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Classiques Garnier

Some Inscriptions from the Protestant Period in Strasbourg Cathedral

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DE QUELQUES INSCRIPTIONS DE L'ÉPOQUE PROTESTANTE À LA CATHÉDRALE DE STRASBOURG Jean-Paul Lingelser Société des Amis de la Cathédrale de Strasbourg 6 rue du Maroquin f-67000 Strasbourg Résumé : Des inscriptions bibliques à la cathédrale de Strasbourg remontent aux débuts de la Réforme protestante et apportent un éclairage inédit sur les sermons de Matthieu Zell et de Martin Bueer donnés à la paroisse Saint- Laurent située dans le bras nord du transept. Cette partie de Γ édifice devient en quelque sorte le lieu de naissance du mouvement évangélique à Strasbourg. Abstract : The biblical inscriptions in Strasbourg cathedral date back to the beginning of the Protestant Reformation and shed unparallelled light on the sermons given by Matthieu Zell and Martin Bucer in the St Laurent chapel situated in the northern side of the transept. This part of the building can be seen, in a certain sense, as the birthplace of the Protestant-Evangelical movement in Strasbourg. La cathédrale de Strasbourg n'a jamais échappé aux vicissitudes religieuses et politiques au cours des siècles écoulés. La Réforme protestante a provoqué un bouleversement d'une ampleur sans pré¬ cédent dans la métropole alsacienne. La mort du prédicateur de la cathédrale, Jean Geiler de Kaysersberg, survenue le 10 mars 1510, laisse un goût d'inachevé. Malgré ses efforts, il n'a pas réussi à engager une réforme de l'Eglise diocésaine qu'il avait tant souhaitée et qu'il jugeait indispensable. Inutile de s'étendre sur les turpitudes du clergé, et de la papauté, les faits sont largement connus. I. La réforme protestante a la cathédrale Matthieu Zell (1477-1548), recteur de l'université de Fribourg en Brisgau depuis le mois d'octobre 1517, est nommé vicaire per¬ pétuel à la paroisse Saint-Laurent de la cathédrale en juillet 1518 par le grand chœur qui s'occupait des offices religieux. C'est une personnalité très cultivée et ouverte aux idées nouvelles. Prédicateur talentueux, Matthieu Zell commente à l'automne 1521 l'épître aux

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4 J.-p. LINGELSER, INSCRIPTIONS DE L'ÉPOQUE PROTESTANTE À STRASBOURG Romains en s'inspirant des écrits de Martin Luther abondamment imprimés à Strasbourg dés 1519. Il bénéficie d'un soutien bien¬ veillant et discret de Sigismond de Hohenlohe (1485-1534), devenu doyen du grand chapitre en 1521, et ouvert aux nouvelles approches religieuses. Un autre prédicateur intervient, et non des moindres. Martin Bucer (1491-1551) est une personnalité d'envergure qui s'engage très vite dans la nécessité de réformer l'Eglise. Le 15 avril 1521, il rencontre Martin Luther à Oppenheim. Il arrive à Strasbourg en juillet 1522. À la demande des bourgeois, il prêche à la cathédrale le 3 juin 1523. Au mois d'août 1523, il donne des homélies à la paroisse Saint-Laurent. C'est ainsi que le bras nord du transept de la cathédrale, un espace très dépouillé et convenant bien à l'esprit évangélique, va devenir le lieu de naissance de la Réforme pro¬ testante dans la capitale alsacienne. IL Une inscription protestante datée de 1531 Les débuts du protestantisme se caractérisent par de nombreuses inscriptions bibliques à l'intérieur de la cathédrale. Il s'agit de mettre l'accent sur la prééminence de l'Ecriture. Dans sa monographie sur la cathédrale, parue le 3 août 1617 pour commémorer le premier centenaire de la Réforme, Osée Schad (1586-1626) \ diacre à l'église Saint-Pierre-le-Vieux, affirme que les citations bibliques peintes sur les murs utilisent des « lettres particulièrement grandes^ ». Rap¬ pelons que cet ouvrage a été publié juste avant les festivités de ce premier jubilé, qui ont duré huit semaines, du 8 novembre jusqu'à la veille de Noël 1617. Cette monographie est un véritable mani¬ feste pour glorifier la cathédrale comme étant la huitième merveille du monde et le temple par excellence de la foi évangélique. À cet effet, Schad utilise le superlatif Summum dans le titre, cela pour mettre l'accent sur le prestige de ce lieu de culte luthérien, comme l'a montré Monique SamueU. Osée Schad donne un aperçu des inscrip¬ tions figurées sur l'arc triomphal devant le chœur, et reproduit le texte suivant : Das Evangelium vom Reich Gottes Marci l. cap. Die Zeit ist erfuellet / und das Reich Gottes nahe herbey kommen / Darumb thut Buss und glaubet dem Evangelic.

