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Classiques Garnier

Qu’est-ce que l’Homme… quand l’horizon de la grâce est obscurci ? Les leçons du film Noah

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
    2019 – 1, 99e année, n° 1
    . Qu’est-ce que la vérité ? Hommage à André Birmelé
  • Auteur : Parmentier (Élisabeth)
  • Résumé : L’article interroge le film Noah comme un révélateur de la vérité de l’humain simul peccator simul justus. La fiction cinématographique montre comment un homme ordinaire devient inhumain non par vice, mais par zèle de se faire le dépositaire de la vérité divine. Noah vit les tourments de l’apôtre Paul (Rm 7) et de maint fanatique d’aujourd’hui, qui, en l’absence de Dieu, devient son suppléant. Or la vérité humaine est la faillibilité, protection contre le fanatisme et l’inhumanité.
  • Pages : 147 à 159
  • Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
  • Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
  • EAN : 9782406091998
  • ISBN : 978-2-406-09199-8
  • ISSN : 2269-479X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09199-8.p.0147
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/04/2019
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Film Noah, vérité, Paul, faillibilité, fanatisme, inhumanité
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Quest-ce que lHomme…
quand lhorizon de la grâce
est obscurci ?

Les leçons du film Noah

Élisabeth Parmentier

Université de Genève –
Faculté de Théologie

La théologie pratique a pour spécificité dexplorer ce que vivent et ce que croient nos contemporains, aux prises avec leur quotidien et avec un monde complexe. Ainsi, linterrogation sur le rapport à la vérité ne sappuiera pas ici sur une approche comparable à celle des études spécialisées1, ni sur un penseur. La théologie pratique interprète des éléments du « vécu » de type populaire (récits, œuvres littéraires, art, médias) ou tout type dexpérience singulière. Cette expérience sera ici explorée à partir de questions fondamentales liées à lenjeu de la vérité : comment un être humain devient-il sujet de sa vie ? au nom de quelle vérité ? dans quelle relation au divin ? et dans quelle relation à ses semblables ? Un second niveau préoccupe encore davantage la théologie pratique : une histoire singulière est-elle communicable comme révélatrice dune vérité qui pourrait être partageable avec dautres personnes ?

Ces questions seront examinées à travers un média populaire, le cinéma, et un film de grande audience : Noah, réalisé par Darren Aronofsky en 20142. Cette œuvre ma paru idéale pour illustrer comment un artefact contemporain peut résonner avec des affirmations théologiques fondamentales. Ce choix peu conventionnel a pour but dhonorer le souci permanent qua André Birmelé 148dexplorer toutes les nuances des expériences et des langages divers de la grâce, en dialogue critique avec les contemporains.

Lhypothèse que je poursuis est que le personnage du film (je lappelle ici Noah), à la différence de son modèle biblique Noé, représente dans lœuvre filmique éponyme une figure exemplaire des ambivalences humaines débusquées par lanthropologie paulinienne et luthérienne. Cet homme, en devenant lélu, en voulant être le meilleur et le plus fidèle, devient aussi son propre démon – simul peccator simul justus. Il manifeste dans son élection même la tentation fondamentale de dévoyer la vérité divine en son contraire, et, de ce fait, lélection en condamnation. Et si daucuns considéraient cet enjeu comme obsolète ou réservé à un discours de spécialistes, quils en constatent la réalité dramatique daujourdhui : lattrait dun rapport figé à la vérité divine qui manifeste son contraire, la grimace du fanatisme et le masque dun dieu punisseur. Jean-Daniel Causse, a magistralement montré ces ambivalences de la grâce et de lamour de Dieu3.

Le film Noah nest donc pas seulement significatif parce quil a pulvérisé le box-office des entrées (et que lon peut donc supposer quil a exercé une certaine influence), mais parce que son auteur et réalisateur y a investi ses convictions relatives à son rapport à la vérité biblique et à sa tradition juive… avec bon nombre dambivalences.

