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Classiques Garnier

Revue des livres

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d'histoire de la pensée économique
    2023 – 1, n° 15
    . varia
  • Auteurs : Zouboulakis (Michel S.), Gloria (Sandye), Frobert (Ludovic), Maes (Ivo), Fillieule (Renaud), El Aoufi (Noureddine), Rojas (Pierre-Hernan)
  • Pages : 311 à 345
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406149620
  • ISBN : 978-2-406-14962-0
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14962-0.p.0311
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/06/2023
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langues : Français, Anglais
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Roxana Bobulescu, Avantage comparatif, rendement et protectionnisme. Largument de Graham, Paris, Classiques Garnier, Collection « Bibliothèque de léconomiste », 2020, 258 p.

Michel Zouboulakis

Université de Thessalie (Grèce)

Frank Dunstone Graham (1890-1949), fut un économiste Américain, très reconnu aux États-Unis pendant lentre-deux-guerres, Professeur à lUniversité de Princeton jusquà sa mort accidentelle à la fin dun match de foot. Sa contribution principale dans le domaine de la théorie du commerce international consiste à la défense du protectionnisme électif comme seule politique capable de maximiser le gain à léchange entre les différents pays. Mais à lencontre des protectionnistes comme Hamilton ou List, qui défendaient le même principe, Graham se veut un continuateur de la grande tradition qui va de Ricardo à Marshall, en passant par J.S. Mill, Sidgwick et Nicholson, cest-à-dire de la tradition libérale qui prône le libre commerce entre les nations sur le principe de lavantage comparatif. Cest précisément pourquoi, ses illustres collègues contemporains comme Frank Knight ou Jacob Viner ont qualifié sa position comme un « paradoxe », au mieux comme une « curiosité théorique ». Tout leffort de Roxana Bobulescu consiste à démontrer « quil ne sagit nullement dun “paradoxe de Graham”, au sens dune exception théorique bien mise en évidence, mais dun “argument de Graham” ayant une large portée analytique et des conséquences de politique économique » (p. 26). Jajouterais, des conséquences politiques majeures.

Car, il ne faut pas se tromper. Derrière la modestie de lauteur, à se fixer une tâche apparemment mineure à propos dun auteur mal connu, se trouve une ambition de reconstituer le fonds théorique dun grand débat, vieux de cinq siècles et qui na jamais cessé de provoquer des tumultes, entre protectionnisme et libre-échange. Dautant plus que, comme le remarque dans sa préface très instructive Ramón Tortajada, depuis toujours, « il existe un fossé entre les discours libre-échangistes 312des économistes et les pratiques des divers Gouvernements » (p. 7). En effet, très souvent la rhétorique pro-libérale, est exprimée par les dirigeants des grandes puissances économiques qui ont déjà conquis une grande portion du commerce international. Cest dailleurs la source de la préoccupation principale de Graham : quelle doit-être la politique des échanges internationaux afin que tous les pays puissent profiter de leur avantage comparatif ? Car, les pays sont différents. Il y a des grands (au vu de leur puissance économique) et des petits pays, il y en a qui produisent avec des rendements croissants et dautres pas. Il y a aussi des pays possédant des grandes firmes qui profitent des rendements internes et dautres dont la production est organisée autour des petits producteurs indépendants. Graham a mis en évidence le fait que nous vivons – hélas – dans un monde inégal quun principe unique, celui de léchange libre fondé sur lavantage comparatif est insuffisant pour promouvoir le commerce international au profit de tous. En deux mots son « argument » est le suivant : en présence des inégalités au niveau des rendements déchelle – croissants, constants ou décroissants – il est nécessaire de modifier le principe des avantages comparatifs comme guide de la spécialisation de chaque pays et protéger les secteurs à coûts décroissants (ou aux rendements croissants) en permanence. Si non, il ny aura pas de maximisation de gain à léchange pour tous les pays.

Le livre est organisé de manière parfaitement équilibrée, comprenant trois parties, avec deux chapitres chacune (curieusement sans numéros). Lanalyse est fine, minutieuse et détaillée à lextrême, et rigoureuse au point maximal. Chaque chapitre contient sa propre introduction, son récit diachronique et sa propre conclusion. On dirait une suite musicale, avec une ouverture (introduction) et trois mouvements (parties) composés chacun de deux airs (chapitres) qui laisse le lecteur rempli dun sentiment de complétude sans aucun vide.

La première partie est consacrée à la genèse de l« argument de Graham ». Quoique lorigine de lavantage comparatif remonte à Ricardo, reconnu dans lintroduction, Bobulescu commence son récit par Marshall parce quil fut linventeur du concept des rendements déchelle et aussi parce quil constitue la source dinspiration directe de Graham. Marshall décrivait deux sortes déconomies liées à léchelle de production : les économies internes à la firme, résultat de la meilleure organisation du travail – principe qui remonte à la spécialisation technique de 313Smith – et « les économies externes qui résultent du progrès général de lenvironnement industriel » (Marshall, cité ici p. 51). Justement, au cœur de l« argument de Graham » se trouvent les causes de ces économies externes qui offrent un avantage concurrentiel pour un pays. Marshall les cite dans ses Principes de 1890, et les précise dans son Industry and Trade en 1919 : améliorations technologiques des méthodes de production et de transport, avantages de la localisation des industries, présence dune main-dœuvre hautement qualifiée, offre accrue de services subsidiaires spécifiques liés à ces industries, y compris les services de marketing massif (cf., Bellandi 2006).

Malgré ses incohérences théoriques concernant les effets des économies déchelle sur la courbe doffre de longue période sous condition de large concurrence, mises en évidence notamment par Sraffa (1925, 1926), Marshall révolutionna le domaine. Mais cétait Henry Sidgwick – le père et la mère spirituels de Marshall, selon la fameuse boutade de Coase (1975) – qui fut le premier à faire la liaison entre rendements croissants dune industrie et la nécessité de sa protection de la concurrence internationale. Dans le second chapitre, Bobulescu révèle à juste titre que lesquisse de largument protectionniste de Graham se trouvait déjà chez Sidgwick (p. 71). Faisant encore un pas en arrière, on connaissait déjà depuis Hamilton (1791) et List (1841), et surtout après J.S. Mill (1848), le principe de la protection des industries naissantes contre la concurrence internationale. Curieusement Mill, mentionné une vingtaine de fois est absent de la bibliographie abondante et même de lindex des noms ! Sidgwick a fait un pas en avant pour suggérer la nécessité de protéger temporairement des vieilles branches productives qui fonctionnent à coûts croissants (tel le secteur agricole). Lavantage comparatif ricardien était fondé sur lhypothèse de coûts constants dans les deux pays, et Sidgwick a signalé son inaptitude au cas où les coûts de production sont croissants ou décroissants. Bobulescu reconstitue tout le débat et présente aussi les analyses de tous les économistes cités par Graham, comme Thomas Carver, Joseph Nicholson, Francis Amasa Walker et Eduard Kellenberger. Suggérons en passant que lidée des rendements croissants du capital employé dans la production (p. 84), fut une des quatre hypothèses fondamentales du système déductif de N.W. Senior (1836).

La deuxième partie du livre est consacrée à lexposition détaillée des thèses de Graham exprimées dans ses deux articles de 1923 et 1925 dans le 314Quarterly Journal of Economics. Comme le souligne Bobulescu, avant Graham « aucun auteur na réussi à établir une démonstration tout à fait satisfaisante de lidée avancée » (p. 95), cest-à-dire que le principe de lavantage comparatif, même dans sa version Mill-Marshall, ne fonctionne pas toujours au profit de deux pays qui échangent. Cest le mérite de Graham davoir démontré que le protectionnisme permanent des secteurs à rendements croissants (ou coûts décroissants) maximise les gains du commerce entre deux pays. Très brièvement, dans son article de 1923 Graham construit un modèle avec deux pays (A, B) et deux biens (blé, montres), avec un seul facteur de production (travail). Chaque pays se spécialise selon son avantage comparatif. Sauf que le secteur agricole produit avec des coûts croissants et le secteur industriel avec des coûts décroissants, comme règle générale. Le pays qui se spécialise dans le secteur à coût croissant va perdre à léchange et donc, il a intérêt à protéger en permanence son secteur à coût décroissant (p. 136). Dautre part, Graham conteste la théorie Mill-Marshall fondée sur la demande réciproque entre deux pays, car elle narrive pas à déterminer une valeur déchange de longue période (p. 106). Tenant compte des coûts variables mais aussi des conditions de demande, voire de lélasticité-prix de la demande et de lévolution de la demande relative pour les deux biens dans le temps, on pourrait alors déterminer leurs valeurs internationales. Tel fut lobjet de son article de 1925.

Bobulescu ne fait pas une hagiographie de son auteur chéri. Elle montre dune manière impartiale et systématique les limites de largument de Graham dans le quatrième chapitre. Profitant des critiques de Knight (1925) et de Viner (1931), lauteur reconnaît que Graham fut exposé aux mêmes critiques formulées contre son « maître » Marshall, concernant la compatibilité de la présence déconomies déchelle avec lhypothèse de concurrence pure à lintérieur de chaque pays. Sraffa (1926), lavait dit – et Knight aussi – que les économies internes mènent au monopole. Graham na pas compris que son « argument » « ne tient que si les économies sont externes et si lindustrie compte un grand nombre de concurrents » (p. 150). Pour sa part Viner, étant plus favorable à Graham, a réussi à sauver son « argument » tout en rejetant sa portée générale ! La nécessité de la protection dun secteur particulier ne concerne que quelques pays ayant une industrie nationale de petite taille et de surcroît uniquement par rapport aux économies externes technologiques (p. 161). Autrement dit, Graham avait raison, mais peu importe.

