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Classiques Garnier

Philosophie

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de « lavis d'encres sur papier ». Une explication à ce sujet aurait été néces¬ saire. On pourrait par ailleurs se poser la question de savoir s'il faut ranger cette produetion dans la eatégorie « art », et même « art eontemporain », et pas plutôt dans celle des « illustrations » ou « illustrations bibliques », au même titre que les dessins, peintures, BD (et maintenant mangas) qui illustrent la Bible. L'art doit-il s'émanciper du figuratif, de la tradition, pour être vraiment de l'art ? Le débat n'est pas elos et sans doute ne le sera-t-il jamais. J. Cottin

PHILOSOPHIE

Frédéric Worms (dir.), Les 100 mots de la philosophie, Paris, Presses univer¬ sitaires de France, 2013, 127 pages (Que-sais-je ? 3904), ISBN 978-2- 13-058188-8, 9 €. Que-sais-je ?, la plus célèbre collection universitaire française, dévolue depuis 1941 à l'initiation à toutes les diseiplines et problématiques, tente depuis peu de renouveler le format qui a fait son sueeès, en proposant des lexiques (Les 100 mots de.,.) confiés aux meilleurs spécialistes. Si le présent volume, dirigé par Frédéric Worms, Professeur de philo¬ sophie à l'École Normale Supérieure, n'a bien sûr pas la prétention de remplacer des ouvrages plus conséquents, comme le Grand dictionnaire de la philosophie (Larousse - CNRS) ou VEncyclopédie philosophique universelle (P.U.F.), il les eomplète véritablement, nous semble-t-il, à deux égards. En premier lieu, il remet enjeu les définitions en usage dans le diseours philo¬ sophique, en proposant à des auteurs relativement jeunes de définir les termes qu'ils emploient. Ceci est essentiel, car la langue philosophique évolue, comme toute langue, et aueun dictionnaire, aussi bon soit-il, ne saurait épargner des efforts d'actualisation du lexique. En seeond lieu, ee volume permet des parcours de lectures nouveaux. En effet, le choix a été fait de demander aux 11 auteurs de choisir 9 mots - 3 dans le langage courant, puisqu'il y a bien des mots ordinaires dont la philosophie ne peut se passer (« vie », « violence », par exemple), 3 parmi les termes eréés par des philosophes {cogito de Descartes, conatus de Spinoza), et 3 enfin relevant du vocabulaire technique, sans lequel la philosophie ne disposerait pas d'outils assez précis pour élaborer son discours (transcendantal, monade). Il est donc possible, en lisant les définitions données par tel auteur (Miehaël Foessel, Vincent Deleeroix, pour ne citer que deux étoiles montantes de la philosophie actuelle) de se faire une idée du champ de compétence qui leur est reconnu. Pour finir, le maître d'œuvre de ee lexique a eu l'exeellente idée de demander à ces auteurs leur définition personnelle de la philosophie : le 100® mot, « philosophie » est done, eomme on l'imagine, fort heureusement interprété de façons diverses. D. Frey

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Jean Greisch, Vivre en philosophant. Expérience philosophique, exercices spirituels et thérapies de l'âme, Paris, Hermann, 2015, 507 pages (De visu), ISBN 978-2-7056-9038-0, 35 €. Depuis les travaux de Pierre Hadot, condensés dans Qu 'est-ce que la philosophie antique ? (Gallimard, 1995), on ne cesse de redécouvrir l'ambition de la philosophie à changer l'existence même du philosophe, différemment selon les diverses écoles philosophiques antiques bien sûr, mais toujours fondamentalement. L'ouvrage de Jean Greisch prolonge et s'approprie le thème de la vie renouvelée par la philosophie, en prenant pour point de départ le vœu socratique de « Vivre en philosophant » {Apologie de Socrate 28e, cit. p. 122), auquel s'oppose la locution proverbiale Primum vivere, deinde philosophari, qu'il traduit lui-même en ces termes : «Avant de philosopher, il faut accumuler de l'expérience en profitant de la vie » (p. 5). Curieuse traduction en vérité que celle de Greisch, car si l'on en croit Platon {La République III, 407a), cette sentence gnomique à l'origine incertaine aurait plutôt eu pour intention d'appeler le « sage » à se procurer les moyens de son existence avant que de se préoccuper de philosopher - à quoi Platon oppose, dans ce même texte, qu'il n'est jamais trop tôt pour pratiquer la vertu. Comme souvent, cet ouvrage de Jean Greisch est le fruit d'un enseigne¬ ment au long cours, donné à l'Institut catholique de Paris, puis à l'Université Villanova de Pennsylvanie et enfin à l'Université Humboldt de Berlin. Les remarquables qualités de pédagogue de l'A., ajoutées à sa longue fréquen¬ tation des auteurs classiques - citons entre autres Marc-Aurèle, Boéee - mais aussi modernes (Kierkegaard, Nietzsche) et contemporains (Wittgenstein, Rosenzweig), font de cet ouvrage une vaste anthologie, toujours facile d'accès, éclairant la vie philosophique sous trois de ses aspects : comme expérience fondamentale, comme pratique et exercice, comme thérapie de l'âme enfin. Ce dernier aspect, qui a mobilisé les dernières énergies de Michel Foucault dans ses ultimes leçons au Collège de France, sur le souci de soi notamment, est éclairé dans le présent ouvrage à partir de la philosophie antique, mais aussi - et fort heureusement - bien au-delà. D. Frey

