Aller au contenu

Classiques Garnier

Benjamin Constant et l'économie politique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
    2022 – 1, n° 13
    . varia
  • Auteur : De Luca (Stefano)
  • Résumé : Dans la réflexion de Benjamin Constant, l’économie politique occupe une place importante, qui a rarement reçu l’attention qu’elle méritait. Le but de cet essai est de reconstruire analytiquement cette réflexion, telle que Constant l’a développée dans les Principes de politique (1806) et le Commentaire à Filangieri, et de répondre aux questions suivantes : quel genre de rapport Constant entretient-il avec l’économie politique ? Quelle place les libertés économiques occupent-elles dans son système de pensée ? Et enfin, est-ce que la question sociale, dont la présence est manifeste dans le Commentaire, a affecté ses convictions économiques ?
  • Pages : 79 à 113
  • Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406132547
  • ISBN : 978-2-406-13254-7
  • ISSN : 2495-8670
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13254-7.p.0079
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/06/2022
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Constant, Économie politique, Smith, Malthus, Sismondi, Dunoyer
79

BENJAMIN CONSTANT
ET LÉCONOMIE POLITIQUE

Stefano De Luca

Université « Suor Orsola Benincasa » de Naples

INTRODUCTION

Dans la réflexion de Benjamin Constant, léconomie politique occupe une place importante qui a rarement reçu lattention quelle méritait1. Ce nest pas par hasard que parmi les critiques quil adresse à Montesquieu et à Rousseau il y a celle de leur ignorance en matière déconomie : à lauteur de lEsprit des lois, quil admirait pourtant profondément, il reproche de navoir « que des notions très superficielles en économie politique » (Constant, 1806a, p. 305) ; tandis quà lauteur du Contrat social, mais aussi de lentrée Économie politique dans lEncyclopédie, il fait grief de navoir « aucune lumière » en matière de finances, mais plutôt un « mélange absurde de préjugés monarchistes et dopinions républicaines » (Constant, 1806a, p. 267). Dailleurs, les limites de Montesquieu et de Rousseau reflétaient une société caractérisée, à cette époque-là, par une « ignorance universelle des premiers principes de léconomie politique » (Constant, 1806a, p. 223) dans toutes les classes sociales. Cest précisément la raison pour laquelle cette même société était gouvernée par des lois qui avaient eu des effets funestes sur le commerce et les activités 80productives. Constant est si attaché à ce sujet que, lorsquil commencera à travailler sur son grand traité de politique – les Principes de politique de 1806, restés longtemps inédits, – il accordera une grande importance au débat sur les problèmes économiques et citera, plus souvent que tout autre auteur, Adam Smith.

La circonstance nest pas à négliger. Les Principes de politique de 1806 constituent une œuvre importante dans lhistoire de la pensée politique. Lorsquelle sera publiée pour la première fois en 1980, on découvrira que la vision traditionnelle de Constant – considéré comme lauteur décrits politiques sagaces et brillants, mais quand même décrits de circonstance – était erronée. En fait, Constant avait écrit une œuvre architectonique, dans laquelle il avait abordé tous les points principaux dune théorie politique. Dabord contraint de la laisser de côté pour des raisons circonstancielles (la publier en 1806 aurait signifié susciter la colère de lEmpereur, qui venait de lexpulser du Tribunat quatre ans plus tôt), Constant préféra, dans les années de la Restauration, lutiliser comme réservoir afin den pouvoir extraire des écrits plus percutants et polémiques, capables dinfluer sur les questions politiques les plus urgents. Ainsi, le grand traité de 1806 resta au fond dun tiroir et ne fut redécouvert par les savants quun siècle et demi plus tard, pour être finalement publié en 1980. Cette publication fut un événement considérable, précisément en vertu du caractère systématique de lœuvre elle-même. Comme la écrit Tzvetan Todorov, jusquà ce moment-là on avait eu limpression que la pensée politique européenne, dans les années qui suivirent la Révolution française, avait vécu une période de moindre intérêt : après la riche production des Lumières, culminant avec lEsprit des lois et avec le Contrat social, et avant que la Démocratie en Amérique napparaisse à lhorizon, aucune œuvre ne semblait avoir atteint la même complexité théorique. Mais au moment de la découverte des Principes de politique, cette impression sétait évanouie : cétait comme si « le chaînon maquant », celui qui donnait un « sens nouveau » à lhistoire de la pensée politique, avait été retrouvé (Todorov, 1997b, p. 5). Les Principes, constituent en effet, la première tentative de repenser systématiquement, après le bouleversement révolutionnaire, une théorie des libertés (individuelles et collectives) appropriée à une société moderne. Et le fait que, à lintérieur dune tentative de ce genre, les thématiques économiques occupent 81une place significative devient alors, on le comprendra, quelque chose dune valeur particulière.

