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Classiques Garnier

La foi, lieu d’effectuation de la vérité

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
    2019 – 1, 99e année, n° 1
    . Qu’est-ce que la vérité ? Hommage à André Birmelé
  • Auteur : Vial (Marc)
  • Résumé : On suggère que, envisagée à partir de la christologie, la notion de vérité gagne à être comprise en termes d’effectuation transformatrice. Cette affirmation est rapportée à la doctrine de la justification, ici principalement envisagée sous l’angle de l’anthropologie. Il en ressort une caractérisation de la foi qui, sans exclure qu’elle consiste en un assentiment donné à des propositions, les tenant donc pour vraies, la présente avant tout comme le lieu de -l’effectuation de la vérité.
  • Pages : 113 à 127
  • Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
  • Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
  • EAN : 9782406091998
  • ISBN : 978-2-406-09199-8
  • ISSN : 2269-479X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09199-8.p.0113
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/04/2019
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Foi, vérité, christologie, justification, anthropologie, effectuation transformatrice
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La foi, lieu deffectuation
de la vérité

Marc Vial

Université de Strasbourg – Faculté de Théologie Protestante (EA 4378)

Lidentification johannique de la vérité à la personne du Christ – « Je suis le chemin et la vérité et la vie » (Jn 14,16) –, sur laquelle André Birmelé a insisté à plusieurs reprises, dans Lhorizon de la grâce notamment1, conduit assurément la théologie chrétienne à élaborer une conception spécifique de la vérité et de la manière dont elle sétablit. Il ne sagit certes pas de donner congé à la question de Pilate, cest-à-dire de dissoudre la question : « Quest-ce que la vérité ? » dans celle que lidentification du Christ à la vérité appelle : « Qui est la vérité ? » Ce serait là une piètre échappatoire à une question dont on ne voit pas au nom de quoi elle pourrait être esquivée par la théologie chrétienne. Il ne sagit donc pas, pour cette dernière, de déserter le débat mais de lalimenter à partir de sa perspective propre, cest-à-dire de senquérir de ce que la vérité est à partir de son identification à la personne du Christ. La chose suppose que lon sinterroge, pour commencer, sur la signification même dune telle identification.

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Lidentification de la vérité
à la personne du Christ
et ses conséquences

On remarquera à cet égard que la définition dogmatique adoptée lors de lun des plus importants conciles christologiques de lhistoire (le concile de Chalcédoine) mobilise le terme « vérité », sous sa forme adverbiale à tout le moins, au moment même où elle caractérise la personne du Christ, puisquelle confesse Jésus Christ comme étant « vraiment Dieu et vraiment homme » (θεὸν ἀληθῶς καὶ ἄνθρωπον ἀληθῶς2). La confession chalcédonienne porte certes premièrement et directement sur la personne du Christ. Il sen faut cependant de beaucoup que sa signification sépuise dans la détermination de lunion hypostatique. Car si la confession porte directement sur la seule personne du Christ, elle porte également indirectement sur ceux-là mêmes dont les natures se rencontrent en cette personne, à savoir Dieu et lêtre humain. Affirmer à propos du Christ quil est vraiment Dieu et vraiment homme revient en effet également à affirmer quen lui se dit ce que Dieu et lêtre humain sont en vérité. Le verbe « dire » est, à la vérité, trop étroit pour capter la réalité dont la personne du Christ est lexpression. On ne peut certes nier, dans une perspective chrétienne à tout le moins, que, dans la mesure où il constitue le point dorgue de la révélation, le Christ révèle tout à la fois la manière dont Dieu est Dieu et la manière dont lhomme accomplit son essence créée : il révèle, de fait, que Dieu nest autre que celui qui, depuis toujours et à jamais, considère favorablement lhomme quil a créé (au point de le sauver de tout ce qui défigure sa nature dêtre créé et qui le détourne du projet créateur) ; et il révèle, de fait, que lhomme accomplit son humanité en se recevant du Dieu qui la créé. Il est toutefois douteux que la personne du Christ se réduise à lépiphanie dune double « définition » (celle de Dieu et celle de lêtre humain). La personne du Christ nest le lieu dune « définition » de Dieu et de lhomme que dans lexacte mesure où elle est le théâtre réel de leur communion effective. Sans doute convient-il donc, à la suite de Barth3, de concevoir la personne du Christ en termes résolument 115historiques, cest-à-dire de la tenir pour le site dun événement : lévénement au sein duquel le Dieu qui, de toute éternité, est en chemin vers lhomme le trouve effectivement et au sein duquel lhomme se laisse enfin trouver par Dieu et oriente son existence conformément au projet créateur que Dieu nourrit pour lui. Telle est la vérité au sens chrétien du terme parce que cest là ce que le Christ, identifié à la vérité, incarne : Dieu et lêtre humain sont en communion.

