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Classiques Garnier

La « philosophie religieuse » de Jean Héring

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire et de philosophie religieuses
    2021 – 1, 101e année, n° 1
    . varia
  • Auteur : Mehl (Édouard)
  • Résumé : L’ouverture des archives de Jean Héring (Strasbourg) permet de jeter un regard neuf sur celui qui fut le premier disciple français de Husserl, et accessoirement un contributeur actif de la RHPR durant plus de quarante ans. L’article s’attache à rappeler l’importance qu’a eue pour lui la fréquentation des philosophes du premier cercle de Husserl (Koyré, Ingarden, Reinach), et d’expliquer ce que, comme phénoménologue, Héring entend par le terme de « philosophie religieuse ».
  • Pages : 55 à 73
  • Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
  • Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
  • EAN : 9782406115021
  • ISBN : 978-2-406-11502-1
  • ISSN : 2269-479X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11502-1.p.0055
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/03/2021
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : phénoménologie, théologie protestante, idéalisme, religion, Strasbourg, Edmond Husserl, Jean Héring, Roman Ingarden, Alexandre Koyré, Adolf Reinach.
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La « philosophie religieuse »
de Jean Héring

Édouard Mehl

Université de Strasbourg – CREPhAC (UR 2326)

La vie académique et les travaux scientifiques de Jean Héring (1890-1966) commencent depuis peu à être mieux connus des philosophes et des théologiens1. Nous naurons donc besoin que de rappeler sommairement les éléments essentiels de sa biographie, avant daborder certains des problèmes fondamentaux à lexposition et à la formulation desquels Héring a apporté une contribution majeure, mais souvent méconnue, en nous concentrant sur lœuvre philosophique de la première période. Lexploration et le dépouillement du fonds conservé à la Médiathèque protestante du Chapitre de Saint-Thomas et la reconstitution dune importante correspondance aujourdhui éparpillée aux quatre coins du monde permettront sans doute de mieux comprendre lœuvre discrète dun phénoménologue dont on parle peu, pour cette raison que Héring na jamais recherché la moindre ostentation, et quil est resté, tout au long de sa vie, exceptionnellement fidèle à la pensée de Husserl.

Né à Ribeauvillé en 1890 – dans lAlsace annexée par le Reich après la défaite de 1870 – Jean Héring a entamé des études de philosophie à lUniversité de Strasbourg, en 1908. Il y a fait ses premières armes en philosophie, suivant également, en théologie protestante, des cours dhistoire de lÉglise et de la Réforme. Sa 56vocation philosophique ne se décide quun an plus tard, lorsquil arrive à lUniversité de Göttingen. Il y est aussitôt captivé par lenseignement magistral du fondateur de la phénoménologie transcendantale, Husserl, et sera bientôt un des principaux protagonistes du « mouvement phénoménologique » créé par les auditeurs et collaborateurs de Husserl. Dans cette ambiance fervente et révolutionnaire2, Héring noue des relations damitié durable avec Alexandre Koyré, Adolf Reinach, Édith Stein, Hedwig Conrad-Martius, ou encore le polonais Roman Ingarden3. Jusquà la mort de Husserl, en 1938, Héring a entretenu avec lui une relation amicale et fidèle, sans que la stature imposante du maître nétouffe sa liberté de pensée. Ces liens amicaux ont certes été favorisés par la proximité de Fribourg-en-Brisgau et de Strasbourg, et par la situation de lUniversité alsacienne en laquelle Husserl a pu voir, dans ses dernières années, un lieu idéal dexpression et découte, sinon un unique refuge, à lheure où les Universités allemandes se renfermaient peu à peu dans le carcan dune idéologie délétère4.

Göttingen-Paris-Strasbourg : Iter alsaticum

Au sortir de la grande guerre, Héring fait partie des Alsaciens qui ont repris la nationalité française. Il sinstalle donc à Paris, et suit, au début des années 1920, des études à la section des sciences religieuses de lÉcole pratique des Hautes études. Il suit notamment les cours sur Descartes dÉtienne Gilson, jeune professeur qui avait 57fait un bref passage par lUniversité de Strasbourg5, et il y retrouve son compagnon détudes de Göttingen, Alexandre Koyré, dont il suit les cours sur Boehme et les hétérodoxes allemands du xvie siècle – travaux dont la RHPR se fera lécho quelques années plus tard6. Héring assiste donc au premier aboutissement des travaux de jeunesse de Koyré : la double publication de lEssai sur Lidée de Dieu et les preuves de son existence chez Descartes (Paris, Leroux, 1922) et Lidée de Dieu dans la philosophie de saint Anselme (Paris, Leroux, 1923). Les deux anciens de Göttingen ont jusque-là une trajectoire parfaitement parallèle et synchrone, puisque Héring soutient lui-même, en 1923, un mémoire en sciences religieuses sur « la doctrine de la chute et de la préexistence des âmes chez Clément dAlexandrie » – étude publiée, comme celle de Koyré, chez Leroux en 1923. Cest en faisant la recension des deux ouvrages de Koyré que Héring fait son entrée dans la RHPR (1924/4-6, p. 574-577), tandis que les deux amies allemandes des deux philosophes devenus parisiens, Edith Stein et Hedwig Conrad-Martius, se chargent de la traduction allemande de la petite thèse de Koyré7. Héring lui-même nest sans doute pas totalement étranger à linitiative de cette publication allemande, puisquil a été associé, comme on le verra, à la publication posthume des œuvres dAdolf Reinach par Conrad-Martius et Edith Stein (1921), et que linfatigable assistante de Husserl avait également œuvré pour la publication de la première contribution majeure de Héring en phénoménologie : les Bemerkungen über das Wesen, die Wesenheit und die Idee, publiées dans le Jahrbuch für Phänomenologie und phänomenologische Forschung (1921, vol. IV).

