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Classiques Garnier

Présence de la sociologie dans l’histoire de la RHPR

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
    2020 – 1, 100e année, n° 1
    . varia
  • Auteur : Vincent (Gilbert)
  • Résumé : Les articles de la RHPR traitant de la sociologie des religions, et des protestantismes en particulier, témoignent des préoccupations théoriques et thématiques successives qui ont rythmé son développement depuis Durkheim et du souci de ne pas se laisser piéger par une conception trop rationaliste de la raison : accueil réservé à la sociologie compréhensive de Max Weber et aux études de Paul Ricœur ; usage prudent, voire critique, du concept de sécularisation.
  • Pages : 179 à 192
  • Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
  • Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
  • EAN : 9782406103721
  • ISBN : 978-2-406-10372-1
  • ISSN : 2269-479X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10372-1.p.0179
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/04/2020
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Sociologie, comparatisme, sacré, sécularisation, tradition, sens, pouvoir, Églises, politique, imagination
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Présence de la sociologie
dans lhistoire de la RHPR

Gilbert Vincent

Université de Strasbourg – Faculté de Théologie protestante (UR 4378)

Quelle est la part de la sociologie dans lensemble des articles publiés dans la revue ? On peut estimer à une centaine le nombre darticles et de lectures critiques relevant de cette discipline, et plus précisément de la « sociologie religieuse ». Notons demblée que cette désignation est datée : elle a été remplacée par cette autre expression, de meilleure facture : « sociologie des religions ». Il est vrai que la première formule nétait pas plus choquante, en principe, que dautres appellations, relatives à dautres domaines détude de la sociologie ; « sociologie politique » est la plus célèbre et est restée en usage. On constate, sans beaucoup de surprise, que, parmi les études de sociologie des religions, celles consacrées plus spécifiquement à telle ou telle forme du protestantisme sont les plus nombreuses. Chose « normale », dans la mesure où, solidement adossée à la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg, la RHPR est largement alimentée par ses enseignants, qui y trouvent un premier espace de diffusion pour leurs recherches.

Toutefois, même lorsquils sont centrés sur lune ou lautre des diverses formes de protestantisme, ces articles ne laissent pas de porter la marque dun souci comparatiste, surtout depuis qua été adoptée lexpression « sociologie des religions ». Le comparatisme a deux effets, méthodologique et théorique, assez prévisibles. Le premier effet est le renforcement du mouvement de distanciation par rapport à lobjet étudié, distanciation sans laquelle la connaissance de ce dernier risque dêtre hypothéquée par lexcès de familiarité du 180chercheur avec son objet – souvent choisi en raison, précisément, de la familiarité que lon entretient avec lui, mais aussi en raison de la facilité avec laquelle on peut accéder à des informations constituant un premier et irremplaçable matériau danalyse. Le deuxième effet est plus théorique : le comparatisme oblige le chercheur à forger des catégories danalyse dont la pertinence ne sarrête pas aux frontières du domaine étudié. Sans ce travail dinvention de catégories transversales, dapplication la plus générale possible, létude risque de tourner court, le chercheur se condamnant, en reprenant les catégories « indigènes », à répéter la compréhension que les acteurs et les groupes quil étudie – « religieux », en loccurrence. Or ce genre de répétition, même parée des vertus de la « science », a un nom qui suffit à signaler son peu de crédit proprement scientifique : lapologétique.

Notons, à propos du travail de distanciation requis du chercheur, que son « éloignement » a un coût, déjà évoqué : il lui est plus difficile daccéder à certains types dinformations : celles, en particulier, produites directement par les acteurs, en situation. Disons quil lui est plus difficile de se faire accepter par le groupe quil se propose détudier, en tant quobservateur. Observateur – et, qui plus est, observateur en quête de matériaux « bruts », non apprêtés en vue dun traitement scientifique prochain ; bref, en quête de manifestations spontanées de la vie « ordinaire » des groupes religieux –, on se méfie de lui ; pas seulement comme dun étranger, mais encore et surtout comme dune sorte dinquisiteur qui risque de dévoiler – y compris à lintention de ses membres les plus éloignés des centres de décision – des « secrets » qui soudent dautant mieux le groupe quils sont comme refoulés. La vie de tout groupe repose sur des fictions. Un groupe religieux néchappe pas à la règle. Mais, plus que tout autre groupe, parce quil se prévaut dune Vérité transcendante (« Dieu ») et dune qualité intrinsèque (la pureté de la foi), il peine à reconnaître, en son sein, la diversité – parfois extrême – des manières de croire et des représentations de la transcendance. Pour le moins, lobservateur dérange, ne serait-ce que parce que lobservation contribue à rendre explicite limplicite. Par exemple, elle peut fort bien faire apparaître que des relations dites « de service », à lintérieur comme à lextérieur du groupe, voisinent avec des rapports de pouvoir, en vue de la détention du pouvoir dans le groupe, et de la préservation ou de laccroissement du pouvoir du groupe – ou de ses représentants – hors du groupe, en particulier dans les champs économique et politique.