Tenir pour vraie la proposition qui vient dêtre énoncée conduit à affiner la conception chrétienne de la vérité. De fait, si la vérité de cette proposition ne saurait être remise en cause sans que soit remise en cause lidentification chrétienne de la vérité à la personne du Christ, force est cependant de reconnaître que la proposition en question nest vraie que sous un certain rapport. Ou, pour mieux dire, elle nest pour lheure vraie quen ce qui concerne la personne du Christ, lequel est, jusquà ce jour, le seul homme qui ait jamais correspondu au projet créateur de Dieu et qui se soit jamais laissé entièrement rencontrer et revendiquer par lui. Cest que, précisément parce quil a été « en tout semblable à nous sauf le péché » (pour reprendre une fois encore les termes de la définition de foi de Chalcédoine, qui sappuie sur He 4,15), il a été le seul à être en tout point semblable à lhomme que le créateur a en vue et, parce quil est le seul à avoir traversé la mort, il est le seul homme qui soit parvenu à la plénitude de son être. La vérité que le Christ a incarnée nest donc pour lheure manifeste quen lui et pour lui. Pour tous les autres êtres humains, cette vérité nest pas encore manifeste parce quelle nest pas encore effective. Un tel état de choses ne revient pas à falsifier la thèse de la communion de Dieu et de lhomme, mais à faire valoir que, pour tout autre homme que le Christ, cette vérité est encore en instance de se faire. Dire que leffectivité de la rencontre de Dieu et de lhomme est incarnée dans la personne du Christ revient ainsi à poser deux affirmations : 1. cette communion nest pour lheure manifeste que dans la seule personne du Christ ; 2. cette même communion, qui nest pas encore advenue pour aucun autre homme que lui, est cependant garantie pour tout autre homme que lui, dans lexacte mesure où, ainsi que Wolfhart Pannenberg la décisivement mis en évidence4, le Christ est une figure proleptique, anticipant, ou mieux : manifestant en sa personne ce qui est appelé à advenir pour toute personne humaine. 116La vérité, au sens où la doctrine chrétienne lentend, est donc de nature eschatologique. Déjà advenue en Christ, elle attend encore dadvenir en et pour nous. Déjà faite en Christ, elle est, pour nous, en instance de se faire.

À laffirmation selon laquelle la vérité est en instance de se faire en nous sajoute celle selon laquelle la vérité fait quelque chose en nous. On veut dire par là que la vérité est transformatrice, au sens où elle transforme celui-là même qui la connaît ou la reconnaît. Cette thèse se tire du lien étroit qui, dans la perspective dune théologie chrétienne, lie la reconnaissance de la vérité au fait de la révélation et à laffirmation selon laquelle on ne saurait concevoir autrement la révélation que sous la forme dun événement dont la gratuité, et donc la contingence, modifie nécessairement lorientation existentielle de celui qui en est au bénéfice. Trois remarques au moins peuvent, à cet égard, être faites.

1. Dans la mesure où, dun point de vue chrétien, la vérité a trait à lidentité de Dieu et à lagir salvifique quil déploie en faveur de lhomme, cet agir passant par lacte consistant à prendre fait et cause pour le crucifié dans la perspective de prendre fait et cause pour lhomme auquel le crucifié sest identifié, il est bien évident que la reconnaissance dune telle vérité nest possible que si cette reconnaissance est adossée à une révélation : celle que la tradition théologique qualifie de « spéciale ». Car quand bien même on soutiendrait quune connaissance générale de Dieu est possible, ce dont on na visiblement pas fini de discuter, on ne voit pas comment la reconnaissance du Dieu qui sest spécifiquement donné à connaître en Jésus Christ pourrait se passer de toute révélation spéciale : aucune connaissance générale de Dieu, à supposer quelle porte bien sur Dieu, ne peut prendre la mesure de la manière dont Dieu a concrètement décidé dêtre Dieu.

