Aller au contenu

Classiques Garnier

Théologie pratique, choix de société et Bible

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
    2019 – 2, 99e année, n° 2
    . varia
  • Auteur : Parmentier (Élisabeth)
  • Résumé : Le défi permanent de la théologie pratique est de mettre en relation des instances hétérogènes : la Bible, les confessions de foi et autorités ecclésiales, et les réalités de la vie quotidienne dans son contexte socioculturel. La théologie pratique joue un rôle exploratoire, interprétatif et créatif, en travaillant les textes bibliques ni simplement comme des traces de temps anciens ni comme conteneurs d’un sens fixé mais comme ressources de sens pouvant demeurer inspiratrices aujourd’hui.
  • Pages : 243 à 254
  • Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
  • Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
  • EAN : 9782406094142
  • ISBN : 978-2-406-09414-2
  • ISSN : 2269-479X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09414-2.p.0041
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/06/2019
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Théologie pratique, autorité, Bible, herméneutique, corrélation
243

Théologie pratique,
choix de société et Bible

Élisabeth Parmentier

Université de Genève –
Faculté de Théologie protestante, Chaire Irène Pictet

La Bible est affirmée par la tradition chrétienne comme « source et norme » de foi et de vie. Mais comment cette autorité est-elle concevable dans un monde si différent de celui des époques bibliques ? Et si cette autorité peut être reconnue par les fidèles dans leur vie personnelle, selon quels critères est-elle pensable dans des décisions synodales concernant toute une Église et son engagement dans la société contemporaine ?

La théologie pratique est directement confrontée à ces défis, en tant que discipline attachée à scruter particulièrement la vie contemporaine, ce qui lui enjoint dintégrer dans sa recherche lélément imprévisible et variable quest le contexte socioculturel qui exerce une influence souvent plus importante que les paramètres théologiques. Comment la théologie pratique peut-elle y être attentive sans relativiser les instances qui font autorité dans la perspective théologique ?

Trois aspects seront examinés dans cette contribution :

La théologie pratique, en tant que discipline explorative des réalités vécues, fait face au décalage entre les pouvoirs du contexte socioculturel et lautorité de la Bible comme « source et norme ».

La théologie pratique, en tant que discipline interprétative de la vie croyante et de la vie quotidienne, se confronte à la difficulté de la « corrélation » entre Bible, tradition/théologie et expérience de vie/de foi contemporaine.

244

La théologie pratique, en tant que discipline performative, sexerce à la capacité de mettre en langages non les textes bibliques en tant que tels, mais linspiration et lesprit qui les animent.

La théologie pratique discipline « explorative » des réalités vécues
– la Bible comme « source et norme » ?

La théologie pratique est en premier lieu une discipline « explorative » de la « religion vécue1 », ce terme sentendant au sens large de la quête spirituelle actuelle. Un soin particulier est accordé à la collecte et à lexamen de pratiques qui relèvent du phénomène du « croire », sans être nécessairement paroissiales ou ecclésiales2. Lexpertise dautres sciences humaines et sociales savère donc nécessaire pour réaliser lanalyse la plus appropriée et la plus fiable possible non seulement des pratiques et des lieux qui forment son sujet détude, mais aussi des paramètres culturels, sociaux et contextuels plus larges qui conditionnent leurs spécificités.

Si, au stade de la collecte de données et de lobservation de phénomènes, la collaboration scientifique est simple et efficace, elle devient périlleuse dans lanalyse et linterprétation. La rencontre entre les paramètres théologiques et les paramètres des sciences sociales aboutit nécessairement au constat dun décalage, dans la mesure où les perspectives ne se situent pas dans le même registre. Les sciences humaines et sociales se fondent sur des diagnostics issus de lobservation de données et qui sabstiennent dattribuer des valeurs ou de proposer des améliorations. La théologie pratique, par contre, repose à la fois sur des données dobservation et sur des données liées à la subjectivité humaine (comme aussi en psychologie ou en pédagogie), mais suscite plus de perplexité, puisque sajoute à cette double série de paramètres sociaux et humains une autorité tout autre : celle dune « révélation » divine se manifestant par la médiation des Écritures bibliques. Comment est-il possible de relier ces différents niveaux dans linterprétation de la vie contemporaine ?