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La troisième partie concerne la renaissance de l« argument de Graham » après la guerre, dabord par Jan Tinbergen en 1945 et plus tard par Chipman en 1970. Tinbergen démontra formellement quun pays gagne à léchange sil se déplace à une courbe dindifférence supérieure compte tenu de la frontière des possibilités de production du bien échangé (p. 171). Personnellement, je ne comprends pas comment peut-on attribuer à une nation les qualités de pensée, daction et de satisfaction dun individu, mais je nose pas contrarier Tinbergen. Par contre, Arvind Panagariya a pu non seulement contester en 1981, mais aussi corriger les conclusions de Tinbergen à propos de sa représentation de la frontière des possibilités de production comme une courbe convexe, qui correspond à des coûts marginaux croissants dans les deux secteurs, à linverse du modèle de Graham (p. 177). Panagariya a réussi à démontrer dans quels cas l« argument de Graham » se vérifie (p. 204), se servant de lapport de Chipman qui avait essayé entre temps, en 1970, de combler les lacunes de Tinbergen.

La renaissance de l« argument de Graham » va connaître un nouvel élan avec Ethier, Helpman et Krugman qui dans les années 1980 vont élargir son application dans les cas où il y a rendements croissants et constants entre deux pays de taille différente. Dans son dernier chapitre, Bobulescu expose en détail ces innovations théoriques et conclut en faisant le bilan de largument protectionniste de Graham : « [S]i les rendements sont tels, et les conditions suivantes (liste) sont respectées, alors le libre échange est défavorable et la protection souhaitable » (p. 235). Après tant dannées de propagande pour le libre commerce, après tant de crises internationales dues aux déséquilibres économiques et aussi après la crise mondiale due à la pandémie et la puissante intervention des États, l« argument de Graham » nous offre au moins un outil de réflexion. En ce sens, le livre de Bobulescu marque une contribution très significative à lhistoire de la théorie économique du commerce international.

Références bibliographiques

Bellandi, M. [2006], « Internal and External Economies » in Raffaelli, T., Becattini, G. & Dardi, M. (éd.), The Elgar Companion to Alfred Marshall, London, Routledge.

Coase, R. [1984], « Alfred Marshalls Mother and Father », History of Political Economy, vol. 16, no 4, p. 519-527.

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Mill, J.S. [1848], Principles of Political Economy with some of their Applications to Social Philosophy, in J.M. Robson (éd.) Collected Works, vol. II-III, Toronto University Press, 1965.

Senior, N.W. [1836], An Outline of the Science of Political Economy, New York, A.M. Kelley, 1965.

Sraffa, P. [1926], « Les lois de rendements en régime de concurrence », in P. Sraffa, Écrits déconomie politique, Traduction et présentation par G. Faccarello, Paris, Économica, 1975.

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Carl Menger, Principes déconomie politique, première édition critique, incluant les annotations inédites de lauteur, établie et présentée par Gilles Campagnolo, Préface de Bertram Schefold, Paris, Seuil, collection « Économie Humaine », 816 p.

Sandye Gloria

Université Côte dAzur

GREDEG – UMR 7321

Avec cette traduction française des Principes déconomie politique de Carl Menger, Gilles Campagnolo complète son projet initial consistant à rendre accessible en langue française les deux œuvres majeures du chef de file de lécole économique autrichienne. La publication va bien au-delà de la simple traduction et parachève avec ce second volet, un travail darchive de près de vingt ans. Après avoir livré la première traduction française intégrale de louvrage de 1883 de Menger, les Untersuchungen über die Methodeder Socialwissenschaften und der Politischen Oekonomie insbesondere, Campagnolo livre ici sa version de la traduction de lédition originale de 1871 des Grundzätze der Volkswirthschaftslehre, enrichie des notes manuscrites de lauteur et des références aux ouvrages de sa bibliothèque personnelle. Le terme de travail de bénédictin utilisé par Bertram Schefold dans sa préface, ainsi que par Campagnolo lui-même à plusieurs reprises pour décrire lampleur de la tâche est parfaitement 317adapté à la nature de lentreprise. Pour paraphraser Hayek dans son introduction aux œuvres de Menger (p. xxi, vol. 1), il aura fallu attendre plus dun siècle et demi pour quun éditeur très habile ne rende accessible grâce à des efforts patients et de longue haleine tous ces volumineux, fragmentaires et désordonnées manuscrits disponibles au sein de trois archives détenus sur trois continents différents.

Si Charles Rist appelait de ses vœux une tradition française des Principes de Menger dès 1909, il est clair que la valeur ajoutée par Campagnolo est telle quelle va bien au-delà de la simple traduction et à vrai dire, le fait que cette version ne soit disponible quun français plutôt quen anglais se révèle être en fin de compte une limite à la diffusion de la pensée mengerienne dont la modernité ne fait aucun doute1. Car il sagit en effet dune édition critique. Elle prend en compte les réponses de Menger aux diverses remarques et débats auxquels son ouvrage a donné lieu et auquel il a réagi avec le projet – inachevé – de publier une nouvelle version de son vivant. Léditeur de la première édition, Wilhem Braumüller, avait fait parvenir à Menger un tirage spécial de la première édition dans laquelle étaient insérées des feuillets intercalaires vierges destinés à recevoir les annotations de lauteur en vue dune nouvelle édition. Mais lauteur na jamais renvoyé cette version à léditeur, « sans doute parce quil nétait pas satisfait » selon Campagnolo (p. 186) qui met ainsi de lui-même un bémol au caractère véritablement définitif de lédition quil nous livre. Mise à part cette remarque, il ny a aucun doute sur lambition du traducteur : « donner lédition la plus complète quil soit possible, celle dont lauteur lui-même aurait souhaité quelle vit le jour » (p. 35). Cette ambition est répétée au fil des pages et si clairement Campagnolo réussit superbement la première partie de son défi, à savoir nous fournir la version la plus complète possible, il faut par contre faire preuve de plus de prudence et de modestie au regard de la seconde ambition. Certes Campagnolo sest livré à un travail dimmersion absolue dans le NachlaB – leg intellectuel posthume – mengerien et rarement lexpression darchéologie du savoir aura été autant appropriée. Cependant, il ne peut sagir que de la photographie, et cest déjà 318énorme, aussi fidèle et complète quil soit possible doffrir, de létat des recherches en cours de Menger avant que ce dernier nai pu intégrer ses notes au texte et finaliser sa seconde édition ; Campagnolo pèche par excès denthousiasme lorsquil revendique là, la « seule édition intégrale du texte final tel que le souhaitait lauteur » (p. 37).

Il est cependant un point et non des moindres sur lequel lambition de Campagnolo parait plus réaliste : cette édition peut servir de référence. Et cest à ce niveau que le choix dune traduction en français plutôt quen anglais nous semble regrettable du point de vue de la diffusion de la pensée mengerienne. Cette édition en effet apporte une valeur ajoutée indéniable à la première édition et ses traductions anglo-saxonnes. Outre la retranscription minutieuse des annotations manuscrites des feuillets intercalaires, Campagnolo a également examiné les annotations en marge des ouvrages que Menger détenait dans sa bibliothèque privée composée de près de 20000 ouvrages que sa veuve a vendu à luniversité dHitosubashi au Japon. Campagnolo nous offre ainsi les correspondances exactes entre les remarques portées sur le volume des Principes et les ouvrages dont on peut présumer quils ont inspiré lauteur. Pour chaque référence trouvée dans les notes manuscrites lorigine dans la bibliothèque de Menger en a été retracée et encore une fois, lexpression de travail de bénédictin nest pas galvaudée.

Cette nouvelle édition nous livre donc une somme époustouflante de nouvelles informations tout en évitant lécueil souvent reproché au fils de Menger, Karl qui, dans son propre travail dédition aboutissant à la seconde édition des Principes mêle ses propres interprétations à la pensée de son père. Notons au passage lintéressant travail de Campagnolo qui procède à une comparaison détaillée des deux éditions pour indiquer les modifications majeures opérées par Karl Menger, lequel ne disposait pas de toutes les annotations manuscrites qui justifient cette nouvelle traduction.

La traduction des Principes de Menger est ainsi précédée dune longue analyse de Campagnolo où le texte de Menger est notamment remis dans son contexte et où lauteur nous fournit un historique très détaillé des diverses éditions et traductions des Principes.

Il va sen dire que cest désormais à partir de cette édition que je mènerai personnellement mes recherches sur le fondateur de la tradition économique autrichienne.

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RÉFÉRENCES

Gloria, Sandye, Ragni, Ludovic & Sturn, Richard (éd.) [2022],“The Modernity of Carl Menger”, Special Issue. The European Journal of the History of Economic Thought, vol. 29, no 5.

Hayek, von Friedrich (éd) [1968-1970], Carl Menger, Gesammelte Werke. Tübingen, JCB Mohr, 4 vols.

Schumacher, Reinhart & Scheall, Scott (éd.) [2021], Symposium on Carl Menger at the Centenary of His Death. Research in the History of Economic Thought and Methodology, vol. 39B.

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Erik Olin Wright, Stratégies anticapitalistes pour le 21e siècle, Paris, La Découverte, 2020, 184 p. ; Michael Burawoy et Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique, Paris, Éditions sociales, coll. « Les irrégulières », 2021, 150 p.

