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Classiques Garnier

La gestion locale de la diversité religieuse en Allemagne Un mode protestant de régulation des conflits ?

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LA GESTION LOCALE DE LA DIVERSITÉ
RELIGIEUSE EN ALLEMAGNE

Un mode protestant de régulation des conflits ?
Yves Bizeul

Universit~t Rostock —Institut fiir Politik- und Verwaltungswissenschaften
Ulmenstral3e 69 — D-18057 Rostock


Résumé : Le mode allemand de gestion du pluralisme, qui repose sur le prin- cipe àl'origine calviniste de subsidiarité, témoigne d'une grande souplesse et d'un grand pragmatisme. On peut voir là l'empreinte d'un mode protestant de régulation des conflits. Ce qui prévaut, c'est la volonté politique de favo- riser l'éclosion d'un islam éclairé. En dépit des réticences des grandes Églises traditionnelles, on progresse sur le chemin difficile d'une reconnaissance de l'islam comme corporation de droit public. Cela permettrait un contrôle plus efficace du financement de cette communauté religieuse, de la transmission du savoir religieux à l'école et de la formation des imams par l'État au niveau local.
Abstract : The German way of managing pluralism, which is based on the Calvinist principle of subsidiarity, shows high flexibility and great pragmatism. One can see there the imprint of a Protestant mode of regulation of conflicts. What prevails is the political will to promote the emergence of an enlightened Islam. Despite reticence of the main churches, there is progress on the difficult path to recognition of Islam as a corporation under public law. This would allow more effective state control at the local level of the funding of this religious community, of the transmission of religious knowledge at school and of the training of imams.
Des guerres de religion n'a pas émergé sur le territoire de l'ancien Saint Empire romain-germanique, comme ce fut le cas en France, une Église catholique hégémonique, concentrant le pouvoir spirituel ainsi qu'une partie du pouvoir temporel et ayant long- temps cherché à préserver ses privilèges contre un camp républicain réclamant pour lui un monopole idéologique, mais une coopération étroite entre le politique et le religieux au niveau local sur le mode
du cujus regio, ejus religio issu de la Paix d'Augsbourg du 25 sep- tembre 1555. Ce modèle de régulation des conflits par disjonction
territoriale des communautés religieuses et par urI ordre paritaire favorisant le compromis, à l'origine urI arrangement temporaire,
devint une solution durable et, dans le luthéranisme orthodoxe, une

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quasi-doctrine, en particulier à la suite des traités de Westphalie 1. Le Principe du landesherrliche Kirchenregiment ou Summepiscopat a eu comme soubassement théorique, soit l'épiscopalisme, soit le territorialisme issu de l'absolutisme2. Il représentait une alternative au système presbytérien synodal des réformés, trop démocratique pour beaucoup de luthériens, l'objectif était la création d'un Etat chrétien. Comme le soulignait le juriste Karl Rieker, en accord avec Hegel et en affinité avec les thèses de Friedrich Julius Stahl et d'Ernst Ludwig von Gerlach, l'Église se fait, au cours du temps, invisible et cède la place à l'État religieux 3.
On a certes en Allemagne, depuis 1919, un régime de sépara- tion des Églises et de l'État. Mais à l'époque, ce sont les adeptes d'un modus vivendi entre Églises et État, les députés du Zentrum Joseph Mausbach et Konrad Beyerle ainsi que le national-libéral Friedrich Naumann, qui imposèrent leurs vues. Ils l'emportèrent sur les partisans d'un modèle laïque à la française, en particulier sur le député social-démocrate, ministre de la Prusse et libre-penseur Adolph Hoffmann 4, et posèrent les fondations d'une séparation dite «boiteuse », pour reprendre une formule du spécialiste du droit religieux d'origine suisse Ulrich Stutz, ou bien, suivant le point de vue, «harmonieuse ». Celle-ci est caractérisée par une distance bienveillante des pouvoirs publics à l'égard des cultes reconnus. L'État est censé avoir un certain nombre de questions à régler en commun avec ces derniers (les gemeinsame Angelegenheiten ou res mixta). C'est le cas, par exemple, de l'enseignement religieux, des facultés de théologie, des aumôneries, des cimetières municipaux, de l'impôt d'Église ou du droit du travail propre aux Églises. Il existe des contrats et des concordats entre l'Etat et les commu- nautés religieuses. Certaines bénéficient du statut de corporations de droit public (K~rperschaften des ~ffentlichen Rechts) 5.
Ce statut a longtemps assuré la suprématie des Églises pro- testantes et catholiques dans le champ religieux. Il est lié à l'idée que la religion remplit une mission de service public à caractère particulier (ein ~ffentlicher Dienst eigener Art). Elle doit contribuer non seulement à étayer la morale individuelle et publique, mais également à pacifier une société déchirée par la quête du profit

' Les traités de Westphalie du 24 octobre 1648 disposent que le principe majoritaire n'a pas sa place dans les affaires religieuses (principe du itio in partes) et qu'une aequa- litas exacta mutuaque doit régner entre les deux confessions. C£ Cavuldak, 2013, p. 310.
2 Cf. Link, 2007.
s Cf. Rieker, 1893, p. 480.
a Cf. Müller, 2008, p. 35s.
s Cf. Classen, 2015 ; Unruh, 2015 ; Winter, 2008 ; Campenhausen —Wall, 2006 ; Czermak, 2008 ; Jeand'Heur — Korioth, 2000.