2. Il sen faut cependant que le lien unissant les notions chrétiennes de vérité et de révélation se réduise à conditionner la reconnaissance de la vérité au fait de la révélation. On doit en effet aller jusquà dire que la compréhension spécifiquement chrétienne de la révélation détermine la manière dont se configure un concept spécifiquement chrétien de la vérité. Cest la conséquence que lon peut tirer dune remarque faite récemment par Jean-Yves Lacoste, relative à lhomologie de structure, en théologie chrétienne, des notions de révélation et de vérité. Lacoste a en effet montré, exemples à lappui, que les différentes théories théologiques de la vérité 117élaborées récemment dans lespace chrétien – les modèles allégués sont ceux de Pannenberg, Bultmann, Rahner et Balthasar – avaient partie liée à la conception que ces différents auteurs se faisaient de la révélation, et plus particulièrement à la thèse, qui semble faire lobjet dun large consensus de nos jours, selon laquelle la révélation ne saurait se réduire à la communication dun ensemble de propositions, voire dun système de propositions5. Si donc on adopte une compréhension non-propositionnelle de la révélation, et quand bien même on ajouterait, ce qui nous semble aller de soi, que la révélation donne lieu à un ensemble de propositions articulées, il faut tenir que la reconnaissance de la vérité ne saurait sépuiser dans une simple prise dinformation. La modification qui accompagne la reconnaissance de la vérité ne saurait par conséquent sépuiser dans la modification dun état mental.

3. Que la vérité fasse quelque chose en celui quelle atteint ; que, autrement dit, elle transforme celui quelle rencontre sur un plan plus profond que celui de lappréhension intellectuelle de la réalité, cest là ce que Bernard Rordorf a particulièrement bien mis en évidence. Cette affirmation se tire de la réalité même de la révélation. De fait, il convient de penser ladvenue de la vérité en celui qui la reçoit sur le mode dune révélation. Or, dun point de vue formel déjà, une révélation modifie nécessairement celui qui en est au bénéfice, puisque, ainsi que lindique létymologie du terme (re-velatio), elle est lacte par lequel un voile est retiré, laissant apparaître ce qui, sans elle, ne serait pas vu. La révélation est ainsi lacte par lequel une lumière est jetée sur cela même qui est révélé. Puisque ce qui, dun point de vue chrétien, est mis en lumière nest autre que lidentité de Dieu – en tant quil rejoint lêtre humain jusque dans les tréfonds de sa condition – et lidentité de lhomme qui résulte de laccomplissement de lœuvre divine en sa faveur, connaître Dieu revient concrètement à se connaître comme celui que Dieu reconnaît6, cest-à-dire comme celui que Dieu considère favorablement et pour lequel il nourrit son projet créateur – comme celui, autrement dit, qui est plus que ce que son existence a fait de lui et que ce quil a fait de son existence. Il nest sans doute pas déraisonnable daffirmer, dans un tel contexte, que la révélation nest rien dautre que lévénement par lequel ce qui est advenu en Christ (la communion de Dieu et de lêtre 118humain) trouve à se réaliser pleinement, dans lexacte mesure où cet événement advient comme il devait advenir : en nous et pour nous. Mais si cet événement consiste en la reconnaissance du fait que nous sommes autres que limage que le monde (cest-à-dire aussi nous-mêmes) jette sur nous, alors ladvenue de la vérité, en nous et pour nous, nous fait nécessairement autres7. Et sans doute ne suffit-il pas de réduire cette altération ou cette transformation à un simple changement qui affecterait la « compréhension de soi ». La vérité ne se contente pas de changer notre regard, en le faisant porter sur ce que la révélation met en lumière : elle induit une réorientation de lexistence de celui-là même quelle touche ou, pour mieux dire, libère pour lui des ressources existentielles insoupçonnées. Un indice en est peut-être donné par un autre lieu johannique capital pour la compréhension chrétienne de la vérité : « La vérité vous rendra libres » (Jn 8,32). Une telle formule est bien entendu justiciable de plusieurs lectures, et lon ne sest pas privé den mettre en évidence les harmoniques proprement politiques8. La question est ici de déterminer la signification proprement théologique dun tel énoncé. À cet égard, sans doute convient-il de dire que ce dont la vérité libère est ce que lon pourrait appeler le caractère dernier de tout ce qui défigure lhomme en tant que créature voulue par Dieu pour parvenir à la plénitude de son existence. On veut parler ici du mal, du péché et de la mort qui, dun point de vue chrétien, constituent autant de puissances qui sopposent au projet créateur de Dieu9. Sauf à sombrer dans le délire ou à tomber dans lidéologie, on ne saurait dire de la vérité quelle nous libère de ces puissances : nous nous trouvons de fait sous leur emprise, et cest là, théologiquement parlant, un fait de structure qui tient à ce que le monde, nétant pas parvenu à son accomplissement, ne correspond pas encore au projet créateur de Dieu. La vérité nous libère cependant du caractère dernier des préjudices que ces puissances nous infligent, dans la mesure où, étant à venir, elle nous ouvre un avenir – malgré et par-delà le mal, le péché et la mort. Pour tout dire en un mot, dans un tel dispositif, la vérité est transformatrice dans lexacte mesure où 119elle est salvifique. Le salut nest en effet rien dautre que létat de lhomme en tant quil est parvenu à la plénitude de son être10. La vérité sauve en tant quelle fraye un passage au travers de lemprise sous laquelle les puissances qui sopposent à ladvenue de lêtre en plénitude tiennent le monde et lhomme. Tel est du moins le fait de la vérité au sens où la foi chrétienne la conçoit. Car si lêtre humain se définit comme celui qui est destiné à la communion avec Dieu, cest-à-dire à la plénitude de son être, alors rien de ce qui soppose à cet état de choses ne saurait revêtir un caractère définitif. Par conséquent, si ces puissances nont rien de définitif, elles nont pas le pouvoir de définir lêtre humain, même si elles le défigurent. Ce dernier est, dès à présent, plus et autre que ce quelles font de lui et libéré, dès maintenant, de la tentation de se réduire à en être le jouet, pour peu quil reconnaisse la vérité de Dieu, cest-à-dire pour peu quil vive dans et de la vérité de Dieu.