Ludovic Frobert

CNRS

Triangle – UMR 5206

Les Éditions sociales proposent la traduction dun des principaux textes programmatiques du marxisme sociologique, texte initialement paru en 2002 et signé par Michael Burawoy et Erik Olin Wright. Là sexprimait le projet dambitieusement « reconstruire » le marxisme en conservant, tout en la renouvelant/actualisant larmature conceptuelle dune théorie sociale centrée sur exploitation et classes. Et, de là avancer sur le chapitre demeuré historiquement faible dans le marxisme classique dune théorie de lémancipation. Cette dernière permettant à son tour dagir afin décarter les dominations et aliénations actuelles, au temps dun capitalisme marchandisant désormais lenvironnement et linformation. Une théorie mettant au final laccent sur le rôle que pouvaient jouer au présent, non pas tant lÉtat, que les utopies réelles, en capacité de créer des alternatives au capitalisme.

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Paru initialement en 2019 et traduit lannée suivante aux éditions La Découverte, Stratégies anticapitalistes pour le 21e siècle, sera le dernier ouvrage, manifeste et testament, du sociologue Erik Olin Wright. Ce court ouvrage dà peine cent-cinquante pages ramasse opportunément les principaux arguments de Utopies réelles publié initialement en 2010, traduit en français en 2017 et que les éditions La Découverte viennent également de faire reparaître en format poche (2020). Six chapitres jalonnent Stratégies anticapitalistes.

Pourquoi être anticapitaliste ? interroge le chapitre 1. Ce système reposant sur le marché et un certain type de structure de classes produit certes de linnovation et de la croissance, mais au prix exorbitant de maux – pauvreté, aliénations, inégalités, dégradations – qui, pour dire le moins, en plombent le bilan. On estime cependant aujourdhui quaucune alternative véritable nest possible. Cest précisément ce qui est faux estime Olin Wright, qui, soulignant quil est nécessaire dadopter une « position pratique » renforçant la « position morale », pose quaujourdhui un autre monde, meilleur, est possible et que dailleurs nombre de germinations actuelles le signalent. Sil faut sopposer au capitalisme cest certes par intérêt de classe, mais aujourdhui où cette question sest complexifiée, cest également pour des questions de « valeurs morales » : il est désormais crucial dexplorer les « fondations morales de lanticapitalisme ». Et, ici, trois fondations normatives en appui les unes sur les autres apparaissent : lune équilibrant équité et égalité, la seconde définissant une liberté adéquate à un environnement pleinement démocratique, la troisième précisant ce que doit être une communauté solidaire.

Or, le capitalisme sappuie sur des fondations exactement inverses, nous explique Olin Wright dans le chapitre 2. Linégalité et la domination/exploitation constituent ses moteurs, le propriétarisme sape les « libertés réelles » et lautodétermination, enfin la culture capitaliste centrée sur individualisme concurrentiel et consumérisme privatisé sont à lopposé de ce qui cimente une communauté. Il faut ici combattre les antiennes relatives à limpossibilité, pour une société évoluée, demprunter un autre chemin que celui du capitalisme. Plusieurs variétés danticapitalismes se sont opposées à cette prétendue évidence. Dans le chapitre 3, lauteur détaille les variétés danticapitalisme, les associe à des verbes daction : « écraser », « démanteler », « domestiquer », « résister », « fuir », le capitalisme. Et optant pour une perspective stratégique combinant les 321promesses de chacune de ces approches, Olin Wright opte pour une autre possibilité encore, « éroder » le capitalisme. Ici, il sagit dassocier « des stratégies par le bas, issues de la société civile, de résistance et de fuite, à des stratégies par le haut, mises en œuvre par lÉtat, de domestication et de démantèlement ». Précisant encore cette stratégie, il ajoute, « selon la vision stratégique de lérosion du capitalisme, le processus de destitution de la domination capitaliste doit se produire de la même façon. Des activités économiques alternatives, non capitalistes, où prévalent des relations démocratiques et égalitaires émergent dans les niches dune économie dominée par le capitalisme. Ces activités doivent se développer au fil du temps, aussi bien spontanément que par le biais dune stratégie délibérée. Certaines dentre-elles sous la forme dadaptations et dinitiatives venues de la base. Dautres activement organisées ou parrainées den haut par lÉtat afin de résoudre des problèmes pratiques. Ensemble elles sont les composantes de base dune structure économique dont les rapports de production sont à la fois démocratiques, égalitaires et solidaires ». Le plan, reconnaît lauteur, peut apparaître simultanément comme séduisant et farfelu si lon ne se penche pas sur les conditions minimales de réalisant dun tel scénario.

Le chapitre 4 aborde la première de ces conditions qui consiste à proposer une idée claire de ce que peut être une alternative émancipatrice, sujet esquivé dans le marxisme classique. Cette alternative, on peut aussi bien continuer à lappeler socialisme, estime lauteur, mais à condition den renouveler le sens et de ne pas lassocier au seul pouvoir central de lÉtat. Le socialisme doit être un système dans lequel le pouvoir social, disséminé, prédomine dans le domaine de lallocation et de lutilisation des ressources : « Fondamentalement, précise Olin Wright, cela signifie que le socialisme est léquivalent de la démocratie économique ». Et cette démocratie se réalise par une grande variété dexpérimentations possibles, faisant intervenir nombre dacteurs différents, du revenu de base inconditionnel (sujet centralement traité par lauteur), à léconomie coopérative de marché, à la démocratisation des entreprises capitalistes et à dautres mesures encore dont Olin Wright détaille le potentiel à la fois démocratique et économique. Or ce mouvement dérosion doit être le fait de deux acteurs. Dune part, lÉtat, traité ici dans le chapitre 5. Un État dont on fait souvent, peut-être trop caricaturalement estime lauteur, lallié et le soutien automatiques des élites économiques. Cette 322option mérite dêtre contestée doublement, lÉtat étant le lieu même de débats contradictoires et appliquant en outre des politiques palliant les défaillances du capitalisme introduisant alors des logiques autres, dont socialistes, dans son activité. Mais un État aujourdhui, ne dissimule nullement Olin Wright, en nécessité dévoluer face aux problèmes nouveaux mettant en lumière les faillites croissantes du capitalisme. Si le socialisme ne peut plus être indexé au pouvoir par en haut que résume lÉtat, il est donc indispensable de réfléchir aux sources possibles du « pouvoir dagir collectif », ce quOlin Wright aborde dans le chapitre 6. Quels « acteurs collectifs », en un temps daffaissement des classes sociales, peuvent désormais surgir ? Ces acteurs se constituent à lentremêlement des identités, des intérêts et des valeurs. Bien sûr la modernité présente que caractérisent lindividualisme consumériste, la fragmentation des classes, laffirmation de sources autres que simplement sociales didentité, rend aujourdhui particulièrement complexe la constitution de ces acteurs et leur capacité à mettre en place une stratégie complexe dérosion. Toutefois le socialisme demeure un possible à condition bien sûr, souligne Olin Wright, de rappeler incessamment les valeurs capitales positives sur lesquelles il sappuie, den montrer leur validité y compris face aux formes doppressions autres que strictement sociales, de répéter la connexité entre socialisme et démocratie, enfin de rappeler le caractère labile, adaptatif et variés, résistance/fuite/domestication/démantèlement des stratégies dopposition au capitalisme.

Stratégies anticapitalistes nest pas sans soulever des objections, quelles concernent ce pouvoir dagir collectif séloignant peut-être trop de lancienne notion de classes sociales, la minoration relative dans une stratégie globale de la composante de résistance, ou encore si lon considère le ton finalement encore optimiste du tableau la prise en compte trop mesurée du risque écologique. Mais la grande valeur indissociablement scientifique (méthodologique) et politique de louvrage est de renouer avec une approche en sciences sociales qui, tournant le dos tant au déterminisme quau providentialisme se définirait plutôt comme étant possibiliste. Et à Erik Olin Wright sappliquerait le credo quAlbert Hirschman formulait pour sa propre approche : « [L]a disposition fondamentale de mes écrits a été de repousser les limites de ce qui est ou est perçu comme possible, fut-ce au prix dun affaiblissement de notre capacité, réelle ou supposée, à discerner ce qui est probable » (A Bias for Hope, 1971).

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James M. Boughton. Harry White and the American Creed. How a Federal Bureaucrat Created the Modern Global Economy (and Failed to Get the Credit), Yale University Press, 2021, 452 p.

Ivo Maës

Robert Triffin Chair

University of Louvain and ICHEC Brussels Management School

To understand postwar history, two elements are crucial: the Cold War and the Bretton Woods international monetary system. One man is at the nexus of these two events: Harry Dexter White, the chief adviser on international financial policy to Henry Morgenthau, Franklin Delano Roosevelts Secretary of the Treasury. White became the chief architect of the Bretton Woods system (even if, in part of the literature, Bretton Woods is more associated with the more famous British economist John Maynard Keynes). However, White was also charged for espionage for the Soviet Union and had to give testimony for the US House Committee for Un-American Activities. James Boughton, a former historian of the International Monetary Fund, sets out in this book to “restore balance to the historical narrative” (p. 4) and to rehabilitate White, both as the main architect of the worlds financial system and in refuting the spying charges against him.