En effet, Darren Aronofsky, cinéaste dorigine juive, a écrit le scénario et réalisé ce film malgré (ou du fait de) sa posture personnelle. Il était, affirme-t-il, désireux de traiter ce sujet qui lavait intéressé dès lâge de treize ans, mais il tenait à le présenter de manière « non biblique », plus exactement dans une perspective athée. Une telle annonce ne manqua pas de susciter lire des milieux biblicistes, qui lui ont assuré ainsi une publicité contre-productive pour leur propre cause.

Pourtant, le projet défini par le réalisateur demeure vague. Son but était-il de tourner en dérision le récit et le personnage bibliques ? Dexploiter un filon commercial en instrumentalisant un récit biblique célèbre ? De proposer un traitement personnel dune matière encore familière à ses contemporains, le récit du déluge ? De rivaliser avec un film aussi grandiose que Les dix commandements ? Toutes ces réponses sont possibles, et il ne sera dailleurs pas utile den savoir davantage. Car mon approche suivra 149la logique de lesthétique de la réception : quelle fécondité peut-elle en être attendue ? Lon peut espérer quune œuvre cinématographique, comme une œuvre artistique, ouvre un « horizon » de liberté créative qui interpelle les contemporains. Certes, linterprétation ici proposée, issue dune perspective de théologienne, ne peut rejoindre celle des spécialistes du cinéma, ni celle de spectateurs non familiers de la Bible. Mais elle espère donner à penser ce que lon pourrait transmettre aux contemporains de la vérité de la condition humaine.

Un film bien biblique

Une part importante du succès du film Noah, en particulier aux États-Unis, est née de la polémique que ce film a suscitée. Le projet dAronofsky a été perçu comme une provocation par certains camps évangéliques américains, lesquels soupçonnaient, avant même sa sortie, que le film à venir ne respecterait pas le texte biblique. Lauteur et réalisateur évangélique Brian Godawa mit en ligne dès 2013 une partie du script pour prévenir les milieux protestants que ce film « non biblique » risquerait dimpressionner les esprits au point quil rendrait impossible un autre film sur ce sujet dans les prochaines décennies. Paramount tenta de proposer des alternatives, mais le script initial demeura. Propulsé par les critiques négatives et leffet médiatique, et sans doute par ses autres qualités, le film a occupé longtemps la première place au box office.

Ce film de plus dune centaine de millions de dollars fut surtout considéré dans la critique comme un blockbuster, film à succès avec effets spéciaux, cherchant à poursuivre le genre Fantasy qui se vend si bien depuis Le seigneur des anneaux :

Noah est, avant tout, du cinéma faisant dans le sensationnel conventionnel, avec son arsenal typique deffets spéciaux créés par ordinateur, ses paysages dun imaginaire magique et même ses monstres géants4.

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Mon approche prend entièrement le contre-pied de ces lectures technologiques et esthétiques. Certes, les caractéristiques hollywoodiennes sont indéniables : effets spéciaux, plans rapprochés, acteurs qui « surjouent » leur personnage. Mais le contenu, loin dêtre simplement commercial, nen déplaise aux critiques esthètes ou biblicistes, est biblique. Et au-delà du jeu de diverses intertextualités intra-bibliques explicites ou plus subtiles, il mest apparu dune profondeur théologique inattendue.

Non seulement le recours à la fiction devrait permettre à lauteur de prendre toute liberté par rapport au récit de Gn 6–9, mais le plaisir naît précisément de ces décalages et de leur surplus de sens. Lautorité du texte biblique ne sy voit pas remise en cause, puisque lœuvre fait un pas de côté, dont lintérêt tient notamment à la manière dont –apparemment à son corps défendant – lauteur du film interroge des catégories bibliques. Cela permet à la théologienne pratique dexaminer comment, grâce à ce média, un réalisateur contemporain, loin dêtre aussi iconoclaste quil le dit, sait faire prendre conscience de réalités fondamentales quant à la vérité de lêtre humain et de la relation à Dieu : comment un homme normal devient-il inhumain ? Comment le fanatisme naît-il ? Non du camp des mauvais, mais du côté de larche des élus, et dune moralité exemplaire. Aronofsky aurait-il lu lapôtre Paul ?

