Albert Schweitzer dans la RHPR
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2020 – 1, 100e année, n° 1. varia - Auteur : Arnold (Matthieu)
- Résumé : Dès 1924, la RHPR a contribué à la réception en France de l’œuvre écrite d’Albert Schweitzer. Elle a consacré des études critiques à ses ouvrages dans les années 1920 et 1930, puis des comptes-rendus plus brefs aux rééditions et aux traductions dans les années 1950 et 1960. À partir de 1976, des articles ont éclairé les différents aspects de sa pensée, voire de son œuvre humanitaire, et publié des documents inédits.
- Pages : 23 à 40
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- EAN : 9782406103721
- ISBN : 978-2-406-10372-1
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10372-1.p.0023
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/04/2020
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Albert Schweitzer, Nouveau Testament, Jésus, Paul (apôtre), éthique, philosophie, respect de la vie, prédication, autobiographie
Albert Schweitzer dans la RHPR
Matthieu Arnold
Université de Strasbourg – Faculté de Théologie Protestante (UR 4378)
Albert Schweitzer (1875-1965) a étudié à la Faculté de Théologie protestante de Strasbourg de 1893 à 1898, puis il y a été Privatdozent en Nouveau Testament de 1902 à 1912. Lorsque, en 1912, il donna sa démission pour partir à Lambaréné, il pria la Faculté de lui accorder un congé de deux ans afin de se ménager la possibilité d’un retour, « au cas où un problème de santé ou quelque accident de santé que ce fût venait à [lui] rendre impossible, à jamais, l’activité pratique au service de la mission ». Mais ses collègues restèrent insensibles à l’argument selon lequel son séjour en Afrique bénéficierait aussi à « la science théologique », puisqu’il pourrait « étudier, sur place, de plus près et de manière systématique, les religions de la nature primitives1 ».
Quelques documents nous apprennent un fait que Schweitzer a passé sous silence dans ses ouvrages autobiographiques : en décembre 1918, la Faculté de Théologie protestante fit appel à ses services pour la période de transition entre la fermeture de la Kaiser-Wilhelms-Universität et la reconstruction de l’Université française2. Toutefois, Schweitzer ne reprit pas ses enseignements universitaires, même s’il resta en Alsace jusqu’en 1924. Il serait faux de penser que ce nouveau renoncement, dont les raisons 24restent obscures3, fut indolore. Schweitzer écrit en effet, dans son autobiographie Ma vie et ma pensée (1931) :
Aujourd’hui encore, je ne puis regarder sans peine les fenêtres de la deuxième salle de conférences à l’est du bâtiment principal de l’Université, où j’avais l’habitude de faire mon cours4.
L’article sévère que le Kirchenbote, journal ecclésiastique dont il était le rédacteur en chef, publia le 28 septembre 1919 à la nouvelle de la composition du corps enseignant de la Faculté de Théologie protestante, confirme le fait qu’il ne se désintéressa pas de cette dernière5.
Mais, de son côté, quel intérêt la Faculté de théologie protestante a-t-elle continué à lui témoigner ? C’est ce que le présent article voudrait examiner en se fondant sur la Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses (RHPR), la revue de la Faculté6. Si Schweitzer n’a pas donné d’étude à cette revue (il vouait à la rédaction de livres le temps qu’il consacrait aux recherches théologiques), cette dernière s’est fait l’écho, de son vivant, de la parution ou de la réédition de ses ouvrages. Et après sa mort, elle lui a consacré un certain nombre d’articles.
Les études critiques consacrées
aux travaux inédits de Schweitzer
Durant l’entre-deux-guerres, plusieurs ouvrages de Schweitzer firent l’objet d’études critiques dans la RHPR. Les premières 25concernent sa Kulturphilosophie, qu’il avait commencé à rédiger durant la Première Guerre mondiale et dont il avait terminé la rédaction à son retour en Europe.
Fernand Ménégoz, maître de conférences en dogmatique et qui avait été pasteur de la paroisse de langue française de Saint-Nicolas (Schweitzer avait été vicaire de la paroisse de langue allemande), consacra une étude critique au premier tome, une brochure de 65 pages seulement : Verfall und Wiederaufbau der Kultur. Kulturphilosophie, I. Teil, Berne, 1923 (RHPR 4, 1924/1, p. 84-90). Il y présente Schweitzer comme « le déjà célèbre philosophe et théologien, musicographe et médecin missionnaire alsacien » (p. 84). Il livre là le premier fascicule d’un ouvrage « qui promet d’être une œuvre de grande envergure » (ibid.). Après avoir résumé assez longuement (p. 84-87) la thèse de Schweitzer – le déclin de la civilisation, dû en première ligne à la faillite de la philosophie, tombée depuis le milieu du xixe siècle dans l’impuissance intellectuelle et morale, mais aussi aux effets néfastes des progrès techniques et à la spécialisation exagérée, ainsi qu’à la paresse intellectuelle –, Ménégoz met l’accent sur la puissance de conviction de Schweitzer :
L’auteur, dès les premières lignes, vous subjugue. Avec une douce violence, il vous entraîne dans l’orbite de sa pensée. Et en le suivant, l’on éprouve un vrai plaisir à voir les choses comme il les voit. Interprétées par lui, combien ne sont-elles pas « prenantes » ! (P. 87.)
