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Classiques Garnier

Rolande Borrelly–A Propensity for Reflexive Approach

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Rolande Borrelly –
Le goÛt de lesprit rÉflexif

Rédouane Taouil

Université Grenoble Alpes, CREG

« La forme est le sens du contenu, le sens est lessence de la forme » écrit Hugo von Hofmannsthal. À se pencher sur le parcours de cette figure artisane de lidentité de la Faculté des sciences économiques de Grenoble, on ne saurait manquer de songer à cette sentence qui semble faire écho à la célèbre maxime de Victor Hugo, « le fond, cest la forme qui remonte à la surface ». Tout au long de sa carrière, Rolande Borrelly a œuvré en faveur de la réflexion sur la discipline en envisageant inséparablement lacquisition des savoirs et la maîtrise des savoir-faire en matière de lecture active et de synthèse, danalyse et de rédaction scientifique. Dans le domaine de la recherche comme dans lenseignement, cet engagement était animé par le souci de saisir lÉconomie en prenant en compte le caractère pluriel des langages et des démarches dans une perspective qui accordait la prééminence à la théorie et une place primordiale aux débats.

DES PRÉMICES DUNE VOCATION

Lorsquun étudiant de troisième cycle senquérait de lart de la thèse, il arrivait souvent quil se vit recommander de prendre appui sur Les disparités sectorielles du taux de profit, ouvrage issu de la recherche soutenue 20par Rolande Borrelly pour lobtention du doctorat dÉtat. Cet ouvrage, exemplaire de la mobilisation des valeurs de concision et de rigueur, de clarté et denvergure, sassigne lanalyse du processus dégalisation des taux de profit en soumettant à examen les conceptions de la concurrence depuis Ricardo jusquaux études sraffaiennes en passant par Marx, Marshall, Walras et les formulations modernes de léquilibre général. Partant de la distinction entre la concurrence des producteurs dun même ensemble-marchandise et la concurrence des capitaux entre industries, il sattache à corroborer la proposition dégalisation des taux de profit comme vecteur de régulation de lallocation du capital. Menée dans les années de haute théorie, cette investigation combinait des synthèses minutieuses et des thèses originales qui ont participé au renouvellement des réflexions conceptuelles sur les systèmes productifs et au défrichement des relations interindustrielles à nouveaux frais. Dans ce contexte, le groupe SIFI (Stratégies internationales de la firme industrielle), procédait à lélaboration du concept de secteur pour saisir larticulation des capitaux individuels au sein du capital social et les modalités de reproduction. Cest cette thématique du découpage en branches, secteurs et sections (M. Aglietta, W. Andreff, H. Bertrand, G. Deleplace, L. Gillard, B. Guibert, C. Palloix) qui a balisé le terrain pour lapproche de la régulation sous ses différentes variantes. Le caractère théorique de cette démarche nétait pas sans surprendre nombre détudiants habitués à la représentation des activités en termes de primaire, secondaire et tertiaire héritée du promoteur de lunion entre lapproche institutionnelle et lanalyse statistique, Colin Clark. Les analyses de Rolande Borrelly ont ouvert la voie du projet du GRREC (Groupe de recherche sur la régulation des économies capitalistes) dappréhender la régulation et ses formes en partant des lois dégalisation du taux de profit et de baisse du taux de profit. Lanalyse en périodes et le repérage de la nature des crises sont conduits en mettant laccent sur les formes prises par la concurrence interindustrielle et sur la dynamique du taux de profit.

Selon Rolande Borrelly, toute problématique reste ouverte tant il nexiste pas de critère de dépassement : il arrive quun jeu de questions ou des pans danalyse tombent dans loubli ou connaissent un reflux dintérêt, mais rien nautorise à les considérer comme définitivement stériles. Lexemple de la théorie de la croissance unifiée que sa figure de proue, Oded Galor, qualifie de révolution théorique est dautant plus 21significatif que ses enjeux rappellent à plus dun titre ceux de lapproche de la régulation. Cette théorie, dont lobjet est de penser la dynamique de longue période, conjugue les modèles de la croissance endogène, la parabole de lagent représentatif et des régulations empiriques dans le but de spécifier des régimes économiques, des seuils et des changements qualitatifs. Il est remarquable de noter que les tenants de Unified Growth Theory réclament une filiation avec Les étapes de la croissance économique que lon pouvait croire irrémédiablement tombée en désuétude.

