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Classiques Garnier

The Relationship with the Bible in Christian Theology Evolutions and Perspectives

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
    2019 – 2, 99e année, n° 2
    . varia
  • Author: Fédou (Michel)
  • Abstract: The article presents the developments that have characterized the relationship with the Bible in the history of theology. Two “models” emerge: that of spiritual exegesis in the manner of the Church Fathers, and that of critical exegesis. The article shows that it is no longer possible today to radically oppose these two models. Rather, one has to articulate them accurately; it is an essential condition for reading the Bible to have a structuring function for theology.
  • Pages: 231 to 242
  • Journal: Journal of Religious History and Philosophy
  • CLIL theme: 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
  • EAN: 9782406094142
  • ISBN: 978-2-406-09414-2
  • ISSN: 2269-479X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09414-2.p.0029
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-24-2019
  • Periodicity: Quarterly
  • Language: French
  • Keyword: Patristic exegesis, senses of Scripture, allegory, critical exegesis, interpretation, fulfilment, spiritual reading, biblical theology
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Le rapport à la Bible
dans la théologie chrétienne

Évolutions et perspectives

Michel Fédou

Centre Sèvres –
Facultés jésuites de Paris

Cest évidemment une gageure que de présenter brièvement les évolutions du rapport à la Bible dans lhistoire de la théologie. Ne pouvant traiter le sujet que de façon partielle1, je proposerai simplement les principaux repères historiques et, sur cette base, quelques éléments de réflexion théologique. Jévoquerai dabord le rapport à la Bible dans le cadre dune théologie marquée par lexégèse dite spirituelle (en mappuyant avant tout sur les Pères de lÉglise et leurs continuateurs médiévaux). Je présenterai ensuite les évolutions qui ont marqué la théologie à partir de la période scolastique et la situation créée par les développements de lexégèse critique à lépoque moderne. Je proposerai enfin quelques réflexions sur le chemin ainsi parcouru, en demandant notamment si le rapport à la Bible, tel quil était pratiqué à lépoque patristique, peut ou doit encore – et jusquà quel point – être pris en compte dans la situation actuelle de lexégèse et de la théologie.

Le rapport à la Bible dans la théologie des Pères

Quen est-il, tout dabord, du rapport à la Bible dans la théologie des Pères ?

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Ce rapport est évidemment très variable selon que lon est en présence dhomélies, de commentaires scripturaires, de traités doctrinaux ou décrits spirituels. On peut tout de même avancer trois thèses fondamentales.

Tout dabord, la première théologie chrétienne – celle des premiers siècles de lhistoire de lÉglise – est dans une large mesure une théologie biblique, et cela non pas seulement au sens où elle est nourrie de références à lÉcriture sainte, mais au sens où linterprétation de celle-ci exerce une fonction structurante pour lintelligence de la foi. Lexemple-type en est fourni par louvrage dIrénée de Lyon connu sous le titre Contre les hérésies : cest la lecture des Écritures (du moins la lecture ecclésiale de ces Écritures, cest-à-dire une lecture respectueuse de la « règle de foi » transmise par les apôtres et par leurs successeurs) qui inspire les grands développements dIrénée sur le Christ « vrai homme » et « vrai Dieu », sur la préparation de son avènement, ou encore sur la manière dont il « récapitule » le premier Adam en sa personne et offre à lhumanité de retrouver la communion avec Dieu2. Certes, dans le milieu alexandrin surtout, la théologie des Pères fait aussi appel aux ressources de lallégorisme que pratiquaient les exégètes dHomère dans lAntiquité, et plus encore elle met à profit un certain nombre de réflexions développées par Platon et par dautres philosophes – comme on le voit en particulier dans louvrage qui représente la première tentative dune « théologie systématique » avant la lettre, à savoir le Traité des principes dOrigène dans la première moitié du iiie siècle3. Mais il est justement significatif que, dès les premières lignes de cet ouvrage, Origène présente la doctrine chrétienne comme étant dabord fondée sur les paroles mêmes du Christ (ce qui dailleurs, pour lui, ne désigne pas seulement lenseignement de Jésus, mais aussi les paroles de Moïse et des prophètes ainsi que celles de Paul et des autres auteurs du Nouveau Testament, car ils sont tous, avant comme après lIncarnation, les porte-paroles du Christ). Plus significatif encore : même si le Traité des principes propose une synthèse doctrinale sur Dieu, la création, lêtre humain et les autres sujets fondamentaux de la théologie, il consacre lessentiel de son dernier livre à un exposé sur linterprétation de lÉcriture sainte : cest que, pour Origène, lÉcriture nest pas seulement au point de départ de lélaboration doctrinale, mais celle-ci doit à son tour 233reconduire à lÉcriture pour que lon puisse en approfondir le sens. Il est clair que par la suite, compte tenu des thèses formulées par larianisme au ive siècle, puis des controverses christologiques du ve siècle, on a vu se développer des traités doctrinaux dans lesquels largumentation philosophique tenait une place fort importante ; même alors, pourtant, la théologie des Pères restait (explicitement ou implicitement) nourrie de lÉcriture comme de sa source première.