245

Trois autorités en combat :
la culture, l
individu et la révélation divine

La théologie pratique ne manque pas de prendre en compte la recherche historique et sociale sur les textes bibliques, les confessions de foi et les doctrines, qui ne naissent pas dans un espace de vacuité, mais sont intimement liés à leurs contextes dorigine et, de ce fait, sont très différents de lexpérience, des projets et modes de vie des contemporains. Ce choc des cultures et des autorités dinterprétation traverse tous les domaines de recherche de la théologie pratique. Celle-ci prête aussi attention à lélément déterminant pour linterprétation quest lexpérience croyante ou spirituelle personnelle, qui relève de réalités à la fois culturelles et contextuelles, et, par ailleurs, de louverture à la dimension de transcendance.

Cette rencontre dinstances et dautorités différentes débouche nécessairement sur une confrontation dans laquelle deux autorités savèrent les plus influentes : la culture et la situation socio-historique.

Que leur influence soit déterminante, cest ce que lon peut constater dans divers enjeux qui divisent aujourdhui non seulement les Églises mais aussi les sociétés, comme léthique sexuelle ou familiale, leuthanasie, la bioéthique ou le transhumanisme. Lautorité du contexte est notamment déterminante parce que ces sujets exigent dêtre compris à partir des connaissances spécialisées dans le domaine concerné, et quils sont aussi liés à des valeurs et des enjeux de droits de lhumain. Ce sont ainsi les contextes culturels et sociaux qui orientent la qualification dun élément comme « bon » ou « néfaste », si bien que ces appréciations sont variables et locales. De ce fait, la théologie pratique est sans doute la discipline la plus déroutante, car elle se voit contrainte déviter des interprétations convenues ou des méthodes éprouvées. Sans cesse, elle doit redéfinir ses approches et ses analyses en fonction de contextes différents.

La Bible ne fait nullement autorité dans les contextes occidentaux. Mais de plus, là où la lecture des textes fondateurs se poursuit, linterprète qui prend un pouvoir quasi absolu est lindividu. Dans les sociétés contemporaines occidentales, nombreuses sont les personnes affirmant leur foi et même leur intérêt pour la Bible, qui considèrent que leur lecture personnelle est la meilleure possible, une lecture souvent effectuée à partir dun usage sélectif de textes et dinterprétations qui correspondent à leurs aspirations et 246qui sont conjugables avec leurs modèles culturels. Lego devient source et norme de la lecture biblique. Plus encore, ce resserrement du sens autour de lego est souvent même justifié par laffirmation réformatrice du « sacerdoce universel ». Ceci savère néfaste quand cette revendication est la source de lectures « littéralistes » qui, tout en prônant lautorité absolue et inerrante du texte, renforcent plutôt les projections idéologiques du lectorat et loubli de la réalité historique de leur inspiration. Dautres lectures, moins littéralistes mais inconscientes de contextes plus larges que lego, ne sont guère à labri de replis autour dune « identité », ou dune « tradition ». Ces ego-lectures agissent comme des catalyseurs de séparations entre individus, ethnies, groupes dintérêt, parfois au sein dune même Église.

Il revient à la théologie pratique de réfléchir à la manière la plus adéquate de conduire une interprétation qui fasse justice à la complexité des interactions entre les pôles en jeu. Elle le fait en se situant, comme lindique son nom, dans une perspective théologique, dont le fondement et les critères relèvent de la tradition chrétienne. Ce sont là les seuls pôles stables pour les chercheuses et les chercheurs, ce qui nécessite de clarifier dabord leur rôle.

Le défi : La prééminence herméneutique de la Bible

La Réforme a bouleversé lautorité millénaire de lÉglise en insistant sur la priorité de lautorité de la Bible elle-même. Mais cette affirmation radicale du « sola scriptura », la conviction que cest « par lÉcriture seule » que peut être reconnu le salut, est sujette à de nombreux malentendus. Contrairement à lopinion courante de la modernité et de la postmodernité, ce nest pas là un laissez-passer pour les opinions subjectives des individus qui deviendraient les seuls responsables de linterprétation. La conscience individuelle des fidèles joue un rôle important, mais nest pas solitaire face aux textes. Par ailleurs, ce sola ne signifie pas non plus que linstance biblique se voit coupée dautres possibilités de révélation de Dieu. Enfin, la nécessité de lÉglise nest pas niée, elle relevait de lévidence pour les Réformateurs. Lenjeu est bien plutôt laffirmation radicale que la Bible « seule » est fiable pour exprimer la plénitude de la révélation. Cest « seulement » dans lÉcriture que tout ce qui doit être révélé de Dieu est offert de manière fiable. Cest pourquoi, pour les Réformateurs, dès lors que cest prioritairement lÉcriture qui exprime la plénitude de lœuvre du Dieu trinitaire, cest à elle 247que doit revenirlautorité dinterpréter et denseigner lindividu et lÉglise. Cette affirmation, bien comprise, est subversive à lencontre de la prise de pouvoir ecclésiale ou individuelle. Pour Luther et, à sa suite, pour tout le mouvement réformateur, la Bible, en tant que Parole de Dieu (donc non en tant que textes mais en tant que révélation du projet divin), représente une véritable interlocutrice extérieure, qui met en crise les velléités humaines (ou les « fantaisies », selon lexpression de Calvin), plutôt quelle ne flatte ou conforte dans des positions assurées.

