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Classiques Garnier

Books review

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
    2024 – 1, n° 17
    . varia
  • Authors: Deschamps (Marc), Serra (Daniel), Sabbagh (Gabriel), Brunori (Luisa), Laguérodie (Stéphanie), Hachem (Hicham), Velardo (Tristan), Frobert (Ludovic), Leibovici (Martine), Herland (Michel), Fragio (Alberto), Herencia (Bernard)
  • Pages: 333 to 384
  • Journal: Journal of the History of Economic Thought
  • CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN: 9782406171164
  • ISBN: 978-2-406-17116-4
  • ISSN: 2495-8670
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-17116-4.p.0333
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-12-2024
  • Periodicity: Biannual
  • Languages: French, English
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Thibault Guicherd, Les origines de la théorie de la concurrence monopolistique dEdward Hastings Chamberlin, Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque de léconomiste, 2020, 240 pages.

Marc Deschamps

Université de Bourgogne-Franche Comté – CRESE (UR 3190)

Le patronyme de Chamberlin évoque aujourdhui pour chaque économiste dans le monde lun des fondateurs de léconomie expérimentale (Chamberlin [1948]) et bien sûr, avant tout, le concepteur de la concurrence monopolistique. Cette invention, discutée dès son origine, est devenue dautant plus essentielle à la discipline économique que, grâce à la contribution séminale proposée par Dixit et Stiglitz [1977], la modélisation économique sen est trouvée largement transformée comme en témoignent depuis lors, notamment, les évolutions de la théorie de la croissance, la macroéconomie, léconomie industrielle, léconomie internationale, ou léconomie géographique (e.g. Brakman et Heijdra [2004]). De manière plus rapide il suffit, pour se convaincre de linfluence de Chamberlin, de consulter aujourdhui un manuel de microéconomie ou de macroéconomie, dinitiation ou dapprofondissement, pour constater que la concurrence monopolistique y figurera presque toujours en bonne place.

Au vu de ces éléments, entreprendre détudier la genèse de la théorie de la concurrence monopolistique pouvait apparaître soit comme inutile, après tout est-ce que cela na pas déjà été fait à de nombreuses reprises par différents auteurs, y compris par Chamberlin lui-même, soit comme très ambitieux. Notre avis est que Thibault Guicherd a eu raison doser cette recherche, décrire sa thèse, puis den faire louvrage que nous recensons, car il réussit à y révéler à notre connaissance pour la première fois, aussi systématiquement et clairement, les éléments à lorigine de ce que Samuelson [1967] considérait comme « lun des travaux les plus influents de tous les temps en théorie économique1 ».

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Louvrage de Thibault Guicherd, économiste spécialisé en histoire de la pensée économique, se compose de 150 pages qui, outre lintroduction et la conclusion, se décline en trois chapitres : le premier porte sur lanalyse par Chamberlin en 1922 de la concurrence dans les chemins de fer, le deuxième chapitre traite des travaux ayant influencé Chamberlin, ainsi que de la transformation de la thèse de doctorat de Chamberlin datant de 1927 en son maître ouvrage de 1933, enfin le troisième chapitre analyse plus spécifiquement létude par Chamberlin de la question du duopole, sa singularité, et sa place dans lœuvre chamberlinienne. Fort judicieusement lauteur a également réuni en 61 pages, cinq annexes, dont deux textes rédigés par Chamberlin. Le premier, datant de 1922, est un document inédit qui offre une analyse de la controverse Taussig-Pigou sur les tarifs ferroviaires. Le second est un texte intitulé « De quelques différences entre la concurrence monopolistique et la concurrence imparfaite » semblant dater de 1950, et qui se distingue du neuvième chapitre de la sixième édition de louvrage de Chamberlin (Chamberlin [1950/1953]). Nous devons ici souligner que le travail de Thibault Guicherd nous paraît dautant plus important et solide quil se fonde évidemment sur la littérature publiée mais aussi, ce qui est inédit, sur les archives personnelles de Chamberlin.

Ne pouvant, essentiellement par manque despace, rendre justice à lensemble des éléments, analyses et démonstrations figurant dans cet ouvrage, nous prenons simplement ici le parti den exposer quelques points qui nous paraissent les plus originaux, en espérant donner ainsi envie de lire cette très belle contribution à lhistoire de lanalyse économique.

Du travail remis par le jeune Chamberlin dans le cadre de lévaluation dun cours de master donné par le professeur Isaiah Sharfman durant lannée 1921-1922 à lUniversité du Michigan, auquel nous pouvons pour la première fois avoir accès grâce à Thibault Guicherd, il faut sans doute retenir deux éléments. Premièrement, alors que Taussig défendait lidée que les coûts des marchandises transportées devaient être analysés plutôt sous langle de la concurrence et que, a contrario, Pigou défendait lidée quils devaient plutôt être analysés sous langle du monopole, Chamberlin défend lidée que la concurrence et le monopole ne forment pas les éléments dune dichotomie mais quil faut les analyser comme étant les deux formes extrêmes dun continuum de possibilités. Et ce nest, entre autres, que sur la base de lanalyse de la mobilité du 335capital, de la tendance des coûts à être croissants, ainsi que de la nature conjointe des coûts quil convient pour lui de rapprocher une industrie dun extrême ou de lautre. En loccurrence, les éléments caractérisant les chemins de fer le conduisent à considérer quils sont plus proches du monopole que de la concurrence, mais surtout à conclure que les « chemins de fer ne sont pas une industrie sui generis ». Deuxièmement, Chamberlin développe lidée que la compréhension du marché poussera les concurrents à se comporter stratégiquement en se partageant le marché, sans se coordonner, et de ce fait il a lintuition de la collusion tacite. Plus largement, Chamberlin soutient lidée selon laquelle la concurrence nincite pas de manière systématique à la baisse des prix, tout va dépendre du contexte.

Si ces deux éléments originaux et importants furent utilisés par Chamberlin [1961] pour souligner les différences, à la fois quant à lorigine, aux outils et aux objectifs, entre sa théorie de la concurrence monopolistique et la théorie de la concurrence imparfaite de Joan Robinson, Thibault Guicherd propose toutefois de nuancer limportance de cet essai dans la construction chamberlinienne en y voyant quune forme « très embryonnaire » de celle-ci. De façon convaincante il fait en effet remarquer que dans cet essai, dune part il nest pas question de nombreux concepts essentiels de la théorie de la concurrence monopolistique (différenciation des produits, groupe large, condition déquilibre, coûts de vente, monopole partiel, courbe de recette marginale, concurrence pure et concurrence parfaite) et, dautre part que Chamberlin use dans cet essai du concept dindustrie quil sefforcera toujours par la suite décarter.

Thibault Guicherd propose également une analyse très détaillée de la question du duopole et de loligopole chez Chamberlin, ce qui est très intéressant tant du point de vue de lhistoire de lanalyse de loligopole que de lhistoire de la théorie de la concurrence monopolisitique, que Chamberlin définira après 1950 comme une théorie combinant loligopole et la différenciation des produits. Thibault Guicherd souligne tout particulièrement le fait que Chamberlin mène une réflexion en termes dinteractions stratégiques, laquelle le conduira à une solution originale. En effet, bien que ses intuitions ne soient ni formalisées, ni systématisées, Chamberlin offre une analyse nouvelle de la situation de duopole en mobilisant implicitement la notion de collusion tacite. Ainsi, dans sa 336première publication quil reprendra ensuite presque intégralement dans le chapitre 3 de son ouvrage de 1933, Chamberlin [1929] se distingue des solutions proposées notamment par Cournot et Edgeworth, en suggérant que le prix déquilibre en duopole sera celui du monopole, les deux producteurs se partageant le marché sans se coordonner explicitement. Cette hypothèse dune reconnaissance de leurs mutuelle dépendance étendue par Chamberlin à un plus grand nombre de producteurs dans le contexte de loligopole, connaîtra ensuite des développements notables dans lavènement de lorganisation industrielle à Harvard comme lont démontré récemment Alexandre Chirat et Thibault Guicherd [2021].

Au final, nous recommandons fortement la lecture de louvrage de Thibault Guicherd à tous ceux qui souhaitent mieux comprendre les analyses et constructions chamberliniennes ainsi, plus largement, quà tous ceux qui sintéressent aux structures et interactions de marché. Représentatif de la vitalité et de limportance des travaux français dhistoire de lanalyse économique, gageons que cet ouvrage deviendra une référence et quil sera bientôt traduit dans plusieurs langues pour permettre au plus grand nombre dy avoir accès.

Bibliographie

Brakman, S. et Heijdra, B. (eds) [2004]The Monopolistic Competition in Restrospect, Cambridge University Press, 495 p.

Chamberlin, E.H. [1929] « Duopoly : Value Where sellers are Few », Quarterly Journal of Economics, vol. 44, no 1, p. 63-100.

Chamberlin, E.H. [1948] « An Experimental Imperfect Market », Journal of Political Economy, vol. 56, no 2, p. 95-108.

Chamberlin, E.H. [1953]La théorie de la concurrence monopolistique. Une nouvelle orientation de la Théorie de la Valeur, 6e édition, 1950, trad. G. Trancart, PUF, 338 p.

Chamberlin, E.H. [1961] « The Origin and Early Development of Monopolistic Competition Theory », Quarterly Journal of Economics, vol. 75, no 4, p. 515-543.

Chirat, A. et Guicherd, Th. [2021] « Oligopoly, mutual dependence and tacit collusion : the emergence of industrial organisation and the reappraisal of American capitalism at Harvard (1933-1952 », European Journal of the History of Economic Thought, p. 1-33.

Dixit, A. et Stiglitz, J. [1977] « Monopolistic Competition and Optimum Product Diversity », American Economic Review, vol. 67, no 3, p. 297-308.

Samuelson, P. [1967] Dust cover of Monopolistic Competition Theory : Studies in Impact : Essays in Honor of Edward H. Chamberlin, R.E. Kuenne (ed), Wiley

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Judith Favereau, Le hasard de la preuve. Apports et limites de léconomie expérimentale du développement, Lyon, ENS Éditions, Gouvernement en question(s), 2021, 292 pages.

Daniel Serra

CEE-M/Université de Montpellier

CNRS, INRAE, Institut Agro

De tous temps, léconomie, a été pensée comme une science non expérimentale. En guère plus dun demi-siècle, pourtant, lemploi de lexpérimentation comme méthode dinvestigation empirique sest imposé chez les économistes. La démarche expérimentale a acquis aujourdhui en économie une autorité scientifique largement reconnue. Lattribution du « Prix Nobel » déconomie à Vernon Smith en 2002 ainsi, par la suite, quà plusieurs autres chercheurs qui ont participé à des degrés divers au développement de lexpérimentation dans létude des phénomènes économiques, y a bien sûr largement contribué.

Judith Favereau aborde, avec un regard dépistémologue aiguisé, cette transformation méthodologique profonde de léconomie. Elle centre toutefois sa réflexion, exclusivement, sur lun des courants de léconomie expérimentale au plan mondial, connu sous lappellation d« expérimentations contrôlées randomisées » (ECR). Si ce sont les « expériences en laboratoire » qui chez les économistes ont prédominé depuis une quarantaine dannée, se sont aussi développées en parallèle des « expériences de terrain ». Ces dernières peuvent être conçues comme intermédiaires entre les travaux empiriques sur données de terrain naturelles, sans aucun contrôle, et les expériences en laboratoire, pour lesquelles le contrôle est a priori maximal. Elles occupent une place croissante au sein de léconomie expérimentale. Cest surtout lattribution en 2019 du « Prix Nobel » déconomie à Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer, trois chercheurs du MIT, pour leurs travaux présentant les expériences économiques comme des outils dévaluation dans les questions de développement et de lutte contre la pauvreté, qui a placé 338au premier plan cette branche de léconomie expérimentale. Depuis sa création en 2003, le Jameel Abdul Poverty Action Lab (ou J-Pal), le centre de recherche créé par ces chercheurs, na cessé détendre son influence sur léconomie du développement. Car le projet est séduisant : une première phase, de nature scientifique, débouche sur une deuxième phase, plus politique, qui transforme « la recherche en action », en vue de lutter contre la pauvreté au plan mondial.

Dans cet ouvrage, Judith Favereau entend questionner la légitimité dune telle démarche. Deux conditions doivent être remplies : les résultats expérimentaux issus de la première phase doivent être fiables – condition de « cohérence interne » –, ils doivent pouvoir être transposables à un autre contexte ou à une autre échelle – condition de « cohérence externe ». La thèse défendue dans louvrage peut se résumer ainsi : si la « randomisation » des sujets soumis aux expérimentations, garantit une forte fiabilité des résultats, il y a lieu de penser en revanche que les conclusions tirées dune expérience particulière sont difficilement transposables dans une autre partie du monde ; ce qui rend fragile lapport réel des recherches du J-Pal à léconomie du développement.

Louvrage est scindé en trois parties, chacune comprenant trois chapitres. La première partie est de nature méthodologique et historique. Lauteure se livre dabord à une histoire de la « randomisation », richement documentée, des premiers travaux statistiques rigoureux de Ronald Fisher sur la productivité agricole aux expériences « sociales » de terrain à grande échelle, en passant par les premiers « essais cliniques » en médecine. Sagissant des expériences menées en économie, la distinction entre expériences en laboratoire et expériences de terrain aurait sans doute gagné à être plus développée. Plus généralement, ne pas aborder les questions de méthodologie de léconomie expérimentale, comme cest le cas, a deux conséquences fortes. Tout dabord, cela conduit lauteure à ne pas sinterroger sur la pertinence du clivage entre validité interne et validité externe des expériences, qui sert pourtant de fil rouge à la seconde partie de louvrage, alors même que les expérimentalistes ont mené des réflexions qui pourraient certainement savérer utiles dans la perspective dune évaluation critique de la démarche J-Pal – une critique en quelque sorte « extérieure ». Ensuite, cela empêche lauteure de relever une certaine contradiction identifiable entre la méthodologie des expériences contrôlées en laboratoire et celle des ECR menées par le 339J-Pal au regard du statut reconnu au terrain : dans les premières, le terrain est censée améliorer la validité externe, alors que dans les deuxièmes il constitue lingrédient indispensable de la validité interne…Sans doute aurait-il fallu creuser un peu cette contradiction (qui nest quapparente) (chap. 1). Lhistoire et la structure institutionnelle du J-Pal sont ensuite rappelées en même temps que lambition de ses chercheurs. La randomisation, par lassignation aléatoire qui la caractérise, offre un contrefactuel permettant de réduire de nombreux bais, dont le biais de sélection ; elle est présentée comme le gold standard des études de terrain, sans que ne soient masquées ses limites internes (chap. 2). Dune manière générale, le J-Pal sinscrit au sein du mouvement de la « politique fondée sur la preuve » (evidence-based policy) qui a succédé historiquement au courant qui, en médecine, visait à fonder les décisions médicales sur des preuves issues dessais cliniques. Lauteure montre que la randomisation utilisée par les chercheurs du J-Pal se rapproche au plus près de celle utilisée en médecine, séloignant de celle employée auparavant dans les expériences sociales de terrain (chap. 3).

