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Classiques Garnier

Fonction symbolique et vérité dans La Symbolique du mal de Paul Ricœur

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
    2019 – 1, 99e année, n° 1
    . Qu’est-ce que la vérité ? Hommage à André Birmelé
  • Auteur : Frey (Daniel)
  • Résumé : À l’heure où la question de Pilate est mise en cause, on interroge ici la façon dont Paul Ricœur, dans La Symbolique du mal (1960), a abandonné la question de la vérité des mythes d’apparition du mal, pour prêter attention au pouvoir « révélant » du discours biblique. Cette solution au problème de la vérité n’est pas sans faire question du point de la philosophie de la religion.
  • Pages : 83 à 97
  • Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
  • Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
  • EAN : 9782406091998
  • ISBN : 978-2-406-09199-8
  • ISSN : 2269-479X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09199-8.p.0083
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/04/2019
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Vérité, symbole, mythe, philosophie, histoire, Ricœur, Schelling, Bultmann, Anselme
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Fonction symbolique et vérité
dans La Symbolique du mal
de Paul Ricœur

Daniel Frey

Université de Strasbourg – Faculté de Théologie Protestante (EA 4378)

Par la recherche nous pouvons apprendre et approcher la vérité, mais quant à la connaissance vraie sur les dieux et toutes choses, aucun homme ne la connue ni ne la connaîtra. Même si par hasard il prononçait la vérité, il ne le saurait pas lui-même, car tout nest que conjecture. 

Xénophane de Colophon (~vie-~ve s.)

Formulons ici une hypothèse : la notion de vérité serait apparue dès le moment où a été perdue lunité originelle des discours sur lunivers. Le monde de lAncien Testament, comme celui des mythes grecs, témoigne dun temps où nexistait pas encore la question de la vérité : les récits des origines et les récits fondateurs des entités collectives étaient reçus avec déférence, pour leur valeur religieuse, morale et sapientiale. Ce qui était fondé létait tout uniment ; le vrai était sans conflit parce que la vérité nétait pas thématisée en tant que telle. Avec lapparition du logos de lenquêteur-historien interrogeant la réalité des récits mythiques1, du logos philosophique 84sinterrogeant sur luniversel à travers la question « Quest-ce2… ? », la notion de vérité a pris corps, avec pour fonction de départager les différents discours tenus jusquici – ingénument – pour vrais. La question de Pilate (« Quest-ce que la vérité ? », Jn 18,38) relance laffirmation du Jésus johannique (« Quiconque est de la vérité écoute ma voix », Jn 18,37) : toutes deux demeurent dans lorbe dune vérité qui importe par-dessus tout.

La période actuelle semble toutefois sêtre lassée de la question de la vérité, à laquelle elle répond par une autre question, suspectant la notion recherchée elle-même : « À quoi bon la vérité ? » Le philosophe et le théologien se découvrent alors liés lun à lautre par leur responsabilité face à la question de Pilate, quils entendent dailleurs différemment. Le philosophe recherche ce quelle est, le théologien qui est ce Jésus-Christ que le témoignage évangélique identifie avec la Vérité. Par-delà cette différence – sans doute infranchissable –, voilà qui, en soi, plaide pour le maintien de la question elle-même. Le vrai nest plus susceptible de définition unique, mais lidée dune vérité sans couture demeure, sans quoi il ne sert à rien, en effet, duser de la notion de vérité.

Il peut arriver cependant que le philosophe lui-même hésite à affronter la question de la vérité. Lorsquil se penche sur linterprétation des mythes dapparition du mal, Paul Ricœur a ainsi semblé abandonner au théologien la question de lintention de vérité du texte biblique, par crainte de lier la réflexion philosophique à la reconnaissance dune autorité extérieure à la raison. Certes, il conçoit que les symboles et mythes bibliques proclament lexistence de réalités divines. Mais il estime ne pas avoir à dire si celles-ci existent ou non : il ne peut que montrer en quoi ce discours est révélant3, à quelle « vérification existentielle4 » il donne lieu. Cette solution, aussi élégante soit-elle, est problématique pour une philosophie de la religion, dans la mesure notamment où elle équivaut à une dissolution du problème de la vérité. Cest cette stratégie particulière, à un moment précis de lœuvre ricœurienne, que nous souhaitons interroger en hommage à André Birmelé, lequel a toujours pris au sérieux la question de Pilate.