Ainsi laffirmation de la Bible comme autorité entraîne-t-elle une hiérarchie et une régulation dans la démarche interprétative, mais en même temps elle complique le processus : car qui aura lautorité de dire comment la Bible sinterprète par elle-même ?

La régulation interactive
des autorités d
interprétation dans les Églises

Toutes les Églises chrétiennes connaissent les différents pôles dautorités interprétatives, mais elles les mettent en œuvre différemment, notamment dans limportance conférée respectivement à la Bible et à la Tradition. La Bible comme source et norme de la foi manifeste la révélation de Dieu. Celle-ci est explicitée dans les confessions de foi qui représentent des normes secondes (et actuellement bien moins importantes que dans les mouvements réformateurs), des règles de compréhension et des aides pour linterprétation. Des textes doctrinaux et des catéchismes sont adoptés par les synodes pour en exposer les repères pour les choix de vie. La liturgie est une instance interprétative également puisquelle présente et met en œuvre ces orientations théologiques : ce qui est chanté et prié est aussi la matrice et le garde-fou contre les développements déviants (lex orandi, lex credendi : ce que lon prie est ce que lon croit, et inversement). Le « sens des fidèles » (sensus fidelium) peut sy exercer individuellement par son appropriation et sa prise de responsabilité, et communautairement3.

Dans lÉglise catholique, Bible et Tradition se répondent, et linterprétation revient au magistère : le collège des évêques sous la présidence de lévêque de Rome, soutenu par le « sens des fidèles ». Le magistère promulgue des textes doctrinaux qui ont différents niveaux dautorité et qui exposent une « hiérarchie des 248vérités4 ». Dans lÉglise orthodoxe, lautorité dinterprétation revient également aux évêques, mais elle est soutenue par la tradition vivante des pères de lÉglise et par le lien de la liturgie universellement partagée. Dans lÉglise anglicane, quatre pôles dautorité se conjuguent : la Bible, la communion épiscopale, la raison et la liturgie, par le Book of Common Prayer.

Dans les Églises issues de la Réforme, la hiérarchie des autorités varie selon les cas et la question devient difficile : qui a autorité ? LEsprit-saint inspirant chaque fidèle (position de la Réforme radicale et des Églises de type évangélique) ? Les fidèles guidés par lEsprit-saint mais aussi par lautorité charismatique de leurs responsables spirituels (Églises pentecôtistes et nombreuses Églises interdénominationnelles) ? La raison éclairée par lintelligence et la foi (position de type libéral) ? Les exégètes ? Les responsables du culte ?

La théologie pratique aura toujours à vérifier, selon ses lieux détude, comment cette régulation se joue entre ces pôles interactifs5. En particulier, en théologie protestante, il lui est accordé une grande responsabilité de réfléchir à une fidélité biblique qui ne soit ni littéraliste (application directe de la Bible à la lettre), ni vaguement référentielle (Bible comme culture darrière-plan historique ancien), ni de parti-pris, ni sélective, attentive à la réalité vécue dans un contexte socio-historique et culturel donné. La démarche est analytique et scientifique, prêtant attention aux méthodes et aux critères pour traverser ces différentes médiations dans le jeu interprétatif de leurs autorités respectives.

La théologie pratique discipline interprétative
– la Bible comme interlocutrice ?

En tant que discipline danalyse et interprétation, la théologie pratique travaille dans lunivers universitaire, mais aussi à linterface avec les Églises et les espaces de quête de foi et de spiritualité, 249une hétérogénéité délicate. Cest pourquoi il est essentiel que la démarche soit bien celle de théologiennes et théologiens et pas uniquement de praticiennes ou praticiens.

