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Philosophie

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PHILOSOPHIE Valentine Zuber, L'origine religieuse des droits de l'homme. Le christia¬ nisme face aux libertés modernes (XVllf-XXf siècle)., Genève, Labor et Fides, 2017, 384 pages (Histoire), ISBN 978-2-8309-1639-3, 24 €. Directrice d'études à l'EPHE (chaire de Religions et relations inte¬ rnationales), l'A. nous invite à un passionnant parcours, tout au long de l'histoire des interprétations et réinterprétations des droits de l'homme, et en particulier de leurs sources d'inspiration. Le premier chapitre, assez bref, relate les circonstances de la rédaction et de l'adoption de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. L'A. montre combien son article 10 («Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi ») est le fruit d'un laborieux compromis politique, entre les partisans de la liberté et ceux de la tolérance. Elle analyse alors le rôle de la minorité protestante (Antoine Court de Gébelin, Rabaut Saint-Etienne) et du clergé patriote (l'abbé Grégoire) dans le processus révolutionnaire : ces acteurs partagent l'idée selon laquelle la Révolution est voulue par Dieu, et les droits de l'homme tirés des Écritures. Le deuxième chapitre parcourt deux siècles d'histoire intellectuelle, en retraçant l'évolution du débat sur l'origine des droits de l'homme : sont-ils d'origine philosophique ou religieuse ? La discussion est assez sereine pendant les deux premiers tiers du XIX^ siècle (Thomas Paine, Charles de Villers, Germaine de Staël, Edgar Quinet, Alphonse Peyrat, Jules Michelet, Alexis de Tocqueville), mais se tend après la guerre de 1870, en raison de la montée des nationalismes : la Révolution ne peut être conçue que comme un événement français aux racines purement phi¬ losophiques. La controverse culmine en 1902, avec la tension entre Georg Jellinek, proche de Troeltsch et Weber, qui défend l'idée d'une source américaine, et donc protestante, et Émile Boutmy, pour lequel la filiation ne saurait être que rousseauiste. Jellinek voit dans le Contrat social la négation de la liberté individuelle et non la matrice des droits de l'homme, alors que les droits individuels et la liberté de conscience sont le produit du congrégationalisme. Boutmy rappelle que les Réformateurs étaient intolérants et que les Lumières françaises ne se limitent pas à Rousseau, mais comprennent Montesquieu, Voltaire et Diderot. Cette dispute sera reprise et réinterprétée tout au long du xx^ siècle, avec à chaque fois de nouveaux arguments : on relèvera par exemple les impacts croisés du protestantisme sur Rousseau et de la Érance sur la révolution américaine. L'A. rend compte avec force détails de la réception du débat j u squ ' auj ourd ' hui. Le troisième chapitre expose les mutations des rapports entre les confessions chrétiennes et les droits de l'homme. Le protestantisme évolue d'une adhésion politique à une critique théologique. L'A. parle à ce sujet du « mythe » (terme qu'elle emprunte à Roger Mehl) de l'origine protestante

