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Classiques Garnier

Le régime ultramoderne du pluralisme religieux

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LE RÉGIME ULTRAMODERNE
DU PLURALISME RELIGIEUX


Jean-Paul Willaime
Directeur d'études émérite à l'EPHE


Résumé : La première modernité occidentale, en conjuguant changements et certitudes progressistes, a représenté une modernité sûre d'elle-même. Dans les années 1970, l'on a basculé dans un autre régime de modernité qui, en conjuguant changements et incertitudes, correspond à une radicalisation de la réflexivité critique qui désenchante les idéaux modernes eux-mêmes. Dans ce nouveau régime de modernité, l'ultramodernité, toutes les dimensions de la première modernité — la rationalisation, l'individualisation, la pluralisa- tion... — se trouvent reconfigurées. La présente étude analyse les évolutions que cela représente dans la façon d'être pluraliste : un régime de pluralisme en voie de pulvérisation individualiste et relativiste tout en étant plus profond (pluralisme anthropologique et axiologique).
Abstract :The first Western modernity, in yoking together progressive change and certainty, represents a modernity sure of itself. In the 1970s, we flipped into another modernity-regime which, in yoking together change and uncer- tainty, implied a radicalisation of critical reflexivity which saps modern ideals themselves. In this new regime of modernity — `ultra-modernity' — all the distinguishing dimensions of the first modernity (rationalism, individualism, pluralisation) are reconfigured. This paper analyses the evolution which this implies in our ways of being pluralist : a regime of pluralism en route to an individualist and relativist destruction at the saure time as reaching deeper (as anthropological and axiological pluralism).
Spécialiste mondialement reconnu des protestantismes en Amérique latine, Jean-Pierre Bastian a, dans différentes publications
individuelles et collectives, régulièrement décrit et analysé un des
aspects de la reconfiguration contemporaine du paysage religieux latino-américain, à savoir sa pluralisation, une pluralisation spécia-
lement marquée par l'émergence, dans un sous-continent longtemps identifié au catholicisme, de groupes et réseaux évangéliques, pente-
côtistes et néo-pentecôtistes. En présentant les actes d'un colloque comparant la modernité religieuse en Europe latine et en Amérique
latine, Jean-Pierre Bastian notait : « la pluralisation religieuse est sans doute le trait commun à la modernité religieuse dans l'espace
de la latinité », tout en précisant un peu plus loin que la pluralisa- tion n'empêche pas qu'« en Amérique latine, le religieux institutionnel

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demeure un acteur social central. Même s'il se pluralise, il est toujours capable d'intervenir dans la,sphère publique, et cela bien qu'il n'y ait plus, sauf exception, d'Etat confessionnell ». Tout en reconnaissant cette tendance générale à la pluralisation, Jean-Pierre Bastian était d'emblée attentif au fait qu'elle ne s'effectuait pas de la même manière selon les pays et était plus ou moins intense. Il y a une diversité de pluralismes et une diversité dans la façon de le gérer à l'échelle stato-nationale 2. En sociologie des religions, la pluralisation, le pluralisme, est un des traits classiquement retenus pour définir la modernité occidentale et pour rendre compte de la sécularisation. Dans un article classique, Peter Berger et Thomas Luckmann définissaient le pluralisme «comme une situation dans laquelle existe une concurrence dans l'ordonnancement institutionnel des significations globales concernant la vie quotidienne » ; selon eux « le pluralisme est la conséquence d'un processus historique de dé-monopolisations ». Leur grande thèse était que « la force histo- rique globale qui produit le pluralisme est plutôt la sécularisation nous entendons par là l'autonomisation progressive de secteurs sociaux qui échappent à la domination des significations et des institutions religieuses a ». De fait, aujourd'hui, on rencontre en sociologie deux thèses concernant les liens entre pluralisme et vitalité religieuse. Certains, tels Roger Fink et Rodney Stark 5, sou- tiennent que le pluralisme favorise la vitalité religieuse alors que d'autres, en particulier Steve Bruce 6, sont au contraire d'avis qu'il entraîne la baisse des pratiques religieuses. Les premiers mettent en avant les avantages de pouvoir choisir entre différentes offres spi- rituelles ;les seconds soulignent au contraire que la diversité des vérités contribue à les affaiblir socialement. «Loin de créer un monde dans lequel la religion peut prospérer, la diversité et la compétition sapent la plausibilité de la religion », conclut notre collègue britannique Steve Bruce'. Nous prendrons d'autant moins partie dans ce vaste débat que, dans la présente approche, nous déconnectons l'étude du pluralisme de tout cadre analytique ordonné à la question de la baisse ou de la hausse de la vitalité religieuse. En hommage à l'auteur de Le protestantisme en Amérique latine. Une approche socio-historique g, je voudrais plutôt, dans cette contribution,
' Bastian, 2001, p. 8 et p. 9.
2 Giordan —Pace, 2014.
s Berger — Luckmann, 1967, p. 117.
4lbid., p. 118.
s Stark — Finke, 2000.
e Voir l'ouvrage de Bruce, 1999, notamment les chapitres 3 : «Pluralism and Religion
USA and Britain » et 4 : « Pluralism and Religion Europe », p. 58-120.
~ Ibid., p. 186.
a Bastian, 1994. Ouvrage traduit en espagnol et en allemand.

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revenir sur le concept de pluralisme pour explorer ses différents aspects et distinguer différents régimes de pluralité 9.

