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Classiques Garnier

Erreurs textuelles, fautes de traduction et enrichissement herméneutique dans l’exégèse chrétienne de la Bible au Moyen Âge

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G. DAHAN, L^XÉGÈSE CHRÉTIENNE DE LA BIBLE AU MOYEN ÂGE

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ERREURS TEXTUELLES, FAUTES DE TRADUCTION ET ENRICHISSEMENT HERMÉNEUTIQUE DANS L'EXÉGÈSE CHRÉTIENNE DE LA BIBLE AU MOYEN ÂGE

Gilbert Dahan CNRS-EPHE - LEM/Institut d'études augustiniennes 95 rue de Sèvres - F-75006 Paris Résumé : Comment les exégètes du Moyen Age réagissent-ils par rapport aux variantes dont ils constatent la présence dans les textes bibliques qu 'ils commentent ? Une tradition d'étude critique du texte de la traduction latine (Vulgate) de la Bible se développe durant tout le Moyen Age et connaît un essor remarquable avec les correctoires du Xllf siècle, qui recensent les variae lectiones, et s'aident des textes hébreux et grecs. D'autre part, et depuis Jérôme, la qualité même de la traduction latine est étudiée par rapport aux textes de départ ; au début du XlU siècle, Nicolas de Lyre étudie les diffé¬ rences entre la Vulgate et le texte hébreu, un siècle plus tard Lorenzo Valla fait un travail similaire sur le Nouveau Testament. Nous utilisons l'ensemble de ces ouvrages pour déterminer l'attitude des exégètes par rapport à ces différences, en notant la présence d'un esprit critique bien développé. Abstract : How did the exegetes of the Middle Ages react to the divergences they found in the biblical texts they commented on ? A tradition of critical study of the Latin translation text (Vulgate) developed through the Middle Ages and expanded noticeably in the correctories (correctoria) of the century ; these correctories collected the variae lectiones and made use of the Hebrew and Greek texts. On the other hand, since Jerome, the pertinence of the Latin translation had been examined, with reference to the Hebrew and Greek th originals. At the beginning of the 14 century, Nicholas of Lyre studied the differences between the Vulgate and the Hebrew Bible. A century later, Lorenzo Valla made a similar work on the New Testament. From these diffe¬ rent works, we try to determine the attitude of the exegetes regarding these divergences and we note the presence of a well developed critical approach. La recherche des fautes est un exercice inhérent à la critique textuelle. Quand il s'agit du texte biblique, cette démarche a une importance considérable, puisqu'il s'agit de la Parole même de Dieu, transmise avec les pauvres moyens des hommes : tant les

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198 G. DAHAN, L^XÉGÈSE CHRÉTIENNE DE LA BIBLE AU MOYEN ÂGE juifs que les chrétiens se sont attelés à cette tâche, en voulant établir un texte le plus pur possible, le plus conforme à ce qu'une vue théorique considère comme la « vérité originelle ». Mais juifs comme chrétiens ont rapidement réalisé le caractère illusoire d'une telle entreprise et ont essayé de définir un certain nombre de régies permettant de prendre en compte à la fois l'exigence d'un «bon texte » et les accidents dus à la transmission humaine : que l'on lise aussi bien les notes des massorétes que celles des correcteurs latins de la Bible, la démarche est à la fois pragmatique et idéale. D'autant qu'aux accidents liés à la transmission même des textes originaux viennent s'ajouter les difficultés provenant du fait que nombre de ces textes sont des traductions. J'essaie de montrer dans mes différents travaux sur l'exégèse chrétienne de la Bible au Moyen Âge que l'on a, de la part des exégétes médiévaux, une attitude authentiquement critique, qui relativise considérablement les querelles des savants du xix^ et du xx^ siècle, et, surtout, une objectivation de la chose étudiée, qui, poussée à ses extrêmes limites, mènerait à un certain relativisme. En gros, un commentateur (ou un prédicateur) peut entreprendre un développement brillant sur un point mais, une fois son développement achevé, faire observer que ce n'était peut-être pas le bon angle d'approche, revenir donc sur le texte et proposer un autre développement tout aussi brillant : les juifs parlent des « soixante-dix visages de la Torah », les chrétiens de l'inépuisable richesse de l'Écriture ^ Néanmoins, je voudrais me demander comment les exégétes médiévaux réagissent aux pro¬ blèmes réels posés par la transmission défectueuse de certains textes et quelles solutions ils apportent aux écarts qu'ils constatent entre les textes originaux (hébreux, grecs) et les traductions (surtout latines) dont ils disposent. A Les savants du Moyen Age nous donnent eux-mêmes les moyens de traquer les « erreurs » qui ont pu mener à ce l'on considère parfois comme des « perles exégétiques ». Et nous sommes tout de suite dans une démarche critique (la critique biblique n'est pas née au XVf siècle, comme certains le croient parfois^). Mais « erreurs » par rapport à quoi ? Je me situe dans le monde chrétien d'Occident ; je laisserai de côté une source que j'ai eu l'occasion d'étudier de prés dans le passé, la polémique : on sait que les juifs reprochent aux chrétiens les infidélités de leurs traductions et s'efforcent de réduire à néant les arguments de leurs adversaires en rétablissant le

' Que les ouvrages de Bori, 1987, sur l'exégèse chrétienne, et de Banon, 1987, sur l'exégèse juive, aient des titres semblables : L'interpretazione infinita, La lecture infinie, est particulièrement significatif. ^Gibert, 2010.

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G. DAHAN, L'EXÉGÈSE CHRÉTIENNE DE EA BIBEE AU MOYEN ÂGE 199 « bon » texte ou la « bonne » traduction ^ Mais, bien que les polémistes chrétiens soient tout à fait conscients de ces reproches, je ne m'occuperai pas de cet aspect des choses. Les « erreurs » vont être de deux sortes : d'une part, les erreurs des scribes, les fautes de copie, que ne cessent de vilipender les biblistes, de l'époque caro¬ lingienne à la fin du Moyen Âge. Ces erreurs, nous les trouvons recensées dans les correctoires de la Bible du xiii® siècle : on se rappelle qu'il s'agit d'ouvrages de critique textuelle, répertoriant les variae lectiones du texte latin de la Vulgate ; les correctoires ne sont évidemment pas des catalogues d'erreurs de copistes, mais bel et bien des instruments de critique textuelle, exploitant une docu¬ mentation d'une richesse stupéfiante, au moyen d'une méthode rigoureuse, consciente d'elle-même^ D'autre part, il peut s'agir d'erreurs de traduction. Bien sûr, ici, nous sommes bien embar¬ rassés : nos dogmes en matière de texte biblique ont été quelque peu ébranlés après les découvertes des manuscrits de la mer Morte A ou du désert de Juda. Les biblistes du Moyen Age ne disposent évidemment pas de nos moyens, mais ils sont tout à fait conscients que le texte massorétique n'est pas le texte unique, puisque les Septante s'en écartent parfois et que les autres traductions grecques (dont les médiévaux ne connaissent que des bribes, tout en étant très conscients de leur existence^) laissent entendre des voix dif¬ férentes''. Quoi qu'il en soit, des répertoires de différences entre originaux et traductions latines (la Vulgate, essentiellement) ont été composés : je veux parler notamment, pour ce qui est du texte hébreu, du traité de Nicolas de Lyre « sur la différence entre le texte hébreu et notre traduction », et, pour ce qui est du texte grec du Nouveau Testament, des notes de Lorenzo Valla. Deux démarches critiques, donc, qui vont nous éclairer : je prendrai quelques exemples dans les deux ensembles de répertoires et tenterai de les illustrer par un recours à quelques commentaires. 1. Variae lectiones et exégèse Je commencerai par quelques variae lectiones : nous sommes ici spécifiquement dans le texte latin de la Vulgate. Son histoire riche et parfois tourmentée a banalisé un certain nombre de variantes.