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des droits de rhomme, mais signale une querelle d'interprétations entre la figure de Calvin (Emile Doumergue) et celle de Castellion (Ferdinand Buisson). Après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs théologiens rap¬ pellent que la Réforme avait pour but initial la restauration de la souve¬ raineté pleine et entière de Dieu et ne pouvait donc porter en germe les principes des droits de l'homme. Quant au catholicisme, il suit le chemin rigoureusement inverse : de la condamnation à l'apologie. Un premier tournant est opéré par les catholiques libéraux au moment de l'affaire Dreyfus, mais le ralliement est surtout le fait de Jacques Maritain, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, puis du concile Vatican 11. On n'en observe pas moins aujourd'hui un œcuménisme des droits de l'homme, qui tend à les défendre tout en distinguant leur compréhension chrétienne de l'idéologie séculière et universaliste des droits de l'homme. La somme que l'A. offre au lecteur, et qui prend parfois l'aspect d'une anthologie, voire d'une compilation, tend à exhumer les origines religieuses des droits de l'homme, passablement refoulées en France, sans pour autant faire de la Réforme leur matrice unique. On pourra s'étonner de ce qu'une décision de l'Assemblée constituante prise par 570 voix contre 433 soit considérée comme « presque unanime » (p. 38) ; et que le Synode de Barmen soit situé en «janvier 1934 » et non en mai (p. 142). Mais on saura gré à l'A. de mettre à notre disposition un dossier aussi richement documenté et d'éclairer ainsi l'une des dimensions cardinales de notre condition moderne. F. Rognon Flemming Fleinert-Jensen, Jacques Message (dir.), avec la collaboration d'Émeline Durand, Kierkegaard, l'œuvre de raccomplissement, Paris, Classiques Garnier, 2017, 492 pages (Colloques de Cerisy. Philo¬ sophie, 1), ISBN 978-2-406-07454-0, 39 €. Λ A l'occasion du bicentenaire de la naissance de Kierkegaard, la Société Soren Kierkegaard a organisé un colloque international long d'une semaine, en juillet 2013, dans le cadre prestigieux du château de Cerisy-la-Salle, en Normandie. Les actes de cet événement académique sont maintenant disponibles, et l'ampleur du volume est à l'image de la richesse de cette rencontre : vingt auteurs, vingt-et-une contributions, près de cinq cents pages de textes. André Clair, grand spécialiste français du philosophe danois, y offre deux chapitres, dont l'un de quarante-deux pages. L'angle d'approche choisi et le champ circonscrit sont traduits par l'expression retenue pour le titre, issue d'une note de Kierkegaard : « l'œuvre de l'accomplissement ». Il s'agit de montrer comment, après la publication en 1846 du Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, et jusqu'à sa mort en 1855, le travail d'écriture du Danois est entré dans une phase réalisant des orientations antérieures d'une œuvre déjà dense, ou marquant des inflexions notables à partir de certaines thèses déjà développées. Ln poursuivant une stratégie sans égal.

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Kierkegaard s'est engagé dans un déploiement intellectuel inédit, générateur de plusieurs nouveaux chefs d'œuvre {Les œuvres de l'amour en 1847, La maladie à la mort en 1849, Exercice en christianisme en 1850), de publi¬ cations plus courtes (des Discours édifiants ou chrétiens et un certain nombre d'articles) et d'une somme considérable de Papirer {Journaux et Cahiers de notes), où se livre sur une multitude de plans ce qui éclaire l'ensemble de l'œuvre. La première partie s'intitule « De l'ironie au désespoir et retour » et comprend les textes suivants : « L'ironie, le tragi-comique et l'édification selon Kierkegaard » (Philippe Grosos), « L'ironie en mouvement » (Jacques Message), «La faiblesse d'être soi. Sein zum Tode et vie "éternelle"» (Joaquim Hernandez-Dispaux), « Le Socrate de La Maladie à la mort » (Hélène Politis) et « Identité, négativité et fondation du soi selon La Maladie à la mort » (André Clair). La deuxième partie s'intitule « Nulla dies sine lacryma » et présente les chapitres suivants : « Kierkegaard et la quête du sens à "l'âge sé¬ culier" » (Bernard Lemaigre), « La conscience du péché, pierre de touche de l'œuvre de l'accomplissement » (Pierre Buhler), « L'égologie de Kierkegaard et la phénoménologie. La figure kierkegaardienne et la recherche d'une radicalité phénoménologique » (Florian Forestier), « Se faire une image de la souffrance » (Ettore Rocca) et « Le témoin » (Emmanuel Cattin). Sous le titre « De l'amour et de ses œuvres », la troisième partie comprend les contributions suivantes : « De l'amour et de ses œuvres. Parenté et proximité selon Kierkegaard et Eevinas » (Alain Bellaiche- Zacharie), «Les Œuvres de l'amour. Un "hapax" dans le corpus kier- kegaardien ? » (Frédéric Rognon), « Existence et amour. Regards sur Les Œuvres de l'amour» (André Clair), « E'amour pour le prochain et le recommencement de l'éthique» (Dario Gonzalez) et «Les Œuvres de l'amour entre prédilection et renonciation » (Peter Kemp). Enfin, la quatrième partie, intitulée « Devant Dieu », offre au lecteur les textes suivants : « Kierkegaard, poète et martyr » (David Brezis), « Silence - Nature - Dieu. Kierkegaard ou Heidegger » (George Pattison), « Imitation et vérité » (Vincent Delecroix), « Kierkegaard, poète du reli¬ gieux, mais de quelle religion ? » (Soren Gosvig Olesen), « Kierkegaard le luthérien » (Flemming Fleinert-Jensen) et « E'idée de Dieu dans le Journal de 1854 » (Jacques Colette). Ee livre se termine par un index nominum et un ensemble de résumés des contributions et de présentations des auteurs. Ce sont ainsi toutes les dimensions de l'œuvre du dernier Kierkegaard {Vagapè, le désespoir et l'espérance, la foi et l'édification) dont ce volume s'essaie à rendre compte. S'il laisse encore de nombreux champs en friche pour des explorations ultérieures, nul doute qu'il marquera un jalon dans l'histoire de la recherche francophone sur l'œuvre protéiforme du philosophe de Copenhague. F. Rognon