La seconde partie du livre, de nature épistémologique, est plus critique : se voulant volontairement a-théoriques, les chercheurs du J-Pal ne peuvent surmonter la tension entre validité interne et validité externe des résultats expérimentaux qui caractérisent leur approche. Pour espérer quun programme de lutte contre la pauvreté, jugé efficace dans un contexte particulier, puisse être transposable dans une autre région du monde, encore faut-il y avoir de bonnes raisons de penser que les effets obtenus dans le cadre initial se répèteront dans un cadre différent (chap. 5). Ces bonnes raisons, ce sont ce que la philosophe Nancy Cartwright appelle les « capacités causales », à savoir les propriétés intrinsèques dune entité qui lui permettent dagir nécessairement sur une autre. Pour Judith Favereau, qui convoque dans son argumentation les concepts développés par cette philosophe, cest le rôle de léconomiste dexpliciter la multitude des capacités causales à partir de théories qui rendent possible lidentification des « dispositions à agir » (chap. 4). Mais imaginer une telle « histoire causale » exige de se référer à une première théorie ex ante, laquelle est destinée à être « reformulée, augmentée et améliorée » via une approche hypothético-déductive. Or, pour ne pas perdre en validité interne, les chercheurs du J-Pal ont tendance à ne poser que très peu dhypothèses a priori. Lefficacité ou linefficacité dun 340programme de développement est alors prouvée, sans pouvoir en expliquer les déterminants. Ce qui questionne la généralisation potentielle des résultats obtenus par le J-Pal (chap. 6).

La troisième partie plonge le lecteur au cœur du sujet : les apports réels de la démarche du J-Pal à léconomie du développement. La conclusion générale est radicale : eu égard aux « failles épistémologiques » qui grèvent le dispositif et aux « ambiguïtés du paternalisme démocratique » prôné aujourdhui par les leaders de ce courant, on ne doit sattendre quà de modestes résultats en matière de lutte contre la pauvreté. Dans cette partie, plutôt hétérogène, lauteure rend compte de manière très concrète de certaines expérimentations du J-Pal visant la lutte contre le paludisme, avec en toile de fond la question de savoir si les moustiquaires doivent être gratuites ou payantes (chap. 8). Lhistoire récente des controverses relatives à laide au développement fait également lobjet dune attention particulière. Sont clairement explicitées les questions qui se sont posées après leffondrement du « consensus de Washington » et le constat déchec des politiques dajustement structurel du FMI et de la Banque Mondiale. Lauteure restitue de manière claire les deux thèses qui saffrontaient au début des années 2000 : pour les uns, léchec des politiques de lutte contre la pauvreté proviendrait de linsuffisance du montant des aides accordées (Jeffrey Sachs), pour les autres, ce sont les politiques de développement elles-mêmes quil faudrait remettre en cause (William Easterly) (chap. 7). Dans le dernier chapitre de louvrage, Judith Favereau adopte une position carrément critique à légard du tournant philosophique entrepris il y a une dizaine dannées par Duflo et Banerjee, qui prônent dopter pour un« paternalisme démocratique ». Relevant à la fois de léconomie du développement, de léconomie comportementale et de la philosophie économique, cette partie de louvrage marque vraiment sa singularité. Arguant de la rationalité limitée des individus, ces auteurs proposent de priver les pauvres de certains choix en modifiant notamment les options par défaut qui leur sont offertes (i.e. les options adoptées sans réel mécanisme de prise de décision), des options dont on doit sattendre à ce quelles soient alors retenues comme choix naturels en raison dun biais de statu quo. Cette modification de larchitecture des choix (dispositif de nudging) rejoint, on le voit, le paternalisme libertarien prôné par Sunstein et Thaler. Mais les chercheurs du J-Pal proposent de porter le paternalisme jusquà la 341suppression même de la liberté de choix, en imposant aux pauvres un panier de « biens élémentaires ». À leurs yeux, ce surcroît de paternalisme ne sopposerait pas à la liberté. Au contraire, en donnant aux pauvres la capacité de se concentrer sur certains choix moins nombreux mais plus importants pour eux, cette approche leur accorderait une plus grande liberté, en accroissant ce quAmartya Sen appelle leurs « capabilités ». Le paternalisme deviendrait ainsi « démocratique », rejoignant lexigence de liberté, si lon prend en compte sa finalité. De manière convaincante, Judith Favereau sattache à mettre en évidence les faiblesses de ce raisonnement qui repose selon elle sur une double confusion philosophique de la conception de la liberté développée par Sen. En premier lieu, si la liberté désigne la fin à atteindre, elle inclut aussi les moyens dy parvenir : la liberté est à la fois substantielle et instrumentale. Ensuite, les « biens élémentaires » que ces auteurs souhaitent imposer aux pauvres sapparentent bien plus aux « fonctionnements » quaux « capabilités », telles que définies chez Sen. Les moustiquaires, la vaccination, le chlore dans leau, ne sont que des dotations ; le lien causal entre leur accroissement et celle des capabilités (i.e. la capacité dutiliser ces dotations) nest pas automatique. Pour lauteure, il sagit plutôt daméliorer la liberté daccomplir, laquelle permettra lutilisation des fonctionnements. En définitive, en confondant une donnée et un processus, les auteurs du J-Pal se démarquent clairement de la pensée de Sen. Selon lauteure, cest dans ce quelle appelle la « faille épistémologique » de ce courant de pensée que lon doit chercher lorigine de cette confusion. Dans lincapacité de mettre en lumière les processus de décision des agents, qui obligerait à se soustraire à leur souhait de défendre une approche a-théorique, ces chercheurs ne peuvent mettre en place des opportunités ou des processus qui favoriseraient les capabilités (chap. 9). Cette analyse de Judith Favereau illustre bien le fait quil nest pas évident délaborer une théorie causale lorsquon se situe dans une démarche faiblement théorique, voire a-théorique, comme les auteurs du corpus de références.

Au final, Judith Favereau propose un ouvrage bien structuré, informé et précis, qui illustre clairement les apports et les limites de léconomie expérimentale du développement. Lérudition du propos le dispute au raffinement des analyses méthodologiques. Plus généralement, lauteur offre une critique constructive et stimulante de lengouement actuel pour les études dimpact randomisées.

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Fabrice Cahen, Le Nombre2 des hommes, la mesure de la population et ses enjeux (xvie-xxie siècle), Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque des sciences sociales, 2022, 280 pages.

Gabriel Sabbagh

Université Paris Diderot

The book has the ambition of offering in circa 250 pages a synthesis of all the demographical concepts and studies discussed, not only in Europe and the United States, but also elsewhere, from the sixteenth century to the present century. This is clearly an impossible task, even if the authors defeat is a quite honorable one. It would be futile to list all the gaps of the book, although I will be led to mention one of them which is particularly important and which would have been very easy to fill, especially for an author affiliated with INED3, as Dr. Fabrice Cahen.

The book will be very useful to those who ignore the subject, but might leave unsatisfied a few readers. Louis Henry (1911-1991), an excellent French historian and demographer, occupies more pages than Graunt and Petty. Malthus and the various editions of his book (all “old” works are omitted in the defective bibliography. The omission in this bibliography of the book of Joseph Spengler, French Predecessors of Malthus, a classic published in 1942 and translated in French – the French translation was published by Ined – is particularly striking) are everywhere, possibly because Malthus was more influential in France than in any other country (as the importance granted to Louis Henry shows, this is a book written by a Frenchman for Frenchmen). The second part of the book which deals with the “modern” period (from the 343first world war to nowadays) and occupies pages 117-246 is by far the most detailed one. The author is here in an area which he fully masters. The obvious and unavoidable risk of the plethora of details one finds there is that in twenty years large sections of this second part might or rather will become obsolete.

On the whole the book is a debatable, but thorough, introduction to a complex topic and may be used to teach it.

In 1956 INED published its cahier number 284, which was conceived as a companion volume to the French translation of Spenglers book on the French predecessors of Malthus, which had been published by INED in 1954. A small number of entries were in fact written by Sauvy, the most interesting of which is undoubtedly the one devoted to a small book5 by Louis de Beausobre, the son of a French protestant who found refuge in Berlin in the seventeenth century. Sauvys account explains perfectly well the books importance. Beausobre and his book have remained quite neglected6, possibly because Sauvy disclosed their importance in French in a bibliographical work and apparently never went back to the subject after 1956. What is most unfortunate is that Dr. Cahen, despite his connection with INED, failed to make use of the INED 1956 book which might have opened to him quite substantial and little known works to investigate7.

The author and his publisher have decided to publish in circa 250 pages a book which required at least 500 pages. Given this constraint, the reviewed book is far better than one could have expected. Since the book is a unique endeavour, it is highly desirable that an expanded English translation with a carefully reshuffled bibliography be published.

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Cecilia Carnino, Économie politique et science du gouvernement au xviie siècle – Lexemple du « Conseiller de lEstat », Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque de Léconomiste, 2022, 270 pages.

Luisa Brunori

CNRS CTAD (UMR 7074)

École Normale Supérieure – Université Paris Nanterre

Cecilia Carnino, autrice de la séduisante monographie Économie politique et science du gouvernement au xviie siècle – Lexemple du « Conseiller de lEstat », est une spécialiste du xviie siècle particulièrement attentive aux mouvements culturels dans létude de sa période historique de prédilection. Le choix dadopter cette approche « culturelle » dans ce volume consacré au développement de léconomie politique au xviie siècle est des plus justes et féconds, puisque cest précisément à cette époque quà des simples manuels à lapproche empirique se substituent et se diffusent dans lEurope entière dimportants traités à lambition théorique et à la portée politique tout à fait conséquentes.

Cest ainsi que léconomie (politique) devient – et cest la démonstration développée de manière très convaincante dans le livre – non seulement une science à part entière, mais également une composante essentielle de lidéologie de labsolutisme qui atteigne à cette époque son apogée, tant en termes de théorisation que dapplication concrète. Léconomie trouve donc sa place au sein de la tradition des textes de conseil aux Princes qui trouve ses origines dans les Specula principis, que dès le Moyen Âge, les savants de la cour adressaient au Prince pour le conseiller ou pour instruire lhéritier au trône des vertus nécessaires à lexercice de ses futures fonctions ; il sagissait douvrages plus pédagogiques que techniques, où l« économie » était plutôt traitée comme « économie domestique », à savoir comme lart de la conservation et de laugmentation du patrimoine du Prince et de lÉtat. Selon Machiavel, ce patrimoine est principalement celui qui est nécessaire pour la constitution et le maintien 345des forces armées pour la défense et lexpansion du principat. Avec la Réforme et la Contre-Réforme, le besoin de préciser que laction du Prince doit être conforme aux principes éthiques et religieux propres au Prince chrétien simpose. Cependant, lémergente vocation absolutiste ne peut quindiquer comme intérêt primordial, auquel tout autre doit être subordonné, celui du Prince et de lÉtat : cest la Raison dÉtat, qui dès le début du xviie siècle impose sa présence dans tout débat concernant le gouvernement. Giovanni Botero tente une exposition complète de cette notion en 1589, cherchant à éluder les inévitables contradictions entre logique ecclésiastique et logique étatique : toutefois, il décrit une « raison dÉtat » où lexercice du pouvoir nest pas la manifestation dune volonté supérieure mais plutôt le gouvernement concret dun territoire et de sa population ; ainsi, la vertu du prince se manifeste dans un savoir technique visant à garantir la prospérité publique. Sur ces bases, la réflexion des savants commence à se tourner vers « léconomie politique », mettant de côté les questions strictement liées à la protection du patrimoine du Roi pour se pencher plutôt sur les problèmes de production et de commerce, à savoir sur des questions concernant lintérêt et le bien-être du pays dans son ensemble. En conséquence, les traités sur la science du gouvernement prennent conscience de limportance de la maîtrise de léconomie politique dans la formation des gouvernants, développant peu à peu une méthodologie dapproche à léconomie qui devient véritablement scientifique saffranchissant de la tradition philosophique aristotélicienne et en particulier des préoccupations éthiques qui la caractérisaient.

Dans son livre, Cecilia Carnino suit cette évolution, sappuyant sur un très vaste apparat bibliographique qui, non seulement montre une parfaite maîtrise de lhistoriographie contemporaine, mais également des très nombreux textes publiés au xviie siècle, en particulier en Italie et en France. Ce nest naturellement pas un hasard si la production et la diffusion de ces idées nouvelles coïncident avec lengagement direct des autorités royales, et notamment du cardinal Richelieu, pour promouvoir et contrôler les écrits favorables à laction du gouvernement et à la politique monarchique dinspiration absolutiste. En France, les idées des auteurs italiens trouvaient un terrain fertile, alors que dans leur patrie (en raison de labsence dune monarchie solide et centralisée) un espace adéquat pour la compréhension et la mise en œuvre des nouvelles théories maquait presque complétement.

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Dans ce contexte, lautrice retrace et analyse en particulier lhistoire de Le Conseiller de lEstat. Il sagit dun traité monumental divisé en trois parties, publié sous forme anonyme en 1632 sous le titre Le Conseiller de lEstat, ou Recueil des plus grandes considérations servants au maniement des Affaires publiques. Lanonymat na jamais été levé, malgré les multiples hypothèses sur lidentité de lauteur, avancées aussi au cours des siècles suivants (Pierre Jeanin, Philippe de Béthune, Eustache de Refuge, Jean de Silhon). Il est certain que lœuvre a connu une grande diffusion en France et à létranger, avec de nombreuses éditions déjà à partir de lannée suivante : deux éditions dans lesquelles, contrairement à la première, figuraient le nom de léditeur et le lieu dimpression, et cinq autres éditions, dont deux à Amsterdam et trois à Paris, jusquen 1684. Le traité a ensuite été publié en anglais en 1634 ; en 1646, une traduction italienne est apparue à Venise (avec quelques modifications). Cecilia Carnino met en évidence le fait que, par rapport à des œuvres similaires antérieures, ce traité porte une attention particulière aux questions déconomique « publique », à travers une analyse approfondie développée en neuf longs chapitres qui finissent par constituer un petit mais solide traité déconomie politique. Le livre de Cecilia Carnino nous accompagne dans la lecture des contenus de ces neufs chapitres : des questions dagriculture aux enjeux des manufactures, passant par le commerce, sans négliger létude de la consommation (sur ce sujet un chapitre du traité est intitulé « Parcimonie »). Lapproche nettement mercantiliste émerge clairement, ainsi comme ses prémices chez Bodin, et plus encore chez Botero ; le commerce est perçu comme la principale ressource pour laccroissement de la richesse du pays, mais surtout comme un facteur de puissance de lÉtat.