Mais doù vient lintérêt de Constant – auteur qui est et restera essentiellement un penseur politique et un théoricien constitutionnel2 – pour léconomie politique ? Et quelles sont les raisons qui, vingt ans après la rédaction des Principes de politique, le pousseront à écrire « Jaime bien léconomie politique » ? Nous pouvons identifier au moins trois raisons.

On retrouve la première dans sa conception de la modernité, déjà pleinement développée dans le traité de 1806. Parmi les traits les plus importants qui permettent distinguer les Modernes des Anciens, Constant inclut le rôle fondamental assumé par le commerce3, terme avec lequel il indique les activités économiques au sens large : le but unique vers lequel les peuples modernes se dirigent nest pas, comme dans lAntiquité, la gloire militaire, mais « le repos, avec le repos laisance et pour arriver à laisance lindustrie » (Constant, 1806a, p. 423). Doù la centralité de lactivité économique, dont le développement est à la fois la cause et leffet dune indépendance toujours plus grande de la société civile et des individus par rapport au pouvoir politique. Cette indépendance est encore renforcée, selon Constant, par deux circonstances : le fait que la propriété, à lépoque moderne, est devenue mobile (et il est donc devenu difficile pour le pouvoir de la contrôler) et le rôle acquis par le crédit, qui, à bien des égards, a placé les gouvernants au service des gouvernés, en renversant les relations de pouvoir traditionnelles. Si lopinion publique ne fait pas confiance aux gouvernements et à leurs comptes, le crédit disparaît et les gouvernements échouent : « un déficit de 60 millions a fait la Révolution française. Un déficit de 600 millions ne produisit pas, sous Vespasien, le moindre ébranlement dans lEmpire » (Constant, 1806a, p. 426). Mais si léconomie est devenue si importante dans le 82monde moderne, la nouvelle discipline qui en a fait son objet détude ne peut en aucun cas être négligée.

La deuxième raison de lintérêt de Constant pour léconomie politique dériverait de ses convictions libérales. Tout en soutenant, comme nous le verrons, que la propriété et les activités économiques, contrairement à la pensée et à la religion, appartiennent à la juridiction de la société, Constant est convaincu que lÉtat fait toujours pire, et en dépensant plus, que les particuliers ; il est également convaincu quil existe une étroite corrélation entre les libertés économiques, dun côté, et les libertés civiles et politiques, de lautre. Ainsi, même si en théorie lÉtat peut intervenir dans la sphère économique, il est bon quil le fasse le moins possible : une thèse qui trouvait dans le courant dominant de léconomie politique de ces années-là (inspiré par Adam Smith et fortement représenté en France au premier chef par Jean-Baptiste Say) les arguments les plus solides et convaincants.