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Paul Ricœur, Méthode reflexive appliquée au problème de Dieu chez Lachelier et Lagneau, Paris, Cerf, 2017, 246 pages (Philosophie et Théologie), ISBN 978-2-204-12173-6, 29 €. Le présent document n'est pas un ouvrage publié par le philosophe Paul Ricœur : c'est un mémoire universitaire rédigé par lui alors qu'il n'était encore qu'un brillant étudiant d'à peine 21 ans. Soutenu devant Léon Brunschvicg à l'Université de Rennes en 1934, ce mémoire, qui porte sur deux philosophes importants de la tradition réflexive française du début du XX^ siècle, Jules Lachelier (1832-1918) et son disciple Jules Lagneau (1851-1894), est d'ailleurs antérieur à l'œuvre de Ricœur que la bibliographie systématique de F. Vansina fait débuter en 1935. Fallait-il publier un tel mémoire d'étudiant, fût-il de Ricœur? S'il est permis d'en douter du point de vue de l'intérêt que présente ce texte pour un lecteur de philosophie du xxf siècle, reconnaissons néanmoins que, pour l'exégète de l'œuvre de Ricœur, ce document présente un intérêt certain. Sur le plan méthodologique, on y trouve en effet, à l'état natif, certains aspects de la pratique philosophique du jeune Ricœur : ainsi, la comparaison de Lachelier et de Lagneau préfigure celle de Jaspers et de Marcel dans la première monographie de Ricœur {Gabriel Marcel et Karl Jaspers. Philosophie du mystère et philosophie du paradoxe, 1947) ; la préparation voire l'anticipation de remarques critiques dés le début de l'ouvrage (voir par exemple p. 39) sera une constante du style ricœurien. Sur le fond, on découvre la connaissance approfondie de la tradition réflexive que le jeune Ricœur a puisée dans la lecture des œuvres de Lachelier et de Lagneau, connaissance complétée du reste par la fréquen¬ tation de lettres inédites des philosophes. Dans le même temps, force est de constater que la lecture de ce mémoire est décevante. Si l'on discerne déjà la formidable capacité d'analyse de Ricœur - sans cesse mise en œuvre dans les lectures qu'il donnera tout au long de son activité -, reconnaissons qu'ici cette puissance de lecture n'est pas au service de sa pensée propre mais au seul bénéfice des auteurs qu'il lit. Comment en serait-il autrement d'ailleurs ? Or, rien n'est plus éloigné de nous que le vieux spiritualisme rationaliste de Lachelier en débat avec Kant et en constante opposition avec l'empirisme sceptique de Hume (par exemple p. 37, 59, 76, 93, etc.). Rien non plus finalement de plus éloigné de Ricœur - même lorsqu'il situera, dans sa thèse de 1949, la transcendance à l'horizon de sa thèse sur la volonté - que cette approche d'un Dieu qui est raison, qui même est « l'esprit qui s'atteint en nous » (p. 122). On comprend dès lors que Ricœur estime finalement Lagneau plus riche que Lachelier (p. 226), lui qui propose une « relative distinction de notre effort et de Dieu [qui] seule permet de garder tout son sens au devenir et à l'être » (p. 238). D. Frey