The book is divided in six (chronological) parts, as well as a prologue and an epilogue. In the first part, “Becoming Harry Dexter White”, Boughton goes into Whites family background, education and academic career. White was born in October 1892 in Boston as the seventh child of immigrated Lithuanian Jews (escaping Russian progroms). During his graduate studies at Harvard, he turned to economics and wrote a PhD dissertation on the French international accounts, with Frank W. Taussig as supervisor. In his thesis, he developed a “skeptical attitude toward unregulated flows of capital” (p. 36), which would remain a key conviction of White, also during his work at the Treasury, including in the famous “White Plan”. In 1932, together with Lauchlin Currie and 324Paul Elsworth, two fellow instructors at Harvard, he wrote a memorandum urging a comprehensive policy of budget deficits and monetary expansion. He became also interested in “planning” and looked for the Soviet Union as “a possible source of inspiration” (p. 37), contemplating even to spend a year in Moscow (which, eventually, did not happen). Part two is entitled “Becoming a Keynesian internationalist”. In June 1934, on an invitation of Jacob Viner, White accepted a temporary position at the Treasury. During the ensuing years, his influence would gradually increase and he would become a trusted adviser of the Secretary of the Treasury, Henry Morgenthau. In March 1938, White became the director of the newly created “Division of Monetary Research”. He would now focus on “Wartime finance” (as Part three is entitled) and was involved in the design and implementation of aid policies to the US allies, like China, Great Britain and the Soviet Union. In December 1941, when the US got into the war, Morgenthau assigned him “full responsibility for international economic policy” (p. 120) and he became assistant to the Secretary (in January 1945 he was further promoted to assistant secretary). Part four is entitled “Creating the postwar global economy”. It describes the genesis of the “White plan” and the negotiations leading to the Bretton Woods agreements, both inside the Roosevelt administration and with the allies (especially Keynes). Part five, covering the period 1944-1948, discusses the changing fortune of White during these years, from the main architect of Bretton Woods to resigning from his position of US Executive Director of the IMF and first suspicions of espionage. In the sixth part, “Death and defamation”, the focus is on the spying charges against White. The volume is well documented and the fruit of meticulous archival research. Boughton consulted more than twenty archival records, both official and private ones (with the exception of the Israeli State Archives, all are located in the United States).

The book is well written, and it has a clear thesis: Whites central role in the creation of Bretton Woods has been “obscured and downplayed” (p. 3). Boughton advances three reasons: Keynes was a legendary figure, White was only a government bureaucrat, and the espionage charges. This leads to the second thesis of the book: these espionage charges are “much less convincing” (p. 375). Boughton has clearly a point in 325the reasons he advances for the downplaying of White. However, one might also remark that there is a quite broad consensus in the literature that Bretton Woods was much closer to the American ideas (commonly known as the “White plan”) than to Keyness plan for an international clearing union. Moreover, equating the Bretton Woods system with the “Modern Global Economy” (subtitle of the book) might seem a bit exaggerated. An issue which is not much discussed in the book is the role that Whites collaborators played in the elaboration of the US plan. Boughton quotes Keynes, who thought that the US plan was the work of Whites deputy, Edward Bernstein (in 1946, the first head of the Research Department of the IMF): “it is with him rather than Harry that the pride of authorship lies” (as quoted on p. 179). However, Boughton does not much elaborate on this issue.

An intriguing question is what type of person White was. White was clearly a progressive, with a great interest in social causes (he ran an orphanage in the early phase of his career). Boughton quotes Keynes, who leaves a rather mixed picture of White: “the best man here”, but also: “not the faintest conception how to behave or observe the rules of civilised discourse” (p. 179). Robert Triffin, who was at the Federal Reserve Board in the 1940s, refused to join Whites “regimented staff” (as quoted in Maës with Pasotti, 2021, p. 58), even if the Treasury was then more influential and powerful than the Federal Reserve.

Boughton shows very well that the Bretton Woods system was “Keynesian”: the aim was to promote the growth of international trade, production and employment. It was also designed to encourage countries to use Keynesian policy tools: “pursue active fiscal and monetary policies and reduce reliance on trade barriers and autarkic and mercantilist economic policies” (p. 375). Boughton further argues that the White Plan was in the spirit of “American idealism”, arguing that “the moral high ground on which the White Plan was founded was both genuine and credible” (p. 151). This contrasts with the view of Steil, in The Battle of Bretton Woods, who portrays White as “an unrelenting nationalist, seeking to extract every advantage out of the tectonic shift in American and British geopolitical circumstances put in motion by the Second World War” (Steil, 2013, p. 5). Later, the United States, under President Harry Truman, of which White quickly developed a “negative view” (p. 274), moved from a stance of emphasizing its creditor prerogatives 326to a stronger support for Europe with the Marshall Plan. A key reason was a new perception of US geopolitical interests, with the Cold War taking centre stage.

The Cold War, with McCarthyism, marked also a dark page in the history of the United States. This brings one to the second thesis of Boughton, that the espionage charges against White were the “unkindest charge of all” (p. 380). Not being a specialist on the topic, let me try to give the flavour of Boughtons argument. As is well known, there was an active group of government officials in Washington, some of which were friends and/or colleagues of White, which were leaking information to the Soviet Union (p. 358). In his conclusion, Boughton gives the following description of Whites role: “The evidence is clear that Soviet agents tried to co-opt him, tried to milk him for as much information as they could glean [] The evidence is also clear that those efforts occasionally succeeded [] Harry became a valuable, albeit uncertain and unreliable, source for Soviet intelligence. To extend that conclusion and argue that Harry conveyed information knowingly and that he did so to promote Soviet over American interests requires one to speculate without any reliable data” (p. 379).

Boughtons book is a carefully researched biography of Harry Dexter White. The thesis is clear (some would say too clear): White did not receive recognition for his work as the main architect of Bretton Woods, mainly because he was (wrongly) accused of espionage. From a history of economics perspective, one might regret that Boughton only consecrates two pages to Whites doctoral dissertation on the French international accounts, described by Flanders (1989: 236) as a “fresher, less dated and, I would venture, more original” work of the Taussig school.

REFERENCES

Flanders, M. [1989], International Monetary Economics 1870-1960: Between the Classical and the New Classical, Cambridge, Cambridge University Press.

Maës Ivo with Pasotti Ilaria, [2021], Robert Triffin: A Life, Preface by Jacques de Larosière, Oxford, Oxford University Press.

Steil Benn, [2013], The Battle of Bretton Woods. John Maynard Keynes, Harry Dexter White, and the Making of a New World Order, Princeton, Princeton University Press.

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Sina Badiei, Économie positive et économie normative chez Marx, Mises, Friedman et Popper Paris, Éditions Matériologiques, collection « E-conomiques », 2021, 568 p.

Renaud Fillieule

Université de Lille

CLERSÉ – UMR 8019

Badiei nous propose un long ouvrage (568 pages) qui se présente sous la forme de quatre parties bien distinctes, deux chapitres sur Marx, un sur Mises, un sur Friedman et un sur Popper. Disons-le tout de suite, il sagit dun ouvrage fort intéressant par sa thématique et sa lecture approfondie des auteurs, même sil ne nous a pas toujours convaincu. Sa thèse centrale est que la science économique ne peut pas se cantonner à sa dimension purement positive et doit laisser, non pas seulement une place, mais même la primauté à la dimension normative. Badiei va donc critiquer les auteurs tels que Mises qui pensent que léconomie positive peut mettre les gens daccord sur la politique économique à suivre. Pour Badiei, la question des fins – de la transformation institutionnelle – est primordiale et doit faire lobjet dune discussion spécifique dans laquelle léconomie positive est dans un premier temps futile. Signalons que les remarques qui suivent ne peuvent donner quun bref aperçu de ce livre dune grande richesse. Avertissement liminaire : cest en tant que membre de lécole autrichienne déconomie que je rends compte de louvrage.

Après une introduction qui présente les concepts d« économie positive » et d« économie normative » à partir des écrits méthodologiques de John Neville Keynes, Badiei nous propose dans le 1er chapitre une analyse critique très fouillée de la théorie positive de Marx. Il procède essentiellement à une critique interne qui met en évidence les faiblesses et incohérences de cette théorie dans le cadre marxien lui-même. Il présente entre autres la question de la transformation des valeurs en prix et conclut, au terme dune discussion approfondie, que la critique de Böhm-Bawerk était finalement tout à fait valable : la théorie de Marx est bel et bien contradictoire et donc intenable. Des secteurs productifs ayant 328des compositions organiques différentes donnent lieu à des taux de profit différenciés, alors quil existe en capitalisme une tendance à légalisation des taux (Badiei remet en cause cette tendance en la décrivant comme un « dogme » p. 106, mais nous sommes en désaccord total avec lui sur ce point). Badiei propose aussi une longue discussion sur lhétérogénéité du travail et lincapacité de Marx à lintégrer correctement à sa théorie. Nous avons en revanche été étonné de constater que Badiei ne cite pas la critique dévastatrice adressée par Böhm-Bawerk à lencontre de la théorie de lexploitation de Marx (peut-être est-ce parce quil sagit plutôt dune critique externe ?). À aucun moment Badiei ne semble remettre en cause lidée même dexploitation et dun taux de plus-value.

Ce premier chapitre sintitule « La critique non normative du capitalisme chez Marx », et Badiei écrit par exemple que Marx fait « une critique dite immanente, cest-à-dire non normative » du capitalisme (p. 65). Mais comment est-il possible quune critique du capitalisme ne soit pas normative ?

Le chapitre 2 sur « Les fondements épistémologiques et philosophiques de la théorie de Marx » est assez déconcertant. Lauteur commence par les critiques adressées respectivement par Mises, Hayek puis Popper à lencontre de lépistémologie de Marx, alors quil na pas encore présenté cette épistémologie. Le 1er chapitre constituait une critique interne de la théorie de Marx et le 2e chapitre commence par trois critiques externes. Pourquoi ce changement de perspective ? On ne trouve pas non plus dans ce chapitre de discussion approfondie du matérialisme dialectique. Dans le domaine scientifique, lépistémologie consiste principalement à déterminer, pour les énoncés singuliers comment on les obtient et avec quel degré de rigueur, et pour les théories en quoi elles consistent et comment on les valide. Nous ne trouvons rien de tel dans la présentation offerte par Badiei de lépistémologie de Marx. Il évoque la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Mais quelle est au juste lépistémologie qui sous-tend cette forme dhistoricisme ? Que nous dit-elle sur les types de phénomènes que la science sociale explique, sur le type dexplication que lon mobilise, et sur la façon dont on confirme de cette explication ? Badiei ne nous le dit pas et préfère évoquer la question peu pertinente à notre avis du concret et de labstrait pour savoir si Marx préconise daller de lun à lautre (Idéologie allemande) ou de lautre à lun (Grundrisse).