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Fonction symbolique,
mythes et démythologisation

Au début de La Symbolique du mal5, consacrée aux symboles déployés dans les mythes babyloniens, hébraïques et grecs dapparition du mal, Ricœur définit le mythe « comme un symbole développé en forme de récit, et articulé dans un temps et un espace non coordonnables à ceux de lhistoire et de la géographie selon la méthode critique6 ». Ce disant, le philosophe tient pour un acquis irrécusable de la critique historique moderne le fait quon appréhende le mythe comme une histoire, au lieu de le tenir pour de lHistoire. Les Anciens navaient pas à faire cette différence : leur mémoire, lorsquelle remontait aussi loin que possible en arrière, ne trouvait que des récits traditionnels dont il y avait dautant moins lieu de douter que la recherche historienne nétait pas née. Ricœur était donc fondé à écrire (dans un article de 1953 dailleurs livré à la RHPR) que pour les auteurs bibliques, « les récits sur les origines ne sont pas dun genre essentiellement différent des chroniques de Saül et de David, par exemple ; les traditions orales ou écrites se rapportant aux patriarches et aux premiers hommes sont à leurs yeux coordonnables à la même histoire et au même temps que les récits que nous tenons aujourdhui pour historiques7 ». Aujourdhui, nous ne tenons même plus les Chroniques pour des récits historiques. Mais Ricœur a vu juste : depuis lapparition du logos historique, « le mythe ne peut plus être une explication » :

[] exclure son intention étiologique, cest le thème de toute nécessaire démythologisation. Mais en perdant ses prétentions explicatives le mythe révèle sa portée exploratoire et compréhensive, ce que nous appelons [] sa fonction symbolique, cest-à-dire son pouvoir de découvrir, de dévoiler le lien de lhomme à son sacré. Aussi paradoxal quil paraisse, le mythe, ainsi démythologisé au contact de lhistoire scientifique et élevé à la dignité de symbole, est une dimension de la pensée moderne8.

Ricœur se situe ici dans la continuité de Bultmann, pour qui il convient de retrouver lintention kérygmatique du mythe sous le 86revêtement mythique. Démythisation et démythologisation sont les deux faces dun même processus moderne : la première condamne et dénonce le mythe comme « pseudo-savoir » lié à sa fonction étiologique ; la seconde entend le retrouver comme « mythos », cest-à-dire comme « pouvoir révélant », ce qui en fait une « nouvelle péripétie du logos9 », et non un « simulacre de la rationalité10 ». Pour Ricœur, le mythe est en effet révélant en vertu de ses ressources narratives propres : grâce au mythe de commencement, lhumanité est englobée dans une histoire exemplaire par le biais de personnages paradigmatiques. Le mythe a de facto une résonnance existentielle, même une fois que lon a, comme Ricœur, rejeté sa fonction étiologique. Le mythe offre lincroyable pouvoir de nommer lorigine, se situant, par la fiction, au-delà de toute histoire humaine, au-delà de tout témoignage possible, pour figurer la façon dont tout a commencé. Le mythe invente lorigine, laquelle vise une fin : il confère donc à lexpérience du mal « une orientation, une allure, une tension11 ». Il dramatise, au sens propre du terme, le passage de linnocence à la culpabilité : « le mythe est lui-même événementiel et ne se donne nulle part ailleurs que dans la forme plastique du récit. [] La plénitude que le mythe vise symboliquement est instaurée, perdue et restaurée dangereusement, douloureusement12. » Ricœur nose pas le dire aussi crûment, mais tout conduit son lecteur à penser que le mythe invente une intrigue où le mal est ce qui arrive à des personnages fictifs symbolisant notre humanité. Cette invention dune intrigue se fait à chaque fois en fonction des ressources symboliques disponibles : lutte contre les forces du chaos dans le mythe babylonien, faute tragiquement provoquée par le Dieu méchant de la tragédie, etc. Dans chacune de ses modalités, le mythe offre à comprendre le passage dune réalité à lautre, en faisant appel au schéma temporel auquel est liée toute réalité humaine. Cest le récit de la Genèse qui symbolise le mieux lambivalence de la nature humaine, aux yeux de Ricœur :