Une analyse narrative
de la double intrigue

Afin de saisir les étapes de lintrigue, jen propose une analyse narrative5 dans laquelle je distingue deux intrigues entrecroisées : lintrigue biblique du « sauvetage », avec la construction de larche et le départ de la famille élue ; une intrigue plus spécifique que jappelle « salut » de Noah, qui sera au cœur de larticle dans létude des trois étapes que traverse la question de la vérité : quelle vérité de la création sexprime ici, quelle vérité de lHomme, quelle vérité de Dieu ?

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Situation initiale de la partie « sauvetage »

La situation qui introduit laction est la violence latente de lhumanité (Gn 6,5-6). Noah adolescent assiste au meurtre de son père par une bande menée par Tubal-Caïn, descendant de Caïn (Gn 4,22), quil retrouvera plus tard. La lignée de Noah se dessine face à la lignée de Caïn, avec un apparent manichéisme entre lélection et la sauvagerie. Noah est un bon mari et un bon père de trois fils. Il sauve une fillette qui a survécu au massacre de sa famille, qui deviendra par la suite la femme de son fils aîné Sem.

Début de suspense

Sur une terre désertique et désolée, Noah et sa femme attendent « quIl » les aide – le « Créateur ». Noah a des songes terrifiants : il se voit les pieds sur un sol ensanglanté, et sous leau dans un océan de cadavres noyés. Il va trouver sur la montagne le vieux Mathusalem, son grand-père, ermite porteur de connaissances très anciennes. Derrière la quête dune révélation sur une montagne, la quête des plus vieux ancêtres bibliques, à lévidence, même pour les cinéphiles non familiers de la Bible, se dessine la quête dun signe de Dieu. Mathusalem pourrait être davantage le psychanalyste de Noah quun médiateur divin, et ce sont les songes de Noah qui lorientent vers la conviction que le Créateur veut purifier par leau, qui « sépare le pur du putride ». Noah trouve linterprétation de ses songes par lui-même, Mathusalem est son adjuvant, il lui adresse une parole denvoi : « Ce nest pas pour rien quil ta choisi. » Lélection est ainsi confirmée et Mathusalem donne à Noah une poignée de graines… de lÉden.

Mathusalem disparait de laction pour napparaître plus que lorsque lépouse de Noah vient lui demander de guérir sa belle-fille de sa stérilité. Après avoir refusé, il le fait malgré tout, puis se prépare à mourir, comme sil aspirait à être délivré du poids des ans6.

Le tournant de la partie « sauvetage »

Laction prend sens lorsque les graines reçues de Mathusalem fécondent le sol et génèrent des rivières et des arbres, et bientôt une forêt entière, autour du modeste campement de la famille de 152Noah. Le désert est devenu jardin et nature luxuriante, mais non un nouvel Éden, car la ville de Tubal-Caïn est tout près.

On trouve dinattendus adjuvants dans les personnages des « veilleurs », géants de pierre qui peinent à se déplacer et attendent dêtre délivrés de leur condition minérale. Ils représentent les « anges déchus », par allusion aux descendants de lunion des « fils du ciel » avec les « filles des hommes » (Gn 6,4). Leur énergie divine a été enfermée dans la matière de pierre et elle ne sera libérée pour retourner au ciel que lorsquils auront accompli leur tâche. Ils semploient à aider à construire larche et à protéger la famille de Noah. Au terme dun terrible combat ultime, au cours duquel ces géants défendent larche face aux assauts des villageois menés par Tubal-Caïn, qui veulent échapper au déluge, leur lumière enfermée dans la matière retourne vers le ciel. Cette lecture gnostique, bien différente de lanthropologie vétérotestamentaire, est surtout la seule partie « surnaturelle » du film dans laquelle on pourrait discerner une intervention divine.

Nouement de la partie « salut »

Parallèlement et de manière encore cachée commence lintrigue qui concerne Noah lui-même. Il a maintenu la séparation avec ses congénères suite à des épisodes de barbarie et de violence entrevus au village de Tubal-Caïn. Cette seconde intrigue, théologiquement plus intéressante que lépisode du « sauvetage », se nourrit de cette distanciation. Noah commence à aspirer à échapper aux réalités humaines – est-ce volonté de Dieu ou sa propre peur ? Il explique aux siens la construction de larche en ces termes : « Nous avons été choisis pour sauver les innocents. Pour que tout renaisse. » Mais les innocents, pour lui, ne sont que les animaux.

