Aller au contenu

Classiques Garnier

Philosophie de la religion

108

105

pour que je le protège. Le motif du visage s'impose du fait de la sin¬ gularité irréductible de chacun. C'est à l'aune de ces principes que l'A. examine, en articulant cir¬ conspection et convictions, quatre dossiers : l'euthanasie, l'avortement, la question animale et la guerre. L'euthanasie (p. 27-29, 52-67) est clairement distinguée du meurtre et du suicide, mais elle relève comme eux d'une volonté de maîtrise et donc d'une posture de toute-puissance ; la volonté de mourir exprimée par une personne en fin de vie reflète souvent la volonté des autres et ne peut suffire à légitimer l'acte de tuer. L'avortement (p. 67-75) n'est pas du même ordre que l'euthanasie ou que l'homicide et ne saurait être pénalisé ; cependant, il traduit une subordination de la responsabilité à la liberté, et même un manque d'ouverture à l'inattendu, au lien potentiel que porte une vie à naître. La mise à mort des animaux (p. 75-85) n'est pas à confondre avec le meurtre, encore moins avec un génocide, car les hommes n'ont pas conscience d'une transgression, et leur objectif n'est pas de faire disparaître les bêtes de la surface de la terre ; elle n'en reste pas moins une négation de l'altéritê (mais d'une altéritê différente de celle de l'homme), qui pose plutôt une question politique de justice et de conditions d'exploitation. Enfin, les guerres d'aujourd'hui (p. 85-90) tendent à déréaliser les victimes et à diluer la responsabilité ; il s'agit donc de « tout faire pour éviter la guerre » (p. 87). On pourra faire grief à l'A. d'affirmer sans précaution que les chrétiens « regroupent les deux premiers commandements pour n'en faire qu'un », de sorte que « l'interdit du meurtre est le cinquième » (p. 9) ; d'indiquer que, dans la pensée de Nietzsche, les faibles ont recours à la ruse pour « affirmer leur volonté de puissance » (p. 19), alors qu'ils la refoulent plutôt ; de défendre sur un mode quelque peu péremptoire, sans véritable argumentation, une conception ontologique de la dignité, pour laquelle « il n'y a pas une échelle » (p. 54) ; d'avancer le chiffre de milliards d'animaux soumis à un « massacre quotidien » (p. 14), avant de dire que c'est ce qui se passe « chaque année » (p. 75) - les statistiques s'accordent à fixer le chiffre annuel à soixante milliards d'animaux ter¬ restres mis à mort. Ce livre n'en demeure pas moins extrêmement stimulant pour nourrir la réflexion autour de questions qui risquent fort de rester durablement inscrites à l'agenda des débats philosophiques, éthiques et législatifs. F. Rognon PHILOSOPHIE DE LA RELIGION

Guillaume de Tanoûarn, Parier avec Pascal, Paris, Cerf, 2012, 314 pages (Théologies), ISBN 978-2-204-09858-8, 28 €. L'A., prêtre, à qui Ton doit un ouvrage sur Cajetan, se propose ici de revisiter le fameux motif du pari de Pascal, dont il fait un résumé de

REVUE DmiSTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 1, p. 79 à 113

109

REVUE DES LIVRES

l'ensemble de l'œuvre philosophique et de toute la démarche de l'auteur des Provinciales sur la vérité de la religion chrétienne. Il offre une lecture fine des huit pages du fragment : « Infini-rien », mais élargit son corpus à bien d'autres textes de Pascal et à bien d'autres auteurs. 11 se refuse à voir dans le pari un calcul de probabilités et ne le considère pas plus comme une opération géométrique, une croyance ou une démonstration : il s'agit bien davantage d'un choix raisonnable qui oppose la véritable évidence à toutes les fausses. Pascal n'est donc à ses yeux ni un fidéiste (contrairement à ce que pensait Maritain) ni un rationaliste : il croit aux pouvoirs de la raison, non à ceux de la raison raisonnante, mais à ceux de « la raison de Jésus-Christ » (p. 177). C'est la disproportion, indiquée dès le début du fragment, entre l'infini et le fini, entre « le Dieu tout autre » (p. 43) et nous, qui autorise l'A. à discerner chez Pascal une modalité de la docte ignorance, comme une démarche de raison capable de Dieu sans être capable de connaître « les dessous du jeu ». Sans craindre les para¬ doxes, l'A. affirme même que le pari permet de nous soustraire aux aléas du calcul, car l'irruption de l'infini rend vain tout esprit de géométrie. Cela ne remet pas en question la notion de «jeu », constitutive de la condition humaine, pour peu que l'on ne la confonde pas avec celle de « divertissement », qui est le fuit de l'ennui. Le pari est en effet une don¬ née permanente et universelle : nous parions tous, mais devant la possibi¬ lité de gagner l'infini, nous pouvons nous exposer à perdre (nous devons renoncer au « principe de précaution » : p. 30), car en réalité nous sommes certains d'emporter la mise, alors que sans le choix de la foi, nous perdrons tout, à coup sûr. Cependant, l'A. précise que le pari ne vise pas à faire croire, mais à faire faire : à faire imiter ceux qui ont la foi ; en effet, le pari prend toute son efficacité dés le moment où il est joué, c'est- à-dire dans le jeu de la vie, et non du fait des fins dernières. Il s'agit de parier parce que la vérité n'est pas accessible à la seule pensée : elle est une pratique. Et le premier gain du pari est la découverte d'un point fixe pour fonder notre existence sur le roc. L'A. consacre un chapitre aux rapports entre Pascal et le jansénisme (p. 207-242) et un exposé aussi éclairant à l'examen de l'obscure injonc¬ tion : «Abêtissez-vous ! » - dont il situe la source d'inspiration chez Montaigne et non, comme on le fait d'ordinaire, chez Descartes (p. 61-65). Il s'avère moins convaincant lorsque, afin de mettre sa thèse en perspective, il confronte la position de Pascal à celle de Calvin (p. 244- 247) qu'il qualifie de rationaliste (l'esprit de géométrie prévalant chez lui sur l'esprit de finesse) et à celle de Kierkegaard (p. 65, 68-69, 172), en qui il voit un contempteur de la raison. Plus inattendus seront les rap¬ prochements avec plusieurs cinéastes contemporains, tels Woody Allen (p. 109-114) et Éric Rohmer (p. 30-32, 295-304), dont les films sont une transposition du pari pascalien sur le plan du choix amoureux. Au prix de quelques raccourcis, cet essai fait donc preuve de grande originalité et ne pourra qu'intéresser tous les lecteurs de Pascal convaincus du caractère inépuisable des interprétations de son génie. F. Rognon