I. LA MODERNITÉ OCCIDENTALE ET SES DIMENSIONS

Comme le pluralisme est une des dimensions essentielles de la modernité, il est nécessaire de revenir tout d'abord sur la notion de «modernité ». Par ce terme, on synthétise les profondes évolutions qui ont marqué les sociétés occidentales particulièrement dans les xvllle, xlxe et xxe siècles, évolutions qui, entre autres, se sont tra- duites par des tendances à la pluralisation tant au plan factuel qu'au plan de la légitimation de la pluralité. Ce fut le long processus historique qui a abouti au découplage de l'appartenance nationale et de l'appartenance religieuse, l'acceptation que l'on pouvait appartenir à une même collectivité politique et lui être loyal tout en ayant des croyances religieuses très diverses (ou n'en avoir aucune et se revendiquer athée). Au tournant des xlxe et xxe siècles, l'époque même de la fondation de la sociologie, on considérait qu'un monde social ancien se défaisait et qu'une nouvelle configu- ration sociale émergeait. De là l'opposition entre une société dite «moderne » par rapport à une société dite «traditionnelle » ou « ancienne ». Des évolutions qui se sont déployées dans différents domaines :politique avec le processus de démocratisation, écono- mique avec le processus d'industrialisation, sociale avec le processus d'urbanisation, scientifique avec le développement des sciences et des techniques, culturel avec le développement d'une éducation scolaire ouverte à tous, philosophique avec la critique de la méta- physique. Si les différents processus de modernisation se sont déroulés dans des temporalités et modalités différentes selon les pays — en Europe, les trajectoires de modernisation de l'Allemagne, de l'Angleterre, de l'Espagne et de la France ont ainsi chacune leurs spécificités —, leurs effets cumulés ont dessiné ce que l'on appelle la modernité. L'esprit des Lumières s'est modulé diver- sement selon les aires culturelles et linguistiques (Aufkliirung, Enlightenment, Illuminismo, Ilustraciôn...)10 et n'a pas entretenu les mêmes rapports au religieux. Tout en visant l'émancipation des individus et la réalisation d'une société juste, l'accent, précise Jean-Marc Ferry 11, n'a pas été mis sur les mêmes «leviers d'épa- nouissement » : «Disons que les Lumières françaises auraient plutôt mis l'accent sur l'importance de l'État et du politique ;les
v J'avais amorcé cette réflexion dans Willaime, 2007a [2003].
io Bastian, 1997.
" Ferry, 2009, p. 164.

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Lumières écossaises, plutôt sur le marché et la société civile ;les Lumières prussiennes, plutôt sur l'Université et la culture ». Autre- ment dit, selon l'heureuse formulation de Philippe Portier, «tous les pays européens ne sont pas entrés dans l'agnosticisme politique de la même manière 12 ».
Si je qualifie cette modernité d'occidentale, ce n'est pas pour identifier la modernité à l'Occident, c'est, tout au contraire, pour souligner le fait qu'il y a des «modernités multiples» (comme dit Shmuel Eisenstadt 13) et que d'autres formes de modernités existent (japonaise, coréenne, chinoise, indienne, arabe, perse, latino-américaine, africaine,...). En particulier, si l'on considère la modernité de cet «extrême Occident la » qu'est l'Amérique hispa- nique, on peut à juste titre se demander, comme l'a fait Jean-Pierre Bastian en ciblant la comparaison non pas avec toute l'Europe, mais avec l'Europe latine, quelles sont les similitudes et les différences entre les trajectoires de modernité des pays latino-américains et des pays européens. Les rapports entre religion et modernité ont sou- vent été difficiles, voire très conflictuels. Il suffit de penser aux rapports entre science et religion (du procès de Galilée aux remous face aux thèses évolutionnistes de Darwin) et aux rapports entre politique et religion (les luttes entre cléricaux et anticléricaux, la difficile acceptation, en particulier dans les pays catholiques, d'une stricte séparation entre le religieux et le politique). David Martin, dans sa General Theory of Secularization 15, accorde une grande importance, pour étudier la façon dont s'est effectuée la sécularisa- tion dans différents pays, à la différence entre les pays à dominante catholique et les pays à dominante protestante. Les rapports entre modernité et religion ont été plus conflictuels dans les pays à dominante catholique que dans les pays à dominante protestante 16
D'un point de vue théorique, les sociologues décèlent dans la modernité occidentale quatre grands processus : 1) la rationalisation ; 2) la différenciation ; 3) l'individualisation ; 4) la pluralisation. 1) La rationalisation consiste dans le développement de la rationalité instrumentale, type de rationalité qui, pour atteindre un but, se caractérise par la meilleure mobilisation des moyens et leur agence- ment optimal pour l'atteindre efficacement (on parle aussi, comme

12 Portier, 2013, p. 91.
is Eisenstadt, 2000.
ia Rouquié, 1987.
is Martin, 1978.
16 David Martin remarque notamment : « a Catholic or Orthodox monopoly creates a
militant counter-image of itself. The nexus of French Enlightenment doctrines resembles a
Catholicism inverted and the secular religions produced by France are sometimes a foret

of Catholicism without Christianity » (p. 24).