Une première et décisive complication va susciter une suite inattendue : le second fils de Noah, Cham, sauve une fille du village rejetée par les siens. Ils fuient vers larche, poursuivis par une meute dhommes et de chiens. La fille est prise dans un piège dont Cham ne peut la libérer. Noah, venu à leur rencontre, arrache Cham à la jeune fille avant que les poursuivants ne puissent les rejoindre. Cham ne pardonnera pas à son père davoir abandonné son amie.

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Dénouement de lintrigue « sauvetage »
et relance de lintrigue « salut »

Alors que sabat la pluie et que les veilleurs ferment le passage, Noah et Sem ferment larche et le déluge engloutit le reste des êtres vivants. Un suspense sajoute à cette intrigue : Tubal-Caïn parvient à se cacher dans larche. Une lecture manichéenne suppose donc que le mal est embarqué avec le bien… mais tout est loin dêtre aussi simple. Le film se voit relancé dans cette nouvelle intrigue, dont nous poursuivrons le récit dans les analyses des trois domaines où se joue la question de la vérité.

La vérité de la création :
lambivalence

Certains critiques parlent dun monde « magique » déployé dans ce film. Une telle lecture ne se justifie pas, au contraire. En dehors de trois épisodes non naturels (les graines qui germent, les géants qui redeviennent lumière, la guérison de la jeune fille), la lecture du monde et de la vie est celle des conditions pénibles dêtres humains cherchant à survivre, à établir des solidarités de survie au cœur de linimitié, voire de la violence, vie et mort étant entrelacées. La condition de finitude et la peur de la mort sont dominantes, face aux énigmes dune création non maîtrisable dont Dieu est absent. Le film est athée, au sens de labsence dun signe divin ou du moins dune clarté interprétative – jusquà larc-en-ciel, qui en dernière image du film semble une aube divine, mais pourrait aussi nêtre compris que comme un nouveau commencement tout humain ou un phénomène de cette nature aux caprices incompréhensibles.

La réalité de la création qui simpose nest autre que la sélection naturelle, la terre inhospitalière étant lenjeu de la rapine et des combats des hommes – ici au sens de la gent masculine, puisque dans ce cas la violence est mâle. La femme de Noah représente la compréhension, lempathie et lamour patient, tout comme sa belle-fille. Le réalisateur na pas sondé les ambivalences féminines…

Le monde nest pas réenchanté par le cinéma – en cela, le film est loin du style hollywoodien mais bien proche du judaïsme : lélu va 154souffrir, et il portera même la condition douloureuse de lhumanité. Il est le serviteur souffrant. Dès lors quil ferme la porte de larche, après avoir vu ses congénères engloutis, Noah ferme aussi laccès à sa propre humanité, portant désormais la responsabilité de lavenir. Lauteur est non seulement fin psychologue mais encore fidèle au texte biblique qui ne magnifie ni Noé ni ses descendants. Cham, le fils condamné par Noé pour avoir découvert sa nudité (Gn 9,18-24), sera présenté jusquau bout comme celui qui doute du bon père et il ne reviendra pas vers Noah. Par ailleurs, le réalisateur, tout comme le texte biblique, ne diabolise pas la descendance de Caïn. Avec Tubal-Caïn, il réussit à faire pressentir le pragmatisme dun homme qui ne vit que pour sa subsistance et qui attaque pour ne pas finir en victime.