La justification par la foi
comme effectuation de la vérité

Les remarques qui viennent dêtre faites à propos de la vérité ont jusquà présent revêtu un caractère essentiellement formel. Elles sont cependant susceptibles de prendre un tour plus concret et déclairer quelque peu la réalité de la foi, dès lors quon les relie à la doctrine de la justification.

Le rapprochement opéré entre la question de la vérité et la doctrine de la justification nest en rien arbitraire, pour peu que lon se rappelle quelques-unes des thèses théologiques qui constituent la Disputatio de homine, rédigée par Luther en 1536 :

XXXII. En Romains, iii : “Nous pensons que lhomme est justifié par la foi sans les œuvres”, Paul condense la définition de lhomme dans une brève formule en disant : “Lhomme est justifié par la foi.” XXXIII. Assurément celui qui dit de lhomme quil doit être justifié soutient quil est pécheur et injuste, et en ce sens coupable devant Dieu, mais quil doit être sauvé par la grâce. XXXIV. Et il prend le 120mot “homme” au sens indéfini, cest-à-dire universel, afin denfermer sous le péché le monde entier, ou tout ce quon appelle “homme”11.

Bien que le terme « vérité » ne figure pas dans les lignes qui viennent dêtre citées, cest bien de la vérité quil est ici question, et plus particulièrement de la vérité de lêtre humain. De fait, cet extrait ne contient rien de moins quune définition de lêtre humain, se proposant donc de dire ce que lêtre humain est en vérité. Cest que, comme chez Aristote, la définition ne porte pas sur un terme mais sur une réalité. Définir ne revient donc pas à assigner un sens à un terme mais à caractériser lessence dune réalité, cest-à-dire à préciser ce que cette réalité est en vérité. Mais, on laura remarqué, la question de la vérité est ici liée à celle de la justification, puisque la réalité dont Luther propose ici une définition est lêtre humain et que cest précisément la justification qui le définit : « Lhomme est justifié par la foi. » Être justifié par la foi, voilà ce que cest que dêtre humain.

