewicz), souvre sur le recueil dœuvres de Luther imprimé par Froben en octobre 1518 ; six cents exemplaires furent envoyés en France et en Espagne (no 12). Ce volume comprenait non seulement des écrits de Luther tels que ses explications (Resolutiones) des 95 thèses, son Sermo de poenitentia et son Sermo de indulgentiis (version latine du fameux Sermon von Ablass und Gnade), mais encore le dialogue de Sylvestre Prieras et les cent neuf thèses dAndreas Carlstadt contre Jean Eck.

Les écrits présentés dans cette section documentent les principales étapes qui balisent la rupture de Luther avec lÉglise romaine : actes de lentrevue dAugsbourg avec Cajetan par lesquels Luther en appelle au jugement de lUniversité de Paris (no 14, Acta F. Martini Lutheri…, [Leipzig : Valentin Schumann, 1518]) ; Dispute de Leipzig (no 16, Disputatio inter egregios et praeclaros viros…, [Paris : Josse Bade, janvier 1520]) ; bulle Exsurge Domine du 15 juin 1520 qui laisse à Luther soixante jours pour se rétracter (no 19, Bulla Decimi Leonis…, [Strasbourg : Johann Schott, 1520]) ; apologie du brûlement, le 10 décembre 1520, de la bulle et des décrétales (no 21, Quare Pape ac discipulorum ejus libri… combusti sint, Wittemberg [Paris : Pierre Vidoue], 1520) ; condamnation de la Faculté de Paris approuvée le 15 avril 1521 – soit trois jours avant le discours de Luther à Worms – et imprimée le même mois (no 22, Determinatio theologicae Facultatis Parisiensis…, Paris : Josse Bade, 1521) ; Édit de Worms, qui met Luther au ban de lEmpire (no 24, Edit et mandement de Charles cinquiesme[Paris : Pierre Gromors, 1521 ?]).

La section III, « Défenses et ruptures » (G. Guilleminot-Chrétien, Y. Krumenacker), dont le premier livre exposé est le De captivitate babylonica (no 25, [Paris : Michel Lesclancher, après 1521]), est consacrée principalement aux réactions hostiles à Luther : les premiers procès et la polémique des théologiens « anti-Luther » (Josse 401Clichtove fut lauteur dun Antilutherus, no 31, Paris : Simon de Colines, 1525), à commencer par celle de Henri VIII (no 26, Assertio septem sacramentorum…, Paris Claude Chevallon, [1523]). Figurent également dans cette section les Loci communes et les Annotationes… in Epistolam Pauli ad Romanos… de Philippe Melanchthon (no 28 et 30, tous deux imprimés en 1523 à Strasbourg par Johann Herwagen), dont la Faculté de Théologie de Paris jugeait les écrits plus séduisants et donc encore plus dangereux que ceux de Luther (voir p. 156).

Sous lintitulé « Luther en français avant Calvin » (M. Carbonnier-Burkard et O. Millet), la section IV regroupe des écrits de divers auteurs, à commencer par des ouvrages du « groupe de Meaux » (voir no 32 à 35) et lApologia de Noël Beda contre ces « Luthériens clandestins » (no 37, Paris : Josse Bade, 1529). De Luther, on trouve, éditées à Anvers (Martin Lempereur) dans les années 1527-1529, des traductions françaises décrits allemands parus en 1519-1520, le Brief racueil [sic !] des dix commendements… (no 39) et le Sermon sur la manière de prier Dieu… (no 40). Le Dialogue en forme de vision nocturne… et Le miroir de lame pecherresse… de Marguerite de Navarre, qui font partie dun recueil de poèmes imprimé entre janvier et Pâques 1534 (no 47, Alençon : Simon Du Bois), présentent maintes « touches » luthériennes (O. Millet). Les idées de Luther sur le salut par la foi et la grâce se retrouvent chez Clément Marot (no 48, Epistre familière de prier Dieu…, Paris [Antoine Augereau], 1533), et à la même époque paraît, produit par un milieu évangélique zwinglien, le fameux Passional Christi und Antichristi qui opposait, en 1521, la passion du Christ à celle du pape-Antichrist (no 50, Les Faicts de Jésus-Christ et du Pape…, [Neuchâtel : Pierre de Vingle, vers 1533]). Cest de ce même milieu que sont issus les fameux placards dAntoine Marcourt contre la messe (no 53, Articles veritables sur les… abuz de la Messe papalle…, [Neuchâtel : Pierre de Vingle, 1534]), lesquels ont provoqué, entre autres, la rupture de Guillaume Budé avec la Réforme (no 54, De transitu hellenismi…, Paris : Robert Estienne, 1535). La section IV se clôt sur une notice consacrée à la « Bible dOlivétan » (no 56, La Bible qui est toute la Saincte escriture…, Neuchâtel : Pierre de Vingle, 1535).

La section V, « Entre Luther et Calvin : les années 1540 », introduite comme la section précédente par M. Carbonnier-Burkard et O. Millet, commence par présenter deux éditions de lInstitution de la religion chrétienne : la première édition, latine, de 1536 (no 57, Bâle : Thomas Platter et Balthasar Lasius) et la version française 402de 1545 (no 58, Genève : Jehan Girard). Quant au Catalogue des livres censurez par la faculté de theologie de Paris (no 60, Paris : Benoît Prevost pour Jean André, 1544, 26 août), sa parution marque un tournant dans la lutte contre les ouvrages de Luther (23 titres indexés) et de ses disciples. Les écrits publiés en France dans les années 1540 témoignent de la variété des genres littéraires dans lesquels Luther sest illustré. Ainsi, la Consolation en adversité faite par M. Claude dEspence (no 66, Lyon : Jean de Tournes, 1547) traduit discrètement lécrit pastoral de 1520, Tesseradecas consolatoria pro laborantibus et oneratis, tandis que lAntithese de la vraye et faulse Église… (no 67, [Genève : Jean Girard], 1545) est un traité polémique ; il rend en français la traduction latine partielle du Wider Hans Worst (1541), qui oppose lÉglise évangélique, fidèle à la Parole de Dieu, à la « synagogue de Satan ».

L Histoire de la vie et faitz de venerable homme m. Martin Luther, … fidelement redigée par escrit par M. Philippe Melancthon (no 69, Genève : Jean Girard, 1549) assure par contraste la transition avec la section VI, « La légende noire de Luther » (Y. Krumenacker). À côté de portraits polémiques célèbres de lhérétique (no 77, Johannes Cochlaeus, Septiceps Lutherus…, Paris : Nicolas Chesneau, 1564), cette section présente des écrits plus modestes : La Balade des Leutheriens avec la chanson (no 71, [Lyon : Jacques Moderne, v. 1526 ?]), in-octavo anonyme de quatre feuillets, et Le grant miracle… A la confusion de lheresie de Martin Luther (no 74, [Paris : Adrian Lotrian, vers 1530]), qui, à linstar des publications évangéliques, interprète les naissances monstrueuses pour polémiquer contre la confession adverse.

Une chronologie des années 1470-1549 (p. 307-311), une « bibliographie sommaire » des travaux cités dans les notices (p. 313-320), un index des noms et des lieux (p. 323-329) et une précieuse « liste des œuvres de Martin Luther citées dans louvrage » (p. 331-332) contribuent à faire de ce catalogue un livre de référence. Les travaux de William G. Moore en 1930, puis ceux de Francis Higman à partir des années 1970, avaient contribué à faire mieux connaître la diffusion des idées de Luther en France. Le présent catalogue affine grandement cette connaissance, et nul travail sur la Réforme en France ne pourra faire léconomie de sa lecture.

Matthieu Arnold

403

Jacques Blandenier, Martin Bucer. Une contribution originale à la Réforme, Saint-Prex (Suisse), Éditions Je Sème / Charols, Éditions Excelsis, coll. « Dossier Vivre » 43, 2019, 209 pages, ISBN 978-2-9701342-1-3, 12 €.

Les ouvrages en langue française relatifs au Réformateur Martin Bucer (1491-1551) sont trop rares pour quon boude cet opuscule. En quinze chapitres, il présente les principales étapes de la vie de Bucer et les points essentiels de sa théologie. Il met en évidence le fait que le Réformateur de Strasbourg et de lAllemagne du Sud, tout en ayant tout dabord été influencé par Luther, a développé sa propre conception de la Cène, de lÉglise (lien entre la « grande Église » et les ecclésioles ; rapports avec la société…) et des ministères. Dans de belles pages conclusives, lA. à la fois dit son estime, voire son affection pour Bucer, et énumère – un peu pêle-mêle – ses nombreux apports originaux, y compris ceux qui, selon lui, pourraient encore être promus « à la simple échelle de nos communautés locales » (p. 203).

On rectifiera quelques erreurs. Sélestat ne se situe pas « au nord de lAlsace » (p. 13) – à la différence de Wissembourg, où Bucer fut pasteur avant de se rendre à Strasbourg. Si Luther a défendu une autre conception de la Cène que Zwingli, ce nest pas parce quil aurait été « élevé dans un monde rural éloigné des nouveaux courants de pensée » (sic !), par opposition à Zwingli qui, lui, aurait « parcouru tout un cheminement humaniste » (p. 74). H. Junghans a bien montré que, dans la grande ville dErfurt, Luther, qui nétait pas un ignare, a été lui aussi en contact avec lhumanisme ; toutefois, il en a retenu dautres éléments que Zwingli, étant marqué également par la « théologie de la piété » (B. Hamm). (Le ch. 7, « Le douloureux conflit intraprotestant au sujet de la sainte cène », comprend par ailleurs un certain nombre dautres imprécisions.) Ce nest pas Luther qui a qualifié Bucer de « fanatique de lunité » (p. 199), mais un de ses récents interprètes.

On a apprécié le fait que lA., qui reconnaît ne pas avoir « eu accès à des documents inédits de Martin Bucer, ni à ses publications non traduites en français » (p. 205), se soit fondé non seulement sur les travaux de Marc Lienhard, de Martin Greschat et de Gottfried Hammann, mais encore sur ceux, plus anciens, de Jaques Courvoisier, de Henri Strohl et de Pierre Scherding. Par contre, il est dommage quil ait négligé maintes études récentes parues dans 404la RHPR et dans la Revue dhistoire du protestantisme / Bulletin de la SHPF, ainsi que les travaux portant sur le séjour strasbourgeois de Calvin (1538-1541).En outre, la consultation des résumés en français qui sont donnés pour chaque lettre dans lédition de la correspondance de Bucer lui aurait permis de camper aussi un Bucer familier et familial.

Pour toutes ces raisons, son livre, marqué de bout en bout par la sympathie pour Martin Bucer en dépit du parcours « trop sinueux » (p. 199) quil lui reproche, constitue une introduction utile, mais perfectible, à la vie et à la pensée du Réformateur de lAllemagne du Sud.

Matthieu Arnold

Frank Muller, Images polémiques, images dissidentes. Art et Réforme à Strasbourg (1520-vers 1550), Baden-Baden – Bouxwiller, Valentin Koerner, coll. « Studien zur deutschen Kunstgeschichte » 366, 2017, 364 pages, ISBN 978-3-87320-366-2, 48 €.

Depuis la création, en 1975, par Marc Lienhard, Jean Rott et André Séguenny, du Groupe de recherches sur les non-conformistes religieux des xvie et xviie siècles et lhistoire des protestantismes (GRENEP), puis la fondation de la collection « Bibliotheca dissidentium » aux éditions V. Koerner, les « dissidents » sont bien mieux connus, notamment ceux qui ont passé par Strasbourg voire sy sont établis. LA., membre du GRENEP, a contribué à cette connaissance par de nombreuses études ; en 2001, il avait publié, dans la « Bibliotheca dissidentium », un volume consacré à plusieurs artistes dissidents dans lAllemagne du xvie siècle, parmi lesquels Heinrich Vogtherr lAncien, dont il est le meilleur connaisseur, et Hans Weiditz. Il était donc naturel que, lannée du 500e anniversaire de la Réforme, il nouât la gerbe de décennies de recherches par un ouvrage consacré plus particulièrement aux images dissidentes et approfondissant maints thèmes quil avait déjà traités. Ainsi, Vogtherr et Weiditz comptent à nouveau, dans le présent volume, parmi les principaux artistes étudiés par lA., mais ils sy trouvent en compagnie de beaucoup dautres.