^ Dahan, 1990, p. 447-456 ; Dahan, 2013. Denifle, 1888 ; Dahan, 1997 et 2011. ^ Voir notamment la superbe préface de Gérard de Huy à son correctoire, qui présente les sept traductions de l'hébreu vers le grec (Septante, Aquila, Symmaque, Théodotion, la Quinta, la Sexta et la Septima) ; texte dans Denifle, 1888, p. 298-309 prépare une édition commentée). ^ Évidemment, les exégètes médiévaux s'inspirent souvent de Jérôme sur ce point.

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200 G. DAHAN, L^XÉGÈSE CHRÉTIENNE DE LA BIBLE AU MOYEN ÂGE bien identifiées par les correctoires, qui les ont classées. Les exemples que j'ai choisis l'ont été pour la répercussion des variae lectiones sur l'exégése. Le premier correspond certainement à une erreur de copie, qui s'est répétée; il s'agit de Cz^ 6,10; le latin descendi ad hortum nucum correspond bien à l'hébreu τηΊ'' bx « au jardin du noyer je suis descendue » ; cependant, un nombre assez consi¬ dérable de manuscrits^ donnent un texte descendi ad (in) (h)ortum meum - le passage de nucum à meum s'expliquant uniquement par des raisons paléographiques. Le correctoire de Hugues de Saint-Cher signale cette variante et note que la liturgie (in Ecclesia cantatur) chante la forme in hortum meum ^ ; de même, Guillaume de Mara note que le texte est d'habitude corrompu du fait des antipho- naires^. En fait, il semble bien qu'avant le xiiL siècle les textes aient la bonne leçon, in (ou ad) hortum nucum ; c'est le cas chez Rupert de Deutz^*^, qui commente le terme «noix», ou dans la Glossa (interlinéaire), qui s'attache aux caractéristiques de la noix : « au jardin des noix] parce qu'à l'extérieur il y a de l'amertume, à l'intérieur de la douceur » C'est au xiiL siècle qu'apparaissent les textes avec hortum meum, qui oriente évidemment l'exégèse. Relevons le troisième commentaire de Thomas Gallus : « Dans mon jardin, c'est-à-dire dans la première hiérarchie, qui est la plus haute, comme au chapitre 4... » (cf. 4,12, où il est question des jardins en général). Dans le commentaire de Jean de Varzy (o. p., t 1277) le texte biblique donné en gros module a : Descendi in ortum meum. Mais le lemme commenté est bien in ortum nucum, avec un commentaire inspiré de la Glossa, l'extérieur et l'intérieur de la noix. Jean de Varzy signale pourtant l'autre leçon, in ortum

^L'apparat critique de Biblia sacra, 1957, p. 192 (je désignerai désormais cette édi¬ tion de la Vulgate comme Editio maior), ne relève que deux manuscrits ayant la leçon meum ; la consultation de bibles du Xllf siècle montre que celle-ci domine ; j'ai fait un dépouillement systématique de 18 bibles : 15 ont meum (trois donnent en marge : uel nucum). ^ Mss BnF lat. 3218, fol. 148ra, Vatican, Ottob. 293, fol. 30ra : « Descendi in [ad ms. Ottob.] ortum nucum [meum ms. lat. 3218 !]. Ita habent hebrei et antiqui, et Glossa exponit. In ecclesia cantatur in ortum meum. » ^ Ms. Vatican, lat. 3466 (non folioté) : « Item f. Hebrei et antiqui : Descendi in ortum nucum ut uiderem poma conuallis, ut inspicerem si floruisset uinea. Hec littera solet cor- rumpi occasione antifonarum. » 10' ~ ~ ~ Ed. Haacke, 1974, p. 140-141 : «Descendi, uidelicet de caelis in hortum meum, hortum nucum, factus sum enim ex te muliere, factus sub lege, quae nimirum lex sic mihi est tamquam hortus nucum. Denique sicut nux sub amaro cortice infra testam duram dulcem et ad uescendum suauem continet nucleum... » " Biblia, 1634, t. III, col. 1877-1878 : « in hortum nucum] quia extra amaritudo est, intra dulcedo. » 12' ~ ~ ~ ~ Ed. Barbet, 1967, p. 213 : «In hortum meum, id est in primam et summam hierar- chiam, ut supra 4... » Kaeppeli, 1980, p. 43-45.

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meum, et donne les interprétations spirituelles habituelles, « le sein de la Vierge lors de l'Incarnation, le tombeau lors de la Passion, l'Eglise des croyants dans l'effusion de la grâce », interprétations qui figurent aussi chez le pseudo-Guillaume d'Alton qui a un texte descendi in ortum meum. Il est intéressant de trouver cette leçon aussi dans le commentaire inspiré de l'hébreu intitulé Secundum Salomonem par ses éditeurs, avec une explication qui conforte meum : «Je suis descendu dans mon jardin, c'est-à-dire le temple réédifié » ; l'auteur signale cependant que l'hébreu a in ortum nucis vel nucum Une autre leçon divergente correspond à une correction du texte inspirée par l'exégése spirituelle : le prix de la vente de Joseph par ses frères, qui est de vingt pièces d'argent {Gn 37,28), devient trente pièces dans un certain nombre de manuscrits ; les cor- rectoires y voient tous une faute et soulignent que l'hébreu, les manuscrits anciens, grecs et latins, ont bien vingt pièces ; comme le fait observer Guillaume de Mara « si le contraire apparaît, cela est <une explication> spirituelle ou bien une faute des copistes » ; Joseph étant une figure du Christ, on a voulu aussi que le prix de la vente fût le même dans les deux cas. Jérôme ne fait pas de remarque sur le nombre de pièces, mais sur leur qualité, puisqu'il part d'un texte (traduction de la Septante) où il est question de vingt pièces d'or et fait observer qu'en hébreu il y a vingt pièces d'argent^"^. Hugues de Saint-Cher, dans son correctoire, s'inspire de ce texte et note que, selon une glose, il serait indigne que le

Ms. BnF lat. 14259, fol. 213va : « ...Descendi scilicet interius per gratiam visitando, in ortum nucum, id est in anime sancte imum [? ms. animum], que ad modum nucis habet exterius tribulationum amaritudinem [...] et interius consolationis divine dulcedinem [...]. Vel secundum aliam litteram descendi in ortum meum, id est in Virginis uterum in incarnatione, vel in sepulchrum in passione, vel in Ecclesiam fidelium in gratie infusione. » Ms. BnF lat. 472, fol. 59ra. Bellamah, 2011, p. 190-192, montre que ce commentaire n'est pas de Guillaume d'Alton. Notons aussi que Pierre de Jean Olieu, éd. Schlageter, 1999, p. 262, commente un texte avec hortum meum ; cf. « Licet ergo per hortum sponsae significetur tam ipsa sponsa ... aut eius ecclesia specialis vel generalis, hic tamen proprie stat pro ecclesia quacumque per ipsam regenda aut gubernata. » ^ Éd. Kamin - Saltman, 1989, p. 80 : « Descendi in ortum meum, id est in templum reedificatum. Hebreus habet "in ortum nucis" vel "nucum". » Biblia sacra, 1926, p. 321 (5 mss ont triginta). Dans mon dépouillement de 18 bibles du XIIÉ siècle, 13 mss ont triginta (le ms. BnF lat. 15471 a en marge : « uel .xx. et melius », le ms. BnF lat. 13144 a .xxx. corrigé en .xx.). 18· Ms. Vatican, lat. 3466 : « Vendiderunt hismaelitis uiginti argenteis : omnes alicius auctoritatis habent uiginti, he<brei>, greci et latini. Si aliquid uidetur contra, aut est misticum <est> exponendum aut uicio scriptorum deprauatum. » Ed. de Lagarde, 1959, p. 45 : «Et uendiderunt loseph Ismahelitis XX aureis. Pro aureis in hebraeo argenteos habet, neque uiliore métallo dominus uenum dari debuit quam loseph. » Cf. LXX : είκοσι χρυσών.