On dira peut-être, en se fondant sur la suite du texte, que lêtre humain nest pas uniquement caractérisé par le fait dêtre justifié, mais également par le fait dêtre pécheur. Cest dailleurs en lien avec le péché que Luther traite de lêtre humain « au sens indéfini, cest-à-dire universel », marquant par là le fait que le péché caractérise tout être humain. Non seulement lêtre humain est caractérisé de deux manières, mais en outre chacune dentre elles soppose à lautre, le fait dêtre justifié étant formellement le contraire du fait dêtre pécheur. La question pourrait donc se poser de savoir si Luther ne propose pas, au sujet de lêtre humain, quelque chose comme une « double vérité ». Quil nen soit rien, deux éléments du texte le montrent. En premier lieu, si le péché caractérise lêtre humain, il ne le définit pas, lêtre humain étant au contraire défini par la justification, et par la justification seule. Sans doute faut-il voir dans le fait que le péché se contente de caractériser lhomme sans le définir plus quun simple indice de la thèse, classique, selon laquelle le péché nest pas constitutif de la nature humaine. Car, sauf erreur, Luther naborde pas la réalité de lêtre humain sous le rapport de sa nature, mais sous celui de son histoire : lêtre humain est celui qui doit être justifié. En tout état de cause, ce texte exclut que lon puisse affirmer que lêtre-pécheur de lhomme est constitutif de la vérité de lhomme, au même titre que lêtre-justifié. 121Il conduit au contraire son lecteur à penser que lêtre-pécheur a trait à la réalité de lhomme, cependant que son être-justifié a trait à sa vérité. Il y a là bien davantage quune simple formule. Ce que lhomme est en réalité, cest lhomme en tant quil sen tient à ce que lui-même, les autres et lexistence font de lui. Ce que lhomme est en vérité, cest lhomme en tant quil souvre à ce que Dieu fait de et pour lui. Luther capte ce que lhomme est en réalité en termes exclusivement hamartiologiques, dans la mesure, sans doute, où le fait que lhomme sen tienne à une conception exclusivement mondaine de lui-même, en tant quil soppose à louverture au jugement (dernier) que Dieu prononce sur sa personne, constitue le refus dêtre défini par Dieu, cest-à-dire le refus dêtre celui qui, destiné par Dieu à être en communion avec lui, est dabord et avant tout défini par le fait dêtre favorablement considéré par Dieu. Ce refus de laisser Dieu être Dieu nest autre que le péché. Le fait est que, aussi pécheur que lêtre humain soit en réalité, il ne peut faire quil ne soit justifié, puisquil ne peut faire que Dieu ne soit Dieu. Lêtre humain peut nier sa vérité, il ne peut faire quelle ne soit pas. Un second élément textuel interdit de trouver dans ce texte une « double vérité » au sujet de lêtre humain. De fait, lêtre humain y est caractérisé par un état (le péché) et un acte (la justification). Il y aurait double vérité si lon faisait valoir que lêtre humain est une chose et son contraire, à la fois et sous le même rapport. Mais tel nest pas le cas. Car si la justification soppose à létat, elle sy oppose comme un acte soppose à une situation. Il ny a là aucune contradiction dans les termes, mais lexemplification de ce qui a été proposé dans la première partie de cet article, à savoir que la vérité de Dieu transforme – mieux : sauve – lêtre humain quelle atteint. De fait, nous venons de voir que la justification exprime la vérité de lhomme cependant que le péché manifeste sa réalité. La vérité soppose à la réalité, non au sens où elle constituerait un déni de réalité, mais au sens où elle en constitue une puissance de transformation. Tel est précisément le cas de la justification. Loin de nier ou dannuler la réalité pécheresse de lêtre humain, lacte justificateur est lacte par lequel Dieu prend acte de la réalité pécheresse de lêtre humain : seul est justifié celui qui a besoin de lêtre. Mais de ce que la justification nannule pas la réalité de lhomme ne sensuit pas quelle lavalise. Car si lêtre humain ne cesse pas dêtre pécheur, il cesse cependant de lêtre exclusivement. Être justifié revient en effet à nêtre plus réduit à son être pécheur. 122Positivement, être justifié revient à se vivre comme celui à qui Dieu donne le droit et la possibilité dêtre12, en dépit de toutes les puissances négatrices de cet être.

Il se pourrait au total que la pertinence dune définition de lêtre humain produite dans les termes de la doctrine de la justification tienne au fait que la justification est, pour lhomme, la condition, voire lépure de son être. Être humain nest possible quà la condition dêtre considéré, cest-à-dire à se voir reconnaître par autrui le droit dêtre et à sentendre dire, par quelquun au moins : « Il est bon que tu sois. » Cette parole est celle-là même que Dieu, dont il est dit quil a jugé sa création bonne, prononce en particulier sur lêtre humain (Gn 1,31) et quil continue de prononcer sur toute existence humaine, quelque accidentée quelle puisse être, quelque exécrable que puisse être celui qui la mène. La doctrine de la justification ne cautionne bien entendu aucune faute ni ne dispense quiconque de ses responsabilités. Elle nen affirme pas moins le droit dêtre de tout homme, quand bien même il se serait rendu coupable dattitudes et dactes injustifiables. Et celui qui se vit comme justifié se voit donner le courage de continuer à être (pour reprendre les termes de Tillich), de se tenir y compris devant ceux auxquels il a nui et aux yeux de qui il demeurera peut-être, et pour les meilleures raisons du monde, injustifiable. La doctrine de la justification dit la vérité sur lêtre humain dans la mesure où être justifié revient, pour un homme, à être, à être simplement, cest-à-dire à être en labsence daucune raison que le sujet serait en mesure de produire pour justifier son existence ou pour se justifier. Inversement, être vraiment revient à cesser de vouloir se justifier : lêtre ne se justifie pas, il se reçoit. Sous ce rapport, la doctrine manifeste ce que cest pour lhomme que dêtre – nûment, vraiment aussi.