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individuel et par le primat des intérêts particuliers et la rendre plus sensible aux injustices sociales. Aujourd'hui, on constate une mul- tiplication et une diversification des corporations de droit public religieuses 6.
Le modèle allemand de coexistence pacifique entre État et religions est entré, de nos jours, dans des eaux plus troublées du fait de trois évolutions récentes
• En premier lieu, en raison des processus de désinstitutionalisa- tion et de pluralisation de la religion. Près d'un tiers des Allemands se disent aujourd'hui sans confession (30,3 % en 2010 pour 29,2 % de protestants et 30,3 % de catholiques) et 10,1 % appartiennent à une autre religion : 4,9 % sont musulmans, 1,8 %évangéliques et 1,7 %orthodoxes. En 1950, on avait encore en Allemagne près de 60 % de protestants et environ 37 % de catholiques'. L'EKD a enregistré en 2014 environ 200 000 sorties officielles d'Église g. La plupart des nouveaux sans-confessions veulent compenser par leur sortie d'Église les effets financiers provoqués par l'introduction de l'impôt spécial pour la réunification et par l'imposition à la source du revenu du capital. Ils ne s'acquittent plus de l'impôt d'Église.
• En second lieu, du fait de la réunification qui a greffé une popu- lation largement déchristianisée par 50 années d'intense propagande athée sur la partie Ouest de l'Allemagne. Alors que 54 %des habi- tants de cette dernière affirment que la croyance en Dieu est pour eux assez ou très importante, 68 %des Allemands de l'Est la consi- dèrent comme peu ou pas du tout nécessaire 9.
• Enfin, sous l'effet de la plus grande visibilité de l'islam dans la société allemande. Quelques 4 millions de musulmans vivaient en RFA en 201310. Ce chiffre a augmenté en 2015-2016 du fait de l'afflux soudain de réfugiés venant de Syrie et de l'Irak et devrait

° Bénéficient de ce statut dès à présent, soit dans tous les Ltinder, soit dans certains d'entre eux, l'Église catholique (Yerband der Di6zesen Deutschlands) et ses diocèses, l'EKD (Evangelische Kirche in Deutschland) et ses Landeskirchen, la communauté juive, l'Église méthodiste (EmK : Evangelisch-methodistische Kirche in Deutschland), l'Eglise néo-apostolique, les adventistes du septième jour, des Églises orthodoxes, baptistes ou pentecôtistes, les Vieux-Catholiques, les Mormons, l'Armée du salut, les Témoins de Jehova (depuis 2006), les Bahaï (depuis 2012), les Alévis et, récemment, l'Ahmadiyya- Muslim-Jamaat (en Hesse) et la Communion mondiale d'Églises réformées (en Basse-Saxe). C'est également le cas d'associations de libres penseurs.
~ Sur le processus de sécularisation en Allemagne c£ Pickel, 2013.
a Hafez —Schmidt, 2015, p. 32.
v Selon Wolfgang Benz 15 à 20 %des Allemands font preuve d'un antisémitisme latent. C£ Wolfgang Benz, «Explosion der Judenfeindschaft ? Das geht an der Realit~t vorbei », Der Tagesspiegel, 27 juillet 2014. En 2014 il y a eu en Allemagne environ 850 actes anti- sémites recensés.
10 Hafez —Schmidt, 2015, p. 8.

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tourner aujourd'hui autour des 5 millions. L'Allemagne est la pre- mière terre d'immigration en Europe.
La nouvelle diversité religieuse demande à être gérée. Cette gestion du pluralisme incombe en Allemagne en premier lieu aux Liinder, Bezirke et communes en vertu des principes de subsidiarité et d'autonomie administrative des collectivités locales. Elle ne se fait plus par scissiparité, mais par la voie réglementaire, législative, jurisprudentielle et contractuelle.
Alors que les nombreux migrants juifs issus de la Russie s'intègrent facilement, même si les juifs portant la kippa sont confron- tés en Allemagne à urI antisémitisme ancien et moderne (provenant de musulmans) assez virulent 11, les conflits et «affaires » impliquant des musulmans, eux, se multiplient. Ils concernent principalement — outre la violence urbaine et les attentats islamistes —les meurtres d'honneur, la construction de mosquées à minarets, le sacrifice rituel d'animaux, la circoncision des enfants et le port du voile par les enseignantes des écoles publiques ainsi que du voile intégral et du burkini dans l'espace public.
Au plan national, Wolfgang Schàuble a créé, le 27 septembre 2006, la Deutsche Islam Konferenz (DIK), l'équivalent du Conseil français du culte musulman (CFCM) français, afin de disposer d'une institu- tion facilitant la recherche du compromis et le règlement des pro- blèmes concrets qui se posent. Mais la DIK est aussi le lieu de nouvelles tensions. De nombreux musulmans dénoncent son manque de représentativité et l'insistance mise sur les questions de sécurité.
Dans le même temps, l'État cherche à réguler les conflits au
plan local par trois types de mesures
— la reconnaissance de l'islam dans la société globale ;
— une contribution à l'avènement d'un islam moderne et éclairé ;
— l'endiguement de l'islamophobie d'une partie de la population
allemande.