Mais, poursuit Ménégoz, lorsque l’on « résiste à la suggestion, l’esprit critique s’éveille ». Il se demande si tout programme de civilisation doit prendre naissance dans une conception philosophique des choses, comme celle du rationalisme du xviiie siècle ? L’œuvre « civilisatrice par excellence », la mission en « terre païenne », n’a pas été d’abord le fruit de la pensée des Lumières, et il serait plus exact d’en attribuer la cause à l’« esprit religieux du christianisme » (p. 89). Ce qui manque au temps présent, pour Ménégoz, c’est donc « une forte et cohérente conception chrétienne du sens de la vie de l’homme et de l’humanité », d’autant plus que la pensée chrétienne a indiscutablement marqué l’idéal européen moderne de la civilisation (ibid.). En ce qui concerne les reproches que Schweitzer adresse au nationalisme sans distinguer entre les peuples, Ménégoz estime que « le peuple français, y compris en particulier l’Alsace, […] s’applique franchement à lui-même l’antidote que l’auteur préconise » : la France veut faire une politique s’inspirant des idées 26rationnelles et civilisatrices de la justice pour tous ; elle « rejette toute annexion ouverte ou déguisée et soupire après le moment où, dans la vérité – c’est-à-dire la justice ayant été satisfaite –, elle pourra collaborer, en paix et dans une confiance réciproque, avec ses anciens ennemis » (p. 89). Pour finir, Ménégoz regrette que Schweitzer n’ait « pas dit un mot » de la Société des Nations : elle est, certes, « encore faible et imparfaite », mais « l’avenir lui appartient parce qu’elle est née […] de l’éternelle Raison – éclairée, ajouterions-nous volontiers, par l’esprit essentiellement éthique et fraternel de la religion chrétienne » (p. 90). Schweitzer n’en expose pas moins, conclut-il, « dans un style à l’emporte-pièce, les principes de la vraie morale sociale et politique, qui pourront et devront être adoptés et appliqués par tous les hommes de bonne foi » (p. 90).
Le 2e tome de la Kulturphilosophie, fruit des cours donnés par Schweitzer à Upsal (Kultur und Ethik. Kulturphilosophie, I. Teil. Olavs Petri Vorlesungen an der Universität Upsala, Berne), parut également en 1923, mais cette fois ce fut Eugène Ehrhard, doyen de la Faculté et professeur de morale, qui en rendit compte (RHPR 5, 1925/3, p. 274-279). Il jugea qu’il s’agissait d’un livre « d’une incontestable originalité, écrit dans une langue vigoureuse et parfois savoureuse » (p. 274). Toutefois, il contesta l’idée, centrale dans l’ouvrage de Schweitzer, d’un déclin de la civilisation occidentale, en insistant notamment sur ses progrès scientifiques (ibid.). Or Schweitzer n’avait jamais nié ces derniers, mais il avait déploré que ces avancées s’accompagnent d’un recul sur le plan éthique. La Première Guerre mondiale n’avait-elle pas illustré tragiquement cet écart entre la science et l’éthique ? Ehrhardt porte, quant à lui, un jugement « très favorable » sur « notre civilisation », y compris sur les plans politique, juridique et social. Certes, il concède que le « cri d’alarme » de Schweitzer est en partie justifié, en raison notamment de la fragilité de la « base morale » sur laquelle repose la civilisation (p. 275). Mais il estime que, dans l’« aperçu succinct sur l’histoire de la morale » que donne Schweitzer, ce dernier a « le don de dramatiser l’histoire » (p. 275). Il s’étonne par ailleurs de la place très réduite que Schweitzer fait à la morale chrétienne et de son silence sur le Moyen Âge (voir p. 275s.) et regrette que les Réformateurs « ne so[ie]nt pas mieux traités que les papes, les scolastiques et les moines […] » : « les noms de Luther et de Calvin ne se rencontrent nulle part », alors que le premier a œuvré 27pour les droits de la conscience et que le second a pourvu d’une « puissante armature morale les sociétés qui se sont inspirées de son esprit » (p. 276).
Comment Ehrhardt juge-t-il la « voie nouvelle » proposée par Schweitzer avec son éthique du « respect de la vie (Ehrfurcht vor dem Leben) » ? Il relève à juste titre que Schweitzer se place « au point de vue diamétralement opposé » à celui de Nietzsche7, et il donne un résumé fidèle du projet schweitzerien :
Il prêche le respect absolu, inconditionné de la vie, non seulement de la vie humaine, mais aussi de la vie animale et végétale. C’est ce respect de la vie qui doit devenir la base de la morale et de la civilisation. (P. 277.)
Toutefois, Ehrhardt ne souscrit pas à ce « respect universel de la vie », qui « met tous les êtres sur le même pied », d’autant plus que Schweitzer lui-même a reconnu, implicitement voire explicitement, que « sa morale, au fond, est impraticable. L’aveu est grave » (ibid.). « La loi de la conservation nous oblige à tuer d’autres êtres pour nous défendre de leurs attaques, que ce soient des bêtes fauves ou les microbes qui causent nos maladies, ou pour subvenir à notre alimentation. » (Ibid.)
Sans doute comprenons-nous mieux aujourd’hui, après les horreurs des totalitarismes au xxe siècle, pourquoi Schweitzer a tenu mordicus à maintenir le principe du respect de toute vie, bien qu’il ne puisse pas être toujours appliqué. Mais pour Ehrhardt, cette « antinomie » disqualifie la morale prônée par Schweitzer : « […] on se demande comment une morale que les mieux intentionnés ne peuvent pas s’empêcher d’enfreindre, peut devenir la base de la civilisation » (p. 277). Plus fondamentalement, Ehrhardt maintient le principe d’une hiérarchie entre les êtres vivants, que Schweitzer repoussait fermement. Sans cette hiérarchie, la morale de Schweitzer aboutira non pas à l’action, mais au quiétisme (p. 278). Conscient toutefois du danger résidant dans le fait qu’approuver le sacrifice des animaux peut mener à légitimer celui de « tous les faibles, de tous les êtres inférieurs », Ehrhardt propose une alternative à l’éthique du respect de la vie :
Sera-ce le respect absolu de la vie qui écartera de nous cette éventualité ? Il nous semble que c’est plutôt l’exaltation du sacrifice. Il ne s’agit pas de sacrifier des vies humaines, mais d’apprendre aux hommes à se 28sacrifier, les forts pour les faibles aussi bien que les faibles pour les forts, de leur apprendre que le sacrifice ennoblit et sanctifie. […] La marche de la civilisation n’est assurée que dans les sociétés qui sont convaincues qu’il faut donner sa vie pour faire vivre, et qu’une justice suprême assure la vie à ceux qui sont morts, qui se sont sacrifiés pour la vie. (P. 278s.)