Christian Berner, Denis Thouard (dir.). L'interprétation. Un dictionnaire phi¬ losophique, Paris, Vrin, 2015, 561 pages, ISBN 978-2-7116-2628-1, 21 €. Le présent ouvrage est plus qu'un simple vocabulaire de l'interprétation : il est l'heureuse expression de la persistance de l'intérêt pour la question herméneutique dans la philosophie, et plus largement au sein des sciences humaines. A cet égard, il n'est pas du tout anodin que son projet ait été esquissé au cours de diverses séances au sein du réseau de recherche inter¬ disciplinaire et international Herméneutique, mythe, image, comme l'indiquent à la fin de leur présentation les directeurs de cette publication (p. 16) : c'est le signe que le trésor de la conceptualité herméneutique est commun à la phi¬ losophie, à la philologie, à la théologie, au droit et aux études littéraires. C'est leur caractère opératoire, aujourd'hui plus que jamais, qui vaut aux notions d'auteur, de contexte, de démythologisation, de lecture, de préeompréhension, de réception ou de voix d'être toujours en vigueur au sein des sciences

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humaines, qui sont - rappelons-le - des sciences de l'interprétation, des sciences des sujets interprétants que nous sommes. Ce dictionnaire a le mérite d'opter délibérément pour une approche épistémologique des concepts, sans s'obliger à s'appuyer sur telle ou telle école philosophique en particulier (cf. p. 11), encore que, selon nous, ee choix même relève davantage de l'herméneutique centrée sur le texte que de l'herméneutique ontologique de Heidegger, et même de Gadamer. Seule l'efficience des concepts est ici en jeu, mais cela n'empêche pas que s'y manifestent des conflits d'interprétation (cf. p. 15), car définir une notion est nécessairement choisir une perspective et la justifier faee à d'autres. Les auteurs de ce dictionnaire, parmi lesquels on compte (outre Ch. Berner et D. Thouard) P. Bûhler (articles « Canon », « Démythologisation », « Herméneu¬ tique biblique », ...), J. Greiseh («Allégorie », « Allégorèse »), M. de Launay (« Traduction », « Typologie »), A. Neschke-Hentschke (« Sens littéral » - à titre posthume) s'emploient par conséquent à susciter chez le lecteur la réflexion par l'exposition critique des diverses notions. C'est précisément parce qu'elle contribue à une réeeption active de ee bien commun conceptuel que la phi¬ losophie est présente dans le titre de l'ouvrage : ee service universel, aussi difficile soit-il, est toute l'ambition de la philosophie herméneutique. Il faut savoir gré aux Éd. de l'avoir rappelé dans ce dictionnaire qui mériterait d'être présent dans toute bonne bibliothèque universitaire. D. Frey Biaise Bachofen, Bruno Bernardi, André Charrak, Florent Guénard (dir.). Philosophie de Rousseau, Paris, Classiques Garnier, 2014, 510 pages (L'Europe des Lumières 31), ISBN 978-2-8124-2136-5, 59 €. Le présent ouvrage est bien plus qu'un recueil des actes d'un colloque, en l'occurrence, l'un de ceux qui se sont tenus à l'occasion du tricentenaire de la naissance de Rousseau en 2012. 11 s'agit d'une véritable somme des études rousseauistes, non paree qu'on y trouverait la synthèse des débats portant sur l'œuvre de Rousseau, mais, comme l'explique dans son intro¬ duction générale un fin connaisseur de l'œuvre, Bruno Bernardi, parce qu'il tente de dépasser les questions et les débats classiquement liés à la eompré- hension de sa philosophie (surtout ceux de ces prétendues ineohérences) en ouvrant de nouvelles voies d'analyse et d'interprétation. La pensée de Rousseau, en effet, ne doit plus être abordée en fonction d'attentes conceptuelles statiques, ni même en fonction d'interrogations sur les influences (Locke, Condillac, etc.) subies par ce philosophe qui se piquait de ne pas l'être : si la pensée de Rousseau est pétrie, non de eontradietions, mais de paradoxes, e'est paree que le penseur Rousseau était, plus qu'aueun autre, conscient à la fois des aspects contradictoires de toute réalité, et conscient plus encore de la singularité de sa pensée. L'ironie de la situation, déjà relevée par Jean Starobinski, est qu'à exposer eette singularité dans le langage de son temps, Rousseau ne s'exposait pas uniquement à l'ineompré- hension de ses pairs (Diderot, D'Alembert entre autres), il risquait en outre de perdre le sentiment intime de sa différence, qui l'a tenu en haleine toute sa vie durant. Du coup, il importe moins de débusquer les « failles » de sa pensée que de ehercher à saisir la façon dont la philosophie moderne peut