I. LA RECONNAISSANCE DE L'ISLAM
DANS LA SOCIÉTÉ GLOBALE

Comme le soulignent Bàrbel Beinhauer-Kdhler et Claus Leggewie, la plupart des conflits liés à l'islam résultent d'une demande de reconnaissance 12. Celle-ci peut prendre la forme de la construction de mosquées à minarets. Cette visibilisation de l'islam dans l'espace
" Ibid., p. 32.
12 C£ Beinhauer-KShler — Leggewie, 2009.

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public se heurte parfois à des réactions hostiles se traduisant par des initiatives populaires comme le mouvement Pro K~ln et au refus de certaines communes. Elle peut conduire à des réactions vio- lentes 13. La plupart du temps, toutefois, des compromis sont trouvés entre les communautés musulmanes concernées et les communes. Les conflits sont rarement portés devant le juge. En outre, les deux plus grandes mosquées allemandes, la Mosquée Yavuz Selim Sultan à Mannheim (ouverte en1995) et la mosquée Merkez à Duisburg- Marxloh (2008) ont été — contrairement à la mosquée de Cologne qui est en concurrence avec la cathédrale, symbole national autant que religieux —, ouvertes dans le calme.
L'insertion présuppose un minimum de reconnaissance sociale de l'altérité culturelle. En Allemagne, la religion est ostensible dans les écoles et salles de classe. Les élèves ont le droit d'y porter des croix, la kippa ou le voile, et le tribunal administratif fédéral a annulé, en 1993, un refus de dispense d'activités sportives pour une jeune musulmane, exigeant des autorités scolaires qu'elles organisent les cours de gymnastique de manière telle qu'ils soient compatibles avec les préceptes de l'islam (Tribunal administratif fédéral : BVerwG,
25.08.1993 — 6 C 8/91 ; 6 C 30/92).
Le juge administratif cherche url équilibre entre des droits et des obligations contradictoires, ce qu'on appelle, dans la jurisprudence allemande, le schonender Ausgleich, le «doux compromis » entre des positions antagonistes 14. Les jeunes filles musulmanes sont désormais tenues de participer aux cours de natation puisqu'elles peuvent y porter des burkini (BVerwG, 11.09.2013 — 6 C 25/12). Un garçon musulman indisposé par les bikinis féminins lors des cours de natation peut être forcé d'y participer (tribunal administratif de Düsseldorf : VG Düsseldorf, 30.05.2005 — 18 K 74/05). Les consi- dérants de la première de ces deux décisions montrent que le juge n'est pas insensible au discours politique actuel portant sur la néces- sité de renforcer l'insertion des migrants et d'éviter les sociétés «parallèles ».
Les décisions des tribunaux allemands sont très pragmatiques. Un lycée de Berlin a le droit de refuser de mettre à la disposition d'élèves musulmans un lieu de prière afin de préserver la paix scolaire dans cet établissement connaissant de fortes tensions inter- communautaires (BVerwG, 30.11.2011 — 6 C 20/10 ; en première instance la décision était différente en vertu du principe de liberté
13 En août 2016, l'entrée d'une mosquée en reconstruction à Parchim (Mecklembourg- Poméranie-Occidentale) a été murée par des habitants et des tracts anti-islam ont été collés sur les parpaings. C'est la deuxième dégradation contre ce bâtiment.
14 C£ Lerche, 1961, p. 125 et s.

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religieuse). Mais si un cas identique devait se produire dans une autre école moins sensible, le juge pourrait fort bien adopter une autre position.
Le juge allemand distingue une neutralité étatique par auto- restriction imposée par le fort pluralisme culturel et religieux actuel — l'État ayant le devoir de se montrer tolérant à l'égard des diverses convictions religieuses et opinions, et même de les encourager sans prendre parti pour l'une d'entre elles —d'une neutralité dite «stérile ». Cette dernière est rejetée. Elle imposerait d'interdire toute activité religieuse ainsi que le port de tout symbole d'appartenance religieuse dans la sphère publique, sans qu' il y ait au préalable un conflit concret à arbitrer. Une telle neutralité préventive reviendrait à appliquer le principe de précaution au domaine culturel et religieux et serait l'équivalent d'un déni volontaire de reconnaissance.
Si les élèves peuvent porter des signes religieux ostensibles à l'école publique — à l' exception du voile intégral qui couvre l' inté- gralité du visage, dans la mesure où il empêche un libre dialogue entre enseignants et élèves 15 —, la question s'est posée de savoir si cette disposition vaut également pour le personnel enseignant.
En 1998, l'administration scolaire du Bade-Wurtemberg refusa de titulariser la jeune enseignante d'origine afghane Fereshta Ludin, en raison de son refus de se dévoiler durant les heures de cours. La légalité de cette mesure a été confirmée par deux décisions juridiques, l'une du tribunal administratif d'appel du Land du 26 juin 2001 (VGH Baden-Württemberg, 26.06.2001 — 4 S 1439/00), l'autre du tri- bunal administratif fédéral du 4 juillet 2002 (BVerwGç 04.07.2002 2 C 21/01). Le juge administratif souligne le devoir de l'État —ici du Land — de demeurer neutre par rapport à toutes les convictions religieuses. L'État, en tant que personne morale, ne peut se réclamer de la liberté religieuse pour promouvoir une religion particulière. Cela vaut, selon le juge, également pour le personnel enseignant dans l'exercice de ses fonctions.
Dans url premier temps, le Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe ne s'est pas prononcé sur le fond de l'affaire, se contentant de lever, en 2003, l'interdiction du port du foulard dans le cas Ludin, au motif qu'une telle limitation de la liberté religieuse exigerait un soubassement législatif préalable dans les Linder — en Allemagne, ce sont les Linder qui sont responsables de l'organisation de l'enseignement public. Le juge constitutionnel atenu àsouligner dans ses considérants, sans doute en raison des similitudes avec les
15 Le tribunal administratif d'Osnabrück vient tout juste de confirmer l'interdiction du port du nigab dans les cours du soir préparant au baccalauréat (VG Osnabrück, 22.08.2016, Az. 1 B 81/16). Le port du voile intégral est également interdit à l'université de Gief3en.