Lœuvre de Cecilia Carnino a également le grand mérite de se pencher sur la diffusion de la traduction italienne du Le Conseiller de lEstat, soigneusement reconstruite sur la base de solides sources darchive. Le traducteur (Matteo Zuccati, sous le pseudonyme de Mutio Ziccata) semble avoir été bien introduit dans les milieux politico-culturels vénitiens et français ; son œuvre, dédiée à Charles II de Nevers, semble avoir été « sponsorisée » par lambassadeur français à Venise, Bretel de Grémonville, bien connu dans les cercles culturels vénitiens, qui suivait attentivement les événements italiens, dans le but de contrer les tendances anti-gallicanes de la Curie romaine et des courants pro-espagnols 347présents en Italie. De son côté, la République de Venise attachait une grande importance à ses relations damitié avec la monarchie française, de laquelle elle attendait un soutien concret dans sa résistance aux pressions de lEmpire ottoman et dans la tragique guerre de Candie (où Venise était restée sans aucun soutien des princes chrétiens).

Lédition italienne du Le Conseiller de lEstat a donc été couronnée dun grand succès en Italie, démontrant une fois de plus à quel point la circulation des œuvres imprimées a joué un rôle fondamental au xviie siècle, non seulement dans le développement des sciences et dans lévolution de la culture politique, mais également dans les jeux diplomatiques, dans les pratiques commerciales, ainsi que dans les évolutions des politiques économiques comme des comportements sociaux.

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Alexandre Chirat, Léconomie intégrale de John Kenneth Galbraith (1933-1983), Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque de léconomiste, 2022, 1073 pages.

Stéphanie Laguérodie

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

CES (UMR 8174)

Dans cet ouvrage, Alexandre Chirat utilise et prolonge limportant travail réalisé pour sa thèse de doctorat consacrée à John Kenneth Galbraith et dont il a tiré déjà plusieurs articles visant à dégager, dans les écrits de cet auteur, une théorie de lentreprise différente et plus réaliste que celle du modèle microéconomique standard. La longueur du manuscrit (près de 1000 pages hors annexes) sexplique par le fait que lauteur retrace, en partant des écrits de Galbraith sur la période la plus active de sa vie (des années 1930 aux années 1980, date des derniers écrits étudiés dans le livre), les nombreux débats de théorie économique 348qui ont jalonné cette période, conférant presque à son livre un statut de manuel dhistoire de la pensée économique américaine pendant ces 50 années. Pour chaque débat de théorie ou de politique économique où Galbraith est intervenu, sont décrites les différentes positions en présence et rappelé le contexte académique et, éventuellement, politique (comme pour les activités de Galbraith pendant la seconde guerre mondiale ou pendant le court mandat de Kennedy). Le lecteur est ainsi ramené vers un temps où les économistes débattaient des mérites de la planification (étatique ou dans une organisation), du contrôle des prix pendant et au sortir dune guerre, ou du statut (liberté ou manipulation) des choix des individus (débat sur la « souveraineté du consommateur ») dans des sociétés qui ont atteint un stade de richesse élevé.

Le choix de mettre en perspective lœuvre de Galbraith dans lhistoire des idées de cette période répond à deux objectifs. Le premier est de montrer que Galbraith na pas seulement emprunté à différents auteurs dont il a brillamment fait la synthèse mais a aussi échangé intellectuellement avec eux et les a influencés, fait qui bat en brèche le rôle déconomiste mineur que lui attribuent la plupart de ses contempteurs. Lexhumation de la correspondance privée contenue dans les archives Galbraith à la bibliothèque John F. Kennedy de Boston a permis à A. Chirat de faire connaître (car ça ne lavait jamais été, à notre connaissance), par exemple, le dialogue serré entre Baumol et Galbraith dans leur élaboration parallèle dune théorie de loligopole (les buts poursuivis par lentreprise) ou la discussion entre Galbraith et Richard Musgrave sur le concept de « déséquilibre social » (la disproportion entre la production des biens privés et celle des biens collectifs). Le deuxième objectif est dappuyer lidée selon laquelle les questions de nature philosophique et épistémologique soulevées par Galbraith nont jamais totalement disparu des préoccupations des économistes malgré lhégémonie croissante, à partir des années 1970, du corpus standard. Sans doute A. Chirat a-t-il en tête que ces questions trouvent un écho plus important aujourdhui quil y a encore quelques années à la faveur des problèmes posés par la montée des inégalités sociales et de linterrogation sur le modèle de croissance actuel, puisquil cite Thomas Piketty (qui se déclare chercheur en « sciences sociales » et pas « économiste ») comme exemple de chercheur qui « voit en grand » dans la tradition de Galbraith. Les questions posées par Galbraith à léconomie sont effectivement celles 349de sa légitimité à discuter des finalités de la croissance, de la nature des besoins et des rétributions des différents groupes sociaux.

Le volume du livre tient également à la variété des sujets traités par Galbraith et à son ambition délaborer une théorie du système économique et social dans son ensemble. Même sil ne sagit « que » du système économique occidental daprès-guerre, système quon pourrait nommer, dans le sens de Galbraith, le capitalisme industriel concentré ou « avancé », cela fait déjà beaucoup. Le grand mérite de louvrage de Chirat est de rendre compte de manière quasi exhaustive (quelques thèmes, comme les crises financières, sont nécessairement laissés de côté) de lanalyse galbraithienne, quil appelle « économie intégrale » pour indiquer quelle cherche à fournir « un modèle densemble de la société industrielle » (p. 21) prenant en compte les interactions entre les entreprises, les institutions (comme lÉtat) et lenvironnement culturel (lidéologie). Tout en suivant globalement lordre chronologique dans la restitution de la pensée de Galbraith, les chapitres sont structurés autour des trois thèmes que lauteur met en avant dans le système galbraithien : le fonctionnement de la grande entreprise industrielle, qui constitue le cœur de la théorie, le rôle du système éducatif et « léconomie politique de la société industrielle » dans laquelle sont discutés lexistence de la technostructure comme classe sociale et son rapport avec lÉtat.

Lanalyse galbraithienne de lentreprise, exposée dans Le nouvel état industriel (1967) puis dans La science économique et lintérêt général (1973), est la partie la plus connue de son œuvre et celle qui la fait accéder à la notoriété du grand public ainsi quà la jalousie de nombre de ses pairs (qui ont été « obligés » de se positionner par rapport à elle). Largument principal est celui-ci : lévolution technologique impose aux entreprises industrielles de lourds investissements qui ne sont entrepris que si la rentabilité est garantie ce qui exige une importante maîtrise des prix et des ventes (rôle de la publicité) ; les entreprises cherchent donc à réduire le risque, échapper à la concurrence (éviter surtout la guerre des prix) et laugmentation de la taille est le meilleur moyen dobtenir ce résultat, conférant une structure oligopolistique au secteur ; cet abandon de la maximisation du profit comme but suprême est permis par lhypothèse que le véritable pouvoir de décision dans lentreprise nest pas aux « propriétaires » (les actionnaires) ni même aux seuls managers mais aux techniciens, qui étant rémunérés par un salaire, ont 350plus intérêt à la pérennité et laugmentation de la taille de lentreprise quà la maximisation du profit. La croissance de lentreprise est ce qui permet daprès Galbraith de faire tenir les pièces du puzzle (lefficacité productive due aux gains de productivité et ladhésion des travailleurs à lentreprise). Les questions que posent la théorie de Galbraith ont été maintes fois soulevées par ses commentateurs : quelle est la limite à laugmentation de la taille des entreprises ? Sagit-il dun véritable abandon de la maximisation du profit comme but de lentreprise, ou seulement une diminution de limportance du court terme au bénéfice du long terme ? Ce que Galbraith appelle « la technostructure » forme-t-elle un groupe homogène partageant les mêmes objectifs ? A. Chirat cherche moins à répondre à ces questions quà restituer les lignes de force de la pensée de Galbraith. Les pages très intéressantes consacrées à linfluence des théories managériales et behaviouristes de lentreprise mettent en évidence le travail remarquable de synthèse de ces deux courants réalisé par Galbraith. Baumol (1959) et Marris (1964) lui permettent dasseoir lidée de la maximisation des ventes puis du taux de croissance des ventes, sous réserve dun taux minimum de profit comme objectif premier de lentreprise oligopolistique (idée quil fait définitivement sienne dans Le nouvel état industriel). À partir des travaux de Simon sur le processus de décision dans les organisations (1947 et 1952), il élabore lidée de la « planification » que pratiquent les grandes entreprises ; il sappuie sur March et Simon pour son analyse de la motivation des salariés comme principe nécessaire à leur adhésion aux objectifs de lentreprise. Létude de ces influences permet également à Chirat de montrer lhéritage institutionnaliste des théories managériales de lentreprise car, dans leur remise en cause de lanalyse néoclassique de la firme, elles reprennent les idées pionnières de Berle et Means ; ainsi, avec Galbraith, la boucle institutionnaliste est bouclée.

À côté de la théorie de la grande entreprise, Chirat accorde une place importante, dans le modèle densemble de Galbraith, au rôle du système éducatif. Cette place aurait été peu soulignée jusque-là. Sil est vrai que Galbraith évoque à différents endroits de son œuvre limportance croissante de léducation dans les économies développées, son analyse ne va guère au-delà de lidée assez générale selon laquelle le système éducatif serait surtout au service des besoins des entreprises (et quen retour la croissance économique permettrait de financer léducation de masse). 351Chirat rappelle également que Galbraith voyait dans linstitution scolaire un instrument de diffusion des « valeurs » de la société industrielle. Mais dans dautres parties de son œuvre, celui-ci prévoit aussi que les niveaux déducation toujours plus élevés atteints rendront les individus plus critiques envers la consommation de masse et les innovations gadgets. Au final, le rôle du système éducatif chez Galbraith paraît ambigu et lanalyse trop peu étayée.

Enfin, Chirat sintéresse à la technostructure, concept clé de lanalyse « macroscopique » (p. 21) de Galbraith. La technostructure est ce qui permet détablir le pont entre le niveau macro (les objectifs de lentreprise) et le niveau micro (les objectifs individuels ou la rationalité attribuée aux agents pourrait-on dire). Elle est chez Galbraith le groupe qui remplace les actionnaires et les managers comme véritable détenteurs du pouvoir ; ses intérêts sont les avantages pécuniaires et symboliques quelle retire du succès de lentreprise ; elle adhère et véhicule des « valeurs » ou une idéologie de la croissance et de linnovation technique qui crée une « société de consommation ». Le problème de ce concept de technostructure est quil nest pas clairement défini par Galbraith qui nen a pas toujours donné les mêmes caractéristiques. Si on définit la technostructure, comme le fait Chirat (p. 661), comme les individus qui participent à la décision collective dans une grande organisation, on est tenté de contredire lautre définition (p. 663) selon laquelle la technostructure sidentifie par ses objectifs, qui ne sont pas uniquement le profit mais la pérennité et la croissance de la structure. Dans un cas, les cols bleus et les ingénieurs peuvent être exclus, dans lautre inclus (même sils ne participent pas aux décisions, les ouvriers qualifiés ont un intérêt à défendre lemploi et donc la croissance de lentreprise). Quant à considérer la technostructure comme une classe sociale et même la nouvelle classe dominante (p. 683), il ne resterait que peu de candidats pour lautre ou les autres classes sociales (dominées ?) en opposition. Le rapport de Galbraith à lanalyse marxiste aurait peut-être mérité dêtre davantage clarifié. Chirat voit une influence indirecte de Marx sur Galbraith via Veblen pour le déterminisme technologique ainsi que des similitudes (entre Marx et Galbraith) dans lanalyse des transformations des rapports de production. Pour autant les éléments de cette analyse quil donne comme proches du marxisme (p. 759) nont rien de spécifique à Marx et avaient été énoncés, pour la plupart dentre eux, 352même par Adam Smith (la spécialisation du travail, le machinisme et laccumulation du capital, etc.). De plus, le déterminisme technologique véblénien ou galbraithien prend lévolution technologique comme la force autonome ou première qui explique le changement, laissant de côté la concurrence à mort entre capitalistes qui la promeut dans le schéma marxiste. Même en considérant que le progrès technologique est endogénéisé chez Galbraith (p. 658) en tant quil découle aussi de la grande taille des entreprises (qui peuvent financer la R&D), cela conduit à renforcer la vision en terme de stabilité et de places acquises plutôt que de mouvement. La montée du pouvoir financier et lintensification de la concurrence à partir des années 1970 qui ont remis en cause léquilibre de la société industrielle décrit par Galbraith sont difficilement réductibles à des causes technologiques.

Au-delà de ces questions en suspens, lintérêt indubitable de Léconomie intégrale de J.K. Galbraith est quil fait tenir ensemble la plupart des écrits de Galbraith daprès-guerre, du Capitalisme américain (1952) à Lanatomie du pouvoir (1983). La démonstration de cette cohérence dans lœuvre de léconomiste institutionnaliste en fait un livre définitif de ce point de vue-là. Partant dune remise en question du marché et de loffre et de la demande comme explication principale des phénomènes économiques, idée quil na cessé dapprofondir jusquà remplacer le marché par lorganisation (tout du moins pour toute une partie de léconomie – il aboutit en 1973 à lidée dune économie duale), Galbraith a été amené à mettre au centre des mécanismes économiques les rapports de pouvoir, doù la tentative délaboration dune théorie du pouvoir vers la fin de sa carrière. Bien quil nait guère eu le temps ou lenvie de lapprofondir (aussi reste-t-on sur sa faim en la matière), on est convaincu, en refermant le livre, que cest vers cela quil se dirigeait. Si la perspective reste ouverte, le cheminement en sa compagnie et dans lhistoire de la pensée économique américaine du xxe siècle se fait avec un grand plaisir. La gageure des 1000 pages est relevée.

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Fabrice Dannequin, Introduction à Joseph Aloïs Schumpeter : une théorie du capitalisme, Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque de Léconomiste, 2022, 528 pages.