« En Économie, les idées ne meurent pas, elles dorment ». Rolande était résolument convaincue par cette assertion de Daniel Villey qui, pour être concise, nen dit pas moins long sur la vie des idées. Ainsi, elle a poursuivi son intérêt pour létude des systèmes productifs en sinterrogeant sur la pertinence explicative du modèle trisectoriel de Lowe (1955) qui distingue un secteur producteur de biens de production pour produire des biens de production, un secteur dont les produits servent à fabriquer des biens de consommation et un secteur qui répond à la demande finale. Cette tripartition, dont la nomenclature actuelle de lINSEE porte lempreinte, ne peut être qualifiée de caduque au regard de la fragmentation des chaînes de valeur. Elle possède bien des atouts pour saisir, en contraste, les mutations ayant affecté les appareils productifs sous leffet de la concurrence internationale aussi bien que les enjeux de mise en place de politiques industrielles au sein densembles régionaux.

Lors de discussions avec Rolande Borrelly surgissaient souvent des surprises, un renvoi inattendu à un article sur la double asymétrie informationnelle ou sur la rhétorique en économie des Analyses de la SEDEIS (Société détudes et de documentation économiques, industrielles et sociales) ou lévocation dun exemple parlant parce quil était passé sous silence, telle lanalyse de Young (1929) concernant limpact de lévolution de la demande sur lapprofondissement de la division du travail. Rolande Borrelly voyait dans le destin de cette analyse une illustration de lasymétrie dans la réception et la diffusion des idées. Bien que novatrice, elle a fut délaissée parce quelle nétait pas formulée au moyen dune démarche formalisatrice. Le célèbre article inaugural de lapproche en termes de croissance endogène de Romer (1986), tout en reconnaissant limportance des rendements croissants, écarte Young pour ce motif. Notons au passage que Romer (2015), trente ans plus 22tard fera le procès des excès de cette démarche et se retournera contre la discipline de léquilibre prescrite par… Lucas.

Cette attitude, quon rencontre également dans la critique de Krugman de léconomie du développement au nom de la primauté du langage des modèles, contraste paradoxalement avec laccueil réservé au résultat de Coase (1962) en vertu duquel en labsence de coûts de transaction, les négociations des externalités permettent des allocations efficientes, si les droits de propriété sont bien délimités. Bien quil ne soit pas issu dune démonstration formelle, ce résultat a été baptisé théorème de Coase à la surprise de lauteur dont les réserves sur lusage déquations et de symboles lont porté à préférer les études à caractère historique.

De par ses activités éditoriales caractérisées par lappui à la pluralité des théories, Rolande Borrelly était au fait des questions dans divers terrains et trajectoires en économies théorique et appliquée. Elle veillait, à loccasion de conversations à ce sujet, à discuter des tendances actuelles de la discipline en mettant en exergue une double caractéristique. Dune part, elle constatait le morcellement thématique où la prépondérance des aspects prescriptifs aux dépens du souci analytique éloigne lÉconomie des visées qui fondent son identité pour la rattacher à des sous-champs de la gestion ou du traitement des données. Dautre part, elle soulignait que les préoccupations empiriques tendent à lemporter sur la patiente enquête conceptuelle. Lessor des modèles économétriques centrés sur les propriétés statistiques des séries consacrait, selon léditrice de la revue Économie appliquée, la méfiance vis-à-vis de la théorie et ouvrait la voie à lexpérimentation. La promotion de démarches largement a-théoriques saccompagne, regrettait-elle, dun délaissement des questions fondatrices du référentiel même du mainstream, léquilibre général concurrentiel et dune minoration de lintérêt des débats.