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affaires du foulard françaises, que le modèle d'une séparation stricte entre Église et État est étranger à la tradition allemande. Dans une société pluraliste aux croyances diversifiées, personne ne peut attendre de l'État qu'il épargne aux individus d'être confrontés à des symboles religieux issus de systèmes de croyance allochtones. Le juge constitutionnel souligne toutefois que l'État a un devoir de réserve. Les enseignants des écoles publiques doivent éviter de provoquer les élèves et leurs parents par le port ostensible de signes religieux ou politiques (Gebot der Behutsamkeit). Il revient au législateur d'apprécier si les élèves et parents d'élèves peuvent être éventuellement offusqués dans leurs convictions personnelles par une enseignante voilée et si la paix scolaire est menacée, les réponses à ces deux questions pouvant varier suivant les contextes et les Liinder (BVerfGE, 24.09.2003 — 2 BvR 1436/02).
Huit des seize Bundesliinder ont adopté depuis des législations interdisant ou restreignant le port du voile 16. La culture politique propre aux différents Liinder explique la diversité des législations sur ce sujet. Alors que le Land de Berlin, qui a une longue tradition laïciste, a interdit à tous ses agents et fonctionnaires le port de tout signe religieux, la Hesse n'a proscrit, par une loi d'octobre 2004, que le seul foulard, il est vrai pour tous les fonctionnaires et agents et pas uniquement pour les enseignantes. Le président de la fraction CDU au Landtag de Hesse de l'époque, Franz Josef Jung, précisa à ce propos que le projet de loi tenait compte du fait que le pays baigne dans une «tradition chrétienne et humaniste 17 ». Cette prise de position montre une nouvelle fois qu'en Allemagne, derrière les argumentaires de type politique ou juridique, se cache souvent un non-dit culturaliste.
Le culturalisme imprègne également la loi du Land de Bade- Wurtemberg du leL avril 2004 qui interdit le port du seul voile islamique dans les écoles publiques et non celui de symboles religieux judéo-chrétiens ostensibles, comme l'habit monastique. Annette Schavan, la ministre de l'enseignement du Land de l'époque, aujourd'hui ambassadrice d'Allemagne au Vatican, qui ne cache pas son appartenance catholique, prétendait à l'époque que l'habit monastique est une simple tenue de travail et non un signe reli- gieux. Dans le même temps, elle rappelait, de manière quelque peu contradictoire, que la constitution du Land prévoit que l'enseignement
16 I1 s'agit de la Rhénanie du Nord-Westphalie, du Bade-Wurtemberg, de la Bavière, de Berlin, de la Hesse, de la Basse-Saxe, de la Sarre et de Brême. Les nouveaux Linder n'ont pas une telle législation, le nombre de migrants y étant presque insignifiant.
'~ C£ «Franz Josef Jung : Kopftuch steht fiir Unterdrückung und Unfreiheit. CDU widerspricht Landesanw~ltin ! Kopftuch-Verbot ist notwendig und zeigt Wirkung », htip://www cduhessen.de/home/details.cfm?nr=4181 [page consultée le 4 mai 2005].

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doit reposer sur le fondement des valeurs chrétiennes 18. L'ancienne ministre de la justice du Bade-Wurtemberg, Corinna Werwigk- Hertneck, s'exprima à l'époque de manière plus explicite encore, estimant qu'on pouvait interdire le port du foulard dans la mesure où il ne s'agit pas d'un symbole culturel de «l'Europe centrale » et qu'il donne lieu à des interprétations divergentes, en particulier au plan politique 19. Dans un jugement du 24 juin 2004, le juge admi- nistratif fédéral précisa que la loi du Land de Bade-Wurtemberg ne contrevient pas à la Loi fondamentale, le fait d'exposer en public des valeurs «chrétiennes et didactiques » ne devant pas être inter- prété comme un témoignage de foi religieuse (BVerwG, 24.06.2004 2 C 45/03).
Le tribunal administratif de Stuttgart a donné, pour sa part, une interprétation restrictive du terme «exposer » (monstration) lorsqu'il invalida, le 7 juillet 2006, l'interdiction du port du voile pour le cas où elle ne s'appliquerait pas également au costume monastique, une telle interdiction sélective contrevenant au principe d'égal traite- ment des individus (VG Stuttgart, 24.03.2000 — 15 K 532/99). Le fait d'exposer ostensiblement, par le port d'un habit particulier, des valeurs chrétiennes dans les écoles publiques ne serait donc pas conforme à la loi. Mais le tribunal administratif du Bade-Wurtemberg et le tribunal constitutionnel de Bavière ont, par la suite, adopté des positions contraires. Dans des décisions du 14 mars 2008 (VGH Baden-Wiirttemberg, 26.06.2001 — 4 S 1439/00) et du 15 janvier 2007 (VerfGH Bayern, 15.01.2007 — Vf. 11-VII-OS), ils soulignent que les Constitutions des deux Linder insistent sur la nécessaire trans- mission des valeurs chrétiennes et occidentales. Cette transmission peut exiger le port de signes ostentatoires chrétiens. Les ensei- gnants juifs ont le droit de porter un chapeau en Bade-Wurtemberg, mais non une kippa, et les quelques nonnes catholiques concernées, l'habit monastique. Il est vrai qu'il s'agit là d'un vestige du passé en voie de disparition dans les écoles publiques allemandes.
Le tribunal constitutionnel fédéral est revenu sur sa décision de 2003 et a annulé, le 27 janvier 2015, l'interdiction faite à une enseignante de Rhénanie du Nord-Westphalie de porter le foulard, ce dernier ne pouvant être proscrit que s'il présente un danger réel (et non potentiel) pour l'ordre public et pour le principe de neu- tralité de l'État (BVerfGE, 27.01.2015 — 1 BvR 471/10). Le juge constitutionnel considère, en outre, que les dispositions législatives de certains Linder autorisant uniquement le port de signes religieux
18 Landtag von Baden-Wiirttemberg, Plenarprotokoll 13/62 du 4 février 2004, p. 4388. iv Corinna Werwigk-Hertneck, «Ein dritter Weg im Kopftuchstreit » ,Die Zeit, 08/2004, p. 9 : htip://www.zeit.de/2004/08/Ein dritter Weg_im Kopftuchstreit/komplettansicht.