La vérité de lHomme :
duplicité et douleur

Premier nouement tragique de la partie « salut » :
un remake du jardin dÉden

Aronofsky met en scène une tentation dÉden au cœur de larche, cocon protecteur des élus. En labsence de Dieu, le tentateur Tubal-Caïn gagne dans sa cachette la confiance de lêtre le plus influençable : Cham, nouvelle Ève ! Cham découvre Tubal-Caïn mais ne le dénonce pas et même devient son complice, parce quil lui propose une vérité théologique plus juste que celle de son père : cest lhomme qui est fait à limage de Dieu, et sa vocation est de dominer. Dominer, cest prendre pour soi-même ce qui est nécessaire. Tubal-Caïn poussera même Cham à détourner lattention de son père pour quil puisse le tuer…, et ce nest quà la dernière minute que Cham pressentira son erreur et tuera Tubal-Caïn pour sauver son père.

Mais entre-temps, une tentation plus grave a rongé lélu.

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Nouement fondamental : la tentation de Noah,
une relecture contemporaine
du simul peccator simul justus

Comment un homme bon devient-il inhumain ? La lecture que je fais du film est paradoxale et paulinienne : Noah devient inhumain du fait de son propre zèle et de son désir profond de suivre la volonté de Dieu et de prendre la bonne décision. Le perfectionnisme psychologique se développe sur le plan spirituel. Cest lexpérience de lapôtre Paul (Rm 7,19) : « Le bien que je veux faire, je ne le fais pas ; le mal que je ne veux pas faire, je le fais. »

Noah bascule dune relation de confiance en Dieu à la solitude métaphysique. Il appelle Dieu sans obtenir de réponse. Tout comme le psalmiste, il se sent abandonné. Lélu développe une violence qui sextériorise dabord dans son contrôle de sa propre sensibilité, puis dans le contrôle des siens, enfin dans le contrôle de lavenir… qui passe par le contrôle des naissances !

Or Sem et sa compagne vont avoir un bébé. Cest là une catastrophe pour Noah, qui affirme que si cest une fille, lenfant devra mourir. Parce que la volonté du Créateur est un monde sans êtres humains, et quavec une fille, « tout pourrait recommencer » ; de la sorte, ses congénères seraient « morts pour rien ». Noah demeure inflexible dans cette conviction et sa décision est sans appel. Trois fois, face à létendue des flots, il promet au Créateur silencieux : « Je ne te décevrai pas. »

Noah connait apparemment la vérité du projet de Dieu, ce qui suppose quen labsence de Dieu, il passe nécessairement du rôle dintendant à celui de suppléant divin – une manière pragmatique dexprimer ce que promettait le tentateur de lÉden : « Vous serez comme des dieux. » Une mutation qui, tragiquement, nest pas motivée par légocentrisme mais par lidéal de Noah. La vérité divine noffrant aucun accès, il ne la rencontre que dans sa seule raison personnelle, qui nest pas apte à entendre les arguments de sa famille. Cest là une fascinante exposition du péché, lequel ne vient pas du doute de lexistence ou de laide de Dieu, mais du trop-plein, chez Noah, de sa propre assurance de tenir la place de responsable pendant labsence de Dieu. Cest la certitude de connaître la vérité de la volonté de Dieu qui le fera aller presque jusquà tuer sa descendance.

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Le tournant

Sourire de lhistoire, ou redoublement du désespoir : il y a deux bébés, deux filles ! Noah sapproche avec un couteau. Au moment de les tuer, il les regarde. Cest ce regard qui sauve les enfants – et qui sauve Noah de lui-même. Il baisse son arme.

Dénouement de la partie « salut »

Les fillettes sont sauvées. Mais quen est-il de Noah ? Ce qui la empêché de tuer nest pas sa raison, contre les convictions de la tradition qui a valorisé la raison naturelle pour la connaissance de la vérité de Dieu7. Lorientation du film est donc bien paulinienne. Comme Saul avant Paul, Noah croit être complètement juste, et il nest pas certain quil prend conscience de son aveuglement, puisque nul Christ ne le lui manifeste. Pourquoi son regard sur le bébé la-t-il sauvé ? Est-ce le regard sur sa propre origine, sur sa finitude, ou la conscience quil nest quun petit humain arraché à la mort et non divin ? Il dira : « Je nai ressenti que de lamour. »