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serviteur soit vendu plus cher ou au même prix que le maître ; de là il apparaît que c'est à tort que certains manuscrits ont « trente ». Pierre de Jean Olieu et Nicolas de Gorran citent la remarque de Jérôme ; Olieu observe que « certains manuscrits ne lisent pas vingt mais trente ». Nicolas de Gorran indique « Isidore dans la glose » comme source de la leçon « trente », mais insiste bien sur le fait que « les <textes> hébreux et les <manuscrits> antiques ont vingt pièces d'argent ». Restons dans la même histoire de Joseph et relevons encore, dans le récit de sa vente, un autre problème : les frères de Joseph voient arriver une caravane d'Ismaélites, qui venaient de Galaad {Gn 37,25 et 27) ; mais, au verset 28, il est question de marchands madianites ; une partie de la tradition manuscrite latine homo¬ généise et parle encore d'Ismaélites^^ ; Hugues de Saint-Cher, dans son correctoire, donne la solution d'Augustin, assimilant les uns aux autres, bien que les Ismaélites descendent d'Agar et les Madianites de Kethura, concubine d'Abraham A Cette solution apparaît encore chez Pierre de Jean Olieuet Nicolas de Gorran^''.

20 Ms. BnF lat. 3218, fol. IBSra : « Hebrei autem et leronimus et omnes antiqui habent .XX. argenteis. losephus : precio minarum xx. Iero<nimus> super Mattheum xxv. et Rabanus ibidem : non, ut multi putant, Joseph iuxta Septuaginta viginti aureis venditus est, sed <secundum> hebraicam veritatem viginti argenteis. Ecclesia etiam cantat in responsorio viginti argenteis. Unde quod quedam glosa dicit indignum esse ut servus maiori vel equali precio venderetur ut dominus, non dicit propter numerum sed propter precium aureorum. Ex his patet quod quidam maie habent .xxx. » 21' ^ * Ed. Flood, 2007, p. 529 : « Viginti argenteis. Secundum Hieronymum Septuaginta habent viginti aureis. Et subdit quod pro aureis in Hebraeo argenteos habet. Quidam tamen non legunt hic viginta sed triginta » ; p. 531 : « Pro quanto vero Judas venditionem Joseph consulens désignât hic Judam qui triginta argenteis vendidit Christum, tunc per Jsmaelitas designantur Judaei... » 22 Ms. BnF lat. 14416, fol. 109rb : « Extrahentes eum de cisterna vendiderunt eum Ysmaelitis <yxy. agenîeis add. in mg.>. Nota quod Septuaginta habent .xx. aureis, sed, ut dicit leronimus, hebraica veritas habet .xxx. argenteis, neque enim viliori métallo Dominus vendi debuit quam loseph. Quidam etiam libri habent .xxx. argenteis, sicut Jsidorus in Glosa, sed hebrei et antiqui habent .xx. argenteis. » 23 Biblia sacra, 1926, p. 321 : une bonne partie des témoins substituent Ismahelitis a Madianitis ; dans mon dépouillement, c'est le cas pour seulement 7 manuscrits. Ms. BnF lat. 3218, fol. 138ra: « Pretereuntibus madianitis negociatoribus [...]. Augus<tini> q<uestiones> : Hismaelitas quibus uenditus est Joseph scriptura uocat etiam Madianitas, cum illi de Hismael filio Agar et Madianite de Cethura concubina Abrahe descenderunt. Scias eos unam gentem fecisse, postquam separati sunt ab Ysaac. » Cf. Augustin, Quaest. in Hept., 124, éd. Fraipont, 1958, p. 48. Son explication est assez embarrassée, éd. Flood, 2007, p. 529 : « Vendiderunt eum Ismaelitis. Hos eosdem paulo ante vocaverat Madianitas et hoc ipsum facit in fine capituli, dicens quod Madianitae vendiderunt loseph in Aegypto. Ex quo videtur quod Madian, qui fuit filius Abrahae de Cethura, fuerit filius Agar [?], sicut et Ismael, et quod ex hoc nomen unius populo ex uno alteri attribuatur. Vel forte isti erant Jsmaelitae ex genere, Madianitae vero ex habitatione... vel e contrario. » 2 ^ 'Ms. BnF lat. 14416, fol. 109rb : «Et pretereuntibus Madianitis : idem sunt quod Ysmaelite, ut dictum est supra e. » ; voir plus haut, sur le v. 25 : « Viderunt Ysmaelitas : hos scriptura vocat Madianitas, infra g. »

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G. DAHAN, L^XÉGÈSE CHRÉTIENNE DE LA BIBLE AU MOYEN ÂGE 203 Un autre exemple nous ramène au Cantique des Cantiques, et il s'agit maintenant de quelque chose de bien plus subtil ; en Ct 2,3, Veditio maior donne : sub umbra illius quam desideraveram (la Clémentine a : quem desideraveram) ; de nombreux manuscrits ont les leçons desiderabam (que nous laisserons de côté) et quem : sub umbra illius quem desiderabam, « à l'ombre de celui que mon cœur désirait », pour reprendre une paraphrase de Paul Claudel ; les correctoires notent la divergence, l'un d'eux faisant observer que la leçon quem est caractéristique de saint BernardL'hébreu a: τηίΟΠ ibiiD « à son [masc.] ombre j'ai eu du désir », que les LXX rendent parfaitement : έν τη σκια αύτοΰ έπεθύμησα. En réalité, presque tous les commentaires ont un texte avec quem (sauf Guillaume de Saint-Thierry, mais qui ne commente pas le lemme) et les explications supposent bien le masculin : - Glossa marginale : « Je mets mon bien-aimé au-dessus de tout, parce que je vois que j'ai trouvé le rafraîchissement après mes tribulations dans la seule piété de sa protection, lui pour qui je brûlais de désir » -Thomas Gallus, deuxième commentaire : «À l'ombre, c'est-à-dire dans l'aspect incompréhensible, de celui que je désire, on ne peut le nommer mais il est tout entier désirable » - Jean de Varzy : « Elle dit donc : tel est mon bien-aimé ... et moi, sous son ombre, c'est-à-dire du pommier, que j'avais désiré, pour qu'il me rafraîchisse... <Lui> que j'avais désiré, d'après ce verset d'Isaïe xxvi [9] : Mon âme t'a désiré dans la nuit,.. Que j'avais désiré, dans les patriarches et les prophètes »