' Bopp, 1959, p. 466. Fuchs, 1999. Schad, 1617, p. 57 : « mit uberauss grossen Buchstaben geschrieben ». ^ Samuel-Scheyder, 2008.

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Schad reprend ensuite une citation peinte sur la face ouest des deux côtés de cet arc triomphal : Matth. 25. cap. Kommer her ihr gesegneten Gohndt bin ihr verfluchten meines Vatters / ererbet von mir in das ewige Feuer / das Reich / das euch bereitet das bereitet ist dem Teuffel

ist von anbegin der Welt.

und seinen Engeln.

Une gravure réalisée par Isaac Brunn en 1630 apporte la preuve visuelle de l'existence de ces textes disparus"^. La première partie du texte, tirée de Me 1,14-15, était ainsi libellée et datée de 1531 : Das Euangeliumm vom Reich Gottes : Die zeit ist erfùllet vnd das Reich Gottes ist nah herzu kummen besserent euch vnd glaubent dem Euangelion Marci 1 Un deuxième texte se trouvait en contrebas. Il s'agissait cette fois d'un extrait de Matthieu 25, dont voici la transcription complète. Elle apparaît d'une écriture si petite et même si minuscule sur la gravure de Brunn, qu'elle est presque illisible. Elle est figurée sur deux colonnes, en adoptant la disposition suivante :

Komment her ir gebenedeijten meines vatter besitzent das reich das euch bereit ist am anfang der welt da ieh di hugrig gewest und ir habt mich gespeiset ich bi durstig gewest und ir had mich getret Math 25

Gond hin von mir ir vermaledeyten in das ew ige feur des bereytist de teuffel und seine engle ieh bi hun grig gewest ud ir hat mich nit gespeiset ich bin durstig gewest und ir habt mich nit getrck

Il est intéressant de constater que les extraits bibliques, comparés à la version figurant sur la gravure d'Isaac Brunn, ne sont que par¬ tiellement reproduits par Osée Schad, et que la forme rédactionnelle et l'orthographe différent légèrement. Ce constat montre à l'évidence que Schad n'a pas voulu être aussi rigoureux et exhaustif qu'on pourrait le penser de prime abord en renonçant à une partie de la citation. Il fallait aussi tenir compte de la place disponible sur le flanc ouest de l'arc triomphal, et adapter le texte en conséquence, quitte à abréger la fin de la citation par manque de place. Mais surtout, le commanditaire n'a pas manifesté une parfaite fidélité

^Ficker, 1941, p. 35. REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2018, Tome 98 n° 1, p. 3 à 16

