Aller au contenu

Classiques Garnier

Théologie systématique

80

193

REVUE DES LIVRES

THÉOLOGIE SYSTÈMATIOUE

Paul Tillich, Religion biblique et recherche de la réalité ultime. Traduit de l'anglais par Alain Durand, Paris, Cerf, 2017, 135 pages, ISBN 978- 2-204-12448-5, 15 €. Ce volume constitue une traduction française de Biblical Religion and the Search for Ultimate Reality, dont la version originale a été publiée en 1955 et qui constitue un développement de leçons prononcées en 1951 dans le cadre des « James W. Richard Lectures » de l'Université de Virginie. Ainsi que son titre le laisse entendre, il vise à justifier la manière dont son A. conçoit et met en œuvre l'exercice théologique, qui consiste à rendre compte, en termes ontologiques, des principaux sym¬ boles figurant dans la Bible. Tillich est parfaitement conscient qu'une telle entreprise ne va pas de soi, l'opposition pascalienne entre le « Dieu des philosophes » et des savants et le « Dieu d'Abraham, d'isaac et de Jacob » n'ayant pas cessé de faire des émules jusques et y compris à l'heure où lui-même prend la plume - et de songer plus particulièrement à Karl Barth et à ceux qui se réclament du théologien de Bâle. Aussi sa justification passe-t-elle par la prise en compte des objections qui ont été adressées à sa démarche ou qui sont susceptibles de l'être. Les premiers chapitres de ce livre prennent acte de la distance qui sépare les conceptions bibliques de Dieu et la manière dont l'être humain est appelé à se rapporter à lui de l'investigation philosophique. Concevant essentiellement cette dernière comme une ontologie, c'est-à-dire comme « cet effort de connaissance dans lequel est posée la question de l'être » (p. 17-18), l'A. commence par admettre que les Écritures usent de caté¬ gories toutes différentes dans le témoignage qu'elles rendent à Dieu et l'approche du rapport de l'homme à Dieu qu'elles proposent. Cependant que la Bible met l'accent sur la différence radicale entre le Créateur et la créature, l'ontologie traite de Dieu, ou de la réalité ultime, comme de l'être-même qui se tient au fondement de tout ce qui est, semblant ainsi compromettre la séparation entre Dieu et ses créatures. Cependant que les Écritures n'abordent le Logos que dans la perspective de son incarnation en une personne, l'ontologie l'envisage en termes impersonnels comme une réalité présente à toute chose. Cependant que le témoignage scrip- turaire met l'accent sur la foi, entendue comme une décision, l'ontologie raisonne en termes de participation à l'être-même, paraissant ainsi aborder

REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 2, p. 193 à 222

81

REVUE DES LIVRES

le rapport de rhomme à Dieu selon une logique au sein de laquelle le sérieux éthique de la foi est entièrement absent. Si ΓΑ. n'a aucun mal à reconnaître ces différences de perspective, il refuse cependant de donner son assentiment à la conclusion, tirée par plusieurs, de la nécessaire disjonction de la théologie et de la philosophie, tenant en effet que la « religion biblique » est fondamentalement ouverte à la recherche de la réalité ultime qui caractérise la démarche philoso¬ phique. La chose se vérifie, selon Tillich, non seulement sur le terrain de ce qu'il appelle la « face subjective de la religion biblique » (la relation de l'homme à Dieu) mais aussi sur le plan de la « face objective de la religion biblique » (la conception de Dieu et de sa manifestation). Le premier point est essentiellement établi par l'identification, usuelle chez Tillich, de la foi avec Vultimate concern (préoccupation ultime tout autant que préoccupation de l'ultime). Pour ce qui touche au second, l'A. fait valoir que l'interrogation ontologique, notamment impliquée dans la doctrine de la création (qui pose la question ontologique du « rien ») et dans celle de la providence (qui pose le problème du maintien de l'être), est d'une certaine manière la mieux à même de conjurer toute idolâtrie, en ceci que, envisageant Dieu comme le fondement de l'être, elle prévient le risque de le réduire à un étant parmi d'autres, et qu'il n'est pas jusqu'à l'approche impersonnelle de Dieu comme fondement de l'être qui ne permette de préciser la mesure dans laquelle le terme « personne » peut être prédiqué de lui : loin d'être une personne. Dieu est la Personne, fondement de tout être personnel. Il est dommage que la présente traduction française n'ait pas été accompagnée d'une mise en perspective de l'ouvrage, soit en introduction soit en conclusion. La chose eût notamment permis de rappeler que cette version française de Biblical Religion and the Search for Ultimate Reality n'est pas la première à voir le jour, l'opuscule de Tillich ayant déjà été traduit en français par Jean-Pierre Gabus sous le titre Religion biblique et ontologie, d'abord dans le cadre des « Cahiers de la Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses» (1960), puis dans la collection «Initiation philosophique» des RU.F. (1970). On n'en conseillera pas moins la lecture, ou la relecture, notamment à ceux que préoccupe la question de l'usage de la philosophie en théologie. M. Vial