REVUE DmiSTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 1, p. 79 à 113

110

107

Ronald Dworkin, Religion sans Dieu. Traduit de Τ américain par John E. Jackson, Genève, Labor et Fides, 2014, 124 pages (Logos), ISBN 978- 2-8309-1539-6, 13 €. Dans cet ouvrage reprenant les Einstein Lectures qu'il a données à Berne en 2011 et qu'il a pu relire peu de temps avant sa mort (survenue en 2013), le juriste et philosophe du droit américain offre une réflexion sur la religion, tenue pour « plus profonde que Dieu » (p. 11). Dans sa première conférence, l'A. part à la recherche de la possibilité d'une religion athée, c'est-à-dire d'une religion qui exprime deux valeurs fondamentales - « le sens intrinsèque de la vie et la beauté intrinsèque de la nature » (p. 19) - qui n'ont pas, selon lui, besoin de la garantie d'un Dieu, puisque, en réalité, « la conviction qu'un dieu sert de garant aux valeurs présuppose une croyance ferme en la réalité indépendante de ces valeurs » (p. 11). Cette forte réflexion s'appuie sur le constat tout aussi juste selon lequel la religion est un «concept interprétatif» (p. 15, cf. p. 87), dans la mesure où les sujets qui en font usage ne s'entendent pas sur ce qu'il désigne mais prennent position en faveur de ce qu'il devrait signifier. S'appuyant sur Tillich pour estimer que le Dieu personnel n'est qu'un des symboles en usage dans le langage religieux (cf. p. 36), congédiant également « l'obscure notion d'un Dieu non personnel » (p. 41), l'A. en vient à s'interroger, dans la deuxième conférence, sur le type de beauté que suppose une explication scientifique de l'univers. Au terme d'un propos en permanente évolution, riche en mises au point et en rétractations, l'A. peut affirmer que la beauté de l'univers, pour la « foi religieuse », tient à son caractère non fortuit, et même inévitable. Mais ce postulat a-t-il un fondement dans le discours scientifique, qui souvent - notamment chez Einstein - recourt au thème de la beauté ? C'est là que l'A. avance sur des sentiers nouveaux : la beauté de l'univers lui semble inévitable, non pas tant parce qu'un Dieu l'aurait voulu tel qu'il est (cf. Leibniz), mais parce que toute explication des phénomènes physiques présuppose la causalité, laquelle exige à son tour l'espaee-temps où elle se produit, de sorte qu'il n'existe à proprement parler aucun moyen de concevoir l'univers avant le temps - comment savoir sans supposer le temps combien de temps l'univers ne fut pas ?, cf. p. 76) -, ni de conce¬ voir l'univers sans les lois qui le gouvernent et que progressivement les humains mettent au jour. La beauté de l'univers tient donc au caractère intégré de tous ses éléments, comme dans une œuvre (littéraire ou musicale) pour laquelle on ne peut imaginer un autre commencement ou une autre fin que sur la base de l'œuvre telle qu'elle est (cf. p. 80). La troisième conférence, assez technique sur le plan juridique, éprouve et vérifie une conviction de TA., selon laquelle il n'est pas nécessaire - dans le système juridique des États-Unis - de disposer d'un droit spécifique aux conduites religieuses, dans la mesure où « le droit général à l'indépendance éthique donnant toute la protection nécessaire à la religion » (p. 108).