405

Létude se déploie en six chapitres, agencés en grande partie de manière chronologique, depuis les premiers portraits de Luther et de Hutten jusquaux gravures des années 1540. Cet ouvrage nest pas seulement le livre dun historien de lart ; cest la somme dun historien et dun théologien, attentif tant aux questions politiques et au rôle du Magistrat quà la théologie des Réformateurs strasbourgeois et à leur projet ecclésial contrecarré par les dissidents. Il sintéresse tant aux graveurs quaux imprimeurs (Johann Schott, Johann Prüss, Johann Knobloch…), tant aux artistes dissidents quaux penseurs tels que Clément Ziegler, Melchior Hoffman, Caspar von Schwenckfeld ou encore Hans Denck, et aux rapports entre les uns et les autres. Les femmes ne sont pas absentes de cette investigation : on y trouve notamment la prophétesse Ursula Jost.

Traitant de limage à Strasbourg, lA. ne pouvait pas taire le phénomène iconoclaste qui, alimenté par des initiatives de la base autant que par des traités programmatiques de Martin Bucer, fut particulièrement important dans la ville libre dEmpire. Mais ce sont, plus encore, les études de cas qui retiennent lattention : la destruction des idoles par Moïse selon Vogtherr, le duel entre Élie et les prêtres de Baal (1 R 18) réalisé par Hans Weiditz ou encore lillustration dun écrit de Hoffman sur lApocalypse. Par ailleurs, cet ouvrage sinscrit de manière très heureuse dans la tendance qui consiste à sintéresser non plus simplement aux individus dissidents, mais aux réseaux dans lesquels ils sinscrivent. À ce titre, sans doute lutilisation des correspondances épistolaires, lorsquelles existent, aurait-elle pu être développée.

Contrairement à ce que pourrait donner à penser le titre de louvrage, toutes ces images dissidentes ne sont pas des images polémiques, loin sen faut. En outre, il est dommage que lA. nait pas réalisé de table de ces 124 illustrations, données souvent en pleine page mais inégales par leur qualité. On regrettera enfin que son ouvrage soit dépourvu dindex des noms propres, des œuvres citées voire des thèmes, en espérant que ce manque sera comblé lors dune réédition. En effet, ce livre est appelé à devenir un ouvrage de référence : na-t-il pas, dès à présent, sa place dans la somme que Thomas Kaufmann a consacrée à la Réformation et à ses imprimeurs (Die Mitte der Reformation, 2019) ?

Matthieu Arnold

406

Heinrich Bullinger, Theologische Schriften, t. 9 : Kommentare zu den neutestamentlichen Briefen. Hebräerbrief – Katholische Briefe. Herausgegeben von Luca Baschera, Zurich, Theologischer Verlag, 2019, xxx + 494 pages, ISBN 978-3-290-18198-7, 145 €.

En cinq ans, entre mars 1532 et mars 1537, Heinrich Bullinger, qui est lun des grands théologiens et exégètes de la Réforme, a commenté lensemble des épîtres du Nouveau Testament. Lordre suivi par le présent volume, qui présente les commentaires de lépître aux Hébreux et des épîtres catholiques, ne suit pas lordre des livres bibliques, mais celui adopté par Bullinger dans son édition complète de 1537 : Hébreux, 1 et 2 Pierre, 1 Jean, Jacques, 2 et 3 Jean et Jude. La préséance accordée à 1 et 2 Pierre et à 1 Jean explique ce changement : ces épîtres traitent, explique Bullinger, de la « manière la plus pure les principaux articles de notre religion : la foi en Christ, qui purifie ; lamour, unique précepte du Christ ; la sainte innocence et la patience qui triomphe des maux » (p. 175, introduction aux épîtres catholiques).

Le commentaire de ces épîtres montre combien durablement Bullinger est resté marqué par Érasme, auquel il se réfère très fréquemment. Ainsi, il cite le jugement de lhumaniste, qui juge 1 Pierre « digne du chef des apôtres » (p. 181). Il précise toutefois, en se fondant sur Rufin, que les « anciens (veteres) » qualifiaient Pierre de « princeps apostolorum » sans entendre par là un « primat » sur les apôtres comme le comprennent les « modernes (neoterici) » qui sopposent à lÉcriture (ibid.). Quant à Luther, auquel il emprunte à loccasion une traduction en allemand (ainsi, il rend « euplanchnoi/misericordes », 1 P 3,8, par « härtzlich[= herzlich] », p. 239), il le critique indirectement pour avoir contesté lapostolicité de Jacques (voir p. 373). Là encore, il sen remet explicitement au jugement dÉrasme, en affirmant quil est inutile de se disputer sur lidentité de lauteur (p. 374), et rappelle, dans largument de la lettre, que lauteur de lépître visait à corriger les « hommes vains et impies » qui se vantaient de leur foi sans accomplir dœuvres (p. 375). La foi quils allèguent, précise-t-il à propos de Jc 2,14, nest nullement celle « à laquelle les Écritures attribuent la justification », mais Jacques lappelle foi par mimésis (p. 395). La leçon morale de lépître est obvie : « Veillons chacun, conclut Bullinger, à être [] des personnes qui accomplissent la doctrine de lÉvangile plutôt quelles ne lécoutent » (p. 429).

407

Lapparat critique rendra de grands services. Il se compose dune importante introduction (p. ix-xxx) et dune annotation qui identifie principalement les sources (elles sont surtout bibliques, Bullinger citant rarement les auteurs anciens ou médiévaux). Les notes infrapaginales signalent également des comparaisons avec des contemporains de B. et expliquent les choix philologiques du théologien zurichois. Une bibliographie (p. 453-466) et plusieurs index – références bibliques (p. 467-481), autres sources (p. 483-486), personnes (p. 487-491) et lieux (p. 493-494) – complètent cette passionnante édition.

Matthieu Arnold

Heinrich Bullinger, Briefwechsel, t. 19 : Briefe von Januar bis März 1547. Bearbeitet von Reinhard Bodenmann, Alexandra Kess, Judith Steiniger. Unter Benützung der Abschriften von Emil Egli und Traugott Schieß. Philologische Beratung durch Ruth Jörg, Zurich, Theologischer Verlag Zürich, 2019, 496 pages, ISBN 978-3-290-18186-4, 145 €.

Le 19e tome de la volumineuse correspondance du Réformateur de Zurich Heinrich Bullinger couvre à peine trois mois. Il nen renferme pas moins 137 lettres – près de la moitié ont été rédigées entièrement ou partiellement en allemand –, chiffre important qui sexplique par leffervescence provoquée par les succès militaires de Charles Quint en Allemagne du Sud et la menace qui pèse en conséquence sur les cantons protestants suisses. Alors que seules 24 lettres de Bullinger pour cette courte période sont conservées, il en reçoit quatre à cinq fois plus (certains correspondants, tels que Johannes Haller, no 2759, p. 148, se plaignent dailleurs quil ne leur réponde pas) ; ainsi, le 12 février, Ambroise Blarer lui écrit de Constance, Bernhard von Cham de Kyburg, Francisco de Enzinas (Dryander) de Saint-Gall, Johannes Gast de Bâle et Gabriel Kröttlin de Ravensburg. De son côté, lorsquil dispose de nouvelles qui lui paraissent dignes dintérêt, Bullinger nhésite pas à les transmettre à plusieurs correspondants : ainsi, le 14 janvier, il se fait lécho dinformations de Georg Frölich (Augsbourg) à la fois dans une lettre à A. Blarer (no 2751, p. 121) et dans une missive au Bernois Johannes Haller (no 2752, p. 123). Blarer et Haller comptent 408dailleurs parmi les théologiens avec lesquels la correspondance de Bullinger est la plus dense ; on mentionnera aussi, parmi de nombreux destinataires et/ou expéditeurs originaires principalement de la Suisse, lItalien Celio Secondo Curione, qui a quitté Lausanne pour Bâle et que Josias Simler loue comme un remarquable rhéteur et orateur (no 2766, p. 177).

Dans cette correspondance qui renferme un certain nombre de pièces autographes inédites, il est question notamment de Martin Bucer, que létudiant zurichois Ludwig Lavater juge sévèrement (no 2829, p. 374), et de Strasbourg. Avant même que, le 21 mars, Jacques Sturm et les autres légats de la ville ne sinclinent devant Charles Quint, plusieurs correspondants donnent à Bullinger des nouvelles alarmantes au sujet de la ville libre dEmpire (voir ainsi no 2751, p. 119, Ambroise Blarer ; no 2753, p. 127, Johannes Gast…). Le 21 février, Johannes Haller lui livre des informations détaillées sur les conditions de la paix accordée à Augsbourg (no 2821, p. 339-343), mais lintransigeant Bullinger ne croit nullement en la parole de lEmpereur. Ce ne sont, écrit-il à Oswald Myconius toujours à propos dAugsbourg, que pièges et mensonges (no 2788, p. 243 ; cf. au même, no 2738, p. 78, à propos dUlm, et no 2835, p. 383, au sujet de Strasbourg). À Johannes Gast, il exprime sa crainte que Strasbourg ait cédé aux « paroles flatteuses » de lEmpereur (no 2850, p. 427). À la mi-mars, Blarer (no 2847, p. 418) redoute également que cen soit fini de Strasbourg, et Gast reproche amèrement aux villes dAllemagne du Sud dadorer l« idole putride de César » (no 2848, p. 422).

Le 10 janvier 1547, Bullinger adresse, au nom des pasteurs de Zurich, une longue lettre à Bucer et aux scolarques de Strasbourg (no 2745). Cette lettre nest malheureusement donnée que sous la forme dun résumé – fort détaillé il est vrai –, puisquelle a été publiée auparavant au t. XII du Corpus Reformatorum (CR, et non pas CO comme labrègent les Éd., puisquil ne sagit nullement dun texte relevant des œuvres de Calvin !). La publication sous la seule forme dun résumé concerne, plus largement, les lettres qui ont fait ailleurs lobjet dune édition complète (ainsi, une importante lettre de Calvin du 25 février 1547, qui traite longuement de la Cène et qui montre ses divergences dalors avec le Zurichois ; no 2825), y compris les lettres qui ont Bullinger pour auteur. Les Éd. ont souhaité publier le plus rapidement possible les textes encore inédits, on le comprendra sans peine, mais linconvénient de ce procédé, que 409dautres éditions récentes nont pas adopté, nest pas mince pour lacquéreur de ces volumes : outre lédition ancienne du Corpus Reformatorum, il lui faudra consulter la correspondance du libraire Thomas Knight et de son compatriote Richard Hilles (no 2765, 2772, 2826…), ou encore celle de Francisco Enzinas (no 2736, 2783…).

Lapparat critique est, comme pour les tomes précédents, de grande qualité, même si la longue introduction (p. 13-57) se perd parfois dans les questions de détail. Les résumés des lettres sont fidèles et complets, et les notes donnent les renseignements philologiques, historiques voire théologiques que lon attend dune édition de cette qualité. Un unique index (p. 473-496) mêle les toponymes et les noms de personnes (avec, le cas échéant, la liste de leurs écrits cités dans le volume).

On saluera lavancée régulière de cette grande édition, qui existe désormais également sous forme électronique.

Matthieu Arnold

Philipp Melanchthon, Briefwechsel. Band T 21 : Texte 5970-6291 (1551). Bearbeitet von Matthias DallAsta, Heidi Hein und Christine Mundhenk, Stuttgart – Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 2020, 484 pages, ISBN 978-3-7728-2663-4, 298 €.

Après le T. 20, qui couvrait plus dune année de correspondance (voir RHPR 100, 2020, p. 421-424), le T. 21 revient à une périodicité normale puisquil couvre à nouveau une année civile. Parmi les 345 pièces de ce volume, on dénombre 58 lettres entièrement ou partiellement inédites. On peut se demander si certaines de ces lettres, qui nont été ni rédigées par Melanchthon ni adressées à lui, nauraient pas dû figurer simplement en annexe ; cest le cas dune lettre, datée du début de mars 1551, dans laquelle Dryander (Francisco de Enzinas), écrivant à Calvin, mentionne une lettre quil a reçue de Melanchthon avec un libelle dOsiander (no 6008a).

Il est à noter que les 4/5 de ces lettres ont été rédigées par Melanchthon, sa correspondance « passive » se limitant à 70 lettres environ. Si lédition de ces 345 textes, rédigés en allemand ou en latin, occupe à peine plus de 430 pages (p. 25-458), cest parce que nombre de lettres de Melanchthon à des amis proches (souvent des lettres de recommandation) sont de simples billets.

410

Durant lannée 1551, Melanchthon continue décrire à des correspondants nombreux (plus de 120 destinataires individuels ou collectifs) et variés : amis, tels que Jérôme Baumgartner (Nuremberg), Joachim Camerarius (Leipzig) et Jean Mathesius (Joachimsthal) ; autorités civiles (villes et princes, parmi lesquels le roi Christian III du Danemark, auquel Melanchthon envoie des nouvelles politiques, le prince Georges dAnhalt ou encore la duchesse Catherine de Saxe) ; théologiens, pasteurs, mais aussi imprimeurs (ainsi, le Bâlois Jean Oporin) et destinataires les plus divers.