Ceci explique le choix que fait ensuite Héring, après moult tergiversations – et après avoir envisagé de faire depuis Paris sa 58thèse sous la direction de Husserl – de se diriger vers la Faculté de théologie protestante de lUniversité de Strasbourg. Il sen était fait connaître, comme on vient de le voir, en recensant pour la RHPR les travaux de Koyré, et après avoir établi des premiers contacts avec Charles Hauter8, dont la thèse de 1922, Religion et réalité, revendiquait une inspiration « phénoménologique », quoique dans un sens large et beaucoup moins déterminé que celui que lon verra apparaître dans la thèse que Héring soutient, devant un jury présidé par le même Hauter, en décembre 1925 : Phénoménologie et philosophie religieuse. Étude sur la théorie de la connaissance religieuse. Nous devons donc considérer maintenant la teneur de cet ouvrage à maints égards singulier.

Jean Héring, critique de lidéalisme husserlien ?

Lorsque, trente ans après cette soutenance, Charles Hauter rend hommage à son collègue Héring, il ne manque pas de souligner loriginalité dun travail qui est le premier livre dintroduction à la phénoménologie en langue française, mais qui se veut plus fidèle au « mouvement phénoménologique » quà Husserl lui-même, soupçonné par plusieurs des disciples de déroger lui-même à la phénoménologie conçue comme discipline descriptive pure, et de retomber dans un idéalisme métaphysique auquel son œuvre pionnière, les Recherches logiques [1900], avaient précisément pour but déchapper :

[] Héring appartient à la classe des phénoménologues qui nont pas suivi Husserl dans lévolution inaugurée par les « Idées » [1913]. Les « Recherches Logiques », plus encore le célèbre article sur « la Philosophie comme Science exacte » paru au premier volume de la Revue « Logos », sont restés la charte de ces phénoménologues de la première heure, dont les chefs devaient être Pfaender et Reinach9.

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Quoique ce diagnostic ne soit pas dénué de toute pertinence, et que, sans doute, lintéressé ait pu lui-même y souscrire sans trop se faire violence, il mérite dêtre aujourdhui reconsidéré, pour éviter que la discussion passionnée des élèves de Husserl au sujet de l« idéalisme transcendantal » des Idées directrices ne tourne à une dispute stérile, voire un dialogue de sourds opposant de manière inconciliable « réalistes » et « idéalistes ».

Disons, sans trop entrer dans les détails, que la philosophie des Recherches logiques est caractérisée par son refus du relativisme : pour Husserl, lidée daller puiser dans létude de la constitution subjective du pouvoir de connaître le fondement de toute connaissance est une erreur, ou plutôt ce quil appelle, dun terme quil affectionne particulièrement, un « contresens ». Ce fondement est plutôt à chercher dans les « lois dessences » sur lesquelles se règlent les objets, que la phénoménologie a pour tâche de clarifier et de mettre en évidence. Ces lois dessences existent par elles-mêmes, indépendamment de toute subjectivité et de tout arbitraire – même divin10. Le « réalisme » de Reinach auquel on rattache souvent les positions de Reinach ou de Héring doit donc sentendre comme cette autonomisation du royaume des essences, affranchi de toute relativité à la conscience psychologique. Il y a en ce sens une essence propre des phénomènes religieux, ou une « spécificité du donné religieux », selon les termes dÉtienne Gilson11, irréductible à toute interprétation psychologisante. Au stade des Recherches logiques, on peut dire que la question de lêtre du moi nintéresse que modérément et marginalement Husserl, comme un cas limite du donné phénoménologique12. Et Husserl – en cela en 60accord avec Kant – se contente dopposer à la tradition philosophique inaugurée par Descartes le projet de bâtir une psychologie pure émondée de toute présupposition métaphysique concernant la nature de lesprit, comme si lon devait se contenter danalyser les actes de conscience (ou vécus intentionnels) sans tirer aucune conclusion sur le sujet de ces actes.

On peut donc comprendre la surprise des étudiants de Husserl à la parution des Ideen (1913), qui peuvent sembler – du moins ont-elles effectivement semblé – opérer un virage complet en ce qui concerne le primat ontologique de la conscience. En effet, Husserl sappuie sur la distinction radicale non entre les types dobjets (physique et psychique) mais entre les manières dont ils sont donnés : lobjet extérieur étant donné par esquisses (Abschattungen), il ne peut jamais être donné de manière totale dans une perception intégrale et adéquate. Toute perception peut être complétée, précisée, corrigée, poussée au-delà de ce que nous percevons effectivement. Au contraire, dans les perceptions dites internes, nous avons des vécus (Erlebnisse) qui sont absolument tels que nous les avons. Les passions, les émotions, sont, pour reprendre un mot de Descartes que les phénoménologues connaissent bien « si proches et si intérieures à notre âme, quil est impossible quelle les sente sans quelles soient véritablement telles quelle les sent ». À telle enseigne que, nous dit Descartes, « encore quon soit endormi et quon rêve, on ne saurait se sentir triste ou ému de quelque autre passion, quil ne soit très vrai que lâme a en soi cette passion13 ». Cette différence conduit Husserl à insister sur le caractère absolu de ces vécus, par opposition au caractère seulement relatif de la perception externe14.