À lépoque où le mythe adamique fut rédigé, le concept de liberté nétait pas encore élaboré comme support de ce commencement second. [] Au niveau mythique où nous nous tenons ici, ce pouvoir de défection de la liberté reste pris dans la structure du récit13.

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Cest donc aussi une limite qui apparaît ici : le récit na dautre moyen de figurer la surimpression de la bonté et de la méchanceté quen narrativisant le passage de lune à lautre ; or, en racontant, il donne à croire – peu ou prou – que lévénement est réel. Ce passage nest plus, pour le lecteur moderne, que symbolique. Lenjeu dune lecture démythologisante du récit est de résister à ce réalisme du récit qui, en un sens, nuit à son pouvoir révélant. Ricœur en est conscient, qui redit que le récit ne pouvait que représenter comme se succédant ce qui, ontologiquement, est simultané :

Le mythe met en succession ce qui est contemporain et ne peut pas ne pas lêtre ; il fait terminer un état “antérieur” dinnocence dans un instant qui commence létat “postérieur” de malédiction. Mais cest ainsi quil atteint sa profondeur : en racontant la chute comme un événement, surgi on ne sait doù, il fournit à lanthropologie un concept-clé : la contingence de ce mal radical que le pénitent est toujours sur le point de nommer sa nature mauvaise ; par-là même le mythe dénonce le caractère purement “historique” de ce mal radical ; il lempêche de sériger en mal originaire : le péché a beau être plus “ancien” que les péchés, linnocence est plus ancienne que lui. [] Par le mythe, lanthropologie est invitée [] à maintenir en surimpression la bonté de lhomme créé et la méchanceté de lhomme historique14.

Ricœur met ici en tension dialectique la bonté originaire et la méchanceté radicale : le récit montre que la méchanceté survient – lexpérience humaine tout entière latteste –, mais quelle survient sur fond dune bonté qui na jamais été ontologiquement reniée. Cette leçon du mythe de la Genèse, que Ricœur ne se lasse pas de répéter dans louvrage, nous invite à prolonger la réflexion sur la question de la nature du discours mythique et religieux.

Le mythe tautégorique,
ou lénigme du sens donné

Ricœur a posé dès le départ que lallégorèse, en tant que pratique herméneutique, manque lintention symbolique du mythe, puisquelle ny voit quune expression contingente destinée à être traduite, et délaissée une fois cela fait. Or le symbole ne livre son 88sens quindirectement, « dans la transparence opaque de lénigme et non par traduction15 ». Cest cette opacité du mythe qui a suscité linterprétation allégorisante lorsque les Anciens ont demandé si le récit était, en plus dun symbole, aussi véridique : en ce sens, ce sont bien les Modernes qui ont redécouvert les symboles premiers. Pour asseoir son refus de lallégorèse, Ricœur sappuie sur Schelling :

[] le mythe a une façon de révéler, irréductible à toute traduction dun langage chiffré en un langage clair ; comme Schelling la montré dans sa Philosophie de la Mythologie, le mythe est autonome et immédiat : il signifie ce quil dit16.

Le génie propre du mythe na donc pas à être cherché ailleurs quen lui-même. Dans la conclusion de louvrage, Ricœur empruntera à Schelling la définition conceptuelle du mythe tenu pour « tauté-gorique17 » (par opposition à allé-gorique). Il vaut la peine de lire pour lui-même le texte de Schelling auquel Ricœur fait allusion :

La mythologie nest pas allégorique, elle est tautégorique. Pour elle, les dieux sont des êtres qui ont une existence réelle, ils ne sont pas quelque chose dautre, ils ne signifient pas quelque chose dautre, ils signifient seulement ce quils sont. Naguère, le sens propre et le sens doctrinal étaient opposés lun à lautre. Mais, selon notre explication, ces deux sens (propre et doctrinal) ne doivent pas être séparés, et, au lieu de sacrifier le sens propre à une quelconque signification doctrinale, ou de sauver le sens propre aux dépens du sens doctrinal, nous sommes au contraire plutôt contraints, si nous suivons notre explication, daffirmer lentière unité et indivisibilité du sens18.

