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Classiques Garnier

Sociologie

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notion dans une perspective de pédagogie de la religion. Après avoir articulé lieu (Ort) et espace (Raum) aux concepts d'atmosphère et de « présence corporelle dans l'espace » (Raum leiblicher Anwesenheit), elle propose de réfléchir à partir d'un nouveau concept, celui de Raumbildung : la « formation-espace ». Ce concept est à comprendre dans un double sens, dans la mesure où il renvoie non seulement au rôle que l'aména¬ gement de l'espace joue dans la formation, mais également à la fonction formatrice de l'espace comme tel, indépendamment de tout aménagement particulier. L'A. plaide ensuite pour une revalorisation de la théologie pratique et de la pédagogie religieuse à travers ce concept, ainsi que tout ce qui en découle : la redécouverte de la sensibilité religieuse (religiose Sensibilitàt) face au contenu religieux (religiôser Inhaltlichkeit). On se demandera certes quelles réalités peuvent bien ne pas relever de la notion d'« espace », dès lors qu'on la métaphorise au point d'y inclure le pouvoir de la langue. C'est sans doute là la limite de ce type d'approche. Mais on conclura avec ce beau dicton latin, repris d'une pièce de Bruckner : locus iste a Deo factus est, « ce lieu est créé par Dieu ». Par là est signifié que la notion d'espace peut être à la fois une réalité matérielle, une construction intellectuelle, une expérience affective et une ouverture spirituelle au Dieu biblique. J. Cottin

SOCIOLOGIE r ^ ^ r Etienne Ollion, Raison d'Etat. Histoire de la lutte contre les sectes en France, Paris, La Découverte, 2017, 267 pages, ISBN 978-2-7071- 5897-0, 19 €. F Les rapports entre les religions et l'Etat en France ont suscité de nombreuses études. L'originalité de la présente monographie est d'aborder la question de la présence des sectes dans la société française du point de vue de l'État. L'A., chargé de recherche au laboratoire SAGE (Sociétés, Acteurs, Gouvernement en Europe, UMR 7363, CNRS-Université de Strasbourg), porte un jugement relativement sévère sur les travaux des sociologues des religions. D'une part, il leur reproche un biais épistémologique qui les porterait à considérer le problème des sectes à partir de leur propre centre d'intérêt. D'autre part, il estime que le choix de faire remonter les origines du problême aux années 1970 occulte plus qu'il n'éclaire la spécificité de la politique de lutte contre les sectes mise en place par l'État français à partir de 1995. Examinons chacune de ces critiques. A travers l'histoire de l'Association de défense de la famille et de l'individu (ADFI), l'A. montre que la lutte contre les sectes est longtemps restée confinée à des milieux catholiques, aisés et conservateurs. Afin de donner une dimension politique à la question, il a fallu, selon des propos

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du député socialiste Alain Vivien recueillis par ΓΑ., « montrer que le sectarisme n'était pas nécessairement religieux. Que ce n'était pas de cela qu'il était question, mais de manipulations, et d'atteintes à la personne. » (P. 61.) La diffusion de ce « scheme psychologique » (p. 79) aboutit à la « sécularisation de la définition de la secte », à une « séparation nette entre sectes et religion» (p. 82). C'est ce déplacement qui, selon l'A., « oblige à ne plus analyser la question des sectes sur le simple mode de la controverse sur les bonnes formes de la religion » et à considérer la poli¬ tique française de lutte^ contre les sectes comme le produit de « logiques internes à l'appareil d'État » (p. 15). Le deuxième reproche adressé aux sociologues des religions est l'inscription de la question des sectes dans une durée longue, alors que la lutte contre les sectes n'aurait véritablement pris forme qu'à partir de 1995. Remis en 1983, le rapport Vivien sur les sectes en France avait rencontré peu d'écho. Mais une nouvelle commission parlementaire s'est saisie de la question. Son rapport a paru en décembre 1995, au moment du mas¬ sacre de seize membres de l'Ordre du Temple solaire sur le plateau du Vercors. Cet événement à forte charge émotionnelle, largement relayé par les médias, apporte la preuve, aux yeux de l'opinion publique, de la dan- gerosité des sectes, telle qu'elle a été décrite dans le rapport parlemen¬ taire. Rapidement, la lutte contre les sectes s'est institutionnalisée. En 1996, est créé l'Observatoire interministériel sur les sectes, devenu, en 1998, la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS). Dans le même temps, les financements publics accordés aux associations de lutte contre les sectes augmentent « substantiellement » (p. 101). L'un des éléments-clés du rapport parlementaire de 1995 est l'établis¬ sement, sur la base de critères utilisés par les Renseignements généraux, d'une liste recensant 173 sectes présentes en France. Or cette liste comprend des « mouvements à la religiosité contestée (Témoins de Jéhovah, Sciento¬ logie) et [des] groupes sans prétentions religieuses (psychothérapeutes, écoles alternatives, groupes paramilitaires)» (p. 119). Si donc la reli¬ giosité ne définit pas la secte, comment caractériser celle-ci ? Analysant des données recueillies par l'une des grandes fédérations de lutte contre les sectes, TA. relève que « c'est avant tout pour des questions d'éducation, de santé ou de rapport à l'État que les "sectes" de TUNADFl sont dénoncées » (p. 116-117). 11 en conclut que, « plus que les frontières du champ religieux, ce que ces sectes remettent avant tout en cause, ce sont des normes d'État qui ont de longue date reçu la caution des pou¬ voirs publics » (p. 123). De la sorte, TA. apporte sa caution scientifique à la définition de la secte utilisée par les acteurs de la lutte contre les sectes, dont la citation attribuée à Alain Vivien montre qu'elle procède d'une volonté de dépouiller la secte de son caractère religieux, afin de s'en emparer politiquement. Les critiques que TA. énonce à l'égard des sociologues des religions sont-elles justifiées ? Concernant la définition de l'objet d'étude, il faut rappeler que la secte est, chez Max Weber, un exemple d'une forme de sociétisation qu'il appelle « association », par opposition à « institution ».