Notable est aussi la variété des thèmes traités. Comme Christine Mundhenk, directrice de cette édition, le souligne dans son bref avant-propos (p. 7-8), la polémique avec Andreas Osiander sur la justification (et sur lhabitation du Christ en lhomme) occupe Melanchthon lannée durant (voir ainsi no 6075, 6253, 6268 – « Osiander [] accable nos Églises, comme si elles ne disaient rien de la présence de Dieu en nous », etc.). Lannée précédente, Osiander, qui professe désormais à Königsberg, a publié en effet plusieurs disputes latines sur la justification. Plus encore les lettres de Melanchthon et de ses correspondants (notamment les princes) expriment-elles, comme le souligne également C. Mundhenk, leurs soucis à loccasion de louverture dune nouvelle session du Concile de Trente. Avec ses collègues de Wittenberg, Melanchthon rédige à cette occasion des mémoires pour les comtes de Mansfeld, le margrave de Brandebourg ou encore lÉlecteur de Saxe (no 6103, 6112, 6127, 6164, 6185, etc.). Il y insiste sur la nécessité dune unité dans la doctrine chez les protestants allemands – indépendamment de ce quils pensent du Concile.

À côté des questions spécifiques à lannée 1551, on retrouve dans ce volume les thèmes et les genres littéraires propres à lensemble de la correspondance de Melanchthon : lettres familières ; suppliques et recommandations pour des bourses ou pour des postes ; lettres destinées à apaiser les conflits entre des pasteurs dune même paroisse ; préfaces dédicatoires ; conseils… Dans le domaine de la grande politique, Melanchthon salarme de la situation en Valachie, où le prince, « ayant rejeté de manière scélérate le nom de chrétien, a embrassé limpiété mahométane » (no 6176). Écrivant le 1er novembre à lÉlecteur de Saxe, il lui déconseille de sallier à la France contre lEmpereur, qui est « lautorité légitime (ordenliche obrikeit) » : Dieu na-t-il pas offert à lEmpereur des victoires miraculeuses lorsque lEurope tout entière sest liguée contre lui (no 6250) ?

411

Quiconque sintéresse, comme nous, à lhistoire de la Réformation à Strasbourg trouvera dans ce volume dutiles renseignements. Le 2 février, Gaspard Hédion donne à Melanchthon des nouvelles de Strasbourg où, en vertu de lIntérim, les « papistes » continuent doccuper trois temples ; devant un auditoire réduit, ils y célèbrent des « messes profanatoires » tandis que, dans les quatre autres paroisses, on prêche la « saine doctrine » (no 5993). Vers la mi-avril, Melanchthon se fait lécho dun écrit selon lequel cest par le poison que Bucer et Fagius seraient morts en Angleterre (no 6052a). Une dizaine de jours plus tard, les théologiens de Leipzig et de Wittenberg écrivent aux pasteurs de Strasbourg au sujet du Concile (no 6063). Le 20 septembre, Melanchthon recommande à Jean Marbach le fils dun pasteur qui veut étudier à la Haute École dirigée par Jean Sturm (no 6210).

Comme les tomes précédents, ce volume très soigné comprend une liste des correspondants de Melanchthon (p. 469-472), un index des citations bibliques (p. 473-477) et un index des œuvres antérieures (p. 478-481) ou postérieures (p. 482-494) à 1500.

Matthieu Arnold

Registres du Consistoire de Genève au temps de Calvin. Tomes XIII et XIV (17 février 1558 – 2 février 1559). Publiés par Jeffrey R. Watt et Isabella M. Watt, Genève, Droz, coll. « Travaux dHumanisme et Renaissance » 608, 2020, xliii + 507 pages, ISBN 978-2-600-06052-3, $ 166,80.

La publication des Registres du Consistoire de Genève… se poursuit à un rythme soutenu. Ce sont ici, exceptionnellement, deux tomes qui sont publiés en un seul volume, en raison de la brièveté du treizième tome. Les Éd. nous expliquent la raison de ces procès-verbaux concis. En février 1558, Pierre Alliod, le secrétaire du Consistoire, fut destitué pour le seul fait de navoir pas contredit un homme qui avait « maintenu Pierre Vandel estre homme de bien » (p. xi) ; or Vandel avait fui Genève en 1555 après avoir été condamné par contumace à être décapité pour son rôle dans la révolte des « Enfants de Genève ». De lavis même du Conseil, Jean Boulard, qui remplace Alliod dans les fonctions de secrétaire, avait « la main un peu pesante à escripre » (p. xii), et 412ses minutes ne sont guère détaillées ; cest pourquoi, en août 1558, Alliod reprit ses fonctions de secrétaire après avoir été pardonné.

Comme pour les années précédentes, les motifs les plus fréquents de convocation par le Consistoire sont tout dabord les « péchés de la langue » : lexpression de blasphèmes et de « jurements par le diable », ainsi que les chansons interdites. Les questions matrimoniales continuent doccuper une place très importante : promesses de mariage non tenues, disputes et violences conjugales, abandon du domicile ou encore adultère ; le plus souvent, le Consistoire continue de prôner la réconciliation entre les époux. Cette réconciliation savère parfois impossible ; ainsi, le 2 janvier 1559, le Conseil permet à Marguerite Audeberte dêtre « mise en liberté » : accédant à la demande du Consistoire, elle a produit les témoins attestant que son mari lavait abandonnée et sétait « remarié en son pays de Picardie » (p. 226, 11 août 1558). Plus largement, les relations sexuelles illicites (« fornication ») valent à leurs auteurs une comparution devant le Consistoire, que suit généralement une sanction du Conseil.

Si les pratiques de dévotion traditionnelles semblent en recul, les cas dabsence au sermon sont fréquents (« ilz ne hantent gueres les presches, ny moings y font aller leurs femmes » ; à propos de sept hommes, p. 353, 17 novembre 1558). Nombreux sont les pères qui, après avoir accompagné un enfant au baptême, quittent léglise avant la prédication (voir p. 243, n. 317). Bezanson Dada et Claude Châteauneuf sont admonestés pour avoir perturbé le culte en riant, « et ne se sayt souvenir de ce que le prescheur a dit » (p. 215, 28 juillet 1558). Pierre Buisson est entendu pour avoir singé les ministres et déclaré « Demain est le consistoire, il fault faire quelque chose de nouveau » (p. 284, 15 septembre 1558) ; en tournant les pasteurs en dérision, il manifeste son opposition au contrôle social quils sefforcent de mettre en place.

Comme pour les volumes précédents, lapparat critique est très soigné. Une introduction détaillée (p. xi-xxvi) situe les décisions de février 1558 à 1559 dans leur contexte historique et met en évidence les principaux thèmes qui se dégagent de ces décisions. Les notes infrapaginales, détaillées et claires, permettent de mieux comprendre les cas traités et didentifier les protagonistes. Lorsque ces derniers sont renvoyés devant le Conseil de la ville, les Éd. ne manquent pas de signaler comment les autorités civiles ont tranché laffaire. Enfin, des parallèles éclairants sont établis avec les traités 413ou la correspondance de Calvin. Un glossaire (p. 467-473) et des index détaillés (thèmes, p. 475-478 ; lieux, p. 479-483 ; personnes, p. 485-505) facilitent la consultation de cette édition de référence.

Matthieu Arnold

Clément Marot, Théodore de Bèze, Les Pseaumes mis en rime françoise. Volume I : texte de 1562. Édition critique, variantes, notes et glossaire par Max Engammare, Genève, Droz, coll. « Texte courant » 9, 2019, clxvii + 538 pages, ISBN 978-2-600-05980-0, € 19,80.

Le « Psautier huguenot », paru au début de 1562 et diffusé alors à trente mille exemplaires, connaît enfin, grâce au labeur et à lérudition de Max Engammare, sa première édition critique.

Lintroduction de près de 150 pages constitue une véritable monographie sur lhistoire de la paraphrase versifiée des cent cinquante Psaumes, dont les auteurs comptent au nombre des plus grands poètes de leur époque – Clément Marot pour la poésie de langue française, Théodore de Bèze pour celle de langue latine. LÉd. commence par présenter lhistoire des huit éditions de ces Psaumes, depuis la parution du psaume 6 translaté en françoys par Clement Marot (1531-1532) jusquaux Pseaumes mis en rime françoise, en passant notamment par Aulcuns pseaulmes et cantiques mys en chant (Strasbourg, 1539). Cette édition strasbourgeoise contient, outre 13 psaumes versifiés par Marot, une demi-douzaine de compositions dont on peut attribuer la paternité à Calvin avec plus ou moins de certitude. Cest à partir de lédition de 83 psaumes par Jean Crespin (Genève, 1551) que Bèze complète, tout dabord par 34 psaumes, le « beau chef dœuvre qui en avoit esté laissé imparfait par Clement Marot » (dès 1543, Calvin a fait disparaître ses propres paraphrases). Sil faut attendre 1560-1561 pour que Bèze retrouve lélan des années 1550-1551, cest, établit lÉd. de manière convaincante, parce quentretemps son travail exégétique, la polémique contre Castellion et lorganisation de lAcadémie de Genève avaient retenu toute son attention. Dans son introduction, lÉd. signale également les principales corrections apportées par Bèze aux psaumes de 1551. Il traite des sources des deux poètes et, plus longuement, de leur langue dans ses rapports avec lhébreu. Se 414fondant notamment sur les travaux de V. Ferrer, il développe enfin la question dune poétique réformée. Il conclut son introduction par des réflexions sur la religion de Marot (voir aussi p. xliv-xlix) : à la différence de Bèze, le « fils spirituel de Calvin », Marot ne serait pas devenu calviniste, mais il serait « resté évangélique » (p. cxvi).

Lédition des 150 psaumes est extrêmement soignée. Ni pesant ni insuffisant, lapparat critique va à lessentiel, lÉd. sattachant surtout à repérer les modifications opérées par Marot et Bèze sur leur propre texte ainsi que les changements que Bèze a effectués sur la paraphrase de Marot. Ces modifications font parfois lobjet de commentaires développés : ainsi, à propos du fait quen 1539, Marot ne parle pas encore, au Ps 1, des « reprouvez ». Lannotation est également attentive à loriginal hébreu et elle effectue, entre autres, des comparaisons avec la Bible dOlivétan, le commentaire des Psaumes de Bucer (édition de Genève, 1554) ou encore les Chrestiennes méditations de Bèze (1583). LÉd. donne par ailleurs en annexe les textes de Calvin daprès la Forme des prieres et chantz ecclesiastiques (Genève, 1542) : les psaumes 25, 36, 46, 91, 113 et 138 ; le cantique de Siméon ; l« oraison de nostre Seigneur Jesus Christ » (« [] Mais du maling cauteleux et subtil, Delivre nous O Pere ainsi soit-il ») ; « Les articles de la foy » ; « Les dix commandemens [sic] ». Dans lintroduction comme dans lannotation, lÉd. souligne, à la suite dinterprètes tels que P. Pidoux, la supériorité des vers de Marot sur ceux de Calvin, dont les psaumes versifiés ont disparu dès 1543. On le concèdera sans peine, mais si lon fait abstraction de la virtuosité de la technique poétique de Marot, la traduction par Calvin du début du Ps 46, « Nostre Dieu nous est ferme appuy, Vertu, fortresse et seur [= sûr] confort » (p. 489), est plus rigoureuse et plus forte que celle de Marot, « Des quadversité nous offense, Dieu nous est appuy et defense » (p. 155). Chez Calvin comme chez Luther (« Ein feste Burg ist unser Gott »), lessentiel est dit dès les premiers mots.

Une bibliographie (p. cxxix-cxxxviii), un tableau des 150 psaumes versifiés par Marot, Calvin et Bèze (p. cxlix-cxlvii), un glossaire (p. 513-528) et un index (p. 529-535) contribuent à faire de cette édition, proposée à un prix fort raisonnable, un ouvrage de référence.

Matthieu Arnold

415

Rasse des Neux, Recueil poétique (BnF, Manuscrit français 22565). Édition critique par Gilbert Schrenck avec la collaboration de Christian Nicolas, Paris, Classiques Garnier, coll. « Textes de la Renaissance » 218, 2019, 582 pages, ISBN 978-2-406-07921-7, 59 €.