On trouve, nous semble-t-il, chez Ehrhardt une rhétorique assez proche de celle des prédicateurs protestants durant la Première Guerre mondiale, qui exaltait le sacrifice des soldats. Mais ne s’agit-il pas là d’une rhétorique dépassée, comme l’était, après le conflit de 1914-1918, la morale résolument optimiste d’Ehrhardt ?
En tout cas, l’auteur conclut son propos d’une part en attendant la « philosophie du respect de la vie » que Schweitzer promet comme suite à son ouvrage, et d’autre part en tempérant ses critiques par de vifs éloges adressés à la manière dont Schweitzer met son éthique en pratique ; cette pratique lui semble illustrer précisément la morale du sacrifice :
Derrière ce livre, il y a un homme qui a mis non seulement tout son talent, mais tout son cœur. Si nous avons marqué un désaccord sur la manière dont il prêche le respect de la vie, nous ne pouvons que nous incliner devant la manière dont il la pratique. Renonçant à la carrière brillante, ou plutôt aux carrières brillantes – car il n’avait que l’embarras du choix – qui s’ouvraient devant lui en Europe, il a associé sa vie à celle d’une des peuplades les plus déshéritées de l’Afrique, pour accomplir au milieu d’elle une tâche sociale admirable, toute de dévouement et d’abnégation. En présence d’un si magnifique exemple de solidarité et de fraternité humaines, d’une activité si dévorante qui conjugue le travail scientifique avec le service des malades et des misérables, on se repent presque d’avoir fait entendre la voix de la critique. (P. 279.)
Les critiques exprimées par Ehrhardt renferment les principaux reproches que l’on a adressés à l’éthique de Schweitzer, et c’est pourquoi nous nous sommes attardé sur sa recension.
À elle seule, la longueur (26 pages) de l’étude critique que Maurice Goguel consacre à Die Mystik des Apostels Paulus (RHPR 11, 1931/2, p. 185-210) témoigne de l’importance qu’il accorde à cet ouvrage, attendu depuis 1911 et la Geschichte der paulinischen Forschung8. Goguel, professeur de Nouveau Testament à la Faculté 29de théologie de Paris et responsable de la Revue des livres de la RHPR, précise d’emblée que, pour juger équitablement ce livre, il faut « se rappeler que c’est il y a vingt ans qu’il a été conçu et que les conditions dans lesquelles son auteur a vécu, dans une certaine mesure aussi le caractère propre de son tempérament, ne lui ont pas permis de se tenir parfaitement au courant des développements de l’exégèse et de la critique » (p. 186). Dans la mesure où l’interprétation que Schweitzer donne de Paul fait partie d’une « théorie générale sur le christianisme primitif » (p. 186), Goguel rappelle ses thèses relatives à Jésus, en mentionnant le fait que ses conceptions au sujet des récits évangéliques n’ont pas été ébranlées par les travaux de la formgeschichtliche Schule (voir p. 187 note 3). Avant même d’entrer dans l’exposé critique de Die Mystik, Goguel regrette que Schweitzer, qui conçoit le paulinisme comme un système théologique, se soit insuffisamment préoccupé de montrer comment ce système « dérive de [l’]expérience religieuse » de Paul (p. 190).
La thèse principale de l’ouvrage de Schweitzer est que Paul « a conçu la mystique de la vie en Christ comme une réalité actuelle » – et non purement eschatologique (p. 194). Goguel juge que Schweitzer insiste trop sur le fait que la mystique paulinienne est une mystique de la résurrection et non de la nouvelle naissance (ou de la vie nouvelle) (p. 192). Il estime que Schweitzer accorde une importance trop grande à 1 Corinthiens 15,23-28, lorsqu’il veut y « trouver un schéma complet du processus de l’établissement du règne messianique et du règne de Dieu » (p. 196). Il émet encore un certain nombre de réserves sur des points précis, mais il juge que, « pour l’essentiel », « Schweitzer a admirablement saisi l’esprit du paulinisme » (p. 198). Ainsi, Schweitzer « a raison » d’attribuer, pour la mystique paulinienne, une grande importance aux sacrements et en particulier au baptême (p. 200). En ce qui concerne la Cène, il a insisté trop unilatéralement sur sa composante eschatologique (elle est anticipation et préfiguration du grand banquet messianique), alors que « l’idée de communion proprement dite y joue un rôle capital » (p. 207). Surtout, il n’est pas possible de suivre Schweitzer lorsqu’il n’accorde qu’une « importance secondaire » à la doctrine de la justification par la foi (p. 204-206).
Dans le dernier chapitre de son ouvrage, Schweitzer cherche à mettre en lumière la valeur permanente et actuelle de la mystique de Paul (p. 209). Goguel s’interroge : même si Paul a pensé la rédemption en cessant d’attendre la réalisation du Royaume de Dieu, sa pensée 30est-elle encore accessible à un esprit moderne ? La question se pose en particulier pour « la notion du Christ elle-même » (p. 209).
Mais au total, le jugement de Goguel est largement positif, quand bien même Schweitzer aurait donné du paulinisme « une interprétation un peu forcée, trop dogmatique et rigide » :
Est-il nécessaire d’insister et de souligner encore l’intérêt des idées qu’il a exposées, souvent en des formules lapidaires qui se gravent dans l’esprit ? Il y a longtemps qu’il n’a pas paru un livre aussi important que le sien, tant pour les études pauliniennes que pour l’histoire générale de la genèse du christianisme. (P. 209.)