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Il est clair que la part de la sociologie, « religieuse » ou « des religions », dans la RHPR, augmente significativement à partir du moment où sont créés au sein de la Faculté, dabord un enseignement de sociologie (une « maîtrise de conférence », dont Francis Andrieux a été le premier titulaire, avant que ce poste ne soit transformé en poste de professeur), puis un « Centre de sociologie du protestantisme » (qui deviendra au fil des ans « Centre de Sociologie des Protestantismes », puis « Centre de sociologie des religions et déthique sociale ») animé au début par Francis Andrieux et dirigé par Roger Mehl, alors titulaire de la chaire de morale (terme dont lextension a toujours été grande, comme le rappelle lexistence ancienne dune Académie des sciences morales et politiques). Ce Centre a été davantage quun espace de rencontre et déchanges pour des chercheurs résidant ailleurs quà Strasbourg (Paris, Lausanne, Bruxelles, Rostock, etc.). Il a été à lorigine de recherches collectives (sur lexercice du pouvoir dans les Églises issues de la Réforme, sur la prédication, sur les engagements « caritatifs » et le soutien apporté à la Cimade etc.), et de colloques internationaux dont les thématiques reprenaient en les élargissant celles des recherches du Centre. Ainsi sest construit un réseau de chercheurs, débutants ou confirmés, dont la plupart ont écrit des articles publiés dans la RHPR.

Il convient de souligner les deux points suivants à propos du Centre de Sociologie. Tout dabord, le rôle de Roger Mehl dans sa création a été décisif. Philosophe de formation, ce professeur, marqué par la théologie de Karl Barth, a été membre de plusieurs instances ecclésiales dirigeantes. Il était donc assez bien placé pour montrer, par lexemple, que distanciation nest pas synonyme de rupture ; pour, autrement dit, convaincre les plus réticents, dans les Églises, à légard de lanalyse sociologique, que celle-ci na rien de diabolique, quelle fournit des éléments de connaissance – à côté de, parfois en concurrence avec, dautres disciplines –, et que ces éléments peuvent enrichir lauto-compréhension de soi de quiconque – membre du groupe ou personne étrangère au groupe, clerc ou laïc etc. – veut bien sy intéresser. Larticle « Dans quelle mesure la sociologie peut-elle saisir la réalité de lÉglise1 » est, à cet égard, de la plus grande importance, et na pas de valeur que tactique – comme une sorte de vaste captatio benevolentiae.

Le second point à noter, toujours à propos du Centre de Sociologie – et donc des articles produits par certains de ses membres –, est quil 182a eu, très tôt, un statut dUnité mixte, reconnue par conséquent et par lUniversité et par le CNRS. Cette reconnaissance nétait pas que formelle : elle consacrait le fait que le travail mené, collectivement et par chacun de ses membres, satisfaisait bien aux exigences de scientificité en vigueur dans lensemble du monde de la recherche en sciences humaines. Ainsi le soupçon dapologétique plus ou moins ouvertement exprimé par dautres chercheurs, soupçon auquel il nétait pas rare que se heurtent les chercheurs en sociologie des religions, perdait-il en intensité, et donc en pouvoir paralysant. Du même coup, il devenait plus aisé de reconnaître les difficultés de lobjectivation, difficultés génériques, quel que soit le domaine étudié, et difficultés spécifiques, liées aux objets religieux – représentations religieuses, pratiques cultuelles, organisation interne des groupes religieux, etc. La question se pose en effet, ici plus que dans dautres domaines – même politique – : comment, en voulant se garder de toute complaisance à légard de « lobjet » étudié – le risque de complaisance étant accru, dans le cas du protestantisme historique français, minorité tissée de nombreux rapports familiaux, de multiples réseaux dinterconnaissance (cf. larticle dYves Bizeul : « À la recherche de lidentité du protestantisme français2 ») –, ne pas céder à la tentation du réductionnisme, quil soit dinspiration marxienne – le marxisme était influent, dans le monde intellectuel des années 1970 ! – ou quil soit dinspiration freudienne – tout aussi influent que le précédent –, voire nietzschéen ? Inversement, comment, pour ne rien céder au réductionnisme, ne pas se retrouver volens nolens en position dapologète ?

