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Classiques Garnier

Ethics

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créateurs importants mais peu connus en France et qui se sont attachés à revaloriser le langage des sens, comme Vilém Flusser (p. 342-347). J. Cottin ÉTHIO UE

Sylvie Laurent, Martin Luther King. Une biographie intellectuelle et poli¬ tique, Paris, Seuil, 2015, 382 pages, ISBN 978-2-02-116621-7, 21 €. Les biographies de Martin Luther King se comptent aujourd'hui par dizaines, et par centaines les études thématiques à son sujet. Pourquoi donc un livre de plus ? L'A., qui enseigne l'histoire politique et littéraire des Africains-Américains à Sciences Po Paris, et qui est chercheuse associée à Harvard et Stanford, a pu bénéficier de sources très riches (archives de première main et littérature secondaire toute récente) dont les autres biographes étaient privées ; et elle fournit au lecteur les dif¬ férents liens pour accéder directement aux innombrables documents à présent mis en ligne. L'intérêt de son ouvrage est double. Il resitue tout d'abord les campagnes menées par Martin Luther King dans l'histoire méconnue des luttes sociales, du syndicalisme, du radicalisme politique et des mou¬ vements noirs aux États-Unis : de Du Bois à Malcolm X, de McKay à Carmichael. Il indique ainsi les filiations et tensions entre différentes cultures ethno-politiques, les ramifications du marxisme et du socialisme américains ou les aléas de la réception de Gandhi aux États-Unis. Mais surtout, l'A. démontre la profondeur foncièrement subversive de la pensée politique de Martin Éuther King et déconstruit avec brio, et non sans verve, sa récupération dans la mémoire officielle des Américains : fossilisée en icône attendrissante de la communion nationale par un véritable «tour de passe-passe mémoriel » (p. 14) qui ne retient que l'accomplissement du rêve américain et censure la mise en cause radicale des fondements capitalistes et militaristes de la société américaine, la vie de Martin Luther King a été peu à peu aseptisée en « un conte pour enfants» (p. 321). La dissidence d'un homme haï, menacé de mort chaque jour pendant treize ans, psychologiquement brisé par le harcèle¬ ment du FBI, s'est totalement évaporée dans une réécriture de l'histoire qui travestit sa pensée et son action pour l'ériger au statut consensuel de rédempteur d'une nation. Afin de dénoncer cette domestication d'une posture proprement révolutionnaire, il importait de restituer Martin Luther King à son histoire, et l'A. relève ce défi avec talent et efficacité. Malheureusement, comme trop souvent chez les chercheurs français, son approche de la théologie et de la spiritualité de Martin Luther King souffre d'une grille de lecture franco-française, c'est-à-dire catholique : il y est question du « clergé baptiste » (p. 151, 167, 291), de la « messe » célébrée par un pasteur « intercesseur » entre Dieu et les hommes (p. 31),

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de « l'Eglise protestante américaine » (p. 55) ; les « laïcs » sont distingués de « l'Église » (p. 59) ; chez les baptistes, « l'homme peut dominer sa nature par le baptême » et ainsi « accéder à sa nature divine » (p. 64) ; l'apôtre Paul devient « saint Paul » sur le chemin de Damas (p. 135-136) ; le titre de la fameuse Lettre de Paul aux chrétiens d'Amérique devient d'ailleurs « Lettre de saint Paul... » (p. 141). Par ailleurs, le luthéranisme est présenté, en tension avec le calvinisme, comme complaisant vis-à-vis des « émotions charnelles » (p. 42) ; le Social Gospel est traduit soit par « Évangile social » (p. 33), soit par « évangélisme social » (p. 55, 269) ; les chrétiens sociaux sont d'ailleurs appelés « évangélistes » (p. 56) ; l'Esprit Saint est orthographié « Esprit sain » (p. 97). L'A. rapproche le prénom du pasteur noir de saint Martin, « l'apôtre des pauvres », autant que de Martin Luther (p. 34). Bien d'autres rapprochements, sinon impro¬ bables, du moins inattendus, sont proposés : avec Victor Hugo (p. 137), saint Augustin (p. 218), Auguste Comte (p. 135, 338), Albert Camus (p. 141,338)... Quelques confusions sont également à regretter : Coretta est appelée Caretta (p. 99) ; une citation des Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant est située dans la Critique de la raison pratique (p. 143, 338) ; aucune distinction n'est faite entre « non-violent », « pacifique » et « pacifiste » (p. 161) ; Birmingham est confondue avec Atlanta (p. 181), puis avec Montgomery (p. 190) ; la mort de Martin Luther King est située à 7 heures au lieu de 19 heures (p. 305). Les phrases sont parfois longues et alambiquées (comme la première phrase de la p. 313). En dépit de ces imperfections, on ne saurait trop recommander la lecture de cet ouvrage qui met en contexte la trajectoire de Martin Luther King et s'avère ainsi fort corrosif à l'endroit des diverses entreprises d'instrumentalisation à l'œuvre aujourd'hui. F. Rognon Serge Molla, Martin Luther King, prophète, Genève, Labor et Fides, 2018, 326 pages, ISBN 978-2-8309-1656-0, 22 €. Déjà auteur des Idées noires de Martin Luther King (Labor et Fides, 1992\ 2008^), l'A. approfondit ici l'analyse de la théologie du pasteur noir, à l'occasion du cinquantième anniversaire de son assassinat. Cet ouvrage comble en quelque sorte le vide laissé par celui de Sylvie Laurent, Martin Luther King. Une biographie (cf. supra), qui resituait certes remarquablement l'homme d'Atlanta parmi les filiations politiques et syndicales et les dissidences étatsuniennes, mais péchait gravement par ses carences et ses inexactitudes sur le plan théologique - Molla, après l'avoir critiquée, p. 55 et 169, fait néanmoins l'éloge de son « excellente biographie », p. 309. Ici, l'enquête est fort instruite, fine, rigoureuse, et finalement convaincante. L'A. établit l'arrière-plan «prophétique » de la pratique théologique de Martin Luther King (le point d'interrogation de la p. 234, absent du