Une autorité qui n est pas celle d un dépôt de vérités

Lensemble des disciplines de la théologie développée dans lUniversité en lien avec les Églises historiques a pour socle commun une conception de lautorité de la Bible tenue non pas comme un réservoir de « réponses » ou de « vérités » extratemporelles, mais comme un vis-à-vis dans une confrontation, voire un combat herméneutique, qui exige un discernement.

Affirmer que la Bible fait « autorité », aujourdhui encore, ne revient pas à se laisser imposer un « pouvoir » qui exclurait la réflexion critique. Cest bien plutôt la conscience croyante qui reconnaît la Parole de Dieu dans cette Écriture, lui attribuant aussi le statut de « maître ». Comme lexpose magistralement Paul Ricœur :

Le problème posé par le canon est ici à mon sens celui de la reconquête de la problématique de la reconnaissance sur celle de la domination6.

Il sagit de reconnaissance dautorité, donc de supériorité, mais dune supériorité qui convainc et non qui domine. Ainsi, la théologie pratique se doit dexaminer comment et dans quelles conditions les textes sont (encore) acceptables pour aujourdhui et comment ils peuvent faire autorité convaincante. Dans ce cas, la Bible est une interlocutrice, permettant léchange darguments et donc nécessairement des conflits dinterprétation.

La compétence de l exégèse et son appropriation

Limportance vitale de lexégèse est alors manifeste. Une lecture historico-critique, courante dans les Églises dites « historiques » de la Réformation (luthériennes, réformées, méthodistes), et de plus en plus aussi dans certaines Églises dites « évangéliques », permet non seulement déviter les projections sur le texte, mais aussi de différencier les degrés dautorité selon les types de textes et leur lieu historique, lintention de leur genèse et leur réception dans lhistoire. Cest ensuite seulement que lon peut réfléchir à leur 250autorité pérenne. La Bible nest pas une spéculation philosophique intemporelle, mais est tissée des histoires, des dynamiques, des traces de différentes époques. Que les lectures se déplacent, se corrigent, voire changent de sens, témoigne dun usage critique déjà interne aux Écritures, représentatif de la manière dont les communautés se sont confrontées aux problèmes de leur temps.

Cette étape dexégèse est décisive, mais la théologie pratique veut aller plus loin. Lexégèse lui permet de comprendre que ces textes sont des expériences interprétées, racontées, discutées dans des contextes qui ont déterminé les langages, les images et les événements. La théologie pratique se tourne ensuite vers lappropriation croyante et lexpérience spirituelle qui se manifestent et qui relient les premiers destinataires et les contemporains. Ce mouvement et ces liens sont au cœur des analyses de la théologie pratique.

La clé de lecture christologique
– à l
épreuve du « quotidien »

La lecture théologique ne sen tient pas aux seuls résultats de lexégèse historique, mais doit formuler ses clés de lecture en lien avec le fondement chrétien quest Jésus-Christ, affirmé dans toutes les confessions de foi, qui oriente les doctrines ecclésiales. Mais ce critère fondateur fonctionne-t-il dès lors que lon ne se concentre pas sur le salut individuel et intériorisé, mais que lon élargit la perspective à léchelle de la vie en Église et dans la société ?

Cette question se pose aussi aux autres disciplines théologiques, notamment en éthique7.

La théologie pratique nentre pas dans le questionnement éthique, mais examine les langages adéquats pour dire, présenter et analyser lexpérience croyante dans les conditions du monde contemporain. Cest ce qui rend particulièrement ardu son exercice central pour linterprétation : la mise en « corrélation » entre les données bibliques, les affirmations théologiques ou les développements doctrinaux, et les connaissances culturelles ou contextuelles.