Hicham M. Hachem

CNAM-Liban

Laboratoire dÉconomie, Finance, Management et Innovation
(UR 4286)

Lidée de « lutilité finale » constitue la découverte fondamentale à lorigine de la théorie de la valeur subjective chez les premières générations de « lécole autrichienne8 ». Reliée à son précurseur Carl Menger, elle est associée à LA « formule sésame » par Böhm-Bawerk (1891, p. 365). Elle sert à ouvrir la boite noire, à offrir une nouvelle interprétation théorique des différents phénomènes économiques et à résoudre les problèmes qui en découlent. Nommé « lenfant terrible » de la jeune génération à lécole de Menger (Perroux, 1935), Schumpeter était, de fait, pénétré de cette approche théorique qui fut le fruit dune vision, dun style, et dune méthode dinterprétation du monde sur les fondements de lutilité marginale (Schumpeter, 1954).

La synthèse Schumpetérienne du débat des méthodes est une première expression dun « cosmopolitisme culturel et théorique ». Elle permet deffectuer une percée théorique, et constitue une tentative de rupture avec la discipline dominante à lépoque. Sappuyant sur le cadre analytique du circuit stationnaire des échanges chez Menger, la figure du « leader économique » est le socle essentiel de la théorie du « capitalisme pur ». Cette « démarche unificatrice » mène à la vision Schumpetérienne ; une vision pénétrante, encadrée dans un modèle ouvert et qui cherche à expliquer non seulement les phénomènes économiques 354mais lordre capitaliste et ses transformations politiques et sociales au sens le plus large.

La lecture du livre de Fabrice Dannequin qui vient de paraitre aux éditions Classiques Garnier, ne saurait être appréhendée que par un ouvrage dinitiation à cette « formule sésame » ; à la vision et au style dinterpréter le monde selon Schumpeter. Il ne sagit point dune simple introduction à la théorie de lentreprenariat, de linnovation, des cycles, ou de la dynamique monétaire. Le défi de la tâche proposée est justement annoncé en quatrième de couverture alors que lenvergure et le volume de louvrage sont certainement justifiés par lampleur et la profondeur de lhéritage intellectuel Schumpetérien. Lauteur soulève le défi par une approche multidisciplinaire de lhistoire de la pensée. Il nhésite point à se servir des problématiques dans les domaines de la sociologie, lanthropologie ou même de la philosophie des sciences.

Le livre fait lobjet dune analyse minutieuse des textes, des ressources primaires, des travaux traduits et de la littérature secondaire. Lauteur prend soin de reproduire les textes anglais et de les interpréter à la suite dune lecture fidèle. Lanalyse sappuie sur des extraits de texte et sur les conclusions dune recension de la littérature secondaire. Elle est consolidée par des encadrés et des grilles de lecture, pour finir avec une synthèse en matrices et tableaux analytiques permettant daborder le problème essentiel, soit les fondements de la pensée dans lœuvre de Schumpeter. Le résultat est une synthèse densemble conclue par une manifestation, un cri « Eurêka » prônant la réflexion sur lessence et la signification de la théorie du capitalisme dans lœuvre de léconomiste autrichien.

Louvrage est composé de six chapitres auxquels sajoutent une introduction et une conclusion générale. Lintroduction aborde le sujet en situant Schumpeter dans laire de son temps. Il sagit de retracer le schéma des sources intellectuelles dans lœuvre et les méthodes employées par lauteur autrichien. Lobjet est dannoncer le projet entrepris par le livre pour la « reconstruction de la théorie schumpetérienne du capitalisme » (p. 27). Le premier chapitre trace une esquisse des sources dinfluence intellectuelles placées dans une logique institutionnaliste. Il sagit là dune « rupture avec le cadre théorique qui le mène vers une approche en termes dinstitutions. » (p. 52). Lauteur souligne les structures sociales, lanthropologie du capitalisme, les institutions politiques, démocratiques 355et monétaires ; doù laspect hétérodoxe. Cet exposé fait appel au caractère éclectique de Schumpeter en tant quentrepreneur didées qui emprunte les « combinaisons » théoriques à différentes disciplines.

Le chapitre suivant reprend ce dernier fil de pensées. Lauteur place la destruction créatrice, voire le concept de la lutte contre les traditions et lancien, dans la continuité des courants philosophiques postmodernes. Le processus rajeunit le tissu productif par le biais de lentreprenariat, engendre linstabilité et constitue le fondement révolutionnaire du capitalisme. La conclusion sappuie sur un exposé des fondements théoriques qui sinspirent dune économie de « flux stationnaires » de Walras et qui est un prolongement de la sociologie économique allemande. Lauteur souligne en particulier linfluence de Wieser et Weber. Ainsi « Lentreprenariat… constitue lélément central de la dynamique du capitalisme schumpetérien. » (p. 207).

La diffusion du pouvoir dachat généré déclenche le processus démergence des grappes dinnovation et lessaim dentrepreneurs à la source de lévolution capitaliste. Le principal moteur de cette dynamique est étudié dans le chapitre qui suit. Lauteur commence par une identification des sources de cette construction théorique pour souligner lélitisme de lentrepreneur, sa fonction et sa typologie. Il sagit de « linégalité analytique » qui est lélément fondamental de la pensée anthropologique chez Schumpeter. Lauteur insiste, surtout dans cette partie, « sur limportance de lhéréditarisme et, en particulier, sur leugénisme galtonien, support dune conception inégalitaire des hommes » (p. 250-251).

Le quatrième chapitre est une lecture du rôle de lÉtat dans la pensée de Schumpeter. Il sappuie sur un article de 1918 publié en allemand et issu dune conférence sur le débat concernant la soutenabilité de « lÉtat fiscal ». Lintervention publique nest donc pas nécessaire pour lutter contre la récession normale9. Lauteur conclut que dans le cadre logique de Schumpeter les politiques contre-cycliques, notamment en littérature sur la récession séculaire, savèrent inefficaces. Faisant le lien avec « leffet Laffer » (p. 298-299), la fiscalité non dissuasive prônée doit « accompagner mais pas empêcher le processus de destruction créatrice » (p. 309). Lauteur souligne en particulier les politiques de 356ciblage de la création monétaire ex-nihilo, lémission du crédit bancaire et le financement des entrepreneurs. Il situe lintervention de lÉtat par le contrôle de la circulation dans le cadre dune lutte contre linflation qui contribue au déclin du capitalisme.

Pour étudier lévolution du capitalisme, lauteur met en évidence lhypothèse de son lien consubstantiel avec les cycles longs. Avancée à lorigine par Kondratieff, cette hypothèse « … rompt ainsi avec toute idée de reproduction simple… Le capitalisme se caractérise par des transformations » (p. 321), des changements institutionnels et par lévolution des structures sociales et politiques. Le cinquième chapitre sattache ainsi à souligner létude historique de la genèse du capitalisme, les structures et les classes sociales dans lœuvre de Schumpeter. Contrairement à lantagonisme des classes sociales chez Marx la lecture de lauteur met en évidence la fonction de coopération comme système de valeurs nécessaires à maintenir lordre capitaliste. Elle conclut que le lien entre le protectionnisme, la montée des classes sociales militaires et lexpansion de lÉtat constitue la clé dune régression vers un capitalisme guidé.

Pour conclure, le dernier chapitre présente une analyse des prévisions de Schumpeter quant au déclin du « capitalisme pur ». Au-delà de la théorie de la firme, lauteur souligne les transformations sociales et culturelles. Il retrace linfluence de Marx et Weber pour expliquer la mobilisation de lhistoire comme fondement analytique des tendances évolutionnistes. Ainsi le « capitalisme Schumpetérien est une civilisation, une culture transformant les mentalités, les “conduites de vie” de toutes les classes sociales » (p. 381). À lorigine de ces transformations se situe la destruction créatrice quapportent les innovations. Ce succès porte en lui les germes de sa propre destruction du fait de la rationalisation croissante de la société et de la « prégnance du big business ». La lecture de la typologie capitaliste mène à la conclusion que le « capitalisme collectif », conjugué à la dégradation des valeurs bourgeoises, participe au déclin de la société capitaliste. Ce qui soulève enfin la question : « capitalisme guidé : un socialisme sans socialistes ? » (p. 445)

Il est difficile de rendre justice au contenu et aux dimensions du travail réalisé par Fabrice Dannequin. Cet ouvrage fait preuve dun effort louable. Lenvergure de la tâche et de louvrage en est témoin. Le lecteur y trouvera non seulement une présentation des publications de lauteur autrichien mais également des découvertes sur lessentiel de sa 357pensée en sappuyant sur des textes inédits ou publiés à titre posthume. Le travail est généreux en références faisant linventaire de la littérature secondaire et des théories dites « schumpetérienne ». Louvrage est à la fois une introduction à la théorie des transformations capitalistes et une synthèse fidèle à la vision évolutionniste chez Schumpeter. Au centre de cette vision se trouve le processus de destruction créatrice mené par les innovations entrepreneuriales. Cest ce que lauteur explique par la relation symbiotique entre le « triptyque Entrepreneurs / Entreprises / Financement » (p. 59).

La vision schumpetérienne est pénétrante. Elle nest néanmoins pas simpliste. Lauteur souligne la sophistication de lautrichien et retrace son bagage postmoderne et cosmopolite. Le recul sur la construction théorique ouverte est raffiné par des éléments institutionnalistes qui séparent Schumpeter de lorthodoxie. Il rompt avec les analyses partielles qui nexpliquent que la surface des phénomènes. Tout au long du livre il met laccent sur une « anthropologie inégalitaire » constituant les fondements de la « civilisation capitaliste ». Le capitalisme définit par « une forme de civilisation » sappuie sur un système de croyances, de valeurs, bref un savoir vivre. Dans ce prolongement lanalyse de la « Doctrine Sociale de lÉglise » est originale. Elle offre de nouvelles indications dune influence dordre catholique sur la pensée de Schumpeter et son importance pour réfuter le problème de lantagonisme social.

Lexposé des opinions eugénistes tenues par Schumpeter soulève dailleurs un sujet sensible, non seulement au regard du présent système de valeur, mais pose également une question de cohérence logique. Or le prédicat dune « anthropologie héréditariste » est central dans la lecture de Dannequin. Les fondements biologiques recensés par lauteur sont un sujet récurent. On note que lentreprenariat selon lauteur constitue une rupture avec lancien, la tradition et in fine avec les structures sociales existantes. Cette définition pose une problématique avec linterprétation eugéniste de lentrepreneur, ou encore la thèse qui sappuie sur ?« caste » social ? La lecture de louvrage pose alors la question suivante : Est-ce-que lhéritage biologique pèse sur lémergence des leaders économiques ?

Outre les indications substantielles dans les éléments biographiques posthumes, lauteur note en citant Gislain (2012) que les « … entrepreneurs sont des hommes nouveaux et il ny a pas de reproduction de “caste” dentrepreneurs qui se perpétue de père en fils ». (p. 160, n. 8). Cette 358dernière observation soulève alors un conflit entre une vision conservatrice du capitalisme et une théorie postmoderne de lentrepreneur. Pourtant, lauteur conclut sur limportance et la permanence de leugénique dans lœuvre de Schumpeter en sappuyant sur la lecture des modèles dit « Mark I, II et III » ; de même au sujet des hypothèses héréditaristes. On peut alors constater que cette interprétation conduit à associer inégalités et eugénisme. Alors que les thèses eugénistes reposent sur des fondements inégalitaires, linverse nest pas forcément vrai. Ces derniers nimpliquent pas nécessairement un déterminisme biologique ou social.

Enfin et bien que louvrage concerne une théorie qui date de plus dun siècle, le sujet fait toujours preuve dune grande pertinence. Faisant référence à la fameuse expression de Keynes, Samuelson (2003) conclut, au vu de la pérennité de la pensée de Schumpeter, que Keynes avait tort : « À long terme nous ne sommes pas forcément tous morts ». Lactualisation de la dynamique internationale est délicate. Elle pose un véritable défi pour prendre en compte les politiques de redressement, le problème de lendettement public, la crise des chaînes logistiques, le retour du protectionnisme, les chocs inflationnistes structurels et linflation par les coûts. Ces éléments soulèvent des doutes sur la pérennité de « lÉtat fiscal » et les fondements des marchés internationaux. Certains évoquent déjà le passage à un « État débiteur » puis à un « État de consolidation ». La conjoncture géopolitique internationale conjuguée à la montée des mouvements populistes, les « instincts nationalistes, militaristes et impérialistes », se traduisent par une intervention publique qui va à « lencontre du mouvement normal des marchandises et des capitaux » (p. 402). Elle contribue au déclin, voire à la transmutation et la dégradation du modèle capitaliste pur. Cet ouvrage offre une interprétation pénétrante de ces dynamiques en proposant une lecture fidèle de la vision schumpetérienne et de sa théorie des espèces capitalistes.

BIBLIOGRAPHIE

Böhm-bawerk, Eugen von & Leonard, Henrietta [1891], « The Austrian Economists », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, no 1, p. 361-384.

Dorfman, Robert & Samuelson, Paul & Solow, Robert [1958], Linear Programming and Economic Analysis, New York, McGraw-Hill.

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Gislain, Jean-Jacques [2012], « Les origines de lentrepreneur schumpétérien », Revue Interventions économiques, no 46, p. 1-34.

Mckenzie, Lionel [1963], « The Dorfman-Samuelson-Solow Turnpike Theorem », International Economic Review, no 4, p. 29-43.

Perroux, François [1935], « Introduction. La pensée économique de Joseph Schumpeter » in Schumpeter, Joseph [1935], Théorie de lévolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, lintérêt et le cycle de la conjoncture, Paris, Dalloz, p. 9-148.

Samuelson, Paul [2003], « Reflections on the Schumpeter I knew well », Journal of Evolutionary Economics, no 13, p. 463-467.

Schumpeter, Joseph [1954], Economic Doctrine and Method, New York, Oxford University Press.

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Pierre-Yves Gomez, Le capitalisme comme ordre politico-économique, Paris, P.U.F., Que sais-je ?, 2022, 128 pages.

Tristan Velardo

Sciences Po Bordeaux

Centre Émile Durkheim
(UMR 5116)

Les éditions P.U.F. proposent avec ce « Que sais-je ? » une quatrième version du titre Le Capitalisme entreprise par Pierre-Yves Gomez après François Perroux (1948), Alain Cotta (1977) et Claude Jessua (2001). Lédition dune nouvelle version de ce titre atteste de la vive actualité de la notion de capitalisme et de son retour dans les sciences sociales depuis les années 2010. Les défis nouveaux auxquels le capitalisme fait face appelait sans aucun doute cette nouvelle édition. Lauteur axe son ouvrage autour de la problématique renouvelée de la viabilité du capitalisme dans le contexte de laprès subprimes, de la crise écologique et la pandémie de Covid-19 et ce, trente ans après la chute du bloc soviétique et la fin de loptimisme qui laccompagnait : « Sans adversaire pour le 360définir par contraste, on ne sait plus clairement ce qui le caractérise, ce qui fonde sa valeur et son avenir, sa dynamique et ses limites, ce qui détermine aussi sa puissance et ses responsabilités dans les transformations du monde » (Gomez, 2022, p. 6).