Biblia sacra, 1957, p. 181. no Correctoire de la Bible de Saint-Jacques, ms. BnF lat. 16721 : texte : Sub umbra illius quam desideraueram sedi, au-dessus de quam (interim.) : « b<eda> greg<orius> haymo an<tiqui> » ; en marge : « ber<nardus> quem h<ebreus> in umbra illius desideraui et sedi » ; Guillaume de Mara, ms. Vat. lat. 3466 : « sub umbra illius quam desiderabam sedi : anti<qui> et b<eda> habent quam, alii habent quem » ; Sorbonne 1, ms. BnF lat. 15554 : « sub umbra illius quam etc. sic habent b<eda> gregorius, haymo, an<tiqui>, sed ber<nardus> habet quem ; he<breus> habet sic : in umbra illius desideravi vel sedi... ». Il n'y a pas de remarque dans Sorbonne II; Hugues de Saint-Cher, ms. BnF lat. 3218, fol. 148ra, se contente de noter la bonne leçon : « Quem desideraveram, sedi ». Biblia, 1634, t. III, col. 1840 : « Ideo dilectum omnibus propono, quia in sola pietatis eius prqtectione, cuius desiderio ardebam, refrigerium tribulationum me inuenisse conspicio... ». Etienne Langton, ms. BnF lat. 14434, fol. 122rb, s'en inspire : « sub umbra illius, id est sub protectione pietatis eius, quem desideraveram, id est cuius desiderio ardebam... » 30 ' Ed. Barbet, 1967, p. 78 : «Sub umbra, id est incomprehensibilitate, eius quem desidero, innominabilis est, sed et totus desiderabilis. » Ms. BnF lat. 14259, fol. 181va-b : « Dicit ergo : talis est dilectus ... et ego sub umbra illius, scilicet mali, quem desideraveram, scilicet ut me refrigeraret... Quem desideraveram, secundum illud Ysa. xxvi. [9] Anima mea desideravit te in nocte... Quem desideraveram, scil. in patriarchis et prophetis. »

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204 G. DAHAN, L'EXÉGÈSE CHRÉTIENNE DE EA BIBEE AU MOYEN ÂGE Le commentaire de Bernard de Clairvaux, désigné comme tenant de la leçon quem, supposerait plutôt le féminin : « A juste titre, elle avait désiré son ombre... Elle avait désiré par-dessus tout l'ombre du Christ» Avec Ha 1,3, nous avons un cas d'interpolation : à la fin du deuxième stique de Ha 1,3, de nombreux manuscrits" ajoutent: Quare respicis contemptores et taces conculcante impio iustiorem se et fades homines quasi pisces maris et quasi reptilia non habentia ducem, « Pourquoi regardes-tu ceux qui te méprisent et te tais-tu quand l'impie écrase plus juste que lui et traites-tu les hommes comme les poissons de la mer et comme des reptiles qui n'ont pas de chef? ». Comme le fait remarquer Hugues de Saint-Cher dans son correctoire, « l'hébreu, de nombreux manuscrits [latins] et Jérôme n'ont pas ces deux versets ici, mais à la fin du chapitre, où doit se trouver la glose qui figure ici " » ; en effet, on trouve un texte semblable en 1,13-14 ; le correctoire de Saint-Jacques (dont le texte biblique a l'addition) va dans le même sens : « Il ne faut rien interpoler, mais ce qu'on trouve d'habitude ici a sa place plus loin. Les gloses l'exposent pourtant ici". » L'interpolation ne vient pas de la Septante. Sur les 18 manuscrits qui m'ont servi de test pour l'étude du texte biblique au xiii'' siècle, 16 ont l'interpolation. Là encore, il s'agit probablement d'une innovation des moderni, parmi lesquels on mettra le texte biblique de la Glossa - mais seule l'interlinéaire commente l'interpolation (aucune glose marginale ne s'y rapporte). Haymon d'Auxerre (source de la Glossa) et André de Saint-Victor ne l'ont pas ; mais on la trouve chez Robert de Bridlington"' (f c. 1180). Au xill® siècle, l'addition est courante ; chez Hugues de Saint-Cher" et chez Pierre de Jean Olieu, par exemple ; chez celui-ci, la divisio textus montre bien que son texte est interpolé : dans la première partie, nous dit-il, le prophète expose quatre plaintes ; dans la troisième, il s'étonne que Dieu aide ceux qui le méprisent (Quare respicis) ; dans la quatrième, il

32 ■ Sermons sur le Cantique 48, 6, éd. et trad. fr. Verdeyen - Fassetta, 2000, p. 320 (la note critique comporte une erreur : le b. du correctoire de Saint-Jacques doit être déve¬ loppé en Beda et non en Bernardus, comme le montre Sorbonne I). Biblia sacra, 1987, p. 198 (donne les remarques des correctoires de Hugues de Saint-Cher et de Guillaume de Mara). Ms. BnF lat. 3218, fol. 156ra : « Quare respicis etc. usque ducem : hos duos versus heb<reus> et multi et leronimus non habent hic sed in fine capituli, ubi glosa debet esse que hic est. » Ms. BnF lat. 16721, fol. 233va : « Nichil est interponendum, sed quod solet hic poni inferius habet locum. Glose tamen exponunt hic. » Ms. Troyes 224, fol. llOra : « Quare respicis contemptores et taces conculcante impio iustiorem se ? Hoc dicunt qui nesciunt inuestigabilia esse iudicia Dei et quod non ita uideat Deus ut uidet homo... » ; ce commentaire vient avant la fin de 1,3 Et factum est indicium. Postula, 1645, t. V, fol. 204ra.

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G. DAHAN, L^XÉGÈSE CHRÉTIENNE DE LA BIBLE AU MOYEN ÂGE 205 s'étonne que Dieu semble tenir pour indifférent que les hommes doués de raison soient menés à la mort ou à la capture Comme exemples néotestamentaires, je donnerai deux variae lectiones signalées par l'important correctoire que j'appelle Sorbonne IL En Me 2,2, pour notre texte courant (c'est celui de la Clémentine, de Wordsworth-White et de Weber) donnant Et convenerunt multi, ita ut non caperet neque ad ianuam, cor¬ respondant au grec καΐ συνήχθησαν πολλοί ώστε μηκέτι χωρείν μηδέ τα προς την θύραν {ΤΟΒ : « Et tant de monde se rassembla qu'il n'y avait plus de place, pas même devant la porte »), Sorbonne II fournit une note assez longue, qui relève les problèmes du texte latin (je donne une traduction mais il est indispensable de se reporter au latin) : Et ils se rassemblèrent, de sorte que la maison ne les contenait [caperet] pas. Certains manuscrits et la seconde correction ont ce texte et ajoutent : pas même devant la porte. Mais la première correction a : de sorte qu'ils ne saisissaient pas [caperent]sans la maison eux, et ainsi ai-je lu partout, et c'est ce qu'expose la glose interlinéaire : ils ne saisissaient pas, c'est-à-dire ne pouvaient être saisis pour la pénitence, qui conduit à la charité. La seconde correction a, d'une première main : de sorte que la maison ni la porte ne les contenait pas, mais certains manuscrits notent dans leur correction que de sorte qu 'elle ne les contenait pas est un texte erroné et ceux-ci ont le suivant : de sorte qu 'ils ne saisissaient pas, pas même devant la porte ; ne saisissaient pas, c'est-à-dire la parole . Cette note est un bon exemple de la complexité qu'atteignent parfois les correctoires ; les deux corrections dont il est question se trouvent dans la Bible de Saint-Jacques ; on observe l'examen scrupuleux, qui distingue les mains (prima scriptura). La Glossa donne pour texte : et convenerunt multi ita ut non caperent [avec une indication de variante, caperentur] neque ad ianuam. C'est ce texte que reproduit par exemple Pierre le Mangeur, qui l'explique :