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Passons au chapitre sur Mises. La présentation de la praxéologie misésienne est approfondie et tout à fait correcte. Nous navons rien trouvé à y redire. Badiei considère que chez Mises les désaccords normatifs se ramènent à des désaccords positifs. Mises pensait en effet que si lon est daccord sur les fins, alors la science économique permet démettre un avis objectif sur ladéquation des moyens (de la politique économique) à ces fins. Il soulignait ensuite que limmense majorité de la population préfère la prospérité à la privation, et donc que là encore la science économique permettait de choisir objectivement le capitalisme au détriment du socialisme et de linterventionnisme étatique. Mises tend donc bien à minorer le rôle les désaccords normatifs, même sil ne nie évidemment pas leur existence.

Badiei formule ensuite cinq critiques contre léconomie positive de Mises. Nous considérons que ces cinq critiques sont infondées. Nous ne pouvons toutes les passer en revue ici faute de place, et traiterons uniquement la première à titre dexemple. Dans la section « Laction humaine, lesclave et le prisonnier », Badiei entend montrer que la théorie de laction de Mises ne sapplique pas aux prisonniers ni aux esclaves. Ny allons pas par quatre chemins : son argument est totalement faux. Il écrit que « Le fait de choisir implique la liberté de choisir » (p. 335). Ceci est inexact : le fait de choisir nimplique pas une liberté mais une nécessité, celle de sacrifier une option pour pouvoir en atteindre une autre. Lesclave obéit aux ordres du maître parce que sinon il subira des châtiments corporels et des vexations humiliantes. Si le choix de lesclave nous apparaît atroce, cela nen reste pas moins un choix. Badiei refuse de considérer cela comme un « vrai choix » (p. 338), mais cela en est pourtant bel et bien un. Il sagit même du choix le plus « vrai » qui soit pour les personnes qui ont le malheur dy être confrontées. Lidée que les esclaves et les prisonniers nagissent pas, au sens de Mises, repose sur une interprétation erronée de la notion misésienne daction humaine.

Le chapitre sur Mises nous laisse donc une impression contrastée. Il commence par une présentation détaillée et tout à fait convaincante de la praxéologie misésienne. Les critiques à lencontre de Mises qui suivent dans la 2e partie du chapitre sont en revanche toutes profondément insatisfaisantes.

Ce compte rendu étant déjà trop long, nous laissons entièrement de côté le chapitre sur Friedman (dont les conceptions épistémologiques 330sont en effet très critiquables). Passons directement au dernier chapitre sur Popper, qui est peut-être le plus important de tous puisque Badiei y présente sa conception de léconomie normative.

Badiei propose une critique intéressante de lépistémologie poppérienne. Popper se targue délaborer une épistémologie entièrement débarrassée de tout principe inductif (puisque ce principe est invalide du point de vue logique) et reposant uniquement sur la logique déductive (invention de conjectures, déduction de leurs conséquences et test de ces conséquences). Badiei affirme que lépistémologie poppérienne repose en fait bel et bien sur un principe inductif, celui selon lequel les lois de lunivers sont stables. Lépistémologie de Popper repose en effet sur ce principe, puisque sans lui une théorie falsifiée à un moment pourrait plus tard, si les lois de lunivers sont contingentes, ne plus être falsifiée mais à nouveau corroborée. Ce principe de régularité (« stipulant le caractère uniforme des régularités », p. 475) est-il vraiment inductif comme le prétend Badiei ? Ce dernier en donne bien une interprétation inductiviste (p. 476-477), mais ce nest pas la seule possible. Il écrit que lhumanité a fait lexpérience de la régularité des phénomènes physiques et laisse entendre que cest à partir de cette « expérience historique humaine » que ce principe a été induit. Mais on peut donner une interprétation poppérienne tout à fait différente. Luniformité des lois de lunivers est elle-même une conjecture. Cette uniformité est une prémisse (souvent implicite tellement elle va de soi) des théories scientifiques. Elle en fait intégralement partie et est donc testée en même temps que les théories. On reste ainsi dans le cadre purement déductif des conjectures et réfutations. Si les lois de lunivers se trouvaient être contingentes et non uniformes, alors une théorie anciennement falsifiée pourrait redevenir corroborée, et la prémisse de régularité qui fait partie de la théorie devrait être explicitée et remise en cause. En létat de la science, le principe conjectural de régularité nest pas réfuté (comme le note Badiei, des régularités peuvent se modifier, mais cette modification obéit elle-même à une régularité dordre supérieur).

Badiei poursuit avec une critique de la doctrine poppérienne de lunité méthodologique de toutes les sciences, critique qui nous paraît en revanche tout à fait convaincante. Comme il ny a pas dans le domaine de la société des régularités comme celles que lon observe dans le domaine de la nature, le critère de falsifiabilité ne sapplique pas. Badiei effectue 331ensuite une revue systématique de la logique ou analyse « situationnelle », qui est la méthode spécifique des sciences sociales selon Popper, à travers une série de textes que Popper lui a consacrés. Il y montre fort bien, dans le cadre poppérien, que lépistémologie des sciences de la nature de Popper ne sapplique pas aux sciences sociales, ou seulement de façon très limitée et discutable. Nous lui donnons entièrement raison sur ce point, et nous notons que lauteur qui la peut-être le mieux exprimé nest autre que… Ludwig von Mises bien sûr, mais Badiei neffectue pas ce rapprochement. Il nous serait possible de montrer que toutes les difficultés–bien réelles–que Badiei soulève à propos de lépistémologie des sciences sociales de Popper peuvent être résolues dans le cadre de lépistémologie de Mises.

En dépit des critiques quil a adressées à Popper, Badiei explique dans la toute dernière section de son ouvrage que le cadre poppérien est tout à fait propice pour développer ses idées sur les relations entre « économie positive » et « économie normative ». Si nous lavons bien compris, il conçoit cette dernière comme une discussion qui vise à rassembler en vue dune transformation sociale (« régler les désaccords au sujet de la manière dont la vie sociale doit être transformée », p. 517-518). Léconomie positive, quant à elle, devient utile quand elle est mise au service de cette transformation. En dautres termes, limportant nest pas de décrire le monde mais de le changer, et cest uniquement quand il sagit de le changer que nous avons besoin de le décrire, doù la place subsidiaire de léconomie positive. En vue deffectuer ces transformations sociales sur la base dun accord obtenu grâce à léconomie normative, Badiei souligne lintérêt de lidée poppérienne de piecemeal engineering et de sa préconisation déviter la souffrance inutile (unnecessary suffering). Cette section cruciale du livre souffre selon nous dun défaut majeur, qui est quelle reste purement théorique. Elle névoque pas un seul exemple concret qui pourrait nous permettre de comprendre leffectivité et la pertinence du concept déconomie normative. Le revenu universel et la crise écologique sont évoqués dans la conclusion de louvrage mais une étude de cas détaillée aurait été la bienvenue pour fixer les idées.

Badiei nous rappelle que Popper parle (dans The Open Society and its Enemies) de la possibilité de parvenir à un « compromis » sur la résolution des problèmes sociaux, même lorsque les « exigences » et « intérêts » des participants sopposent. Badiei défend à sa suite lidée que léconomie 332normative constitue « un cadre au sein duquel de tels désaccords peuvent sexprimer, se comparer et sarticuler » (p. 518). Il ny a rien à reprocher en soi à cette idée. Il serait bon en effet que les décisions sur les transformations institutionnelles visent à éviter toute souffrance inutile et fassent lobjet dune recherche de compromis, mais quelle est la portée dune démarche de ce type ? Une fois que lon a exprimé, comparé et articulé ses désaccords, si lon parvient à un compromis cest très bien. Mais sinon ? Les transformations institutionnelles majeures passent souvent par des processus évolutionnistes non planifiés (émergence du capitalisme), par des coups de force de minorités actives (révolutions), par des décisions dinstances élues qui vont à lencontre de la volonté majoritaire (ratification du traité de Lisbonne), par des référendums entre options inconciliables (Maastricht, Brexit), etc. Le projet de léconomie normative pourrait bien sûr consister à rationaliser les décisions sur toutes ces transformations, mais un tel projet est-il réalisable en pratique ?

Au terme de ce compte rendu au ton peut-être trop critique, il nous faut néanmoins complimenter Badiei : son ouvrage est très riche, empli daperçus profonds sur quatre grands auteurs, et nous en recommandons la lecture.

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Gérard Destanne de Bernis (1928-2010). Une économie politique de lémancipation humaine, sous la direction de Marc de Bernis, Paris, Hermann, 2021, 352 p.

Noureddine El Aoufi

Université Mohammed V de Rabat (Maroc)

Louvrage Une économie politique de lémancipation humaine (sous la direction de Marc de Bernis) contient une sélection judicieuse de dix textes parmi les plus importants de Gérard Destanne de Bernis (GDD par la suite), publiés entre 1962 et 1995, respectivement, « Le rôle du secteur 333public dans lindustrialisation : cas des pays sous-développés » (1962), « Industries industrialisantes et contenu dune politique dintégration régionale » (1966), « Les limites de lanalyse en termes déquilibre économique général » (1975), « Les firmes transnationales et la crise », (1978), « Commerce extérieur et développement : la fonction de transformation du commerce extérieur » (1982), « La fonction des prix dans la conquête par lagro-capitalisme de la gestion des ressources naturelles dorigine agricole » (1983), « Sur quelques concepts nécessaires à la théorie de la régulation » (1985), « Endettement et développement ? Quelques leçons de la crise actuelle » (1988), « Développement durable et accumulation » (1994), « Économie monétaire de production et incertitude » (1995).

