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Classiques Garnier

Philosophie de la religion

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REVUE DES LIVRES

« invivable », sans quoi le passage est incompréhensible -, est augmenté d'une longue préface du traducteur. D. Frey

PHILOSOPHIE DE LA RELIGION

Yann Schmitt, Qu'est-ce qu'un Dieu ?, Paris, Vrin, 2013, 126 pages (Chemins philosophiques), ISBN 978-2-7116-2486-7, 8,50 €. Après les questions du croire {Qu 'est-ce que croire ?, par Roger Pouivet) et de la théologie naturelle {Qu 'est-ce que la théologie naturelle ?, par Paul Clavier), c'est le concept de Dieu qui fait l'objet d'une étude dans la col¬ lection d'initiation philosophique de Vrin, « Chemins philosophiques ». Loin de présenter de façon distanciée les différentes modalités d'approehe du eoncept de Dieu en philosophie, eomme le supposerait l'intention péda¬ gogique de la eolleetion, eette livraison, due à la plume de Yann Schmitt, professeur en classe préparatoires, enseignant à Sciences-Po Paris et à l'ENS-Ulm, entreprend comme les précédentes de plaider incidemment la cause d'une théologie philosophique de type théiste. Même en relisant des auteurs qui représentent le versant eritique de la philosophie de la religion, comme Hume {Histoire naturelle de la religion, en début de volume) ou Feuerbach {L'essence du christianisme, commentée à la fin du volume), elle s'efforce de minimiser leurs critiques à rencontre de la pertinence du concept de Dieu et de la religion. Tout se passe eomme s'il n'y avait plus désormais qu'une seule philosophie de la religion, eelle qui se situe dans le sillage de la philosophie analytique. Le fait que celle-ci soit dans les pays anglo-saxons largement apologétique (cf. Alvin Plantinga, cité entre autres auteurs appartenant à cette école) ne semble pas poser problème. Avec cette façon de pratiquer la philosophie de la religion, aujourd'hui largement hégémonique en France, il devient possible de faire de Paseal un auteur bien mieux disposé à l'égard de la religion des philosophes que ne l'affirmait le fameux mémorial (« Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jaeob, non des philosophes et des savants », ef. p. 28-32). C'est à croire qu'il suffit de revêtir la vieille théologie naturelle des beaux atours de la philo¬ sophie analytique pour qu'elle devienne enfin irréfutable. On peut estimer que la démarche manque quelque peu de franchise et qu'elle fait bon marché d'autres approehes, eomme la phénoménologie et l'herméneutique qui, certes, ont eu tendanee à monopoliser par le passé le débat en philosophie de la religion. On peut regretter pour finir qu'elle desserve l'intention pédagogique de la collection, car si les formulations mathématiques (cf. p. 25 ; p. 102-103) sont impressionnantes aux yeux des néophytes, il est probable que l'étudiant n'y comprendra rien et qu'il les enjambera allègrement. D. Frey