38 ^ ~ ■ Ms. BnF lat. 507, fol. 18ra : « In prima <parte> propheta primo premittit quatuor conquestiones... In tertia miratur quare Deus adiuvat contemptores suos et populi sui et permittit ab impiis opprimi iustiores, ibi : Quare respicis... In quarta miratur quod Deus sic pro nichilo videtur homines rationales ad mortem et captionem indifferenter ducere, sicut pisces capiuntur hamo vel rethi : Et fades homines » ; l'unité suivante commence à Et factum est iudicium (fin du v. 3). Dans leur apparat, ils ne signalent que quatre manuscrits ayant caperent et relèvent l'ajout de domus dans quatre autres. Ms. BnF lat. 15554 : «Et conuenerunt, ita ut non caperet eos domus. Aliqui et secunda correctio habent sic et addunt : neque ad ianuam. Sed prior correctio ita : ut non caperent, sine eos domus, et sic ubique legi, et hoc exponit glossa interlinearis : Non caperent, id est capi possent ad penitentiam, que ducit ad caritatem [ ?]. Secunda correctio habet ex prima scriptura : ita ut non caperet eos domus neque ianua, sed aliqui addunt correctiue quod illud ut non caperet eos falsa littera est, et illi habent sic : ita ut non caperent neque ad ianuam ; caperent, scilicet uerbum. »

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De sorte qu'ils ne contenaient pas, c'est-à-dire ne pouvaient être contenus,même à la porte, pas seulement dans la maison : la foule de eeux qui étaient hors de la maison était telle qu'ils ne pouvaient même pas toucher la porte Dans sa Postille, Hugues de Saint-Cher donne un texte au singulier : lia ut non caperet^^ ; il en est de même pour Albert le Grand^\ En fait, il semble qu'on hésite entre deux interprétations : soit la maison ne peut pas contenir la foule, soit le message de Jésus ne peut être saisi. Le second exemple néotestamentaire sera plus simple : en 1 Co 10,17, de uno pane partieipamur'^'^, le même correctoire Sorbonne 11 signale l'addition et de uno calice ; elle ne figure, nous dit-il, ni dans les manuscrits anciens ni dans le grec, mais elle est commentée par la Glossa"^^. En effet, le grec a oi γαρ πάντες έκ του ένός άρτου μετέχομεν ; la Glossa a un texte omnes qui de uno pane et de uno calice participamur et explique de uno calice. Pierre Lombard donne l'explication qui s'imposera : « de uno pane, scilicet corpore Christi, et de uno calice, scilicet sanguine Christi^S). On observe que certains manuscrits du commentaire de Pélage ont un texte sans et de uno calice'^\ Mais les auteurs du xiiE siècle commentent tous de uno calice.

Ms. Troyes, 1024, fol. 95rb : « Ita ut non caperent, id est capi non possent, neque etiam ad ianuam, nedum in domo, quasi : tanta erat multitudo eorum qui extra domum, ut nec etiam possent tangere ianuam » ; Pierre ajoute une interprétation spirituelle : « Ceux- ci signifient les gentils, qui, alors que le Seigneur prêchait en Judée, ne vinrent pas même à la porte par laquelle on entre vers lui, e'est-à-dire la pénitence. » ^ Pastilla, 1645, t. VI, fol. 93ra : « Ita ut non caperet] id est capi non posset, quia nec etiam omnes tangere poterant ianuam domus, qui significant quod Domino praedicante in ludaea nec ad ianuam intraverunt, id est nec ad potentiam. » Il semble que le sujet soit alors Jésus : de sorte qu'il ne pouvait pas être saisi. 43 ' Ed. Borgnet, 1894, p. 384 : « Ita ut non caperet, locus sive domus eos. Neque ad ianuam, quia hi intrare non poterant : steterunt extra, contra ianuam per quam vidèrent et audierent eum. » - Thomas d'Aquin, dans sa Catena aurea, cite Béde et a comme texte : ita ut non caperet eos domus neque ad ianuam ; éd. Guarienti, 1953, p. 446. Wordsworth-White et Weber donnent pour texte omnesque (Weber omnes quidem) de uno pane participamur, et indiquent en apparat l'addition et de uno calice, ainsi que la variante participamus. La Clémentine a omnes qui de uno pane participamus. Ms. BnF lat. 15554 : «Item an<tiqui> g<reci>, sine et de uno calice, sed Glosa exponit. » Au Xllf siècle. Glosa désigne, pour les épîtres pauliniennes, le commentaire de Pierre Lombard (voir ci-après). Mais la Glose ordinaire a elle-même un texte avec de uno calice et commente ces mots : « Exponit quomodo calix benedictionis et panis fiant aecipienti earo et sanguis Christi », Bihlia, 1634, t. VI, eol. 277-279. ^ PL 191, 1624 : « Omnes qui participamus, spiritualiter et digne, de uno pane, scilicet corpore Christi, et de uno calice, scilicet sanguine Christi. » ^'Éd. Souter, 1926, p. 183.

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IL Problèmes de traduction Une autre catégorie qui nous intéresse est celle des divergences entre le texte massorétique et la Vulgate. Nicolas de Lyre a, dans sa Postule, relevé et commenté assez régulièrement ces écarts ; en 1333, il a rassemblé et complété ces notes dans un Tractatus de differentia littere hebraice et nostre translationis^^. Il sera commode de se référer à cet opuscule pour repérer certains de ces passages ; je les choisirai uniquement dans la Genèse, La méthode de Nicolas de Lyre est de donner le texte de la Vulgate (on observe que son manuscrit n'est pas toujours de bonne qualité) puis sa propre traduction et d'expliquer la raison des divergences. Un premier exemple montrera que les choses ne sont jamais simples (On 36,24) : Celui-ci est Anam qui a trouvé des eaux chaudes dans le désert, c'est- à-dire une source d'eau chaude. En hébreu : « Celui-ci est Anam qui a trouvé des mules dans le désert », c'est-à-dire la manière de faire naître des mules, parce qu'il a fait monter des ânes sur des juments... Le terme hébreu qui est employé ici est équivoque et peut désigner la chaleur des eaux et la production des mules. Et ainsi notre traduction a-t-elle <Γ> une <de ces> signification<s>. Et peut-être a-t-il trouvé des eaux chaudes et la manière de produire des mules'*^. N'accordons pas d'importance à l'esprit de conciliation, souvent manifesté par Nicolas de Lyre. Les dictionnaires donnent pour le terme hébreu les deux significations, « mulets », « eaux chaudes » et on trouve l'une et l'autre dans les traductions françaises : sources ou eaux chaudes dans la Bible de Jérusalem, la Traduction œcuménique de la Bible, la Nouvelle Bible Segond ou Meschonnic, mais « mulets » ou « mules » chez Castellion ou chez Samuel Cahen - la Bible du Rabbinat laissant « les yêmîm » (il en était de même pour la LXX : τον Ιαμιν). L'explication de Nicolas de Lyre s'inspire probablement de Rashi (« il a accouplé âne et jument, et a été engendré le mulet ») ou du targum, qu'il utilise souvent - ici il ne s'agit pas du targum le plus courant (Onqelos) mais de celui du manuscrit Add. 27031 : «C'est cet Anah qui croisa des onagres avec des ânesses et après quelque temps il trouva les mules qui en étaient sorties » Dans ses Quaestiones

me sers ici du ms. Paris, BnF lat. 3359, fol. 25ra-53vb. Voir Dahan, 2007. Je prépare l'édition commentée de ce texte. Ms. cité, fol. 27va : « Iste est Anam qui invenit aquas calidas in solitudine, id est fontem aque calide. Heb. : "Iste est Anam qui invenit mulas in deserto", id est modum generandi mulas, quia fecit ascendere asinos super equas... Dictio enim ebraica que ponitur hic equivoca est ad calorem aquarum et ad generationem mularum. Et sic translatio nostra habet unam significationem. Et forsitan invenit aquas calidas et modum generandi mulas. » ™ Trad. fr. Le Déaut, 1978, p. 333.