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Jérôme Porée, L'existence vive. Douze études sur la philosophie de Paul Ricœur, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2017, 244 pages (Essais), ISBN 978-2-86820-537-7, 22 €. L'existence vive : ce beau titre qui fait écho à La métaphore vive dit toute la libre inspiration que le philosophe de Rennes a puisée dans l'œuvre de Paul Ricœur qu'il fréquente de longue main, et dont il sait restituer la finesse dans des analyses qui reste toutefois d'une grande limpidité. Le titre indique également la nature existentielle des médita¬ tions ricœuriennes ici rassemblées : ce n'est pas pour rien que l'ouvrage s'ouvre sur deux premières influences revendiquées par Ricœur, celle de Karl Jaspers - le chap. 1, « Karl Jaspers : l'éclairement de l'existence » avait d'ailleurs été précédemment publié par la RHPR dans son numéro d'hommage à Ricœur, en 2006 - et celle de Gabriel Marcel (« Gabriel Marcel : la fidélité créatrice »). L'étude suivante, intitulée « Jean Nabert : l'affirmation originaire », relève de la même veine existentielle, quoiqu'elle soit moins centrée sur Nabert que le titre le suggère, dans la mesure où elle prend le temps d'évoquer d'abord longuement la question de la nais¬ sance chez Ricœur, par contraste avec celle de la mort chez Heidegger. Tous les essais philosophiques repris dans cet ouvrage sont préala¬ blement parus entre 2004 et 2013 ; tous manifestent la capacité de TA. à s'appuyer sur l'œuvre ricœurienne pour penser à nouveaux frais divers phénomènes existentiels (le mal, la maladie, le récit, etc.). Le cas de la dernière étude, primitivement parue dans Paul Ricœur : un philosophe lit la Bible (dir. R Buhler et D. Frey) est particulièrement éclairant, puisqu'il plaide pour une interprétation non religieuse d'un thème très présent dans l'œuvre de Ricœur, celui de l'espérance : celle-ci ne doit pas, selon l'A., être confondue avec la « foi positive » (p. 227), car elle n'est rien d'autre qu'une « forme universelle du temps humain » (p. 240). Vue suggestive et très bien défendue par TA., soucieux de ne pas enfermer Ricœur dans sa référence constante au langage religieux. D. Frey Vilém Flusser, Les gestes. Texte établi par Marc Partouche. Introduction et notes de Sandra Parvu. Posface de Louis Bec, Bandol - Paris, AI Dante - Aka, 2014, 350 pages (Cahiers du midi 6), ISBN 978-2- 84761-773-3, 17 €. Vilém Flusser (1920-1991), philosophe juif originaire de Prague, polyglotte, vécut longtemps au Brésil avant de s'établir en France, où il écrivit en français cet ouvrage publié en 1999, qui vient d'être réédité avec un complément traduit de l'allemand. Il est paradoxal que ce soit en Allemagne que ce penseur des médias soit le plus connu - les archives Flusser se trouvent à VUniversitàt der Kûnste de Berlin - alors qu'il a vécu de nombreuses années dans le Sud de la France. Ln dialogue avec Abraham Moles et dans la ligne de Husserl, Flusser s'intéresse à la phénoménologie des gestes les plus banals, mais aussi à leurs évolutions

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sous Temprise des médias. Son ouvrage se trouve donc à la croisée de la philosophie, de la communication et de l'esthétique. Sa démarche annonce et prépare la médiologie de Régis Debray, dans la mesure où il est convaincu que nos gestes, mais aussi et surtout les outils que nous employons, modèlent notre pensée. D'où son projet, qui est de déchiffrer les gestes, les plus anciens comme les plus nouveaux, car ils agissent comme des outils actifs, spécifiquement adaptés aux transformations qu'ils provoquent. Le langage filmique, la photographie, la vidéo nous aident à nous libérer de notre langage syntaxique et nous permettent de voir comment les gestes se construisent selon des langages et structures différents de ceux de la langue. Deux hypothèses sont à la base de son travail (p. 336) : « - l'être dans le monde se manifeste dans des gestes ; - nous voyons surgir des gestes nouveaux qui pourraient paraître insignifiants, mais qui sont les révélateurs d'une transformation profonde ». L'auteur de la postface poursuit (p. 337) : « Les gestes tech¬ niques comme photographier, téléphoner, filmer, vidéographier, digitaliser, sont d'excellents révélateurs et suscitent par leurs potentialités des réflexions prospectives et anticipatrices probantes ». Dix-huit gestes sont ainsi analysés dans l'ouvrage, comme « le geste d'écrire », « le geste de parler », le geste de détruire », « le geste en photographie », « le geste de l'amour », « le geste de planter », « le geste de téléphoner », « le geste de faire », « le geste d'écouter de la musique », « le geste de peintre », etc. Cet ouvrage aidera le théologien trop souvent enfermé dans une théologie du logos à s'ouvrir à une dimension plus phénoménologique de la foi, et donc de la théologie qui en rend compte, dans la mesure où, dans l'Église également, la Parole agit, et le geste parle. Par ailleurs, le geste convoque le regard, donc la forme, donc l'esthétique. Pour finir, les tech¬ niques de communication contribuent à changer notre société, et le théo¬ logien se doit d'y être attentif. J. Cottin