Deuxième thèse fondamentale : la théologie des Pères repose sur une exégèse qui est principalement une exégèse spirituelle. Cela ne veut pas dire quelle méprise la lettre de lÉcriture (il suffit de rappeler quOrigène a comparé systématiquement la version hébraïque de lAncien Testament et les versions grecques qui en existaient, et quil na pas hésité à mettre en cause, dans certains cas, lhistoricité de tel ou tel épisode biblique4 ; on sait aussi le travail considérable que Jérôme a accompli comme traducteur de la Bible en latin). Mais les Pères sont surtout mus par la conviction que lÉcriture est porteuse de mystères, et quil sagit donc de dépasser leur sens littéral pour en découvrir le sens caché – cest-à-dire avant tout le sens nouveau que prennent les textes de lAncien Testament lorsquils sont compris comme « figures » ou « prophéties » du Christ, mais aussi le sens profond des textes évangéliques par-delà leur acception immédiate. On reconnaît ici la fameuse doctrine des sens de lÉcriture, dont Origène a exposé la théorie dans son Traité des principes, et qui, comme la montré jadis Henri de Lubac, a connu une immense postérité dans la suite de lépoque patristique et tout au long du Moyen Âge5. Cest trop peu dire que la théologie se fonde ici sur lexégèse spirituelle ; il faut aller jusquà dire que, dans une large mesure, elle se confond avec cette exégèse même, ou que, en sens inverse, lexégèse spirituelle fait partie intégrante de la théologie : ainsi linterprétation du sacrifice dIsaac amène-t-elle des développements sur la Passion du Christ ; de même, la traversée de la mer Rouge dans lExode ouvre à une théologie du mystère pascal et du baptême chrétien ; de même encore le quatrième Chant du Serviteur et le Psaume 21 sont des textes dont lexégèse contribue directement à la réflexion christologique. Cela ne veut dailleurs pas dire que les Pères prétendent déduire le nouveau de lancien ; en réalité, cest la lecture des Écritures anciennes à la lumière du Nouveau Testament qui les conduit à y déceler, rétrospectivement, des préfigurations et des prophéties.