251

La corrélation

Le concept de corrélation fut introduit dans la théologie pratique par le théologien catholique fribourgeois Marc Donzé, cela pour expliciter la complexité de la situation interprétative, que lauteur conçoit comme « corrélation critique », interprétation mutuelle entre la théologie, les sciences humaines, les Écritures et la tradition de lÉglise8. Le travail de corrélation profile ces intersections, sans servilité à une méthode toute faite, car chacune est à constituer pour faire justice à la complexité des réalités. Jean Ansaldi a défini un modèle à trois cercles distincts : lexpérience de foi / de Dieu, la théologie (comme savoir), les Écritures9. La vie chrétienne nécessite un « nouage » des trois, et lon peut utiliser ce modèle pour exprimer le travail herméneutique de la théologie pratique. Laurent Gagnebin préconise une « corrélation triangulaire10 ». Les trois sommets de son triangle commencent par « E ». Ce sont les Écritures, les Enseignements ecclésiaux et les Expériences vécues, en interaction mutuelle, chaque pôle en corrélation avec les deux autres, dans un système qui nélimine pas les tensions. Aujourdhui, selon cet auteur, la Bible nest plus quun pôle parmi les autres, et non le crible fondamental (une norme, mais non « la » norme). Le E des Écritures serait donc à inscrire en caractère gras. Il sagit den saisir lesprit, le sens et le rôle pour les retrouver, dans une logique danalogie des mêmes expériences de sens aujourdhui. Le triangle nest pas un système fermé, mais la base dune pyramide dont le sommet échappe aux efforts humains : le quatrième E est celui de lEsprit-saint, référence et abandon à la transcendance qui met en question toute absolutisation des interprétations, doctrines et pratiques humaines.

Ce qui a été parfois qualifié d« art » (au sens de technè) ou dartisanat relève, à mon sens, de la pièce de maîtrise que doivent réaliser les apprenties et apprentis pour devenir maîtres : une pièce unique, sur mesure, adressée à une personne ou une communauté de manière spécifique, mettant en relation différents registres de savoirs et de langages, dont la rencontre permet un effet de sens. Le produit est artisanal parce que destiné à un auditoire ou à un contexte unique, de la manière la plus appropriée possible. De tels essais de langage sont visibles par exemple chez Marcel Viau. Il clôt son ouvrage de réflexion sur le langage théologique par une 252« nouvelle théologique », une « novella » de sa composition11. Côté protestant, Pierre Bühler, dont lun des chantiers, dans le cadre de sa théologie herméneutique, est lanalyse de lexpression théologique dans des œuvres littéraires, sexerce aussi au récit. Ces exemples montrent que la théologie pratique est aussi une discipline créative.

La théologie pratique discipline performative
– la Bible initiatrice dexpérience

La théologie pratique pourrait se cantonner à la collecte, lanalyse et linterprétation des phénomènes humains et ainsi enregistrer ce qui constitue la vie. Mais elle est également créative, soucieuse de générer de nouvelles possibilités. Au-delà de lherméneutique de la vie, en tant que discipline performative, elle développe aussi des propositions pour améliorer les conditions de transmission de la tradition chrétienne. Cette orientation est la plus intéressante : comprendre les textes bibliques comme source dinspiration et comme itinéraires dune expérience avec la transcendance, déployer des possibilités imaginatives. Elle travaille à des langages capables à la fois danalyse et de conviction, adéquats pour tel ou tel lieu spécifique : monde du travail, relations personnelles, accompagnement de personnes en détresse, célébrations publiques, situations denseignement, etc.

Les textes bibliques ny sont pas à reproduire, mais à examiner dans leurs analogies entre les expériences que connaissent les contemporains, et les expériences exprimées dans les langages symboliques bibliques : les paraboles, les métaphores, les typologies. Les travaux sur « lintertextualité » intéressent la théologie pratique non tant comme intertextualités bibliques que comme intertextualités avec le monde culturel12. Les échos, citations implicites, explicites, les clins dœil ou évocations permettent aux familiers de la Bible de déceler comment les questions et les situations se répondent en diverses figures au long des siècles. En théologie pratique, linterprète a pour atout dêtre spécialiste de la Bible, capable de montrer à quels niveaux différents se situent diverses affirmations bibliques 253et déclairer les contemporains sur la pluralité des sens, qui ne relativise pas leur vérité mais manifeste des liens avec leurs questions de foi et de vie chrétienne daujourdhui.

La fidélité à la Bible est-elle possible dans linfidélité à certains textes ? La tradition chrétienne a elle-même refusé lesclavage et la polygamie, qui apparaissent pourtant dans les textes bibliques. Elle a aussi remis en cause des normes culturelles et anthropologiques de lAntiquité, au prix de bien des combats dinterprétation.

La vraie fidélité à « lesprit » des textes qui révèlent une expérience avec Dieu nest pas une démarche maîtrisée, mais implique la disponibilité à découvrir les textes non seulement parlants, mais capables de produire un « événement » (au sens que Gerhard Ebeling donne au Wortgeschehen). Pierre Bühler parle de « promesse herméneutique » :

Il sagit de la promesse que dans leffort souvent fastidieux et épuisant de linterprétation, lirruption de lévénement de parole reste toujours possible. La promesse que du texte jaillisse une parole qui vient rendre ma vie moins incertaine, plus claire. La notion de promesse peut être prise au sens très fort que lui attribuent les Réformateurs : elle est promissio divine, dite en langage sacramentel : la promesse dune présence réelle du Christ dans lÉcriture13.