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titre assertif de l'ouvrage, disparaît dans la démonstration) : la récurrence de ses références aux textes vétérotestamentaires de facture prophétique ; ses identifications implicites et explicites aux prophètes bibliques, notam¬ ment Jérémie et Amos, ainsi qu'à l'apôtre Paul (p. 24, 85, 118, 236-237) ; et son adéquation à la catégorie et à la figure du prophète, défini comme « interprète de la volonté de Dieu suite à une vocation » (p. 240). Molla étudie donc le récit de sa vocation « de prophète » (p. 53), qui a pris place le 27 janvier 1956, et analyse le contexte et l'intention de sa réécriture en 1967 (p. 49-57, 73, 81-82). Il examine son rapport à la Bible (p. 71-74), le rôle du chant et des prières dans les campagnes pour les droits civiques (p. 63-64), ainsi que la thématisation du motif de la souffrance rédemp¬ trice (p. 74-79, 148-154). L'A. consacre de longues pages à l'analyse d'un certain nombre de discours et de prédications de Martin Luther King (p. 83-118), mais aussi de chants (p. 140-147), qu'il décrypte et déconstruit avec une rigueur critique non dénuée de bienveillance. Il rend alors compte de l'évolution du pasteur noir vers la non-violence et de la teneur sémantique, théologique et spirituelle de cette catégorie (p. 119-156). Il conclut judicieusement de cette enquête approfondie que la non-violence kingienne ne peut être réduite à une pure recherche stratégique d'efficacité (p. 77, 155-156). Enfin, l'A. s'intéresse à l'héritage de Martin Luther King sur un plan théologique (la Black Theology, p. 160-168), politique (la fin de son Mouvement, l'évolution de la situation des Africains- Américains et les nouvelles expressions militantes, p. 168-212), et fina¬ lement culturel (musée, littérature, musique, septième art..., p. 214-232). On saura gré à l'A. d'avoir enrichi son étude d'un glossaire de près de quatre-vingts des protagonistes du Mouvement, dont il a suivi la tra¬ jectoire après l'assassinat de Martin Luther King (p. 263-297) ; cet inven¬ taire fort utile se limite malheureusement aux figures amies et alliées, et néglige les adversaires du pasteur noir (le cheminement ultérieur du gouverneur George Wallace aurait été fort éclairant quant aux victoires posthumes de Martin Luther King). On regrettera également l'absence de carte des Etats du Sud-Est des Etats-Unis et la localisation fautive du Ku Klux Klan dans la liste des abréviations (p. 15-16). L'ouvrage se termine par un certain nombre d'annexes (p. 299-319) : un portrait de Martin Luther King par Howard Thurman, en date du 4 avril 1968 (jour de la mort du pasteur noir) ; les «Dix commande¬ ments » des militants de Birmingham ; les « Dix commandements » pour le Viêt-Nam ; une bibliographie commentée et, finalement, un Index nominum. On ne saurait trop recommander la lecture de cette mise en perspective théologique de la figure de Martin Luther King, trop rare dans la littérature secondaire francophone, pourtant pléthorique. Son érudition et sa justesse de ton en font un guide fiable et, par conséquent, précieux. F. Rognon

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