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Dernière thèse enfin : le rapport à la Bible, chez les Pères et leurs continuateurs, fait une large place à la position du lecteur croyant. Certes, toute interprétation des Écritures nest pas également possible : la lecture de la Bible doit être en effet régulée par lenseignement reçu des apôtres et par celui de leurs successeurs ; et sil y a conflit dinterprétations (ce qui arrive souvent), des synodes ou conciles se réunissent pour préciser le sens des doctrines chrétiennes – ce qui doit du même coup orienter la lecture des Écritures. Mais cela étant posé, cest au lecteur quil appartient de laisser se déployer les diverses significations du texte biblique. Grégoire le Grand le dit dans une homélie sur Ézéchiel, au moment où il commente la vision du char de Yahvé : « quand savançaient les Vivants, les roues également savançaient, à côté deux ; et quand les Vivants sélevaient de terre, les roues en même temps sélevaient » (Ez 1,19) ; il déclare en effet :

Plus un saint progresse dans lÉcriture sacrée, plus lÉcriture même progresse avec lui [] Cest que les révélations divines croissent avec celui qui les lit (diuina eloquia cum legente crescunt) : plus on dirige haut son regard, plus profond est le sens. Les roues ne sélèvent pas si ne sélèvent pas les Vivants. Si lâme du lecteur ne monte pas, les paroles divines, incomprises, restent pour ainsi dire au ras de terre [] Si le Vivant ailé prend son essor dans la contemplation, les roues aussitôt se soulèvent de terre, car vous comprenez quelles ne sont pas de la terre, ces réalités qui vous semblaient exprimées dans le texte sacré sur le registre terrestre. Vous en venez à sentir que les mots de lÉcriture sont des mots du ciel, si vous vous laissez enflammer par la grâce de la contemplation et ravir vous-mêmes jusquaux réalités de là-bas6.

« Les révélations divines croissent avec celui qui les lit » : cette formule de Grégoire ne justifie évidemment pas toutes les allégories que les Pères ont développées à propos des textes bibliques, mais elle énonce par contre la conviction de fond qui les habite et qui, elle, est dune grande portée : puisque lÉcriture ne se limite pas à son sens immédiat, puisquà travers elle sexprime la Parole de Dieu et que celle-ci est infiniment mystérieuse, il incombe au lecteur de découvrir en toute liberté des significations cachées du texte, et cest par cette voie quil contribue lui-même à enrichir lintelligence de la foi chrétienne – son interprétation nayant pas dautre limite que la conformité à la doctrine chrétienne telle quelle est professée par lÉglise.

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Telles sont les principales convictions qui sous-tendent le rapport à la Bible dans la théologie des Pères et de ceux qui, au Moyen Âge, se sont directement inscrits dans leur héritage.

De la scolastique à la théologie moderne

Jen viens au deuxième temps que jannonçais : comment le rapport à la Bible sest-il transformé durant la période médiévale et moderne ?

Cette transformation a connu plusieurs étapes, dont la première coïncide pour lessentiel avec la naissance et le développement de la théologie scolastique aux xiiexiiie siècles. Certes, lexégèse spirituelle continue alors dêtre très vivante (notamment dans le cadre des monastères, comme le montre entre autres lexemple de Bernard de Clairvaux). Mais on voit se développer une nouvelle forme de théologie qui, identifiant les questions posées par le texte biblique et par la tradition doctrinale, sefforce avant tout de répondre à ces questions avec toutes les ressources de la raison humaine et en particulier de la réflexion philosophique. LÉcriture reste ici la norme essentielle, mais elle na plus autant la fonction structurante que nous avons reconnue à la théologie des premiers Pères de lÉglise. Cela se vérifie chez Thomas dAquin dans la Somme contre les Gentils ou dans la Somme théologique ; les références à lÉcriture y sont assurément nombreuses, et ce sont même ces références qui, dans nombre de cas, permettent de trancher à propos de telle ou telle question théologique ; mais les passages invoqués servent surtout darguments en faveur des thèses soutenues. De plus, même si Thomas dAquin connaît bien la distinction des sens de lÉcriture et nhésite pas à rappeler, çà et là, la portée spirituelle de tel ou tel texte, il souligne dans la Somme théologique limportance particulière du sens littéral à partir duquel largumentation doit se développer. Sa position manifeste une réserve par rapport à des usages insuffisamment contrôlés de lallégorie ; inversement, elle atteste son souci qui est de contribuer, à partir du sens le plus obvie des textes, à la constitution de la théologie comme science.