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Max Weber, de rationalité par rapport à un but : Zweckrationalitiit). Max Weber a ainsi analysé le développement économique de l'Occident comme le déploiement généralisé de ce type de ratio- nalité. 2) La différenciation fonctionnelle, c'est le développement autonome des différentes sphères d'activité (l'économique, la science, la politique, la santé, le religieux...) selon leur logique propre et la différenciation des institutions respectives qui s'en occupent. 3) L'individualisation, c'est l'émancipation des personnes par rapport aux cadres collectifs, en particulier par rapport aux nor- mativités prescrites par diverses institutions en matière de conduite de la vie et comportements. Ce processus d'individualisation s'est en particulier manifesté à travers l'urbanisation et la possibilité qu'elle offrait aux personnes d'échapper au contrôle social des sociétés rurales. L'individualisation, cela a été aussi la possibilité pour les femmes de s'affirmer en se libérant des codes traditionnels du féminin et du masculin. 4) La pluralisation enfin, c'est l'éclate- ment des schémas homogénéisants et unificateurs au profit du respect, voire de la valorisation, des différences. Ce fut en particulier le long processus de la reconnaissance de la pluralité religieuse au sein d'une même collectivité politique, la sortie du schéma «une loi, un roi, une religion », qui ne pouvait concevoir un pays sans homogénéité religieuse.
À bien des égards, l'on a jugé, y compris les sociologues, que ces quatre processus de rationalisation, de différenciation, d'indivi- dualisation et de pluralisation représentaient un «progrès » et une «émancipation »pour les populations. Une analyse objective doit cependant reconnaître que chacun de ses processus a aussi son versant négatif, voire un côté oppresseur. Avec la rationalisation, c'est aussi la bureaucratie, la société froide et de performance où l'individu peut se sentir écrasé aussi bien comme personne qui a aussi des sentiments, des valeurs, des affects que comme personne sociale qui aspire aussi à des liens communautaires «gratuits » et pas seulement à des relations sociales instrumentales et utilitaires. Avec la différenciation fonctionnelle, c'est aussi la perte de contrôle et de sens si les logiques économiques et scientifiques ne peuvent plus être régulées et que l'on est condamné, au nom de leur auto- nomie propre, à subir leur loi. L'individualisation, c'est aussi la « foule solitaire » (David Riesman) et la difficulté d'être soi dans des sociétés où les individus doivent disposer de beaucoup d'atouts pour se construire eux-mêmes dans des sociétés qui leur offrent beaucoup moins de cadres collectifs pour le faire. La pluralisation enfin, c'est aussi le risque de l'éclatement du vivre-ensemble si les options des uns et des autres se développent de façon autonome sans un minimum de valeurs communes et d'objectifs communs.

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Risque d'autant plus fort que la pluralisation, comme on le verra ci- après, va aujourd'hui beaucoup plus loin avec une véritable plu- ralisation anthropologique engageant des façons différentes de concevoir la façon d'être au monde, ce qu'est une vie bonne. Mais n'y-a-t-il pas un véritable changement de régime du pluralisme avec le passage, dans les années 1970 environ, de la première modernité à ce que j'appelle l'ultramodernité ?

II. PLURALITÉ ET PLURALISMES RELIGIEUX

James A. Beckford avait déjà remarqué en 2003 que le concept de pluralisme était «beaucoup plus compliqué et problématique que le terme ne le laissait entendre 17 ». Il distinguait d'emblée 1) la plu- ralité factuelle sous le nom de «religious diversity », 2) la question du degré d'acceptation ou de reconnaissance dont jouissent les groupes religieux dans la sphère publique (la place accordée et reconnue à la diversité) et 3) l'engagement idéologique ou normatif en faveur du pluralisme, engagement pour lequel il réservait le terme de «pluralism ». Dans cette même perspective, je voudrais tout d'abord m'arrêter sur les différentes dimensions que le terme recouvre implicitement ou explicitement.
Si, par le mot de pluralité, l'on désigne la diversité factuelle des orientations religieuses et convictionnelles des populations, le terme de pluralisme est plus complexe. Il peut être connoté positi- vement, considéré comme une valeur que l'on cherche à promou- voir, le pluralisme étant dans ce cas perçu comme un atout pour la société (nous sommes riches de nos différences). Le pluralisme peut au contraire être connoté négativement, la diversité culturelle et religieuse étant alors considérée comme une menace pour l'homo- généité (supposée) d'un pays constitué en communauté nationale, une atteinte à sa cohésion sociale. Dans ce dernier cas, on dénonce le pluralisme au nom d'une identité que l'on estime devoir être défendue. Historiquement, la pluralisation religieuse des populations a longtemps été négativement perçue comme un danger pour l'unité politique d'un territoire. On considérait que l'exercice de la gou- verne politique sur un territoire donné impliquait son homogénéité religieuse. Ce fut le principe du cujus regio ejus religio selon lequel la religion d'un territoire était celle du prince qui le gouvernait. En France, ce fut la révocation de l'Édit de Nantes de 1685 et la devise «une foi, une loi, un roi ». La reconnaissance de la légitimité de la pluralité religieuse dans une même collectivité politique a été un
'~ Beckford, 2003 (voir particulièrement les p. 73-102: « 3. The vagaries of religious pluralism »). Voir aussi Beckford, 2014.