Robert W. Jenson, Théologie systématique. Volume 1 : Le Dieu trine. Tra¬ duction [de] Serge Wûthrich, Paris, L'Harmattan, 2016, 305 pages, ISBN 978-2-343-10493-5, 32 €. Ainsi que le fait valoir opportunément le traducteur dans la brève «Note liminaire» qui ouvre ce livre, un penseur de l'envergure de Wolfhart Pannenberg a pu dire du luthérien Robert W. Jenson (1930-2017) qu'il était « l'un des théologiens les plus originaux et les plus compétents de notre temps » (cit. p. 8). Force est cependant de constater que son œuvre, importante, n'a pour l'heure fait l'objet que d'un très petit nombre

REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 2, p. 193 à 222

82

195

d'études en langue française. Aussi faut-il se réjouir de ce qu'ait paru la traduction, dans la langue de Molière, du premier des deux volumes constitutifs de Vopus magnum de ΓΑ. : la Systematic Theology (Oxford University Press, 2001). 11 est divisé en trois parties. La première, relativement courte (quelque soixante-dix pages), est dévolue aux prolégomènes. Après avoir défini la théologie comme la tâche interne à l'annonce de l'Evangile, tâche à la fois pratique (s'interrogeant sur les actes ecclésiaux correspondant à l'Evangile) et spéculative (s'interrogeant sur ce qu'il convient d'annoncer), ΓΑ. fait valoir que, si son projet relève de la théologie systématique, il ressortit également â la théologie dogmatique, la différence entre les deux approches auxquelles les deux termes renvoient respectivement étant des plus ténues : cepen¬ dant que la théologie dogmatique vise à expliciter les affirmations explicitement dogmatisées, la théologie systématique s'intéresse plus généralement à la vérité de l'Evangile, qu'elle ait ou non été dogmatisée. Qu'on n'aille donc pas croire que le recours à l'appellation «théologie systématique » signifie un congé donné aux dogmes : l'A. les tient au contraire pour constitutifs de l'identité de l'Église et, partant, de la théologie conçue comme une dimension inhérente à l'effort d'annoncer l'Évangile : « Les dogmes sont les décisions collectives irréversibles prises à ce jour dans le cadre de cet effort. Par conséquent, toute théologie est soumise à l'autorité des dogmes et peut â son tour contribuer â l'élaboration de nouveaux dogmes. Le théologien qui connaît son travail sait qu'œuvrer en contradiction ou avec indifférence vis-â-vis des dogmes revient à quitter la théologie pour faire autre chose. » (P. 40.) Les deux autres parties (« L'identité trine », « Le caractère trine ») portent sur la doctrine de Dieu, doctrine ici traitée en termes résolument trinitaires - l'A. est l'un des grands acteurs anglophones, avec Colin E. Gunton, de ce que, depuis plusieurs décennies, l'on est convenu d'appeler la « renaissance trinitaire du xx^ siècle » initiée par Barth et Rahner. Ces développements mériteraient, plus encore qu'une étude critique, un volume entier. On se contentera donc ici de mentionner quelques-uns des traits saillants de la théologie trinitaire de Jenson. X A l'instar de ses devanciers, l'A., qui concède que la doctrine trinitaire ne se trouve pas telle quelle dans les Écritures, fait cependant valoir qu'elle est appelée par la logique même de la proclamation scrip- turaire. Il tient que l'originalité de cette dernière tient au fait que Dieu y est présenté comme s'identifiant par et à une séquence d'événements constitutifs de l'histoire d'Israël et de celle de Jésus Christ, ces évé¬ nements étant rapportés aux trois « identités » que sont le Père, le Fils et l'Esprit - à l'instar de Barth, Jenson se refuse à prédiquer le terme « personne » de chacun des trois pour le réserver à l'être unique de Dieu. La doctrine trinitaire constitue ainsi le développement de l'affirmation d'une « contamination temporelle en Dieu lui-même » (p. 151). Loin de se préserver de l'histoire. Dieu se compromet avec et en elle, allant jusqu'à souffrir, non seulement dans 1'« identité » du Fils, mais également dans celle du Père - la proximité de la pensée de l'A. avec celle de Moltmann

REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 2, p. 193 à 222

83

REVUE DES LIVRES

est ici patente, le luthérien et le réformé se dressant ensemble contre toute thèse accréditant l'idée d'une impassibilité divine. Jenson prend cepen¬ dant le soin d'ajouter que, loin de marquer l'impossibilité d'un agir rédempteur, l'intégration de la souffrance en Dieu signe précisément la victoire de Dieu sur la souffrance : en étant intégrée à la vie divine, la créature souffrante à laquelle le Fils s'est identifié est menée à la pléni¬ tude de son être, prolepse de la libération de toute créature. La théologie trinitaire déployée par l'A. lui permet surtout de mettre en évidence le caractère foncièrement dynamique de l'être divin. Dieu ne se compromet pas seulement dans l'histoire, il est une histoire. Le dyna¬ misme divin est plus particulièrement mis en relief dans les sections que Jenson consacre au «problème christologique » (chap. 8) et au «pro¬ blème pneumatologique » (chap. 9). Le premier point se ressent de la dette que l'A. a contractée à l'endroit de la théologie de Barth, à laquelle il a consacré plusieurs travaux, à commencer par sa thèse de doctorat. Prenant pour point de départ la décision divine originaire d'être un avec l'homme Jésus, Jenson donne congé à toute théorie du logos asarkos, au profit de ce que l'on pourrait appeler la théologie du Verbum incar- nandum : il ne fut aucun temps où le Fils n'était pas en mouvement vers l'incarnation. Le dynamisme divin est encore plus marqué dans la conception que l'A. se fait du Saint-Esprit. C'est sans doute également sur ce point qu'il se montre le plus original. Renvoyant dos à dos les traditions occidentale et orientale, accusées d'avoir l'une et l'autre envi¬ sagé le problème pneumatologique sous le rapport exclusif des relations d'origine - la controverse au sujet du Filioque le montre à l'envi -, Jenson fait valoir que l'Esprit doit être considéré comme celui qui constitue l'accomplissement, non seulement de la réalité créée (ce que tout le monde affirme), mais également de la réalité divine elle-même. Soumettant tout particulièrement à la critique la notion augustinienne de vinculum caritatis, il tient que la troisième identité divine n'est pas uniquement le résultat de l'amour que le Père voue au Fils et récipro¬ quement, mais l'agent de cet amour, allant même jusqu'à affirmer que la troisième identité divine « libère » les deux autres en vue de leur amour mutuel, présentant à chacun d'eux l'autre comme objet de dilection, précisément parce qu'il a lui-même l'amour pour intention. Le chap. 13 constitue l'occasion, pour l'A., de déployer une nouvelle fois sa thèse du dynamisme de l'être divin, dans la mesure où il y affirme que l'éternité de Dieu doit être conçue, non comme un retrait du temps, mais au contraire comme l'ouverture créatrice à ce qui sera (p. 231). Tel est le cas de l'amour, que Dieu est (p. 274). C'est là ce qui fonde le protocole consistant à prédiquer le terme « personne » du Dieu unique : une personne se définit par le fait d'écouter et de répondre, si bien que, en dernière instance, loin d'être la forme la plus basse de la prière, la demande adressée à Dieu est l'acte qui correspond le mieux à l'être même de Dieu (p. 277). La traduction est en règle générale élégante et fluide. Il est dommage que l'entachent çà et là coquilles (p. 167, 183, 197, 214), fautes de grammaire (p. 185, 222, 252), anglicismes (p. 167, 182, 227) et phrases

REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 2, p. 193 à 222

84

197

tronquées (p. 176, 242). On remerciera cependant Serge Wûthrich d'avoir entrepris cet important travail de traduction, qui met à la disposition du lectorat francophone une pensée aussi stimulante que celle de Robert W. Jenson. Et l'on espère pouvoir prochainement disposer, en français, du second volume de la Théologie systématique de ce dernier, consacrée aux « Œuvres de Dieu ». M Vial John D. Caputo, La faiblesse de Dieu. Une théologie de l'événement. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par John E. Jackson. Avant-propos de Christophe Chalamet, Genève, Eabor et Fides, 2016, 482 pages (Eieux thèologiques 51), ISBN 978-2-8309-1603-4, 29 €. On trouvera ici la traduction française, au demeurant excellente, d'un ouvrage dû à un éminent spécialiste de la philosophie de la religion, fervent lecteur et ami de Jacques Derrida dont la pensée irrigue plus d'une page de ce livre. Ce dernier relève de la théologie, mais d'une théologie menée sous l'égide de la phénoménologie. Ee propos de l'A. consiste en effet à mettre en évidence (à « libérer », pour reprendre ses propres termes) l'événement que recèle le nom « Dieu ». C'est ainsi que, mettant en œuvre Vépochè chère aux sectateurs de Husserl, Caputo ne prend pas parti au sujet du statut ontologique de Dieu, son entreprise visant exclusivement à dégager la puissance de provocation dont « Dieu » est le nom. E'ouvrage est divisé en deux parties. Ea première est consacrée à ce que l'A. appelle la « force faible » de Dieu. A l'instar de Hans Jonas, mais adoptant une autre démarche que celle, relevant de la théologie spéculative, déployée dans Le concept de Dieu après Auschwitz, Caputo plaide pour que la toute-puissance soit retirée de la liste des attributs divins. 11 convoque pour ce faire l'apôtre Paul, et plus particulièrement sa théologie de la croix : la mort du Christ n'est pas à comprendre comme l'abstention de l'usage d'une puissance dont le Christ aurait différé l'exercice, mais, négativement, comme l'expression d'une non-puissance et, positivement, comme le signe d'une protestation contre le monde et le pouvoir. De fait, ainsi que l'A. le développe dans le troisième chapitre, l'agir créateur de Dieu doit être entendu, non comme l'acte par lequel Dieu fait être ce qui n'est pas, mais comme l'appel à subvertir ce qui est. On ne s'étonnera donc pas de ce que la doctrine de la creatio ex nihilo fasse l'objet d'une critique sévère, accusée qu'elle est, non seulement de gauchir le sens des deux récits de création de la Genèse, mais également de consacrer le parasitage de la tradition biblique par une métaphysique de la puissance. Ea seconde partie de l'ouvrage, qui en constitue les trois quarts, vise précisément à développer une herméneutique de l'événement que le nom de Dieu abrite. E'A. s'efforce, pour être plus précis, d'esquisser une «poétique de l'impossible», entendant par «impossible» non une contradiction logique mais l'imprévisible « qui fait voler en éclats notre

REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 2, p. 193 à 222

85

REVUE DES LIVRES

horizon d'attente » (p. 152) et par « poétique » la description de I'expdrience de l'impossible que le nom « Dieu » renferme. Cette expérience n'est rien d'autre que celle du « Royaume de Dieu ». On aura bien entendu compris que, loin de renvoyer à quelque arrière-monde que ce soit, cette expres¬ sion désigne une manière particulière d'être dans le temps. 11 est impos¬ sible de rendre compte en quelques lignes de cette seconde partie, tant elle est foisonnante. On se bornera donc à signaler qu'elle renferme des pages stimulantes et très belles sur le pardon (réponse au mal commis) et le salut (réponse au mal subi), tous deux interprétés, non comme une annulation de ce qui (s')est passé, mais comme le don d'une nouvelle manière d'être et de vivre face à ce qui (s')est passé. Fort d'une telle vision des choses, l'A. esquisse une démolition en règle de toute entre¬ prise de théodicée (coupable selon lui de raisonner en fonction de la logique de la compensation qui, propre au monde, n'est justement pas celle du Royaume) et offre (dans le chap. 9) une très intéressante interprétation de la thèse, scandaleuse, soutenue par Pierre Damien (1007-1072) dans sa Lettre sur la toute-puissance divine (SC 191), selon laquelle Dieu peut faire que ce qui a été n'ait jamais été : Caputo loue le remuant camaldule d'avoir voulu exalter la puissance du pardon divin (puissance telle que, affranchie des limites modales, elle va jusqu'à annuler le mal commis - tel est le sens de la thèse, défendue par Pierre Damien, selon laquelle Dieu peut faire en sorte qu'une femme violée recouvre sa virginité), mais lui reproche d'avoir enserré la logique de l'impossible dont il a voulu rendre compte dans la gangue d'une métaphysique de la puissance qui, à en croire l'A, est aux antipodes de la « force faible » de Dieu et du Royaume qu'il permet de faire advenir. Le dogmaticien ne peut certes reprocher à un philosophe de la religion d'élaborer une théologie sous l'égide de la phénoménologie. 11 reste qu'une telle approche ne saurait épuiser la théologie, à commencer par la doctrine de Dieu. Aussi pourra-t-on interroger la réfutation de la toute-puissance à laquelle l'A. se livre et, pour commencer, se demander ce qu'elle réfute au juste. Comme on s'est efforcé de le montrer ailleurs, Caputo ne réfute jamais que l'affirmation de Vomnipotence divine, c'est- à-dire la thèse selon laquelle la puissance divine se traduit par la capacité a priori de faire advenir des états de choses ou d'en empêcher d'autres. La question demeure cependant de savoir si cette réfutation vaut négation de la thèse de la toute-puissance divine, selon laquelle la puissance divine se traduit par le fait de transformer a posteriori toute existence, fût-elle la plus accidentée qui soit, en vue d'acheminer la créature vers la plénitude de son être. Telle est, après tout, la conception qui semble se dégager de la résurrection du Crucifié : la mort ne lui a pas été épargnée, mais elle n'a pas non plus été assez puissante pour contrecarrer le projet paternel de Dieu. On remarquera également, avec Christophe Chalamet qui signe Τ avant-propos de cette traduction française, que le logos de la croix ne conduit pas Paul à nier la puissance divine. En somme, il ne semble pas que cet ouvrage ait livré le dernier mot sur la théologie de la toute- puissance, et en particulier que le non qu'il lui oppose doive être pris comme parole d'Evangile.

REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 2, p. 193 à 222

86

199

Il n'en demeure pas moins qu'on pourra largement faire son profit de la phénoménologie du Royaume de Dieu que Caputo développe dans ce livre et que ce dernier servira jusqu'au dogmaticien, dans la mesure, notamment, où il le conduira à préciser le sens proprement pascal de la notion de toute-puissance divine, autrement ample que celui, banal, que revêt le concept abstrait d'omnipotence. M. Vial