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penser, avec Rousseau, les difficultés que pose sa pensée et qui sont, en partie, celle de la modernité même et de son rapport à la nature. En cela, le présent ouvrage suit une lumineuse remarque que Cassirer faisait dans « L'unité de l'œuvre de Rousseau (1932) » (texte repris dans le collectif de 1984, Pensée de Rousseau). La substantielle introduction de Bernardi, si elle présente ee ehoix éditorial, n'expose pas la façon dont les études ici réunies aceomplissent ee projet. Il faut pour eela se référer aux introductions spécifiques des trois parties de l'ouvrage, respectivement rédi¬ gées par André Charrak, Florent Guénard et Biaise Bachoffen. Dans ces riches études, on retiendra, s'agissant de la question religieuse, le texte de Ghislain Waterlot (« Une foi qui s'épure. La pensée religieuse de Rousseau »), attaché finalement moins à la pensée de Rousseau en la matière qu'à sa défense de la possibilité de la foi personnelle. Mais faut-il estimer que, dans la fameuse Profession de foi du Vicaire savoyard, l'opposition des arguments philoso¬ phiques pour et eontre l'existence de Dieu amène à un équilibre, de sorte que seule la voix de la conscience permette l'assurance de la foi ? (Cf. p. 486.) Car enfin, toute la première partie de ladite Profession expose des « raisons de eroire », dont il y a tout lieu de penser qu'elles sont, aux yeux de Rousseau, plus crédibles que les arguments opposés, à défaut, bien sûr, d'être définitifs. Cette remarque n'enlève bien entendu rien à la qualité de l'étude, qui propose une lecture très perspicace de La Nouvelle Héloïse sur la question de la religion. Un index nomimum complète enfin ee volume appelé à faire date. D. Frey Cornélius Castoriadis, Paul Ricœur, Dialogue sur l'histoire et l'imaginaire social. Édition établie par Johann Michel, avec la collaboration de Catherine Goldenstein et Pascal Vernay, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2016, 76 pages (Audiographie 15), ISBN 978-2-7132-2495-9, 8 €. Johann Miehel, Ricœur et ses contemporains. Bourdieu, Derrida, Deleuze, Foucault, Castoriadis, Paris, Presses universitaires de France, 2013, 180 pages, ISBN 978-2-13-059495-6, 19 €. Le petit volume de la collection « Audiographie » de l'LHLSS constitue la transeription d'un long entretien de deux philosophes français majeurs, à l'initiative de Paul Ricœur, lors de l'émission « Le bon plaisir » qui lui a été consaeré sur France Culture le 9 mars 1985. Si les deux philosophes se connaissaient bien et s'estimaient grandement, ils n'ont quasiment jamais fait mention l'un de l'autre dans leurs œuvres respectives, si bien que le texte de cet entretien constitue un document de premier ordre pour qui s'intéresse à elles, et plus généralement à la question de la production de sens dans l'histoire. Ln effet, comme l'indique dans sa préfaee très éclairante l'éditeur scientifique de ce texte, Johann Michel (Professeur de philosophie attaché à l'LHLSS, membre de l'Institut universitaire de Franee), le problème qui les occupe d'un bout à l'autre du dialogue est celui-ci : « peut-on parler de création historique ou toute nouvelle production humaine procède-t-elle de configurations historiques déjà existantes ? » (P. 10.) L'enjeu est celui du statut de la nouveauté radicale dans la produetion historique. Pour Ricœur,