Denis Villepelet, Le labyrinthe de la postmodernité, Paris, Salvator, 2016, 244 pages (Forum), ISBN 978-2-7067-1375-0, 20 €. L'A., bien connu pour avoir dirigé deux instituts du Theologicum de l'Institut catholique de Paris (l'Institut supérieur de Pastorale catéchétique et l'Institut supérieur de théologie des arts), est non seulement théologien mais aussi philosophe, marqué, entre autres, par les pensées de Paul Ricœur, Emmanuel Levinas ou Jùrgen Habermas. On lui doit une thèse importante de philosophie sur la catéchèse (voir RHPR 91, 2011, p. 258- 260), la première du genre, au moins en francophonie Il analyse ici la postmodemité, qu'il voit comme un labyrinthe pouvant être assimilé au « tracé d'un espace sans repère visible dans lequel toute direction se révèle incertaine » (p. 25), lequel est marqué par « des systèmes complexes interactifs ». Par rapport à la modernité, la postmodernité se

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caractérise par son absence de sens de rtiistoire, par la dévalorisation et la désacralisation de l'idée de progrés, par la « multiréférentialité » (« infinie ouverture de combinaisons possibles entre systèmes de significations/valeurs très différentes les uns des autres », p. 23). Pour comprendre cette postmodernité, une posture herméneutique est nécessaire, et c'est pourquoi l'A. propose de traiter, chacun en un chapitre, neuf aspects de la postmodernité : 1. l'excès du présent ; 2. la présence vive du présent ; 3. la délocalisation de l'espace ; 4. la mathématisation de l'espace (à partir de l'espace quadridimentionnel d'Einstein) ; 5. les jeux de langage (le déni du symbolique, la prolifération des images et l'épuisement de l'imaginaire) ; 6. la dissémination du social ; 7. libéra¬ lisme et communautarisme ; 8. les jeux de l'immanence ; 9. les jeux du sacré (à la fois la résurgence, la sécularisation et la subjectivisation du sacré). Chaque thématique, abordée de manière anthropologique et philosophique, est suivie par un « bloc-notes » dans lequel le philosophe raccroche la thématique abordée à des pensées bibliques, théologiques et ecclésiales. Cette réflexion exigeante est marquée à la fois par la clarté de la pensée - l'A., qui a une longue pratique d'enseignant et de pédagogue, sait s'adresser à tous les publics - mais aussi par la bienveillance. La postmodernité s'avère être bonne ; elle n'est ni « chaos désordonné » ni « système de significations claires et distinctes » (p. 35). Derrière le philosophe se profile ainsi le théologien, qui invite à faire, dans la foi, « l'expérience de l'immanence radicale ». L'A. conclut sa réflexion par un envoi, dans lequel il invite les chrétiens à « travailler à une hermé¬ neutique du croire porteur d'une pratique évangélique capable de vivre dans la pluralité et la singularité des options » (p. 240). Cet ouvrage, qui parle de manière simple de questions complexes, est à recommander à tous. J. Cottin

Patrick Troude-Chastenet (dir.). Penser et panser la démocratie, Paris, Classiques Gamier, 2017, 354 pages (Rencontres 330. Série science politique 1), ISBN 978-2-406-07374-1, 39 €. Plusieurs travaux de philosophie politique ont, ces dernières années, été consacrés à la question démocratique. Cet ouvrage collectif, qui comprend dix-sept contributions, part d'un double constat : la démocratie est en crise (d'où la nécessité de la penser à nouveaux frais) ; cette crise n'est pas seulement consubstantielle à un régime toujours inachevé, dans la mesure où, à travers les populismes, les tentations autoritaires, les dérives technocratiques (ici nommées « expertocratie » [p. 7] par l'Ed.), le hiatus entre les citoyens et leurs représentants et la violence terroriste, la démocratie est à proprement parler blessée (d'où la nécessité de la panser, et d'ouvrir des chemins d'innovation démocratique).