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long processus parsemé de conflits et de nombreuses interrogations philosophiques, politiques et théologiques. La reconnaissance de cette légitimité, grâce à l' autonomisation du politique et du droit par rap- port aux religions, a engendré diverses formes d'institutionnalisation du pluralisme religieux et différentes modalités de reconnaissance des activités et groupements religieux (systèmes légaux ou impli- cites de «cultes reconnus »). Ce qui d'emblée a toujours posé la question des limites de cette pluralité religieuse reconnue et orga- nisée :cultes non concordataires, cultes disqualifiés comme sectaires, discussion sur l'identité religieuse de certains groupes (Église de Scientologie). Pluralité de fait, pluralisme comme valeur positive ou négative, pluralisme institutionnalisé et reconnu, telles sont trois dimensions distinctes de la question du pluralisme religieux que l'on peut également décliner en pluralisme réel, pluralisme socia- lementperçu et pluralisme organisé.
S'agissant du pluralisme religieux, il est aussi bien externe (les différentes religions) qu'interne (la pluralité des orientations et sen- sibilités àl'intérieur même d'un monde religieux). Si l'on considère la grande variété, dans le temps et dans l'espace, de l'expérience religieuse et convictionnelle, il est selon moi nécessaire de distinguer entre la pluralité confessionnelle, la pluralité religieuse, la pluralité convictionnelle intégrant les conceptions philosophiques non reli- gieuses, et la pluralité du religieux, c'est-à-dire de la façon même d'être religieux. Ces différentes pluralités correspondent à diffé- rents régimes de pluralisme. On peut par exemple être sensible, avec Peter Berger qui oppose Bénarès et Jérusalem, aux différences importantes entre les «religions de l'intériorité avec le divin » et celles du « face à face avec le divin » (les monothéismes juif, chrétien et musulman)18. Autrement dit, la diversité n'est pas seu- lement dans la coprésence de différentes religions, elle est aussi dans la coprésence de façons différentes d'être religieux (en parti- culier avec des sensibilitês « hard » et intransigeantes d'un côté et des sensibilités a soft» et accommodantes de l'autre). À partir d'enquêtes quantitatives européennes, Kristoff Talin 19 parle ainsi d'un pluralisme du religieux, c'est-à-dire des religiosités, autrement dit les façons différentes d'assumer et de vivre une spiritualité. Kristoff Talin distingue ainsi quatre catégories :les «non-religieux flottants », les «non religieux fermes », les «religieux fermes » et les «religieux flottants 20 ». Les deux catégories de «flottants » pourront avoir une grande affinité, même si les uns sont classés
18 Berger, 2005 [1979], p. 159-188. Le clivage entre Bénarès et Jérusalem apparaît bien
plus ~Irofond que celui entre Jérusalem et Athènes selon Peter Berger.
' Talin, 2010.
zo Ibid., p. 29.

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dans l'univers des «croyants » et les autres dans l'univers des «incroyants ». Les façons mêmes de s'identifier à une tradition reli- gieuse, comme les façons mêmes de se décliner agnostique ou athée, évoluent et l'agnosticisme n'est pas l'apanage des «incroyants ». Il y a une diversité d'agnosticismes. Dans le souci d'intégrer des « spiritualités laïques » et de permettre à des non-religieux d'être présents dans les diverses manifestations et dialogues interreligieux, certains préfèrent d'ailleurs parler de pluralisme des spiritualités, plutôt que de pluralisme religieux.

III. RÉAMÉNAGEMENTS DU RAPPORT À UNE VÉRITÉ RELIGIEUSE
ET MONDIALISATION

Aujourd'hui en Europe, la reconnaissance de la pluralité reli- gieuse n'existe pas seulement au niveau institutionnel, mais aussi au niveau de la culture et des mentalités. De plus en plus de personnes abandonnent en effet un point de vue exclusiviste en admettant non seulement qu'il y a d'autres religions que la leur, mais que ces autres religions ont leur vérité. En France, l'enquête de l'I.S.S.P. de 1998 révélait déjà que l'affirmation : «on ne trouve la vérité que dans une seule religion » ne recueillait que 6 % des opinions alors que l'affirmation : « on trouve des vérités fondamen- tales dans beaucoup de religions » en recueillait 52 %. En 1952, rappelle Yves Lambert 21, c'était 50%des Français qui affirmaient ne trouver « la vérité que dans une seule religion » (15 % en 1981). Ces chiffres attestent l'évolution considérable des mentalités : on est passé d'une attitude religieuse exclusiviste à une attitude reli- gieuse inclusive, d'une difficulté à admettre le pluralisme religieux à des attitudes valorisant ce pluralisme, au moins jusqu'à un certain point. Dans ce contexte, les différences confessionnelles, loin d'être ressenties comme une gêne, sont au contraire valorisées dans le cadre d'une appréciation positive des différentes traditions à travers lesquelles le christianisme s'exprime. C'est donc la façon même de se rapporter à une vérité religieuse qui a évolué, la dimension de vérité n'étant peut-être plus aussi importante qu'auparavant : elle serait relativisée, dans le vécu religieux, par les dimensions expé- rientielles (tant individuelles que collectives), esthétiques et éthiques. Dans un contexte sociétal où l'on valorise la diversité (il est chic d'être différent), l'oecuménisme chrétien ne vise plus réellement la résorption des différences confessionnelles mais leur coexistence pacifiée, autrement dit même si l'on essaie d'atténuer les effets des différences «séparatrices », on valorise la diversité confessionnelle
21 Lambert, 2000, p. 132. Cf. également Lambert, 2001.