… À LINTELLIGENCE DE LÉCONOMIE

La réflexivité déroulée par Rolande Borrelly sarc-boute explicitement sur deux normes interdépendantes. Dune part, les faits sont présupposés imprégnés par des concepts qui confèrent une préséance à la théorie en 23tant quensemble insécable de propositions régi par des règles dinférence et de combinaison logique. En vertu de ce principe, les termes ont une signification qui dépend de leurs relations mutuelles. Ainsi, le concept de marché du travail possède un contenu analytique qui recouvre lidée selon laquelle les firmes et les ménages déterminent respectivement leur demande et leur offre de travail en maximisant leur fonction-objectifs dans un univers concurrentiel où les prix sont une donnée paramétrique. Il sagit sous ce rapport dun concept dont les déterminations se situent à lintérieur dune grille théorique donnée. Comme tel, il illustre que lÉconomie ne répond que dans le langage quon lui parle. Dautre part, la science héritée de Quesnay et de Smith est une discipline de débats. Les grandes théories entretiennent entre elles des rapports qui se placent sous le signe de la synthèse, des convergences, des recouvrements ou des ruptures. Par exemple, le maître-ouvrage, la Richesse des nations, est souvent présenté comme une synthèse, Ricardo a construit sa théorie du prix comme indicateur de la difficulté de produire à partir de la critique de Smith, Marx a fait un long détour par la pensée classique, Walras, Menger et Jevons ont construit leur théorie en réaction à Ricardo, Keynes sest référé aux mercantilistes et à Mandeville pour croiser le fer avec léconomie orthodoxe, les nouveaux classiques prennent lexact contrepied de lauteur de la Théorie générale.

La didactique prônée par Rolande Borrelly se situe dans le droit fil de ces normes. Elle na eu de cesse de soutenir que linitiation aux questions essentielles et aux concepts des approches fondatrices simpose comme un préalable à la découverte de lÉconomie en ce que les traditions de recherche contemporaines sont marquées par la révolution marginaliste incarnée par Walras et Marshall, par le projet de Keynes ou le système ricardien et la problématique de Marx. Quil sagisse de la thématique des prix, de la répartition des revenus, de la variation du revenu et de lemploi, de la monnaie ou de la croissance, la pensée moderne comprend des versions distinctes de ces objets.

Ce faisant, Rolande Borrelly a participé, aux côtés dautres collègues, à une intelligence collective de la discipline impulsée par une dynamique darguments et de contre-arguments, de délibération et de construction daccords sur le contenu des enseignements danalyse économique en première année de Licence. Cette dynamique a débouché sur la production de documents de cours dont certains ont vu le jour, sous forme 24douvrages, comme les Grands courants de la pensée économique dAlain Samuelson qui a accompagné de nombreuses promotions et dautres, publiés par le service de reprographie, auquel veillait avec dévouement Gisèle Lejeune, tel que laperçu aussi rigoureux quélégant de Michel Hollard et Ramón Tortajada sur la théorie symétrique de la valeur, léquilibre général concurrentiel et lénigme de la demande effective.

Vaincre les appréhensions vis-à-vis du langage formel était une option primordiale coordonnée avec léquipe enseignante des mathématiques, laquelle assumait une fonction de facilitation daccès aux propriétés topologiques des ensembles, à la convexité, à loptimisation sous contraintes, aux matrices dune application linéaire et au théorème de Perron-Frobenius, comme à la correspondance et aux points fixes.

Combinant dans un équilibre subtil entre largumentation analytique et lexposé des relations formelles, limposante synthèse sur les modèles de croissance, coécrite avec Gérard Destanne de Bernis, parvenait à dissiper les appréhensions détudiants qui, détournant Pierre Desproges, disaient du locus classicus de Hahn et Matthews, Théorie de la croissance économique, quil était « comme lannuaire téléphonique, il suffit den feuilleter deux ou trois pages pour décrocher ». Le terme « intelligence » ne désigne-t-il pas, selon ses racines latines, inter legere, choisir, accéder, distinguer ?

En alliant la rigueur analytique et les impératifs didactiques, Rolande Borrelly a contribué, au sein du collectif de la Faculté, à éveiller des talents, à infléchir le cours de passions et à insuffler le goût de la discipline dont les dimensions techniques ne signalent en rien un divorce avec la réalité. Le morcellement thématique et la subordination à lexpertise sont loin dentamer la prégnance du référentiel des marchés parfaits qui participe largement, malgré ses limites et insuffisances, au façonnement des économies réelles à travers les pratiques de gestion des entreprises et le management public, les politiques conjoncturelles et des réformes structurelles. Ainsi que lécrit Saul Bellow, « plus que de nature, notre environnement est fait didées ».