Le choix chronologique des textes permet au lecteur de saisir le cheminement de la pensée économique de GDD en résonance à la fois avec les trajectoires de la théorie économique et lévolution des problématiques économiques sur une période de près de quarante ans du siècle dernier. Comme le souligne le titre de louvrage, le point focal qui sous-tend « léconomie politique » de GDD est « lémancipation humaine », dans la lignée de F. Perroux, et le fil dAriane qui traverse lensemble de ses travaux est lanalyse objective de « la nature du sous-développement » et lexploration des voies de « sortie du sous-développement » sur la base dun « engagement » subjectif, bienveillant, voire empathique de « léconomiste envers les peuples » des pays en voie de développement (Marc de Bernis).

Lauteur est considéré comme un des fondateurs de léconomie politique du développement dans sa double dimension théorique et empirique, son expérience pratique en matière de conseil et de conception des politiques de développement au sein de plusieurs pays dits – à lépoque – du « Tiers-monde » au lendemain de leur indépendance (notamment en Algérie, Tunisie, Argentine, Chili, Mexique, Vietnam, Inde) lui ayant fourni, au fil des textes, les éléments pertinents dune « théorie générale du développement ». Cette « théorie générale » se fonde sur une hypothèse, considérée comme hétérodoxe du point de vue du mainstream, selon laquelle « le sous-développement des uns est le produit du développement des autres » et dont la portée stratégique implique une rupture avec le modèle de développement hérité de la période coloniale et reproduit, au stade impérialiste, à léchelle de lensemble des pays du Tiers-monde.

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Un choix autre que chronologique est proposé dans la présente recension, il privilégie un ordre thématique combinant, outre lanalyse des conditions du sous-développement, les propositions théoriques en matière de stratégies de développement et démancipation préconisées par lauteur au lendemain des indépendances des pays dits du Tiers-monde au cours des années 1960. Les thèmes récurrents tournent autour des questions dindustrialisation, du rôle de lÉtat et du secteur public, du commerce extérieur, des firmes transnationales, des ressources naturelles, de lendettement, etc., le tout dans une optique de développement. Lensemble de ces questions sont contextualisées eu égard aux débats théoriques de lépoque opposant théorie standard (théorie de léquilibre général) et approches hétérodoxes (théorie de la régulation, théorie keynésienne). Lune des originalités de cet ouvrage réside dans la « mise en perspective » des textes présentés par les contributeurs qui ont tenté de dégager les « invariants » théoriques de la pensée de GDD et la pertinence pour ainsi dire a posteriori des enseignements quon pourrait tirer de ses analyses à la lumière des enjeux actuels et des controverses qui les accompagnent au niveau théorique et politique.

Parce quelles sont intrinsèquement industrialisantes, les industries forment, selon GDD, le vecteur principal du développement et de lémancipation des pays anciennement colonisés et qui continuent dêtre dominés, sous diverses formes, par les pays capitalistes avancés. En construisant le secteur industriel, en modernisant lagriculture, en contribuant à augmenter les niveaux de vie, les « industries industrialisantes » permettent aux pays sous-développés de réaliser le rattrapage des pays avancés, en brûlant les étapes à condition toutefois, note W. Andreff dans sa présentation, dêtre orientées vers lintérieur (effet dintraversion) et non vers lexportation (effet dextraversion). Ces industries sont industrialisantes précisément parce quelles sont caractérisées par des liaisons fortes aval et amont et contribuent au noircissement de la matrice déchanges inter-branches (notamment, la sidérurgie et la mécanique, la chimie, lélectronique et lénergie).

Le tournant néolibéral des années 1980 a mis en difficulté dans plusieurs pays (y compris en Algérie) la stratégie des « industries industrialisantes » en faveur de stratégies de promotion des exportations conjuguant politiques dajustement structurel, privatisations, libéralisation et ouverture sur les marchés internationaux. Si certains ont vu dans les 335nouvelles trajectoires industrielles portées par la mondialisation un indice de non validité de la théorie du développement tiré par lindustrialisation, force est de constater que depuis la crise de la Covid-19, les enjeux de la souveraineté nationale et de la sécurité économique nont pas manqué de placer lobjectif dindustrialisation en tête des priorités nationales dans la plupart des pays en voie de développement. Certes, comme le précise GDD, la combinatoire des « industries industrialisantes » peut évoluer avec les régimes industriels, mais le principe est toujours pertinent. Le ver nest, par conséquent, pas dans le fruit.

Le texte intitulé « le rôle du secteur public dans lindustrialisation » (1962) constitue, selon Claude Berthomieu un des « apports originaux » à ce quil propose dappeler « lécole française du développement économique ». Dans cet article GDD justifie lengagement nécessaire du secteur public dans le processus du développement par largumentation essentielle suivante : les grands projets exigent des investissements lourds que seul lÉtat est en mesure dentreprendre et dont la faible rentabilité immédiate nest pas suffisamment incitative pour le secteur privé. Toutefois loption industrialiste de lÉtat na de sens, selon lauteur, que sous la condition de prendre appui sur à la fois la « réforme agraire » et sur « lorganisation du progrès ».

Le rôle de lÉtat dans lindustrialisation en particulier et dans le développement en général semble aujourdhui réhabilité non seulement dans les pays en voie de développement, mais aussi au sein des pays avancés. Ainsi que le souligne C. Berthomieu, « le retour du secteur public, donc le retour de lÉtat, est demandé à grands cris pour de nombreuses raisons » et « lintervention de lÉtat dans léconomie des pays sous-développés, mériterait aujourdhui dêtre transposée et intégrée, sans en galvauder lesprit, à la réflexion des économistes et des politistes qui sinterrogent sur la notion de “biens communs” et de “développement durable” ».

« Lardente actualité » de la pensée de GDD est par ailleurs soulignée par Christian Palloix dans sa présentation du texte intitulé « Les firmes transnationales et la crise » (1978) où sont mis en évidence les « ruptures » introduites par rapport au capitalisme classique marqué par une « correspondance historique entre cohérence dun système productif et État-nation » et par « le pouvoir de lÉtat quant à lorganisation de la cohérence du système productif ». Pour GDD, les firmes transnationales 336ont contribué à « déstabiliser », au sein des pays sous-développés, les « systèmes productifs et sociaux nationaux », à « disloquer » la « matrice interindustrielle nationale », à mettre en cause « laccumulation nationale autonome », à modifier « les conditions de répartition des revenus » et à introduire « une rupture entre le lieu de création de la plus-value et le lieu de prélèvement du profit », « le tout débouchant sur la montée du chômage ». Ces processus régressifs se sont approfondis au cours de la mondialisation et ont donné lieu à des phénomènes (désindustrialisation, délocalisation, déconnexion entre sphère productive et sphère financière, etc.) mettant en crise les conditions du développement endogène et auto-centré dans les pays en voie de développement ainsi que les modes de régulation à léchelle internationale.

Développement endogène et autocentré nest pas, dans la pensée de GDD, antinomique avec linsertion des pays en voie de développement dans la mondialisation. Lauteur « tord définitivement le cou à la critique maintes fois exprimée de laspect autarcique du développement autocentré » dans son texte ayant pour titre « Commerce extérieur et développement : la fonction de transformation du commerce extérieur » (1982), ici présenté par Bernard Gerbier. Mais le développement en relation avec le commerce international ne doit pas viser comme priorité le productivisme exportateur dans le cadre de la division internationale du travail de type ricardien et la politique des importations doit « cibler les importations nécessaires à la transformation de lappareil productif interne et des structures sociales associées », le but étant, en dernière instance, la satisfaction des besoins essentiels de la population « en termes de besoins dinfrastructures, demplois, de développement des capacités et savoir-faire internes et enfin en termes de construction de la nation ». Sous cette dernière condition, le commerce international a pour fonction de sadapter dans son contenu aux exigences du développement autocentré et dévoluer en correspondance de phase avec les dynamiques daccumulation interne.

Les années 1980 ont été marquées par la « crise de la dette » qui a frappé plusieurs pays sous-développés et son corollaire la mise en œuvre des « programmes dajustement structurel » imposés par les institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale). Analysant cette crise de financement international, GDD met laccent dans son article « Endettement et développement ? Quelques leçons de la crise actuelle » 337sur les limites structurelles dune stratégie de développement fondée sur les capitaux étrangers et le recours au crédit international. Dans sa présentation André Cartapanis souligne que dans « ses grandes lignes, lanalyse reste dactualité et complète utilement la lecture contemporaine des crises financières internationales touchant les pays en développement, désormais qualifiés de pays émergents ». GDD décrit « le passage dune économie de crédit international à une économie dendettement international, transformant le financement international en dette perpétuelle »que les politiques protectionnistes des pays avancés, en réduisant dans nombre de pays en voie de développement les excédents commerciaux et les ressources en devises, ne font quaggraver ce quil a appelé « une nouvelle forme dinstabilité dans la crise ».