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comme une richesse et on la perçoit de moins en moins comme quelque chose de négatif22. Cette tendance s'affirme d'autant plus qu'à l'intérieur même de chaque Église, le pluralisme interne a cru.
La mondialisation n'est pas seulement économique, elle est, avec les médias et les phénomènes migratoires, également symbolique. Il n'y a plus de frontières spirituelles qui tiennent et l'identification d'un territoire à une religion n'est aujourd'hui plus possible, même si certains ont la nostalgie d'une identité nationale ou régionale étroitement liée à une religion. Cette mondialisation symbolique est accentuée par la mondialisation de la communication —télévisions, Internet... —qui permet de recevoir chez soi des informations et messages de toutes les spiritualités de la planète. À la régulation verticale de la pluralité du religieux par les institutions a succédé une régulation horizontale du religieux à travers des réseaux affi- nitaires plus ou moins stables. Au pluralisme construit et reconnu a succédé une pluralité beaucoup plus large qui constitue plus une pluralité de fait qu'une pluralité de droit, qui représente plus une pluralité de juxtaposition qu'une pluralité construite et intégrée. En Europe occidentale, nous sommes définitivement sortis du sys- tème cujus regio ejus religio (tel prince, telle religion) selon lequel l'unité politique d'un territoire était liée à son homogénéité reli- gieuse. Ce qui n'empêche pas qu'en Europe subsistent de nombreuses traces de ce système, divers courants nationalistes et populistes cherchant d'ailleurs à réactiver ces liens étroits entre configurations nationales et religions. Si les individus et les sociétés européennes sont sécularisés, les imaginaires nationaux le sont beaucoup moins. On accepte la diversité religieuse au plan des options et pratiques individuelles à condition qu'elle soit la moins visible possible dans l'espace public, la représentation de la communauté nationale restant teintée de la religion qui a dominé l'histoire et la culture d'un pays. C'est toute la problématique de la Leitkultur (la culture dominante ou de référence), lancée en Allemagne 2s en 2000 par la CDU/CSU, problématique qui n'est pas contre la prise en compte de la diversité religieuse mais à condition de reconnaître que cette diversité s'inscrit dans un pays de culture chrétienne. La reconnais- sance de la diversité religieuse et philosophique peut s'inscrire dans une neutralité d'abstention de l'Etat et des institutions publiques,
~ Depuis le colloque de Strasbourg de 1987 (Willaime, 1989) jusqu'à celui de Paris organisé en 2015 par l'Institut supérieur d'études oecuméniques (Willaime, 2015), j'ai développé la thèse d'une mutation de la démarche oecuménique en lien avec l'évolution même de la façon de percevoir la diversité dans la société et dans le christianisme.
~ Ce qui n'est pas étonnant. On a longtemps opposé l'Allemagne comme Kulturnation à la France comme Staatsnation. L'Allemagne n'hésite pas à se définir comme un pays de culture chrétienne, y compris dans la façon dont certains Linder définissent les objectifs de l'école publique.

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l'universel étant signifié par la neutralisation des différences et leur effacement au profit de la citoyenneté politique ;c'est le cas de la laïcité en France où l'on peut aller jusqu'à vouloir privatiser le religieux ~`. Soit la reconnaissance de cette diversité religieuse et philosophique peut s'inscrire dans une neutralité colorée et située de l'État qui, tout en étant séparé des Églises et en respectant les libres options des uns et des autres, n'en affiche pas moins une référence privilégiée à la tradition religieuse historique et domi- nante du pays. C'est le cas des pays à dominante luthérienne de l'Europe du nord et des pays à dominante catholique de l'Europe du sud ; c'est aussi le cas de l'Allemagne autrefois biconfession- nelle catholique/protestante et aujourd'hui triconvictionnelle catho- lique/protestante/agnostique qui continue néanmoins de référer son universalisme à l'humanisme occidental et chrétien. C'est pour- quoi, je parle dans ce cas de «neutralité colorée et située ».

IV. LA PULVÉRISATION ULTRAMODERNE
DU PLURALISME

L'acceptation de la pluralité religieuse ne s'est pas faite en un jour. Schématiquement, on peut distinguer trois étapes importantes dans la configuration de la pluralité religieuse, chacune d'entre elles redessinant les frontières entre conformisme et non-conformisme.
1) La segmentation politique du religieux où le non-conformisme religieux est considéré comme une déviance politique : c'est la situation du cujus regio ejus religio où la frontièrisation politique des appartenances religieuses lie l'exercice de la gouverne politique à l'homogénéisation religieuse des territoires où elle s'applique. Les autres religions et les contestations internes à la tradition reli- gieuse dominante sont dans ce cas considérées comme des dissi- dences politiques. Elles apparaissent incompatibles avec l'ordre sociopolitique de la collectivité et entraînent des sanctions tant religieuses que politiques.
2) La segmentation socioculturelle du religieux où le non- conformisme religieux est, dans un milieu donné, considéré comme une déviance socioculturelle :c'est la situation où, bien que le reli- gieux ne soit plus segmenté politiquement, il l'est encore culturel- lement. Cela peut correspondre au territoire d'une région (la Bavière catholique) ou d'un pays (la Grèce orthodoxe) ou bien relever d'un compartimentage social comme dans le cas de la pilarisation

za Nous n'entrons pas ici dans l'exposé des réalités et des interprétations de la laïcité française. Sur celles-ci, voir l'ouvrage magistral de Portier, 2016.