On remarquera que Schelling affronte très directement la question de lexistence des dieux mythiques : ce que lallégorie ne comprend plus, cest tout simplement que le discours mythique nomme des entités divines et les tient pour réellement existantes. Le sens doctrinal des mythes nest donc aucunement indépendant de leur lettre même, qui atteste lexistence dobjets de croyance : la compréhension littérale et la doctrine qui lui est attachée sont une seule et même chose. Il est remarquable que Ricœur ne relie pas de façon aussi directe la nature tautégorique des mythes à 89lexistence des entités surnaturelles. Certes, il a demblée affirmé la nature religieuse des mythes et symboles dont il livre une interprétation philosophique : sans la reconnaissance de cette intention confessante, nulle interprétation équitable nest possible19. Mais dans le même temps, Ricœur a placé entre parenthèses le fait que ces mythes et ces symboles renvoient, dans leur signification même, à des réalités surnaturelles. Bultmann, quant à lui, ne lignorait pas :

Le mythe veut parler dune réalité qui est au-delà de la réalité objectivable, observable et maîtrisable, dune réalité qui a pour lhomme une importance décisive, qui signifie pour lui le salut ou la perdition, la grâce ou la colère, qui exige respect et obéissance20.

Or, si aucune interprétation allégorisante nest possible, et si le philosophe napproche lintention religieuse des discours quen « imagination et en sympathie21 », sans donc les faire siennes, comment faire droit à leur nature tautégorique ? Ricœur naffronte pas la question au cours des analyses présentées dans La Symbolique du mal, la réservant pour la conclusion.

Toutefois, il avait bien conscience de ce problème, comme lindique cet extrait dun article de 1959 :

Si le symbole ne donne son sens daucune autre façon que dans lélan et la transparence même de sa visée, si le symbole ne peut être traduit, bref si le symbole résiste à toute exégèse allégorisante, alors il ne donne plus du tout à penser ; il est plutôt la stupeur de la pensée. Cest en effet à cet arrêt de la pensée que linterprétation schellingienne des mythes paraît conduire22.

Ricœur suspectait lapproche schellingienne dêtre une impasse, précisément sur la question de ce que donne littéralement le mythe. Il ne sintéresse aucunement à la façon dont Schelling construit sa philosophie des mythes, en suivant (selon Courtine) « le mouvement dauto-explication de la mythologie, jusquà son terme, la doctrine des mystères23 ». Il na pas davantage lambition den arriver, via la philosophie de la mythologie, à « lélaboration dune religion philosophique, par où il faut entendre [] une religion “libre” susceptible de relancer le coup denvoi de la Réforme après quelle 90eut dégénéré en se scolasticisant ; ce qui revient aussi à dépasser la métaphysique24 ». Sa question est plus simple en apparence : comment interpréter philosophiquement des discours symbolico-mythiques lorsquon a pleinement conscience – comme peu de philosophes – de leur nature spécifiquement religieuse ?