Le moyen le plus sûr, et probablement le plus efficace, pouvait être de retourner, contre ceux qui la maniaient, larme du réductionnisme. Plus précisément, cétait de montrer que Marx, Freud et Nietzsche – soit « les maîtres du soupçon » – avaient su reconnaître à « la religion » assez de complexité pour que les formules à lemporte-pièce (« opium du peuple », « meurtre du père », « revanche des faibles », etc.) napparaissent pas comme des facilités, des instruments polémiques plus efficaces que justes. Ainsi Desroches, sociologue des utopies et de leur charge despérance, rédige-t-il un article sur « La pensée de Karl Marx3 ». Sur ce chapitre des « grandes théories » liées aux « grands récits », il convient de rappeler lintense travail de Paul Ricœur, en particulier durant 183ses années de professorat à Strasbourg. Philosophe, théoricien de lherméneutique, très lié à plusieurs des enseignants de la Faculté, il consacre une grande partie de ses recherches, non seulement à létude du langage religieux, mais encore à celle des modèles interprétatifs se réclamant des penseurs susnommés.

Lamitié entre Paul Ricœur et Roger Mehl, ou Pierre Burgelin, professeur de philosophie de la religion à la Faculté de Théologie Protestante, a grandement facilité lacclimatation, dans le milieu des chercheurs en sociologie des religions, des études dherméneutique et de lattention méthodologique et déontologique toute particulière requise par les questions de sens. Avant de préciser quelque peu les outils théoriques dorigine herméneutique que se sont approprié nombre de collaborateurs de la RHPR, il faut revenir un instant sur nos notations liminaires relatives à la mesure de la place de la sociologie dans les pages de la Revue. Pour situer la difficulté dune telle mesure, il nest que de songer à la production intellectuelle de Paul Ricœur, lui aussi auteur darticles publiés dans la Revue4, qui se tient au carrefour des différentes « sciences humaines », à une époque où, si leur tendance à se différencier est manifeste, leur séparation institutionnelle nest pas encore consommée. À lépoque où Ricœur enseigne la philosophie, il nest pas anecdotique de le rappeler, les études de philosophie, pour un étudiant ayant choisi cette discipline, sont faites, pour moitié, denseignements de philosophie – stricto sensu, si lon ose dire – et, pour un quart, de sociologie, et pour lautre quart, de psychologie. À Strasbourg, Ricœur enseignait lhistoire de la philosophie. Lensemble de ses recherches relevait en fait plutôt de ce que lon appelait alors « philosophie générale » ; trop générale pour que, très tôt, le philosophe nait pas tenu à circonscrire des « objets » plus déterminés, assez déterminés pour que, dans leur étude, le chercheur soit obligé à la plus grande rigueur possible. Cest ainsi que, face à limmensité du problème de linterprétation, le philosophe a choisi de se confronter à des questions délimitées telles que linterprétation du mythe, la métaphore, la narration et la fiction, etc., tous objets qui font également partie, ou du domaine détude de tous les chercheurs en sciences humaines, ou de leur outillage analytique.