REVUE DmiSTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 1, p. 79 à 113

111

REVUE DES LIVRES

La dernière conférence, enfin, clôt brièvement l'ouvrage en présentant l'hypothèse d'une immortalité quantique - dans la physique quantique, un chat enfermé dans une boîte peut n'être ni vivant ni mort jusqu'à ce que l'on ouvre la boite, p. 116 ; et une particule peut être présente en deux endroits à la fois -, pour finalement se satisfaire de la recherche d'une vie réussie : le religieux et l'athée religieux s'opposent au naturaliste radical, pour lequel, en raison de ses explications déterministes, toute valeur est illusion, la différence entre l'athée religieux et le religieux étant que le premier ne croit pas devoir l'immortalité à la conformité de sa conduite à des principes divins, puisque, pour lui, les principes moraux ont leur justification en eux-mêmes (cf. p. 119). Cet ouvrage aux propos suggestifs rappelle ceux du philosophe Thomas Nagel (par exemple ses Questions mortelles, traduites aux RU.F.), qui d'ailleurs sont discutés dans l'ouvrage - en un peu moins limpide et en plus zigzagant, peut-être. D. Frey

Vincent Delecroix, Apocalypse du politique, Paris, Desclée de Brouwer, 2016, 364 pages, ISBN 978-2-220-08269-1, 19,90 €. Titulaire de la chaire de philosophie de la religion à l'École Pratique des Hautes Etudes (Y section : Sciences religieuses), l'A. nous offre une analyse fort stimulante des mutations de la catégorie de « théologico- politique » au cours de l'histoire et jusqu'à notre actualité. Pour ce faire, il interroge le trait d'union qui relie et sépare tout à la fois les deux syntagmes et décline les diverses modalités d'articulation. Il extrait ainsi le « théologico-politique » de toute vision essentialiste, en le considérant comme un dispositif historique instable. Le premier acquis de cette explo¬ ration est la plurivocité foncière de la formule : verrouillage religieux du politique, mais aussi fragilisation du pouvoir en quête de sacré, et éga¬ lement impact des formes politiques sur les représentations religieuses. Tel est en effet le paradoxe de la chrétienté : la sacralisation réintroduit toujours la faille qu'elle prétend combler. Et telle est la singularité de notre modernité démocratique : le politique s'y émancipe moins par rapport au religieux qu'il n'agit sur celui-ci et ne détermine ainsi un nouveau mode d'articulation. L'A. s'essaie donc à déconstruire le rapport normatif de notre époque au « théologico-politique » : sa réduction à la théocratie (qui n'a jamais existé parce qu'elle signifierait strictement un anarchisme religieux, en retirant le pouvoir aux hommes) et son investissement idéologico-affectif sur le mode de la régression ou de la nostalgie. A ces lieux communs il préfère opposer une conception métaphorique, ou sémiologique, du « théologico-politique », compris comme un transfert ou une traduction, comme une circulation continue de représentations qui passent du théo¬ logique au politique, et inversement. La religion chrétienne, par exemple, est foncièrement modifiée en interne et en externe par les mutations du

REVUE DmiSTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 1, p. 79 à 113

112

109

rapport entre théologique et politique ; la sécularisation, en effet, ne signifie nullement la dislocation ou la dissolution du religieux, mais sa métamorphose dans un contexte inédit. Parmi les nombreux paradigmes d'articulation du « théologico- politique », ΓΑ. mentionne l'appel fait à la religion pour participer aux débats démocratiques ; la neutralisation du sacré par la théologie elle- même ; la représentation d'un Dieu qui insuffle la vie dans la cité (à distance de l'ontothéologie) ; le motif de la kénose qui situe la faiblesse au cœur de la puissance ; le temps et l'espace liturgiques qui font être ensemble ; l'institutionnalisation de l'attente (car « la catastrophe, c'est qu'il n'y a pas [eu] de catastrophe », et la religion chrétienne « détient le secret de faire durer l'apocalypse » : p. 253) ; et enfin le messianisme, qui exclut toute nécessité historique puisque aucune structure politique ne réalise le Royaume. On regrettera que l'A. confine Moltmann dans sa théologie de l'espérance et néglige ainsi son tournant vers une théologie de la création (p. 322-327) ; et, d'une façon générale, qu'il discute bien davantage avec les philosophes (Blumenberg, Schmitt, Taylor, Vattimo, Agemben) qu'avec les théologiens (une mention de Jûngel, relu par Marc Vial, aurait été bienvenue au sujet de la toute-puissance de Dieu : p. 231) ; que l'ouvrage de Jacques Ellul, Anarchie et christianisme (1988), n'apparaisse nulle part lors des nombreux développements sur Tanarchisme chrétien (p. 40- 41, 50, 134, 199-201, 225-227, 335-336, 348) ; et que la doxologie du Notre Pére soit simplement considérée comme « l'énoncé de la liturgie catholique » (p. 280). Ces quelques regrets n'affectent en rien le grand intérêt de cet ouvrage, remarquable essai destiné à sortir de l'ornière des stéréotypes et invitation adressée aux philosophes et théologiens, dans un fructueux dialogue, à renouveler leurs interprétations de ce qui fait notre condition contemporaine. F. Rognon

REVUE DmiSTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 1, p. 79 à 113