Il y a quelques années, G. Schrenck a présenté, dans les colonnes de la RHPR (97, 2017, p. 527-544), les livres théologiques de la riche bibliothèque de François Rasse des Neux (vers 1525 – vers 1587), chirurgien parisien aux convictions huguenotes. Il soulignait, dans cette étude, que Rasse navait rien écrit à titre personnel mais quil avait réuni un nombre important de pasquils, poèmes énigmatiques et satiriques. Le Recueil poétique (Ms fr 22565 de la Bibliothèque nationale de France) fait partie des six recueils manuscrits dans lesquels Rasse a regroupé les pièces les plus diverses sur les affaires de son temps. Les 252 feuillets du Ms fr 22565 constituent un épais cahier de 345 pièces (la plupart ont été transcrites, quelques-unes ont été collées, imprimées), leur ajoutant à loccasion des titres, des dates (pour 47 dentre elles) et des soulignements.

Lintroduction des Éd., fort substantielle (p. 9-109), traite de la réception des recueils de Rasse, des travaux critiques qui leur ont été consacrés et du milieu familial de Rasse, avant de sattarder sur sa bibliothèque. Cette dernière sest constituée en grande partie par des échanges avec des membres de lélite curiale dont Rasse faisait partie. À côté de la théologie, évoquée plus haut, les sciences et techniques, de même que lhistoire contemporaine (ainsi, de nombreux livres consacrés aux événements de la guerre contre les Turcs), occupent une place de choix. La collecte de Rasse sest étendue de 1540 à 1575, mais elle ne documente les guerres civiles que de manière incomplète (ainsi, la conjuration dAmboise, no CCLVI, la mort de Condé à Jarnac, no VI et CXCVI, la paix de Saint-Germain, no XLVIII, ou encore les années 1574-1576). Les pièces collectées ne ressortissent pas seulement à la satire politique, avec un « tableau glaçant de la cour » (p. 88), mais elles relèvent aussi de la satire des mœurs (avec maintes pièces gaillardes dune verve toute rabelaisienne) et de la satire religieuse (à commencer par la satire de Rome et de la papauté). Rasse a réuni les pièces de nombreux poètes, souvent anonymes, mais Du Bellay et Ronsard sont quasi absents de sa collecte.

Ce recueil de poèmes, édité avec grand soin (p. 117-485 ; les variantes sont données aux p. 487-493), met en évidence le vif 416intérêt de Rasse à la fois pour le parti des Politiques et pour les théologiens marqués par la dissidence. Un tableau chronologique et historique (p. 112-114) et un glossaire (p. 499-503) complètent lannotation historique, religieuse et littéraire. Louvrage comporte une importante bibliographie (p. 505-530). La consultation des pièces est facilitée par une table alphabétique des incipit et une table chronologique (p. 545-568) ainsi que par un index des noms de personnes (p. 531-543).

Matthieu Arnold

Julien Gœury, La Muse du Consistoire. Une histoire des pasteurs poètes des origines de la Réforme jusquà la révocation de lédit de Nantes. Préface dOlivier Millet, Genève, Droz, coll. « Cahiers dHumanisme et Renaissance » 133, 2016, ix + 867 pages, ISBN 978-2-600-01960-6, 45 €.

Professeur de littérature française du xvie siècle à lUniversité de Picardie-Jules Verne, lA. est un spécialiste de la poésie de la Renaissance et de lâge baroque, en particulier de Jean de La Ceppède (étude sur Lautopsie et le Théorème. Poétique des Théorèmes de Jean de La Ceppède, 2001), de Laurent Drelincourt (édition critique des Sonnets chrétiens sur divers sujets, 2004), dAgrippa dAubigné (édition critique de lHécatombe à Diane en 2007, revue et augmentée en 2010) et dAndré Mage de Fiefmelin (édition critique dun premier volume dŒuvres, 2015).

Il convient demblée de saluer le travail de lA., qui dresse une histoire parallèle du protestantisme de langue française davant la Révocation sous un angle original, sous forme dellipse dont les deux foyers seraient le pastorat et la poésie : les définitions de « pasteur » et de « poésie » sont ici entendues au sens large. Il sagit de pasteurs réformés, mais aussi de prédicants, de chefs de communautés diverses ayant rédigé des ouvrages en vers (y compris des textes rimés relevant du genre théâtral). Le corpus douvrages étudiés (88 au total) est réparti en trois grandes périodes : 1533-1568, de Mathieu Malingre à Louis Des Masures, correspond à létablissement des Églises réformées à Genève et dans le Royaume de France ; 1569-1609, dAntoine de Chandieu à Simon Goulart, recouvre les guerres civiles ; 1610-1680, de Paul Ferry à Laurent Drelincourt, se situe sous le régime de lÉdit de Nantes.

417

LA., à travers ces trajectoires diverses – une quarantaine –, cherche à établir une sorte de portrait du pasteur poète, celui qui met son art au service de son Église, mais aussi (ces œuvres sont signées) à son propre service, marquant son appartenance à « [] une grande communauté lettrée, pour laquelle la poésie constitue toujours un signe de reconnaissance infaillible » (p. 712). Mais au-delà de ces considérations sociologiques, on lira cet ouvrage comme un inventaire de trajectoires souvent singulières, à commencer, pour ce qui est des grandes figures, par Jean Calvin (assez curieusement, le très utile tableau bibliographique de fin de volume ne mentionne pas Aucuns Pseaulmes et cantiques mys en chant de 1539, contenant, à côté de ceux de Marot, des psaumes traduits et versifiés par le réformateur, alors pasteur à Strasbourg) et Théodore de Bèze, mais aussi Louis des Masures (ami de Ronsard), Antoine de Chandieu, Simon Goulart, le théologien Moyse Amyraut, le marginal Jean de Labadie ou encore le pasteur de Niort, Laurent Drelincourt.

Tous ces auteurs, connus par ailleurs, sont présentés à laune de leurs publications poétiques, ce qui a pour effet de redistribuer les hiérarchies héritées de lhistoire strictement théologico-ecclésiale. Lun des autres intérêts de louvrage est dattirer lattention du lecteur sur une série de pasteurs dont lhistoire ecclésiastique navait pas spécialement retenu le nom, en particulier au xviie siècle, mais auxquels la qualité de poètes confère dans la société le rang dhommes de lettres – et cela, même si leur production relève strictement du genre religieux. Reste que lA., fidèle à son programme de départ, naborde pas la question de la valeur littéraire des œuvres. Toutes les œuvres citées ne figurent dailleurs pas dans louvrage et ne sont pas consultables aisément, même en bibliothèques virtuelle ou réelle, ce qui pourrait frustrer le lecteur amateur de poésie religieuse. Le volume comporte toutefois en annexe une série de liminaires permettant de préciser le projet littéraire dun certain nombre de ces pasteurs-poètes, ainsi quune volumineuse bibliographie, un index des noms des personnes et un index des noms de lieux.

Philippe François

418

xix e -xxi e  siècle

Jean-Frédéric Oberlin, Gesammelte Schriften / Écrits choisis. Tome I/6 : Briefwechsel und zusätzliche Texte / Correspondance et textes complémentaires 1811-1819. Textes établis et annotés par Gustave Koch, Herzberg, Verlag Traugott Bautz, 2020, 399 pages, ISBN 978-3-95948-504-3, 50 €.

Avec plus de 200 lettres et documents divers (no 864-1070), y compris des prières, cet avant-dernier tome de la correspondance du pasteur Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826) couvre la période qui va de 1811 à 1819.

Oberlin, désormais sexagénaire, connaît en février 1811 une alerte très sérieuse (une « violente pleurésie » selon Jean Frédéric Claude, no 867, p. 28, n. 28). Il se plaint de plus en plus non seulement de son labeur incessant (« ce qui me peine le plus, cest la quantité innombrable de travaux, dont je suis assailli et accablé de toutes part », no 869, p. 30), mais encore de sa santé et de son âge. Cest sans doute pour cette raison que, le 2 avril 1811, il rédige un testament qui confie aux soins de ses enfants Louise Scheppler, « ma fidèle garde, celle qui vous a élevés, linfatigable Louise » (no 871, p. 32). Or, à lire Louise Scheppler écrivant à lune des filles dOberlin, « il se porte bien, Dieu en soit loué, pour son âge. Il continue ses fonctions et ouvrages comme à lâge de 50 à [sic] 60 ans » (no 893, p. 66).

De fait, durant cette décennie, Oberlin poursuit inlassablement son action pastorale et éducative indépendamment des changements politiques et il a le bonheur de vivre quelques succès significatifs. Ainsi, dès 1812, grâce à lintervention du préfet du Bas-Rhin, Adrien Lezay-Marnésia, qui lui témoigne une vive estime, le procès concernant la propriété des forêts du Ban-de-la-Roche se termine à son avantage. Ce même Lezay-Marnésia adresse vers la fin de 1812 à Oberlin, qui en est un « zélé défenseur », un rapport sur les vaccinations dans le Bas-Rhin (no 924, p. 113 sq.). En 1814, Oberlin se voit accorder, en récompense de son « dévouement au Roi [Louis XVIII] », la décoration de la Fleur de Lys (no 951, p. 153 ; no 958, p. 159). Quelques années plus tard, à la fin de 1819, le Roi le nommera chevalier de la Légion dHonneur (no 1059 à 1061, p. 364-369). En 1815, afin de prévenir les villages des pillages et des représailles des puissances alliées contre la France, Oberlin prie fermement les préposés de Bellemont et de Bellefosse de rassembler 419et de déclarer armes et poudre : « Soyez fermes et sévères comme des lions. Le repentir viendrait trop tard » (no 966, p. 171).

En 1816, la Société royale et centrale dagriculture reçoit un rapport détaillé sur son action dans les domaines de linstruction primaire, de lagriculture et de lindustrie (no 980, p. 191-200) ; toutefois, ce nest que deux ans plus tard quelle décide de lui accorder la médaille dor pour ses services « rendus à lhumanité et à lagriculture dans le Ban de la Roche » (no 1025, p. 295 ; cf. no 1027, p. 308 ; no 1030, p. 316-325, où Oberlin est présenté comme un « miracle de vertu »). Entretemps, au début de 1817 et suite aux mauvaises récoltes de lannée précédente, Oberlin est contraint dappeler à laide le Directoire de lÉglise de la Confession dAugsbourg ; les luthériens de la région viennent au secours de leurs « frères du Ban de la Roche [qui] sont prêts à succomber à la famine » (no 999, p. 252 ; cf. no 1001, p. 255 sq. et no 1004, p. 261).

Cest en 1816 que, en lien avec la Société biblique britannique, est créée la Société biblique de Waldersbach (voir no 984, p. 210-212 ; no 986, p. 214-223) ; dès lors, des Bibles sont distribuées en grand nombre dans toute la France à partir du presbytère dOberlin (voir ainsi no 993, p. 239-243). Auparavant, Oberlin achetait quantité de Nouveaux Testaments et de Bibles en français chez le libraire parisien dorigine strasbourgeoise Jean Georges Treuttel (voir no 892, p. 65). Cest après une tournée « biblique » dans le sud de la France que Henri Gottfried, fils dOberlin, décède le 15 novembre 1817 (voir no 1017, p. 282). La visite que John Owen, secrétaire de la Société biblique britannique, fait à Oberlin du 11 au 14 septembre 1818 nous vaut une belle description de laction et de la personnalité du patriarche (no 1040, p. 336-340).

La correspondance des années 1811-1819 est riche en informations sur lœuvre éducative dOberlin et de ses conductrices : à Jean Laurent Blessig il rapporte, le 8 avril 1811, comment une conductrice, envoyée dans un hameau où certains enfants ne connaissaient que lallemand alors quelle nen savait pas un mot, est parvenue, grâce aux enfants patoisants, à leur enseigner des histoires en français (no 874, p. 38 sq.) ; cest à Blessig également quOberlin transmet des informations sur sa catéchèse (« Kinderlehre », no 880, p. 48 sq.), quil se garde de fonder sur la contrainte. Le rapport quOberlin fait en 1816 sur linstituteur Nicolas Claude, en poste à Waldersbach depuis 1801, renferme quant à lui dutiles informations sur linstruction primaire, depuis lenseignement de lalphabet jusquà linspection hebdomadaire des écoles de la paroisse par le pasteur (no 988, p. 225-227).