Le rapport de la théologie à la Bible a connu dautres transformations au début de lépoque moderne. Il faudrait dabord rappeler 236limpact des mouvements humanistes qui se sont répandus aux xve et xvie siècles ; pour une part, certes, ces mouvements réagissaient contre les constructions de la théologie scolastique et préconisaient une attention renouvelée aux textes scripturaires ; pour une autre part, cependant, le travail effectué sur ces textes était dans une large mesure un travail dédition critique et de traduction – ce qui, de soi, ne favorisait pas dabord lexégèse spirituelle à la manière des Pères, mais avait plutôt pour effet de donner à la science exégétique une plus grande autonomie par rapport à la théologie (celle-ci se situant dailleurs, pour lessentiel, dans lhéritage de la scolastique). Plus encore, il faut souligner limpact de la Réforme protestante au xvie siècle. Celle-ci réclamait certes, bien plus radicalement que les mouvements humanistes, un retour de la théologie à lÉcriture – et même à la « seule » Écriture (« sola Scriptura ») – mais pas du tout dans la perspective qui était celle de lexégèse spirituelle à la manière des Pères ; Luther, en effet, insistait sur la clarté de lÉcriture et, au nom de cela, critiquait non seulement des types dallégorie sans rapport avec les textes bibliques mais aussi, plus largement, les formes dexégèse qui lui semblaient trop à distance de la lettre biblique ; il ne récusait pas pour autant la lecture spirituelle et la pratiquait lui-même, mais celle-ci nétait à ses yeux légitime que dans la mesure où elle était cohérente avec lÉvangile de la grâce et de la justification par la foi7. Par réaction, la théologie catholique souligna que lÉcriture ne pouvait pas être lue sans prise en compte de la Tradition et, en particulier, des doctrines formulées par lenseignement des conciles et des papes. La question du rapport à la Bible dans la théologie fut dès lors marquée, en Occident au moins, par les controverses ainsi soulevées : le protestantisme faisait davantage droit à lÉcriture, mais au service des convictions centrales que la Réforme avait mises en avant et que résumaient les fameuses expressions « sola gratia » et « sola fide » ; le catholicisme, quant à lui, trouvait plutôt dans les textes bibliques des arguments pour soutenir les doctrines telles quelles avaient été peu à peu formulées par la Tradition de lÉglise.

Le rapport à la Bible connut encore une autre transformation de grande portée avec lessor de lexégèse critique, dont nous héritons aujourdhui même8. Cest Richard Simon qui en exposa les fondements au xviie siècle. Il importe de souligner que ce savant nentendait pas se situer à lextérieur de la foi, mais, bien au contraire, voulait 237servir la foi en résolvant des difficultés ou contradictions du texte biblique (par exemple, comment peut-on dire que Moïse est lauteur du Pentateuque alors que la fin du Deutéronome rapporte sa mort ? Il fallait donc, au minimum, remettre en cause lattribution de cette finale à Moïse). Je nai pas à souligner ici lenjeu de la méthode critique ainsi préconisée, ni limportance de ses développements dans la suite de lépoque moderne et jusquà notre époque. Il faut par contre enregistrer ses incidences sur le rapport à la Bible dans la théologie. Lune de ces incidences est que les développements de lexégèse critique ont désormais imposé à la théologie de prendre en compte, autant que faire se peut, les résultats de cette méthode exégétique ; cela na pas été sans susciter débats et controverses (en particulier au temps de la crise moderniste), mais on peut dire que fort heureusement, depuis plusieurs décennies, nombre de théologiens se sont efforcés de recueillir ainsi les acquis de lexégèse critique et den tirer profit dans leur propre réflexion. Mais il y a eu deux autres incidences qui, elles, peuvent paraître plus problématiques : dune part, le développement de lexégèse critique et la complexité croissante de ses méthodes ont eu pour effet une certaine séparation entre la discipline théologique et la discipline exégétique (la théologie ne faisant souvent quutiliser de seconde main les résultats fournis par lexégèse, et lexégèse se montrant souvent réticente à trop savancer sur le terrain de la théologie) ; dautre part, cette même évolution a fait passer à larrière-plan les chemins traditionnels de lexégèse spirituelle à la manière des Pères, ou à les considérer au plus comme un héritage du passé – digne dadmiration dans les meilleurs des cas, mais finalement peu utile pour lexégèse et la théologie contemporaines.