Mais cest à ce point que Husserl commet une extrapolation métaphysique qui lui fait transférer ce caractère dabsoluité des vécus à la conscience elle-même, en employant de manière symptomatique une expression empruntée au vocabulaire le plus solidement métaphysique quait jamais employé Descartes : « Lêtre immanent [du vécu] est donc indubitablement être absolu, en ce sens que, par principe, nulla re indiget ad existendum15 ». De 61fait, cette phrase est susceptible dune double interprétation, et presque tous les disciples de Husserl en ont dénoncé le caractère au minimum équivoque. Pour comprendre en quoi consiste cette équivoque, il faut commencer par remarquer la provenance de la formule que Husserl emprunte à Descartes, mais pour sopposer diamétralement à lui. En effet, Descartes définissait en général le concept de substantia par le fait dexister de manière indépendante : « per substantiam nihil aliud intelligere possumus, quam rem quae ita existit, ut nulla alia re indigeat ad existendum16 ». Mais cétait pour aussitôt remarquer que cette indépendance absolue ne peut convenir quà Dieu seul, toutes les choses créées, âmes ou corps, dépendant du concours général de la puissance divine qui les maintient dans lêtre en les créant. Ce que Husserl, de toute évidence, nie catégoriquement ici : lêtre absolu de la conscience ne présuppose aucun être antérieur à elle, dont elle tienne le sien. On peut donc considérer cette formulation comme signifiant une fin de non-recevoir aux preuves cartésiennes de lexistence de Dieu, en particulier la seconde preuve de la Méditation III, qui repose précisément sur largument de lindigence existentielle de la substance créée : nayant pas en soi le pouvoir de se conserver dans lêtre, lego a besoin dune cause quil nest pas, et cest cette cause que lon appelle Dieu17.

Labsolutisation husserlienne de lêtre de la conscience qui, affirme Husserl, ne présuppose pas même lexistence dun monde actuel hors de nous18, a donc chez lui, de toute évidence, un sens radicalement antimétaphysique. Lerreur cartésienne, en affirmant que la mens humana exige, au même titre que toute autre chose créée, une cause conservatrice de son être, serait donc davoir attribué par anticipation à lego la transcendance chosique, cest-à-dire lexistence mondaine, alors même que lexistence de ce monde tout entier a été « révoquée en doute », et que rien ne permet, à ce stade, den affirmer lexistence19.

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Dans la lecture que Héring donne de ce passage des Ideen, Husserl naurait contesté la pertinence de la déduction cartésienne de lexistence de Dieu que pour lui substituer une absolutisation de la conscience elle-même — et qui dit absolutisation passe volens nolens au point de vue métaphysique20. Husserl affirmerait donc le « primat ontologique de la conscience », et retomberait donc dans l« idéalisme » que Kant prétendait avoir définitivement réfuté dans la Critique de la raison pure, par son fameux « théorème » anticartésien : « la simple conscience, mais empiriquement déterminée, de ma propre existence, prouve lexistence des objets dans lespace hors de moi21 ». Lorsque Héring affirme résolument : « Ce que Husserl affirme sans équivoque, cest que le “cogito” peut exister sans entraîner par là lexistence du κόσμος22 », il affirme aussi bien que Husserl revient grosso modo à la position cartésienne révélée par le doute hyperbolique des Méditations, et donc à l« idéalisme » critiqué par Kant, cest-à-dire la thèse selon laquelle lexistence de lego est plus certaine que toute autre existence et que cette certitude, première et inconditionnée, est absolument indépendante de tout autre jugement dexistence.

Sans doute est-ce là une raison suffisante pour pousser Husserl à rédiger ses Méditations cartésiennes, ce quil fera quelques années plus tard, au retour de conférences données à Paris et Strasbourg, à linvitation de Jean Héring. À ces conférences, dont Husserl gardera un souvenir mémorable, ont notamment assisté plusieurs membres des facultés de théologie de lUniversité de Strasbourg, comme lAbbé Émile Baudin, qui entamera une relation philosophique intense et amicale avec Husserl23, ou, pour le côté protestant, le 63théologien Albert Schweitzer, auteur bien connu dun diagnostic pessimiste sur le déclin moral de lOccident24, très probablement renseigné sur Husserl par une de leurs connaissances communes, qui a eu sur le jeune Husserl une influence morale décisive, et que Schweitzer vient de rencontrer à Prague : le « philosophe président » Tomáš Masaryk25. Or, avec ces Méditations cartésiennes, qui sont comme des réponses aux objections faites par ses élèves aux Ideen, Husserl est allé beaucoup plus loin dans lexplicitation de la question ultime de la phénoménologie : celle de la transcendance du monde.