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envers les citations bibliques, n'hésitant pas à les adapter. L'essentiel était de bien se faire comprendre. Il n'est pas très difficile de retrouver la référence biblique exacte de ce passage. Une édition de la Bible, en langue allemande, donne la version correspondante^ : Me 1,14-15 : [... ] predigte das Evangelium vom Reich Gottes [... ] Die Zeit ist erfûllet, und das Reich Gottes ist herbei gekommen. Thut Busse, und glaubet an das Evangelium. Le texte est très proche d'une version publiée par Martin Luther en 1545. On peut y lire : Me 1,14-15 : [...] das Evangelium vom reich Gottes vnd sprach / Die zeit ist erfûllet / vnd das reich Gottes ist erbey komen / Thut busse / Vnd gleubt an das Evangelium. Le texte reproduit se divise ensuite en deux parties symétriques, de chaque côté de l'arc triomphal. Il est tiré de l'évangile selon saint Matthieu : Mt 25,34 : Kommet her, ihr Gesegneten meines Vaters, ererbet das Reich, das euch bereitet ist von Anbeginn der Welt ! Mt 25,35 : Denn ich bin hungrig gewesen, und ihr habt mich gespeiset. Ich bin durstig gewesen, und ihr habt mich getrânket. Mt 25,41 : Gehet hin von mir, ihr Verfluchten, in das ewige Feuer, das bereitet ist dem Teufel und seinen Engeln ! Mt 25,42 : Ich bin hungrig gewesen, und ihr habt mich nicht gespeiset. Ich bin durstig gewesen, und ihr habt mich nicht getrânket. C'est donc une proclamation solennelle qui est faite au peuple strasbourgeois, avec l'annonce de l'évangile, la nécessité d'accorder toute sa place au retour du Christ sur terre, avec le rappel des œuvres de miséricorde. On ne peut être qu'impressionné par l'accent mis sur des citations aussi fondamentales. Ce qui frappe surtout, c'est que le texte figurant sur l'arc triom¬ phal de la cathédrale est donné dans une expression linguistique un peu différente du texte de Luther. On voulait avant tout être compris du peuple en utilisant la forme dialectale la plus commune. Même si la Bible de Luther présente une grande stabilité, dans ses nombreuses rééditions, il existe parallèlement une adaptation plus locale quant aux textes figurés à la cathédrale. Aujourd'hui, cette inscription a disparu. Elle est remplacée par une imposante fresque réalisée en 1878 par un peintre, Louis Steinheil (I814-I885). Elle représente un Jugement Dernier avec, au centre

^Luther, 1870-1871, ΑΓ, p. 48.

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de la composition, un Christ placé dans une mandorle tenue par des anges, selon une iconographie classique. III. Une inscription monumentale très altérée Curieusement, une autre inscription, tout aussi monumentale et impressionnante que celle de 1531, remontant elle aussi à l'époque protestante, a été cette fois épargnée. Comme il arrive parfois, en raison d'une pénombre protectrice, elle n'a pas attiré l'attention et a échappé à l'iconoclasme. Elle subsiste sur deux grandes baies surmontant l'entrée de la chapelle Saint-Jean, dans le bras nord du transept de la cathédrale. Malheureusement le texte, tracé en grandes lettres gothiques dorées sur deux panneaux noirs, est en grande partie effacé. A notre connaissance, et sauf erreur de notre part, cette inscription n'a fait l'objet d'aucune étude détaillée. Elle a été simplement évoquée par une brève mention d'Osée Schad en 1617 « dans deux baies sur fond bleu sont écrits en lettres dorées les dix saints commandements^' ». Grandidier reprend la même information de manière assez sommaire, affirmant qu'il s'agit des « commande¬ ments de Dieu en langue allemande^ ». Enfin, Robert Will livre la même version laconique en 1996 ^ Bref, c'est la même information reprise et répétée. Ce qui frappe l'observateur, c'est l'utilisation de lettres dorées peintes sur un support très sombre, des inscriptions comme il en existait également sous le jubé de la cathédrale, ce qu'Osée Schad mentionne explicitement dans sa monographie de 1617. 11 écrit que 1'« on a remplacé depuis des lustres diverses images sous le jubé, par des maximes en lettres dorées sur fond bleu^ ». 11 en donne une transcription très précise : En vérité, en vérité, je vous le dis, ce que vous demanderez au Pére, il vous le donnera en mon nom (Jn 16,23). Au Dieu unique honneur (1 Tim 1,17). Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne va au Pére que par moi (Jn 14,6). Ces citations ont disparu avec la destruction du jubé décidée par l'évêque Guillaume Egon de Furstenberg (1629-1704), peu après son élection par le grand chapitre le 8 juin 1682. Il voulait ouvrir le chœur à la nef, conformément aux directives du concile de Trente.

Schad, 1617, p. 69. ^ Grandidier, 1782, p. 267. ^ Will, 1996, p. 123. ^ Schad, 1617, p. 71 : « Under dem Lettner sind vorzeiten etliche Bilder gestanden / an deren statt hat man folgende Spruech mit guldinen Buchstahen iiff hloen grand geschrieben ».