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chrétiens ou juifs en raison de traditions culturelles locales dérogent au principe d'égalité des citoyens devant la loi. Cette décision devrait logiquement conduire à des révisions législatives dans les Linder de Rhénanie du Nord-Westphalie, du Bade-Wurtemberg, de Hesse et de Bavière.
Parallèlement, des voix d'intellectuels s'élèvent pour réclamer un traitement juridique égal et positif de toutes les religions pré- sentes en Allemagne. Ute Sacksofsky dénonce, dans la revue Merkur, la tendance actuelle de la jurisprudence allemande à privilégier les religions établies sur les «sectes » et sur l'islam. Elle souligne que le principe de neutralité en Allemagne devrait dégager non url espace areligieux, mais, comme l'a souligné le tribunal constitutionnel, un «espace favorisant une expression active des croyances et l'épanouis- sement d'une personnalité autonome dans le domaine des convic- tions philosophiques et religieuses 20 ». Sacksofsky évoque dans un blog la thèse de Marcha Nussbaum, selon laquelle une stricte sépa- ration des religions et de l'État s'accompagnerait toujours, en fin de comptes, d'une discrimination des croyants 21.
De nombreux musulmans veulent aller plus loin encore, récla- mant une reconnaissance officielle de leur religion comme commu- nauté religieuse et corporation de droit,public, ce qui lui donnerait un statut semblable à celle des grandes Eglises chrétiennes et la pos- sibilité de bénéficier de réductions d'impôts ainsi que de conditions de construire avantageuses. Ils plaident également pour l'organisation de cours de religion musulmane en tant que matière régulière dans les écoles publiques et pour une formation des professeurs de reli- gion dans les universités publiques.
Ces désidérata ne sont plus inacceptables pour l'État, même s'il n'y a pas encore d'institution véritablement représentative de l'islam et si l'historien de Münster, Thomas Grol3bülting, critique les acteurs politiques pour leur passivité et soupçonne les religions établies de tout faire pour préserver leur ancienne situation de monopoles 22. En fait, il est clair que les autorités allemandes veulent aujourd'hui favoriser, par la voie d'une plus grande institutionna- lisation, l'avènement d'un islam moderne et éclairé.




20 C£ Sacksofsky, 2015.
21 Cf. htips://www.merkur-zeitschrift.de/2015/02/01/nachgefragt-ute-sacksofsky-zu-ihrer- rechtskolumne-zur-glaubensfreiheit/ [page consultée le 17 août 2016] ;Nussbaum, 2008. ~ Cf. Thomas Grof3bSlting, «Religion kann anstSf3ig sei' » ,Die Welt online, 1" mars 2015.

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II. FAVORISER L'AVÈNEMENT
D'UN ISLAM MODERNE ET ÉCLAIRÉ

Une série d'événements a sensibilisé les Allemands aux risques liés à la montée de l'islamisme radical :les terroristes du 11 sep- tembre 2001 ainsi que de nombreux autres djihadistes ont séjourné en Allemagne avant les attentats ; le chef de l'« État du califat », Metin Kaplan, a été condamné par la justice pour incitation au meurtre et son organisation extrémiste dissoute ; l'Allemagne a connu des manifestations violentes après la publication de caricatures de Mahomet et des heurts sanglants entre salafistes et hooligans ; plu- sieurs centaines de djihadistes sont partis combattre en Syrie et en Irak et certains sont revenus radicalisés et récemment les attentats de Würzburg et de Ansbach ont montré que l'Allemagne était direc- tement menacée par Daesh.
Une étude menée en 1997 auprès des jeunes musulmans d'Allemagne révèle que 55 %d'entre eux ont une vision emphatique de l'islam, 40 % affirmant être prêts à utiliser la force physique contre des «infidèles » 23. Plus des deux tiers des jeunes interrogés ne se considèrent pas comme des Allemands et ne se sentent pas membres à part entière de la nation d'accuei124. Cette dernière opinion est aussi le résultat d'une longue période, durant laquelle les migrants étaient considérés en Allemagne comme des corps étran- gers à la nation. 65 %réclament une forte poigne en politique et un pouvoir autoritaire et se disent en affinité avec l'idéologie des «Loups gris », un groupement nationaliste et fasciste, ou avec l'association fondamentaliste Milli Gürü~ 25. Ces réponses expriment toutefois davantage une attitude protestataire qu'un véritable refus de l'intégration, les salafistes ayant, en fait, peu de sympathisants.
Des initiatives locales s'efforcent, par un travail de prévention, de modifier les convictions des jeunes radicalisés religieusement. À Berlin, les membres de l'association «Leadership Berlin » se rendent, en compagnie d'autorités religieuses, dans les écoles pour dialoguer avec eux. Ils abordent les thèmes de l'islamisme et de l'antisémitisme.
Les autorités locales cherchent à combattre l'islamisme en exerçant url contrôle sur la formation et le recrutement des imams et en introduisant des cours de religion musulmane comme matière