Husserl, tout dabord, martèle avec force que « la transcendance, sous quelque forme que ce soit, est un caractère dêtre immanent qui se constitue au sein de lego. Tout sens concevable, tout être concevable, quon les dise immanents ou transcendants, relèvent du domaine de la subjectivité transcendantale en tant quelle est ce qui constitue le sens et lêtre26 ». Au lieu, toutefois, de voir dans cet idéalisme une position philosophique parmi dautres à laquelle finirait par se ranger le phénoménologue conséquent, Husserl insiste sur le fait que la phénoménologie se confond avec cet idéalisme, et nest rien dautre que le procès de son dévoilement. Dans lego méditant, « La dé-monstration [Erweis] de cet idéalisme est donc la phénoménologie elle-même ». Bien évidemment, cet idéalisme absolu se démarque de celui de toute la tradition philosophique, et il subsume dans son universalité toutes les positions philosophiques déterminées, tous les « réalismes » possibles – qui ne sont bien souvent que des « idéalismes » déguisés.

Mais loriginalité des Méditations cartésiennes réside surtout dans la place éminente quelles font à la problématique de lintersubjectivité transcendantale, en faisant valoir que le fait davoir-un-monde en général na de sens que parce quil est un monde commun, quil est ce même monde auquel nous appartenons tous et auquel nous avons conscience dappartenir. On comprend 64donc mieux lerreur des philosophes à la suite de Descartes, ignorant le fait quil ne peut y avoir de « vrai » monde quau sens où il est celui de tout-un-chacun, et donc présuppose lêtre-pour-moi des autres. Husserl aborde donc, dans la Cinquième Méditation Cartésienne, la problématique cruciale de la constitution dautrui, et lexpérience de létranger (Fremderfahrung).

Encore une fois, la magistrale synthèse des Méditations cartésiennes devait se heurter à un nouveau front dincompréhension et de refus, de la part de plusieurs générations de lecteurs, qui ont voulu y voir un triomphe du « logicisme » et un pur « idéalisme de la signification » (Levinas, Sartre, Ricœur), comme si Husserl avait, par son objectivisme impénitent, confondu la possibilité de lintersubjectivité avec la possibilité de la connaissance dAutrui. Husserl a toujours été désespéré et exaspéré par lincompréhension pour sa thèse quil présente lui-même comme la clef de voûte de la phénoménologie transcendantale : lidéalisme transcendantal nest pas un idéalisme de ceci ou de cela, il nest pas plus opposé au « réalisme » que, chez Kant, la liberté (« nouménale », donc idéale) nest opposée à la nécessité (dans les phénomènes). Husserl présente donc lidéalisme comme le sens supérieur et ultime de lêtre ; au lieu de dire, comme Aristote, que lêtre se dit en plusieurs sens, Husserl dira plutôt quêtre signifie avoir-le-sens-dêtre, et que cela même na de sens que dans la subjectivité où ce sens se forme. Toutes les objections possibles de ses disciples sont donc des « contresens », et lidée même dune « phénoménologie réaliste » est, aux yeux du maître, comme celle dun cercle carré.

Le « manuscrit du Docteur Reinach »
et la vocation philosophique de Jean Héring

Héring compte-t-il, comme son ami Ingarden, au nombre des disciples réfractaires ? On aurait pu le croire, à sen tenir aux analyses de 1926. Mais il y a au moins deux raisons den douter : la première, cest la découverte, dans le fonds Héring, dune lettre inédite de Ingarden, adressée à Héring très peu de temps avant sa mort (lettre datée de décembre 1965 ; Héring meurt en février de lannée suivante). Ce document est précieux, car il atteste que Héring, 65revenant une fois de plus sur le « nulla re indiget ad existendum » du § 49 des Ideen, a finalement bien compris que Husserl entend cette formule en un sens nouveau, décapé de son sens cartésien, et effectivement phénoménologique. Il ne sagit certainement pas dune tardive rétractation, mais bien de lexpression dune profonde fidélité à Husserl et dun assentiment à cet « idéalisme transcendantal » transcendant lopposition traditionnelle et artificielle entre « idéalisme » et « réalisme ». Lisons cette ultime lettre que le philosophe polonais a adressée à Héring, ramenant décidément la position de Husserl à une problématique trivialement cartésienne et à sa métaphysique substantialiste-spiritualiste sous-jacente (ce qui indique a contrario que Héring soutenait linterprétation phénoménologique et transcendantaliste que Ingarden conteste ici) :

Quant à vos remarques ultérieures concernant lorientation renouvelée que Husserl donne [à lexpression] nulla re indiget ad existendum, je crois pour ma part que Husserl a voulu entendre ici par le terme de « res » un quelque chose qui a lêtre autonome et qui subsiste par soi. Car il est clair que la conscience pure de Husserl a besoin pour exister des corrélats intentionnels (les noemata de différents niveaux), car son être présent-subsistant est la conséquence nécessaire des actes de conscience (des noèses). En ce sens même pour Husserl la pure conscience a besoin du monde réal (simplement visé intentionnellement) : ce monde [intentionnel] existe avec la même nécessité que les flux de conscience, dès lors quils en reflètent la structure (cest-à-dire dès lors que ces flux de conscience sont concordants et quils sont accomplis en compréhension réciproque avec dautres egos). Mais, dans le passage cité des Ideen, ce nest pas de cela que parle Husserl : il traite indubitablement ici du monde des choses matérielles, en tant quil a un être autonome (et spécifiquement indépendant de la conscience pure). Husserl cherchait (et cela jusquà sa mort) à déterminer la vieille question de la substantialité de lâme personnelle (du Je pur), car il est vraisemblable que cela était pour lui étroitement lié au problème de limmortalité27.