Ainsi la théologie pratique scrute-t-elle et met-elle en jeu un tel potentiel « dangereux » de la Bible, dont lissue de linterprétation nest pas donnée davance. Cest la joie et la misère de la recherche, qui explore, teste et éprouve la supériorité de lœuvre : son autorité de maître de vie.

254

Bibliographie

Amherdt, François-Xavier, Prêcher lAncien Testament aujourdhui. Un défi herméneutique, Fribourg, Academic Press Fribourg, coll. « Praktische Theologie im Dialog », 2006.

Ansaldi, Jean, Larticulation de la foi, de la théologie et des Écritures, Paris, Cerf, coll. « Cogitation fidei » 163, 1991.

Bühler, Pierre (éd.), « Le lecteur éclairé : la clarté comme clarification », Les clairs-obscurs de lÉcriture. Un dossier interdisciplinaire dherméneutique biblique, Neuchâtel, Université de Neuchâtel, coll. « Publications de la Faculté de théologie » XVII, 1996, et Études théologiques et religieuses, 71/2, 1996, p. 161-263.

Comité mixte catholique-protestant en France, Choix éthiques et communion ecclésiale, Paris, Cerf, coll. « Documents des Églises – Public spec », 1992.

Commission biblique pontificale, Linterprétation de la Bible dans lÉglise, Paris, Cerf, coll. « Documents des Églises – Public spec », 1993.

Dinter, Astrid – Heimbrock, Hans-Günther – Söderblom, Kerstin, Einführung in die empirische Theologie. Gelebte Religion erforschen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, coll. « UTB », 2007.

Donzé, Marc, « La théologie pratique entre corrélation et prophétie », Pratique et théologie. Volume publié en lhonneur de Claude Bridel, éd. Pierre Gisel, Genève, Labor et Fides, coll. « Pratiques » 1, 1989, p. 183-190.

Gagnebin, Laurent, « La norme de la Bible en Théologie Pratique », Précis de Théologie Pratique, éd. Gilles Routhier et Marcel Viau, Montréal, Novalis – Bruxelles, Lumen Vitae, coll. « Théologies pratiques », 2004, p. 191-201.

Groupe des Dombes, Un seul Maître. Lautorité doctrinale dans lÉglise, Paris, Bayard, 2005.

Parmentier, Élisabeth – Roy, Alain, (éd.), Croire hors les murs. Expériences du croire chrétien daujourdhui, Berlin – Münster, LIT, coll. « Théologie pratique – Pédagogie – Spiritualité » 7, 2014.

Ricœur, Paul, « Le canon biblique entre le texte et la communauté », Jean-Claude Eslin et Catherine Cornu (dir.), La Bible, 2000 ans de lectures, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 93-116.

Viau, Marcel, La nouvelle théologie pratique, Paris, Cerf, coll. « Théologies », 1993.

1 Dinter – Heimbrock – Söderblom, 2007.

2 Parmentier – Roy, 2014.

3 Un exemple de clarification : Groupe des Dombes, 2005.

4 La régulation catholique est exposée très clairement dans le document de la Commission biblique pontificale, 1993.

5 La régulation luthérienne-réformée est présentée dans un document qui fait autorité pour ces Églises en Europe : Communion dÉglises protestantes en Europe, Écriture-confession de foi – Église. https://unitedeschretiens.fr/IMG/pdf/oec-cepe-eur-2012_ecriture-confession_de_foi-eglise.pdf (vérifié 14.2.2019).

6 Ricœur, 2003, p. 113.

7 Le Comité mixte catholique-protestant en France, 1992, aborde exactement cette question, en affirmant que léthique nest pas « déduite » de la lecture biblique, mais « risquée », « à partir de et en fidélité à cette lecture » (p. 18). Le Comité justifie des choix éthiques différents selon les contextes sils ne remettent pas en cause le critère « capital » quest lévénement fondateur du christianisme, lieu de « consensus fondamental ».

8 Donzé, 1989, p. 187-190.

9 Ansaldi, 1991.

10 Gagnebin, 2004, p. 196-199.

11 Viau, 1993.

12 Amherdt, 2006.

13 Bühler, 1996, p. 257.