~ C£ Heitmeyer —Müller — SchrSder, 1997, p. 127 et s.
za Ibid., p. 177.
zs Ibid., p. 137 et s.

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régulière à l' école publique 26. Le débat sur cette dernière question a pris de l'ampleur après que l'Islamische F~deration Berlin e. V., une organisation liée au Milli Gdrüs, a obtenu, par décision du tribunal administratif fédéral de février 2000, le statut de «communauté reli- gieuse » (BVerwGç 23.02.2000 — 6 C 5.99) et, en conséquence, le droit d'organiser url enseignement religieux dans les écoles publiques de la capitale. Celui-ci a, il est vrai, un caractère facultatif comme tous les cours de religion donnés à Berlin.
De nombreux Liinder adoptent aujourd'hui des mesures visant à introduire un enseignement de la religion musulmane calqué sur le modèle de l'enseignement religieux évoqué à l'art. 7 III de la loi fondamentale — et ce bien que la communauté musulmane dans son ensemble ne soit pas reconnue comme une corporation de droit public, seule l'Ahmadiyya-Muslim-Jamaat ayant obtenu ce statut en 2013. Pour remédier à l'absence d'interlocuteurs musulmans uniques (les juifs ont un Zentralrat der Juden représentatif de presque tous les courants, les protestants l'EKD), les Liinder concernés encouragent la création de Beiriite (conseils, cercles) regroupant les représentants de diverses organisations musulmanes et des personnalités de la société civile. Ceux-ci doivent gérer en commun avec les autorités politiques l'organisation de l'enseigne- ment de la religion musulmane et l'élaboration des nouveaux curricula.
En 2012, la ville de Hambourg a signé un contrat avec l'annexe de la DITIB à Hambourg (regroupant la communauté turque), la Choura (association des communautés musulmanes) et l'association des centres culturels islamiques (VIKZ), ainsi qu'avec la commu- nauté alévie. Ce contrat règle non seulement les cours de religion dans les écoles, mais aussi le déroulement des fêtes religieuses, la question des lieux de culte et des rituels funéraires. Il s'agit là d'une césure dans la tradition de cette ville libre qui a longtemps veillé à une stricte séparation de l'Église et de l'Etat. Il est vrai, toutefois, que la ville-État avait déjà signé des contrats avec les Églises protestantes et catholiques en 2005 et avec la communauté juive en 2007.
Cette volonté de contrôler la transmission de l'islam est en phase avec une forte demande de cours de religion obligatoires dans les écoles publiques provenant de la part des quelques 700 000 élèves


ze Cf. sur cette question : Twardella, 2012 ; Ucar — Bergxnann, 2010 ;Bock, 2007 ; Reichmuth, 2006 ;Stock, 2003.

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de religion musulmane ou de leurs parents. Les modèles retenus varient suivant les régions 27
• Dans les nouveaux Liinder, il n'y a pas de cours portant sur l'islam.
• À Hambourg, les cours de religion sont interreligieux, bien qu'ils soient organisés dans le cadre de l'art. 7 III de la Loi fondamentale. Il s'agit de «cours de religion pour tous »qui visent à favoriser le dialogue entre communautés religieuses et qui ont été donnés jusqu'ici par des professeurs protestants. Il est prévu de former, dans le cadre de l'Académie des religions du monde de l'université de Hambourg des enseignants musulmans et de développer l'ensei- gnement islamique.
• En Bavière, les cours sur l'islam revêtaient autrefois trois formes différentes : un enseignement en langue turque (la religi~se Unterweisung türkischer Schiller muslimischen Glaubens) ; une matière identique enseignée en langue allemande depuis 2001-2002 dans les écoles publiques, et ce dans le cadre du projet pilote Islamische Unterweisung in deutscher Sprache (seulement 11500 des 94 000 élèves musulmans y participent) ; un modèle pilote de cours de religion musulmane obligatoire dans la ville d'Erlangen. Depuis août 2009, il n'existe plus qu'un cours de religion musul- mane, l'Islamischer Unterricht, qui n'est pas un véritable cours de religion mais une alternative aux cours d'éthique. Il est donné aujourd'hui dans 177 écoles primaires, 78 écoles secondaires, 4 col- lèges et 2 lycées. Il sera élargi, à partir de l'année scolaire 2016-2017, à environ 400 écoles.
• La Rhénanie du Nord-Westphalie, la Basse-Saxe, la Hesse, le Bade-Wurtemberg et la Sarre ont des modèles pilotes de cours de religion musulmane — et non pas seulement de cours portant sur l'islam (Islamkunde) qui existent depuis longtemps déjà dans de nombreux Lünder et sous différentes formes. Le Land de Rhénanie du Nord-Westphalie a été le premier à introduire officiellement un tel cours de religion musulmane sur l'ensemble de son territoire en 2012. Dans une première phase, il n'a toutefois eu lieu que dans une quarantaine d'écoles primaires. Les enseignants de cette nou- velle matière à part entière étaient auparavant chargés des cours d'information sur l'islam. 83 %des musulmans du Land approuvent ce projet. La Basse-Saxe a suivi cet exemple. Dans le Bade- Wurtemberg, on a des cours de religion musulmane (islamischer Religionsunterricht) de prégnance sunnite dans 68 écoles du Land.