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J.-P. WILLAIME, LE RÉGIME ULTRAMODERNE DU PLURALISME RELIGIEUX IOI


(verzuiling) belgo-néerlandaise où la vie sociale est structurée selon la religion ou la philosophie à laquelle on appartient. Le terme de milieu rend assez bien compte de cette situation 25. Les confessions catholique et protestante en Alsace constituaient ainsi des milieux correspondant à des réseaux différents de sociabilité. Le poids de ces milieux se faisait particulièrement sentir à l'occasion des mariages confessionnellement mixtes : le choix d'un(e) conjointe) de l'autre milieu suscitait de vives réactions sociales et était considéré comme une trahison. L'historien Alfred Wahl parle même à ce sujet de «rupture de la règle de l'impénétrabilité des groupes 26 ». Dans ce cas, la pluralité est externe : il y a différents milieux religieux et philosophiques qui se juxtaposent et ne communiquent entre eux que de façon limitée. Mais la pluralité n'est guère interne car ces milieux sont encore suffisamment intégrés et structurants pour constituer des sous-sociétés ayant leur consistance propre. Tout comportement déviant par rapport au milieu religieux d'appartenance entraîne dans ce cas une sanction sociale, le mariage mixte symbolisant la déloyauté, la rupture par rapport à son milieu Ici, le non-conformiste est celui qui brise la loyauté sociale absolue à son milieu religieux d'appartenance. L'exogamie culturelle et religieuse entraîne des sanctions ;elle représente un coût.
3) La dissolution du pluralisme religieux par l'individualisation et la subjectivisation : le conformisme étant cette fois-ci du côté de l'incertitude et du changement, c'est le fait de se tenir à quelque chose qui devient le comportement déviant, autrement dit, dans ce cas, la déviance c'est, paradoxalement, le respect «orthodoxe » d'une tradition religieuse. Si, dans une société d'ordre, l'exclu, c'est l'errant, le non-conformiste, dans une société qui valorise le changement, l'exclu, c'est au contraire celui qui se fixe quelque part, qui résiste au « bougisme 27 »ambiant. En ce sens, l'hérétique du xxle siècle, ce n'est pas l'hétérodoxe, c'est l'orthodoxe. Car l'hérésie, au sens précisément de choisir, est devenue aujourd'hui la norme à travers l'individualisation et la subjectivisation du reli- gieux. Alors que les logiques d'exclusion des siècles passés se focalisaient sur les croyances errantes des hérétiques et sur les croyances différentes des autres religions connues à l'époque, les logiques d'exclusion du xxle siècle portent au contraire sur les croyances fortes des orthodoxes. C'est la thèse de «l'universalisation de l'hérésie » défendue par Peter Berger : «l'hérésie, qui occupait autrefois des marginaux et des excentriques, est devenue la condition
zs Sur le concept de «milieu », voir Stolz, 1999 ainsi que Stolz —Fabre — Gachet
Buchard, 2013 (notamment les pages 21-31).
ze Wahl, 2004, p. 127.
27 Taguieff, 2001.

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de tout un monde ; en effet l'hérésie a été universalisée 2s ». Les comportements orthodoxes, les fidélités suscitent dès lors des réac- tions sociales ambivalentes de rejet et de fascination. C'est le temps de la désinstitutionnalisation du sens, un temps qui n'est pas sans conséquences pour les individus. C'est le temps de la préca- risation symbolique, de l'insécurité ontologique et de l'inquiétude identitaire propres à ce que j'appelle l'ultramodernité.

V. L'ÉTENDUE ET LES DÉFIS
DU PLURALISME ULTRAMODERNE

Dans diverses publications, j'ai élaboré le concept d'ultra- modernité pour caractériser le régime de modernité propre à notre époque, celle qui débute à la fin du xxe siècle jusqu'à nos jours 29. Par ce choix terminologique, il s'agit de marquer quelques disconti- nuités avec la période de la première modernité (celle qui correspond aux révolutions politiques, scientifico-techniques, et économiques du xvllle siècle à la fin du xxe siècle). Tout en soulignant le fait que nous étions toujours dans la modernité et non dans quelque confi- guration postmoderne, j'ai voulu, par le terme d'ultramodernité, signifier que ce que divers auteurs qualifient de «modernité tar- dive 30» n'était pas simplement un nouvel âge de la modernité mais un nouveau régime de modernité. J'ai insisté sur le fait que le régime contemporain de modernité, loin de représenter la fin de la modernité, constituait au contraire sa radicalisation (dans la ligne d'Anthony Giddens). Si la modernité occidentale, dans sa phase d'instauration et de consolidation, a représenté des logiques de chan- gement au nom de quelques certitudes modernistes, l'ultramodernité contemporaine incarne toujours des logiques de changements, mais des logiques de changements qui se déploient avec de nombreuses incertitudes et une pensée des limites :énergétiques, climatiques, démographiques, économiques, écologiques, politiques, sociales, culturelles, éthiques, anthropologiques, religieuses. C'est le passage d'une modernité sûre d'elle-même qui s'est particulièrement mani- festée dans le projet colonial et, plus tard, dans les fortes espé- rances séculières des «trente glorieuses » de l'après seconde guerre mondiale, à une modernité beaucoup plus interrogative sur elle- même. On est passé d'une modernité nationale et colonisatrice qui était fière de son oeuvre de civilisation à une ultramodernité transnationale et multiculturelle qui rend les sociétés occidentales
2a Berger, 2005 [1979], p. 44.
zv Voir principalement Willaime, 2006a ; 2007b et 2008.
so Ou, comme le fait Ulrich Beck, de «seconde modernité ». Voir Beck, 2006 : p. 168ss.