Cest dire que, en ce qui les concerne, les sociologues des religions, et plus précisément ceux qui, parmi eux, écrivent dans la 184RHPR – doivent à Ricœur des concepts certes théoriques, mais dont lusage est également réflexif, incitant le chercheur à sinterroger inlassablement sur le rapport quil entretient avec son « objet ». Cest ainsi que, en perspective herméneutique, le concept dobjectivation se voit réinterprété en termes de distanciation, qui fait apparaître, à côté des problèmes de méthode, des questions dimplication personnelles plus ou moins délicates. Quelle est la distance « juste » du sujet chercheur à des « objets » qui sont eux aussi des sujets ? Lépistémologie et léthique se croisent inévitablement. Bon lecteur dAristote, Ricœur tenait à rappeler que, dans lordre des pratiques humaines, y compris celles dont lambition est scientifique, « le juste milieu » est recommandable ; mais ce « juste » ne relève daucun calcul géométrique : selon les circonstances, le juste est plus près dun extrême, ou plus près de lautre. Ainsi le courage peut-il parfois ressembler à de la témérité, parfois à de la lâcheté ! Sagissant de la pratique de distanciation, entre quels extrêmes la situer ? La réponse de Ricœur, qui prend largement appui sur les travaux théoriques de Max Weber, dont on se doit de rappeler linsigne apport à la sociologie des religions, est que ces extrêmes sont, dun côté, « la compréhension », de lautre, « lexplication », ou du moins ce quil est usuel dentendre sous lun ou lautre de ces termes.

Si « comprendre » devait impliquer, pour le chercheur, appartenir au groupe étudié, partager la foi de ce groupe, alors cette ultra proximité ne pourrait que faire obstacle à la relation de distanciation exigible du chercheur. À linverse, nonobstant la force dun préjugé moins rationaliste que scientiste, est-il certain que, pour se prémunir contre lexcès de familiarité, il suffise den appeler à lexplication, sans plus de précision ? Se pourrait-il que lexplication causale corresponde à une distance telle que le chercheur ne pourrait plus être assez sensible aux nuances du paysage étudié, en particulier à ses nuances « symboliques » ? On connaît lâpreté de maint débat autour de la religion et de limaginaire religieux : évasion, pour les tenants de la version la plus inflexible de lexplication ; exploration dunivers alternatifs, utopiques, pour des tenants de lapproche « compréhensive ». Loriginalité de la position épistémologique de Ricœur aura été de rappeler, dune part, quil existe plusieurs modèles explicatifs, les plus célèbres nempêchant heureusement pas que naissent de nouvelles modélisations pouvant prétendre au statut dexplication – le structuralisme, par exemple –, et que, dautre part, ni lintuition ni lempathie ne suffisent à la « compréhension », 185celle-ci supposant le recours à des « interprétations » qui ne sont pas à labri des débats de méthode et, en-deçà, à labri du soupçon relatif à la présence dintérêts dissimulés, intentionnellement ou non, et chez lacteur étudié, et chez le chercheur qui mène létude.

En tant que lecteur de Max Weber – que lon sattachait alors à traduire et à commenter, et dont certains traducteurs et commentateurs étaient des Strasbourgeois – Julien Freund et Freddy Raphaël par exemple –, Ricœur plaidait pour que, dans lexplication – lato sensu – des phénomènes religieux, lon fît place à la « compréhension » plus ou moins spontanée que les acteurs ont du sens de ce quils sont, font ou croient, quelle que soit la qualité de ce sens – fût-elle jugée « insensée », inacceptable, par des observateurs. Sil nest pas question dexpliquer laction – ou, plus simplement, le « choix » dune manière de vivre, de croire ou de ne pas croire – par lintention du sujet (ce serait une autre forme de réductionnisme, mais idéaliste, si lon peut dire !), il nest pas davantage question de réduire cette dernière à un simple jeu dinfluences, comme si le sujet nétait quun morceau de cire ou un bouchon de liège. En réalité, la question qui se pose au chercheur nest pas celle, trop abstraite, de lexplication et de la compréhension, mais celle de savoir quelle signification on accorde à ces termes, et à quoi sengage, dans quelles démarches (recherche de confirmation de thèses adoptées dentrée de jeu, ou élargissement du spectre des hypothèses, y compris des moins plausibles) le chercheur se trouve engagé par telle ou telle des significations attachées à lun ou à lautre de ces termes génériques. Plus concrètement, la question la plus pertinente, et la plus délicate, est de savoir quelle part faire, dans létude dun phénomène social, aux facteurs internes et aux facteurs externes (notons, incidemment, quil nest pas sûr que la religion soit un « phénomène » : lextension du terme « religion » et sa compréhension, au sens logique de ces termes, sont certainement trop imprécises pour que lon sache de quoi lon parle ; la remarque vaut dailleurs pour léconomie, lart, la politique etc.).