« Une mise au point de l’ensemble de son système, conclut-il néamoins, reste cependant nécessaire. » (P. 210.) Cela vaut tant pour Jésus (Schweitzer devra adapter sa conception de l’eschatologie conséquente à l’état actuelle de la critique des évangiles) que pour Paul, en tenant compte pour ce dernier qu’il « a été un homme religieux plus encore qu’un penseur » et en se préoccupant davantage des données biographiques le concernant.
En 1939, ce fut Charles Hauter, alors professeur de philosophie de la religion, qui rédigea l’étude critique relative à l’ouvrage Les grands penseurs de l’Inde, paru trois ans auparavant aux éditions Payot (Paris) (RHPR 19, 1939/2, p. 172-178). L’ouvrage de Schweitzer constituait en effet une analyse plus philosophique qu’historique de la pensée de l’Inde, en lien avec son entreprise de traiter du rapport entre l’homme et l’univers – et plus particulièrement de leur union spirituelle.
Hauter se réjouit de ce que Schweitzer proclame la primauté du spirituel sur l’économique et le politique et qu’il « s’efforce d’amener ses lecteurs à collaborer à la formation d’une spiritualité occidentale sans laquelle l’avenir de notre continent serait compromis » (p. 173). Les Indiens possèdent notamment une mystique – au sens précis d’une « union de l’âme humaine avec un principe absolu » (ibid.). Hauter rend la pensée de Schweitzer à propos de l’Occident en ces termes :
Si nous comprenons bien notre auteur, il estime que l’intelligence moderne est éthiquement inféconde, tandis que la spiritualité dont nous vivons moralement présuppose des conceptions dépassées. (P. 174.)
Schweitzer propose à l’Occident le chemin d’une « mystique éthique », l’éthique étant « la morale telle qu’elle cherche son 31fondement dans la pensée » (ibid.). C’est dans un fait réel et universel, la « volonté de vivre », que Schweitzer trouve la source des actions bonnes (voir p. 175). Or c’est dans la négation du monde – et non pas dans son affirmation – que la pensée indienne a pris son point de départ. Mais cette négation n’a été maintenue ni dans la pratique ni même en théorie, et cela jusqu’aux penseurs actuels, Gandhi et Tagore (p. 175-176). Schweitzer voit la raison de cet abandon dans la « volonté de vivre », qu’il identifie à l’éthique.
Hauter reconnaît que la volonté de vivre « anime tout être vivant », et que la pensée de Schweitzer repose donc sur un fondement empirique solide (p. 177). Mais la question se pose « de savoir quelle est l’expérience centrale qui commande ce système » (ibid.). Comment passer de la « constatation » de la volonté de vivre à « l’élévation de cette volonté au rang d’un principe éthique » (p. 178) ? « On a l’impression très forte, écrit encore Hauter, que le dualisme a comme origine la tendance éthique elle-même. Ne paraît-il pas que la pensée indienne, au fur et à mesure qu’elle progresse vers l’éthique, devienne implicitement dualiste ? » (Ibid.)
En conclusion, Hauter juge que Schweitzer a « soulevé avec une grande énergie et avec une grande clairvoyance le problème de l’heure actuelle. De sa solution dépendra, comme Schweitzer l’a fait remarquer, la vie ou la mort de la civilisation de l’Occident » (ibid.).
Ainsi donc, les longs comptes-rendus des ouvrages inédits de Schweitzer parus dans les années 1920 et 1930 dans la RHPR sont marqués par un authentique effort pour comprendre sa pensée, même lorsque cette dernière s’exprime dans des formules à l’emporte-pièce.
Les comptes-rendus portant sur des rééditions
Les ouvrages sur le Nouveau Testament
À l’exception de La mystique de l’apôtre Paul, c’est entre 1901 et 1913 que Schweitzer a rédigé ses principaux travaux sur le Nouveau Testament. Il n’est donc pas étonnant que, dans ce domaine, les recenseurs de la RHPR aient eu à rendre compte surtout de rééditions ou de traductions.
32En 1933, les éditions Mohr Siebeck rééditèrent, à l’identique, deux livres que Schweitzer avait publiés une vingtaine d’années auparavant : l’histoire des recherches sur l’apôtre Paul (Geschichte der paulinischen Forschung von der Reformation bis auf die Gegenwart), parue en 1911, et sa thèse de médecine, portant sur les présentations psychiatriques de Jésus (Die psychiatrische Beurteilung Jesu. Darstellung und Kritik), éditée en 1913. Dans le bref compte-rendu qu’il leur consacre dès 1933 (RHPR 13, 1933/4-5, p. 468s. – il paraît dans la rubrique « Notices bibliographiques » et non dans la « Revue des livres », où sont publiés des recensions plus développées –, Maurice Goguel fait observer que ces travaux ne sont plus au point : le paulinisme a fait notamment l’objet de « travaux de première importance comme celui de Lohmeyer » et d’autres études psychiatriques sur Jésus se sont ajoutées à celles discutées par Schweitzer. « On peut regretter, conclut-il, que Schweitzer n’ait pas eu le temps de mettre ces deux travaux à jour. » Mais il s’empresse d’ajouter :
Quand on sait ce qu’a été sa vie depuis vingt ans et tout ce qu’il a fait dans d’autres domaines que celui de l’histoire du christianisme ancien, on n’ose pas lui en faire un reproche. Tels qu’ils sont ces deux livres restent des plus importants et il faut féliciter la librairie Mohr de les avoir remis à la disposition des travailleurs. (P. 469.)
Lorsque parut, en 1951, la sixième édition, inchangée, de la Geschichte der Leben-Jesu-Forschung (1913), ce fut René Voeltzel, professeur de théologie pratique, qui en effectua le compte-rendu (RHPR 31, 1951/3, p. 375-377). Il rappela que dans sa version de 1906, intitulée Von Reimarus zu Wrede, Schweitzer avait montré que toute reconstruction « historiquement valable » de la vie de Jésus était impossible. Toutefois, même si l’édition, fortement augmentée, de 1913, était parvenue à la même conclusion, Schweitzer n’en avait pas moins tenté lui-même de reconstruire la vie et la pensée de Jésus, en tenant compte de l’importance que l’eschatologie avait revêtue pour lui. Tout en se réjouissant de la parution de ce livre, qui « demeure un précieux instrument de travail pour l’histoire des origines du christianisme », Voeltzel regrette que ce « texte vieux de quarante ans » ait été reproduit à l’identique, même si une nouvelle préface donne à l’ouvrage un « air de nouveauté » (p. 376s.).