420

Oberlin récompense les comportements civiques de ses paroissiens (ainsi, le fait de couvrir de terre ou d« autre litière » toute « ordure humaine ») par des dons douvrages religieux et de recueils de cantiques, ainsi que de vêtements et doutils ; sont toutefois exclus des bénéficiaires « ceux qui suivent les nouvelles modes, soit pour les cheveux des femmes, soit pour lhabillement des hommes et des femmes » (no 906, p. 88 ; cf. no 919, p. 105 : « [] de partager les cheveux sous le bonnet, de ne pas peigner les cheveux assez en arrière, de porter des corcelets trop courts, etc. »). Le souci de la vêture « décente » et la lutte contre le « luxe » ou « quelque nouvelle mode » se retrouvent dans le Règlement de laumône quOberlin rédige le 14 juin 1818 (no 1035, p. 331 sq.). Il y fustige aussi les « coureurs de fêtes ou danses » et ceux qui « font jetter les cartes ». Dans le domaine pastoral et théologique, signalons les deux dessins quOberlin – qui continue par ailleurs de sintéresser aux cas de possession (no 865, p. 23-26) – a réalisés le 4 mars 1818, et qui représentent respectivement l« image du cœur qui est le temple du Saint-Esprit » et l« image de lIntérieur dun homme qui sert le péché et se laisse dominer par Satan » (p. 312-315). On ne sera guère surpris que le premier témoigne « activité et zèle puisé dans lamour de Dieu et des humains », tandis que le second, comme lescargot, se caractérise par sa « paresse », sa « froideur », sa « lenteur » et sa « tiédeur ».

Comme dans les volumes précédents, lannotation est sobre mais toujours pertinente, et chaque lettre allemande ou française est précédée par un résumé dans lautre langue. Une liste chronologique des lettres et autres textes (p. 11-17), une liste des correspondants (p. 18-20) et deux index (Bible, p. 385 ; personnes, p. 387-398) facilitent la consultation de cette édition de référence.

Matthieu Arnold

Hélène Lanusse-Cazalé, Protestants et protestantisme dans le sud aquitain au xixe siècle. Une minorité plurielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2018, 385 pages, ISBN 978-2-7535-7512-7, 29 €.

En dépit détudes locales portant notamment sur le Béarn, une enquête sur le protestantisme dans le sud aquitain (Landes, Basse-Pyrénées, Hautes-Pyrénées) entre la promulgation des Articles organiques et la Séparation des Églises et de lÉtat faisait défaut 421jusquà présent. Cest tout le mérite de la présente étude, qui se fonde sur une thèse de doctorat sans doute fortement réduite pour la publication, que de combler cette lacune.

La première partie, « Les Églises protestantes : instances normatives, dissidences et jeux de pouvoir », examine les protestants principalement sur le plan des institutions et des doctrines, après avoir analysé quelques données démographiques et sociologiques ; l« infime minorité » que constituent les protestants disséminés de cette région se caractérise par sa grande hétérogénéité socio-professionnelle (ch. 1). Le long chapitre 2 (« Un protestantisme pluriel ») nous renseigne non seulement sur les protestants réformés, avec leurs pasteurs et leurs Anciens, mais encore sur les cultes protestants minoritaires : lÉglise évangélique indépendante et les darbystes, dont le mouvement se développa dans le sud aquitain dès 1837, non sans heurt avec les réformés. Entre 1848 et 1852, les Églises réformées béarnaises sont elles-mêmes divisées par la querelle doctrinale provoquée par Felix Pécaut, alors pasteur à Orthez. Cest au chapitre 3, qui entend « délaisser un temps les institutions pour sintéresser aux individus » (p. 111), quil est question des cultes dans leur diversité, mais aussi du rôle des femmes de pasteurs dans les relations entre les communautés protestantes françaises et étrangères, ou encore des prises de position protestantes par rapport à la Séparation.

Les trois chapitres de la deuxième partie, « Une présence affirmée au sein de lespace public », traitent successivement de lassise matérielle des cultes protestants, des œuvres charitables et sociales et de lengagement politique des protestants. Les Articles organiques, nous apprend le chapitre 4, nont pas permis au protestantisme sud-aquitain de jouir du jour au lendemain des mêmes droits que le catholicisme mais, en maints lieux, il lui a fallu attendre le milieu du xixe siècle pour pouvoir bâtir ou reconstruire ses temples et y célébrer ses cultes. Larchitecture de ces édifices cultuels est présentée de manière détaillée, photographies ou plans à lappui. Dans les œuvres charitables (ch. 5), les femmes exercent un rôle actif et important, puisquelles assurent la gestion quotidienne des établissements caritatifs. À la fin du xixe siècle, le développement du christianisme social renforce lengagement des protestants auprès des plus démunis, et cette action sociale saccompagne de la lutte pour la tempérance et la moralité. Dans le Béarn comme dans le reste de la France, ladhésion des protestants à la iiie République 422(ch. 6) se manifeste comme une opposition au catholicisme monarchiste, et leur attitude dans lAffaire Dreyfus ne diffère pas de celle de leurs coreligionnaires à léchelle nationale.

La troisième partie pose la question dune identité protestante, marquée selon lA., qui suit ce point A. Encrevé, par la non-appartenance à la majorité catholique, ainsi que par la mémoire. Aussi est-ce dans cette dernière partie que sont traitées les œuvres éducatives (écoles protestantes, Écoles du dimanche et Union chrétiennes, ch. 7), lesquelles participent aussi dune démarche évangélisatrice. Des pages utiles, mais trop brèves, sont consacrées aux bibliothèques populaires protestantes (il est difficile den connaître le contenu précis), ainsi quau journal Le Protestant béarnais. La relation des protestants à la mémoire et, plus largement, lémergence dune culture protestante (ch. 8), ne manquent pas de raviver les controverses avec lÉglise catholique. Les Lettres aux habitants dOrthez, qui professent la religion protestante, publiées en 1825 par lévêque de Bayonne (voir p. 272-277), ne sont pas sans rappeler lépître que, près de trois siècles auparavant, Jacques Sadolet avait adressée aux Genevois en labsence de Calvin. Toutefois, la mémoire des protestants du sud aquitain sest rattachée aussi à la culture locale, puisquils ont joué un rôle important dans la redécouverte des Pyrénées à partir des années 1850. Cest également une touche locale qui caractérise le rapport des protestants de cette région aux missions (ch. 9). Certes, comme leurs coreligionnaires à léchelle de la France, ils soutiennent activement la Société des Missions évangéliques de Paris (1822), dautant plus que le célèbre Eugène Casalis a grandi à Orthez ; mais ils se distinguent aussi par leur soutien à lévangélisation clandestine qui se développe en Espagne dès les années 1820.

Les perspectives retenues permettent par lA., dont lenquête se fonde sur de nombreux documents darchives et des sources imprimées (voir p. 335-340), lui ont permis de dresser un tableau fort complet des protestantismes dans le sud aquitain : les protestants à léchelle dune ville – en particulier celle dOrthez ; les relations entre les Églises locales et avec le niveau régional, voire national ; les relations internationales, par le biais notamment des Sociétés de missions. Seule la question de la piété nous semble navoir guère été traitée, en dépit du titre du chapitre 3, « La religion vécue par les fidèles ». Par ailleurs, louvrage présente un certain nombre de coquilles et lon rendra leurs prénoms à Roger Mehl (« Robert », p. 126) et à Jean-Pierre Bastian (« Jean-Paul », p. 341).

423

Cette étude fouillée ne se lit pas moins avec un grand intérêt, et lon espère que lA. pourra en développer maints aspects dans des publications ultérieures.

Matthieu Arnold

André Encrevé, Les protestants français et la vie politique française. De la Révolution à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2020, 599 pages, ISBN 978-2-271-12057-1, 29 €.

Il y a trente-cinq ans, lA. publiait une synthèse magistrale sur les Protestants français au milieu du xixe siècle. Le présent volume, recueil de 25 articles parus entre 1971 et 2015, repris tout ou partie et remaniés pour la plupart dentre eux, complète cet ouvrage en amont comme en aval. En effet, ces études couvrent plus de deux siècles, depuis lÉdit de tolérance de 1787 (ch. 1) jusquau début du xxie siècle (ch. 25). Il nest pas surprenant quelles se recoupent sur certains points et que lon trouve par conséquent quelques répétitions ; cest le cas, par exemple, de la mention à trois reprises de la fameuse lettre de Karl Barth au théologien tchèque Hromadka (19 septembre 1938).

La page de couverture est illustrée par la photographie noir et blanc de François Mitterrand et du premier gouvernement de Pierre Mauroy (27 mai 1981). Figuraient dans ce gouvernement pas moins de six protestants (tous ces ministres nentretenaient pas, il est vrai, un rapport étroit avec leur confession), chiffre élevé puisque les protestants représentaient alors, selon les estimations les plus optimistes, 2 % des Français. Est-ce à dire que, de la Révolution à nos jours, le protestant français serait nécessairement un homme de gauche ? À cette question il faut apporter une réponse nuancée, comme le montre la lecture du présent livre.

En effet, chacune des vingt-cinq études fouillées, nuancées et de première main, met en évidence la palette assez large des positions politiques des protestants français ; toutefois, ainsi que létablissent notamment les articles sur les protestants et la Commune de Paris (ch. 10) et sur Réforme face à la guerre dAlgérie (ch. 21), ces positions se rapprochent très majoritairement dun « juste milieu ».

Ces articles mettent aussi en lumière combien durablement le protestantisme français sest défini en opposition au catholicisme, 424et ils confirment la thèse de Patrick Cabanel sur les « affinités électives » entre le protestantisme et le judaïsme français. (En retour, on aurait aimé en apprendre davantage sur les réactions du judaïsme français face à ce soutien presque sans faille depuis laffaire Dreyfus jusquen 1948, voire jusquà la Guerre des six jours – ch. 23.) Ainsi, la remarquable étude sur les protestants et laffaire Dreyfus (ch. 13), attentive aux évolutions des positions protestantes entre 1897 et 1899, établit que le soutien à Dreyfus sest appuyé sur des considérations morales et sur la solidarité avec le « peuple juif », mais aussi quil a aussi pris sciemment le contrepied de lattitude antidreyfusarde des ecclésiastiques catholiques.

La virulence des rapports entre catholiques et protestants, marqués au tournant entre le xixe et le xxe siècle par une véritable haine, ne manquera pas de surprendre les protestants dAlsace et de Moselle. Ces derniers sont, il est vrai, largement absents du présent ouvrage, même si, de 1648 à 1871, puis depuis 1918 à lexception des années 1940-1944, leur région est bien française. Il est significatif quAlbert Schweitzer, qui pourtant a été salué comme un « homo politicus », et Oscar Cullmann, qui a refusé que les « révolutionnaires » de son temps se réclament du Nouveau Testament, napparaissent nulle part dans ce livre où ils auraient eu toute leur place. La portion congrue accordée aux protestants dAlsace et de Moselle sexplique en partie, il est vrai, par le fait que nombre des articles ici réunis sont issus dactes de colloques ou de volumes collectifs ; dans ces volumes, dautres historiens que lA. ont consacré une contribution au protestantisme « concordataire ». Toutefois, il aurait été dautant plus intéressant que cet ouvrage fît entendre la voix de ce protestantisme, majoritairement luthérien, que lun des fils conducteurs de lhistoire du protestantisme français au xxe siècle est son rapport à lAllemagne : au lendemain de la « Grande Guerre » (ch. 16), entre 1933 et 1939 (ch. 17), durant la Seconde Guerre mondiale (ch. 19) et juste après cette dernière, lorsque Réforme fit connaître à ses lecteurs la Déclaration de repentance de Stuttgart, la figure de Martin Niemöller et la situation dramatique de lAllemagne au début de 1946 (ch. 20).

Matthieu Arnold

425

Anthony Obikonu Igbokwe, Albert Schweitzers Thoroughgoing De-Eschatologization Project as a Secular Soteriology, Münster, Aschendorff, coll. « Studia oecumenica Friburgensia » 87, 2019, vi + 369 pages, ISBN 978-3-402-12219-8, 54 €.

Prêtre catholique, lA. a étudié la philosophie au Nigéria et en Espagne. Le présent ouvrage est le fruit de sa thèse de doctorat, soutenue à Fribourg sous la direction de Barbara Hallensleben. Lintroduction rappelle, à propos de l« énigme Schweitzer », les jugements variés et souvent contradictoires qui ont été portés sur Schweitzer philosophe et théologien. Mais faut-il imputer cette absence de consensus à l« ambiguité » de la pensée de Schweitzer (p. 3) plutôt quaux différents points de vue daprès lesquels on a considéré son œuvre polymorphe ? Les véritables connaisseurs de lœuvre de Schweitzer, tels que Fritz Buri ou Werner Zager, rappellent fort justement quil fut un théologien de formation et quil est resté théologien « jusquau bout » (p. 5). Lintroduction pose aussi la question, qui sous-tend lensemble de louvrage, des rapports entre le pan théologique et le pan philosophique de lœuvre écrite de Schweitzer.