La définition de lêtre humain fournie par Luther ne permet pas uniquement de préciser la compréhension spécifiquement chrétienne de la vérité, elle donne également à penser la réalité de la foi. Le Réformateur, on se le rappelle, définit en effet ainsi 123lêtre humain, à la suite de Paul : « Lhomme est justifié par la foi. » Le fait que la notion de foi soit constitutive de la définition de lêtre humain ne laisse pas dinterroger. Nous sommes en effet en face dune définition. Or une définition vaut – par définition, pourrait-on dire – pour lensemble des réalités qui tombent sous elle. Mais la définition devant laquelle nous nous trouvons est celle de lêtre humain, et la notion de foi lui est intrinsèque. Or lexpérience montre quil sen faut de beaucoup que la foi soit la chose au monde la mieux partagée, et ce serait faire injure à Luther que de penser quil nen était pas conscient. Et pourtant, alors même que la foi nest pas le fait de tous les hommes, il tient quelle entre dans la définition qui vaut pour tout homme. Une seule conclusion simpose, et lon doit à Eberhard Jüngel de lavoir formulée avec toute la clarté requise : « [] la justification par la foi seule ne définit pas seulement le chrétien, mais lhomme tout court13. » Cette conclusion impose, pour sa part, de déterminer avec précision le contenu du concept de foi et de rendre compte du fait quil est constitutif de la définition de lhomme alors même que la foi nest pas le fait de tout homme. La chose permettra de mettre au jour larticulation du concept de foi avec la notion de vérité dont il a été question jusquici et de préciser cette dernière.

Nous partirons pour ce faire dune autre remarque de Jüngel :

Traiter de la question de lêtre véritable de lhomme dans le contexte de la doctrine de la justification révèle un sens aigu de la réalité. Car la réalité de lhomme comporte bel et bien le désir de se réaliser soi-même et de décider de son propre être par sa propre activité. [] À une telle illusion, lénoncé de la justification oppose cette vérité : “la personne (…) a été faite par Dieu”. Et Luther ajoute : “per fidem”. Cette précision ne doit toutefois pas être mal comprise, au sens où lhomme constituerait tout de même son être de personne par son propre acte ou sa propre performance – lacte ou la performance de sa foi. Au contraire, pour Luther, la foi est linterruption radicale de lenchaînement des actes et des performances de notre vie. Dans la foi, lhomme sen remet entièrement à lacte de Dieu, à sa parole active et créatrice. Et cest précisément à cette parole créatrice que la personne humaine doit son être. La foi ny ajoute rien, elle rend hommage à la vérité de Dieu. Aussi Luther peut-il dire dans un raccourci saisissant : “Fides facit personam : la foi constitue la personne.” Cest la foi qui fait de la personne une personne, parce que la foi ne fait – dabord – rien dautre que de laisser agir Dieu. Aussi la foi tire-t-elle lhomme de lambivalence dun être 124déterminé par sa propre activité pour le faire accéder à lunité de son être véritable auprès de Dieu14.

Certes, en cet endroit précis de son texte, Jüngel fait référence, non au De homine de 1536, mais à une autre dispute : celle, De veste nuptiali, qui remonte à juin 153715. Le motif à partir duquel il élabore son propos est la fameuse déclaration de Luther, « fides facit personam ». Il nen demeure pas moins que ces lignes sont pertinentes pour notre propos, dans la mesure où il est question, dans les deux textes de Luther, de la dimension anthropologique de la réalité de la foi. Que Luther écrive « fides facit personam » ou quil écrive « homo justificatur fide », il vise à travers deux expressions à faire valoir la même thèse : celle selon laquelle la foi est la réalité grâce à laquelle lêtre humain accède à son mode dêtre véritable. Car cest bien de la vérité quil est ici question. Dans le texte qui vient dêtre cité, Jüngel laborde sous un angle différent du nôtre, sa thèse principale consistant à montrer, à rebours de tendances lourdes dans la modernité, que la question de lêtre de lhomme nest pas décidée par son faire, mais par la parole justifiante de Dieu qui le fait être, non au sens où elle lui conférerait lêtre, mais en ce quelle lui donne dêtre dune certaine manière16 : dêtre humain, enfin, véritablement. Linsistance sur le faire divin explique que le théologien de Tübingen attire lattention sur le fait que la foi n« ajoute rien ». Lacte par lequel Dieu donne à lhomme dêtre humain nest conditionné par aucun acte de ce dernier, fût-ce lacte de foi. Penser le contraire reviendrait à ravaler la foi au rang dune œuvre, cest-à-dire non seulement à se contredire (à tenir en même temps que lhomme est justifié par la foi, à lexclusion de toute œuvre, et quil lest par lœuvre que constituerait lacte de foi), mais également à se méprendre sur la réalité même de la foi.