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Marcel Gauchet rappelle que la démocratie est un processus perma¬ nent d'autonomisation des sociétés à l'égard du religieux et de substitution de l'égalité à la hiérarchie ; le paradoxe est que sa crise la plus aiguë coïncide avec son triomphe. Philippe Portier soutient que démocratie et religion ne s'excluent pas nécessairement ; si le modèle français de laïcité a institué la séparation du légal et du moral, les mutations de cette laïcité, loin de privatiser ce religieux ou de le confiner à une fonction conso¬ latrice, l'ont réintégré tout en le soumettant aux impératifs de faillibilité qu'impose le régime de la délibération. Jean Baudoin montre que la tradition libérale n'est pas univoque et que, si Popper défend l'idée de régulations étatiques et de correction des inégalités, pour sa part Hayek donne primauté au libéralisme sur la démocratie ; être libéral ne signifie donc pas nécessairement être démocrate. Alfio Mastropaolo se demande si la démagogie est consubstantielle à la démocratie ; il distingue une démagogie perverse et une démagogie vertueuse, attentive aux besoins du peuple ; en laissant à la Nouvelle droite radicale le monopole de la déma¬ gogie, les partis de gouvernement encouragent indirectement une déma¬ gogie néfaste qui menace les bases mêmes de la démocratie. Dominique Rousseau explore le concept de « démocratie continue » : il désigne la présence d'un espace public, lieu de formation de la volonté générale, constamment mobilisé pour se faire entendre de l'espace politique ; la «démocratie continue» conteste donc l'idée selon laquelle le modèle représentatif garantirait la qualité démocratique d'une décision. Sandra Laugier se demande pourquoi la désobéissance civile se développe dans les démocraties contemporaines ; elle estime que, si une démocratie authentique implique que tous les citoyens fassent entendre leur voix, la désobéissance civile ne constitue pas une pathologie ou une menace, mais au contraire un rappel fait à la démocratie de ses propres fondements. Philippe Raynaud interroge les rapports entre la gauche radicale française et la démocratie ; balkanisée et extrêmement faible d'un point de vue électoral, Γ extrême-gauche conserve une influence sur la scène intellec¬ tuelle et culturelle, mais elle n'a pas achevé sa mutation démocratique, en raison de son refus d'assumer les compromis qu'implique la participation au pouvoir. Benjamin Loveluck se penche sur les relations entre la démocratie et l'internet ; selon lui, le numérique reconfigure trois grandes dimensions de la vie démocratique : la nature de l'espace public, les modalités de la délibération collective et les formes de l'engagement citoyen ; il favorise certes des modes de mobilisation, mais tout en les rendant moins effectifs, et n'endigue pas la manipulation. Dario Battistella s'intéresse aux rapports entre la démocratie et la guerre ; il constate la propension croissante des démocraties à s'engager dans des opérations militaires, sans le consentement de leurs citoyens, ce qui contredit le principe de la paix démocratique ; et il n'hésite pas à intituler sa contribution : « Kant trahi » (p. 169). Pierre Bourgois analyse l'idée américaine d'une exportation de la démocratie libérale dans le monde entier ; il note que ce principe n'est défendu que depuis peu par les néoconservateurs et qu'il vient aujourd'hui se heurter aux orientations de l'administration Trump. Nathalie Blanc-Noël examine le paradoxe du