Douze ans plus tard, Étienne Trocmé, professeur de Nouveau Testament, exprime son respect non seulement pour l’œuvre 33humanitaire de Schweitzer, mais encore pour le talent brillant des travaux de jeunesse de son lointain prédécesseur.
« Rien de ce qu’écrit Albert Schweitzer n’est indifférent », écrit-il à propos de l’ouvrage Le secret historique de la vie de Jésus (Paris, 1961), première traduction française de Das Messianitäts- und Leidensgeheimnis : eine Skizze des Lebens Jesu (1901). Et de poursuivre en ces termes son compte-rendu d’une soixantaine de lignes :
C’est ainsi que le présent essai conserve, soixante ans après sa composition, la puissance de séduction qui avait assuré à son jeune auteur une solide réputation d’indépendance et d’audace. […] Les lecteurs de langue française […] seront certainement éblouis par le brio et la clarté de ces pages que n’encombre aucun appareil critique. Les Évangiles synoptiques prendront pour eux une fraîcheur nouvelle et la personne de Jésus leur paraîtra plus vivante et plus accessible, jusque dans l’archaïsme de sa pensée eschatologique. (RHPR 42, 1962/2-3, p. 247.)
Toutefois, le « succès assuré » de cet ouvrage, dont Étienne Trocmé n’entend pas contester le bienfondé, appelle « deux remarques ». La première est d’ordre exégétique et historique, Trocmé rappelant que la façon dont Schweitzer utilise les Synoptiques, valable vers 1900, « semble aujourd’hui complètement périmée » : les travaux sur l’histoire des formes ont remis en cause le postulat de la « solidité du cadre chronologique et topographique » des Synoptiques, puis les études relevant de l’histoire de la rédaction celui du « caractère très localisé des modifications apportées aux récits et aux paroles originels par ceux qui les ont transmis aux évangélistes » (p. 247). La seconde remarque est d’ordre théologique, l’apport du Jésus de Schweitzer paraissant « mince » sous ce rapport. Schweitzer, explique Trocmé, a bien enterré le genre de la « néochristologie des “Vies de Jésus” », mais son propre Jésus n’est pas fondamentalement différent de ceux qu’il a combattus :
Au lieu d’un Maître aux paroles éternellement valables, A. S. présente à ses lecteurs un Héros digne d’être à jamais admiré, malgré le caractère périmé de son enseignement. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un produit préparé pour les consommateurs européens d’avant 1914, sûrs de l’Histoire et de la Morale, et pour qui l’eschatologie ne pouvait avoir aucun sens. (P. 248.)
Or pour Trocmé, ses contemporains ont appris depuis lors que « la morale était sans cesse à reconstruire en tenant compte du mouvement de l’histoire », et que l’action et la pensée devaient désormais « trouver leurs motivations dans une eschatologie » – peut-être 34songe-t-il ici entre autres au marxisme –, « aussi totalement laïcisée que cette dernière pût être » (ibid.). À cet égard, mieux que Schweitzer et ses contemporains vers 1900, l’homme des années 1960 serait en mesure de comprendre le message eschatologique de Jésus et d’admettre « sa profondeur et son actualité » (ibid.).
Par ces deux importantes observations, Étienne Trocmé montre surtout, nous semble-t-il, combien il a été regrettable que l’on ait attendu soixante ans pour mettre Das Messianitäts- und Leidensgeheimnis à la portée des lecteurs francophones ; l’étude novatrice de 1901 n’est plus, en 1961, qu’un brillant témoignage d’une exégèse révolue. Mais la faute en incombe assurément moins à Schweitzer qu’aux éditeurs français, et c’est pourquoi l’exégète peut conclure :
Mais ne chicanons pas trop. Le public de langue française avait le droit de connaître cette brillante œuvre de jeunesse du patriarche de Lambaréné. Celui-ci est certainement heureux de voir ses œuvres théologiques pénétrer enfin dans son propre pays. (P. 248.)
Les écrits autobiographiques
En 1952, les éditions Albin Michel rééditèrent À l’orée de la Forêt Vierge. Récits et réflexions d’un médecin en Afrique équatoriale française (l’ouvrage avait paru en français dès 1923, à Lausanne) avec une préface nouvelle de Schweitzer. Dans le bref compte-rendu qu’il rédige de cet ouvrage « qui a largement contribué à la notoriété du Dr Schweitzer en même temps qu’il a réussi à créer autour de l’auteur et de son hôpital de Lambaréné “la confrérie de ceux que la douleur a marqués de son sceau” » (RHPR 34, 1954/2, p. 185), Roger Mehl relève que, chez Schweitzer, « l’évangélisation et l’édification d’une civilisation à fondement éthique sont des préoccupations étroitement entremêlées » (ibid.). « À chaque page d’un ouvrage sans prétention scientifique se trouve la marque d’une théologie libérale débouchant dans une action humanitaire. » (P. 186.) Selon Mehl, il n’est donc pas étonnant que Schweitzer conçoive que la mission et la colonisation, « intimement associées malgré leur nécessaire indépendance administrative, […] doivent s’inspirer d’un certain paternalisme dans leurs rapports avec l’indigène » (p. 186). Certes, dans une « admirable formule », Schweitzer écrit : « Le bien que nous leur faisons est un acte non de charité, mais de réparation ». « Il n’en reste pas moins résolument attaché », souligne Mehl en se référant à la préface de la nouvelle édition, « au temps, pourtant révolu, “où les colonies étaient encore des colonies” » (ibid.).