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8 J.-p. LINGELSER, INSCRIPTIONS DE L'ÉPOQUE PROTESTANTE À STRASBOURG C'est le maître d'œuvre de la cathédrale, Jean Georges Heckler (1630-1682), qui se voit chargé de cette besogne, suivant un contrat du 8 juillet 1682 Après le décés de Heckler, le 14 décembre 1682, les travaux seront poursuivis et achevés par son successeur Joseph Lautenschlager (1632-1702). Quant aux "images" dont il est question dans le texte de Schad, il s'agit en réalité des sculptures du jubé. Il était donc d'usage courant de faire figurer tout un ensemble de versets bibliques dans la cathédrale comme l'auteur le constate par ailleurs Il convient à présent d'examiner de manière plus précise ces inscriptions.

Les lacunes du texte sont extrêmement importantes. Il est cepen¬ dant possible de livrer une transcription très partielle des fragments de cette mystérieuse inscription et d'en dégager la signification. Examinons les vestiges du panneau de la niche de gauche, tels que nous avons pu les restituer : 1 Ich der Her und dein Got 2 der dich aus Egypten dem Diensthause 3 gefuhrt bat. Kein andre gotter soit ir nebë mir habë 4 [solst du dir kein] bild noch gleichnus maehen weder 5 [deren] ding die oben im himel noch deren die undenn uff 6 [der erden] oder under der erden in den wassern Du soit sie 7 nit vereren noch jnen dienst beweisen Da ich der Herr bin 8 [der stark und] eiferiger G(ot] der vatter an den 9 driten die aueh 10 ent geschleehte

(Réf. : Ex 20,2-10.) La deuxième ligne se réfère à la fuite du Peuple Juif quittant l'Egypte, un pays dont le nom est encore visible, et au comman¬ dement de Yhwh de ne point adorer d'autres dieux, ni de reproduire leur effigie. Il existe deux versions similaires du décalogue : la version du livre de l'Exode, et celle du Deutéronome, un peu plus longue. Le texte du Deutéronome comporte de petites différences et

Grandidier, 1782, p. 153-154. " Schad, 1617, p. 43.

7. Niche de gauche

11 12 13 14 15 16 17 18

vererhen dem nahmen des Herrens deines Gots dann der Herr der nit unschuldig habenn der Gemeinem Gede[nck] des Sabathstags das du ihn heiligest sechs tag dein ge dis der libend des Hern deins Gots uberal kein weder du noeh dein son toehter knecht....

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des mots en plus, comme en Dt 5,14-16 // Ex 20,10-12. Le texte de la cathédrale s'inspire plutôt du livre de l'Exode. En effet, pour reproduire le décalogue en lettres de grande taille destinées à être bien visibles, il était nécessaire de livrer l'essentiel en un minimum de mots, compte tenu de la place disponible. La citation complète commence par une affirmation solennelle exprimée à la première personne : « Moi le Seigneur ton Dieu... ». Nous comparerons ici le texte de cette citation à la traduction du décalogue dans la Bible de Luther et à des citations de ce même décalogue que l'on trouve dans des catéchismes du xvi® siècle, comme celui de Martin Bucer, dont il existe trois éditions succes¬ sives en 1534, en 1537 et en 1543. Une observation générale, tout d'abord : les éditions successives de la Bible de Luther ne présentent pas de réelles variantes entre elles pour ce passage, ce qui a pu être vérifié pour les impressions de Hans Lufft à Wittemberg en 1534, en 1541 et en 1562. Il existe une réelle stabilité de la traduction attribuée à Martin Luther à partir de celle de 1545 qui fait désormais foi et dont la version a prévalu jusqu'en 1912. Nous pouvons donc nous appuyer sur une Bible de Luther datée de 1871, qui repose sur celle de 1545. Confrontons à présent les variantes linguistiques apparaissant dans le texte affiché à la cathédrale aux sources mentionnées ci- dessus. La ligne 3 présente une forme rédactionnelle plus ramassée, nécessitant de mettre deux abréviations, en surlignant deux voyelles, en raison de la place disponible trop réduite sur le panneau : Kein andre gotter soit ir nebë mir habë. Ce constat prouve que l'on a procédé à une contraction du verset biblique tiré, soit du livre de l'Exode, soit du Deutéronome. Pour le début de la ligne 4, le texte introduit une forme dialectale propre à l'Alsace : du soit kein Bild noch gleichniis machen weder ... De son côté, la Bible de Luther adopte la version suivante pour Ex 20,2-4 : Ich bin der Herr, dein Gott, der ich dich aus Aegyptenland, ans dem Diensthause, gefiihret bat. Du sollst keine andere Gotter neben mir haben. Du sollst dir kein Bildniss, noch irgend ein Gleichniss machen, weder dess, das oben im Himmel, noch dess, das unten auf Erden, 1 0 oder dess, das im Wasser unter der Erde ist . On constate que le texte de la cathédrale, malgré ses lacunes, est plus ramassé et s'éloigne quelque peu de la traduction de Luther.

