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Classiques Garnier

Histoire des religions

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REVUE DES LIVRES

HISTOIRE DES RELIGIONS

Claire L. Adida, David D. Laitin, Marie-Anne Valfort, Why Muslim Inte¬ gration Fails in Christian-Heritage Societies, Cambridge - London, Harvard University Press, 2016, XV + 264 pages, ISBN 978-0-674- 50492-9, $ 45. Dans la masse de littérature consacrée au problème de l'intégration des musulmans dans la soeiété française, cette monographie est appelée à occuper une place à part, en raison de son approche résolument empirique. Alors que plusieurs ouvrages tiennent pour acquis que les musulmans sont défavorisés en raison de leur appartenance religieuse, les A. de la présente étude élaborent un rigoureux protocole expérimental afin de tester ce qu'ils considèrent à ce stade comme une simple hypothèse. Comment établir que les immigrés musulmans en France subiraient une discrimination parce qu'ils sont musulmans et non pas parce qu'ils sont immigrés ? Pour répondre à cette question, les A. se proposent de comparer les chances relatives des immigrés chrétiens et musulmans. Mais pour que cette comparaison soit valable, cinq critères doivent être satisfaits : la population étudiée doit comporter des musulmans et des chrétiens ; cette population doit provenir d'un même pays et d'un même groupe ethnique ; l'appartenance religieuse ne doit pas être corrélée au statut économique et social des premiers convertis dans le pays d'origine ; la conversion ne doit pas avoir donné lieu à un avantage économique ; l'immigration en France doit s'être produite au même moment et pour les mêmes raisons. Les A. ont identifié deux populations d'immigrés répon¬ dant à ces cinq conditions : les Serer et les Joola, ethnies sénégalaises comportant, chacune, environ un tiers de chrétiens. Dans les chapitres 4 et 5, ils montrent que les chances économiques des musulmans serer et joola en France sont inférieures à celles de leurs compatriotes chrétiens. Ayant établi que les immigrés musulmans subissent une discrimination économique en raison de leur appartenance religieuse, les A. s'attachent, dans les chapitres 6, 7 et 8, à dégager les parts de responsabilité des diffé¬ rents acteurs sociaux, en opérant une distinction entre une discrimination « rationnelle » et une discrimination fondée sur le « goût ». La discrimi¬ nation rationnelle se manifeste notamment chez des employeurs, qui hési¬ teraient à embaucher un musulman par crainte de revendications religieuses sur le lieu de travail. Sans légitimer cette forme de discrimination, les A.

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estiment que les musulmans en sont en partie responsables, citant les exigences de leur pratique religieuse et leur attitude envers les femmes. Quant à la notion de discrimination par goût (taste-based discrimination), elle renvoie aux travaux de Gary Becker et de George Stigler. Mais alors que les lauréats du prix Nobel estimaient que les goûts ne se discutent pas, les A. de la présente étude pensent pouvoir les expliquer par les niveaux relatifs de distance cultuelle entre immigrés, chrétiens ou musul¬ mans, et « Français enracinés » (Français nés en France, dont les deux parents et les quatre grands-parents sont également nés en France). Entre l'attitude antimusulmane de certains « Français enracinés » et la surenchère religieuse de certains musulmans, s'établit un « équilibre de discrimina¬ tion », que les A. définissent comme « un cercle vicieux où des Français enracinés et des musulmans en France se comportent négativement les uns envers les autres, produisant des effets qui se renforcent mutuellement » (p. 108). Cet enchaînement de réactions expliquerait 1'« échec » (p. 126) de l'intégration musulmane dans les sociétés de tradition chrétienne. Pour y remédier, les A. préconisent une approche « assimilationniste » plutôt que « multiculturaliste », mâtinée de mesures en faveur de la lutte contre la discrimination (chapitre 10). Cette stimulante étude soulève de nombreuses questions. Nous nous bornerons à en évoquer trois. Premièrement, on peut se demander si, en parlant d'« échec », les A. n'ont pas été exagérément pessimistes. Prenons l'exemple de l'égalité des genres. Citant les résultats du European Social Survey, les A. montrent que, entre la première et la deuxième génération d'immigrés, le taux d'adhésion à ce principe augmente plus fortement chez les chrétiens que chez les musulmans (p. 136-138). Mais il augmente aussi chez ces derniers. Le verre est-il à moitié plein ou à moitié vide ? La deuxième question est théorique et porte sur la nature de la religion. N'est-il pas surprenant que, dans un pays fortement sécularisé, la religion constitue un critère de discrimination ? Les A. expliquent ce paradoxe par le fait que, selon eux, « la laïcité n'implique pas l'absence de pertinence sociale de la religion ; plutôt, elle exige des Français qu'ils n'en parlent pas ouvertement dans l'espace public. » (P. 19.) Mais quelle est cette religion des « Français enracinés » qui ne se caractérise ni par l'adhésion à des dogmes ni par l'observation de rites ni même par la fréquentation de lieux de culte ? Enfin, cette monographie relance le vénérable problème wèbèrien du rapport entre croyances religieuses et comportements économiques. Si les A. dénoncent la discrimination rationnelle, c'est avant tout parce qu'elle est antiéconomique. La forte religiosité de certains musulmans entrave leur accès au marché du travail ; la peur de revendications religieuses décourage les directeurs des ressources humaines de diversifier le person¬ nel, pourtant facteur de croissance de productivité. Il faut cependant observer que l'islam n'est pas la seule religion à opposer une résistance aux impératifs économiques.

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