On la déjà souligné, GDD ne fait pas de lactivité industrielle le moteur, à titre exclusif, du développement national, même si son caractère industrialisant produit des effets dentraînement sur lensemble des autres secteurs et branches. Outre la politique dinnovation ou « lorganisation du progrès », la réforme agraire constitue un vecteur du développement et de lémancipation pour les pays en voie de développement. Limpératif de la réforme agraire est dicté par les risques que GDD a décrit dans son texte « La fonction des prix dans la conquête par lagro-capitalisme de la gestion des ressources naturelles dorigine agricole » (1983) dont Omar Bessaoud fait une présentation dans le présent livre. Par un système de prix fondé sur léchange inégal entre pays développés et pays sous-développés dune part et entre villes et campagnes dautre part, lagro-capitalisme tend non seulement à réduire les possibilités requises par le développement endogène, mais aussi à dégrader les ressources naturelles et à peser sur la sécurité alimentaire et sur les niveaux de satisfaction des besoins essentiels des populations (érosion des sols cultivables, salinisation, désertification, pertes de terres liées à une urbanisation accélérée, diminution de la biomasse forestière et augmentation des incendies de forêts, dégradation des parcours, accroissement des coûts environnementaux de lirrigation agricole).

Aujourdhui, en portant à un niveau systémique les crises agraires, environnementales et sanitaires, lagro-capitalisme mondialisé et dominé par le capital financier ne fait que corroborer les intuitions de GDD relatives à la double exploitation capitaliste de lhomme et de la nature et, de façon plus générale, aux liens quil met en évidence dans son article 338« Développement durable et accumulation » (1994) dont rend compte Mehdi Abbas. Selon ce dernier GDD pose, dans ce texte, « quelques jalons vers une théorie positive du développement durable » et précise que « les problèmes de lenvironnement » sont indissociables des contenus de lindustrialisation et que les choix productifs et technologiques sont des choix sociaux et politiques. La problématique du développement durable implique, dune part, de repenser tout à la fois les orientations dinvestissement, les priorités sectorielles, les modalités technologiques et les formes dinsertion internationale. Elle exige, dautre part, de promouvoir à léchelle planétaire « une praxis rénovée » de la mondialisation centrée sur les finalités humaines et durables, prenant en compte les conditions, que rappelle M. Abbas, à savoir un protectionnisme dexpansion, des prix relatifs rémunérateurs, des transferts de technologies vertes, une préservation des équilibres naturels et une finance internationale durable.

À ce stade, ce qui ressort des textes présentés cest une approche plutôt empirique, concrète des problèmes de développement abordés par GDD, une analyse réflexive portant sur une pluralité dexpériences et de récits de développement en Afrique, en Amérique latine et en Asie, bref, il sagit de la formulation de ce quon pourrait appeler une praxis stylisée du développement. Toutefois, une telle praxis stylisée est inséparable dune élaboration théorique à lœuvre dans lensemble des travaux de GDD sans exception, apparaissant en creux dans certains textes et traitée de façon directe dans dautres.

Dans « Les limites de lanalyse en termes déquilibre économique général » (1975), présenté par Renato Di Ruzza, GDD fait un examen fin et pertinent des limites de la théorie standard déquilibre général débouchant sur une « critique radicale » des fondements théoriques qui sous-tendent les problématiques essentielles de « lanalyse de la production et de la consommation, la concurrence par le marché et les prix, et enfin lintroduction du pouvoir, de lespace, du temps et des conflits ». La théorie néoclassique a certes évolué et ses outils sont devenus plus sophistiqués, mais les arguments critiques de GDD nont pas perdu de leur pertinence quant à la « falsifiabilité » de la doxa standard. Les alternatives théoriques proposées par lauteur participent de lhétérodoxie, une hétérodoxie large, éclectique et ouverte, allant de François Perroux à Marx en passant par Keynes.

L« école grenobloise de la régulation » trouve sa genèse dans larticle intitulé « Sur quelques concepts nécessaires à la théorie de la régulation » 339(1985) et dont Christian Barrère résume dans le présent ouvrage les « trois questions clefs » : « la relation entre régulation et dynamique de la rentabilité du capital, la relation entre régulation et organisation de la production dans le contexte dun système productif, enfin celle entre régulation et processus dinternationalisation des marchés et du capital ». Tout en dépassant une certaine dogmatique marxiste, la théorie de la régulation (version GRREC) offre, selon GDD, une alternative crédible à la théorie de léquilibre général.

La critique de la théorie néoclassique prend également appui sur la macroéconomie keynésienne à laquelle se réfère GDD dans larticle « Économie monétaire de production et incertitude » (1995) que présente Jean-Louis Perrault. La « grande crise » constitue lindice de linstabilité structurelle du capitalisme et implique, dès lors, une prise en compte de lincertitude dans la lignée de Keynes. Lincertitude radicale forme avec léconomie monétaire de production, lendogénéité de la monnaie, la demande effective, le temps historique, le conflit de classes autour de la répartition le socle de « léconomie post-keynésienne » la quelle, à linstar de la théorie de la régulation et de léconomie du développement, a un lien daffiliation avec « lécole grenobloise » et plonge ses racines dans lhéritage de Gérard Destanne de Bernis.

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Ivo Maës, avec Ilaria Pasotti, Robert Triffin : A life, Préface de Jacques de Larosière, Oxford, Oxford University Press, 2021, 262 p.

Pierre-Hernan Rojas

Institut Catholique de Paris

Religion, Culture et Société
– EA 7403

Lhéritage intellectuel de Robert Triffin (1911-1993) repose sur un principe majeur : un système monétaire international (SMI) fondé sur 340une monnaie nationale est intrinsèquement instable. Dans son ouvrage majeur publié en 1960, Gold and the Dollar Crisis, Triffin démontre que le système détalon de change-or prévu par les accords de Bretton Woods oscille entre deux versants dun dilemme. Si les États-Unis cessent denregistrer des déficits de leur balance des paiements, les autres pays verront la principale source de liquidités internationales diminuer, ce qui limitera lexpansion du commerce mondial et pourrait conduire à une déflation mondiale. À linverse, les déficits excessifs de la balance des paiements américaine alimentent la croissance économique mondiale en liquidités internationales, mais érodent la confiance des pays dans la capacité des États-Unis à convertir les balances dollars en or. Ce diagnostic – le dilemme de Triffin – a conféré à son auteur un rôle de premier plan dans les débats monétaires internationaux. La biographie de lun des économistes les plus remarquables et influents du vingtième siècle, ayant laissé son empreinte dans de nombreuses propositions politiques, faisait cruellement défaut. Ivo Maës et Ilaria Pasotti étaient tout indiqués pour combler ce manque. Ivo Maës est un historien reconnu de la pensée économique et le spécialiste de la pensée de Triffin. Ilaria Pasotti a réalisé une thèse sous la direction dIvo Maës sur les apports de Triffin à la réforme du SMI.

Maës et Pasotti publient un ouvrage qui parachève des années de travaux sur Triffin, le SMI et lintégration européenne. Létude systématique des documents darchives de Triffin comme des institutions européennes, américaines et de personnalités denvergure (Paul Van Zeeland, Pierre Werner, Jean Monnet ou Tommaso Padoa-Schioppa) permet une analyse cohérente et pertinente de la vie intellectuelle et professionnelle de Triffin, tout en apportant une profondeur contextuelle.

Louvrage relate la vie de Triffin en sept chapitres. Le chapitre 1 traite du parcours intellectuel de Triffin en tant quétudiant à luniversité de Louvain (1929-1935) puis à celle de Harvard (1935-1938). Le chapitre 2 analyse les années de Triffin au Federal ReserveBoard (FRB) à Washington (1942-1946), où il dirigea des missions de money doctors en Amérique latine. Le chapitre 3 couvre la période entre son départ de la FRB pour le Fonds monétaire international (FMI) en 1946, et son implication dans la mise en œuvre de lUnion européenne des paiements (UEP) en 1950. Le chapitre 4 relate la période pendant laquelle Triffin, alors professeur à luniversité de Yale depuis 1951, sest efforcé dalerter la communauté 341internationale sur le fait que le système de Bretton Woods était inadapté aux besoins croissants de liquidités internationales. Le chapitre 5 examine lengagement de Triffin en faveur dune intégration monétaire européenne plus étroite, dabord au sein de lUEP, puis en tant quexpert monétaire du Comité daction pour les États-Unis dEurope de Jean Monnet. Le chapitre 6 se focalise sur la retraite de Triffin qui, nommé à lUniversité Catholique de Louvain en 1977, poursuit son implication dans les débats monétaires européens. Le chapitre 7 conclut.

La première force de louvrage de Maës et Pasotti est de montrer comment lesprit de Triffin a été façonné par lentre-deux-guerres. Catholique de gauche, Triffin était fasciné par le Nouveau Socialisme dHenri de Man et par lantimilitarisme dAlbert Einstein. Le pacifisme de Triffin sest forgé en même temps que la montée du nazisme. À Louvain, il suit les enseignements de Van Zeeland, Albert-Edouard Janssen et Léon-Hugo Dupriez. Il découvre à la fois léconomie monétaire et bancaire et lapproche empirique consistant à tester la théorie des cycles économiques en Europe. La crise de 1929 et la spirale déflationniste des années 1930 marquent durablement Triffin. Son obsession pour les problèmes monétaires de lentre-deux-guerres est notamment due à lincapacité des décideurs politiques à concevoir un nouvel ordre mondial multilatéral. Comme beaucoup de ses contemporains, Triffin perçoit la crise des années 1930 comme la manifestation de lincapacité des marchés à sauto-réguler, nécessitant une intervention publique. Récipiendaire dune bourse attribuée par la Belgian-American Educational Foundation (BAEF), Triffin poursuit ses études aux États-Unis. À Harvard, Triffin découvre la théorie pure. Sous linfluence de Joseph Schumpeter, Edward Chamberlin et Wassily Leontief, il rédige une thèse dont lobjet est lintégration de la concurrence monopolistique à un cadre déquilibre général. Cette thèse consacrera Triffin au rang déconomiste théoricien. Cette parenthèse académique pourrait paraître accidentelle tant la carrière de Triffin avant et après Harvard était orientée vers lempirisme et les recommandations de politique économique. Maës et Pasotti soulignent, à juste titre, que la thèse de Triffin « façonnera sa perception des phénomènes économiques, y compris dans le domaine monétaire. » (p. 34). Par exemple, dans un article de 1947, Triffin applique implicitement le cadre de la concurrence imparfaite à lanalyse du SMI davant-guerre. Ce dernier démontre comment les politiques 342économiques de la Grande-Bretagne, alors centre commercial et financier international, ont pesé sur la conjoncture britannique, mais aussi sur les celles des pays partenaires, notamment dans le domaine agricole. Même si les auteurs introduisent ce parallèle (p. 60-69), on regrette cependant quils nétayent pas davantage les liens entre le travail doctoral de Triffin et sa première étude systématique du fonctionnement du SMI.