'^Luther, 1870-1871, .4Γ, p. 88.

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En examinant le catéchisme de Martin Bucer de 1537, on découvre une version qui paraît mieux convenir à la source écrite de la cathédrale : Ich der Herre, bin dein Got, der dich aus Egypten, aus dem diensthauss, gefuret hab. Du soit kein andere gotter neben mir haben. Du soit dir keine bildnus noch einige gestalt machen weder deren dingen, die oben im himel, noch deren, die unden uff erden, noch in wasseren I ^ under der erden sind . Même si certains mots ont été inversés, comme « soit ir » (ligne 3) au lieu de « Du soit » (Ex 20,3), la version transcrite est plus proche du texte de Bucer que de celui de Luther. En s'appuyant sur le décalogue de Bucer, on peut même déduire la présence d'un mot effacé à la 5"^ ligne : « deren ding ». De même, il est possible de trouver le début manquant de la 6*^ ligne : « der erden », ce qui est parfaitement cohérent avec la suite. Alors que la ponctuation est absente, le verset 5 du texte de la cathédrale commence à la fin de ligne 6, et forme la phrase suivante : Du soit sie nit vereren noch jnen dienst beweisen Da ich der Herr bin. La similitude est frappante avec le texte de Bucer de 1537 : Du soit dich vor inen nit neigen, noch inen dienst beweisen. Ich, der Herr, bin dein Got, der starck und eiferer Le mot "neigen" veut signifier "s'incliner", à la place de "vereren" utilisé pour "vénérer". Ce passage justifie la suppression des petits autels disséminés dans la cathédrale et de leurs sculptures. L'iconoclasme correspond à une nouvelle sensibilité de l'époque, rejetant toute forme d'idolâtrie. Les lignes 8 à 10 sont très lacunaires, même si le début a pu être reconstitué. La ligne 10 se termine par l'expression "geschlechte", un mot très lisible et parfaitement identifiable sur le panneau peint. Il correspond à un mot du verset 5 : "Glied", et signifie "géné¬ ration". De son côté, Bucer utilise le mot "kinden dont le sens est identiqueOn est donc certain que l'on se trouve bien face au verset 5. Il apparaît que le texte de Martin Bucer a été adapté à la cathédrale sur le plan linguistique. La ligne 11 est totalement effacée, mais elle est plus courte, car la suite de la ligne n'est pas altérée sur le panneau. S'agit-il d'une forme abrégée du verset 6 ? La ligne 12 contient l'expression : « des Herren deines Gots ». Elle fait explici¬ tement référence au verset 7 de la traduction du décalogue.

Bucer, 1987 [1534, 1537, 1543], p. 209. Bucer, 1987 [1534, 1537, 1543], p. 209. Bucer, 1987 [1534, 1537, 1543], p. 97, note 462.