Théologie et philosophie

Le discours théologique néprouve aucunement cet embarras : il est fondé sur la reconnaissance dune révélation à travers les Écritures. Tout au long de son ouvrage, Ricœur a bien évidemment touché à la dimension proprement théologique du mythe biblique de la chute, montrant en particulier que cest vers un accomplissement de la Création de lhomme à limage de Dieu (imago Dei) que fait signe le récit de la chute. La liberté serve25 que thématise le philosophe est, dans la logique du discours religieux, une invitation au salut : « Que la liberté soit à délivrer, que cette délivrance soit délivrance du propre esclavage, cela ne peut être dit en style direct : cest pourtant la thématique centrale du “salut”26. » Du point de vue théologique, inutile de penser en surimpression la bonté originaire et le mal radical. Il suffit despérer la recréation eschatologique, laquelle a déjà été opérée en Christ, Nouvel Adam dont la Résurrection inaugure la nouvelle Création – ce que Ricœur nignore pas, comme en témoignent les pages consacrées à la « justification27 ». Il thématise dailleurs explicitement la différence entre les interprétations théologique et philosophique du mythe biblique de la chute dans le dernier chapitre. Il rappelle que le « croyant chrétien28 » ne confesse pas le péché, mais la rémission du péché, laquelle est comprise rétroactivement – à partir du salut en Christ – comme réalité anthropologique. Cest précisément la corrélation entre le symbole biblique de la chute et le salut en Christ qui caractérise le discours théologique, par opposition au discours philosophique :

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Le philosophe vérifie le révélé par le révélant ; le théologien atteste la convenance du mythe adamique à la christologie ; comme Saint Paul il ordonne le “en Adam” par rapport au “en Christ” et établit lappartenance du symbole de la chute à la totalité du Kérygme ; cette appartenance en constitue lautorité dans une théologie ecclésiastique. Le philosophe qui ne prétend pas annexer la christologie à son entreprise ne peut recourir quà la vérification du caractère révélant du mythe ; son entreprise a en commun avec la voie du théologien la même créance accordée à la prééminence du mythe adamique ; cest la manière de rendre raison qui de lun à lautre diffère29.

Le lecteur comprend alors rétroactivement quaux yeux de lauteur, la bifurcation entre théologie et philosophie navait pas encore été opérée, la prééminence du mythe adamique étant le présupposé commun au théologien et au philosophe. Mais une ambiguïté singulière transparaît, puisque lexpressif jeu de mots appelant à vérifier « le révélé par le révélant », le philosophe venait tout juste de lassocier, non comme ici à la tâche spécifique du philosophe, mais à la situation du croyant chrétien, pour qui la « doctrine du péché [] même abstraitement considérée, nest pas une révélation incompréhensible » :

[] outre sa relation de convenance à la christologie, elle est révélée en tant que révélante. [] loin que le croyant chrétien doive se laisser enfermer dans lalternative : ou le mythe ou la révélation, il doit résolument chercher le sens révélé du récit de chute à partir de son interprétation comme mythe [] le récit biblique de la chute [] appelle la vérification de son origine révélée par son pouvoir révélant ; le Saint Esprit nest pas un commandement arbitraire et absurde, cest un discernement ; comme il sadresse à mon intelligence, il minvite à pratiquer à mon tour la crisis, le discernement des mythes30.

La vérification du révélé par le révélant est donc commune au croyant chrétien et au philosophe, lesquels tendent ici à se confondre dans le discours de Ricœur. De même le discernement inspiré par le Saint Esprit paraît identique à celui tenté par le philosophe, puisquil consiste en la « reconnaissance du mythe le plus signifiant, le plus dévoilant31 ». Mais en quoi le croyant chrétien serait-il tenu dopérer ce travail de discernement, lui qui reconnaît demblée la suprématie de la parole biblique ? On le voit : Ricœur na pas eu conscience de lambiguïté de son point de départ, situé en dehors 92de la christologie (ce quEllul lui a reproché32), mais appuyé comme chez le théologien sur laffirmation de la suprématie des symboles bibliques.

Ce que le symbole donne à penser

La conclusion est pour Ricœur loccasion de sinterroger avec une certaine fébrilité sur ce que « le symbole donne à penser33 » au philosophe. Il sagit tout dabord de reconnaître que la pensée ne commence pas de façon absolue : elle recommence. Il ny a jamais de philosophie sans présupposition. Celle de Ricœur était de se tenir au milieu du langage :

une méditation sur les symboles part du langage qui a déjà eu lieu, et où tout a déjà été dit en quelque façon ; elle veut être la pensée avec ses présuppositions. Pour elle, la première tâche nest pas de commencer, mais, du milieu de la parole, de se ressouvenir ; de se ressouvenir, en vue de commencer34.