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aucune production langagière ou institutionnelle n'est radicalement nouvelle, chacune constituant une reprise, un déplacement de significations antérieures. « L'idée de la nouveauté absolue est impensable. Il ne peut y avoir du nouveau qu'en rupture avec l'ancien : il y a du préréglé avant nous, que nous déréglons pour le régler autrement » (p. 44). A certains égards, un objet historique (par exemple un texte biblique) est la « souree de corrections et d'approximations de toutes nos reconstructions » (p. 53). Comme si l'on revenait toujours au texte précisément parce que nos reconstructions ne Γ épuisent pas ! Castoriadis, quant à lui, voit dans l'histoire des irruptions pures et simples. Thalés, par exemple, et même s'il se situe « au confluent d'une multitude de continuités [...], a voulu démontrer cette propriété des triangles. Là, nous ne sommes plus dans la simple eontinuité, tout d'un eoup émerge une nouvelle figure de l'historique [...] : le logon didonai, le rendre compte et raison » (p. 62). À quoi Ricœur, incisif dans ce dialogue, répond : « Rien de tout cela ne me contredit. Je dis exactement la même chose : avec Thalés émerge un mode de pensée inédit et inouï, mais en même temps des hommes continuent à vivre. Je ne serai donc jamais face à une discontinuité sur toute la ligne. » {Ibid.) Contre les discontinuités radicales mises en avant par Foucault d'une époque à l'autre, Rieœur affirme donc l'existence de eontinuités sur d'autres plans. L'enjeu, au-delà de la question historique, est aussi celui de l'imaginaire social, s'agissant notamment des ressources insoup¬ çonnées enfouies dans les configurations historiques passées, que des réinter¬ prétations pourraient mettre au jour. Il faut savoir gré à J. Michel d'avoir donné accès à ce petit texte d'une grande densité. Ricœur et ses contemporains constitue un prolongement du remarquable essai (daté de 2013, et aujourd'hui déjà traduit en de nombreuses langues) consacré aux rapports que Ricœur entretenait avec les grands penseurs français poststructuralistes (Bourdieu, Derrida, Deleuze, Foueault, Castoriadis), eeux-là mêmes que l'on rassemble outre-Atlantique sous le nom de French Theory. L'originalité de l'ouvrage de J. Michel est d'associer Paul Ricœur à ce post¬ structuralisme : n'est-il pas en effet le philosophe qui, tout en saluant la portée explieative (non causale et de type linguistique) de la sémiotique, a lutté contre le structuralisme devenu science totale, par exemple chez Lévi-Strauss ? Celui qui, tout en se mettant à l'écoute de la psychanalyse freudienne, a tâché de préserver le droit d'une philosophie du sujet instruite, mais non biffée, par le soupçon ? Avec un soin tout particulier, ΓΑ. s'attache à repérer les proximités (mais aussi quelques divergences) de Ricœur avec Bourdieu (sur la notion d'habitus), avec Derrida (sur l'héritage de Hegel et de Heidegger), avec Deleuze (sur la psyehanalyse), avee Foucault (sur le souei de soi) et bien sûr avec Castoriadis (sur l'imaginaire social). Bien au-delà des occas¬ ions avérées de dialogue, somme toute assez rares, l'A. a su repérer les dialogues dans leur état inehoatif, qui, en l'absence de leurs auteurs, peuvent se poursuivre chez leurs lecteurs. D. Frey Judith Butler, Qu'est-ce qu'une vie bonne ? Traduit de l'anglais et préfacé par Martin Rueff, Paris, Édition Payot & Rivages, 2014, 110 pages (Manuels Payot), ISBN 978-2-228-91068-2, 13,50 €. La parution de ce petit essai est l'occasion de découvrir une philosophe dont on ne parle qu'au sujet de la théorie des genres. Le présent texte, issu du