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Poursuivons l'examen du texte de la niche de gauche. La ligne 15 permet d'identifier un élément lexical intéressant : « Sabathstags », il se rapporte au verset 8 et à la phrase : Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanetifier. Puis, la fin de la ligne 15 livre un indice précieux et parfaite¬ ment identifiable pouvant être localisé dans la Bible : « sechs tag ». Il est rappelé que l'homme travaillera durant six jours. Ce passage correspond au début du verset 9. Les lignes 16, 17 et 18 sont obscures et difficiles à interpréter ; elles ont été raccourcies pour résumer les versets 10 et 11, particulièrement longs. La ligne 18 comprend trois mots successifs livrant un indice d'identification solide: «son tochter knecht ». 11 s'agit d'un passage du verset 10 sur l'interdiction de travailler pour le fils, la fille et le serviteur. Ici encore, ce verset a été abrégé, en supprimant la longue énumération de tous ceux qui sont astreints à respecter le sabbat. Enfin, le verset 11 (Ex 20,11) n'est pas reproduit. Cette première partie correspond aux trois premiers commande¬ ments. Ils concernent exclusivement les relations du croyant à Dieu, selon la tradition luthérienne. C'est pourquoi, ils sont regroupés sur la première table de la Loi. Toute la niche de gauche met donc l'accent sur les régies qui déterminent le comportement du chrétien face à Dieu. 11 est intéressant d'observer à quel point le protestan¬ tisme a respecté cette partition du décalogue. Quant aux sept commandements suivants, ils se rapportent au comportement de l'homme envers son prochain dés lors qu'il est justifié. 2. Niche de droite Le texte de la niche de droite apparaît moins altéré. 11 s'agit de la poursuite du décalogue de Moïse. Voici ce qui a pu être reconstitué :

1 Ehre dein vatter und mutter 2 damit du dein leben erlengern wirst im 3 land das dir der Herr dein Gott geben wird 4 Nit wollest todten 5 Nit hurenn 6 Nit stelenn 7 Nit falsch zeugknus geben wider dein nechsten 8 Nit begeren deins nechsten hauss nit begriff deins 9 [akers seyns] weibs, seyns knechts, seyner magd, seyns 10 oehsen seyns esels, und ailes das deyns nechsten ist. 11 Christus ist des gesatzs volkumenheit, daran recht sei der 12 wûrthen es glaubt. Rom X. Und die Hauptsum des 13 gebots ist Liebe vonn reynem Hertzen, unnd vonn gutem 14 gewissen, und von ungeferbtem Glaubenn. 1 Thimoth.

(Réf. : Ex 20,12-17 ; Rm 10,4 ; 1 Tm 1,5.)

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Nous disposons d'un texte beaucoup plus complet. Les trois pre¬ mières lignes forment un ensemble cohérent. Dans la 2^ ligne, on peut découvrir une expression dialectale : dein Leben erlengern wirst. Elle s'écarte du vocabulaire employé par Martin Luther : dass du lange lebest. L'expression "erlengern'' est très typée pour signifier "une vie prolongée", et se trouve mentionnée dans un glossaire du haut allemand La 3^ ligne peut être identifiée comme se rapportant à la fin du verset 12. Ce passage correspond au 4^ commandement du décalogue. Si le verset 12 de la Bible de Luther paraît beaucoup plus long, le texte trouvé à la cathédrale est plus ramassé, plus synthétique. Il est très proche du décalogue de Martin Bucer, tel qu'il apparaît dans le catéchisme de 1534. Il écrit en effet : [...] eere deinen vatter und deine muter, das sich deine tag erstrecken in dem land, das dir gibt der Herr, dein Gott La seule différence avec la citation de Bucer réside dans le rejet du verbe à la fin de la phrase. La suite de la transcription, pour les lignes 4 à 7, est parfaitement limpide. Elle est conforme au texte de Bucer. Le vocabulaire employé dans la version strasbourgeoise présente une forme dialectale qui s'apparente à l'expression usitée en Alsace. Les versets 13 à 15 : ... nit wollest tôdten ... nit huren ... nit stelenn de la cathédrale tranchent avec la traduction de Bucer, selon l'édition de 1534 : Du soit nit todten. Du soit nit unkeùsch sein. Du soit nit stolen. Alors que le mot "Ehebrechen" de la version luthérienne se traduit par l'expression "adultère", le texte de la cathédrale utilise un vocabulaire plus rugueux : "huren ", qui veut dire "forniquer", tandis que Bucer emploie un terme différent, "unkeùsch", qui signi¬ fie : "impur", "luxurieux". Ici, à la cathédrale, on utilise un terme très fort, destiné à frapper les esprits. Pour le 9^ commandement du décalogue, la Bible de Luther, parue en 1534, affirme : Du soit kein falseh zeugknis reden wider dein nehesten. De son côté, Bucer écrit dans son catéchisme de 1534 : 18 Du soit wider deinen nâehsten keine falsehe zeugnuss geben .