35Il est dommage que Mehl se soit contenté, en conclusion de son bref compte-rendu, de citer seulement – et en partie – la dernière phrase de la préface de cinq pages que Schweitzer avait datée du 15 décembre 1951. En effet, cette préface rappelle non seulement combien l’hôpital de Lambaréné s’est développé depuis les années 1920 (« Aujourd’hui, l’hôpital comprend 45 bâtiments9 »), mais encore combien Schweitzer insiste sur les « rapports spirituels » qu’il faut établir entre les blancs et les noirs, « par l’estime que nous nous témoignons réciproquement et par la façon dont nous nous comportons les uns avec les autres10 ». Sa préface nous apprend qu’à côté des huit infirmières européennes, dix infirmiers indigènes travaillent en temps ordinaire à l’hôpital. S’il est vrai que Schweitzer semble regretter le système traditionnel (« maintenant nous devons nous résigner à ne plus nous sentir comme les frères aînés et à ne plus agir comme tels11 »), ce n’est pas parce qu’il serait opposé par principe à l’indépendance. Mais il redoute que cette dernière ait lieu prématurément12, lors même qu’entre blancs et noirs, « des rapports basés sur une confiance mutuelle étaient en train de se créer13 », et que dans l’œuvre accomplie aux colonies tout n’est pas à rejeter : « Malgré toutes les insuffisances dans les résultats, malgré toutes les négligences qui se sont produites, malgré toutes les erreurs qui ont été commises, nous avions conscience d’être sur la bonne voie. » (P. 13.)
La recension de Roger Mehl s’inscrit dans le cadre des critiques que l’on a adressées au « paternalisme » de Schweitzer dès les années 1950, mais ses reproches s’expriment de manière bien plus feutrée que ceux qui avaient coutume de viser le « grand docteur blanc » à cette époque14.
Ce n’est qu’en 1960, soit près de trente ans après l’édition originale, que les éditions Albin Michel publièrent, sous le titre Ma vie et ma pensée, la version française de Aus meinem Leben und Denken. Lorsqu’il rend compte de cette autobiographie (RHPR 41, 1961/1, p. 98-99), Roger Mehl regrette à juste titre qu’elle s’arrête en 1931. Par contre, il lui a sans doute échappé que cette édition avait été allégée d’une trentaine de pages par rapport à l’original allemand15. Il souligne que 36cet ouvrage « montre le cheminement de sa [= Schweitzer] pensée et éclaire la motivation de son œuvre » (p. 98). Selon Mehl, cette autobiographie met aussi en évidence que, contrairement à ce que les travaux exégétiques de Schweitzer pouvaient laisser attendre, ce n’est ni la pensée de Jésus ni celle de Paul qu’il a choisie pour fondement de son éthique. L’éthique de Schweitzer viserait à « dépasser le christianisme historique pour atteindre des vérités universelles et intemporelles », mais en même temps à « récupérer l’authentique message chrétien, dégagé des croyances ou il a pris naissance et des catégories où il s’est exprimé » (p. 99). Cette « tentative de démythisation du christianisme » – mais peut-on appliquer à Schweitzer ces catégories, qui touchent davantage Bultmann ? – laisse le barthien Mehl sceptique :
Autant on suit avec confiance Schweitzer exégète, autant on reste réservé à l’égard d’une spéculation qui procède par confrontations globales entre les grands systèmes philosophiques et les grandes religions du monde, pour en dégager une pensée « élémentaire » qui est censée coïncider avec la religion d’amour de Jésus. (P. 98.)
Roger Mehl n’en exprime pas moins son admiration pour le fait « qu’un seul homme ait pu mener de front une activité aussi multiple, aussi positive, dans le seul souci d’attester sa foi au progrès spirituel de l’humanité et son respect de la vie » (ibid.). Il souligne enfin, avec une nuance critique, que Schweitzer est resté « un homme libre, indépendant même dans les réalisations dont nous ne concevons plus qu’elles puissent être autre chose que des créations collectives » (p. 99).
Les articles consacrés
à Schweitzer après sa mort
C’est notamment grâce à la tenue de deux colloques, organisés à Strasbourg respectivement à l’occasion du centenaire de la naissance de Schweitzer (1975) et du centième anniversaire de son arrivée à Lambaréné (2013), que la RHPR a été amenée à présenter à ses lecteurs différents aspects de sa pensée voire de sa vie.
Les actes du colloque de 1975 (RHPR 56, 1976/1-2, p. 1-201) ne renferment pas moins de douze études (plus de la moitié sont dues 37à des savants étrangers), ainsi qu’une conclusion de Roger Mehl. Aucune des facettes de l’œuvre de Schweitzer n’est négligée.
Quatre articles traitent de ses travaux sur le Nouveau Testament. Béda Rigaux (Louvain) consacre un article à sa conception de l’eschatologie, qu’il situe par rapport aux travaux de Johannes Weiss et dont il suit les développements jusqu’à Rudolph Bultmann et aux « post-Bultmanniens » (p. 4-27). Étienne Trocmé prolonge les réflexions amorcées dans sa recension de 1963 (le Jésus que Schweitzer propose à ses lecteurs est typique du début du xxe siècle) et établit que, par sa vie d’ascèse et de dévouement, Schweitzer a imité Jésus « d’une manière plus ou moins consciente » (p. 28-36 ; ici, p. 35). Werner Georg Kümmel (Marbourg) met en évidence le contraste entre les réactions négatives à l’Histoire de la recherche paulinienne (1911) et l’écho, « considérable et largement positif », rencontré par La mystique de l’apôtre Paul (p. 37-53). Michel Bouttier (Montpellier) présente de manière critique le contenu du second ouvrage, « reconstitution passionnée de la pensée de Paul » dont la principale faiblesse est son « dédain » pour la doctrine de la justification par la foi (p. 54-67).