Le premier chapitre, faisant office dintroduction, pose la question épineuse de la définition de la notion de capitalisme en faisant appel à diverses traditions et en insistant à juste titre sur son caractère protéiforme. Lauteur rejette dentrée les définitions naturalistes qui consistent à faire du capitalisme laboutissement nécessaire du développement et de lévolution des sociétés humaines en confondant une forme historique de léconomie (le capitalisme) avec léconomie elle-même. Lauteur considère que « le capitalisme est une forme parmi dautres dorganisations économiques » (ibid., p. 11) et appelle à ce titre une analyse historique et sociale. Lauteur prend le parti que « le capitalisme nest ni évident, ni inévitable, quil est le produit de circonstances, et quil pourrait fort bien ne pas ou ne plus exister » (ibid., p. 12). Avec une telle approche, impossible davoir une démarche déductive qui pose une définition préalable du capitalisme. Tout lenjeu consiste donc à saisir lobjet capitalisme dans la diversité de ses manifestations historiques et géographiques : « quest-ce qui nous permet de croire que ce quon appelle le “capitalisme” forme un système cohérent ? » (ibid., p. 12). Lauteur propose ainsi une double démarche : la première, socio-économique, vise à interroger le système capitaliste et son caractère pérenne ; la seconde, davantage sociologique, vise à interroger la croyance collective et la production de normes et de valeurs. Le grand mérite de ce petit ouvrage est de rappeler que cest « la totalité de la société moderne que le terme “capitalisme” appréhende » (ibid., p. 15).

Le deuxième chapitre sattarde sur lémergence du capitalisme et possède une dimension historique. Lauteur dessine à grands traits lémergence du capitalisme dans le temps long, issu des transformations de la société féodale à partir du xiiie siècle. Le mérite ici est dinscrire le développement du capitalisme dans un cadre politique et écologique : du processus de monopolisation du pouvoir monarchique au développement des États-Nations, en reliant ces phénomènes à la question de laccumulation, de lappropriation et de lexploitation des ressources en mobilisant les thèses de lhistorien Karl-Friedrich Wittfogel selon lequel lorganisation économique et sociale des sociétés humaines est à 361relier à la gestion de leau. Lauteur revient par ailleurs sur une dimension de premier ordre pour comprendre le capitalisme : la monnaie de crédit (ibid., p. 32). À partir du xiiie siècle, les pratiques de lavance et de lintermédiation se développent et provoquent lémergence dune dynamique nouvelle : « Dans cette économie, le remboursement de la dette contractée peut-être repoussé à linfini tant que les intérêts du capital emprunté sont versés » (ibid., p. 33). Ainsi, les fonctions économiques du capitaliste, du banquier et de lentrepreneur émergent peu à peu pour devenir les figures centrales du capitalisme contemporain.

Dans le troisième chapitre, lauteur résout la « question des dramatis personae qui doivent être admises sur la scène » (Schumpeter, [1954] 1983, p. 242) en détaillant les fonctions économiques et sociales principales du capitalisme avec des « acteurs-types » (Gomez, 2022, p. 38) que sont le Capitaliste, lEntrepreneur, le Travailleur, le Consommateur et le Technocrate. Le Capitaliste a pour fonction d« allouer des financements » (ibid., p. 39) et assure un rôle dintermédiaire financier. Ce faisant, « il sempare du pouvoir légitime dorienter des capitaux vers les projets qui lui paraissent, à lui et selon son utilité, les plus susceptibles de réussir » (ibid., p. 41). Si le Capitaliste est un nouvel intermédiaire dans le financement de lactivité économique, lEntrepreneur est un intermédiaire au niveau de la production « en coordonnant les moyens de production, lactivité et les compétences techniques de différents exécutants, les matières premières vendues par les marchands, le financement assuré par les prêteurs, etc. » (ibid., p. 42). En mobilisant Frank Knight, lauteur insiste sur lEntrepreneur comme réducteur dincertitude et coordinateur rationnel mais ne néglige pas son rôle dinnovateur et de source de profit, dans la lignée de Joseph Schumpeter. La figure du Travailleur est surtout une occasion pour lauteur de mettre en relief la « nouvelle division du travail » (ibid., p. 44) dans le capitalisme. Ce dernier est ainsi caractérisé par la séparation du travail et du capital et donc lapparition dun agent économique étranger à la logique féodale : « le Travailleur prolétarisé » (ibid., p. 45). Ces trois agents-types assurent la production dans un système capitaliste et répondent aux besoins du Consommateur. À côté de ces figures de la production et la consommation, lauteur insère le Technocrate qui « est chargé dassurer larraisonnement des pratiques individuelles “autonomes” à des règles du droit commun, en formulant les normes et les lois (le droit) ; en veillant à leur application, 362excluant les déviants et récompensant les bonnes conduites (la justice) ; en précisant la place de chacun dans lordre social (lorganisation) et en administrant les flux de ressources financières ou physiques utilisées et distribuées (la gestion) » (ibid., p. 47-48). Formulés dans des termes marxistes, il sagit des éléments superstructurels : appareil juridique dÉtat, police, justice et fonction publique. Toutefois, le Consommateur possède ici un statut ambivalent car « il justifie les efforts du Travailleur, linitiative de lEntrepreneur et le calcul du rendement du Capitaliste » (ibid., p. 46). En effet, lauteur fait comme si la production capitaliste était orientée pour la satisfaction des besoins du Consommateur, ce dont on peut douter précisément parce que le capitalisme est un régime économique dans lequel « la recherche du profit individuel procure [une] norme universelle de justification » (ibid., p. 53) et où « la concurrence devient le moteur de la vie en société » (ibid., p. 57).

Outre le caractère pédagogique certain dune présentation par agent-type, lintérêt de ce chapitre est surtout de montrer comment le capitalisme « autorise des initiatives économiques individuelles tant quelles ne remettent pas en cause le pouvoir politique monopolistique de lÉtat-nation » (ibid., p. 51). Cette dialectique ambiguë entre liberté et coercition est assurée par des fonctions de normalisation (la manière dont sont établies les règles de droit et les normes sociales), des fonctions dorientation économique (la manière dont Capitalistes, Entrepreneurs et Consommateurs orientent la nature et la quantité de ce qui est produit et consommé) et des fonctions de production (la manière dont le Travailleur est subordonné au processus productif décidé par lEntrepreneur et régulé par le Technocrate).

Lidée directrice de louvrage est exprimée dans ce chapitre : le capitalisme est un « ordre politico-économique » (ibid., p. 54) qui ne saurait être réduit à une mécanique économique et implique de se pencher sur la dimension sociale, juridique, institutionnelle et, davantage, culturelle en ce quil « véhicule aussi une culture du profit qui agit comme un esprit (Weber), un ethos, une vision ou une justification commune de lagir dans le monde » (ibid., p. 58).

Le chapitre 4 se propose de détailler les mécanismes du capitalisme comme système en se fondant sur le phénomène de « contractualisation généralisée » (ibid., p. 60) : « [L]a fragmentation de la société en millions dindividus autonomes implique la contractualisation comme moyen 363idéal de produire des interdépendances à la fois libres et coopératives » (ibid., p. 61). Par voie de conséquence, lauteur insiste longuement sur la place de lentreprise comme « nœud de contrats » (ibid., p. 62). En attribuant à lentreprise la place centrale dans le capitalisme, lauteur propose de voir le Marché comme une « fiction institutionnelle » (ibid., p. 68) qui « garantit la liberté individuelle de contracter, dacheter et dentreprendre tout en imposant la rivalité comme contrainte collective entre les contractants » (ibid., p. 71). Le marché est donc ici une modalité dorganisation permettant une fluidité dans les échanges et une garantie dans les contrats. En invoquant Karl Polanyi lauteur rappelle le caractère construit et historique de linstitution du Marché et la manière dont la puissance publique a imposé un cadre réglementaire assurant au marché un rôle hégémonique dans lorganisation des échanges capitalistes. Parmi ces cadres, lauteur fait figurer la forme politique démocratique en se fondant sur lanalyse de Robert Dahl (ibid., p. 72).

Le cinquième chapitre pose la question de la limite. Lauteur traite de lexpansion progressive du capitalisme à la plupart des pays du globe en montrant comment « cette expansion est la condition même de sa pérennisation » (ibid., p. 80). Pour cela, le capitalisme possède une capacité inhérente à « sautorégler » selon lacceptation de Jean Piaget par une dialectique entre les forces centripètes (tensions entre intérêt individuel, recherche du profit et normes et institutions collectives) et les forces centrifuges (cycles, crises, déséquilibres). Lauteur considère que lexpansion, caractéristique du système capitaliste, est une « solution » (ibid., p. 87) afin déviter ou de repousser les tensions qui émergent de son fonctionnement comme « laccumulation inégalitaire des richesses et des revenus » (ibid., p. 81). Lintérêt du chapitre est que lauteur intègre à ce constat fort convenu la question de la gestion des ressources naturelles : labsence de limite de la logique capitaliste se confronte au caractère fini des ressources naturelles. Lauteur insiste sur un double effet : « la traduction de lespace naturel en ressources exploitables » et « la prolifération technologique » (ibid., p. 91). La destruction de lenvironnement pose des questions de premier ordre pour la gestion politique des communs et pour la science économique. Cette question est loccasion de présenter les différentes interprétations théoriques justifiant de cette expansion. Le capitalisme est tantôt perçu comme produit dune « sélection naturelle » et donc comme étape nécessaire du 364développement des sociétés humaines. Lauteur mobilise ici les traditions libérales (Adam Smith, David Ricardo, Douglass North) mais aussi la tradition marxiste qui aspire à son dépassement par le socialisme. La question donne à lauteur loccasion de présenter les débats autour de lunicité du capitalisme ou de la diversité des capitalismes en présentant les apports de lécole de la régulation.

Le sixième et dernier chapitre est en forme de conclusion. La problématique avouée de ce « Que sais-je ? » est par endroit déroutante : « quest-ce qui nous permet de croire que ce quon appelle “capitalisme” forme un système cohérent ? » (ibid., p. 103). La conclusion semble adhérer à un nominalisme difficile à relier avec le reste de louvrage : « en tant que structure, le capitalisme nexiste pas dans labsolu. [] Le capitalisme est aussi un récit assez crédible pour inspirer des comportements sociaux conventionnels » (ibid., p. 103). Alors même que lauteur conclut par un appel à « revenir à la matérialité des formes politico-économiques » (ibid., p. 117). En effet, la destruction de la biodiversité est réelle, le rapport salarial de subordination est réel, en un mot,le capitalisme nest pas quune affaire de concept, il marque les corpset la matière. Malgré cela, le dernier chapitre se penche surtout sur les aspects culturels du capitalisme notamment sur « le récit qui relie ses membres en formulant la croyance commune dans la “norme fondamentale” » (ibid., p. 105), à savoir la recherche du profit individuel. Le capitalisme produit des normes, des valeurs, des croyances et des représentations collectives qui permet dassurer la cohérence des individus qui la compose.

Louvrage se termine sur un passage en revue des principales critiques adressées au capitalisme en les regroupant par thèmes et de manière parfois expéditives. Par exemple, nous retrouvons dans « les critiques portant sur les limites matérielles » (ibid., p. 109-110) des auteurs et des approches aussi différentes dun David Ricardo, dun John Maynard Keynes, dun Nicolas Georgescu-Roegen et du rapport Meadows… Lauteur traite parfois avec rapidité et injustice de longues traditions critiques : en invoquant Thomas Piketty, lauteur assène que « le capitalisme semble avoir débouché sur une société encore plus inégalitaire [que la société médiévale] » (ibid., p. 113) et plus loin, il enterre Marx en affirmant « léchec du marxisme » (ibid., p. 116) par une énième reductio du matérialisme scientifique (sic) « à un économisme » (ibid., p. 116).

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Cette nouvelle édition du titre Le Capitalisme dans la collection « Que sais-je ? » remplit toutefois sa fonction principale : donner à lire. La richesse bibliographique dans les notes de bas de page et la densité des thématiques abordées ne peuvent que susciter lintérêt du néophyte et attiser une curiosité renouvelée chez lérudit. Pour ces raisons, ce « Que sais-je ? » ne vient pas remplacer ces prédécesseurs mais plutôt les compléter par une approche politico-économique (ibid., p. 76). Le grand mérite de louvrage est ainsi de ne pas se restreindre à la dimension économique mais bien douvrir des perspectives sociologiques, historiques et même psychologiques. Toutefois, le livre prend curieusement parti. On serait en droit dattendre dun « Que sais-je ? » une présentation plus large et pluraliste des interprétations, des écoles de pensées, des débats et des controverses. Par exemple, il est sans doute regrettable que lauteur insiste sur le phénomène de la firme comme nœud de contrats sans présenter les approches concurrentes en termes de rapport marchand, de rapport salarial ou dinnovation. Bien sûr, lauteur est tenu par le format de ce type douvrage. Mais, le livre manque dune discussion ou, à tout le moins, dune présentation des principaux points aveugles des approches en termes de capitalisme et des ruptures récentes au regard des grands enjeux pour le xxie siècle. À titre dexemple : la numérisation et le capitalisme de plateforme (Srnicek, 2018), léconomie du genre et le capitalisme patriarcal (Federici, 2018), le capital fossile (Malm, 2016), etc.

Références

Cotta, Alain [1977], Le Capitalisme, coll. Que sais-je ?, Paris, PUF.

Federici, Silvia, [2004] 2018, Caliban et La Sorcière. Femmes, Corps et Accumulation Primitive, Genève Paris Marseille, Entremonde senonevero.

Gomez, Pierre-Yves [2022], Le Capitalisme, coll. Que sais-je ?, Paris, PUF.

Jessua, Claude [2001], Le Capitalisme, coll. Que sais-je ?, Paris, PUF.

Malm, Andreas [2016], Fossil Capital. The Rise of Steam-Power and The Roots of Global Warming, London New York, Verso.

Perroux, François [1948], Le Capitalisme, coll. Que sais-je ?, Paris, PUF.

Schumpeter, Joseph Aloïs [1954] 1983, Histoire de lanalyse Économique II. Lâge Classique. coll. Tel, Paris, Gallimard.