Le thème central de cette biographie est la liquidité internationale. Maës et Pasotti dépeignent finement le sujet en naviguant dans la vie de Triffin. Il est possible de résumer la réflexion de ce dernier en posant trois questions. Dans quelles circonstances les pays doivent-ils utiliser leurs réserves monétaires internationales ? Comment assurer un montant suffisant de ces réserves pour accompagner la croissance de la production et des échanges mondiaux ? Quelle doit être la composition de ces réserves afin déviter des changements brusques dune réserve à une autre ? Les différentes expériences professionnelles de Triffin ont façonné sa conception de ce que devait être un SMI fonctionnel et stable. Par exemple, lors de ses missions de money doctors en Amérique latine dans les années 1940 (chapitre 2 de louvrage), Triffin a su mettre en évidence les asymétries du SMI. La nature des spécialisations des pays, la structure de leurs exportations et le fait que certaines monnaies nationales étaient utilisées dans lespace internationale, provoquaient des inégalités entre les pays. Lévolution de la balance des paiements des pays dAmérique latine était déterminée par les flux de capitaux internationaux ainsi que par les fluctuations des importations et des exportations. Selon Triffin, ces pays devaient avoir recours aux réserves internationales pour compenser des chocs de nature exogène, comme une fuite soudaine des capitaux ou le creusement du déficit commercial. Ce faisant, ces pays pouvaient échapper aux politiques déflationnistes, qui auraient aggravé la conjoncture nationale. Quid des modalités permettant à ces pays davoir accès à ces réserves ?

Le second exemple, développé longuement dans le chapitre 3, porte sur limplication de Triffin dans le projet monétaire européen. Dans la seconde moitié des années 1940, les pays dEurope occidentale nétaient pas en mesure de rétablir la convertibilité de leurs monnaies en raison de la rareté du dollar. Dans le cadre des négociations relatives à la mise en œuvre du plan Marshall, Triffin a participé à la conception dune union 343de compensation en Europe comme remède au bilatéralisme et au contrôle des changes. Sa proposition a donné naissance à lUEP (1950-1958), dont le principe – la compensation multilatérale – a permis de restaurer le commerce intra-européen en économisant les réserves monétaires. On retrouve bien évidemment lempreinte de Keynes et de son plan pour une Clearing Union (1943). Le plan de Triffin avait été considéré à lépoque comme un obstacle à létablissement du système de Bretton Woods car substituant une intégration monétaire régionale (supranationale) à une intégration monétaire mondiale. Comme le soulignent les auteurs (p. 109), le succès de cette nouvelle institution monétaire a renforcé la conviction de Triffin que larchitecture et le fonctionnement du système de Bretton Woods devaient être décentralisés. Il na eu de cesse de rappeler quun SMI centralisé autour de la monnaie et de la politique américaines ne favoriserait ni sa flexibilité, ni sa stabilité.

Autre force de louvrage, Maës et Pasotti parviennent à retracer la contribution de Triffin à la prise de décision politique. Triffin na jamais manqué une occasion de faire valoir son analyse auprès des institutions politiques et économiques (banques centrales, gouvernements, Commission européenne, etc.) et des politiques (Monnet, le président Kennedy, etc.). Le succès de lUEP dans les années 1950 la convaincu de préconiser une intégration monétaire plus poussée en Europe, couplée à une réforme du FMI qui serait doté du pouvoir démission de liquidités supranationales. La région (supranationale) était le niveau auquel les réformes monétaires devaient être mises en œuvre pour atteindre un SMI stable. Maës et Pasotti (chapitre 5) expliquent en détail le plan de Triffin pour la création dune Banque centrale européenne. Cette dernière aurait eu pour fonction de prêter aux banques centrales nationales, détablir une unité de compte pouvant également servir de moyen de paiement entre les pays et de centraliser les réserves internationales des pays membres. Jusquà sa mort, Triffin a soutenu sans relâche une intégration monétaire et financière européenne dont lémission dune monnaie spécifique et la centralisation des réserves dans un fonds régional étaient les idées maîtresses.

Tout au long de louvrage, Maës et Pasotti soulignent limportance de la dimension morale dans les analyses de Triffin. Ce dernier avait bien compris dans quelle mesure les États-Unis pouvaient exploiter le 344« privilège exorbitant » que leur conférait le système de Bretton Woods. En émettant la monnaie internationale, le pays était à même de financer ses politiques économiques nationales comme la guerre du Vietnam, obligeant les autres pays à sadapter à cette émission dactifs. Triffin condamnait ce SMI qui permettait au pays le plus riche du monde dêtre financé par les autres pays. Cette biographie arrive à point nommé. Le système de Bretton Woods a pris fin en 1971, mais le dollar reste la principale monnaie internationale. Au lieu de financer des politiques nationales de développement économique, les économies émergentes préfèrent placer leurs excédents extérieurs dans des actifs libellés en dollars. La création des droits de tirage spéciaux (DTS) en 1969 na pas résolu le défaut fondamental du SMI, à savoir lutilisation systématique du dollar comme monnaie internationale. De plus, les DTS sont obtenus sur la base dun quota ; les pays membres les plus riches obtenant la plupart des DTS. Triffin a donc su résumer le problème fondamental de tout SMI, comme le rappelle Padoa-Schioppa :

La contradiction entre les exigences de stabilité du système dans son ensemble et la conduite de politiques économiques et monétaires inspirées uniquement par des logiques nationales subsiste dans nimporte quel régime qui serait dénué de tout élément de supranationalité (Padoa-Schioppa, 2010, p. 10).

En posant des règles justes qui devraient régir tout SMI, Triffin a proposé une réflexion qui reste pertinente. Les sphères académique et politique auraient besoin desprits comme le sien « à la fois imaginatif et créatif, qui sortait des sentiers battus et proposait de nouvelles idées pouvant être mises en pratique dans le processus politique » (Maës et Pasotti, p. 154).

Cependant, louvrage présente une limite. Sur le sujet central de lintégration monétaire régionale, celui-ci ne traite que de lEurope occidentale. Or, dans le cadre de missions coordonnées par lOrganisation des Nations Unis, Triffin fut maintes fois sollicité en tant quexpert pour proposer des plans dintégration monétaire en Amérique latine (1952), en Afrique (1963) et en Asie (1967). Maës et Pasotti rappellent que Triffin considérait lintégration monétaire européenne comme une première étape vers une réforme décentralisée du SMI. Lun de ses arguments, face à la réticence du FMI à participer au mécanisme de lUEP, était 345quune approche globale des questions monétaires était extrêmement difficile à mettre en œuvre, notamment pour des raisons de coordination entre les pays. Pragmatique, Triffin a souligné la faisabilité dune intégration régionale supranationale plus étroite avec un nombre limité de pays pour traiter des questions prégnantes telles que la politique monétaire ou commerciale. À partir des années 1950, Triffin a promu des réformes sur le modèle de lUEP dans dautres régions du monde. Cette analyse nest, à ce jour, pas explorée en détail par la littérature secondaire. Maës et Pasotti auraient pu profiter de cet ouvrage pour contribuer à une meilleure compréhension de la vision de Triffin dun système monétaire polycentrique fondé sur lutilisation de monnaies supranationales émises par des banques centrales régionales. En dépit de cette lacune mineure, Maës et Pasotti proposent une biographie de Triffin remarquable, qui constitue un point dentrée incontournable pour traiter des questions monétaires internationales.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Padoa-schoppa, Tommaso [2010], « Lombre du Bancor : la crise et le désordre monétaire mondial », Discours prononcé à la Conférence de Louvain-La-Neuve le 25 février 2010. Les causes de cette crise comprennent la politique du dollar et, dans un sens plus large, le régime monétaire en vigueur dans le monde depuis près de 40 ans.

Triffin, Robert [1947], « National Central Banking and the International Economy », In Meltzer L-A, Triffin Robert and Haberler Gottfried (éd.), International Monetary Policies, Postwar Economic Studies 7, Washington, D.C., Board of Governors of the Federal Reserve System, p. 46-81.

Triffin, Robert [1960], Gold and the Dollar Crisis, New Heaven, CT, Yale University Press.

1 À loccasion du centenaire de la mort de Carl Menger, de nombreuses initiatives scientifiques ont essaimé à partir de 2021, en particulier des conférences et des numéros spéciaux de revues comme la Conférence de Nice de novembre 2021 : Carl Menger : One century Later, Originality and Modernity et les numéros spéciaux de Schumacher and Scheall (éd. 2021) et de Gloria, Ragni and Sturn (éd. 2022).