La situation finale : loin dÉden mais en pleine humanité

Lamour ressenti ne met pas fin miraculeusement aux tourments de Noah. Au sortir de larche, il vit lexpiation dans lisolement et le désespoir, ou peut-être dans la honte de ne pas avoir eu le courage de tuer les jumelles. Lépisode (biblique) de son ébriété et de sa nudité provoque le départ de Cham, qui ne voit aucun avenir dans sa famille mais confie un espoir à sa belle-sœur : « Peut-être que nous apprendrons la bienveillance. » Cest elle qui offre à Noah la parole qui le fera revenir vers les siens, en lui rappelant que le Créateur la choisi, quil lui a donné le choix, que Noah a choisi daimer : « Sois un père. Sois un grand-père. Aide-nous à tout recommencer. » Elle lui permet par ces mots de redevenir un simple être humain acceptant ses propres obscurités. Il vient retrouver sa femme, qui lui tend la main.

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La vérité de Dieu :
Dieu caché ou Dieu absent ?

La théologie pratique mènerait ensuite lanalyse au second degré : quel message un tel film peut-il transmettre ? Peut-il parler mieux que les textes-sources ou les théologiens, hommes ou femmes ? Les contemporains sont-ils accessibles à ces interrogations ? Cette étape ne pourra être approfondie, mais une première lecture des forums sociaux est décevante : les internautes ny discutent que de la prestation des acteurs, des effets spéciaux, du genre du film (souvent compris comme « science-fiction » !) et se déclarent généralement déçus, ne semblant guère trouver accès aux questions de fond. Ironiquement, lun des internautes affirme même quil ne comprend pas ce que cherche le réalisateur dans cette fiction, alors que tant dautres problèmes réels sont plus urgents8 !

Or tout spectateur devrait comprendre de quelle grâce chaque Noah a besoin : celle dêtre libéré de linhumanité, de vivre une vie qui ne demeure pas séparée de Dieu, de lui-même et des autres. Le réalisateur athée ne peut que développer le thème de la solidarité familiale comme lieu de résilience, mais la théologie plaidera en faveur de labandon du perfectionnisme spirituel dinspiration élective et isolationniste. Lenjeu plus fondamental est donc la relation au Dieu caché. Noah devient fanatique en labsence de médiations, devenant à lui-même son propre inspirateur et maître. Dans son zèle, il prend la place décisionnelle de Dieu9.

Or, le croyant sait ce quil suffit de faire en temps dabsence dune réponse divine. Aronofsky, dans sa tradition juive, la sûrement appris : il sagit de suivre les prescriptions de la Torah. Ainsi, ne pas prendre le nom de Dieu en vain équivaut à ne pas se prévaloir soi-même de détenir la vérité divine. Ce commandement aurait pu être une solution viable et neutre permettant à Noah de demeurer un croyant capable de célébrer, au sortir de larche, lœuvre de Dieu, sans estimer devoir surveiller lui-même le suivi de lavenir du monde10. Mais si Aronofsky a bien lu lapôtre Paul, 158il a bien compris que certes la médiation de la Loi redonne à lêtre humain sa place bien humaine au service de Dieu qui a fait sortir de lesclavage égyptien, mais que pour lancien Saul comme pour Noah, le perfectionnisme légaliste réalisant lui-même lœuvre de justice fait le lit du fanatisme et de toute inhumanité.

Dire la vérité de lêtre humain :
plaidoyer pour la faillibilité

Saul devenu Paul a compris que la Loi ne peut pas remplir cet office du salut parce que lêtre humain narrive pas, malgré tout son zèle, à laccomplir (Rm 7,25). Son salut est de sabandonner à la grâce, et donc à la médiation de Jésus-Christ (Rm 8,31-39), vrai Dieu qui libère de la tentation dêtre « comme Dieu ». Cette réponse paulinienne à la tentation, qui est fondamentalement aussi celle de lÉden, manque à Noah, et Aronofsky sarrête à ce seuil. Lauteur-réalisateur a bien pressenti que si les tentations humaines de pureté et de radicalité sont bien accessibles, la grâce ne lest pas. Elle est cet inédit, ce surplus illogique, cet « insensé » dont Jean-Daniel Causse a largement fait état dans ses études au croisement de la théologie et de la psychologie11. En cela, la grâce demeure incommunicable même dans un média populaire et même a contrario par la représentation de son manque. Elle nobéit pas aux logiques humaines. Mais si la grâce déborde la logique, il nest pas pour autant impossible de laisser pressentir à lêtre humain que la finitude et la faiblesse, quil rejette de toutes ses forces, est ce qui protège son humanité.