Quatre études sont consacrées au philosophe. Ulrich Neuenschwander (Berne) expose les différentes versions et le contenu du 3e tome de la Kulturphilosophie, qui est resté inachevé et donc inédit (p. 83-96). Hans-Walter Baehr (Tübingen) et Otto Friedrich Bollnow (Tübingen) traitent de l’éthique du « respect de la vie », le premier évaluant cette « éthique cosmique » d’une manière très positive (p. 97-117), le second soulignant davantage l’inadéquation, selon lui, du concept de « respect de la vie » pour fonder l’éthique, même s’il a pour grand mérite d’« étendre l’éthique au-delà des limites des relations humaines » (p. 118-142 ; ici, p. 133). André Canivez (Strasbourg) montre que l’éthique du « respect de la vie » aurait pu se nommer aussi éthique de la compassion active, tant l’objectif que Schweitzer lui avait assigné était de soulager la souffrance (p. 143-153).
Erwin R. Jacobi (Zurich) propose une synthèse sur la musique dans la vie et l’œuvre de Schweitzer (p. 154-173), tandis que Norbert Dufourcq (Paris, Conservatoire national supérieur de musique) se concentre sur Schweitzer et l’esthétique de l’orgue au tournant du xxe siècle (p. 174-181).
On relèvera avec intérêt, que, à une époque où seuls deux petits volumes de sermons de Schweitzer avaient paru16, deux études sont consacrées à sa prédication. À partir d’un premier aperçu des 38150 manuscrits – originaux ou copies – conservés à Gunsbach, Fritz Buri (Bâle) présente les grandes lignes de la théologie de Schweitzer dans ses prédications. Rodolphe Peter, professeur de théologie pratique qui avait eu la bonne fortune d’acquérir en 1971 dix sermons de Schweitzer (quatre d’entre eux ne se trouvaient pas sous forme de copie à Gunsbach), présente le sermon du 19 décembre 1909 (« […] si vous ne devenez comme les enfants », Mt 18, 3), dont Madeleine Horst donne la traduction (p. 186-201).
La conclusion, due à la plume de Roger Mehl (p. 182-185), est à l’image de ce volume bien informé et tout en nuances, qui venait combler un manque dans la recherche en langue française. Comparant l’éthique de Schweitzer à celle de Kant, Mehl relève que la première, qui fait appel à la compassion, est dépourvue de dimension sociale. Toutefois, elle a le mérite de ne pas commencer par l’interdiction, et sa spontanéité la distingue de celle de Kant. Quant à la dimension cosmique de cette éthique (nous avons vu que des théologiens strasbourgeois l’avaient critiquée dès les années 1920), Mehl souligne qu’elle a eu pour effet d’attirer l’attention des philosophes et des théologiens sur la souffrance animale, « d’autant plus poignante qu’elle est une souffrance muette » :
La recherche d’une relation vraie de l’homme avec les autres créatures est encore dans son enfance. Le mérite de Schweitzer, c’est d’avoir, malgré les sarcasmes, refusé de passer à côté de la question. (P. 185.)
Le numéro de la RHPR consacré à Schweitzer en 2013 est plus modeste que celui de 1976, puisqu’il édite les actes d’une journée d’études (RHPR 93, 2013/3, p. 339-412). Les quatre contributeurs sont des professeurs de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg. Ils se préoccupent soit de jeter un regard neuf sur des œuvres célèbres de Schweitzer (ainsi Christian Grappe sur Das Messianitäts- und Leidensgeheimnis, p. 339-358, et Beat Föllmi sur la biographie de Bach – 1905 et 1908 –, p. 359-376), soit d’interpréter des sources publiées seulement à titre posthume, comme son dernier cours de 1912 (Karsten Lehmkühler, p. 397-412) ou ses prédications (Matthieu Arnold, p. 377-395).
C’est également à ce type de documents que sont consacrés les autres articles sur Schweitzer qui ont paru dans la RHPR : ses sermons de Lambaréné, qui nous renseignent sur l’éthique qu’il proposait aux Africains (Arnold, RHPR 83, 2003/3, p. 421-441) ; sa correspondance avec Hélène Bresslau, sa future épouse, témoignage de première importance sur la genèse de sa vocation de médecin missionnaire (Arnold, 39RHPR 86, 2006/4, p. 515-532). Quant à l’article publié par Othon Printz en 2014 (RHPR 94, 2014/3, p. 275-302), il livre un très important document inédit, les notes sténographiques prises en mai-juin 1922 par le psychanalyste Oskar Pfister qui sont à l’origine des Souvenirs de mon enfance (1924) ; il met également en évidence la réécriture que Schweitzer a opérée sur ce tapuscrit, y compris sur le fond.
Lorsque, en 1924, paraissent dans la RHPR les premières lignes consacrées à Albert Schweitzer, ce dernier n’est plus seulement l’auteur de la brillante Geschichte der Leben-Jesu-Forschung. Il est désormais célèbre pour son œuvre humanitaire et il expose, dans sa Kulturphilosophie, son éthique du « respect de la vie ».
L’admiration pour cette œuvre humanitaire, qui s’exprime dès les premiers comptes-rendus, n’empêche pas les recenseurs de porter un regard critique sur les conceptions philosophiques de Schweitzer, puis, en 1931, sur sa Mystique de l’apôtre Paul. Toutefois, la longueur des études critiques consacrées à ces travaux en dit toute l’importance, même si les recenseurs de la RHPR regrettent que Schweitzer ne fonde pas davantage sur la tradition chrétienne son éthique du dévouement à autrui. Sans doute n’ont-ils pas entièrement saisi combien il lui importait de convaincre les non-croyants comme les croyants, et par conséquent d’asseoir son éthique sur une notion à la fois élémentaire et universelle. Ils reprochent également à Schweitzer le caractère inapplicable de son éthique. Ce grief lui est réitéré après la Seconde Guerre mondiale, et il s’accompagne désormais de la critique de son « paternalisme » envers les Africains. Par contre, les rééditions à l’identique de ses travaux exégétiques et leurs traductions tardives en français sont accueillies par la RHPR avec indulgence, même si ces livres n’ont pas suivi l’évolution de l’exégèse du Nouveau Testament.