On a certaines raisons de supposer que les auteurs des contributions de la RHPR relevant de la sociologie des religions ont tous été confrontés à ce type de problème, auquel un autre sajoute, tout aussi délicat : celui de la délimitation, non seulement de lobjet détude, mais encore de lenvironnement dans lequel on décide de le situer. Que lon linscrive dans un contexte trop vaste, alors – question déchelle – lobjet deviendra trop petit pour 186se voir crédité dun pouvoir dinfluence significatif. Cet objet – groupe religieux, croyance, etc. – sera pris par le chercheur comme une sorte dépiphénomène, comme un phénomène dans lequel se réfracte la charge causale de phénomènes ambiants plus massifs. Au contraire, plus on réduit léchelle du milieu ambiant, plus on se donne le moyen de percevoir, non seulement ce que deviennent les influences extérieures quand elles sont tamisées par les habitudes, les contrôles, les projets explicites ou implicites du groupe, mais encore les résistances quelles rencontrent, voire certaines transformations quelles subissent sous leffet de « choix », explicites ou tacites, émanant du groupe. La sécularisation, dont il est question dans plusieurs des articles de notre corpus – chez J.-P. Bastian5, J. Baubérot6, Y. Bizeul7, R. Campiche8, F.-G. Dreyfus9, F. Raphaël10, etc. –, illustre assez clairement que lexplication causale, lorsquelle se ramène à létude des influences, vire au déterminisme, qui ignore superbement ou minimise les facteurs internes expliquant, à un moment donné, et les contours du groupe, et les modes de régulation et de décision qui y prévalent, et les représentations que le groupe forge de son identité, et la sélection et la hiérarchisation de ses croyances etc. Pour le dire très vite, trop vite : le protestantisme réformé a été un assez bon terreau pour la sécularisation, non seulement en raison de pratiques anciennes dauto-organisation ecclésiale et de lecture de la Bible, mais encore en raison de la position longtemps dominante du catholicisme, que ses adversaires, parmi lesquels figurent protestants, francs-maçons ou libres-penseurs, sans compter des athées déclarés, cherchaient à limiter étroitement. Une fois que la sécularisation a déployé tous ses effets – attendus : séparation des Églises et de lÉtat, et inattendus : développement de lindifférentisme religieux, sinon de lathéisme –, la singularité « religieuse » du protestantisme ne risquait-elle pas de se dissoudre ? Charismatisme, après ou en même temps que le piétisme, puis pentecôtisation, et des églises historiques, et de fractions de la société étrangères au protestantisme, nétaient-elles pas des manières « ultra » 187de réaffirmation identitaire, certaines allant jusquà outrepasser les limites que le protestantisme sétait longtemps imposées ou avait revendiquées, face à la politique comme face à la vie privée, aux mœurs sexuelles en particulier ?

« Influences » : notion trop massive, qui fait oublier, comme des études plus ethnographiques lont montré, quaux influences subies se mêlent des emprunts plus ou moins consentis, voire réfléchis, et que dans tout emprunt la part de la réinterprétation des usages reçus et de linvention dusages nouveaux peut être considérable. Cest sans doute ce qui fait tout lintérêt des articles de Baubérot11 sur la laïcisation, et de Bastian12 sur le rapport paradoxal entre ce phénomène de laïcisation et la pentecôtisation de nombre de sociétés. Sociologues ayant une formation dhistorien, ils ont apporté respectivement des éléments dobservation et danalyse précieux en vue dune comparaison détaillée de contextes et de conjonctures socio-politico-religieuses aussi différents que ceux dans et lors desquels le protestantisme français sest trouvé en phase avec le mouvement de la sécularisation, et ceux dans et lors desquels on assiste, sinon à lémergence, du moins à la résurgence, avec force transformations internes, dun pentecôtisme qui bouleverse le champ religieux, et influence, en Amérique Latine en particulier, le champ politique lui-même.