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discours qu'elle a prononcé lors de la remise du prix Adorno en 2012, montre que Judith Butler est aussi une philosophe politique. Elle pose iei la question de la vie bonne, non pas tant en référence à Aristote qu'en lien, précisément, avec Adorno. Elle doit en effet à ce dernier d'avoir relié la question de la vie bonne à l'examen critique de la société : « qu'est-ce qu'une vie bonne dans le eontexte d'un monde mauvais, strueturé tout entier par l'inégalité, l'exploitation et les diverses formes d'effacement » ? (P. 56.) Cette question, perceptible dans le titre original (Can One Lead a Good Life in a Bad Life ?) mais non dans sa traduction, amène l'A. à la notion de biopolitique que, eurieusement, elle ne met pas au erédit de son inventeur, Michel Foucault : «Par biopolitique, j'entends ces pouvoirs qui organisent notre vie, ainsi que eeux qui rendent certaines vies plus précaires que d'autres, qui relèvent plus largement d'une gestion gouvernementale ou non des populations, et qui prennent des séries de mesures pour l'évaluation différenciée de la vie elle-même » (p. 62). C'est ainsi que certaines vies comptent de manière ambiguë comme des vies moindres, des vies préeaires, c'est-à-dire des vies n'étant pas dignes de deuil public. Car en tant que sujet, je devrais « être capable de vivre ma vie en sachant que la perte de cette vie que je suis fera l'objet d'un deuil et que, par conséquent, on prendra toutes les mesures qui s'imposent pour méditer cette perte » (p. 66). Ici se glisse l'occasion d'une critique mesurée de Hannah Arendt, cette der¬ nière estimant que la vie n'est pas une fin en soi et que seule la vie bonne est digne d'être véeue : non seulement la vie vaut en soi d'être véeue selon Butler, mais Arendt a le tort de laisser les corps dans l'ombre de la sphère publique. Il est vrai que, pour Arendt, seul compte le domaine public, qui est affaire de parole : « il est clair que les corps agissent quand il parle, mais la parole n'est eertes pas la seule manière que les corps ont d'agir - et eertainement pas la seule manière dont ils agissent politiquement », rétorque Butler (p. 86). Par un autre côté, l'A. rejoint Donna Haraway et l'antispécisme : « [...] la vulnérabilité constitue un aspect de la modalité politique du corps, selon laquelle le eorps est eertainement humain, mais au sens d'animal humain. Ce qui revient à soutenir que la vulnérabilité face aux autres, même si elle est eonçue eomme réciproque, eonstitue une dimension précontractuelle de nos relations sociales. » (P. 94.) Le lien entre la critique d'Arendt et cette eompré- hension de l'homme comme un animal humain n'est pas aisé à saisir, dans ce texte qui semble éerit d'un seul élan. II semble que, pour l'A., l'idéal d'une vie bonne est d'abord celui de la vie de ce vivant vulnérable, le souci qu'il y ait pour tous « une vie avant la mort » (p. 107) : « nous avons besoin d'une revendication plus forte en faveur d'une vie vivable : c'est-à-dire d'une vie qui puisse être vécue. Arrivé à ee point, comment pouvons-nous penser à une vie vivable sans poser un idéal de vie unique ou uniforme ? » (P. 89.) Ques¬ tion fondamentale, qui soupçonne que tout idéal de vie bonne (même eelui d'une vie examinée, cf. Socrate) perd de vue le souci de la vie en elle-même, « qui ne serait pas une vie sans ees autres » négligeables. Paradoxalement, la revendication sociale (du type de celle d'Arendt, d'Adorno) risque toujours de devenir normative - en raison de son sentiment de supériorité intellec¬ tuelle et morale - et done d'effaeer le sujet vivant, de l'absorber dans une norme commune (cf. p. 97 sq.). Ce petit ouvrage suggestif, qui se lit aisément dans l'ensemble - on notera toutefois qu'à la page 93, au milieu, il faut lire « vivable » et non

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