Srnicek, Nick [2018], Capitalisme de Plateforme. Lhégémonie de léconomie Numérique, Montréal (Québec) Lux éditeur.

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Jean-Paul Frick, Le concept dorganisation chez Saint-Simon, édition de Michel Bellet et Juliette Grange, Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque de léconomiste, 2022, 968 pages.

Ludovic Frobert

CNRS

Triangle (UMR 5206)

Les études sur Henri Saint-Simon peuvent bénéficier aujourdhui du magnifique travail dédition ayant conduit à la parution en 2012 aux PUF des quatre tomes de ses Œuvres complètes. Les éditions Classiques Garnier publient à leur tour un lourd volume de Jean-Paul Frick consacré au thème de lorganisation chez ce penseur. Il sagit dune thèse de doctorat soutenue à luniversité Paris IV en 1981 par un philosophe peu-après disparu. Les opportunes préface et postface de cette édition assurée par Michel Bellet et Juliette Grange permettent de mesurer limportance de la contribution.

Dans Le concept dorganisation chez Saint-Simon, Jean-Paul Frick met en question quelques interprétations classiques qui toutes, mais de façons diverses, ont souligné la dispersion et la discontinuité de cette œuvre, en ont signalé le manque de cohérence et parfois, tout simplement, de teneur. Une œuvre que lon découpe habituellement en trois phases : la phase scientiste (1802-1813), la phase industrialiste (1813-1821), la phase religieuse (1821-1825). Contre Henri Gouhier, Frick va souligner que, certes parfois hasardeuse et manquant souvent tant de précision que de systématicité, lœuvre et notamment ses premières contributions ne peuvent être traitées avec tant de négligence, voire condescendance. Moins critique vis-à-vis de linterprétation de Pierre Ansart qui, à la suite de Durkheim et Gurvitch, faisait de Saint-Simon un des fondateurs de la sociologie, Frick va estimer quil faut réfléchir au passé de cette fondation. Ansart estimait en effet que vers 1815, et de façon inouïe et soudaine, Saint-Simon inventait la sociologie, en ne faisant finalement que des emprunts mineurs à ses propres textes de la période 1802-1813. 367Contre la thèse de cette irruption, Frick va souligner au contraire quil y a une forme de continuité dans toute lœuvre de Saint-Simon. Et cette continuité, reliant en outre le 18e siècle et le 19e siècle, est à trouver dans le concept dorganisation. Lœuvre de Saint-Simon apparaît dès lors comme le développement (au sens épigénétique du terme) de cette idée.

Frick propose donc déjà de revenir sur les premiers travaux, ceux que clôt en 1813 son Mémoire sur les sciences de lhomme. Attentif à lhistoire et à lhistoire des sciences de ce moment 1800, lauteur observe en quoi Saint-Simon est débiteur dune période qui enregistra le baptême de la « biologie » et vit se développer une physiologie revendiquant la spécificité du vivant, marquant la démarcation cruciale entre lorganique et le non-organique et revendiquant la possibilité dune étude positive de cet ordre de réalités. Cest ici le « physicisme » de Saint-Simon qui doit être revisité, sa curieuse cosmologie mettant en scène le conflit entre corps bruts et corps organisés, enfin donc cette physiologie dont il perçoit immédiatement lextension au corps social, via la réflexion sur lhomme. Frick observe la naissance de ce concept et le relie précisément à son contexte historique et à ses références, principalement, Vicq-dAzyr, Cabanis, Bichat, Condorcet. La « nature des choses » concernant les corps organisés, dans lesquels communiquent et se coordonnent harmonieusement le tout et les parties, sert rapidement de patron à la réflexion sur la société. Le concept dorganisation est une « idéologie scientifique » (George Canguilhem) tant lordre harmonieux que porte toute organisation permet, au lendemain de la Révolution française et au temps dun Empire autoritaire, dimaginer une réorganisation rationnelle des sociétés européennes jusqualors en constantes guerres. Comme le montre Frick, ce nest toutefois pas une simple biologisation du savoir sur la société que propose Frick, mais une déclinaison du concept dorganisation.

Vers 1815 en effet, Saint-Simon localise la vie du corps social dans les phénomènes économiques et la naissance dune société nouvelle, industrielle. Débutée par LIndustrie littéraire et scientifique dont Saint-Simon signe le deuxième volume les réflexions sadressant désormais à un public plus vaste se poursuivent avec Le Politique, LOrganisateur puis Du système industriel. La vie économique, production et échange, peut relier harmonieusement toutes les parties fonctionnelles du corps social qui sont toutes les parties industrieuses. Toutefois à la différence des 368autres ordres du vivant pour lesquels Saint-Simon accepte lhypothèse fixiste, ici, concernant la société, leffort dorganisation consistant à consacrer tous les producteurs (les industriels) et à déprimer les oisifs prend du temps. Il y a progrès, perfectibilité, mais à la suite dune histoire indexée à la capacité quont les hommes à respecter et appliquer les règles de ce « corps organisé » singulier quest la société. Cest là le pari de ladministration, nouvelle forme du politique dans un monde où les hommes associés, et rationnellement hiérarchisés suivant leurs capacités, exploitent de façon créative le globe. Une administration qui succède au gouvernement, forme politique obsolète dun monde où sexerçait stérilement la domination de lhomme sur lhomme.

Dans ses dernières œuvres Saint-Simon estime que cet effort matériel dorganisation de la nouvelle société industrielle doit être renforcé par un enseignement moral. Plus clairement, il précise que ce monde organisé ne liera tous les hommes quen identifiant ce qui ne peut pas ne pas être la boussole morale dune société sécartant de la rareté. Sadressant aux plus hautes responsabilités futures de ce monde, au « parti des industriels », il leur précise quun tel monde, pour affirmer sa cohésion et ses progrès, doit absolument assurer lémancipation physiques et morales de ses fractions les plus vulnérables. Avec le Catéchisme des industriels (1823-1824), puis linachevé Nouveau christianisme (1825), Saint-Simon souligne que la physiologie singulière de ce corps organisé avancé quest la société industrielle doit prévoir un chapitre moral ou religieux (sur lamour) aux côtés des chapitres politiques et économiques.

Le concept d organisation chez Saint-Simon est donc une thèse de doctorat en philosophie. Ceci explique en grande partie la longueur dun volume de près de 900 pages. Il est évident que lauteur, sil avait dû en extraire un livre laurait fortement raccourci. Ses autres contributions, notamment un livre (Auguste Comte et la république positive, 1991) et surtout des articles sur Jean-Baptiste Say, Condorcet, Comte ou donc Saint-Simon10 signalent en effet la qualité de ses synthèses. Ce fort volume est toutefois précieux tant, mêlant philosophie et histoire, sappuyant aussi sur la littérature contemporaine en histoire et philosophie des sciences (Canguilhem, mais aussi François Jacob, La logique du vivant, 1970) et 369partant dune étude fine et exhaustive des textes et de leurs sources, défend une interprétation forte de Saint-Simon. Une interprétation qui ne cache pas les tours et détours souvent aléatoires de lœuvre, souligne les approximations et imprécisions, le schématisme ou la naïveté de son naturalisme optimiste, mais montre au final ce quest une « philosophie inventive ». De cette enquête ressort un Saint-Simon en son temps mais également la démonstration que certaines de ses réflexions cultivées donc au sein de ce concept général dorganisation – sa notion propre dadministration, sa conception de la religion – signalent une vraie potentialité y compris par rapport à ce quen dériveront certains de ses disciples.

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Jules Leroux. D une philosophie économique barbare, Présentation Ludovic Frobert et Michael Drolet, Lormont, Le Bord de leau, Bibliothèque républicaine, 2022, 284 pages.

Martine Leibovici

Université Paris Diderot (Paris 7)

LCSP (EA 7335)

Depuis le milieu des années 1970, contre vents et marées, des historiens et des philosophes ont accompli un travail considérable de redécouverte et de réhabilitation des penseurs socialistes-utopiques du xixe siècle. Pierre Leroux fut lun de ces penseurs, lui qui, tout en tenant à rester philosophe, a fait entrer dans la philosophie les questions posées à lépoque par la Révolution et lémancipation, brouillant ainsi ses frontières avec la non-philosophie. Il est, selon Miguel Abensour, linstaurateur dun « style barbare » en philosophie. « Barbares ? – interrogeait Jules Michelet à propos de Leroux, de Béranger et de lui-même – [] ceux qui travaillent ou ceux qui ont travaillé de leurs mains [] Barbares, cela veut dire jeunes, pouvant renouveler dune jeune chaleur leur sang épuisé []. 370Nous sommes [] des fils de la Révolution11 ». Mais, comme lécrivent Ludovic Frobert et Michael Drolet, « un tout autre son de cloche, sans doute fêlé, vient toutefois dun autre commentateur informé, son propre frère, Jules Leroux (1805-1883) qui, ni plus ni moins, accusera Pierre souvent violemment, probablement injustement [] de navoir été quun philosophe inoffensif, un barbare presque domestiqué » (p. 8).

Les textes de Jules Leroux publiés dans ce volume sont deux entrées économiques de lEncyclopédie nouvelle, « Smith (Adam), célèbre économiste anglais du dix-huitième siècle » et « Économie politique ». Cette Encyclopédie fut publiée entre novembre 1833 et 1846, sous la direction de Jean Reynaud et Pierre Leroux, qui finirent par se brouiller en 1840 autour dun désaccord concernant la destinée des âmes après la mort, lequel signalait une « distance croissante sur la question de légalité » (p. 23). Contre Reynaud, Jules et Pierre étaient du même côté. Pierre avait voulu que ce frère, quil qualifiait de « fou sublime » selon le témoignage de George Sand, participe à lentreprise, de sorte quil y signa la majeure partie des entrées économiques de lEncyclopédie.

Pour appréhender ces textes, la longue et érudite présentation qui les précède est indispensable. Elle permet au lecteur daujourdhui de reconstituer, « malgré les minces traces que nous en avons12 », lexpérience que louvrier autodidacte Jules Leroux, « pauvre, méprisé, invisibilisé » (p. 13) fit de la vie, dans le milieu du mouvement ouvrier des années 1840, multiple, foisonnant et inventif, malgré la répression qui sabattait périodiquement sur lui. Un des axes majeurs de son existence fut bien sûr la complexité des rapports avec son frère, tissés autant damour que de ressentiment du cadet à légard du brillant aîné. Si Jules et Pierre empruntèrent ensemble plus dun chemin (la rupture avec le saint-simonisme, la communauté de Boussac, laventure de lEncyclopédie nouvelle, la députation à la Législative de 1849-1850, lexil à Jersey après le coup dÉtat de 1851), si dans les années 1835-1840, « la réflexion de Jules emprunte largement à celle de Pierre » (p. 31) et que Pierre suit Jules lorsquil aborde des questions économiques, ils finissent par devenir de 371plus en plus étrangers lun à lautre. Émigré avec sa nombreuse famille dans le Kansas puis en Californie, Jules Leroux laisse un manuscrit de 228 feuillets qui ne sera jamais publié, les Nouveaux principes déconomie politique ou lÉvangile éternel, quil fait précéder dextraits de lettres échangés avec son frère. Tout en revenant sur certains épisodes de leur histoire tant familiale que politique, Jules y clarifie de manière batailleuse « la distance quil prend avec les thèses de son frère » (p. 87), avant de mourir en 188313.

Lun des enjeux de leur différend concerne le statut que chacun accorde à la philosophie. Lon apprend dans la présentation du volume que Pierre Leroux a souvent reproché à son frère de se tenir « loin de la philosophie » pour se consacrer au « cercle étroit » de léconomie politique (p. 79). Pour Jules, qui se considère comme plus proche des dominés que Pierre, la place que ce dernier donne à la « pensée comme unité dominante de la vie » en revient à reconduire une « philosophie de dominants », alors que son idéal de réciprocité désarme la « colère sociale venant du peuple » (p. 9). Contrairement aux préjugés de Pierre, il faut descendre de ces hauteurs vers la connaissance de lHomme et de sa production concrète, vers léconomie politique. Jules ninvoque cependant pas la concrétude pour renoncer à la philosophie. Toute la critique quil adresse aux économistes de son temps – Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Sismondi – se fait au nom dune conception singulière de larticulation entre la connaissance économique et la réflexion philosophique, dune part, et dune philosophie, voire dune métaphysique de la vie, dautre part.

Le « titre glorieux [déconomiste] ne lui appartient pas, par la raison bien simple quil ne fut pas philosophe » (p. 134), écrit Jules Leroux à propos dAdam Smith. Plus exactement, contrairement à ses successeurs, son point de départ était encore une idée philosophique : « La richesse na dautre source que le travail ». Mais au lieu de lapprofondir, il la sacrifiée à une autre : « Le gouvernement ne doit pas intervenir dans le travail humain » (p. 132-133). Il y a un tour de passe-passe qui consiste à présenter cette idée comme la conséquence de la première, alors que, sil sagit daugmenter la richesse, on peut tout à fait concevoir 372au contraire un gouvernement qui organise le travail. « Au lieu de creuser une idée en philosophe, il lexamine en pur observateur du fait actuel » (p. 133). Ici, Adam Smith prolonge lécole écossaise de Hutcheson qui identifie « la métaphysique à la physique, en appliquant aux phénomènes de la vie la méthode dobservation des naturalistes » (p. 130). Jean-Baptiste Say, fondateur de lécole classique française en économie et disciple proclamé de Smith, transfigure lœuvre de Smith « à lusage de la bourgeoisie de France » en scindant radicalement la science économique de toute idée philosophique, et conclut définitivement « du présent à limmuable [] Là ou Smith sent encore la mobilité, la vie, Say ne voit que limmobilité et dans cette immobilité un des attributs de la vie » (p. 107). De son observation dun présent caractérisé par la prédominance de la bourgeoisie, animée du « cri sauvage » (p. 109) de liberté commerciale illimitée, il conçoit lhomme comme un marchand qui ne consomme que pour produire et vendre. Mentionnons aussi la critique de Sismondi qui, contrairement à Smith, pose en principe lintervention du gouvernement et refuse le principe de la concurrence libre et universelle, mais il prend comme allant de soi le fait actuel quil y ait des riches et pauvres quil va jusquà considérer comme deux races dhommes différentes, entre lesquelles il voudrait rétablir un lien féodal sous la forme moderne du paternalisme et de la philanthropie.