Si l’on excepte une étude de Werner G. Kümmel, « “L’eschatologie conséquente” d’Albert Schweitzer jugée par ses contemporains » (RHPR 37, 1957/1, p. 58-70), ce n’est qu’à partir de 1976 que la RHPR a consacré des articles à Albert Schweitzer. La vingtaine d’études parue jusqu’en 2015 a exposé de manière critique les différentes facettes de sa pensée. Ces articles ont aussi attiré l’attention sur des sources négligées, telles que les prédications, et même analysé ou édité des documents inédits.
Ainsi, tout en étant représentative de la réception de l’œuvre écrite de Schweitzer, la RHPR a apporté une contribution non négligeable à cette réception en France.
40Bibliographie
Arnold, Matthieu, La Faculté de Théologie Protestante de l’Université de Strasbourg de 1919 à 1945, Strasbourg, coll. « Travaux de la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg » 2, 1990.
Arnold, Matthieu, « Entre la France et l’Allemagne : la Faculté de Théologie protestante de Strasbourg de 1919 à 1945. Aperçus complémentaires », RHPR 72, 1992/4, p. 391-411.
Arnold, Matthieu, Albert Schweitzer. Les années alsaciennes 1875-1913, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2013.
Lehmkühler, Karsten, « Schweitzer, Nietzsche et la “volonté de vie” », Matthieu Arnold (dir.), Albert Schweitzer et le respect de la vie, Strasbourg, coll. « Travaux de la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg » 17, 2018, p. 37-51.
Schweitzer, Albert, Strassburger Predigten. Éd. par Ulrich Neuenschwander, Munich, Beck, 1966.
Schweitzer, Albert, Vivre : dix-huit sermons, Paris, Albin Michel, 1970.
Schweitzer, Albert, Was sollen wir tun ? 12 Predigten über ethische Probleme. Éd. Martin Strege et Lothar Stiehm, Heidelberg, Lambert Schneider, 1974.
Schweitzer, Albert, À l’orée de la forêt vierge. Récits et réflexions d’un médecin en Afrique équatoriale française, Paris, Albin Michel, 1995 [reproduction de l’édition de 1952].
Schweitzer, Albert, Ma vie et ma pensée. Édition revue et augmentée par Jean-Paul Sorg, Gunsbach, Éditions AISL, 2017 [édition française de 1960, complétée à partir de l’édition originale allemande de 1931].
Schweitzer, Louis, Journal de Louis Schweitzer. Gunsbach (1914-1919), Gunsbach – Munster, AISL – Société d’histoire du val et de la ville de Munster, 2015.
Suermann, Thomas, Albert Schweitzer als „homo politicus“. Eine biographische Studie zum politischen Denken und Handeln des Friedensnobelpreisträgers, Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2012.
1 Lettre du 11 juin 1912 à Otto Back, curateur de l’Université. Voir Arnold, 2013, p. 235-236.
2 Voir Arnold, 1992, p. 393-395 (lettre du 5 décembre 1918 adressée au Recteur au nom des « étudiants et candidats en théologie protestante de l’Université de Strasbourg » et signée par Paul Lobstein, Albert Schweitzer et Fernand Ménégoz) ; Louis Schweitzer, 2015 [1914-1919], p. 297 : « Lettre d’Albert. On lui propose d’entrer à la faculté de théologie provisoire avec Lobstein et Ménégoz. Il me demande un certificat de la mairie attestant qu’il est Alsacien, né de parents alsaciens. » (Mardi 17 décembre 1918.)
3 Quelques jours avant la reprise des enseignements, il aurait déclaré à Fernand Ménégoz « renonc[er] à collaborer aux cours intérimaires de théologie protestante », arguant d’un déménagement subit et de l’achèvement d’un ouvrage « que l’éditeur voudrait faire paraître tout de suite » (lettre de Ménégoz à Paul Lobstein, 13 janvier 1919 ; Arnold, 1992, p. 395) ; or Zwischen Wasser und Urwald ne parut qu’en 1921, et les ouvrages suivants en 1923.
4 Schweitzer, 2017 [1931 et 1960], p. 137.
5 Voir Arnold, 1990, p. 33-34. Il est vrai que l’article du 28 septembre, « Zur Frage der theologischen Fakultät », a été publié de concert avec les journaux ecclésiastiques Friedensbote (organe du parti luthérien orthodoxe) et Sonntagsblatt (de tendance piétiste), qui, dès mai-juin 1919, avaient critiqué le corps enseignant de la Faculté pour son orientation théologique libérale.
6 « La Faculté prendra la responsabilité de la Revue », écrit Charles Hauter, qui rédige le procès-verbal de la séance de l’Assemblée de la Faculté du 25 novembre 1920 (Registre des séances de l’Assemblée et du Conseil de la Faculté, 1893-1928).
7 Voir en ce sens Lehmkühler, 2018.
8 Les exégètes ont dû attendre vingt ans et ceux d’entre ceux qui ont suivi la carrière de Schweitzer et les diverses publications qu’il a données se sont parfois demandé s’il reviendrait un jour aux études sur les origines du christianisme. (RHPR 11, 1931/2, p. 185.)
9 Schweitzer, 1995 [1952], p. 9.
10 Ibid., p. 12.
11 Ibid., p. 13.
12 Voir dans le même sens, Suermann, 2012, p. 341.
13 Schweitzer, 1995 [1952], p. 12.
14 Voir Suermann, 2012, p. 335-336.
15 Voir Schweitzer, 2017 [1931 et 1960], p. 7-10.
16 Schweitzer, 1966 (trad. française, 1970) et 1974.