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succès des partis populistes dans les pays Scandinaves où la démocratie semble exemplaire ; elle n'y voit pas nécessairement le symptôme d'une crise de la démocratie, mais peut-être au contraire le signe du bon fonctionnement du pluralisme. Slobodan Milacic se demande comment les démocraties traitent ceux qu'elles considèrent comme leurs ennemis ; un pôle libéral fait prévaloir la logique du marché des idées (les bonnes devant chasser les mauvaises), tandis qu'un pôle démocratique privilégie la sécurité par rapport aux libertés politiques. Daniel Bourmaud critique le concept de « gouvernance » : en étouffant le potentiel d'indétermination contenu dans le modèle démocratique, il consacre une nouvelle forme d'autoritarisme ; il est le symptôme du régne des experts sur l'horizon indépassable du marché, ce qui donne raison à Jacques Ellul (p. 263-264). Farhad Khosrokhavar étudie la manière dont les jihadistes ébranlent les fondements symboliques de l'ordre démocratique ; l'islamisme comble le vide idéologique laissé par la chute du Rideau de fer ; la mort est sa catégorie directrice : la liberté, l'égalité et la fraternité s'y résorbent. Dominique Schnapper se demande si le triomphe de l'individu, avec la relativité des valeurs et l'absence de transcendance commune qu'il pro¬ meut, menace la démocratie ; elle met en garde contre une confusion entre l'autonomie du sujet et l'indépendance toute-puissante de l'individu sou¬ verain : la démocratie risque d'être emportée par sa propre dynamique. Yves Sintomer, à l'inverse, plaide en faveur d'une démocratisation de la démocratie : la séparation stricte des pouvoirs, le contrôle citoyen des décisions, la primauté du politique sur l'économique et la déconcentration de la presse ; il craint davantage la « post-démocratie » (Colin Crouch) qu'un excès de démocratie. L'ouvrage se termine par quatre index (des noms, des thèmes, des lieux et des groupes et mouvements politiques), suivis d'un résumé de chaque contribution. On regrettera l'absence de présentation des auteurs (hormis la mention de leur principal ouvrage). Mais on mesure, à l'évo¬ cation des problématiques abordées, combien cette somme pourra éclairer et renouveler notre appréhension du «pire des régimes à l'exclusion de tous les autres » (Churchill). F. Rognon Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? Suivi d'un «Entretien sur le christianisme » avec Alain Jugnon et Jean- Luc Nancy, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016, 476 pages (Babel), ISBN 978-2-330-09068-5, 9,80 €. F Eminent philosophe de la technique, l'A. consacre ce livre au phéno¬ mène de la «disruption»: à l'accélération constante des innovations technologiques et à ses effets. Depuis la révolution numérique, en effet, les évolutions techniques vont plus vite que les systèmes sociaux (institu¬ tions, droit, organisation sociale, comportements), auxquels elles ne laissent guère le temps d'un réajustement, qu'elles anéantissent au lieu de les reconfigurer. Elles imposent des vides juridiques, paralysent la puissance

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publique, pulvérisent les rapports transgénérationnels et produisent une colossale désintégration sociale. Mais la conséquence la plus massive du déferlement technologique, et notamment de l'accélération de la circula¬ tion de l'information, est d'ordre psychique : l'industrie numérique détruit le narcissisme primordial, anéantit les processus d'individuation, substitue à la pensée et à la volonté des automatismes et des addictions, dissout le sentiment d'exister et donc toute raison de vivre. Elle conduit à la folie, ce qui, avec des puissances technologiques de destruction à notre portée, ne peut que provoquer des phénomènes de violence de masse. C'est ainsi que ΓΑ. interprète la croissance des suicides, des tueries col¬ lectives, mais aussi du terrorisme islamiste (que l'on n'attribue à l'islam que par inversion des causalités : p. 52). Cet ouvrage est d'une facture hybride : l'A. a recours à une concep¬ tualisation très abstraite, d'inspiration phénoménologique, qui ne résiste pas à l'inflation de néologismes, mais il illustre son propos par de nom¬ breux exemples concrets, tirés de l'actualité nationale ou internationale, et de sa propre biographie (il évoque longuement son passé de délinquant, ses cinq années d'incarcération et sa conversion philosophique en prison : p. 92-105, 299-301, 312-315). En référence à Husserl, à Heidegger, à Adorno et à Horkheimer - il ne cite qu'une fois Ellul, p. 32, alors qu'il en est très proche -, l'A. analyse l'emprise des « rétentions tertiaires » (data economy) sur les « rétentions primaires et secondaires » (appropriation par perception et mémoire : p. 313), la disparition des « protentions com¬ munes » (désirs partagés), et donc la sortie de toute appartenance à une « époque », ce qui est l'indice d'une « nouvelle barbarie » : notre futur est sans avenir, notre fin sans finalité. La tension entre Foucault et Derrida est alors convoquée pour tenter de décrypter, dans de longs développements, le phénomène de la folie et de la dèliaison des pulsions. Sous cet horizon de tonalité apocalyptique, l'A. termine son essai en envisageant une bifurcation au-delà du « chaos disruptif » : sans opti¬ misme ni pessimisme, qui sont deux dénégations de l'évidence, mais par « nihilisme actif », il plaide en faveur du courage de penser et d'agir. Car le pouvoir de bifurquer constitue, rappelle-t-il en citant Whitehead, « la fonction de la raison » (p. 407). L'A. ne situe pas cette bifurcation en- dehors de la technique, car « la condition de l'avenir est technologique » (p. 420), mais dans une « grande politique » de la technologie, qui doit devenir une « grande santé », c'est-à-dire une « transvaluation » de toutes les valeurs. Cette proclamation à tonalité nettement nietzschéenne porte un nom : le « Néguanthropocène », qui est une sortie de l'Anthropocène par « renoétisation » (par conversion à de nouveaux savoirs et à une nouvelle spiritualité). L'A. s'empresse néanmoins d'ajouter que cette perspective onirique n'a aucune chance de se réaliser : qu'il s'agit d'une « possibilité improbable » (p. 445), qui ne peut reposer que sur un miracle sans transcendance. L'ouvrage se termine par un entretien, en date de 2008, avec Alain Jugnon et Jean-Luc Nancy, sur la question : « Pourquoi ne sommes-nous pas chrétiens ? » (p. 447-467). L'A. considère que cette interrogation