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La seconde raison nous ramène au commencement de lhistoire, et à la période de Göttingen pendant laquelle Héring a activement fréquenté Husserl (1909-1919). Notons premièrement que le thème de lidéalisme transcendantal ne désigne pas encore chez Husserl le tout de la philosophie (par synecdoque), comme on vient de le voir dans les Méditations cartésiennes. Les premières notes de 1908, puis leur reprise de 1913 à 1918, portent souvent le titre de « Beweis für den transzendentalen Idealismus ». Lallusion au célèbre Lehrsatz de Kant est ici tout à fait évidente, puisque Kant pensait avoir démonstrativement réfuté lidéalisme (empirique), en montrant que « la simple conscience de ma propre existence (das bloße Bewußtsein meines eigenen Daseins) prouve (beweiset) lexistence des objets dans lespace hors de moi ». Or Husserl na pas contesté la validité de largument kantien, mais il a plutôt inversé le sens de lénoncé, en disant que lêtre même des choses (Dingliches Sein) na aucun sens concevable autrement que relativement à une conscience possible. Pareille conclusion nétait certainement pas lintention obvie de lauteur de la Critique de la raison pure, pour qui les objets de la connaissance navaient certes de sens que par rapport à la sphère de l« expérience possible », mais pour qui aussi la « chose en soi » (et donc « lêtre-chosique » dont parle Husserl) restaient étrangers à cette inclusion dans lorbe infini de la subjectivité. On voit là toute la distance qui sépare lidéalisme transcendantal de Husserl de celui de Kant : au lieu que Kant le détermine négativement par le défaut dintuitivité et de réalité objective, Husserl en fait le principe ultime doù procède le sens dêtre de toute chose, et de létant en général.

Or il nest pas sans intérêt de noter que Husserl travaille précisément à son manuscrit sur lidéalisme transcendantal entre septembre 1917 et juin 1918. Cest au cours de cette période, précisément à la Pentecôte de lannée 1918, que Husserl reçoit la visite de son étudiante Edith Stein accompagnée de Jean Héring28. Au cours 67dune séance sans doute décisive pour lorientation ultérieure de Héring, il lit et commente avec le maître un texte dEdith Stein portant sur la conception de la toute-puissance divine, et – comme on va le voir, les deux choses sont liées – « un manuscrit de philosophie religieuse (religionsphilosophisch) venant du Nachlaß du Dr. Reinach tombé au champ dhonneur ».

Lhistoire de ce manuscrit est fascinante : rédigées par Adolf Reinach au cours de lannée 1916-1917 – il meurt à la fin de loffensive de la troisième bataille des Flandres (novembre 1917) –, ces pages sont les seules de ses œuvres non éditées qui aient échappé à la destruction. Récupérées par la veuve dAdolf Reinach, elles sont communiquées à Héring et Edith Stein. Véritable trésor, le dactylogramme de ces Aufzeigchnungen a été pieusement conservé par Héring tout au long de sa vie – cest dire le prix quil attachait à ces fragments qui seront partiellement édités dans le volume des Gesammelte Schriften édité par ses élèves en 1921.

Héring en placera dailleurs un extrait en exergue de sa thèse de 1926 :

Surtout respectons le sens intrinsèque des événements de la vie religieuse ! Même sil nous mène à des énigmes. Ces énigmes mêmes auront peut-être la plus grande valeur pour la connaissance de la vérité29.

Ce nest pas sans raison que Héring traduit ici la notion, centrale dans la phénoménologie husserlienne, d« Erlebnis », que lon traduit habituellement par le terme de « vécu », par le terme d« événement ». Dans ce choix de traduction se révèle une bonne partie de lambition philosophique de Héring que nous ne pourrons quesquisser dans les dernières pages de cette contribution.

De fait, traduire « Erlebnis » par « événement » éclaircit le sens que peut à la rigueur avoir la notion de « phénoménologie réaliste ». Le « réalisme » (si lon tient absolument à conserver ce terme) signifie en somme la même chose que ce que les Reinach et consorts 68appellent la « Sachlichkeit » : LErlebnis nest pas le vécu tel quune subjectivité peut linterpréter mais elle est ce que cette subjectivité reçoit tel quil soffre à elle, tel quil se donne. Le « vécu » ne dépend donc pas de celui qui le vit, de sa perspective et de sa faculté de comprendre ce qui lui arrive, mais il dépend précisément de ce qui arrive tel quil se donne, dans sa tonalité affective déterminée (ce que Heidegger appellera la Befindlichkeit du Dasein30).

Dans ces conditions, on doit considérer que lexpérience religieuse est celle dans laquelle « lobjet » a pour matière et pour source ce type particulier de « vécu » que Héring appelle « événement31 ». Dans lexpérience religieuse, lErlebnis est à considérer comme un Ereignis, et ce qui marrive, au plus profond de mon cœur, est à considérer comme un événement à décrire en toute objectivité, sans y surajouter dinterprétation : il nest pas « motivé », il est « incompréhensible », il na pas dobjet : il peut être un sentiment de joie, de sécurité, de gratitude sans cause. Reinach précise que la philosophie religieuse peut bien « éclaircir » (klären) de tels « événements », ne serait-ce quen les portant au discours – mais ce nest alors pas pour les soumettre au principe de raison suffisante : cela ne peut être que dans le but de permettre à de tels « événements » de se reproduire et de se développer dans une conscience plus pure32.