27 Nous remercions les ministères de l'éducation des Lünder qui nous ont communiqué ces données. Cf. sur cette question : Toscer-Angot, 2016a ; Toscer-Angot, 2016b.

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En Sarre, le modèle pilote a démarré durant l'année scolaire 2015- 2016. Les cours de religion musulmane y sont donnés dans seule- ment 4 écoles primaires.
Mais les Linder ont souvent du mal à recruter des ensei- gnant(e)s pour cette nouvelle matière, la plupart des femmes voulant porter le voile à l'école, ce qui est interdit dans plusieurs Linder. La situation peut toutefois changer rapidement sous l'effet de la décision du tribunal constitutionnel du 27 janvier 2015 évoquée plus haut.
En outre, l'influence exercée par l'AKP et par le président Recep Tayyip Erdogan sur la DITIB fait aujourd'hui problème en raison de la répression massive qui a suivi la tentative de coup d'État en Turquie en 2016. Alors que Berlin et la Bavière veulent organiser les cours de religion musulmane sans la DITIB, 3 Linder désirent le faire avec cette dernière (Hambourg, Brême, la Sarre) et 5 ont aujourd'hui des réticences qui bloquent les négociations (la Rhénanie du Nord-Westphalie, la Rhénanie-Palatinat, la Basse- Saxe, la Hesse et le Bade-Wurtemberg).
La formation des futurs enseignants des cours de religion musul- mane a, ou aura lieu pour les lycées dans quatre grands pôles univer- sitaires : Osnabrück—Münster, Tübingen, Francfort-sur-le-Main— Giel3en et Erlangen—Nuremberg. L'Etat fédéral soutient finan- cièrement ces projets. Les universités d'Osnabrück, de Münster et de Tübingen doivent également former des imams. Il existe dès aujourd'hui une formation continue pour les imams dispensée à l'université d'Osnabrück. La formation des imams est cependant une question délicate dans la mesure où ces derniers sont très mal rémunérés dans la plupart des mosquées. Cette profession ne devien- dra attractive qu'en cas d'introduction d'un impôt d'Église et d'une fonctionnarisation des imams sur le modèle des prêtres et pasteurs. En attendant, la plupart d'entre eux continuent de venir de pays musulmans, en particulier de la Turquie et ne possèdent, la plupart du temps, que des rudiments d'allemand, ce qui rend leur contrôle plus compliqué.

III. ENDIGUER L'ISLAMOPHOBIE
D'UNE PARTIE DE LA POPULATION ALLEMANDE


Nombreux sont les Allemands qui perçoivent le pluralisme religieux comme urI enrichissement (61 %des Allemands de l'Ouest et 57 %des habitants des nouveaux Linder de l'Est). Mais, dans le

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même temps, 65 %des Allemands de l'Ouest et 59 %des Allemands de l'Est voient dans cet état des choses une source de conflit 28.
La crainte d'un islam violent et querelleur explique en grande partie cette opinion. Une étude récente de l'Université de Leipzig montre que l' islamophobie a récemment pris de l'ampleur en Allemagne 29. Plus de 40 % des Allemands estiment que l'on ne devrait pas permettre aux musulmans d'immigrer en Allemagne 30 Nous savons, par ailleurs, que 49 % des Allemands de l'Ouest et 57 %des Allemands de l'Est perçoivent l'islam comme une menace 31 Cette crainte, qui a été attisée par l'afflux de réfugiés en 2015-2016, explique en grande partie le succès des ouvrages xénophobes de Thilo Sarrazin, du mouvement islamophobe et anti-demandeurs d'asile Pegida de Dresde, la multiplication des incendies criminels de foyers de migrants et la montée du nouveau parti populiste de droite AfD.
Les réticences face à l'islam sont particulièrement fortes dans les nouveaux Linder, et ce bien que les taux de migrants y soient encore très faibles. La plupart d'entre eux vivent dans les grandes agglomérations de l'Ouest. C'est paradoxalement dans les régions à très faible présence de migrants que le racisme est particulièrement virulent et agressif.
Les politiques des partis représentés au Bundestag tentent de contrecarrer l'expansion de l'islamophobie en mettant l'accent sur les politiques d'insertion des migrants et en affirmant que l'islam fait désormais partie intégrante de l'Allemagne. Cette formule ini- tialement utilisée par l'ancien Président Christian Wulff en 2010, lors de son allocution lors du 20e anniversaire de la réunification, a été reprise par Mme Merkel après les attentats de Charly Hebdo.