Renouant avec la perspective qui est celle de la présente réflexion, nous pourrions dire que la foi ne décide pas de la vérité. Mais de ce quelle ne fasse pas la vérité ne sensuit pas quelle est superflue, ni même quelle na rien à voir avec elle, Jüngel ajoutant du reste que la foi « rend hommage à la vérité de Dieu ». Quest-ce à dire ?

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Dire de la foi quelle rend hommage à Dieu revient dabord à dire delle quil sagit bien dun acte, mais dun acte particulier en ceci quil laisse Dieu être Dieu. Laisser Dieu être Dieu revient – et cest à cet égard surtout que la doctrine de la justification est décisive pour la théologie chrétienne tout entière17 – à le laisser être pour lhomme. La foi rend hommage à Dieu parce quelle le reconnaît, reconnaissant en lui celui qui, depuis toujours et à jamais, est favorablement tourné vers lhomme. Elle reconnaît en lui celui qui na en vue que de faire participer lhomme à la vie que lui (Dieu) est, celui qui la destiné à la vie éternelle et qui na de cesse de lui permettre de vivre, cest-à-dire dêtre malgré tout, dès aujourdhui, en lassurant quil est bon pour lui (lhomme) dêtre parce que Dieu juge bon quil soit. Dun mot : la foi rend hommage à la vérité de Dieu parce quelle porte sur celui que Dieu est en vérité, cest-à-dire celui qui sauve lhomme de tout ce qui soppose au projet quil nourrit pour lui et qui, pour lheure, le justifie.

Dire de la foi quelle rend hommage à la vérité de Dieu, précisément parce que cette vérité concerne lhomme, revient aussi à la penser comme lévénement de leffectuation de la vérité en lhomme. Cette dernière affirmation nidentifie pas uniquement lhommage rendu à la vérité de Dieu à lassentiment donné à la proposition selon laquelle Dieu se caractérise comme celui qui justifie lhomme. Elle ne se réduit pas non plus à la thèse selon laquelle la foi est uniquement lassentiment donné à lassertion selon laquelle lhomme est, en vérité, justifié. Il est certes hors de doute que la foi conduit à de telles propositions et, sous ce rapport, quelle consiste en un « tenir pour vrai ». Mais laffirmation posée va outre, qui parle de la foi comme du lieu de leffectuation de la vérité. La foi est le lieu de leffectuation de la vérité, parce quelle laisse la vérité se faire et quelle constitue la condition de ladvenue de lêtre humain véritable. Par là on ne dit bien entendu pas que lhomme privé de foi, quil sagisse de la foi chrétienne ou dune autre, est déchu de son humanité et de la dignité qui lui revient. On ne dit pas davantage que labsence de foi est de nature à compromettre le projet que Dieu nourrit pour tout homme : ce serait là tenir absurdement que lhomme est capable de remettre en cause la décision divine dêtre Dieu comme il lentend, cest-à-dire pour lhomme. Labsence de foi nentame ni la vérité de Dieu ni 126celle de lhomme. Tout juste empêche-t-elle lhomme de vivre à la hauteur de la vérité de Dieu et de sa propre vérité. Si donc, dans une perspective luthérienne, la notion de foi entre dans la définition de lhomme, ce nest pas pour signifier que son absence retirerait quoi que ce soit à lêtre de lhomme (et à sa dignité foncière), mais pour faire valoir quelle est le lieu dune manière dêtre proprement humaine, qui correspond de fait à ce que tout homme est en vérité. La foi rend hommage à la vérité de Dieu, en ceci que, conduisant à honorer celui qui justifie, elle donne à lhomme dêtre comme celui qui a le droit dêtre devant Dieu, devant les autres et devant lui-même, quoi quil ait fait et quel quil soit. Elle est le lieu de leffectuation de la vérité, celle de Dieu et donc celle de lhomme, parce quelle est la matrice de ladvenue de lhomme vers son humanité véritable, vers celui quil est, celui que Dieu destine à la plénitude de lêtre. La foi est certes un « tenir pour vrai », mais elle ne lest quen tant que, plus originairement, elle donne à lhomme de « se tenir dans la vérité », cest-à-dire de vivre, dès maintenant, conformément à son être véritable.