On ne saurait traiter avec plus dobjectivité et de sérieux le « sentiment religieux », en faisant radicalement abstraction de toute 69explication par un enchaînement de causalité, ou des discours (métaphysiques ou sociologiques) sur le phénomène religieux qui ne seraient jamais quune manière déterminée den ignorer la spécificité essentielle : dans lexpérience religieuse, les déterminations de lobjet « Dieu » (toute-puissance, omniscience) sont en fait déduites de la matière du vécu, et donc, en loccurrence, dun sentiment de sécurité (Geborgensein in Gott). Cest là, bien sûr, tout le sens fondamental, « phénoménologique », de 1 Jn 4,7 (« Qui diligit… cognoscit Deum »), que Adolf Reinach a consigné dans son testament, puis que Edith Stein et Jean Héring ont discuté avec Husserl à la Pentecôte de lannée 1918.

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Contentons-nous den tirer au sujet de Héring une conclusion générale. Premièrement, si le travail de Jean Héring a pu trouver à Strasbourg un cadre propice, cest quil apportait avec lui un concept de « philosophie religieuse » tout à fait original, qui revendiquait le plus haut degré dobjectivité, et quil voulait absolument irréductible aux réductionnismes de toutes sortes (positiviste, sociologique, psychologique, et même métaphysique). Deuxièmement, cette philosophie (phénoménologique) consiste à considérer le « vécu » religieux comme un « événement », donc à ne considérer pas moins sérieusement les illuminations de Padre Pio que les preuves cartésiennes de lexistence de Dieu. Troisièmement – et à titre programmatique – le fait de considérer un vécu comme un événement constitue un préalable, voire laxiome fondamental de toute philosophie de la révélation. Car la foi, en général et en définitive, nest pas un savoir doctrinal, mais elle est lévénement du secours pour les humbles, les réprouvés, les pécheurs.

Comment donc la révélation est-elle donnée ? Elle lest de manière naturelle, dans laffectivité non modifiée par la réflexion, donc de manière privilégiée dans le rêve. Que lon ne sétonne donc pas si Jean Héring a tant insisté sur la nécessité de bâtir une « phénoménologie du rêve », et sil soutient, contre toute la tradition philosophique, que le rêve est un bien une modalité particulière de la perception sensible, dans laquelle il doit donc y avoir une intersubjectivité (que toute perception comme telle présuppose)33. 70Nest-ce pas dire que la « philosophie de la religion » des années vingt et la « phénoménologie du rêve » des années cinquante sont essentiellement liées, et ne diffèrent lune de lautre que par une distinction de raison ? Cest ce que lexamen plus précis du fonds Héring, et surtout létude de son exégèse, dont il na pas été dit mot ici, nous permettront de vérifier. Que le royaume de Dieu apparaisse en songe ou dans un délire vaticinateur, il nen est pas moins perçu, et tout ce qui est perçu est, par définition, réel. Ni le philosophe quil a dabord été, ni lexégète quil est ensuite devenu nen ont jamais douté.

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Bibliographie

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1 Vincent, 1988, p. 121-131 ; Arnold, 1990, p. 74-76 ; Schmitz-Perrin, 1995, p. 481-496 ; Dupont, 2015, p. 129-153. Le renouveau de lintérêt pour Héring est surtout attesté par la parution du dossier « Jean Héring – de leidétique à la phénoménologie de la religion » (Serban – Pradelle, 2016). Et, tout récemment, Marion, 2020, p. 57-58. Pour la présentation du fonds darchives de Strasbourg, voir Feldes, 2016, p. 409-419.

2 Évoquée par Héring dans une brève notice autobiographique (Héring, 1939).

3 Schuhmann, 1977, p. 173. Au Wintersemester 1912-1913, Héring prend la direction de la « Société philosophique de Göttingen ».

4 Voir à ce sujet, la lettre inédite de Husserl à Jean Héring (4 février 1937) que nous publions avec Claudia Serban et Thomas Vongehr : Mehl – Serban – Vongehr, 2020. Mentionnons ici que cette lettre accuse réception du premier numéro des Recherches théologiques (vol. I : À la mémoire de Guillaume Baldensperger [1856-1936], par les professeurs de la Faculté de Théologie protestante de lUniversité de Strasbourg, Paris, Félix Alcan, 1936 = RHPR 16, 1936/3-5). Husserl y évoque allusivement les noms de Hauter, Monod, Ménégoz, Strohl et Will, mais curieusement ne commente pas la publication de Héring, « Kyrios Anthropos », sans doute parce que les problèmes philologiques et historiques qui sont étudiés ici dépassent de loin les compétences de Husserl. En tout état de cause, la contribution de Héring na reçu de la part des théologiens quun accueil plutôt tiède, voire franchement réservé.

5 Gilson publie à Strasbourg, en 1921, ses Études de philosophie médiévale qui deviendront quelques années plus tard, moyennant dassez importantes transformations, les Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien (1930).

6 Koyré deviendra donc, par lintermédiaire de Héring, collaborateur de la RHPR : notons ici sa double étude sur Valentin Weigel (Koyré, 1928, p. 227-248 ; 328-348) puis sur Sebastian Franck (Koyré, 1931, p. 353-385), suivie dune importante recension du Spinoza de Leo Strauss (Die Religionskritik Spinozas als Grundlage seiner Bibelwissenschaft, ibid., p. 443-449). Cette recension est elle-même immédiatement suivie par celle que Héring donne de la thèse dÉtat de Koyré consacrée à Jacob Boehme (ibid., 449-451). Les deux articles de Koyré sur Valentin Weigel et Sebastian Franck sont repris dans Mystiques, spirituels et alchimistes du xvie siècle allemand, 1955. Sur Koyré dans la RHPR, voir également Lienhard 2020, p. 85-109.