Se ressouvenir, non dantiques traditions qui auraient une vertu de fondement non fondé, mais des « signes du sacré35 » tombés dans un oubli préjudiciable à « lhomme lui-même en tant quil appartient au sacré36 ». Une crise du langage sest en effet produite, dans la mesure où lhomme, fasciné par la puissance de la logique symbolico-mathématique largement dominante, a oublié cette autre fonction du langage quest la fonction symbolique. Il convient donc de réenchanter le monde par une « recréation du langage37 ». Mais « comment dégager du symbole un “autre” sil est, selon le mot de Schelling, tauté-gorique38 ? » Linterprétation énoncée plus haut se confirme : Ricœur était bien à la recherche de lautre du mythe ; car si linterprétation du mythe est identique à son contenu relatif au divin, nous ne sommes plus situés au-delà de la modernité, mais 93en-deçà. Les symboles anciens donnent aujourdhui autre chose que ce quils donnaient ; ils situent demblée lhomme au plus près de « lélément de la parole39 ». Leur fonction est en somme de réinventer le langage. On peut donc dire que Ricœur – contre Schelling – revient à une lecture poétique des symboles et des mythes qui les portent. Ils sont des fictions de langage, pleins dénigmes à interpréter : « Là où un homme rêve et délire, un autre homme se lève qui interprète40. »

Lherméneutique philosophique que cherche à caractériser ici le philosophe se doit en outre dêtre fidèle au vœu critique, dont Ricœur a rappelé quil est lhéritage indépassable de la modernité :

De toute manière quelque chose est perdu, irrémédiablement perdu : limmédiateté de la croyance. Mais si nous ne pouvons plus vivre, selon la croyance originaire, les grandes symboliques du sacré, nous pouvons, nous modernes, dans et par la critique, tendre vers une seconde naïveté. Bref cest en interprétant que nous pouvons à nouveau entendre ; ainsi est-ce dans lherméneutique que se noue la donation de sens par le symbole et linitiative intelligible du déchiffrage. [] “Il faut comprendre pour croire, mais il faut croire pour comprendre.”41

Le motif « croire pour comprendre » provient bien sûr dAnselme de Cantorbéry42, comme le confirme Ricœur lorsquil indique que sa « philosophie amorcée par le symbole [] procède selon un schéma essentiellement anselmien43 ». Mais Ricœur insère dans le motif du théologien médiéval une exigence critique toute moderne, héritée de la démythologisation bultmannienne. Lenjeu de lherméneutique est de montrer comment, dans un régime de pensée critique, linterpellation du lecteur par le texte a lieu à travers lobjectivité des procédures détablissement du sens44.

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Élaborer la croyance en pari45

Spécificité du pari ricœurien

Le sujet moderne est désormais conscient de la médiation irréfragable de linterprétation, pour que jaillisse à nouveau linterpellation constitutive des symboles et mythes religieux : « Cest la modalité “moderne” de la croyance dans les symboles ; expression de la détresse de la modernité et remède à cette détresse46. » Dans la formulation de la circularité de la croyance et de la compréhension – croire pour comprendre, comprendre pour croire –, la croyance apparaît donc deux fois : dabord elle est la présupposition dun don de sens ; puis ce qui offre un gain de sens. Reprenons lune après lautre ces deux dimensions connexes, qui nous permettront de mieux cerner la spécificité – sans doute aussi lambiguïté – du pari effectué par Ricœur pour penser à partir des symboles religieux.