"■ Gôtze, 1967. " Bucer, 1987 [1534, 1537, 1543], p. 97. Bucer, 1987 [1534, 1537, 1543], p. 97.

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J.-p. LINGELSER, INSCRIPTIONS DE L'ÉPOQUE PROTESTANTE À STRASBOURG 13 Le vocabulaire utilisé à la cathédrale s'inspire davantage de celui de Bucer avec l'emploi du verbe "geben" au lieu de "reden'\ du mot ''zeugknus" à la place de ''zeugknis'\ tout comme "n/Y" à la place de "nicht". Il s'agit d'une forme dialectale très caractéristique. En 1494, dans son célébré Narrenschiff, Sébastien Brant utilise lui aussi le "n/Y" dans une triple négation : Es macht kein wolf kein lemlin nit Les lignes 8 à 10 correspondent à Ex 20,16 et sont marquées par le catéchisme de Bucer de 1534 : Dich solle nicht gelusten deines nâchsten hauss. Dich solle nit gelusten deines nachsten weibs, seins knechts, seiner magt, seins rinds, seins esels und ailes des, daz deins nâehsten ist^*^. Le texte de la cathédrale emploie le mot ''bege\\\\ren" à la place de "gelusten'' chez Bucer, deux synonymes de "convoiter". 11 faut enfin examiner les quatre dernières lignes, numérotées de 11 à 14. Selon la mention finale du premier extrait, il s'agit d'un passage de l'épître de saint Paul aux Romains, tiré du chapitre 10. L'expression "Vollkommenheit" apparaît dans le texte de manière tout à fait certaine. Lin décor calligraphique très prononcé accom¬ pagne ce mot, sans doute pour faire ressortir sa place centrale. On le traduit généralement par le mot "perfection", mais sa significa¬ tion va au-delà et correspondrait plutôt à un sentiment de plénitude dans la foi. Si le mot "Vollkommenheit" ne se trouve pas dans la version allemande, et donc luthérienne de l'épître, en revanche les deux mots utilisés "foi" et "loi" ont pu être localisés par l'emploi des deux termes "glaubt" et "gesatzs". Dans une édition strasbour- geoise du Nouveau Testament imprimée par Johannes Schott en 1522-1523 on trouve en Romains 10,4 le texte suivant : Denn Christus ist des gesatzs end. 11 atteste le terme "gesatzs ", et correspond au contexte linguis¬ tique local. Nous savons que Matthieu Zell avait commenté l'épître aux Romains. A travers cet extrait, et grâce au vocabulaire utilisé au xvf siècle, on découvre un texte fondamental pour la théologie luthérienne, et donc la justification du croyant par la foi. Le thème de la justification est fondamental dans cette épître aux Romains. Il signifie que toute personne humaine est rendue juste par le pardon, qui lui est offert, de ses péchés. La justification est accordée par le

Narrenschiff 49, 20, cité dans Grimm, 1889, col. 708 (.?. u "Nicht"). Bucer, 1987 [1534, 1537, 1543], p. 97. Wurttembergische Landesbibliothek, Ε 78 NT.