7 Koyré, 1923b.

8 Sur Charles Hauter, voir Arnold, 1990, p. 65-67. Le fonds Héring contient un tiré-à-part des Bemerkungen adressé à Hauter en ces termes : « À son ami monsieur Charles Hauter, de la part de lauteur, avec ses meilleures félicitations et salutations. Paris, 7. 4. 24, J. Héring ».

9 Hauter, 1957, p. 1. « Idées » renvoie ici au premier tome des Idées directrices pour une phénoménologie, publié dans le premier volume du Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, en 1913. Cet ouvrage fondamental a fait lobjet dune première traduction française par Paul Ricœur, alors quil enseignait à Strasbourg (Gallimard, 1950). Nous nous reporterons cependant à lédition plus récente et complète de Lavigne (Husserl, 2018). Larticle que Husserl donne à la jeune revue Logos (1911) est traduit et édité par Marc B. de Launay sous le titre La philosophie comme science rigoureuse (Husserl, 1989).

10 Ces « lois » sont constitutives du domaine de la vérité, selon Husserl qui emprunte volontiers la métaphore politique : « Das Reich der Wahrheit is kein ungeordnetes Chaos, es herrscht in ihm Einheit der Gesetzlichkeit » (Logische Untersuchungen, § 6 ; voir Pradelle, 2020, p. 29).

11 Lexpression se trouve sous la plume dÉtienne Gilson, dans la lettre inédite quil adresse à Héring en accusant réception de louvrage de 1926 (9 juin 1926) : « Le problème est capital, et jattacherais la plus haute importance à ce quen milieux protestants on reprît pleine conscience de la spécificité du donné religieux ».

12 Husserl, 1961, Recherche V, p. 163. Husserl a supprimé tout un paragraphe consacré à la délimitation réciproque de la psychologie et de la science de la nature, en précisant que « la prise de position adoptée ici, concernant la question du moi pur, demeure inessentielle pour les recherches de ce volume » (p. 163).

13 Descartes, Passions de lâme, art. XXVI, AT XI, p. 348-349.

14 Husserl, 2018 [1913], § 42, p. 126 : « Un vécu ne sesquisse pas ». En marge de cette proposition cardinale, Husserl a ajouté dans son exemplaire personnel : « Add. : sa présence nest pas esquissée par lesquisse présente ». Autre formulation dans Husserl, 1961, Recherche V, p. 348 : « Lintuition adéquate est la même chose que la perception interne ».

15 Husserl, 2018 [1913], § 49, p. 150.

16 Descartes, Principia Philosophiae, I, art. 51, AT VIII-1, p. 24.

17 Descartes, Meditationes, III, AT VII, p. 49-50 ; Secundae Responsiones, AT VII, p. 168-169.

18 Husserl, 2018 [1913], § 49, p. 149-150 : « [] si nous pensons à la possibilité de ne pas être que comporte lessence de toute transcendance chosique, il apparaît alors clairement que lêtre de la conscience, de tout flux de vécu en général, serait certes nécessairement modifié par un anéantissement du monde des choses, mais ne serait pas atteint dans sa propre existence ».

19 Sur lhostilité husserlienne envers toute métaphysique, voire à toute « philosophie » préconçue, voir le Projet dIntroduction [1912] aux Ideen (Husserl, 2018 [1913], p. 478) : « Nous souhaitons… engager tout spécialement ceux qui mettent leur fierté à bannir toute “métaphysique” hors du champ des efforts humains vers la connaissance [] à se livrer sans prévention à létude de nos démonstrations. »

20 Sur ce point, voir Monseu, 2016, p. 426-429.

21 Kant, 2001 [1781, 17872], B 275, p. 283.

22 Héring, 1926, p. 85.

23 Nous renvoyons lexamen détaillé des relations entre Baudin et Husserl à une autre étude. Il suffira pour notre propos de citer ici un extrait de la recension que fait Baudin de la thèse de Hauter : « À notre connaissance, cest la première fois quon étudie l“objet religieux” ut sic, dans lintention den définir lessence et les variétés, indépendamment de ses réalisations de fait. Lhistoire, la psychologie, la sociologie, etc., ne sont admises à audience que pour soumettre leurs résultats à une analyse [] nettement philosophique, ou pour mieux dire phénoménologique, au sens husserlien du mot. Par là, le livre de M. Hauter rejoint celui de son collègue M. Héring, Phénoménologie et science [sic] religieuse [] Tous ces volumes témoignent dun même effort dobjectivisme qui est comme la caractéristique de la nouvelle faculté de théologie protestante de Strasbourg. Elle tend par là à se dégager du subjectivisme de Ritschl… » (Baudin, 1930, p. 326.)

24 Schweitzer, 2001 [1919-1921].

25 Schuhmann, 1977, p. 343 [8-12 mars 1929]. Sur Mazaryk et Husserl, voir Sebestik, 2003. Sebestik rapporte que Mazaryk est celui qui a fait connaître Brentano à Husserl ; cest également lui qui aurait déterminé la conversion de Husserl au protestantisme. Sur Schweitzer et Mazaryk, et leur rencontre à Prague en décembre 1928, voir Sorg, 2007. Larticle montre la conviction constante de Mazaryk, depuis sa thèse de 1879 sur le suicide : la modernité est rongée par lhypertrophie du subjectivisme. On comprend quel effet ce positiviste opposé à toute métaphysique, voire à toute théorie conçue comme superstruction spéculative, a pu faire sur le jeune Husserl.