Croire pour comprendre, cest en premier lieu faire fond sur une antécédence du sens, présupposer que les symboles et les mythes religieux peuvent être signifiants pour aujourdhui. Ricœur emploie à loccasion les termes de « crédit » et de « créance47 », quil aurait été plus judicieux demployer pour désigner le fait que, toute foi mise à part, les mythes nous précèdent depuis la nuit des temps. Ricœur nappelle pas à commencer par croire en adhérant à un contenu de foi, pour ensuite comprendre, ce qui serait le sens littéral de la formule empruntée au Proslogion dAnselme. Il reprend le thème anselmien sans en reprendre lintention théologique. Son dessein est si peu de croire pour comprendre lÊtre divin auquel sadresse le discours anselmien que dans toute la conclusion, Dieu demeure hors champ, comme on le dit dans lanalyse filmique. Il est certes visé par les mythes, mais lapproche philosophique de ces derniers opère une focalisation sur la fonction symbolique du langage mythique elle-même. Ricœur na donc pas perçu lambiguïté que pouvait revêtir aux yeux dun lecteur de 1960 la reprise de la formule anselmienne croire pour comprendre : pour un lecteur chrétien comme pour un athée, la reprise de la formule pouvait résonner comme laveu dune intention théologique. La formule théologique traditionnelle quemploie ici Ricœur tend donc à 95masquer à son lecteur – et peut-être à lui-même – la nouveauté foncière du propos.

Nous touchons, ce disant, au second sens du terme « croyance », qui désigne la croyance non plus présupposée, mais visée. Cette fois encore, il ne sagit aucunement daccéder à une vérité théologique. Ce quil sagit de comprendre, et que désigne la croyance conçue comme « second immédiat » ou « seconde naïveté », nest pas lêtre divin, mais lêtre tout court :

[] grâce à ce cercle de lherméneutique, je puis encore aujourdhui communiquer au sacré en explicitant la précompréhension qui anime linterprétation. Ainsi lherméneutique, acquisition de la “modernité”, est un des modes par lesquels cette “modernité” se surmonte en tant quoubli du sacré. Je crois que lêtre peut encore me parler, non plus sans doute sous la forme précritique de la croyance immédiate, mais comme le second immédiat visé par lherméneutique48.

Lévocation de lêtre est ici trop proche de celle du sacré pour ne pas se présenter comme son équivalent direct. Le sacré désigne là le fait que le Cogito se trouve demblée situé, relié à ce qui le fonde dans lêtre. Toutefois, Ricœur ne court pas directement à lêtre, comme si tous les mythes-symboles évoqués dans louvrage révélaient à égalité le mystère de lêtre auquel appartient le sujet humain. Le philosophe reproche dailleurs à la « phénoménologie purement comparatiste49 » dEliade le fait que « la question de la vérité y est sans cesse éludée ; sil arrive au phénoménologue dappeler vérité la cohérence propre, la systématicité du monde des symboles, il sagit dune vérité sans croyance, dune vérité à distance, réduite, doù a été expulsée la question : est-ce que je crois cela, moi50 ? » Voilà un surprenant retour de la croyance – prise cette fois au sens ordinaire de ladhésion du sujet qui dit « je crois » (credo) et sinterroge sur la vérité du contenu porté par le mythe religieux –, qui ne sexplique quen rappelant que Ricœur a reconnu dès le départ quil lisait les symboles en fonction dune certaine précompréhension, celle dune « prééminence de la confession juive des péchés51 ». Il y a bien en effet une lutte dans le monde des symboles, où chacun est « iconoclaste par rapport à 96un autre52 ». En somme, il y aurait un conflit des symboles avant même le conflit des herméneutiques, de sorte que le philosophe ne peut prétendre rester à distance dans une confortable position de surplomb. Pour Ricœur, une approche philosophique du religieux exige dêtre située, de donner à tel symbole un rang prééminent, au vu de son efficacité propre, de son pouvoir de révélation.

On voit que la position du philosophe est ambivalente. Dun côté, le philosophe naffirme plus la vérité de la révélation biblique proclamant le don gracieux du salut : contrairement à la philosophie de Gabriel Marcel dont il a reconnu quelle « croît sur un terrain préparé par la Révélation53 », la philosophie de Ricœur délaisse la reconnaissance directe de quelque révélation que ce soit, pour ne plus considérer que lefficience des symboles bibliques, leur caractère révélant. Mais dun autre côté, son herméneutique philosophique se situe toujours dans la logique de la libération de la liberté. Elle crédite les symboles bibliques dun pouvoir particulier de détection, de révélation. Cette conviction nest-elle pas quune atténuation de la croyance première en leur caractère révélé ? On peut donc estimer que la recherche de « vérification existentielle54 » revient paradoxalement à mettre entre parenthèses laffirmation de la vérité des mythes et symboles bibliques pour mieux rechercher les preuves de leur efficience symbolique pour linterprétation existentiale du sujet moderne.