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208 G. DAHAN, L^XÉGÈSE CHRÉTIENNE DE LA BIBLE AU MOYEN ÂGE hebraicae, Jérôme consacrait une longue note à ce verset, « Chez les Hébreux, beaucoup de choses diverses sont discutées sur ce chapitre », en observant que le terme lamin était compris comme signifiant la mer, des eaux chaudes ou des onagres Les commen¬ tateurs reprennent souvent dans sa totalité cette note de Jérôme ; il en est ainsi de Hugues de Saint-Cher^^ de Pierre de Jean Olieu^^ ou de Nicolas de Gorran^^. Un autre exemple part d'une difficulté textuelle de l'hébreu. A la fin du récit de la ligature d'Isaac, Abraham voit apparaître un bélier {Gn 22,13) ; le texte massorétique est le suivant : vnpn 13D3 mx] ΊΠΧ ΧΊ^Ι, « et il vit et voici <un> bélier derrière pris dans un buisson par les cornes ». Le terme ΊΠΧ, « après » ou « derrière », pose problème et on peut se demander si, comme des manuscrits non massorétiques, le grec des LXX, le samaritain ou l'un des targumim, on ne doit pas lire « un », "ίΠΧ. Jérôme avait atténué l'anomalie en traduisant post tergum eius ; voici la remarque de Nicolas de Lyre : Il vit un bélier derrière son dos. En hébreu : « Et il vit et voici un bélier derrière pris par les cornes. » Cette préposition derrière peut être référée au lieu de cette vision, et ainsi Ea compris notre tra¬ ducteur, ajoutant dos, ce qu'il n'y a pas dans l'hébreu mais seulement derrière, d'une manière indéterminée. Cela peut aussi être référé au moment de la vision, et ainsi le comprend Rabbi Salomon qui com¬ mente ainsi : « Après, c'est-à-dire après les paroles de l'ange parlant à Abraham » Les commentateurs n'ont pas fait beaucoup de remarques sur la préposition ; en suivant Jérôme ils ont plutôt commenté la fin du verset, notamment le terme sabekh. Il n'y a rien chez André de Saint-Victor, ni chez Hugues de Saint-Cher ; mais l'interprétation morale de celui-ci met bien en valeur l'expression post tergum : « Tout homme juste doit avoir sa chair derrière son dos, pour ne pas en faire un souci dans ses désirs ^^» C'est aussi au niveau de

51 ' Ed. de Lagarde, 1959, p. 44-45. Jérôme donne les traductions d'Aquila et Symmaque, en faisant observer qu'ils emploient le pluriel (τους ήμίν), alors que les Septante et Théodotion ont le singulier (τον ίαμίν). Postilla, 1645, t. I, fol. 51ra. Éd. Flood, 2007, p. 522-523 ; il ajoute une interprétation spirituelle, fondée sur la traduction par aquas calidas (p. 524). Ms. BnF lat. 14416, fol. 106vb (il écrit lamyn ponx yemim). Ms. BnF lat. 3359, fol. 27ra : « Viditque post tergum arietem. Heb. : "Et vidit et ecce aries post herens cornibus". Hec prepositio post referri potest ad locum huius visionis et sic accepit translator noster, addens tergum, quod non habetur in hebreo sed tantum post indeterminate ; potest etiam referri ad tempus visionis, et sic accipit Ra<bbi> Sa<lomon> sic exponens : « Post scilicet verba angeli loquentis Abrahe. » Éd. de Lagarde, 1959, p. 26-27. Postilla, 1645, t. I, fol. 29rb : « Quilibet iustus post tergum debet habere carnem suam, ne curam eius faciat in desideriis. »

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G. DAHAN, L^XÉGÈSE CHRÉTIENNE DE LA BIBLE AU MOYEN ÂGE 209 Γ interprétation spirituelle que l'on trouve une note chez Nicolas de Gorran : « Le bélier signifie la chair immolée du Christ... Abraham le voit par derrière, parce qu'il voit que le Christ viendra après son temps ». Encore un problème d'adverbe, mais qui va nous introduire à des problèmes plus spécifiquement herméneutiques, avec Gn 2,8 ; l'hébreu a mpîo ρ DTlbx Voici la remarque de Nicolas de Lyre : Or, le Seigneur avait planté le jardin de volupté dès le commencement, c'est-à-dire au troisième jour, quand il produisit herbes et plantes. En hébreu : « Et le Seigneur planta le jardin dans les déliées de l'Orient », c'est-à-dire dans la partie orientale de la terre, délicieuse et très plai¬ sante. Et ainsi notre traduction se référe-t-elle au moment de la pro- duetion du paradis terrestre, mais la lettre hébraïque se réfère au lieu, qui, d'après tous eeux qui parlent du paradis terrestre, est situé dans la partie orientale ; le moment de la production fut le troisième jour, et ainsi les deux versions sont-elles vraies Les traductions actuelles rendent le terme en cause, mpîo, par « Orient » ; il en était de même pour la LXX (κατά ανατολάς), mais une tradition ancienne donne à mpîo une valeur temporelle ; en sont témoins les targumim (Neofiti 1, « dés le commencement » ; Add. 27031 «avant la création du monde »^^) et les versions grecques autres que la LXX, comme le remarque Jérôme André de Saint-Victor faisait une remarque semblable à celle de Nicolas, en observant que Vhebraica Veritas a : « Eden ad ortum sive ad orientem^'^ ». Hugues de Saint-Cher donne d'abord l'interprétation courante : au commencement, c'est-à-dire au troisième jour. Mais sa seconde explication est locale : « c'est-à-dire la première partie <du monde> vers l'Orient. C'est pourquoi une autre traduction a : dans l'Éden, vers l'Orient^^ » Il se trouve que cela correspond très exactement à une addition (due à un correcteur du ix^ siècle) sur la Bible de Tours, addition relevée dans l'apparat critique de Veditio

58 ~~~ ~~ ~ Ms. BnF lat. 14416, fol. 74ra : « Aries significat Christi carnem immolatam, nichil paciente divinitate. Istum vidit Abraham post tergum, quia in spiritu vidit Christum post sua tempora futurum. » Ms. cité, fol. : « Plantaverat autem Dominus paradisum voluptatis a principio, id est tercio die in qua produxit herbas et plantas. Heb. : "Et plantavit Dominus ortum in deliciis orientis", id est in parte orientali terre deliciosa et amena valde. Et sic translatio nostra refertur ad tempus productionis paradisi terrestris, sed hebraica littera refertur ad locum qui, secundum omnes loquentes de paradiso terrestri, ponitur in parte orientali, et tempus productionis tercia die, et sic utraque littera vera est. » ™ Trad. Le Déaut, 1978, p. 86-87. ''' Éd. de Lagarde, 1959, p. 4. Voir Field, 1875, p. 13. Éd. Lohr-Berndt, 1985, p. 29. Postilla, 1645, t. I, fol. 4va : «A principio, id est tertia die... A principio, id est a prima parte versus orientem. Unde alia translatio habet : in Eden ad orientem. »