Enfin, la troisième raison de lintérêt de Constant pour léconomie politique est liée au milieu culturel dans lequel – entre la fin du Directoire et lâge consulaire – il consolide ses convictions les plus profondes. Il suffit de penser, à cet égard, à la proximité de Constant avec Say (et, plus en général, avec la culture idéologique) et avec Sismondi. Avec le premier, il partage laventure du Tribunat et lexpulsion à cause de leur esprit dopposition envers le Premier Consul ; avec le second, il partage lappartenance au cercle des intellectuels qui se réunissaient autour de Mme de Staël. Et, comme on le sait, tous deux sont auteurs, entre 1802 et 1803, de deux ouvrages qui sinscrivent dans le vif de la querelle française sur léconomie politique, une querelle qui intègre, relance et enrichit le débat doutre-Manche4. Débat dans lequel lEnquiry on Political Justice de Godwin (dont Constant entreprend, en 1798, une traduction française, avec ses commentaires)5 entre indirectement, puisque cest aussi pour répondre à Godwin que Malthus écrit son Essay on Population, 83un essai dont Constant tient bien compte à lépoque et qui sera destiné à animer le débat économique pendant plusieurs années à venir (ainsi quà donner les bases pour définir léconomie en tant que science triste). Sur les thèses de Malthus, Constant reviendra abondamment dans la seconde œuvre, dans laquelle il traite directement des questions économiques : il sagit du Commentaire à louvrage de Filangieri, qui voit le jour entre 1822 et 1824 dans un contexte historique et sociopolitique profondément transformé par rapport à 1806. Non seulement pour des raisons de politique interne (Constant se retrouve face au pire moment de loffensive ultra-royaliste contre les libéraux), mais aussi pour des raisons socio-économiques. Cest à ce moment-là quon assiste, en fait, à la survenance de la question sociale, qui, dans plusieurs pays dEurope, et surtout en Angleterre, a produit non seulement des formes radicales de protestation, mais aussi lapparition sur la scène dun quatrième État potentiellement révolutionnaire, composé de travailleurs salariés (ceux que Constant, déjà en 1824, appelait à plusieurs reprises « prolétaires »).

Nombreuses sont, donc, les raisons qui poussent Constant à sintéresser à léconomie politique et à faire en sorte dobtenir une connaissance de première main de ses auteurs : en plus de ceux quon a déjà nommés, cest-à-dire Smith, Say et Sismondi (les auteurs quil cite le plus souvent), Constant se réfère également à Ganilh6 et au « judicieux » Garnier, ainsi quà Turgot, à Necker, à Steuart, aux physiocrates (en particulier au marquis de Mirabeau), à Condillac et à Galiani. Il faut dire que dans les œuvres où il prend position sur les questions économiques, Constant nabordera jamais aucune question théorique fondamentale, comme le problème de la valeur ou celui du statut épistémologique de léconomie politique (même sil est certainement proche de Say)7. Son intérêt et sa réflexion se focaliseront, comme on disait à lépoque, sur les « systèmes » qui découlent (ou : émanent) des doctrines.

84

Le but des pages suivantes est, donc, de reconstruire analytiquement cette réflexion, telle que Constant la développée dans les sections économiques des Principes de politique (§ II) et du Commentaire à Filangieri (§ III). À la lumière de cette reconstruction, nous essaierons de répondre (§ IV), finalement, aux questions suivantes : quel genre de rapport Constant entretient-il avec léconomie politique ? Quelle place les libertés économiques occupent-elles, plus généralement, dans son système de pensée ? Et enfin, est-ce que la question sociale, dont la présence est manifeste dans le Commentaire, a affecté ses convictions économiques ?

I. LÉCONOMIE POLITIQUE DANS
LES PRINCIPES DE POLITIQUE DE 1806

Les Principes de politique de 1806 représentent laboutissement dun long itinéraire de recherche, commencé en 1798 avec la traduction et le commentaire à lEnquiry on Political Justice de Godwin et parsemé dœuvres destinées à rester manuscrites8. Comme nous lavons déjà évoqué, il sagit dune œuvre systématique et volumineuse, composée de 18 livres, subdivisés en 131 chapitres, suivis de denses Additions. À lintérieur des Principes, il est possible de repérer un ordre logique clair, qui se développe en trois parties. Le but de la première partie (livres I-IX) est dargumenter de manière exhaustive et innovatrice le principe de la limitation du pouvoir. Dans ces pages – où Constant critique Rousseau et se distingue de Montesquieu – la liberté et la souveraineté sont représentées comme deux sphères mutuellement exclusives. Dans la sphère de la liberté, toute décision est laissée à lindividu et lintervention de lÉtat est toujours illégitime : cest la sphère des droits individuels inaliénables, qui concernent la pensée, la religion, la liberté personnelle. Par contre, 85dans la sphère de la souveraineté les décisions nappartiennent quà lÉtat : elle concerne la sécurité intérieure, la défense contre le danger extérieur et le prélèvement fiscal nécessaire à assurer ces fonctions. Il y a cependant une troisième sphère, intermédiaire ou mixte, à laquelle Constant consacre la deuxième partie de son traité (livres X-XV) : et cest ici quon retrouve les sujets économiques, de la propriété aux activités économiques au sens large, en passant par les impôts. Enfin, la troisième partie (livres XVI-XVIII) fournit un contexte historico-philosophique à la théorie politique élaborée dans les livres précédents : cest ici que Constant met au point sa théorie de la modernité politique, dans laquelle il y a tous les éléments quon retrouvera ensuite dans le célèbre Discours de la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes de 1819.