Le travers commun de ces trois économistes consiste, au nom de la scientificité, de prôner lobservation des faits, ce qui en revient à naturaliser la société actuelle et légitimer ce qui devrait les horrifier :

Je ne connais donc point de méthode plus funeste, plus puérile, moins digne de philosophie, que celle qui, par lobservation, recueille ce quelle appelle des phénomènes, des faits, puis élevant ces faits, ces phénomènes, à la valeur des êtres, des causes, les donne comme éléments aux sciences les plus importantes à lhomme. Quoi, parce que lesclavage existe, vous irez doter la philosophie, la politique, la morale, de ce fait hideux ! Quoi, parce que des ruines de lesclavage antique surgit, sous le nom de prolétariat, un nouvel esclavage, vous irez, à linstar dAristote, doter la morale, la politique, léconomie politique et la philosophie de ce fait hideux ! Quest-ce donc après tout que ces phénomènes sur lesquels vous bâtissez si facilement vos sciences de lhomme et de la société ! sont-ils égaux à lhomme, à la société ? ne sont-ils pas au contraire issus de lhomme, issus de la société ? (p. 183).

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Il ny a évidemment pas de science sans prise en considération des phénomènes, de la factualité, de ce qui se manifeste. Mais « lhomme ne peut abdiquer son génie philosophique [] toujours la question dorigine le sollicite et lattire » (p. 185).

Quest-ce que le phénomène ? Ne me répondez pas par sa description la plus fidèle, cela ne peut me satisfaire ; mais dites-moi son origine, dites-moi sa fin. Lhomme au sein de lunivers la-t-il éternellement produit ? doit-il éternellement le produire ? Quel rapport y a-t-il entre ce phénomène et la nature de lhomme, nature que vous ne devez point conclure de lobservation du phénomène, mais de laquelle, au contraire, vous devez conclure au phénomène, puisque ce phénomène est issu delle en partie (p. 186).

La question de la nature de lhomme est une question philosophique. « Il faut dire ce quest la vie, écrit Leroux, pourquoi lon est venu sur terre, quels liens nous attachent à la famille, quels liens nous relient à nos compatriotes et quels liens nous relient à lhumanité » (p. 128). Du point de vue du tout, la vie est « la persistance de lêtre », elle est en nous ce qui préside à nos actions et à celles dautrui, elle est la « force vive » du moi. Loin dêtre fixe, elle est temporalité, orientée selon un axe passé, présent, futur mais aussi mutabilité et adaptation, création, progrès. Leroux réhabilite les grandes questions de la métaphysique, cest-à-dire la science du tout. Celle-ci a plusieurs noms. Dans un texte Leroux écrit : « la science que nous avons en vue [léconomie politique] » est « lune des branches essentielles de la philosophie » (p. 125). Dans un autre que Politique, Religion ou Philosophie, Économie politique, font partie de la « Science sociale » (p. 189). Et dans un autre encore, cest la religion qui « embrasse lhomme tout entier » (p. 149)14. Que la science du tout soit nommée Philosophie, Science sociale ou Religion, le geste est commun, il est métaphysique. Dès lors comment Leroux articule-t-il ce geste à la démarche de la science économique ?

La métaphysique « appliquée à lhomme [est] la science de lêtre, la science de la vie » (p. 129). Dune certaine manière toutes les sciences ont la vie et le développement de la vie comme objet, mais chacune les considère « sous un aspect particulier » (p. 158). Laspect de la vie 374qui intéresse la science économique est le besoin de lindividu, dans la mesure où « notre vie [cest] cest la satisfaction de nos besoins » (p. 182) que Leroux ne réduit dailleurs pas au besoin physique, la richesse étant elle-même définie comme la satisfaction des besoins humains et se décline en richesse matérielle, morale, artistique, intellectuelle et religieuse. Si la notion de besoin concerne le moi, elle engage immédiatement le non-moi, cest-à-dire avant tout les autres hommes, la société. De là Leroux procède à une déduction logique de ses catégories économiques principales : travail, richesse, instrument, capital, échange, propriété, etc., qui engagent différents niveaux de rassemblement des individus, de la maison à la nation. Léconomie politique est cette « recherche de la loi, de larrangement des diverses parties constituantes de la nation, le but de cette loi étant de donner à la nation son plus grand bien-être, sa plus grande prospérité, sa plus grande richesse » (p. 189). En cela, la définition centrale est celle, non seulement de la richesse, mais de la « vraie richesse ». Jusque-là toutes les définitions de la richesse qui ont été données ont engendré, même chez Adam Smith, datroces conséquences qui ne concerneraient pas léconomiste mais « le moraliste et le politique »,

[T]elles que la suppression des hôpitaux et secours pour les malades et pour les pauvres, pour les enfants abandonnés, exposés en naissant, et pour les vieillards ; telles que la diminution des salaires, la création incessante des nouvelles machines, la répression violente du vagabondage, et la réclusion forcée de lhomme qui se fie en dernière analyse à la charité de ses semblables et à la liberté, à la vie quil a reçue de Dieu (p. 206).

En revanche :

[L]économie politique ayant défini la richesse et trouvé lhomme, ne saurait admettre cette organisation barbare de la société (p. 207).

Lorganisation barbare de la société est au cœur des problèmes de notre époque et ces problèmes ne peuvent trouver de solution sans prise en considération de « lhomme tout entier » (p. 149). Léconomie politique envisage ces problèmes de son propre point de vue, celui de la production de la richesse, mais soutenue dun bout à lautre par cette orientation. Loin de nuire à la compréhension des phénomènes, la normativité est consubstantielle à toute science qui traite de la vie des hommes. Léconomie 375est bien politique et son inspiration métaphysique la porte à la critique du présent et à louverture de possibles. Cest pourquoi, contrairement à Smith, Say et Sismondi, elle prend « comme point de départ lavenir, lidéal, ce qui doit être » (p. 209). Invoquant la cité future, Leroux ne se livre pas à un récit utopique mais déduit « quelques principes générateurs de lorganisation sociale de lavenir » (p. 210) de sa définition de la richesse, comme le droit de tous à tout limité par la propriété en tant que possession et usage dun objet propre à satisfaire le besoin de lautre, ce qui exclut la propriété des instruments de production, ou encore lidée que ni la richesse matérielle ni le travail nont de prix et que le travail devrait être conçu comme un échange de services.). Leroux sinscrit clairement dans le sillage de ces « penseurs nouveaux » pour qui la base nouvelle de léconomie politique nest plus la concurrence mais lassociation (p. 122). Tout en continuant la discussion avec eux (Fourier et Enfantin en particulier), il en adopte le ton, le pathos, il invoque « Qui donc es-tu, ô homme ! » (p. 227) et envisage comme ses interlocuteurs actuels « les amis de lavenir [qui] ne sont plus animés de la haine première, ignorante et sauvage du présent » (p. 244), mais par le désir dune altérité sociale.

Aucun texte de Jules Leroux navait été réédité depuis le xixe siècle et lon espère que Ludovic Frobert et Michael Drolet vont poursuivre leur entreprise. La lecture de Jules Leroux. Dune philosophie économique barbare ne peut que susciter lintérêt pour lœuvre mais aussi la vie de ce « fou sublime ». Espérons que grâce à eux nous pourrons avoir bientôt accès aux Nouveaux principes déconomie politique ou lÉvangile éternel précédé des extraits de lettres échangées entre Pierre et Jules Leroux dont ils nous parlent dans leur remarquable présentation

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Emmanuel Pécontal et Paula Selzer, Adolphe Gouhenant. Engagements et ruptures dun socialiste utopique (1804-1871), Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, Les Cahiers de la MSH-Ledoux, 2022, 324 pages.

Michel Herland

Université des Antilles

Laboratoire MÉMIAD (EA 2440)

Bien que cet ouvrage ne relève pas de lhistoire de la pensée économique stricto sensu, il pourra retenir lattention de tous les lecteurs de cette revue qui sintéressent aux socialistes utopiques. Il présente en effet le parcours extraordinaire dun cabétiste qui conduisit, entre autres, la création de la première et éphémère colonie icarienne aux États-Unis. Louvrage, très bien rédigé, est issu dun important travail darchives mené conjointement par les deux auteurs, lun en France, lautre en Amérique. Il retrace le destin dun homme du xixe siècle, un touche-à-tout qui commença par viser sinon la célébrité, du moins la considération de ses concitoyens, avant de devenir lâme dun complot révolutionnaire, puis, comme déjà indiqué, de prendre la tête dun groupe de colons icariens et enfin de sétablir bourgeoisement mais non sans de nombreux déboires et de faire souche en Amérique.

Quand Gouhenant se trouvait à court dargent, ce qui lui arriva à plusieurs reprises, il avait de nombreuses cordes à son arc pour rebondir. Il était peintre et professeur de peinture, musicien et professeur de musique, quelque peu scientifique puisquil tourna dans plusieurs villes du Sud et lEst de la France pour démontrer un « microscope solaire », daguerréotypiste, droguiste (en France) puis (aux États-Unis) pharmacien et médecin (non diplômé), voire géologue. Pour le fils dun modeste propriétaire terrien de Franche-Comté, nayant reçu quune éducation primaire, ces divers accomplissements apparaissent remarquables.

On ne sait guère ce quil fit entre 1819, quand il quitta son petit village de Flagy, jusquen 1827 où il épousa la fille dun riche fermier de Feyzin, proche de Lyon où il sétablit comme droguiste après son mariage. Cest à Lyon quil sillustra une première fois en édifiant une tour astronomique sur la colline de Fourvière. Il navait pas les moyens financiers de son ambition et se ruina assez vite dans cette entreprise. 377Après deux années consacrées à promener son microscope solaire, on le retrouve, en 1835, à Toulouse, établi comme peintre mais soccupant surtout de lever une armée clandestine dans la région, dans le double but de rétablir la République et de faire advenir le communisme icarien. Le complot fut éventé, Gouhenant emprisonné puis innocenté faute de preuves à lissue dun procès retentissant. Il sinstalla alors, en 1843, dans la petite ville voisine de Nérac comme peintre et restaurateur de tableaux. Il y acquît une aisance suffisante pour figurer dès 1846 sur la liste des électeurs, ce qui nous indique quil faisait partie des 10 % des citoyens les plus aisés de la ville.

Gouhenant ne devait pas pour autant avoir abandonné ses projets révolutionnaires puisquil fut choisi pour diriger la première expédition des cabétistes en Amérique. Soixante-neuf colons partis du Havre le 3 février 1848 arrivèrent à la Nouvelle-Orléans le 27 mars. Ils eurent beaucoup de mal, ensuite, à atteindre les terres qui leur étaient promises au Texas. Ils y parvinrent aux premiers jours de juin mais les dissensions, limpréparation eurent vite raison de leurs efforts et la colonie nexistait déjà plus à la fin de lété.

Commence alors pour Gouhenant une autre vie, celle dun migrant ordinaire qui doit se procurer des moyens dexistence sans perdre de vue lambition de « devenir quelquun ». Il y parviendra finalement, non sans avoir fait faillite une nouvelle fois. Après avoir atterri auprès des militaires récemment installés à Fort Worth et dont il sétait fait apprécier comme maître de musique, dessin, danse et même descrime (!), il put faire valoir ses droits de migrant et obtint deux parcelles de 160 acres chacune à Fort Worth. Il acquit également des terrains à Dallas, encore un modeste village mais chef-lieu du comté. Il sy lia au milieu franc-maçon – lui-même étant « frère » depuis lépoque lyonnaise. Son Art Saloon, situé en plein centre-ville, attirait toutes les notabilités, quelles soient de la ville ou de passage. Cétait une institution unique, à la fois galerie dart, studio de daguerréotype et salle de danse. Cependant, à la suite de spéculations hasardeuses, en 1856 Gouhenant se trouvait à nouveau à peu près ruiné, faute de pouvoir rembourser un important emprunt gagé par une hypothèque sur lArt Saloon quil perdit à cette occasion. Il navait cependant pas dit son dernier mot. Remarié en 1861 (sans avoir divorcé de son épouse française), il sinstalla alors près de sa nouvelle belle-famille à Pilot Point, toujours au Texas. Il y ouvrit 378une pharmacie et fut désormais connu comme le « Dr A. Gounah, chimiste praticien et médecin ». Il mourut en 1872 dans un accident de chemin de fer, en route vers Washington « à propos daffaires relatives au département de chimie et de biologie », selon un journal local, ayant été préalablement désigné, semble-t-il, pour effectuer le relevé géologique du Texas.

Si la vie de Gouhenant recèle encore quelques parts de mystère après ce livre, il apporte des indications précieuses tant sur le mouvement révolutionnaire avant 1848 et sur les Icariens que sur la naissance du capitalisme foncier aux États-Unis, tout en brossant le portrait détaillé dun personnage véritablement exceptionnel. Certes, contrairement à son contemporain Joseph Déjacque dont la biographie a paru dans la même collection15 et qui eut lui aussi sa période américaine, Gouhenant ne fut pas un théoricien du socialisme (il na laissé que quelques rares lettres), il fut avant tout un homme daction et bien quil échouât souvent, ses multiples tentatives rendent son parcours dautant plus passionnant.

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Marco P. Vianna Franco and Antoine Missemer, A History of Ecological Economic Thought, Routledge, London and New York, 2022.

Alberto Fragio

Universidad Autónoma Metropolitana – Unidad Cuajimalpa

Mexico City

Marco P. Vianna Franco and Antoine Missemer are leading scholars in the history of ecological economics. They are known for a 379remarkable string of papers on early Soviet ecology and the history of natural capital, among many other topics. Missemer notably published the books Nicholas Georgescu-Roegen, pour une révolution bioéconomique (ENS Éditions, Paris, 2013) and Les économistes et la fin des énergies fossiles (1865-1931) (Classiques Garnier, Paris, 2017). The starting point of this new book is the tension between contemplative and instrumental views of nature. The authors argue that this tension has played a key role in the development of Western thought, where economists have had the tendency to adopt the instrumental view. Despite contemporary ecological economics being clearly the terminus ad quem of the narration, the authors consider this term as too narrow to include the broad intellectual history of the relations among nature, economy and economics. That is why they suggest “ecological economics thought” as a conceptual and historiographical device to articulate a vast amount of historical material, including ecological economic doctrines stemming from a heterogeneous constellation of authors from the early modern political economy in the 16th century to the pre-Second World War. The book presents a formidable gallery of forerunners, with specific concerns such as natural history, the creation of botanical gardens, the Naturphilosophie or the valuations of environments proposed by North American economists in the 1930s. It runs from Western to Slavic contexts; from French botanists and Austro-German scholars to the British sanitary movement and the Russian utopians; from well known figures such as Linnaeus, Buffon or Humboldt to more or less obscure authors such as Johann Žmavc, Hazel Kyrk or Vladimir V. Stanchinsky; from the Soviet ecological energetics to the stomachs of birds in the North American economic ornithology; or from the “other Austrian economics”, i.e. Josef Popper-Lynkeus and Otto Neurath, to the American home economics and land economics. This book is indeed a good successor to Joan Martínez-Aliers Ecological Economics. Energy, Environment and Society (Basil Blackwell, Oxford, 1987), where the erratic path toward ecological economics appeared as a corpus of knowledge negligently ignored by both mainstream and ecological economists. In a similar vein, this new book highlights the extent to which ecological economics has been characterized by a scandalous lack of historical transparency even by its own members.