Bibliographie

Barth, Karl, Dogmatique, IV/1*, trad. Fernand Ryser, Genève, Labor et Fides, 1966.

Birmelé, André, Lhorizon de la grâce. La foi chrétienne, Paris, Cerf ; Lyon, Olivétan, coll. « Théologies », 2013.

Brague, Rémi, « La vérité vous rendra libres », Communio 10/5-6, 1985, p. 9-23.

Conciles œcuméniques (Les). Les décrets. Tome II-1 : Nicée I à Latran V, éd. Giuseppe Alberigo et al., trad. André Duval et al., Paris, Cerf, coll. « Le Magistère de lÉglise », 1994.

Jüngel, Eberhard, « Homo humanus. La signification de la distinction réformatrice entre la personne et ses œuvres, pour la façon dont lhomme moderne se comprend lui-même », trad. Léo Freuler, Jean-Philippe Bujard, Revue de Théologie et de Philosophie 119, 1987, p. 33-50.

Jüngel, Eberhard, Das Evangelium von der Rechtfertigung des Gottlosen als Zentrum des christlichen Glaubens. Eine theologische Studie in ökumenischer Absicht, 5e éd., Tübingen, Mohr Siebeck, 2006 (1re éd., 1998).

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Pannenberg, Wolfhart, Théologie systématique, II, trad. sous dir. Olivier Riaudel, Paris, Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 279, 2011.

Rordorf, Bernard, « La vérité du christianisme », Liberté de parole. Esquisses théologiques, Genève, Labor et Fides, coll. « Actes et recherches », 2005, p. 231-242.

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Zumstein, Jean, LÉvangile selon saint Jean (1-12), Genève, Labor et Fides, coll. « Commentaire du Nouveau Testament » IVa, 2014.

1 Voir, entre autres, Birmelé, 2013, p. 93 sq. ; 134 ; 198.

2 Conciles, 1994, p. 198 sq.

3 Voir Barth, 1966, p. 133.

4 Voir par exemple Pannenberg, 2011, p. 311 sq.

5 Voir Lacoste, 2007, p. 1485 sq.

6 Voir Rordorf, 2005, p. 234 sq.

7 Voir Rordorf, 2005, p. 237.

8 Voir à ce sujet les pages fortes et lumineuses de Brague, 1985, p. 20 sq.

9 Lhypothèse selon laquelle ce dont la vérité libère est le mal, le péché et la mort est proche de linterprétation que donnent les exégètes de la parole du Jésus johannique ; voir Zumstein, 2014, p. 297 (que cite dailleurs Christian Grappe dans ce même numéro, p. 28-29, n. 44).

10 Pour le salut comme plénitude de lêtre, voir entre autres Barth, 1966, p. 7 : « Le salut est davantage que lêtre. Il est laccomplissement de lêtre – son accomplissement suprême, parfait, définitif et inamissible. Le salut nest pas lêtre lui-même, mais sa perfection à venir – son “futur parfait”. »

11 WA 39/I, 176, 33 – 177, 2 ; traduction : Luther, 2017, p. 567.

12 Pour linscription de la notion de « droit dêtre » dans la doctrine de la justification, voir également Jüngel, 2006, p. 6 : « Au cœur de la foi chrétienne se tient leffarante assertion selon laquelle celui qui est à bon droit accusé, lhomme, entièrement en tort devant Dieu et méritant, de ce fait, dêtre appelé pécheur ou encore sans Dieu, est justifié par Dieu, cest-à-dire accepté par lui. Mais celui qui est accepté par Dieu est irrévocablement et définitivement accepté. Il a le droit, au plein sens du mot, de vivre et de vivre avec dautres. » (Nous traduisons.)

13 Jüngel, 1987, p. 33.

14 Jüngel, 1987, p. 44 sq.

15 Référence de la première citation de Luther : WA 39/I, 283, 13-16 ; référence de la seconde : WA 39/I, 283, 1.

16 Pour la compréhension de la personne humaine comme manière particulière dêtre, voir Vial, 2012, où est proposée une analyse de la formule « fides facit personam » tant chez Luther que chez Gerhard Ebeling et Eberhard Jüngel.

17 Voir Jüngel, 2006, p. 12-26.