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210 G. DAHAN, L^XÉGÈSE CHRÉTIENNE DE LA BIBLE AU MOYEN ÂGE maior^"^ : il s'agit d'une vieille latine, présente notamment chez Pierre le Mangeur Pierre de Jean Olieu reprend les deux expli¬ cations, en précisant le sens de « première partie » : de la terre habitable, vers l'Orient''^. Avec le dernier exemple, nous sommes dans des questions purement herméneutiques. Il s'agit de Gn 2,6, dans le second récit de la création. Voici tout de suite la note de Nicolas de Lyre : Mais une source montait de la terre, irriguant toute la surface de la terre. En hébreu : « Et un nuage montera de la terre pour irriguer toute la surface de la terre. » Notre texte se réfère à la production des herbes et des plantes faite au troisième jour par la puissance divine, par laquelle les eaux cachées sous la terre montèrent à la surface de ce sol entièrement aride, et du mélange de ces eaux avec la terre furent produites immédiatement les herbes et les plantes, par la puissance divine. Or la montée des eaux est appelée ici source, parce qu'elle avait les modalités d'une source. Mais le texte hébraïque doit être mis en relation avec la production des herbes et des plantes faite par la puissance naturelle, après les œuvres des sept jours : cela se produit par le fait que les vapeurs humides s'élèvent et se condensent dans l'air en nuages, qui donnent lieu à des pluies qui irriguent la terre, et ainsi c'est par une modalité naturelle que se multiplient à partir d'elle les herbes et les plantes ; de sorte que le sens de « et un nuage montera de la terre » soit : d'abord la terre a produit des herbes et des plantes par une vertu miraculeuse, mais par la suite, la production est naturelle, puisque ce sont les nuages qui irriguent la terre ; et le singulier est mis ici à la place du pluriel : il est dit un nuage montera pour des nuages monteront, comme au chapitre 8 de l'Exode : Est venue une mouche terrible, pour « une multitude de mouches » Le terme hébreu ΊΚ signifie « nuage, vapeur », mais il est rendu par « source » (πηγή) dés la LXX ; on observe que la Bible de Jérusalem dit « un flot montait de la terre » et que la Traduction

Bihlia sacra, 1926, p. 146. Cf. Vêtus Latina, 1951, p. 42 ; Pierre le Mangeur, PL 198, 1067. Éd. Flood, 2007, p. 107 : « A principio, id est tertia die. Septuaginta vero secundum Hieronymum habent ad orientem et forte sumpserunt principium non pro initio temporis sed j>ro initio seu prima parte terrae inhabitabilis, versus orientem. » Ms. BnF lat. 3359, fol. 25rb : « Sed fons ascendebat de terra irrigans universam superficiem terre. Heb. "Et nubes ascendet de terra ad irrigandum totam superfïciem terre". Refertur autem littera nostra ad productionem herbarum et plantarum tercia die factam virtute divina, per quam aque latentes sub arida ascenderunt ad superficiem tocius aride et ex commistione illarum cum terra producte fuerunt subito herbe et plante divina virtute. Dictus vero ascensus aquarum dicitur hic fons, eo quod habuit modum fontis. Littera vero hebraica referenda est ad productionem herbarum et plantarum factam virtute nature post opera .vii. dierum, que fit per hoc quod vapores humidi sursum elevantur et in acre condempsantur in nubes, que resolvuntur in pluvias terram irrigantes, et sic ex ea modo naturali pululant herbe et plante, ut sit sensus "et nubes ascendet de terra", quasi diceret : primo terra protulit herbas et plantas modo supernaturali, sed de cetero profert modo naturali, nubibus cam irrigantibus ; et ponitur hic singulare pro plurali, scilicet cum dicitur nubes ascendet pro nubes ascendent, sicut Exo. viii. : Venit musca gravissima, id est multitude muscarum. »

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œcuménique de la Bible a « un flux ». Mais la remarque de Nicolas de Lyre est très remarquable, puisqu'elle vise à situer le second récit de la création dans les modalités du premier, c'est-à-dire en dehors des lois naturelles, alors que les commentateurs juifs, notamment Rashi, interprètent seulement le premier récit sur le mode de la sur-nature ou du miracle, alors que le second serait conforme aux lois de la natureOn observe cette tension chez Nicolas de Lyre dans tout le début de la Genèse, les choses se compliquant encore quand il tente d'analyser le récit biblique au moyen de catégories de la physique aristotélicienne La tradition exégétique de ce verset est extrêmement intéressante. André de Saint-Victor cite son informateur juif (« Hebreus meus »), qui lui explique qu'il s'agit de la rosée qui monte de la terre™. Hugues de Saint-Cher donne, comme toujours, un dossier de commentaires : 1° la montée de la source ne se fait pas en une seule fois, ce qui aurait provoqué un déluge, mais à des heures déterminées ; 2° il faut comprendre « sources » au pluriel (c'est l'autre constante dans l'exégèse du verset) ; 3° les juifs comprennent nuages, parce que, nous dit-il, le terme hébreu est équivoque, signifiant aussi bien source que nuage™. Pierre de Jean Olieu s'en tient à l'explication par le pluriel™. Nous passerons au Nouveau Testament ; ici, c'est Lorenzo Valla qui nous servira de guide™. Sans doute, la plupart de ses remarques concernent-elles la latinité de la traduction plutôt que l'adéquation au texte grec ; mais on trouve un certain nombre d'observations concernant les écarts entre texte de départ et Vulgate. Je prendrai mes exemples dans les notes sur la L® épître aux Corinthiens. En 1 Co 9,10, le latin s'écarte un peu du grec : Et qui triturât in spe fructus percipiendi. Grece est : « et qui triturât in spe participandi »

Voir Dahan, 2006. '''Voir Dahan, 2011. 70 ' * ^ Ed. Lohr-Berndt, 1985, p. 28 (ponctuation modifiée): «Fons unus secundum quosdam dicitur pro aliqua in terrae uenis uel sinibus unitate, uel singularis numerus positus est pro plurali, ut sit sensus : diuersi fontes ascendebant de terra ad irrigandam terram. Sunt enim qui non aestimant uno quantolibet fonte uniuersam terrae superficiem irrigari ; et, si montes irrigaret, diluuium esset. Vicissim tamen poterat hoc fieri, sicut plana Aegypti Nilus irrigat. Hebraeus meus dicit fontem istum rorem fuisse, qui de terra ascendens, totam terram irrigabat... » Pour la source juive, voir Berndt, 1989, p. 203. Postula, 1645, t. I, fol. 4rb. 11 ' Ed. Flood, 2007, p. 104 : « Et videtur ibi sumi singulare pro plurali, quia non solum unus fons hoc faciebat sed omnes insimul sumpti, vel omnes sunt dicti unus propter continuitatem quam habent in visceribus terrae et in sua prima origine, scilicet mari. » Collatio Novi Testamenti, éd. Perosa, 1970. Voir Dahan, 2010. Éd. Perosa, 1970, p. 204.