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est obsolète et qu'il vaut mieux se demander pourquoi nous sommes nietzschéens et ce que nous faisons de la question de l'infini. On regrettera que l'A. reste trop souvent servile à l'égard de Wikipédia, ce qui l'amène à confondre les évangiles avec l'Apocalypse et à les situer en-dehors de la Bible (p. 96) ; qu'il présente les stades esthétique et éthique chez Kierkegaard comme deux phases successives (p. 268-269) ; qu'il mentionne «1 Co 1,18» sous la forme: «Première lettre aux Corinthiens, 18 » (p. 412) ; et qu'il récuse le christianisme au nom d'un rejet de l'opposition entre l'âme et le corps (p. 459). Cet essai n'en demeure pas moins fort stimulant et ne laissera pas de questionner ni d'interpeller tous ceux qui considèrent que, à défaut d'être au bord du gouffre, l'humanité se situe aujourd'hui pour le moins à la croisée des chemins. F. Rognon

Corine Pelluchon, Tu ne tueras point. Réflexions sur ractualité de l'interdit du meurtre, Paris, Cerf, 2013, 112 pages (Passages), ISBN 978-2- 204-09997-4, 13 €. L'A, dont nous avions déjà recensé les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité {RHPR 92, 2012, p. 344-345), se propose, dans ce petit livre, de penser le sens de l'interdit de tuer en le dégageant de toute justification religieuse ou rationnelle. Car, paradoxalement, ces deux types d'étayages l'affaiblissent : le premier ne peut convaincre que les croyants, et le second tend à faire accroire que la norme qui proscrit le meurtre n'a pas de force ni de valeur en elle-même. 11 s'agit donc d'adopter une autre approche : celle de l'éthique philosophique, que l'A. caractérise comme une dimension du rapport à autrui (p. 13) et définit comme la mise en question de soi par l'existence de l'autre (p. 44). C'est donc la relation à l'altérité qui est la source de sa réflexion philosophique et la notion de responsabilité qui se dessine comme l'horizon de sa visée éthique. L'A. commence par discuter les positions de Kant qui construit sa morale sur le principe rationnel a priori d'universalisation (alors que l'on ne peut faire l'économie d'une réflexion sur les conséquences de l'action) et sur l'amalgame entre devoirs envers soi et devoirs envers autrui (alors qu'il y a une spécificité du rapport à l'altérité). Elle suggère au contraire de partir d'une interrogation sur le phénomène de la violence, qui consiste à nier l'autre comme tel, à le faire taire et à décider à sa place de la non-valeur de sa vie. Cependant, la violence homicide échoue toujours partiellement, puisqu'elle ne peut faire que l'autre n'ait jamais existé. Ces considérations conduisent l'A. à évoquer la pensée de Levinas, l'une de ses références majeures, qu'elle qualifie de « morceau de bravoure phénoménologique » (p. 47). Elle lui emprunte la notion d'ambivalence de notre relation à l'autre : ce dernier est à la fois celui que je peux vouloir tuer et celui qui, par l'épiphanie de son visage, me lance un appel

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