CONCLUSION

En dépit d'un culturalisme toujours sous jacent, le mode alle- mand de gestion du pluralisme religieux, qui repose sur le principe, à l'origine calviniste, de subsidiarité, fonctionne assez bien. Il est caractérisé par une grande souplesse et un grand pragmatisme. On cherche à régler les conflits au cas par cas et à favoriser la reconnais- sance de communautés religieuses allochtones. On peut voir là le résultat d'un mode protestant de règlement des conflits.

2a Pollack —Müller, 2013, p. 36.
zv Decker — Kiess — Brtililer, 2016.
30 Ibid., p. 49. Ce pourcentage n'était que de 21,4 % en 2009. C£ Nève, 2013, p. 201s.
31 Pollack —Müller, 2013, p. 37.

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Néanmoins, l'islam est devenu pour certains un facteur de per- turbation dans un champ religieux qui doit théoriquement contribuer à une plus grande cohésion sociale, et ce même si le nombre de musulmans impliqués dans des «affaires »est très réduit. On attend des communautés religieuses, en Allemagne, qu'elles se fassent dis- crètes —comme c'était le cas de l'islam jusqu'à la réunification et/ou qu'elles s'intègrent dans le système politique en place, en l'occurrence dans la démocratie parlementaire et l'État de droit. La possible concurrence entre la Sharia et ce dernier inquiète, peu importe d'ailleurs si cette menace prend une forme prioritairement religieuse, comme c'est le cas en France, ou bien celle d'un natio- nalisme de type religieux, comme en Allemagne 32.
Ce qui prévaut avant tout en Allemagne, c'est la volonté poli- tique de favoriser l'éclosion d'un islam éclairé et moderne. La stra- tégie allemande adoptée pour y parvenir paraît plus prometteuse que le modèle républicain français. Certes, en France comme en Allemagne, «l'argumentation est stricte mais la pratique souple » (Jeanine Ziegler). Il n'en reste pas moins vrai qu'on a, dans le premier de ces deux pays, un conflit peu fécond entre une religion politique (Eric Voegelin) ou séculaire (Raymond Aron), la laïcité, et la frange la plus radicale de l'islam 33. Mieux vaudrait promou- voir, comme en Allemagne, la transmission d'un islam modéré par des cours de religion ou du moins par des cours du fait religieux, par une formation théologique des imams étroitement contrôlée par l'État, par la promotion dans des facultés de théologie du travail scientifique sur l'islam et des méthodes exégétiques historico- critiques ainsi que par la transmission d'une image divine positive celle, par exemple, du Dieu compatissant du théologien islamique de Münster Mouhanad Khorchide critiqué par la DITIB.



ABRÉVIATIONS

AfD Alternative für Deutschland (Alternative pour l'Allemagne).
AKP Adalet ve Kal)nnma Partisi (Parti de la justice et du développement).
BVerfGE Bundesverfassungsgericht (Tribunal constitutionnel fédéral).
BVerwG Bundesverwaltungsgericht (Tribunal administratif fédéral).
sz Comme le souligne Riva Kastoryano, les Maghrébins de France trouvent le fondement de leur identité collective, en raison de la virulence des débats sur la laïcité, en priorité dans l'islam et les Turcs, dans la nationalité turque qui inclut aussi implicitement l'islam. C£ Kastoryano, 1996, p. 209.
ss C£ Durand, 2010.

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DIK Deutsche Islam Konferenz (Conférence de l'islam allemand).
DITIB Diyanet i~leri Türk islam Birligi (Union turco-islamique des affaires
religieuses).
EKD Evangelische Kirche in Deutschland (Église évangélique en Allemagne).
EmK Evangelisch-methodistische Kirche in Deutschland (Église méthodiste en Allemagne).
VerfGH Yerfassungsgerichtshof (tribunal constitutionnel)
VG Yerwaltungsgericht (tribunal administratif).
VGH Yerwaltungsgerichtshof (tribunal administratif d'appel).
V1KZ Yerband der Islamischen Kulturzentren (Association des centres cultu- rels islamiques).

BIBLIOGRAPHIE

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Reconnaissance, conflit,
domination
Emmanuel Renault



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Emmanuel Renault


Reconnaissance,
COr1~1~,
domination



978-2-271-09324-0
15X23 cm
25 E

La théorie critique de la société, telle qu'elle
s'est développée dans le cadre de ce qu'on
appelle parfois l'école de Francfort, se caractérise notamment par le fait qu'elle donne toute son importance aux domina-
tions et aux conflits dans son analyse du
monde contemporain. L'une de ses figures aujourd'hui centrales, Axel Honneth, est aussi l'auteur de la théorie de la reconnais- sance sans doute la plus systématique et riche en perspectives théoriques et critiques. C'est de cette théorie qu'Emmanuel Renault part dans ce livre, tout en lui apportant des inflexions justifiées d'une part par l'histoire de la théorie critique, d'autre part par l'ana- lyse du temps présent.
L'analyse de l'imbrication de la reconnais- sance, de la domination et du conflit demande une approche spécifique :l'apport du prag- matisme américain et les débats sociolo- giques contemporains, en particulier Dewey et Bourdieu, complètent ici le modèle hégé- lien et les intuitions de Marx. Quelques exemples choisis parmi des objets souvent délaissés par les sciences sociales mettent à l'épreuve la capacité d'analyse de l'ap- proche proposée par l'auteur.
Une contribution d'importance au coeur des débats les plus actuels.
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