Lintérêt du présent livre est donc de considérer lœuvre de Schweitzer comme un tout, sans vouloir opposer sa théologie et sa philosophie ; mais cest aussi, on le verra, sa principale faiblesse… LA. défend la thèse selon laquelle Schweitzer aurait attribué à son éthique une signification sotériologique (le mysticisme éthique de Schweitzer serait une « sotériologie séculière », p. 25) et que son étude de la vie du Jésus historique aurait été sous-tendue par la question implicite suivante : « Quelle signification salvifique (messianique) la vie et lenseignement de Jésus revêtent-ils pour nous aujourdhui ? » (p. 21 et 359). On pourra discuter cette thèse, de même que le choix de contextualiser les recherches de Schweitzer sur le Nouveau Testament à partir des influences philosophiques qui se sont exercées sur lui (Kant, Schopenhauer et Nietzsche, ch. 1) plutôt quà partir des travaux néotestamentaires de ses devanciers et de ses contemporains, que lA. connaît dailleurs assez mal. On pourra regretter aussi la relative faiblesse des développements sur le libéralisme théologique et les liens entre Schweitzer et ce courant de pensée (ch. 2, p. 85-87). Il nen demeure pas moins que lanalyse de la Geschichte der Leben-Jesu-Forschung est menée – à partir de la seule version anglaise, The Quest of the Historical Jesus – de 426manière rigoureuse et présentée avec une grande clarté (ch. 2). Il en va de même pour la présentation des idées de Schweitzer sur le Royaume de Dieu tel que laurait compris Jésus, même si ses différents travaux néotestamentaires y sont agglomérés dans un exposé qui ne laisse guère de place aux évolutions de sa pensée (ch. 3). La question de la messianité de Jésus puis celle de sa passion et de sa mort ne sont abordées quaux chapitres 4 et 5, alors quelles avaient préoccupé Schweitzer dans ses premiers travaux. Le chapitre 6 traite principalement du « mysticisme éthique » de Schweitzer, et, outre les travaux exégétiques, il se fonde sur la Kulturphilosophie (daprès lédition anglaise, The Philosophy of Civilization). LA. estime que leschatologie conséquente de Schweitzer a constitué une phase préparatoire de sa « mystique éthique » (p. 310), donc le « respect de la vie ». Schweitzer philosophe aurait ouvert une boîte de Pandore quil aurait été incapable de refermer ensuite en tant que théologien (voir p. 311). Lévaluation de la pensée de Schweitzer est menée au moyen de comparaisons avec dautres théologiens protestants, tels que Dietrich Bonhoeffer ou Paul Tillich (ch. 7). La conclusion reprend lidée quil faut lire les travaux exégétiques de Schweitzer à la lumière de sa conception philosophique du monde et que, dans son « œuvre », cest la philosophie qui lemporte clairement sur la théologie (p. 357).

Quil y ait des passerelles entre les différentes disciplines dans lesquelles Schweitzer sest illustré tombe sous le sens. Que son œuvre soit marquée par une grande cohérence apparaît aussi à ceux qui lont lue de manière approfondie. Il nempêche, Schweitzer ne mélange pas les genres, et les méthodes quil met en œuvre dans son analyse impitoyable des biographies de Jésus ne sont pas les mêmes que celles qui sous-tendent la Kulturphilosophie. Ses travaux sur le Nouveau Testament, même sils sont nécessairement marqués par des présupposés théologiques, ne se prêtent pas dabord à une analyse relevant de la théologie systématique et indifférente à la chronologie.

Les faiblesses liées au parti pris méthodologique de lA. sont accentuées, nous semble-t-il, par la peine quil a parfois à trancher lorsquil présente les positions antagonistes de travaux de valeur très inégale. Son ignorance de la littérature en français (la bibliographie, p. 361-369, est assez limitée), voire de la correspondance théologique et philosophique de Schweitzer, lamène par ailleurs à souscrire encore au jugement selon lequel les critiques portées sur la Geschichte der Leben-Jesu-Forschung lauraient persuadé quil 427navait aucun avenir universitaire (p. 6). Faut-il rappeler que, dans les années 1920 encore, en Suisse et en Allemagne, des Facultés de Théologie prestigieuses offrirent des postes à Schweitzer ?

En dépit de ses limites, ce livre témoigne de lattrait durable exercé par la pensée de Schweitzer, donne un aperçu clair de ses principaux écrits et nous introduit à des débats stimulants.

Matthieu Arnold

Heinrich Rusterholz, « … als ob unseres Nachbars Haus nicht in Flammen stünde ». Paul Vogt, Karl Barth und das Schweizerische Evangelische Hilfswerk für die Bekennende Kirche in Deutschland 1937-1947, Zurich, Theologischer Verlag, 2015, 712 pages, ISBN 978-3-290-17712-6, 65 €.

Limportance du présent ouvrage justifie la publication du présent compte rendu, fût-il tardif. LA., ancien président du conseil de lalliance des Églises protestantes en Suisse, livre en effet une étude qui apporte nombre dinformations nouvelles sur le protestantisme en Suisse et en Allemagne entre 1937 et 1947, et sur ses liens avec le judaïsme : non seulement cet ouvrage confirme combien, depuis la Suisse, Karl Barth a continué à agir en faveur de lÉglise confessante, mais il établit encore quen Suisse, des protestants – à commencer par le pasteur Paul Vogt – se sont mobilisés avec force et persévérance pour sauver les juifs des camps dextermination auxquels les vouait le régime nazi. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, des monographies et des ouvrages collectifs publiés par une commission indépendante dexperts sur la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale avaient critiqué tant lensemble de la Confédération helvétique que le protestantisme suisse pour son « humanité rationnée » (H. Kocher). Le présent ouvrage, fruit dun travail de longue haleine qui se fonde en grande partie sur les archives de Karl Barth (Bâle), montre quil faut nuancer ce propos et quà maints égards, les réformés suisses (plus de 700 paroisses ont soutenu Vogt et son œuvre) nont pas à rougir de leur attitude durant la Seconde Guerre mondiale.

Le fondateur et lâme du « Schweizerisches Hilfswerk » fut Paul Vogt (1900-1984), pasteur de paroisse à Zurich-Seebach qui sétait tout dabord engagé dans le soutien aux chômeurs. Tôt sensible au sort de 428lÉglise confessante – notamment de sa figure emblématique, Martin Niemöller – et des juifs en Allemagne, il gagna le soutien puis lamitié de Karl Barth pour créer en 1937 son œuvre en faveur des confessants ; il chercha inlassablement, mais pas toujours avec succès, à convaincre le protestantisme suisse de prendre officiellement parti en faveur de lÉglise confessante et des réfugiés allemands. Il entretint des contacts directs avec les membres de cette Église et en accueillit en Suisse. Entre 1938 et 1942, il organisa, avec Barth et E. Thurneysen, des colloques destinés aux théologiens comme aux « laïcs » ; largement fréquentées, ces manifestations traitaient en particulier du rapport entre lÉglise et Israël. À partir de 1943, Vogt obtint de lÉglise réformée de pouvoir se consacrer à temps plein au secours aux réfugiés – pour lesquels il était déjà intervenu sans relâche depuis 1933.

Laide apportée aux confessants, qui avaient été laminés par le nazisme et dont certains chefs sétaient discrédités aux yeux de lopinion internationale en publiant, à Pâques de 1940, un message de soutien sans réserve au combat des soldats allemands (ils luttaient pour la « paix » et le « salut de [leur] patrie » !, p. 199), fit place à celle prodiguée aux juifs et aux chrétiens « non aryens ». Grâce à ses nombreux contacts à létranger, dès 1942 Vogt put informer lopinion publique des déportations ; il organisa des rencontres avec les rabbins de Zurich, de Bâle et de Genève. Avec le soutien de 36 personnalités (dont Barth, E. Brunner, Ch. von Kirschbaum, A. de Quervain, E. Thurneysen et W. Vischer), il adressa, à Noël 1942, une lettre officielle aux juifs de Suisse pour leur témoigner la solidarité des protestants dans leur « détresse sans nom » et pour condamner sans ambiguïté la « pensée païenne qui prenait la remorque de lantisémitisme » (p. 344). En dépit dun « antisémitisme latent » (p. 322) dans leur pays, les réformés suisses étaient dautant plus sensibles au sort des juifs quils tenaient fermement à lAncien Testament ; en revanche, le théologien catholique de Lucerne Aloïs Schenker exprima, dans la Schweizerische Kirchenzeitung, le scandale que constituait pour lui un « confiteor unilatéral » qui « dissimulait la culpabilité des juifs » (p. 353)… Cest grâce aussi à lœuvre de soutien de Vogt que l« opération des sept (Unternehmen Sieben) », à laquelle Bonhoeffer était lié et qui incluait le sauvetage de Charlotte Friedenthal, fut couronnée de succès à lautomne 1942. Charlotte Friedenthal, qui œuvrait depuis 1938 avec le pasteur Grüber à Berlin pour soutenir les chrétiens « non aryens », fut par la suite une collaboratrice très efficace du Schweizerisches Hilfswerk.

429

Tout en critiquant la politique très restrictive daccueil des réfugiés menée par les autorités suisses, Vogt en appela publiquement à partir de 1943 à la solidarité pour que les communautés protestantes augmentent leurs capacités daccueil – condition sine qua non pour que les réfugiés puissent rester en Suisse sans redouter une expulsion aux conséquences tragiques. Il fonda des foyers qui hébergèrent des centaines dexilés. En 1944, il contribua à ce que lopinion publique suisse se mobilisât avec force contre la déportation des juifs hongrois. Dès 1945, il invita Niemöller en Suisse et se préoccupa, avec Barth, de laide matérielle et spirituelle à apporter désormais à lAllemagne. « Malheur à la Suisse, sindignait-il encore en 1947, si, elle qui a été épargnée par la guerre, se détournait à présent des victimes de la persécution » (p. 540). En 1947, Vogt redevint pasteur de paroisse, et lUniversité de Zurich lui décerna le doctorat honoris causa pour ses engagements humanitaires.

Cest tout le mérite de lA. que davoir exhumé Paul Vogt de lanonymat dans lequel il avait sombré depuis lors. À maints égards, le présent livre constitue plus une chronique quune histoire ; il donne de nombreux et longs extraits de documents, mais le plus souvent sans les analyser. Toutefois, la richesse de ces sources, de même que les annexes biographiques (p. 562-583) et lhistoire de lÉglise confessante (p. 584-691 ; les références aux travaux de K. Scholder et de W. Niesel auraient certes gagné à être complétées par une bibliographie plus récente) qui concluent cet épais ouvrage contribuent à son grand intérêt.

Matthieu Arnold

HISTOIRE DES RELIGIONS

Mohammad Ali Amir-Moezzi, Ali, le secret bien gardé. Figures du premier Maître en spiritualité shiite. Avec des contributions de Orkhan Mir-Kasimov et Mathieu Terrier, Paris, CNRS Éditions, 2020, 469 pages, ISBN 978-2-271-12497-5, 25 €.

Ce volume réunit neuf études que lA. a fait paraître dans des revues savantes et des publications collectives entre 2000 et 2017. Ce dernier sexplique sur le principe qui a guidé ses recherches 430dans une introduction générale. Plutôt que détudier la « vie du Alī historique », il sagit de « faire une histoire des représentations de Alī dans les différents milieux musulmans », dans le but de mettre au jour la « tradition ésotérique originelle ». À cette fin, lA. met en œuvre plusieurs approches. La pétition de principe, tout dabord. Constatant la centralité du culte de Alī dans le shiisme, lA. avance quil est « difficilement envisageable quune telle religion, une telle dévotion à légard dune personne, soit née du néant » (p. 60). Ensuite, le syllogisme : « Muhammad annonce la fin du monde [] il doit par conséquent annoncer lavènement du Sauveur eschatologique » (p. 80). Puis, prolongeant la thèse de Wilferd Madelung sur la succession à Muhammad au-delà des limites prudentes de celle-ci, lA. voit dans la parenté entre Muhammad et Alī la preuve de l« élection divine » (p. 142) de ce dernier. Enfin, lA. sefforce de remonter des sources shiites tardives aux prônes de Alī lui-même (p. 161-171). Il peut ainsi proposer, dans un « Épilogue », une nouvelle histoire de lislam des origines. Muhammad est venu annoncer la fin imminente du monde. Il a fait des adeptes au sein de son propre clan, les Banū Hāshim. Plus tard, ce premier noyau de croyants sera rejoint par le clan rival des Banū Abd Shams, les futurs Omeyyades. Après la mort de Muhammad, « dans des conditions mystérieuses », les deux groupes de croyants sopposeront. Alors que les Banū Abd Shams se lancent dans des conquêtes sanglantes, les fidèles de la première heure se rassemblent autour de Alī, en qui ils voient la « nouvelle manifestation du Messie ». Cest la « tradition ésotérique originelle ».