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Without a doubt, Franco and Missemers book is an outstanding achievement, but maybe is vulnerable to at least two criticisms. The first one regards the ambiguous nature of the label “ecological economic thought” (EET), which appears and disappears throughout the book like a McGuffin. This term is borrowed from Edwards-Jones, Davies, and Hussains edited book Ecological Economics: An Introduction (2000), and it is liable to the same criticism that Martin Kusch formulated about Alistair C. Crombies and Ian Hackings styles of scientific reasoning (2010). EET involves, for instance, a strong internalist perspective by attending mainly to developments in the realm of ideas and leaving outside many external causes, both at micro and macro level. Both individual and transcending to a kind of super-social entity, the ontological status of EET is unclear. A second criticism may be linked to the conventional historiography of economic thought itself. Several authors such as Margaret Schabas (1992; 2002) and Roger E. Backhouse (2010) –to mention only a few– have long criticized the history of economic thought as an outdated historiographical approach, excessively indebted to old intellectual traditions. Margaret Schabas, in particular, suggests breaking away the history of economic thought and to consider the history of economics as history of science.

Despite these criticisms, which needless to say could be debated further, this is an important book which shows an impressive erudition and draws together an interesting, deft and very readable narration. It is easy to see that this book will become a landmark reference in the field.

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Anthony Mergey, Michel Pertué et Jean-Paul Pollin (dir.), Guillaume-François Le Trosne. Itinéraire dune figure intellectuelle orléanaise au siècle des Lumières, Le Kremlin-Bicêtre, Mare et Martin, Grands Personnages, 2023, 318 pages.

Bernard Herencia

Université Gustave Eiffel

Laboratoire interdisciplinaire détude du politique Hannah Arendt (EA 7373)

Louvrage prolonge le colloque consacré à Guillaume-François Le Trosne (1728-1780) qui sest tenu les 16 et 17 novembre 2021 à Orléans, sa ville natale. La manifestation et louvrage ont été dirigés par Anthony Mergey et Michel Pertué, juristes et Jean-Paul Pollin, économiste. 16 contributeurs (des juristes, essentiellement spécialistes de lhistoire du droit, des économistes et dans une moindre mesure des historiens modernistes) mettent en lumière une figure tout à fait méconnue de la première véritable école déconomistes – la physiocratie – et plus largement des mouvements intellectuels de la seconde moitié du xviiie siècle. Lhistorien du droit Thérence Carvalho a le double mérite dêtre à lorigine de cet intérêt nouveau pour Le Trosne et dêtre le principal contributeur de ces actes avec sa biographie intellectuelle et sociale, une présentation de sa bibliothèque (notamment avec la contribution dAurélia Ghetivu, doctorante en histoire du droit, pour la transcription du catalogue des livres composant cette bibliothèque) et le tableau de sa chronologie et de ses œuvres. Carvalho est en effet léditeur scientifique de trois textes majeurs du physiocrate – De lordre social, De lintérêt social et Vues sur la justice criminelle – réunis dans le recueil intitulé Les lois naturelles de lordre social (Le Trosne, 2019). La collection darticles proposée ici alimente, avec cet intérêt tout à fait neuf pour Le Trosne, les études renouvelées depuis deux décennies, comme le soulignent les organisateurs en introduction (p. 13), des grandes figures de la physiocratie : François Quesnay, Nicolas Baudeau, Paul Pierre Lemercier de la Rivière, Victor Riqueti de Mirabeau ou encore Pierre Samuel Du Pont. Jean-Pierre Vittu complète judicieusement les études de Carvalho en sintéressant aux stratégies de publication de Le Trosne tandis que Gérard Klotz dresse le tableau 382des échanges parfois vifs entre Le Trosne propagateur de la doctrine physiocratique et de quelques opposants16.

Les actes du colloque publiés étudient lœuvre de Le Trosne dans sa double dimension, juridique et économique. Pour la première, Gaël Rideau scrute les divers rôles du bailliage à travers la carrière orléanaise de Le Trosne ; Jacques Leroy explore les vues de Le Trosne sur la justice criminelle qui le rapprochent de Joseph Michel Antoine Servan17 et Cesare Beccaria18 ; Anthony Mergey présente et interroge les visées réformatrices de Le Trosne pour la refonte de lorganisation de ladministration en quatre niveaux du territoire porteurs de fonctions déconcentrées et décentralisées ; Michel Pertué évoque la position radicale de Le Trosne (en rupture avec celle des physiocrates) sur le vagabondage et la mendicité pour demander des sanctions extrêmement dures. En matière économique, Cédric Glineur et Joël Félix, dans deux articles distincts mais complémentaires étudient lancrage physiocratique le plus évident de Le Trosne avec des principes fiscaux pour limpôt unique sur le produit net des terres assortis dun plan détaillé de mise en œuvre, ainsi quun programme pour lextinction de la dette publique. Sur la même matière Claude Michaud relève dans lœuvre du physiocrate ses réflexions en matière de politique internationale sur les puissances et monarques européens ainsi que sur lémergence de la nation américaine ; Maxime Menuet et Patrick Villieu montrent que Le Trosne apporte à la physiocratie les développements essentiels de sa théorie monétaire ; Jean-Daniel Boyer revient sur les fondamentaux physiocratiques que développe Le Trosne : liberté du commerce, propriété, ordre naturel. Enfin, Jean-Paul Pollin dresse un inventaire de ce que la « science nouvelle » de la physiocratie19 a laissé à la science économique à venir.

Ces contributions replacent Le Trosne dans une posture intellectuelle qui va bien au-delà de la simple diffusion de la vulgate physiocratique et prolonge, complète souvent les analyses de lÉcole. Moins enclin à la 383théorisation du politique par exemple que Lemercier de la Rivière, il écrit avec le souci du pragmatisme et des applications concrètes à donner aux principes physiocratiques avec force détails. La prise de hauteur est certes moindre mais sa pensée, ses argumentations sont solidement étayées. La filiation est cependant évidente : sil ne reprend pas le triptyque – cher à Lemercier de la Rivière – liberté-propriété-sûreté, il raisonne sur liberté-propriété-loix immuables et recherche une liberté civile qui réside dans la sûreté. Il sattache encore moins à explorer la piste du « despotisme légal20 » – lempire de la loi – qui conduit pourtant Lemercier de la Rivière vers la pensée de lÉtat de droit.

Le Trosne développe par ailleurs lidée dune « grande société européenne » et rejoint cette fois notamment Lemercier de la Rivière qui, dès ses premiers travaux et jusquau début de la Révolution, appelle de ses vœux létablissement dune « confédération générale – naturelle et nécessaire – de toutes les puissances de lEurope » une société dont le double liant est le droit naturel et la liberté du commerce. En 1767, Lemercier de la Rivière développe déjà ce que Xénophon énonce dans Les revenus : la paix favorise les échanges et lessor économique qui, en retour, pacifient les relations internationales. Cest également une manière dadhérer à lidée de « doux commerce » que peuvent évoquer les écrits de Montesquieu21 : le commerce intérieur contribue à la cohésion nationale tandis que les échanges extérieurs facilitent la paix internationale. Défenseur inlassable de la liberté du commerce Le Trosne insiste et développe en particulier la réflexion sur la liberté du voiturage. Il produit par ailleurs lEssai sur les prix que le maître Quesnay réclame en 1766 (Quesnay, 1766). Il est encore selon Villieu le principal contributeur du cercle quesnaysien aux sujets monétaires. En outre, Le Trosne, comme la quasi-totalité des physiocrates, ne reprend, ni nexplore la forme du calcul économique introduit par Quesnay avec le Tableau économique (Quesnay, [1758-1759] 2005) (et dans la Philosophie rurale (Mirabeau et Quesnay, [1763] 2014)) ; il se contente en 1764 de formuler les principes qui en « dérivent » dans son Discours sur létat actuel de la magistrature (Le Trosne, 1764). Ajoutons quen matière de réformes administratives Le Trosne rejoint les travaux entamés par Mirabeau 384et Turgot dès 1750 et poursuivis par Du Pont en 1775 notamment en réclamant de lautonomie pour les instances locales. Il milite encore pour limpôt unique physiocratique et finalement pour une refonte du système fiscal français.

Ainsi, Mergey, Pertué et Pollin ont provoqué, avec bonheur, la mise en lumière de Le Trosne dans le Panthéon des économistes disciples de Quesnay.

BIBLIOGRAPHIE

Beccaria, Cesare [1764], Des délits et des peines. Éd. par Philippe Audegean et Gianni Francioni, E.N.S. Éditions, 2009.

Du Pont, Pierre Samuel [1768], De lorigine et des progrès dune science nouvelle, Paris, Desaint.

Hirschman, Albert Otto [1980], Les passions et les intérêts, Paris, P.U.F. 

Larrère, Catherine [2014], « Montesquieu et le “doux commerce” : un paradigme du libéralisme », Cahiers dhistoire, no 123, p. 21-38.

Le Trosne, Guillaume François [1764], Discours sur létat actuel de la magistrature, et sur les causes de sa décadence. Prononcé à louverture des audiences du bailliage dOrléans, le 15 novembre 1763. Par M. Le Trosne, avocat du Roi, Paris, Panckoucke.

Le Trosne, Guillaume François [2019], Les lois naturelles de lordre social. Éd. par Thérence Carvalho, Genève, Éditions Slatkine.

Lemercier de la Rivière, Paul Pierre [1767], Lordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Œuvre doctrinale (1767). Édition du 250e anniversaire, avec notes et variantes, accompagnée de documents relatifs aux éditions antérieures. Éd. par Bernard Herencia et Béatrice Perez, Genève, Éditions Slatkine, 2017.

Mirabeau, Victor Riqueti de et François Quesnay [1763] avec la contribution de Charles Richard de Butré, Philosophie rurale. Éd. par Pierre Le Masne et Romual Dupuy, Genève, Éditions Slatkine, 2014.

Quesnay, François [1758-1759], « Tableau économique », in Œuvres économiques complètes et autres textes, deux tomes. Éd. par Christine Théré, Loïc Charles et Jean-Claude Perrot, Paris, Institut national détudes démographiques, 2005, p. 491-563.

Quesnay, François [1766], « Réponse au Mémoire de M. H. sur les avantages de lindustrie et du commerce, et sur la fécondité de la classe prétendue stérile, etc. inséré dans le Journal dAgriculture, Commerce et Finances, du mois de Novembre 1765 », Journal de lagriculture, du commerce et des finances, janvier, p. 4-37.

1 « Edward Hastings Chamberlin is the author of one of the most influential works of all time in economic theory »

2 The title of the book is faithfully transcribed and the initial of “nombre” is in it a capital (a publishers desideratum?).

3 INED, a research institute mostly devoted to demography, was created in its present form in 1945 and was directed from 1945 to 1962 by the statistician Alfred Sauvy who quickly became the most influential French demographer. Dr. Cahen is apparently a member of its Unité “Histoire et populations”.

4 Économie et population, les doctrines françaises avant 1800, Bibliographie générale commentée, compiled by Jacqueline Hecht and Claude Lévy, Paris, 1956.

5 Nouvelles considérations sur les années climatériques, la longueur de la vie de l homme, la propagation du genre humain et la vraie puissance des états, considérée dans la plus grande population, Paris, 1757.

6 I am unaware of any demographical study which mentions Beausobre after 1956.

7 cf. Économie et population, les doctrines françaises avant 1800, Bibliographie générale commentée, p. 671, entry 4807, Traité de la richesse des princes et de leurs états et des moyens simples et naturels pour y parvenir, undoubtedly one of the most interesting books published in France between Boisguilbert and Cantillon.

8 À distinguer les différentes générations de la tradition autrichienne ainsi que les autres branches de « lécole autrichienne » notamment celle prônée par Mises et Hayek, et celles de Hilferding et Bauer de lautre extrémité du spectre des idées politiques.

9 Les étudiants de Schumpeter reprendront le relais sur lidée du « théorème turnpike » (Mckenzie, 1963).

10 Jean-Paul Frick, « Les détours de la problématique sociologique de Saint-Simon », Revue française de sociologie, 1983, 24-2, p. 183-202 ; « LUtopie de Saint-Simon », Revue française de science politique, 1988, 38-3, p. 387-401.

11 Cité par Miguel Abensour, « Philosophie politique et socialisme. Pierre Leroux ou du “style barbare” en philosophie ». Le Cahier (Collège International de Philosophie), octobre 1985, p. 10.

12 Voir lentrée Leroux Charles, Jules, dans le Dictionnaire Maitron, https://maitron.fr/spip.php?article159602 (consulté le 27/06/2023).

13 Pour une évaluation des écarts entre la doctrine générale de Pierre et la réflexion économique de Jules, voir Ludovic Frobert ; « Politique et économie politique chez Pierre et Jules Leroux », in Revue dhistoire du xixe siècle, no 40, 2010/1.

14 Comme son frère Pierre Leroux, Jules participe pleinement du « surgissement de la question religieuse » dans les utopies socialistes du xixe siècle (Miguel Abensour, « Lutopie socialiste : une nouvelle alliance de la politique et de la religion », in Le temps de la réflexion, 1981/II, p. 68).

15 Libertaire ! Essais sur l écriture, la pensée et la vie de Joseph Déjacque (1821-1865). Notre compte rendu in Revue dhistoire de la pensée économique, no 12, 2021-2.

16 Notamment le juriste et publiciste quimpérois Guillaume Jacques Girard (1728-1821), un Mr. S resté anonyme et le Manceau économiste et financier François Véron Duverger de Forbonnais (1722-1800).

17 Joseph Michel Antoine Servan (1737-1807), magistrat, philosophe et publiciste français.

18 Cesare Bonesana marquis de Beccaria (1738-1794), juriste, philosophe, économiste milanais. Avec Des délits et des peines (Beccaria [1764] 2009), il dénonce larbitraire, la torture, la peine de mort et contribue à la fondation du droit pénal moderne.

19 Lexpression est de Du Pont (1768).

20 Lemercier de la Rivière ([1767] 2017) en donne lexposé le plus complet dans son principal ouvrage.

21 Voir Hirschman ([1977] 1980) et Larrère (2014).