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Flemming Fleinert-Jensen, Aujourd'hui - Non pas demain ! La prière de Kierkegaard, Lyon, Olivétan, 2016, 140 pages (Veillez et priez), ISBN 978- 2-35479-345-6, 14 €. C'est un Kierkegaard méconnu que nous révèle FA. dans ce petit livre : l'homme de prière, et le philosophe qui pense et médite la signification même du fait de prier. Mais c'est le même Kierkegaard, à la fois polémiste corrosif et grand spirituel, virtuose de la dialectique et héraut de la profon¬ deur d'une vie de foi, que nous retrouvons ici. La prière ehez Kierkegaard se fait d'abord silenee : loin de tout bavar¬ dage, elle eonsiste à écouter Dieu, et même à écouter son éloquent silenee. Ensuite, la prière est une victoire que l'on emporte en étant vaincu par Dieu : elle renonce donc à tout autre exaucement que celui du désir d'être avec et en Dieu. Puis elle revient à obéir à la parole divine : elle est par exeellence une mise en pratique, et en rien une revendication. Enfin, la prière kierkegaardienne est toujours une prière pour aujourd'hui : celle d'hier n'est qu'un souvenir, celle de demain n'existe pas encore, mais la prière du maintenant est le meilleur vecteur pour devenir eontemporain de soi-même. La prière n'a donc rien d'un flot de paroles orienté vers un but à venir, elle se révèle être un éveil à l'irruption de l'éternité dans le temps, au moment présent. Car à chaque jour suffit... sa joie ! Après avoir établi ces grands prineipes de la prière de Kierkegaard, Flemming Fleinert-Jensen offre au lecteur quelques exemples de prières, qu'il classe en trois catégories : « Prières à Dieu », « Prières au Christ », « Prières au Saint Esprit », et qu'il commente avec érudition, précision et clarté. Une perplexité pourrait sourdre, au fil de la lecture : avec une acception de la prière aussi focalisée sur la communion de Forant avee son Père céleste, qu'en est-il de la dimension d'intereession ? Elle apparaît néanmoins, à la fin du parcours (p. 115-123), mais elle aussi sur le mode de l'inattendu : rare chez Kierkegaard, la prière d'intercession ne peut désigner un changement souhaité dans la eondition du proehain, sous peine de se tromper quant aux projets de Dieu, si ee n'est la demande de maintenir ce prochain dans la communion avec le Christ par la foi. Ainsi la prière kierkegaardienne demeure fidèle à cette intuition constante : elle ne fait sens qu'une fois orientée vers le seul bien qui soit pour l'homme, à savoir la foi. Voici donc un ouvrage revigorant, susceptible de bouseuler les habitudes de pensée et de prière par trop conventionnelles de son leeteur, et de le déplacer vers de nouveaux horizons. Il comble à tout le moins un vide, puisque depuis l'anthologie des Prières et fragments sur la prière établie par Paul-Henri Tisseau (publiée « ehez le tradueteur » en 1937 !), aueune étude sérieuse n'avait été eonsaerée à cette dimension cardinale de la vie et de l'œuvre du philosophe de Copenhague. F. Rognon Claude Pujade-Renaud, Tout dort paisiblement, sauf l'amour, Arles, Aetes Sud, 2016, 308 pages (Domaine français), ISBN 978-2-330-06051-0, 22 €. Claude Pujade-Renaud est auteure d'une trentaine de romans et de nou¬ velles, dont plusieurs sont des reeonstitutions de la vie de grands personnages

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(Jules Michelet, Robert Louis Stevenson, Jules Renard, Jack London...) à travers le réeit de leur veuve. Son avant-dernier roman, Dans l'ombre de la lumière (Actes Sud, 2014), lui avait permis de donner la parole à Elissa, la concubine de saint Augustin du temps où il était manichéen. Cette fois-ci, c'est Régine Olsen, la fiancée de Kierkegaard, qui s'exprime. Le récit commence à la mort du philosophe, en 1855, et les souvenirs reviennent les uns après les autres. Les déeouvertes aussi, car la jeune femme cherehe à eomprendre les raisons de la rupture des fiançailles, survenue en 1841, dans une enquête qui est aussi un cheminement tendre et douloureux à la rencontre d'elle-même. Avec un remarquable talent littéraire, l'A. nous fait entrer par petites touehes dans le mystère d'une existenee, placée de part en part sous le sceau du tragique. Une malédiction ne pesait-elle pas sur la famille Kierkegaard, dont tous les enfants mouraient avant l'âge de trente-trois ans, quand ils ne finissaient pas en hôpital psyehiatrique ? La philosophie de Kierkegaard, à peine esquissée, ressort néanmoins comme une pensée de la « reprise » (pour reprendre un concept propre au Danois) : comme une tentative de penser sa vie afin de la ressaisir sur un autre plan et de l'extraire ainsi de la fatalité. La thèse de l'A. est en effet que l'œuvre monumentale de Kierkegaard n'a pu fleurir que sur le terreau de la rupture, e'est-à-dire d'une perte, d'un travail de deuil et d'une autre fidélité. Le roman est fort bien documenté : presque tout ce qui est exposé est historiquement étayé. Même le jeu de mots (en français comme en danois) entre « gouvernante » et « gouverneur », qui n'apparaît qu'une fois dans le touffu Journal de Kierkegaard (traduction Ferlov et Gateau, Gallimard, 1961, vol. 5, p. 389-390), est iei mentionné et mis en scène (p. 116, 238). On en regrettera d'autant plus les quelques inexactitudes : la confusion entre « chris¬ tianisme » et «chrétienté» (p. 81, 85); l'attribution à Pascal (au lieu de Tertullien) de la formule Credo quia absurdum (p. 124) ; la référence à La reprise pour situer la seène du songe de Salomon (p. 286), alors qu'elle se trouve dans les Stades sur le chemin de la vie {Œuvres complètes, L'Orante, 1978, vol. 9, p. 232-233) ; et surtout l'invention d'un troisième crime, parti- euliérement sordide, attribué au père de Soren (p. 285-289), eomme si deux ne suffisaient pas... La romaneiére est bien entendu en droit de stimuler son imagination, mais en l'occurrence, la surenchère tend à affaiblir la crédibilité de la fin du récit. Ces quelques libertés prises avec l'histoire ne grèvent en rien l'évoeation pathétique des relations entre Régine Olsen et Soren Kierkegaard, ni la grande qualité d'éeriture de ce roman qui se lit d'une traite, ni surtout le questionnement philosophique sous-jacent quant aux apories d'une pensée de l'amour et quant à l'élucidation des méandres et des aspérités de l'existenee. F. Rognon Paul Ricœur, Plaidoyer pour l'utopie ecclésiale. Conférence de Paul Ricœur (1967). Avant-propos d'Olivier Abel. Texte établi et postface par Olivier Abel et Alberto Romele, Genève, Labor et Fides, 2016, 152 pages, ISBN 978-2-8309-1601-0, 18 €. Sous le titre évocateur de Plaidoyer pour l'utopie ecclésiale, Olivier Abel et Alberto Romele offrent aux leeteurs un texte de Paul Rieœur vieux de