Lapport de cette œuvre au débat sur la vérité est son plaidoyer pour la faillibilité. Ce nest pas la perfection ou la pureté, mais la faillibilité qui est la vérité de lêtre humain. La prise de conscience de cette vérité qui remet lêtre humain à sa place nest pas désolante, mais elle constitue une salutaire protection contre les spectres du fanatisme ou contre les sirènes de la spiritualité post-moderne qui appellent nos contemporains à découvrir leur 159propre vérité divine12. Mieux que bien dautres films, en mettant laccent sur le manque de grâce et la finitude, Noah pourrait être « théo-logie » efficace, capable de faire pressentir a contrario le besoin dun « horizon de la grâce » au-delà de la faisabilité humaine.

Bibliographie

Bousquet, François, Greisch, Jean, La vérité, Paris, Beauchesne, coll. « Philosophie », 1983.

Causse, Jean-Daniel, La haine et lamour de Dieu, Genève, Labor et Fides, coll. « Lieux théologiques », 1999.

Causse, Jean-Daniel, « Il ny a de grâce quinsensée », Études Théologiques et Religieuses 85/3, 2010, p. 359-369.

Causse, Jean-Daniel, Cuvillier Élian, Wénin, André, Divine violence : approche exégétique et anthropologique, Paris, Cerf, coll. « Lire la Bible », 2011.

Labbé, Yves, Dieu contre le mal : Un chemin de théologie philosophique, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 2003.

Luther, Martin, « Commentaire du Livre de la Genèse. Chapitres 1 à 11 [1543] », Œuvres XVII, Genève, Labor et Fides, 1975.

Marguerat, Daniel, Pour lire les récits bibliques. Initiation à lanalyse narrative, Paris, Cerf ; Genève, Labor et Fides ; Montréal, Novalis, coll. « Pour lire », 1998.

Wénin, André, LHomme biblique : anthropologie et éthique dans le premier Testament, Paris, Cerf, coll. « Théologies », 1995.

1 Bousquet – Greisch, 1983.

2 Disponible en DVD sous le titre français Noé, avec Russel Crowe dans le rôle éponyme.

3 Causse, 1999.

4 Oliver Kaever, « Gott, was ein Bombast ! » Zeit Online : https://www.zeit.de/kultur/film/2014-04/noah-bibelfilm-darren-aronofsky (consulté le 22/07/2018) : « Noah ist vor allem konventionelles Bombastkino mit dem typischen Brimborium wie komputergenerierten Effekten, magischen Bilderwelten und sogar riesigen Monstern. »

5 Démarche ici rudimentaire de la méthode élaborée par Marguerat, 1998, et perfectionnée par de nombreux auteurs.

6 Gn 5,14 précise en effet que Dieu « lenleva auprès de lui ».

7 Labbé, 2003. Cet ouvrage demande en effet si la philosophie peut prétendre connaître Dieu.

8 Ex : https://www.moviepilot.de/movies/noah/comments (consulté le 22/07/2018).

9 Un écho intertextuel à Abraham, tenté de tuer son fils ?

10 Cest ainsi que Luther, dans son commentaire de Genèse 1 et 2, comprend linstallation dAdam au jardin, où il pourra manger de tout sauf dun fruit, comme « linstitution de lÉglise », et y reconnaît une vie où Adam (et plus tard Ève avec lui) pouvaient vivre « dans la paix la plus complète » (Luther, 1975 [1543], § 79).

11 Causse, 2010, p. 359.

12 Les Réformateurs, qui avaient bien lu non seulement les récits bibliques et lexpérience de lapôtre, mais aussi les vies des saints et leur propre trajectoire, nont pas manqué de lancer des avertissements salutaires qui nont pas pris une ride.