Malte Dominik Krûger, Das andere Bild Christi. Spàtmoderner Protestan- tismus als kritische Bildreligion, Tubingen, Mohr Siebeck, 2017, xv + 618 pages (Dogmatik in der Moderne 18), ISBN 978-3-16- 154584-9, 99 €. Dans cette thèse d'habilitation, l'actuel professeur de théologie systé¬ matique de l'Université de Marbourg se livre à un exercice peu fréquent en théologie protestante : une approche critique de l'image, fondée à la fois sur l'anthropologie, la phénoménologie, la christologie et surtout l'analyse conceptuelle. Il en résulte un ouvrage dense et volumineux, nanti d'une bibliographie de 50 pages. La thèse est la suivante : le protestan¬ tisme est une religion de l'image (Bildvermëgen), celle-ci s'inscrivant à la fois au cœur du langage, de la pensée et du corps humains, mais aussi de la révélation chrétienne (la résurrection plus que la croix) et, in fine, de la société contemporaine. Mais le protestantisme, dans sa version post- modeme, se présente aussi comme une religion critique de l'image, en ce qu'il peut articuler cette dernière avec la Parole visuelle (Bildlichkeit) révélée sous ses deux versions {intérieure : justification par la foi, et extérieure : doctrine de l'Écriture) et donc en proposer une approche critique qui corresponde bien à la situation de l'homme (post)moderne, méfiant vis-à-vis des pouvoirs de la raison, de l'institution ecclésiale et de la Tradition. L'ouvrage est structuré en quatre grandes parties. La première s'interroge sur la mesure dans laquelle le protestantisme peut être consi¬ déré comme une religion de l'image. Puis vient une étude des multiples significations de l'image, d'un point de vue anthropologique, historico- culturel et réflexif. La troisième partie s'emploie à définir plus précisé¬ ment le concept d'image : l'A. ne propose pas moins de douze approches, à partir des principaux « penseurs de l'image » contemporains, essentiel¬ lement germaniques - R. Debray et G. Didi-Hubermann auraient eu leur place dans un tel passage en revue. Il résume ces développements par une typologie à trois entrées, l'image revêtant une dimension objective, sub¬ jective et intersubjective. La dernière partie renoue avec le protestantisme pour montrer en quoi, comment et pourquoi il est apte, mieux que les autres confessions chrétiennes, à proposer une réception critique de l'image (dans et hors de la religion). De nombreuses approches philosophiques montrent que Ton ne peut séparer les images intérieures, les images narratives (ou de fiction) et les images extérieures (plastiques). On découvre une foultitude de philosophes

REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 2, p. 193 à 222

87

REVUE DES LIVRES

allemands (et quelques-uns, anglophones), à la frontière entre la philo¬ sophie, la théologie, l'esthétique et l'histoire des arts, inconnus dans le domaine francophone (Gottfried Boehm, Klaus Sachs-Hombach, Philipp Stoellger, William J. T. Mittchel, Alex Stock, Reinhard Hoeps, Ruben Zimmermann, Ferdinand Fellmann, Peter Reisinger, Reinhard Brandt, Christoph Asmuth). Contrairement à Hans Belting, ces penseurs ne sont pas traduits dans la langue de Voltaire. L'ouvrage fait aussi la part belle à la phénoménologie de Merleau-Ponty, l'un des rares philosophes non germaniques à être étudié ici. Le concept de iconic turn (tournant esthétique), que l'on doit à Mittchel (1992), et qui a ensuite été repris par Boehm (1994), est abondamment exploré et expliqué (avec toutes ses variantes : imagic turn, pictorial turn, visualistic turn), d'un point de vue plus philosophique que théologique. 11 est certes difficile de reprocher des manques à un ouvrage aussi complet. Un auteur toutefois, incontournable pour cette thématique et la manière philosophique de l'aborder, brille par son absence, en la per¬ sonne de Paul Ricœur. Sa pensée herméneutique portant sur la métaphore, présentée non comme une figure de style mais comme un nœud séman¬ tique ouvert à la compréhension du texte (narratif, poétique ou biblique), de soi-même et pour finir de Dieu, aurait utilement enrichit cette réflexion. De surcroît, la métaphore a, chez Ricœur (qui a développé une pensée philosophique ouverte au protestantisme postmoderne chère à l'A.), une dimension proprement iconique. L'absence de référence à son œuvre est d'autant plus étonnante que Ricœur est abondamment traduit en allemand. Autre regret, mineur : l'absence de théologiens réformés, comme Moltmann (ou, pour le domaine francophone, Gisel ou Buhler), chez qui l'image est certes peu thématisée comme telle, mais dont la présence est sous-jacente à une théologie fortement orientée vers l'eschatologie (donc vers l'image comme lieu d'un accomplissement). Le soussigné a du mal à partager l'optimisme de l'A., selon qui le protestantisme peut trouver ou retrouver une place dans la société contem¬ poraine, grâce à un accueil et à une pratique critique de l'image (que ce soit l'image religieuse ou la religion de l'image) ; la chose vaut peut-être pour certaines régions du Nord de l'Europe, encore culturellement mar¬ quées par la Réforme, mais certainement pas ailleurs. On saluera néanmoins ce travail d'une grande érudition, qui honore la théologie protestante contemporaine. J. Cottin