Cest dire combien les articles de la RHPR témoignent dune large adhésion à la démarche comparative. A minima, ils fournissent, en vue de cette démarche, des monographies précieuses. Il est frappant dobserver combien, en sociologie des religions – telle quelle sexprime dans la RHPR –, le champ dinvestigation sest élargi, débordant le cadre des protestantismes, et sétendant au point dinclure de nombreuses études sur le catholicisme, sur les judaïsmes alsacien et marocain, mais aussi sur lIslam, ou sur la religion dans des espaces non européens (USA, Afrique). Les objets détude ayant changé, les problématiques et les outils dinvestigation – concepts et théories – ont eux-mêmes changé. Peut-être se sont-ils enrichis, depuis Max Weber, même si lintérêt que ce savant portait à léconomie et aux rapports entre celle-ci et religion (puritanisme, en particulier) a été supplanté par lintérêt porté à la politique – et au politique –, ainsi quaux rapports entre ces derniers et les 188religions. Certaines catégories danalyse forgées par Weber ont longtemps nourri lanalyse – on songe en particulier à la typologie célèbre des formes de lautorité : traditionnelle, charismatique, bureaucratique…, ou encore à sa distinction non moins célèbre entre éthique de conviction et éthique de responsabilité13. Elles ne sont certainement pas caduques, mais elles voisinent désormais avec des catégories et des distinctions – délicates à manier – plus en rapport avec les thèmes de recherche contemporains : sur le rapport au temps personnel et collectif, par exemple (qui peut, dans un contexte où les préoccupations écologiques viennent au premier plan, relever du présentisme, de la prospective, de la prophétie ou de lapocalyptique, susceptible davoir lespérance pour horizon ou de se trouver minée par la désespérance) ; sur les transformations des positions, et des statuts correspondants, de minorité et de majorité, sur lémergence dun pluralisme, non seulement de fait, mais encore de droit, ou encore sur les modes daffiliation peu ou prou communautaires en réponse à des attentes de reconnaissance que ne satisfont plus guère les appartenances « traditionnelles », etc.14

Ces nouveaux terrains de recherche ne doivent pas faire oublier lapport darticles qui, sans être à proprement parler sociologiques, représentent des contributions notables à la jeune discipline. Certains de ces articles figurent dans les premières livraisons de la RHPR. Il convient de rappeler combien louvrage de Durkheim : Les formes élémentaires de la vie religieuse, paru en 1912, a marqué la discipline, lorientant, pour ce qui est du sous-ensemble des recherches portant sur la religion, vers létude des croyances et les rites, ainsi que vers celle des formes et des stades de la vie religieuse supposés à la fois les plus « primitifs » (totémisme), donc les plus « simples » et, pensait-on, les plus « révélateurs » de la nature éminemment sociale du fait religieux. Le sacré était conçu comme lauto-sacralisation du groupe par lui-même : vérité efficace, en ce qui concerne la survie du groupe, parce quelle serait partagée, et partagée parce que le groupe sinterdirait de reconnaître quil est lui-même lauteur de la fabrication dêtres à vénérer, des plus transcendants aux plus familiers, ceux qui peuplent lunivers religieux caractéristique de lanimisme.

On peut parler dun marquage durable de la discipline par Durkheim. Quest-ce à dire, sinon que, face à une approche 189téléologique de la religion condamnée à subir le sort – une profonde désaffection – subi par la philosophie de lhistoire hégélienne, lapproche « archéologique » semblait devoir simposer et, avec elle, létude dévolutions conçues comme des « développements » quasi organiques – ainsi des « traditions » –, plutôt que comme des histoires profondément contingentes, et donc susceptibles, à ce titre, dêtre le théâtre de « transformations » doù pourraient résulter des formes inédites de vie religieuse, des manières nouvelles de symboliser, dimaginer la vie, personnelle ou collective. Il est vrai que, comme Ricœur la souvent noté, le traditionalisme a longtemps fait obstacle à la compréhension de ce que sont les traditions, qui sont vivantes grâce à des innovations internes, elles-mêmes facteurs de crises voire de ruptures, et qui en retour contraignent les acteurs à argumenter davantage, donc à faire entrer des considérations rationnelles ou rationalisantes dans linterprétation des références symboliques. Quoi quil en soit, « religion » et « tradition » ont longtemps été – et sont parfois aujourdhui encore – considérées comme des phénomènes coextensifs. Cest, pour partie, que létude des faits religieux a longtemps été grevée par un préjugé que les Lumières ont renforcé : la religion serait statique, affaire de répétitions rituelles, théâtre de très modestes variations sur quelques thèmes récurrents. Lapproche dun Mircea Eliade, par la suite, restera tributaire de ce type danalyse ; elle naura de cesse de découvrir, à travers la diversité des représentations religieuses, laffleurement darchétypes transhistoriques et transculturels. Le comparatisme servira alors dinstrument dobservation des ressemblances, non des différences !