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très dubitatives sur elles-mêmes. Autant le temps de la modernité triomphante fut porté par les certitudes d'idéologies du progrès, autant le temps de l'ultramodernité est marqué par des régimes d'incertitudes et par le sens des limites. En parlant d'ultramodernité, je veux souligner le fait qu'il s'agit de la radicalisation d'un prin- cipe essentiel de la modernité, à savoir la réflexivité et la pensée critique, la déconstruction. Cette première caractéristique, l'incerti- tude, est liée à une seconde : le pluralisme précisément. Un plura- lisme qui s'étend aujourd'hui à des minorités très diversifiées (sexuelles, les handicapés, les musulmans, les Africains, les gens du voyage...) qui réclament plus de visibilité et de prises en compte dans l'espace social. Un pluralisme des minorités multiples et des fiertés identitaires tellement généralisé qu'il se dissout lui-même dans une diversité fluctuante et beaucoup moins construite (voir ci- dessous). Ensuite, troisième caractéristique, la rationalisation : la rationalité instrumentale, scientifico-technique, cette rationalisation de l'optimisation formelle des moyens et les logiques exacerbées de concurrence qu'elle induit, rencontre aujourd'hui bien des limites et l'on tend à redécouvrir l'intérêt des rationalités en valeur. Le fait que l'être humain ne se réduit pas, comme tend à l'accréditer la théorie du choix rationnel, à un individu consommateur cherchant systématiquement l'optimisation. Enfin, quatrième caractéristique la mondialisation : autant la modernité triomphante s'est déployée dans le cadre de dispositifs nationaux déclinant le «progrès »dans leur agencement institutionnel et code culturel propres (y compris à travers leurs entreprises coloniales), autant l'ultramodernité est un régime transnational de modernité qui se déploie à travers une économie et une communication mondialisées et qui se montre plus sensible à la diversité culturelle et religieuse.
Cette ultramodernité conjuguant incertitude, pluralité, rationa- lisation et mondialisation atteint tous les secteurs d'activité et de légitimation. Le politique, le scientifique et l'économique s'en trouvent interrogés dans leur capacité à faire le bonheur individuel et collectif des humains alors que ces domaines et registres d'activités avaient pu avoir tendance à dessiner des espérances séculières se substituant aux espérances religieuses. En ce sens, l'ultramodernité est l'aboutissement du processus de sécularisation 3l. Si celle-ci a pu tout d'abord être une sécularisation-transfert parce qu'il y avait transfert d'activités et de légitimités de la sphère religieuse à la sphère séculière (dans les domaines de la santé, de l'éducation, de la politique notamment), on peut parler aujourd'hui d'une sécula- risation de la sécularisation au sens où les dimensions d'absolu
31 Willaime, 2006b.

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qu'ont pu avoir les certitudes séculières se substituant aux certitudes religieuses sont elles-mêmes relativisées. La désacralisation et le désenchantement ne touchent pas seulement le religieux, ils touchent aussi le séculier, en particulier le politique. Autrement dit, les démythologisateurs sont eux-mêmes démythologisés et la modernité occidentale est questionnée dans ses prétentions hégémoniques à représenter le stade avancé de la civilisation. Revient dès lors sur la scène publique la question des finalités, du choix à effectuer entre différents possibles. Si le souhaitable a pu être identifié au possible, du temps de la modernité triomphante, cela n'est plus le cas aujourd'hui et la question anthropologique resurgit dans sa radica- lité :qu'est-ce que l'humain de l'homme et quelles sont les limites à imposer et les interdits à signifier pour sauvegarder la dignité et l'irréductibilité de l'humain ? On comprend dès lors pourquoi, l'incertitude ultramoderne se manifeste tout particulièrement dans le domaine bioéthique.
Le pluralisme religieux et philosophique des sociétés euro- péennes avait un soubassement anthropologique commun, y compris pour partager le sexisme !Les oppositions politiques issues de la Révolution française furent fortes entre les conservateurs, les libé- raux et les socialistes, entre la droite et la gauche et on a bien eu une guerre des deux France républicaine et catholique mais, globa- lement et sans nier certaines divergences, ces différentes sensibilités partageaient une même anthropologie. C'est le cas du code civil de 1804. Il représente incontestablement une sécularisation de l'union conjugale et de la famille, mais cela n'introduit pas une rupture fondamentale par rapport à la conception juive et chrétienne de la relation conjugale. C'était d'autant plus facile d'accompagner, si on le souhaitait, le rite civil du mariage d'une ritualisation religieuse, qu'il y avait continuité entre le mariage civil et le mariage reli- gieux. Continuité parce qu'à la base il y avait un même présupposé anthropologique, àsavoir que le mariage est l'union d'un homme et d'une femme, une union longtemps assortie de la reconnaissance d'une domination masculine. La dimension religieuse se superposait comme signification et comme légitimation à un ordre conjugal et familial commun aux religieux et aux non-religieux. Or, aujourd'hui, la diversification des conjugalités, notamment avec les unions entre personnes du même sexe, les familles monoparentales et recompo- sées, la banalisation médiatique des relations extra-conjugales, les théories du genre, les minorités sexuelles et l'homoparentalité... ont bouleversé l'ordre conjugal et familial traditionnel. En conséquence, les deux rapports sociaux fondamentaux que sont les rapports de filiation et les rapports de conjugalité, soit les rapports qui engagent la façon de concevoir les liens entre les générations d'une part,