26 Husserl, 1994 [1931], § 41, p. 132.

27 Roman Ingarden à Jean Héring, Cracovie, le 26 décembre 1965 : « Was ihre spätere Bemerkungen zu der Husserlschen Erneuerung der Wendung “nulla re indiget a[d] existendum” betrifft, so glaube ich, dass Husserl da unter “res” ein seinsautonomes und seinsselbstbeständiges Etwas gemeint hat ; denn es ist klar, dass das Husserlsche reine Bewusstsein die intentionalen Korrelate (die Noemata verschiedener Stufe) zu seiner Existenz braucht, weil ihr Vorhandensein die notwendige Folge der Bewusstseinakte (der Noesen) ist. In diesem Sinne braucht es nach Husserl auch die (bloss intentionale vermeinte) reale Welt : diese existiert mit eben derselben Notwendigkeit, wie die Bewusstseinströme selbst, sobald sie nur die entsprechende Struktur haben (d.h. einstimmig verlaufen und im Einverständnis mit den Alter egos vollzogen werden). Aber darum handelt es sich unzweifelhaft um die Welt der materiellen Dinge und Vorgänge al sein seinsautonomen (und insbesondere auch vom dem reinen Bewusstsein seinsunabhängigen) Welt. Husserl suchte – und zwar bis zu seinem Tode – die alte Substanzhaftigkeit der eigenen Seele (des reinen Ichs), da dies für ihn wahrscheinlich mit dem Unsterblichkeitsproblem streng verbunden war. »

28 Schuhmann, 1977, p. 226 [Bernau Pfingstferien 1918] : « [] da kam eine Flut befreundeter, herzlich willkommener Gaste, darunter Frl. Dr. Stein und aus Straßburg Herr Hering [] Hering las mit Ihre Schrift und wir unterhielten uns über Ihre Auffassung der göttlichen Allmacht. Wir lasen zusammen ein im Felde hingeworfenes religionsphilosophisches Ms. aus Dr. Reinachs Nachlaß ». Cest dans cette même période que Ingarden rédige sa programmatique lettre à Husserl Sur la 6e Recherche Logique et lidéalisme (Ingarden, 2001, p. 149-167), où il est notamment relevé que Husserl, après avoir établi dans les Ideen lhétérogénéité absolue de la conscience et de la « réalité » – ce que Ingarden approuve – en vient à nier que celle-ci ait un être absolu et indépendant, et à réduire, voire déduire la distinction entre conscience et réalité de la distinction plus fondamentale entre noèse et noème : « Alors, finalement, selon votre interprétation, la chose par exemple, en tant que corrélat dune multiplicité infinie de perceptions, nest rien dautre quun sens noématique (et “au-delà de cela elle nest rien”) » (ibid., p. 153) – ce que Ingarden conteste.

29 Reinach, 1921, p. xxiv : « Vor allem den religiösen Erlebnisse ihren Sinn lassen ! Auch wenn er zu Rätseln führt. Gerade diese Rätsel sind vielleicht für die Erkenntnis von dem höchsten Werte. »

30 De fait, comprendre le vécu comme un « événement » est précisément ce que fait le jeune Heidegger en 1919, mais indépendamment de Reinach et Héring, et selon toute apparence contre Husserl. Voir à ce sujet Serban, 2018.

31 Adolf Reinach, Aufzeichnungen aus dem Nachlaß (25.4.16) : « Intentionale Erlebnisse haben eine Ichquelle, eine Gegenstandsquelle, eine Gegenstandsbeziehung. Sie schöpfen immer wieder aus der Gegenstands-Quelle als ihrem Nährboden. Andere intentionale (religiöse) Erlebnisse suchen ihre gegenständliche Beziehung aus ihrer Erlebnismaterie heraus, statt umgekehrt. Dagegen können sie auch ihre Gegenstandsquelle als Nährboden haben (die fromme Dankbarkeit). Die Frömmigkeit gehört zur Erlebnismaterie. Und es mag wohl so sein, daß sie zu Gott führt und nicht von Gott (phänomenal) herrührt. » (Les vécus intentionnels ont une source dans le Je, une source dans lobjet, et une relation à lobjet. Ils se créent toujours à nouveau à partir de lobjet fontal. Dautres vécus intentionnels [religieux] tirent leur relation à lobjet de la matière même du vécu, au lieu du contraire. Ils peuvent pourtant aussi avoir une relation à lobjet source comme sol nourricier [la pieuse gratitude]. La piété appartient à la matière du vécu. Et il se peut bien quelle mène à Dieu, plutôt quelle nen provienne [phénoménalement]). La Frömmigkeit est définie un peu plus loin (10.5.1916) comme la disposition ouverte, comme le se-souvrir-à (das « Geöffnetsein ») la verticalité absolue.

32 Adolf Reinach, Aufzeichnungen aus dem Nachlaß (28.4.16) : « Die Religionsphilosophie dient aber nur, sie mag Erlebnisse klären, aber nur um wieder reinere Erlebnisse erwachsen zu lassen. »

33 Serban, 2016.