Le problème avec cette thèse est quelle est non réfutable. Objecterait-on quaucun texte du Coran ne soutient la divinité de Alī ? LA. répondrait que la Vulgate est une version officielle promulguée par les Omeyyades, doù ont été expurgées toutes les références au cousin de Muhammad. Ferait-on observer que la doctrine imamologique duodécimaine est le fruit dune longue évolution ? LA. invoquerait le devoir de tenir secrètes certaines doctrines aux non-initiés afin de les protéger (taqiyya). Nous touchons là au grand paradoxe dun livre intitulé Alī, le secret bien gardé. Il sagit de montrer au grand public cultivé que Alī est bien lImam métaphysique cosmique dont parlent les sources shiites, tout en conservant le caractère ésotérique de cette connaissance.

Jason Dean

431

Majied Robinson, Marriage in the Tribe of Muhammad. A Statistical Study of Early Arabic Genealogical Literature, Berlin – Boston, De Gruyter, 2020, xii et 219 pages, ISBN 978-3-11-062416-8, 89,95 €.

De tous les genres littéraires pratiqués par les historiens musulmans médiévaux (maghāzī-sīra, asbāb al-nuzūl, ḥadīth, ādāb, prosopographie, histoire universelle, géographie humaine), la généalogie est peut-être celle qui a le moins retenu lattention des chercheurs. Une étude sur le mariage dans la tribu de Muhammad sur la base du Kitāb Nasab Quraysh (« Livre de la généalogie des Quraysh ») de Musᶜab b. ᶜAbd Allah al-Zubayrī (m. 851) intrigue donc forcément, en même temps quelle fait craindre de ne produire que des résultats limités. Il nen est rien. À travers lexamen des pratiques matrimoniales des Qurasyh, cest tout un pan de lhistoire sociale de la tribu de Muhammad que lA. éclaire.

Avant de procéder à une étude statistique du Nasab Quraysh, lA. sattache, dans la première partie de son ouvrage, à démontrer lauthenticité de ce texte médiéval. Il se heurte aussitôt à une interrogation bien connue des islamologues : quelle valeur historique peut-on attribuer à des ouvrages rédigés un siècle, voire deux, après les événements quils prétendent rapporter ? Plutôt que de prendre position dans le débat qui oppose ceux qui affirment la fiabilité des sources musulmanes à ceux qui la nient, lA. considère que ce qui pose problème dans les histoires littéraires traditionnelles est moins lexactitude des faits quelles contiennent que lusage que leurs auteurs en font. Dans cette perspective, les ouvrages généalogiques, dont le Nasab Quraysh, offriraient une possibilité de contrôle de lhistoire narrative. À lappui de cette thèse, lA. avance trois types darguments : des études ethnographiques montrant que la manipulation des généalogies nintervient généralement pas dans les trois premières générations, mais seulement dans les générations suivantes ; une comparaison entre le Nasab Quraysh et deux autres livres de généalogie arabe, la Jamharat al-nasab dIbn al-Kalbi (m. 819 ou 822) et le Kitāb al-akhbār wa al-ansāb dal-Balādhurī (m. 892), attestant de larges correspondances ; laccord entre les données du Nasab Quraysh et les principaux événements structurant lhistoire littéraire.

Considérant quil ny aucune raison impérieuse de récuser lauthenticité du Nasab Quraysh, lA. procède, dans la deuxième 432partie de son ouvrage, à lanalyse de linformation quil contient. Les principaux résultats de son enquête sont au nombre de trois : lessor de la pratique du concubinage consécutif aux premières conquêtes islamiques ; une diversification de lorigine géographique des épouses non-quraysh dhommes quraysh pendant la même période ; une augmentation du taux de mariages endogames chez les Umayyades à partir de létablissement du califat de Damas. Les deux premiers résultats dessinent un portrait de la tribu de Quraysh à lépoque préislamique très différent de celui donné par les grands historiens arabes. Plutôt que dêtre la puissance dominante de la péninsule arabique, bien insérée dans le commerce international, Quraysh naurait été quune tribu mineure du Hedjaz avant que lexpansion de lislam nouvre à ses hommes de nouvelles perspectives matrimoniales.

En montrant lintérêt de la littérature généalogique pour la compréhension de lhistoire sociale de lArabie centrale, lA. a ouvert un champ de recherche potentiellement vaste, dépassant les limites du seul Nasab Quraysh et pouvant inclure, par exemple, les Ṭabaqāt dIbn Saᶜd.

Jason Dean

Bernard Rougier (dir.), Les Territoires conquis de lislamisme, Paris, Presses universitaires de France, 2020, 360 pages, ISBN 978-2-13-082075-8, 23 €.

Sous un titre choc digne de la presse populaire, cet ouvrage collectif réunit des travaux détudiants du Centre détudes arabes et orientales de lUniversité Sorbonne-Nouvelle, dirigé par Bernard Rougier, et de quelques chercheurs confirmés rattachés à dautres laboratoires. Ces auteurs se donnent pour tâche de « cartographie[r] » la « géographie islamiste du pouvoir » dans quelques villes françaises : Aubervilliers, Mantes-la-Jolie, Argenteuil, Toulouse, mais aussi à Molenbeek, en Belgique, et à la prison de Fleury-Mérogis (Île-de-France). Le grand mérite de cette approche est de sortir du discours psychologisant sur la radicalisation individuelle en ligne pour montrer que lislamisme sinscrit dans un « écosystème » qui lui fournit les bases idéologiques et matérielles de son expansion. Mais quest-ce qui justifie de traiter des mouvements 433aussi différents que les Frères musulmans, le salafisme, le Tabligh et le jihadisme sous le vocable générique d« islamisme » ? LÉd. défend ce choix dans larticle programmatique sur lequel souvre louvrage : « Lislamisme est entendu ici comme le refus assumé de distinguer lislam comme religion, lislam comme culture et lislam comme idéologie, ainsi que par le souci de soumettre lespace social, voire lespace politique, à un régime spécifique de règles religieuses promues et interprétées par des groupes spécialisés » (p. 19). Bref, lislamisme est une « idéologie » qui doit être distinguée de l« islam en soi ».

Cette approche entraîne deux conséquences majeures.

La première est de relativiser les spécificités des groupes assimilés sous le terme d« islamisme ». Bernard Rougier récuse la qualification de « quiétiste » donnée à une certaine forme de salafisme « sur la seule base de son refus du jihadisme », affirmant lexistence dun « continuum idéologique entre salafisme et jihadisme », alors que Julien Durand parle, lui, de « synthèse salafo-frériste ». Les trajectoires de militants analysées dans cet ouvrage semblent donner raison à ces généralisations. Certaines dentre elles montrent en effet que lon peut commencer par militer dans les rangs des Frères avant dembrasser le salafisme puis le jihadisme. (Le Tabligh apparaît en revanche plus hermétique aux changements dappartenance.) Mais cest faire peu de cas des rivalités entre ces groupes, pourtant abondamment documentées par les auteurs de ces études. Plutôt que de considérer que tout engagement islamiste est susceptible dévoluer vers le jihadisme, naurait-il pas été plus pertinent de sinterroger sur les raisons des changements daffiliation, ou de la fidélité au groupe dorigine, ou du désengagement ?

La deuxième conséquence de la qualification d« idéologie » donnée à lislamisme est de méconnaître le caractère religieux des groupes étudiés, en privilégiant une définition étroite de la religion comme relevant de la seule sphère privée. Plutôt que de déplorer leur influence, ne faudrait-il pas reconnaître que, en édifiant des communautés alternatives, les islamistes répondent très exactement à la définition que donne Émile Durkheim de la religion : un phénomène collectif consistant à créer un être moral capable dexercer une contrainte sur les individus ? Et cest peut-être là que le bât blesse : plus encore que le catholicisme ou lévangélisme, lislam remet en cause les efforts de lÉtat français de reléguer la religion dans les frontières de la vie privée. Mais le défi que pose lislam à 434une certaine conception de la laïcité ne justifie pas dadopter une définition de la religion qui relève plus de considérations politiques que de critères sociologiques.

Jason Dean

THÉOLOGIE ET HISTOIRE DE LART

François Boespflug (avec le concours dEmanuela Fogliadini), Crucifixion.La crucifixion dans lart, un sujet planétaire, Montrouge, Bayard, 2019, 560 pages, ISBN 978-2-227-49502-9, 59,90 €.

Cet ouvrage diconographie chrétienne prend la suite dun précédent volume, consacré aux images de Dieu et de la Trinité (Dieu et ses images. Une histoire de lÉternel dans lArt, Bayard, 2008), où il était déjà question, à travers le thème du trône de grâce, de la crucifixion. On trouvera dans ce livre volumineux (il pèse 2,2 kg, le précédent pesait 3,5 kg) la même performance, qui consiste à suivre lévolution dun sujet majeur de liconographie chrétienne sur 20 siècles, la même profusion de notes et de références bibliographiques (p. 483-545, soit 62 pages + 7 index), la même abondance dillustrations et la même qualité esthétique. Il sagit, assurément, dun opus magnum.

Rendons tout dabord hommage à Emanuela Fogliadini, dont la discrète mention dans le titre ne laisse pas présager quelle est la rédactrice de 4 chapitres (sur 15) qui traitent la Crucifixion dans lart des chrétiens orientaux (de lArménie à lÉthiopie), ainsi que des domaines byzantin, post-byzantin et orthodoxe.

Lauteur principal, à qui lon doit la mise en valeur de liconographie chrétienne à la fois en tant que telle mais aussi comme discipline faisant partie de lhistoire de théologie, commence par introduire le lecteur dans les nombreuses subtilités lexicographiques liées au thème de la « staurologie » (étude de tout ce qui tourne autour du supplice comme de la représentation de la crucifixion) : spites, patibulum, titulus, sedile, suppedaneum, colobium, perisonium, subligaculum, crux commissa, crux immissa, crux decussata nauront plus de secret pour lui. De même, lA. prend soin de bien distinguer 435sémantiquement – ce qui permettra ensuite de mieux traiter et de limiter ce sujet immense – entre signe de la croix, croix, crucifix, Crucifié/crucifié, Crucifixion/crucifixion, chrisme, christogramme, staurogramme. On apprend aussi à nommer les personnages autour de la crucifixion, souvent présents dans les représentations mais non dans les textes bibliques : Dismas et Gestas (les deux larrons) et Longinus et Stephanos.

Il est impossible de rendre compte de la diversité des thèmes et représentations, auteurs, styles, époques, lieux et aires géographiques qui sont abordés, ainsi que des sources littéraires et historiques prises en compte pour explorer la Crucifixion dans lart. Une analyse iconographique, inspirée de la méthode de Panofsky, qui commence par une description rigoureuse de lœuvre, laquelle révèle une multitude de détails non vus au premier abord, se poursuit par une étude iconologique, faisant appel à des décryptages plus approfondis, en particulier à partir des sources textuelles.

La progression de cette immense étude suit les différentes périodes de lhistoire de lart occidental (paléochrétien, médiéval, renaissant, baroque, moderne et contemporain), tout en ne se limitant pas à lOccident, ce qui constitue lun de ses grands apports. Non seulement le christianisme oriental est pris en compte – on la déjà souligné – mais aussi, pour le xxe siècle, le christianisme non-européen (chapitre 15).

On découvrira une quantité impressionnante dœuvres, certaines très connues et qui constituent des passages obligés quand on étudie cette thématique, dautres beaucoup moins (les crucifixions sans Christ, ou de femmes etc.), et cest évidemment sur ce point que louvrage est précieux, renouvelant une problématique rebattue dans de nombreux livres grand public consacrés à la croix ou à la crucifixion dans lart (occidental essentiellement). Des œuvres atypiques, voire choquantes (Félicien Rops, James Ensor – dont celles qui heurtent le plus ne sont pas montrées) ou qui firent scandale à leur époque (James Tissot, Nicolaï Nilolaevich Ge, Emil Nolde, Renato Guttoso) sont également commentées ; on regrettera que lA. nait pas présenté le Piss Christ (1987) de Andres Serrano qui, par-delà ses multiples effets et rebondissements médiatiques plus récents liés aux polémiques à propos de ce montage photographique, a fait lobjet de colloques universitaires et de documentaires des plus sérieux ces dernières années.