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212 G. DAHAN, L^XÉGÈSE CHRÉTIENNE DE LA BIBLE AU MOYEN ÂGE Le grec a en effet : καΐ ό αλοών έπ' έλπίδι του μετέχειν, « et celui qui foule <le grain> dans l'espoir de recevoir sa part (ou : de participer) ». Les éditions du texte latin donnent toutes le même texte que Lorenzo Valla Et qui triturât in spe fructus percipiendi, « Et qui bat le blé dans l'espoir de percevoir des fruits », que commentent tous les auteurs. Les commentaires anciens (Ambrosiaster, Pélage) ont aussi un texte avec fructus percipere. A la suite de la Glossa ordinaria, Pierre Lombard précise l'objet de ces fruits, stipendiorum (« les fruits de sa contribution »)^^ En 1 Co 11,24, la divergence remonte en fait à des traditions textuelles différentes du grec : Hoc est corpus meum, quod pro vobis tradetur. Grece est : « fran- gitur"^ ». Nestle-Aland ne donnent pas de verbe : τοΰτό μού έστιν το σώμα το ύπέρ ύμών, « ceci est mon coφs <qui est> pour vous » (ce que reprend Weber : Hoc est corpus meum pro vobis, alors que Wordsworth-White ont le texte traditionnel, « qui sera livré pour vous », hoc est corpus meum quod pro vobis tradetur) ; l'apparat critique de Nestle-Aland signale des additions différentes : κλώ- μενον I θρυπτόμενον | διδόμενον^^ Le manuscrit de base de la tra¬ duction latine avait donc διδόμενον, tandis que le texte consulté par Lorenzo Valla avait sans doute κλώμενον. Les exégétes médiévaux commentent tous le texte avec quod pro vobis tradetur ; on observe que l'Ambrosiaster avait un texte quod pro vobis frangitur ; chez Pélage, le texte est hoc est corpus meum pro vobis, mais plusieurs manuscrits ajoutent quod et tradetur/traditur, un manuscrit donnant frangitur Un dernier exemple rend compte d'un écart important, en 1 Co 15,51 ; la note de Lorenzo Valla est très longue ; je ne donne que le début : Tous nous ressusciterons mais nous ne serons pas tous transformés. Le grec est différent : il est dit en effet : « Nous ne dormirons pas tous, mais nous serons tous transformés », qui me semble une expression meilleure

PL 191, 1609. Les commentaires postérieurs s'inspirent souvent de celui de Pierre Lombard et n'apportent pas d'éclaircissement particulier sm: fructus percipiendi. Pour la Glossa (interlinéaire), cf. Biblia, 1634, t. VI, col. 267-268. ™Éd. Perosa, 1970, p. 207. " Voir également Metzger, 1971, p. 562. Éd. Souter, 1926, p. 192. Ed. Perosa, p. 212-213 : « Omnes quidem resurgemus sed non omnes immutabimur. Grece aliter se habet. Dicitur enim : "Non omnes quidem dormiemus, omnes autem immutabimur", que mihi potior videtur esse sententia... »

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G. DAHAN, L^XÉGÈSE CHRÉTIENNE DE LA BIBLE AU MOYEN ÂGE 213 Le grec a πάντες ού κοιμηθησόμεθα, πάντες δέ άλλαγησόμεθα, Traduction œcuménique de la Bible « Nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés ». Lorenzo Valla met bien en valeur les différences qu'impliquent les deux textes. Je suis assez étonné que les commentateurs (y compris contemporains) ne fassent que peu de remarques sur les difficultés que présente la différence entre grec et latinPourtant, Jérôme s'était attardé là-dessus inspirant aussi bien la Glossa que Thomas d'Aquin, dont le commentaire, philologique, est remarquable : omnes quidem resur- gemus ne se trouve dans aucun livre des Grecs, nous dit-il à la suite de Jérôme, mais certains ont omnes quidem dormiemus^ qu'il explique « nous mourrons tous ». Thomas relève également une leçon non omnes quidem dormiemussed omnes inmutabimur. Elle suscite un commentaire développéJ'observe que Pélage donne un texte très proche de celui de la Vulgate : omnes quidem resurgemus [sed] non omnes inmutabimur^^. •k •k k Comment faut-il prendre ces remarques ? Il me semble qu'elles témoignent d'une véritable conscience critique, tant au niveau de la tradition textuelle que de la traduction. Cela est bien clair pour ce qui est des correctoires : leur consultation permet de se rendre compte de la richesse de leur documentation, de la maturité de leurs méthodes et de la précision constante de leurs observations. Au niveau de la comparaison entre originaux et traductions courantes, le constat est différent. Excellent hébraïsant et connaisseur de la tradition rabbinique (tant pour ce qui est du targum que des commentaires midrashiques et de Rashi), Nicolas de Lyre ne par¬ vient pas toujours à surmonter les difficultés - qu'il expose avec clarté ; j'ai par ailleurs montré ses insuffisances sur le plan de la réflexion herméneutique ; un constat similaire peut être fait à propos de la comparaison entre hébreu et latin de la Vulgate : certes, ses analyses sont toujours justes, mais il ne parvient pas à résoudre les problèmes, parce qu'il ne semble pas vraiment armé pour aller plus loin ; mais, même si un Paul de Burgos se livre parfois à une critique féroce de ses positions, je ne crois pas qu'on puisse lui reprocher de ne pas posséder les moyens dont nous

Cf. Metzger, 1971, p. 569. Ep. 119, éd. et trad. Labourt, 1958, p. 99-109. Éd. Gai, 1953, p. 425-426. Voir également trad. Stroobant de Saint-Éloy, 2002, p. 504-505. Éd. Souter, 1926, p. 225.

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G. DAHAN, L^XÉGÈSE CHRÉTIENNE DE LA BIBLE AU MOYEN ÂGE

disposons, après le travail accompli ces dernières décennies sur la « traductologie » et sur l'histoire des textes. Pour Lorenzo Valla, c'est diffèrent : moins préoccupé par l'étude critique des textes qu'il examine, il est surtout sensible aux différences entre texte de départ et texte d'arrivée : si, la plupart du temps (dans nos deux premiers exemples), il se satisfait d'un simple constat, il lui arrive aussi de réfléchir sur les implications herméneutiques qui expliquent l'évolution entre le grec du Nouveau Testament et la latin de la Vulgate. En fait, la recherche pourrait rebondir : les observations de Nicolas de Lyre nous montrent, qu'au-delà des options de traduction il y a des systèmes herméneutiques différents. Le texte massoré- tique de la Bible s'inscrit dans un contexte historique précis (même si sa rédaction s'étend sur un millénaire ou plus). Est-il légitime de se demander si telle tradition (la juive, la chrétienne) a su comprendre ce texte en fonction des contraintes du contexte ? Je ne crois pas : la Bible n'est pas un document, mais un monument. Pour le lecteur qui y lit un message divin, son écriture transcende les données de l'histoire. Certes, à un premier niveau, il est indispensable de replacer le texte saint dans son contexte. Mais les savants du xix^ ou du xx^ siècle ne sont pas les premiers à le dire : les exégètes médié¬ vaux ont mis tous leurs soins à étudier cet aspect, même si, pour eux, l'essentiel était ailleurs. Il me semble que nous avons beau¬ coup à tirer et à apprendre de leurs méthodes, de leurs efforts. Leur attention à la qualité même des textes (toute première démarche de la recherche biblique) nous vaut effectivement non pas des « perles exégétiques » mais des pierres précieuses, des joyaux, comme j'espère l'avoir montré

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