Quoi que lon pense des premières orientations de la sociologie de Durkheim – qui a été professeur de morale avant dêtre sociologue, et qui sest intéressé à lhistoire des doctrines et des pratiques pédagogiques autant quà lanalyse sociologique, statistiques à lappui, des phénomènes, sociaux en général, religieux en particulier –, son grand mérite est davoir fait droit à la dimension religieuse de lexistence, et pas seulement de lexistence des « primitifs », et davoir mis en relief les effets de tel ou tel mode dappartenance ou de désaffiliation, comme on dit aujourdhui, sur la vie de tout un chacun (les variations des taux de suicide en fonction des modes de vie et des types dappartenance religieuse reste exemplaire). Compte tenu du rôle de Durkheim dans la fondation de la sociologie française, il nest guère étonnant que, à leur tour, certains enseignants de la Faculté de Théologie Protestante se soient engagés dans la 190tâche – un défi ! – de définir « lobjet religieux ». Cest le cas de Charles Hauter, une figure éminente de la Faculté, plus dogmaticien que sociologue, à en croire son statut officiel. Il est lauteur de deux articles formant un total de près de 50 pages, intitulés « Essai sur la notion de lobjet religieux », parus en 192615. Or cest le même auteur qui a expressément posé « Le problème sociologique du protestantisme16 », et a eu laudace – le mot na rien de péjoratif, ici – de mettre en rapport direct sociologie et théologie dans un article plus tardif, au titre éloquent : « La signification religieuse et sociologique du principe scripturaire17 ». Cest lui encore qui a consacré une longue étude critique à « la pensée de R. Otto18 », en particulier à létude des affects face au « sacré ».

Avec R. Otto, on a affaire à un autre courant de pensée, plus philosophique que sociologique, assurément, mais qui a interféré et interfèrera longtemps avec la sociologie, contestant souvent la version durkheimienne de cette dernière, confortant plutôt la version wébérienne de la même discipline. Il sagit de la phénoménologie, dont Husserl est le fondateur, et qui trouve en la personne de Jean Héring, lui aussi professeur de la Faculté de Théologie Protestante, un solide défenseur et un bon introducteur19. Les articles quil a livrés à la Revue sont aussi nombreux que ceux de Hauter. Leur intention, manifestement, est de favoriser la rencontre entre sociologie (dont il nest pas fait mention, dans les différents titres) et la phénoménologie, comme entre celle-ci et la philosophie religieuse (cest le titre et la matière dun article paru en 192620).

On sen voudrait de ne pas signaler lapport original, à la même époque, de deux autres auteurs : lun, Gaston Richard, porte son attention sur « Lathéisme dogmatique en sociologie religieuse21 », lautre, Antonin Causse, fait expressément place à lanalyse sociologique dans le champ de la recherche vétérotestamentaire22 – plus tard, avec Étienne Trocmé et Christian Grappe, cest létude néotestamentaire qui senrichira de considérations socio-historiques proches de la sociologie, tandis quAlfred Marx poursuivra, dans 191la recherche vétérotestamentaire, le type dinvestigation inaugurée par A. Causse. La première des études de ce dernier a pour titre : « La crise de solidarité de famille et de clan dans lancien Israël23 », et la seconde : « Les prophètes et la crise sociologique dans la religion dIsraël24 ».

Étant donné lâge de la Revue, on doit constater – et sen étonner – labsence de références avérées, dans la partie la plus ancienne de notre corpus, à létude fameuse, et promise à un très grand retentissement dans lensemble des sciences humaines, de Marcel Mauss : « Essai sur le don. Forme et raison de léchange dans les sociétés archaïques », paru en 1923-1924. Même constat, et étonnement plus grand, à propos de létude de Maurice Leenhardt sur la Nouvelle Calédonie intitulée Do Kamo (1947). Georges Gusdorf, professeur à la faculté de philosophie de lUniversité de Strasbourg, réparera cet « oubli » dans une étude critique parue à loccasion de la sortie dune nouvelle édition25. Il est vrai quil est facile de sétonner et de regretter certaines absences, après-coup. Il est vrai également quune revue comme la RHPR qui affiche sa volonté de refléter notamment les travaux en cours des enseignants de la Faculté de Théologie Protestante, court davantage que des revues plus spécialisées, et moins directement liées à lenseignement, le risque de « passer à côté » de textes, de problématiques, dobjets détudes dont limportance, soit apparait très tôt, soit ne sera découverte que plus tard. Mais le risque en question nest-il pas compensé par lexistence de lespace de liberté offert par la Revue à tout chercheur ? Et le lecteur na-t-il pas parfois limpression dêtre incité à pratiquer une lecture « buissonnière », ainsi quon le dit dun certain type décole de plein air ?