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presque cinquante ans, issu d'une conférence retranserite à l'époque d'après enregistrement et initialement intitulée « Sens et fonction de la communauté ecclésiale ». Le texte de cette conférence avait déjà été diffusé du vivant du philosophe, puisqu'il était paru dans les Cahiers d'études du Centre protestant de recherches et de rencontres du Nord {Cahiers du CPO, 1968, n° 26, pré¬ senté dans la bibliographie exhaustive de Vansina sous la cote ILA.242). Déjà connu par conséquent, mais peu diffusé et difficile d'accès, cet écrit est constitué de trois volets. Dans le premier, intitulé « Etre protestant aujourd'hui », le lecteur redécouvrira les analyses ricœuriennes de la nécessaire critique de la religion, largement présente dans Le conflit des interprétations (1969), mais déployées ici dans le contexte d'une réflexion délibérément ecclésiale, comme l'atteste, parmi d'autres, ce propos : « le culte de l'église [...] est le lieu où la religion meurt sans fin, où cette mort est vécue comme suppression » (p. 30). « La poésie du culte » (p. 29) doit demeurer pour Rieœur l'occasion d'entendre une parole qui crée et recrée : réduire les illusions de la religion ne suffit pas ; il faut « restaurer le sens symbolique » (p. 25) par lequel affleure « la grâce de l'imagination, la grâce du possible, la grâce du surgissement » (p. 26), qui pourraient bien empêcher - telle est l'utopie ricœurienne - que l'humanité, prise comme un tout, meure de la prolifération des moyens sans fins et du non-sens qui guette l'humanité moderne. Si les Églises ne sont pas selon Rieœur les seuls lieux où une telle utopie est possible, elles ont des raisons propres d'attester « le surplus du sens sur le non-sens » (p. 17). La deuxième conférence cherche précisément à déterminer quelle est la « Présence des Églises au monde », notamment dans notre « civilisation technique » (p. 39) qui n'offre rien de plus que la perspective d'un « système de désirs, et de désirs sans fin » (ibid.). Malgré la référence à la technique, Rieœur, à rebours d'Ellul (qu'il vise mais ne nomme pas), présente comme relevant de la responsabilité des Églises le fait de « maintenir un but lointain pour les hommes » (p. 51), â la fois moral (une morale de conviction, au sens wébérien du terme) et religieux (l'espérance). Il convient de prendre l'humanité comme un unique ensemble, de maintenir le sens épique d'une humanité unique - sens qui lui vient selon Rieœur des Pères de l'Église - tout en maintenant le souci de la personne en luttant contre l'uniformisation des destins. À cette fonction, qui encore une fois n'est pas en soi spécifique aux chrétiens - les marxistes témoignent eux aussi d'un sens de l'homme -, Rieœur adjoint une mission qui, elle, l'est : témoigner de la victoire du sens sur le non-sens, « non parce que nous le souhaitons, mais parce que c'est la loi profonde des choses » (p. 59). « Sens et langage », le dernier des trois textes, revient sur le message chrétien, qu'il convient, après Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud, d'arracher â la religiosité. Pour Rieœur en effet, la critique de la religion appartient désormais à la foi moderne, ainsi du reste que les œuvres de Bultmann, Bonhoeffer et Ebeling l'enseignent. Comprendre que « Dieu meurt en Jésus- Christ pour que nous vivions », comme l'annonce selon Rieœur l'hymne de VEpître aux Philippiens, c'est précisément « le mouvement inverse de l'aliénation où nous voyons que l'homme meurt pour que Dieu soit » (p. 88). C'est presque une théologie de la mort de Dieu que dévoile ici Rieœur, en lien serré avec sa pensée humaniste et ses engagements sociaux.

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