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Bibliographie

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Ricœur, Paul, Anthropologie philosophique. Écrits et conférences 3. Textes rassemblés, établis, annotés et présentés par Johann Michel et Jérôme Porée, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2013.

Schelling, Friedrich Wilhelm, Introduction à la philosophie de la mythologie. I. Introduction historico-critique, II. Philosophie rationnelle pure, trad. sous la dir. de Jean-François Courtine et Jean-François Marquet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1998 [1856].

Veyne, Paul, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur limagination constituante, Paris, Seuil, coll. « Des travaux », 1983.

Wolff, Francis, Socrate, Paris, P.U.F., coll. « Philosophies », 1995 [1985].

1 Voir Veyne, 1983.

2 Wolff, 1995 [1985], p. 48.

3 Cf. Ricœur, 2010, p. 197 et 240.

4 Ricœur, 1960, p. 155.

5 Ricœur, 1960.

6 Ricœur, 1960, p. 25.

7 Ricœur, 1953, p. 296.

8 Ricœur, 1960, p. 13 (nous soulignons).

9 Ricœur, 1960, p. 154.

10 Ricœur, 1960, p. 156.

11 Ricœur, 1960, p. 155.

12 Ricœur, 1960, p. 160-161 (nous soulignons).

13 Ricœur, 1960, p. 219 (Paul Ricœur souligne).

14 Ricœur, 1960, p. 235-236 (Paul Ricœur souligne).

15 Ricœur, 1960, p. 23.

16 Ricœur, 1960, p. 155 (Paul Ricœur souligne).

17 Ricœur, 1960, p. 325 (Paul Ricœur souligne).

18 Schelling, 1998 [1856], p. 195-196 (Friedrich Schelling souligne).

19 Cf. Ricœur, 1960, p. 11.

20 Bultmann, 1969, p. 390.

21 Ricœur, 1960, p. 11.

22 Ricœur, 2013, p. 186.

23 Courtine, 1998, p. 16.

24 Courtine, 1998, p. 20.

25 Cf. Frey, 2017.

26 Ricœur, 1960, p. 146.

27 Ricœur, 1960, p. 243-260.

28 Ricœur, 1960, p. 286.

29 Ricœur, 1960, p. 288 (nous soulignons).

30 Ricœur, 1960, p. 286-287 (nous soulignons).

31 Ricœur, 1960, p. 287.

32 René Heyer en a rendu compte dans Heyer, 2015, p. 147sq.

33 Ricœur, 1960, p. 324.

34 Ricœur, 1960, p. 324.

35 Ricœur, 1960, p. 324.

36 Ricœur, 1960, p. 324.

37 Ricœur, 1960, p. 325.

38 Ricœur, 1960, p. 325.

39 Ricœur, 1960, p. 325.

40 Ricœur, 1960, p. 325 (allusion probable à 1 Co 14,27-28).

41 Ricœur, 1960, p. 326 (Paul Ricœur souligne).

42 Ricœur, 1960, p. 331. Cf. Anselme, 1947, p. 179.

43 Ricœur, 1960, p. 332.

44 Cf. Frey, 2018.

45 Lexpression est tirée de Ricœur, 1960, p. 332.

46 Ricœur, 1960, p. 327.

47 Ricœur, 1960, p. 285.

48 Ricœur, 1960, p. 327 (nous soulignons).

49 Ricœur, 1960, p. 328.

50 Ricœur, 1960, p. 329.

51 Ricœur, 1960, p. 329.

52 Ricœur, 1960, p. 329.

53 Ricœur, 1947, p. 272.

54 Ricœur, 1960, p. 155.