Φ é Klaas Huizing, Asthetische Théologie. Der erlesene Mensch. Der inszenierte Mensch. Der dramatisierte Mensch, Gûtersloh, Gutersloher Verlagshaus, 2015, 680 pages, ISBN 978-3-579-08197-7, 68 €. L'A., théologien luthérien qui fut professeur de théologie systéma¬ tique à Wurzburg, est aussi écrivain et dramaturge prolixe ; il dirige actuellement un magazine culturel européen (OPUS).

REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 2, p. 193 à 222

88

201

Cet ouvrage imposant vise à élaborer une « théologie esthétique », à partir de trois aspects visibles de l'humain, auxquels correspondent les trois parties de l'ouvrage : l'humain élu, l'humain mis en scène, l'humain mis en drame. Le projet de cet ouvrage est double : il s'agit à la fois d'ouvrir la théologie dogmatique à l'humain dans sa réalité corporelle et sensible par le moyen de l'art (littérature, poésie, arts visuels, arts du spectacle), mais aussi de montrer la « capacité théologique » de ces arts, qui permettent une connaissance plus vraie de l'homme et, partant, de Dieu. Cette perspective herméneutique, qui se situe dans la ligne de Schleiermacher et de Tillich, tient à réconcilier la religion et la culture, l'horizontalité des créations humaines avec la verticalité de la transcen¬ dance de la Parole de Dieu. On l'aura compris : l'A. vise à redonner au lecteur le sens et le goût de l'incarnation par une revalorisation des sens et par le moyen des arts et/ou de la religion, lesquels constituent des médiations par lesquelles Dieu parle aux humains et ceux-ci à Dieu. Parmi eux, l'extase, la mystique, les rites et rituels, les gestes, mais aussi la bouche, le nez et les yeux font l'objet de développements particuliers. Deux autres aspects sont intégrés à ce parcours assez éclectique : l'influence et l'importance des médias, des nouveaux médias et des médiations (entendues au sens mcluhanien comme tout ce qui favorise la rencontre entre les humains), ainsi que la culture populaire. C'est ainsi que les figures populaires de films ou relevant du domaine de la chanson {True Man, Forrest Gump, Madonna) voisinent avec des personnages de la tradition chrétienne (le bon Samaritain, François d'Assise, Saint Christophe) ou des formes d'art plus élitistes (l'art vidéo de Bill Viola). Cette théologie esthétique se termine par une pièce de théâtre de l'A., qui endosse in fine le costume du dramaturge : Jésus am Ramener Kreuz [Jésus au nœud autoroutier de Kamen] (p. 607-645). On ne peut que saluer la créativité débordante et les intuitions créatrices de cet ouvrage. Mais on doit également avouer s'être quelque peu perdu dans la multiplication de références à tous styles et à toutes époques. Les titres de chapitres ou paragraphes, souvent journalistiques ou alambiqués, n'en facilitent pas la compréhension. L'ouvrage confine au patchwork. Par ailleurs, l'esthétique de l'A. est finalement plus littéraire et verbale que visuelle. En témoignent les 34 images insérées dans l'ouvrage, de fort mauvaise qualité, sans légendes ni copyright : une piètre façon de rendre justice au langage de l'image ou de l'art. Autre faiblesse d'un ouvrage de ce genre : il traduit souvent plus les impres¬ sions subjectives de l'A., ses goûts artistiques, poétiques et littéraires, qu'il ne donne des outils pour entrer dans une véritable « théologie esthétique » dont le protestantisme aurait effectivement besoin. Si l'on n'a pas les mêmes références artistiques et culturelles que l'A., ce qui est probable, on a toutes les chances d'être perdu. On s'étonnera que, pré¬ sentant la médiologie (p. 311-332), l'A. ne mentionne pas Régis Debray, le fondateur de cette nouvelle discipline philosophique. On appréciera toutefois le fait que l'A., curieux aussi bien cultu- rellement que religieusement, nous fasse découvrir des penseurs et des

REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 2, p. 193 à 222