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Les associations peuvent être religieuses (sectes), politiques (partis), sportives (clubs), afflnitaires (amicales) ou encore « à but déterminé » (les associations de lutte contre les sectes, par exemple). Le fait que la secte partage avec d'autres sortes d'associations un mode de fonction¬ nement fondé sur le volontariat ne diminue en rien l'intérêt d'étudier ces groupes à partir d'une catégorie qui présente en outre l'avantage de ne pas appartenir au vocabulaire des intéressés eux-mêmes. Quant à la délimitation de la période à prendre en compte pour l'étude, un argument solide pourrait être formulé pour inscrire celle-ci, non dans une durée de plusieurs décennies mais de plusieurs siècles. Jean Baubérot, par exemple, fait remonter les origines de la laïcité au combat de Philippe le Bel contre le pouvoir ecclésiastique. Ainsi, sur sept siècles, l'histoire des rapports entre les religions et l'Etat en France peut être décrite comme celle d'une lutte entre deux pouvoirs prétendant, chacun, définir la place de l'individu dans la société. Décrire cette lutte suppose de mobiliser les ressources de la sociologie des religions comme celles de la sociologie de l'Etat. L'intérêt de cet ouvrage stimulant est d'ouvrir la voie à une telle entreprise. J. Dean

Christian Smith, Religion. What It Is, How It Works, and Why It Matters, Princeton, Princeton University Press, 2017, x + 277 pages, ISBN 978- 0-691-17541-6, $35. 11 faut d'emblée reconnaître à cette entreprise de théorie sociologique deux grandes qualités : le courage de s'attaquer à des problèmes fonda¬ mentaux et la clarté dans l'expression de la pensée. Courage : il faut remonter presque à Durkheim pour trouver un sociologue qui, plutôt que d'analyser des phénomènes religieux (prophétisme, mysticisme), des pro¬ cessus (sécularisation, syncrétisation) ou des groupes religieux (Églises, sectes), propose une définition de la religion elle-même. Clarté de l'expression : le vocabulaire est suffisamment technique pour être précis sans tomber dans la phraséologie. La conjugaison de ces deux qualités facilite la discussion des positions de l'A. L'enjeu est de taille car il semble raisonnable de penser que, pour étudier un objet, il faut au préalable le définir. Or le fait est notoire : les sociologues des religions s'accordent difficilement sur ce qu'est la religion. Comme Durkheim, l'A., professeur de sociologie à l'Université de Notre Dame (Indiana, États-Unis), propose de définir la religion par un élément censé en constituer l'essence. Non plus le « sacré », mais le postulat de l'existence de « pouvoirs surhumains » (superhuman powers), avec lesquels les pratiquants (religious practitioners), catégorie qui com¬ prend aussi bien les spécialistes que les laïcs, cherchent à communiquer ou du moins à composer, afin d'obtenir des biens et d'éviter des maux (p. 22). Mais, à la différence de Durkheim, qui ajoute deux autres critères (la présence de croyances et de rites, l'existence d'un groupe substrat) à

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celui du sacré, ΓΑ. estime que la référence aux pouvoirs surhumains suffit à elle seule à caractériser la religion. X A cette aune, des aspects aussi importants que la formation d'identités, la construction de communautés, la production de sens, la création artistique, l'expression expérientielle, le contrôle social et la légitimation deviennent des « effets secondaires » qui ne sont pas « exclusivement religieux » (p. 78). Certes, ΓΑ. leur reconnaît des « capacités causales et des pouvoirs », mais ceux-ci sont « irréductibles aux activités qui les ont engendrés » (p. 85-86). Cette distinction entre ce qui est proprement religieux et ce qui n'est que secondaire conduit l'A. à renvoyer à la « recherche empirique » des questions telles que la corrélation entre reli¬ gions et classes sociales ou la division entre spécialistes et laïcs (p. 66-68). Cette proposition est-elle recevable ? Sans surprise, les postulats théoriques de l'A. influent sur la recherche. 11 affirme que la « dynamique essentielle qui sous-tend la religion est celle d'attributions causales par des humains à des pouvoirs surhumains » (p. 136). Ces attributions sont le fait, non de « traditions, cultures, et institutions », mais de « personnes humaines » (p. 49). Or les « êtres humains sont "naturellement" reli¬ gieux » (p. 198). 11 est donc faux de penser que la religion serait une «fabrication artificielle» (p. 212). L'individualisme méthodologique de l'A. le conduit ainsi à minorer, sinon à évacuer, le questionnement sur la construction sociale de la religion. Pourtant, le rôle des catégories, classes et groupes sociaux dans l'élaboration des religions est indubitable. L'A. lui-même observe que, « [d]ans plusieurs circonstances, savoir faire des attributions religieuses est un processus acquis, nécessitant une socia¬ lisation au savoir religieux officiel et, plus encore, populaire, d'un groupe religieux» (p. 152, c'est nous qui soulignons). N'est-il pas significatif qu'une opération censée définir l'essence de la religion se produit au sein d'une collectivité ? Une définition de la religion qui écarte des pans entiers de la recherche sociologique au motif qu'ils ne portent pas sur des objets proprement religieux sacrifie la complexité empirique au formalisme théorique. J. Dean

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