Que conclure de cet examen excessivement « cavalier », sinon que la RHPR peut shonorer davoir fait bon accueil, très tôt, à une discipline jeune, la sociologie, à certains des débats, dorientation et de méthode, internes à la discipline, mais aussi à des essais visant à faire se rencontrer et senrichir mutuellement la sociologie et des disciplines différentes, certaines voisines – la philosophie et lhistoire –, dautres plus éloignées (théologie pratique ou dogmatique) ; mais celles-ci nont jamais confondu autonomie 192méthodologique et théorique et indépendance, en sorte quun lecteur exercé apercevrait certainement maintes traces, en elles, de préoccupations sociologiques. Il faut pourtant le redire : il est rare que les influences soient à sens unique, et il serait certainement regrettable quil en soit ainsi. Un autre programme de recherche serait donc à envisager. Il sagirait dexaminer comment les différentes disciplines non sociologiques ont à leur tour « influencé » la sociologie !

1 RHPR 31, 1951/4, p. 429-438.

2 RHPR 69, 1989/2, p. 153-171.

3 RHPR 38, 1958/1, p. 68-75.

4 RHPR 33, 1953/4, p. 285-307 ; 37, 1957/3, p. 207-235 ; 55, 1975/1, p. 13-26 ; 62, 1982/4, p. 339-360 ; 69, 1989/1, p. 3-9.

5 RHPR 84, 2004/3, p. 265-285 ; 90, 2010/4, p. 501-520 ; 92, 2012/2, p. 139-152 ; 96, 2016/1, p. 57-70 ; 98, 2018/2, p. 155-171.

6 RHPR 52, 1972/4, p. 449-484 ; 53, 1973/2, p. 177-221 ; 59, 1979/2, p. 201-203 ; 67, 1987/1, p. 37-63 et 1987/2, p. 155-179.

7 RHPR 69, 1989/2, p. 153-171 ; 82, 2002/2, p. 147-168 ; 92, 2012/1, p. 35-47 ; 97, 2017/1, p. 5-21.

8 RHPR 97, 2017/1, p. 23-37.

9 RHPR 45, 1965/2, p. 265-272.

10 RHPR 52, 1972/2, p. 209-213 ; 55, 1975/3, p. 387-415.

11 Voir supra, note 6.

12 RHPR 81, 2001/2, p. 189-202 ; 90, 2010/4, p. 501-520 ; 2016/1, p. 57-70 ; 98, 2018/2, p. 155-171.

13 Voir, à ce propos, RHPR 82, 2002/3, p. 307-330 et 2002/4, p. 417-441 ; 85, 2005/4, p. 553-578.

14 Ainsi RHPR 97, 2017/1, p. 69-90.

15 Ainsi RHPR 6, 1926/2, p. 127-156 et 1926/3, p. 257-281.

16 Ainsi RHPR 2, 1922/6, p. 499-520 et 3, 1923/1, p. 21-50.

17 Ainsi RHPR 27, 1947/1, p. 91-109.

18 Ainsi RHPR 4, 1924/3, p. 264-282.

19 Ainsi RHPR 6, 1926/1, p. 73-79 ; 7, 1927/4, p. 351-364 ; 20, 1940/4, p. 232-234 ; 23, 1943/4, p. 237-244 ; 26, 1946/2, p. 193-206 ; 30, 1950/1, p. 51-55.

20 RHPR 6, 1926/1, p. 73-79.

21 RHPR 3, 1923/2, p. 125-137 et 1923/3, p. 229-261.

22 RHPR 12, 1932/2, p. 97-140.

23 RHPR 10, 1930/1, p. 24-60.

24 Voir note 22.

25 RHPR 52, 1972/2, p. 201-202.