Les deux chapitres consacrés aux Crucifixions contemporaines comprennent quelques faiblesses : Alexeij Jawlensky, qui a consacré 436la quasi-totalité de son œuvre à représenter des croix qui forment aussi des visages (et pas simplement des Saintes Faces), aurait mérité mieux que quelques lignes (p. 361), et lA. est passé complètement à côté de la compréhension des Crucifiés (il y en a plus que deux) du principal représentant de l« art brut » quest Louis Soutter, découvert par Le Corbusier, de surcroît lun des rares artistes de culture calviniste qui se soit approprié ce thème (ibid.). Deux représentations auraient à notre sens mérité un développement plus important, car elles ont donné lieu à des conflits dinterprétations multiples, mêlant le politique et le religieux : le Crucifié de Ludwig Gies (qui se trouvait dans la cathédrale – il aurait fallu préciser : luthérienne – de Lubeck) ; celui de George Grosz, qui fut dabord utilisé comme décor pour une pièce de théâtre, avant dêtre imprimé puis de faire lobjet dun procès, pour être finalement réutilisé par les nazis comme tract anticommuniste. Autre absence surprenante, tant ce thème est récurrent chez cet auteur et tant ce dernier est étudié, cité et montré dans les milieux catholiques germanophones (on ne compte plus le nombre de thèses à son sujet) : les croix/crucifix/crucifiés « surpeints » de Arnulf Rainer, artiste provocateur qui sest vu décerner un doctorat honoris causa par la Faculté de Théologie catholique de lUniversité de Münster. Dautres types de représentations manquent : les installations, performances, photographies, ainsi que les nombreuses mises en scènes de croix et crucifixions contemporaines (on pense à Joseph Beuys – qui dialogua théologiquement avec le jésuite Friedhelm Mennekes –, ou à quelques films représentatifs dun processus dacculturation, comme le Jésus de Montréal de Denis Arcand). Font également défaut les crucifixions militantes et/ou provocatrices contemporaines qui montrent des Christa (parfois crucifiée enceinte, comme In the name of God, 2006, de Jens Galschiot, sculpture qui fit le tour du monde), ou des Christs représentés en crucifiés noirs, homosexuels, etc. On comprend que lA. ait précisé en introduction quil ne pouvait pas traiter ce thème dans toute son exhaustivité, lépoque contemporaine faisant éclater toutes les limites, et quil privilégiait limage fixe à deux dimensions par rapport aux autres formes de représentations artistiques ; certains Crucifiés/crucifiés contemporains sont toutefois incontournables. Par ailleurs, vu le nombre dœuvres étudiées et dartistes cités, certains commentaires ont inévitablement pris la forme de courtes notices ; cest là une des limites de ce travail encyclopédique.

437

LA. a étudié quelques crucifixions luthériennes, celles du temps de la Réforme et quelques-unes ultérieures (K.D. Friedrich), même si limmense production des Christs dans les églises luthériennes dAllemagne et dEurope du Nord na pas pu être prise en compte. Il en va de même des nombreux crucifiés représentés après Auschwitz ; celui, connu et emblématique, de Alfred Hrdlicka (1970), qui se trouve dans léglise protestante de Berlin-Plötzensee, aurait avantageusement remplacé le Christ quittant sa croix en athlète de Fritz Cremer, que lon peut voir dans une autre église berlinoise (p. 409).

Létude des croix ou des Crucifiés contemporains in situ, présents dans les églises, contemporaines ou non, pourrait constituer nouveau domaine de recherche, à lheure où les frontières confessionnelles, pour les artistes en tous cas, sont devenues poreuses, les Crucifix actuels exprimant la diversité des christologies contemporaines et linculturation de la foi.

Jérôme Cottin

Jean-François Lagier, Centre international du vitrail (éd.), Images et lumière. Le vitrail contemporain en France, 2015-2019. Préface [de] Maurice Hamon ; introduction [de] Jean-Paul Deremble ; photographies [de] Henri Gaud, Chartres, Centre international du vitrail, 2019, 212 pages, ISBN 978-2-908077-09-4, 45 €.

Grâce à dix mécènes institutionnels et dentreprise, le Centre international du vitrail de Chartres poursuit sa publication, sous la forme de très beaux livres dart, de vitraux contemporains déglises. Cet ouvrage se situe dans la suite de celui publié sous le titre Vitraux français contemporains, 2000-2015 (voir RHPR 95, 2015, p. 106-107) et fait preuve des mêmes qualités décriture et diconographie. Sont présentées les œuvres de dix-neuf artistes, lesquels ont proposé des vitraux pour 26 lieux répartis dans toute la France métropolitaine (et lun à la Réunion). Parmi ceux qui reviennent plusieurs fois, il y a lindéfectible Kim En Joong (3 fois), mais aussi Udo Zembok (3 fois), artiste allemand vivant en France et dont le style, épuré et dépersonnalisé, se caractérise par des monochromes aux couleurs vives et chatoyantes – il est lauteur des vitraux de la chapelle de lhôpital Sainte-Anne à Strasbourg – après avoir réalisé les vitraux de la cathédrale agrandie de Créteil, 438programmes qui ne se trouvent pas dans cet ouvrage. Ces vitraux sinscrivent dans des architectures déglises traditionnelles, souvent médiévales, et dautres plus contemporaines, voire à peine terminées (centre spirituel du diocèse de Lyon ; église saint-Joseph de Montigny-lès-Cormeilles dans le Val dOise). Les monastères, anciens ou plus récents, ne sont pas en reste.

La tendance à laniconisme (ou à la non-représentation) des vitraux contemporains se confirme, ce qui permet de mettre plus en valeur les trois éléments qui constituent la richesse et la spécificité du vitrail : le verre, la couleur et la lumière. La figuration nest toutefois pas complètement absente, et parmi les vitraux figuratifs réussis on peut nommer ceux de Gérard Garouste pour une chapelle privée à Aiserey en Côte dOr, ainsi que le « vitrail du millénaire » de Véronique Ellena pour la chapelle Sainte-Catherine de la cathédrale de Strasbourg : un Salvator Mundi inspiré de Memling est constitué de photographies de multiples visages dhommes et de femmes de tous âges, représentant le peuple actuel de Dieu. Tous ces programmes déglises dans lesquels les artistes travaillent en général avec des ateliers de maîtres verriers, le cas des frères Loire faisant exception, font lobjet dune étude minutieuse (qui en retrace la genèse et la réalisation) et de magnifiques illustrations.

La seule fausse note, à notre sens, a trait à la présentation de deux programmes dun artiste, Alban de Chateauvieux : non seulement le style figuratif, illustratif et naïf, est passéiste, mais encore les thèmes représentés sont au service dun catholicisme traditionaliste, identitaire et apologétique. Nous avouons ne pas comprendre la raison de la présence, ici, de ce qui relève davantage de limagerie catholique que de la création artistique ; et cette erreur rejaillit, hélas ! sur lensemble de louvrage.

Jérôme Cottin

Frank Muller, Hans Baldung Grien. Entre christianisme et paganisme, Strasbourg, Éditions du Signe, 2019, 127 pages, avec 48 illustrations en quadrichomie, ISBN 978-2-7468-3773-7, 30 €.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, cest là le premier ouvrage en français consacré à Hans Baldung Grien (1484-1545), artiste qui nous est doublement proche : comme Strasbourgeois, 439et comme personne ayant embrassé la Réforme (pour des raisons tenant sans doute davantage aux conventions quaux convictions).

LA., professeur émérite de lUniversité de Strasbourg, est connu pour ses travaux sur liconographie de la Réforme et du xvie siècle dans laire du Rhin supérieur. Deux expositions, qui eurent lieu en automne 2019-hiver 2020, furent loccasion de lécriture de cet ouvrage : celle intitulée Regards sur Hans Baldung Grien, qui sest tenue au musée de lŒuvre Notre-Dame à Strasbourg et, surtout, la grande rétrospective de la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe : HansBaldung Grien, Heilig-Unheilig / Sacré-profane (lexposition fut bilingue, tout comme lest le catalogue). Le sous-titre du présent ouvrage, « Entre christianisme et paganisme », fait dailleurs écho à ce double regard porté sur lœuvre de lartiste strasbourgeois, qui traita abondamment des thèmes chrétiens traditionnels tout en abordant des thématiques novatrices, en particulier autour de lérotisme féminin, ce dernier étant, époque oblige, travesti sous dautres thématiques, quelles soient bibliques (Ève – et Adam, la Vierge à lenfant) ou, plus souvent, profanes (les sorcières, la jeune fille et la mort, Aristote et Phyllis, les différents âges de la vie, le couple « mal assorti »).

La structure de louvrage suit la biographie de lartiste, qui passa la plus grande partie de sa vie à Strasbourg, sauf pendant une période dapprentissage dans latelier de Dürer à Nuremberg et à la faveur dun séjour à Fribourg (de 1513 à 1517). Cest à cette période quil réalisa le fameux retable de la cathédrale de cette ville, sur lequel on trouve un autoportrait de lartiste, lequel avait ajouté le mot « vert » (Grien) à son nom, sans doute à cause de sa prédilection pour la couleur verte.

Il est impossible de rendre compte des multiples facettes dun artiste qui excella aussi bien par le trait (gravures et dessins) que la couleur (retables, tableaux déglises ou de dévotion privée), et que lon situe désormais comme légal des « grands » de son époque, Dürer et Cranach.

En matière diconographie et desthétique, on relèvera sa manière novatrice de traiter un thème traditionnel (par exemple, Le déluge, 1516, ou La création de lhomme, 1533), son attirance pour des thèmes existentiels (lamour mais aussi la mort), la précision de son trait et son sens des couleurs (pas simplement la couleur verte), sa capacité à citer ou à imiter dautres styles et artistes, ainsi que lintroduction du paysage (souvent fantasmé) dans les scènes.

440

En ce qui concerne la représentation figurative de lhistoire de Strasbourg et de la Réforme, soulignons sa gravure sur bois de 1521 représentant le portrait de Luther en « saint protestant » – il est auréolé et surmonté dune colombe –, lencadrement de la page de titre dun ouvrage de Hutten, ainsi quun dessin à la mine dargent exécuté du haut de la cathédrale de Strasbourg (vers 1535-1540) et sur lequel on voit en premier plan léglise des dominicains et la Haute École. Parmi ses portraits au trait, on notera encore celui de Gaspar Hédion (1543) ou de Nikolaus Kniebs (1545), figures de proue du protestantisme strasbourgeois. Un émouvant portrait mortuaire dÉrasme (1536), réalisé quelques heures avant ou après sa mort à Bâle, lui est aussi – et plus récemment – attribué.

Grâce à une écriture à la fois précise, pédagogique et vivante, mais aussi du fait quil maîtrise parfaitement les domaines historiques, esthétiques, iconographiques et même théologiques, lA. offre un aperçu complet de lœuvre de cet artiste tout en restituant la richesse symbolique et la complexité sémantique dun langage dimages.

Jérôme Cottin

VIENT DE PARAÎTRE

Paul Ricœur, La Religion pour penser.Écrits et conférences 5. Textes rassemblés, établis, annotés et présentés par Daniel Frey, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2021, 435 pages, ISBN 978-2-02-147709-2, 26 €.

Pour Paul Ricœur, lautonomie philosophique nest possible quà partir dune « reprise » de ce qui nest pas philosophie. Non philosophique par excellence, la religion a ainsi constitué pour lui un foyer de langages et de convictions qui lui a donné à penser pendant près dun demi-siècle.

Dans ce cinquième volume des Écrits et conférences publiés sous les auspices du Fonds Ricœur, nous avons établi, corrigé et annoté douze écrits et conférences publiés entre 1953 à 2003. Trois dentre ces textes le furent dailleurs dans la RHPR : « Culpabilité tragique et culpabilité biblique » (1953), « Philosophie et religion chez Karl 441Jaspers » (1957) et « La philosophie et la spécificité du langage religieux » (1975). Lensemble ainsi formé se veut représentatif de la cohérence, de la richesse et de la variété de lapproche ricœurienne de la religion, essentiellement laïque et philosophique. Du problème du mal à celui de la nature poétique du langage religieux, en passant par lévaluation de la justesse – ou non − des critiques (freudienne, marxienne…) de la religion, du rapport entre expérience et langage dans le discours religieux à des études spécifiques dherméneutique biblique, en passant par des réflexions sur le sacrifice, la dette et le don, Ricœur sappuie sur la religion pour penser, tout en ne cessant de penser la religion pour elle-même.

Ce sont ces enjeux de pensée à partir de la religion et sur la religion que nous avons cherché à énoncer dans la présentation dune vingtaine de pages ouvrant le volume – qui sappuie elle-même sur une monographie à paraître chez Hermann au cours de cette année, préparée en parallèle de la présente édition et intitulée précisément La Religion dans la philosophie de Paul Ricœur.

Daniel Frey