Peut-on cependant se satisfaire de cette situation ? Je voudrais, pour finir, indiquer brièvement comment le chemin parcouru peut être évalué et quelles perspectives souvrent désormais pour un juste rapport à la Bible dans la pratique de la théologie.

Évaluation et perspectives

Sans revenir sur toutes les étapes que jai mentionnées, on peut dire que, globalement parlant, le parcours effectué a permis didentifier deux types fondamentaux de rapport à lÉcriture dans 238lhistoire, celui qua illustré lexégèse patristique traditionnelle, et celui que représente depuis le xviie siècle le développement de lexégèse critique.

Il importe dabord didentifier les forces et les limites de ces deux « modèles ». Lexégèse critique, pour commencer par elle, a lavantage de mettre au jour, moyennant des méthodes rigoureuses, le sens littéral des textes bibliques dans lacception moderne de cette formule, cest-à-dire avant tout le sens que leurs auteurs ont voulu leur donner (ce qui, dailleurs, nexclut pas que lon se montre aussi attentif à la « direction de pensée exprimée par le texte » et aux « relectures » dont il a fait lobjet à lintérieur même du corpus biblique9). Cest ce qui en fait la force au regard même de la théologie qui, dans ses propres développements, ne peut pas ignorer ni contourner les acquis de la méthode critique. Mais cette force est aussi sa limite : dans sa recherche même du sens littéral (même compris dans sa plus grande extension), lexégèse critique sinterdit méthodologiquement de présupposer des clefs de lecture qui impliqueraient la confession de foi chrétienne – ou si elle le fait, elle nest plus simplement exégèse critique, ou tout au moins elle lest seulement dans le cadre et à lintérieur de cette confession de foi chrétienne. Lexégèse spirituelle à la manière des Pères, elle, a lavantage de faire paraître la richesse de significations qui sattache aux textes bibliques dès lors quils sont lus à la lumière de la confession de foi chrétienne ; son intérêt est aussi dimpliquer le lecteur dans la découverte du sens et, par cet acte de lecture, de laisser se déployer les potentialités des passages scripturaires – selon la conviction jadis énoncée par Grégoire le Grand, et dont P. C. Bori a souligné lenjeu dans son livre Linterprétation infinie10. Sa limite, par contre, est dans le fait quelle ne garantit pas comme telle la portée exacte des textes bibliques entendus selon leur sens littéral, ou quelle risque même de faire passer pour sens littéral ce qui est en réalité une interprétation dépendant de la confession de foi chrétienne ; et cest pourquoi la théologie ne peut la reprendre à son compte de manière naïve, mais seulement en ayant conscience du rapport quelle entretient, ou non, avec le sens littéral lui-même.