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entre les sexes d'autre part, sont interrogés et l'objet d'orientations diverses. Selon l'anthropologue Françoise Héritier, «toutes les sociétés du monde, sans exception, se sont organisées en fonction de l'idée que la mère était sûre et le père incertain. Or, aujourd'hui, la vérité génétique permet de savoir avec certitude qui est le père biologique de l'enfant. À l'inverse, la gestation pour autrui et le don d'ovocyte ont rendu la maternité incertaine : un enfant peut avoir potentiellement trois mères... C'est un renversement incroyable, c'est un autre monde qui s'ouvre à nous 32 ». Les trois mères aux- quelles Françoise Héritier faisait référence sont les mères légale, génétique et porteuse. On parle de «grand bazar de la procréation », de «tourisme procréatif », de «risque de dumping éthique », signi- fiant par là les limites des régulations nationales. Les questions de l'eugénisme, avec le diagnostic préimplantatoire (DPI), et de l'eutha- nasie, avec le risque d'élimination prématurée des personnes jugées trop diminuées, sont aussi au coeur de débats sociaux et de l'agenda des politiques. Avec la question même de la spécificité de l'humain dans le monde vivant (en particulier par rapport aux animaux) et celle du transhumanisme, on perçoit encore mieux les défis fonda- mentaux auxquels les sociétés sont confrontées dans le régime de l'ultramodernité. Il y a du brouillage et de l'incertitude autour de différenciations importantes de la condition humaine, en particulier les distinctions de genre et celles entre l'homme et l'animal, ainsi qu'entre l'état adulte et l'enfance.
L'ultramodernité, c'est donc, renforcé par les phénomènes migratoires et la multiculturisation des sociétés occidentales, un niveau de pluralité à dimension civilisationnelle. Dans une période très marquée par diverses incertitudes, les sociétés européennes sont confrontées à une véritable pluralité anthropologique et axiologique, ce qui engendre de l'inquiétude identitaire. Il est sans aucun doute plus facile de discuter des diverses conceptions de la vie bonne lorsque l'on est d'accord sur la différence des sexes et la différence enfant/adulte (ce qui n'exclut pas de nombreux désaccords sur la façon de se représenter ces différences). Si, comme l'a dit Jules Ferry, on ne peut pas «voter Dieu en Assemblée », il se pourrait bien aujourd'hui que l' on y vote l'homme, j e veux dire une certaine conception de l'humanité de l'homme : à l'agenda des politiques publiques et des décisions politiques figurent en effet maintenant des choix qui ont incontestablement des dimensions anthropolo- giques. Or, se demande Zygmunt Bauman, «quand on navigue à vue, comment élaborer une conception de la "société bonne" ? ». Comment, en effet, bien poser socialement et philosophiquement
sz Le Point, 11 mars 2010, p. 73.

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l'enjeu de tels défis quand « la perspective d'un "monde meilleur" se réduit à la défense d'intérêts catégoriels 33 » ? Le théoricien de la «modernité liquide» peut à juste titre se demander si l'éthique a «une chance dans un monde de consommateurs 3a » ? L'ultra- modernité pourrait aller vers un relativisme généralisé où on ne croirait plus à rien, même pas à l'athéisme !Dans ce régime de modernité, c'est le présent qui est valorisé aux détriments du passé (sociétés traditionnelles) et de l'avenir (sociétés de la première modernité). François Hartog, sensible aux régimes d'historicité 3s, note qu'« à partir des années 1970 environ », soit au moment même où l'on bascule dans l'ultramodernité, «le modèle moderne de temporalité (le régime moderne d'historicité) se trouve mis en question », « le mot d'ordre devient la nécessité d'être présent au présent 36 »

CONCLUSION

Les démocraties pluralistes de l'ultramodernité ont désenchanté tous les magistères, les religieux comme les séculiers, et nous sommes dans le temps des incertitudes et du scepticisme. Le régime de pluralité a profondément changé, comme expliqué précédem- ment. Mais pour mieux saisir les ruptures qui justifient de parler d'ultramodernité, il faudrait étendre la démonstration que nous avons faite à propos de la pluralisation à la mondialisation, à l'individuali- sation, à la différenciation des sphères et voir dans quelle mesure on peut aussi parler de différents régimes d'individualisations, de mon- dialisations, de différenciations des sphères... Pour cette dernière, il est par exemple patent qu'il y a de profonds changements dans la distinction public/privé avec une publicisation de l'intime et des tendances à la privatisation de certaines activités publiques. Ce sont toutes les dimensions associées à la modernité qui se trouvent atteintes par le basculement dans le régime de l'ultramodernité. C'est un nouveau paradigme qui se profile tant pour ce qui concerne la société que pour ce qui concerne la condition socioculturelle du religieux lui-même. Cette dernière n'a pas été traitée ici mais abor- dée dans une autre étude 37. In fine, je résumerais ainsi le passage au régime ultramoderne de pluralisme religieux. Il s'agit d'un plura- lisme fortement marqué par la diversité des façons d'être religieux, d'un pluralisme plus marqué par le clivage entre les religieux et les
ss Bauxnan, 2010, p. 51 puis p. 53.
sa Bauxnan, 2009.
ss Hartog, 2003.
se Hartog, 2017, p. 64.
37 Willaime, 2014.

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non-religieux que par la pluralité des religions, d'un pluralisme anthropologique dans les façons de concevoir les relations de conjugalité et les relations de filiation, d'un pluralisme axiologique sur les façons de concevoir ce qu'est une vie bonne ; enfin d'un pluralisme quelque peu pulvérisé par l'universalisation de l'hérésie. Autrement dit d'un pluralisme paradoxal qui, tout en tendant à se dissoudre dans l'individualisme et le relativisme généralisé, révèle des clivages profonds sur la façon de concevoir l'humain.




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82. René HEYER, La condition sexuée, 2006.
83. Daniel FREY, L'interprétation et la lecture chez Ricoeur et Gadamer, 2008.
84. Anne-Marie HEITZ-MULLER, Femmes et Réformation à Strasbourg (1521-1549), 2009.
85. Martin GRESCHAT, Philippe Melanchthon : théologien, pédagogue et humaniste (1497-1560), traduit de l'allemand par M. Arnold, 2011.
Aux éditions Classiques Garnier, Paris
86. Marc ViaL, Pour une théologie de la toute puissance de Dieu. L'approche d'Eberhard Jûngel, 2016.



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