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14 J.-p. LINGELSER, INSCRIPTIONS DE L'ÉPOQUE PROTESTANTE À STRASBOURG Christ, elle sauve le justifié du passé et lui garantit un avenir de grâce. Alors que la loi condamne, en mettant l'homme face à son échec, le Christ, fin de la loi dans le double sens où il met un terme à la malédiction qu'elle pouvait représenter pour les hommes, et où il la conduit à son accomplissement, rend tout croyant juste. Ainsi, c'est toute une théologie évangélique qui est exposée à la cathé¬ drale Notre-Dame de Strasbourg. L'existence de ce verset figurant à la cathédrale devient en quelque sorte une signature des prédications de Matthieu Zell. Les dernières lignes, de 12 à 14, sont beaucoup plus faciles à identifier et à localiser dans le coφus biblique. Elles sont parfaite¬ ment conformes au passage figurant dans la Bible de 1541 traduite par Martin Luther : Denn die Heubtsumma des Gebotes ist Liebe von reinem Hertzen und von gutem Gewissen und von ungeferbtem Glauben (1 Timothée 1,5). Ce dernier passage, toujours tiré du corpus paulinien, vient couronner la pensée protestante en mettant l'accent sur l'amour et notamment les convictions des évangéliques strasbourgeois (Zell, Bucer). Il constitue le point d'orgue de toute la théologie luthérienne. C'est en quelque sorte le rappel du Sola gratia et du Sala fide dans la dogmatique protestante. Mais surtout, ce qu'il faut souligner, c'est que ce texte a été abondamment commenté par Luther en personne dans un ouvrage qu'il a fait paraître à Wittenberg en 1526 et qu'il a intitulé : Sermon von der heubtsumma Gottes gepots darzu vom misbrauch und rechtem brauch des gesetzes Aus der Epistel Pauli 1. Timot. Nous avons, de ce fait, une source imprimée qui a sans doute joué un rôle important dans la théologie luthérienne et dans la manière dont elle a été enseignée à Strasbourg, au point que le verset emblématique dont il est question ait été reproduit à la cathédrale de Strasbourg. Cette œuvre de Luther devient le terminus post quem en vue de la datation de l'inscription étudiée qui ne peut être antérieure à 1526. IV. Datation des inscriptions 11 est établi que les inscriptions qui figuraient sur l'arc triomphal ouvrant le chœur de la cathédrale dataient de 1531, comme le prouve la gravure de Brunn. Les commentaires de l'épître aux Romains par Matthieu Zell peuvent être situés en 1521. Le livret de Martin Luther sur son sermon de l'épître de saint Paul à Timothée a paru en 1526. Quant au catéchisme de Martin Bucer, ses éditions suc¬ cessives remontent à 1534, 1537 et 1543. On peut en déduire que les

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inscriptions du bras nord du transept pourraient remonter aux alentours de 1535. On dispose, de ce fait, de textes qui renvoient à la toute première époque de la Réforme. Il s'agit d'un témoignage exceptionnel parvenu jusqu'à nous, malgré les vicissitudes de l'histoire ayant conduit à détruire les traces de cette époque.

V. Conclusion Les différentes inscriptions des deux baies du bras nord du transept de la cathédrale sont un témoignage capital de l'époque protestante. Cet espace était dédié à la paroisse Saint-Laurent. Les textes étudiés remontent aux débuts de la Réforme, vers 1535, et le texte du décalogue, tel qu'il figure dans l'inscription située au-dessus de l'entrée de la chapelle Saint-Jean, présente une forte similitude avec celui de Martin Bucer. Les deux versets des épîtres pauliniennes sont en revanche très proches de la Bible traduite par Martin Luther. Ces textes reflètent aussi, sur le plan linguistique, une forme dialec¬ tale très locale s'inspirant du bas allemand. Ces inscriptions sont for¬ tement altérées, et tombées dans l'oubli. Elles auraient certainement mérité, par une action de mécénat, d'être préservées et restaurées à l'occasion de la commémoration du 500"^ anniversaire des 95 thèses de Martin Luther en 2017.

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16 J.-p. LINGELSER, INSCRIPTIONS DE L'ÉPOQUE PROTESTANTE À STRASBOURG Luther, 1870-1871 : Die Bibel oder die ganze Heilige Schrifi des Alten und Neuen Testaments, Nach D. Martin Luthers Uebersetzung, Strasbourg, Joh. Heinrich Heitz, 1870 et 1871. Samuel-Scheyder, 2008 : Monique Samuel-Scheyder, « Le Summum Argentoratensium Templum d'Osée Schad (1617), première monographie imprimée de la Cathédrale de Strasbourg. Étude de la Préface », in : Emmanuel Béhague et Denis Goeldel, éd., Une germanistique sans rivages. Mélanges en l'honneur de Frédéric Hartweg, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2008, p. 235-251. Schad, 1617 : Osée Schad, Summum Argentoratensium Templum, Strassburg, Lazare Zetzner, 1617. Will, 1996 : Robert Will, « Recherches sur des peintures allégoriques inconnues datant de la Réforme et disparues de la chapelle Saint-Laurent de la cathédrale de Strasbourg », Bulletin de la Cathédrale de Strasbourg, t. XXll, 1996, p. 117-125.

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