Cette manière didentifier les forces et les limites de chaque « modèle » doit être cependant nuancée pour des raisons qui tiennent aux évolutions mêmes de lherméneutique en général, de 239lherméneutique biblique en particulier, ainsi que de la théologie biblique. Dune part, lexégèse critique est devenue elle-même plus complexe du fait de son ouverture à de nouvelles méthodes, notamment la méthode narrative. Dautre part, les développements des théories du langage ont conduit à dépasser une vision trop simpliste du sens littéral ; ils ont mis en évidence les virtualités du texte et limportance du lecteur dans le processus dinterprétation – comme on le voit par exemple par les réflexions de Tzvetan Todorov ou par celles de Paul Ricœur11. Il est en outre apparu que lhistoire de linterprétation pouvait elle-même entrer en ligne de compte dans létude des textes bibliques12. Plus encore, des travaux comme ceux de Pierre-Marie Beaude ou de Paul Beauchamp ont aidé à retrouver la fécondité de la typologie ancienne et la portée de la notion daccomplissement dans lherméneutique des Écritures13. Enfin et surtout, il faut enregistrer lémergence douvrages importants dans le champ dune véritable « théologie biblique », certes attentive aux méthodes et aux résultats de lexégèse critique, mais soucieuse de prendre compte « lun et lautre Testament » et de manifester la cohérence des textes bibliques ainsi que leur signification profonde à la lumière du Christ qui a « accompli » les Écritures14.

Ces évolutions invitent à ne plus se contenter dune opposition systématique entre les deux « modèles » que jai distingués plus haut, mais à se mettre plutôt en quête de leur articulation. Et lon doit justement attendre de la théologie fondamentale ou dogmatique quelle contribue à cette articulation.

Il sagit là dune exigence vitale pour cette discipline. Non pas que la théologie puisse se substituer à la science exégétique dont les méthodes sont de plus en plus spécialisées ; mais elle ne peut pas non plus se contenter de reprendre les acquis de cette science, et, une fois ceux-ci reconnus et accueillis, elle doit sefforcer de les interpréter à partir de la confession de foi qui est au fondement de sa propre démarche – et cest à cet endroit même que lexégèse spirituelle peut être convoquée de manière fructueuse. Une telle démarche peut sappuyer, du point de vue patristique, sur des travaux comme celui qui a été réalisé par Ester Abbattista dans un ouvrage sur la lecture de Jérémie par Origène : elle compare systématiquement 240linterprétation origénienne de certains passages de Jérémie et le sens que les exégètes donnent aujourdhui à ces mêmes passages ; la lecture spirituelle dOrigène est ainsi contrôlée par les résultats de lexégèse critique, mais en sens inverse lexégèse actuelle senrichit de certaines interprétations développées par Origène15. On ne peut que souhaiter le développement de tels travaux, dont la théologie pourrait tirer le plus grand profit. On doit même souhaiter que la théologie fondamentale ou dogmatique sy exerce elle-même : alors elle ne se contenterait plus dutiliser simplement les résultats de lexégèse critique, mais repasserait elle-même par une lecture des textes bibliques – une lecture certes informée par les recherches des spécialistes, mais en même temps attentive aux significations que prennent les mêmes textes à la lumière de la confession de foi chrétienne. Le rapport à la Bible aurait chance de redevenir alors ce quil était aux origines : une expérience structurante pour le développement même de la théologie.

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Bibliographie

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Todorov, Tzvetan, Symbolisme et interprétation, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1978.

1 On me permettra de renvoyer à une publication antérieure : Fédou, 2017.

2 Voir Irénée de Lyon, 1984.

3 Voir Origène, 1978 et 1980.

4 Voir Traité des Principes IV, 3, 1 (Origène, 1980, t. II, p. 343-347).

5 Voir de Lubac, 1959-1964.

6 Homélies sur Ézéchiel I, 7, 8 (Grégoire le Grand, 1986, p. 245).

7 Voir notamment Lienhard, 2016, p. 73-86.

8 Voir Gibert, 2010.

9 Voir Commission biblique pontificale, 1994, p. 70-71.

10 Cf. Bori, 1991.

11 Voir Torodov, 1978 ; Ricœur, 1983, 1984, 1985. Voir aussi Pelletier, 1989.

12 Voir (à propos de linterprétation du Cantique des cantiques) Pelletier, 1989.

13 Voir Beaude, 1980 ; Beauchamp, 1976 et 1990.

14 Voir notamment Beauchamp, 1976 et 1980 ; Simoens, 2016.

15 Voir Abbattista, 2007.