En ce qui concerne lanalyse des œuvres dans lesquelles Constant aborde des questions économiques, le premier point remarquable est leur étendue : les livres consacrés à la propriété et aux activités économiques (livres X et XII) occupent un quart de lœuvre entière, qui, comme nous venons de le voir, est composée de 16 autres livres. On peut facilement en déduire que Constant attache une grande importance à léconomie, afin de mettre au point une théorie politique complète. Cette importance est bien mise en évidence dans le livre concernant la propriété, où léconomie et la politique sont inextricablement entrelacées, comme le démontre la question du droit de vote. Et cest justement sur cette question, qui ouvre le livre X, quil faut sattarder brièvement, car, bien quil sagisse dune question éminemment politique, elle met en lumière lattitude de Constant envers ce que nous appellerions aujourdhui une économie de marché. Une attitude quon pourrait ainsi résumer : Constant est conscient des duretés de léconomie de marché (dans certaines pages sa description de la propriété fait penser au « droit terrible » évoqué par Beccaria), mais en même temps il est convaincu que ce « droit terrible » est le meilleur outil pour garantir, certes non sans peine, le progrès économique et social, y compris celui orienté vers une plus grande égalité.

i.1 La propriÉtÉ, nÉcessaire et terrible

Notre analyse va, donc, commencer à partir de la question des droits politiques. Ce que Constant veut démontrer, cest que les droits politiques, contrairement aux droits civils, ont besoin de certaines capacités pour être exercés. Si les droits civils représentent une protection contre 86les intrusions et le harcèlement du pouvoir, les droits politiques sont eux-mêmes un pouvoir, puisquils permettent aux individus (quoique indirectement, à travers le système représentatif) de participer au pouvoir législatif. Les droits civils, écrit Constant, sont un bouclier ; les droits politiques sont une arme.

Il sensuit que les droits politiques ne peuvent être reconnus à nimporte qui : et ce nest pas à cause dune distinction arbitraire, comme celle entre hommes libres et esclaves dans lAntiquité ou entre nobles et plébéiens sous lAncien Régime, mais cest à cause dun principe de raison, en vertu duquel, pour rendre des décisions contraignantes pour tous, il faut une véritable maturité au niveau de sa propre capacité de jugement (fruit de léducation) et une série dintérêts durablement liés à la communauté à laquelle on appartient. Ce principe capacitaire est respecté, souligne Constant, même dans les démocraties les plus pures, dans lesquelles on ne reconnaît le droit de vote ni aux mineurs ni aux étrangers : aux premiers parce quils nont pas le jugement nécessaire, aux seconds parce que leurs intérêts ne sont pas durablement liés au sort du pays où ils se trouvent.

En abordant lapplication de ce principe de raison à la société de son temps, Constant affirme que lâge de majorité et la nationalité ne sont pas suffisants pour garantir ces qualités requises :

Ceux que lindigence retient dans une éternelle dépendance et quelle condamne dès leur enfance à des travaux journaliers ne sont ni plus éclairés que les enfants sur les affaires publiques ni plus intéressés que des étrangers à une prospérité nationale, dont ils ne connaissent pas les éléments et dont ils ne partagent quindirectement les avantages (Constant, 1806a, p. 201).

La seule à donner le temps et les moyens nécessaires pour sinstruire, la seule à lier strictement les intérêts de lindividu à la prospérité de la nation, cest la propriété : les propriétaires sont, donc, les seuls auxquels il faut reconnaître le droit de vote9. Ceux qui, à partir du principe général 87dégalité, en font dériver immédiatement la nécessité dégalité politique, raisonnent « dans une hypothèse inapplicable à létat actuel des sociétés » (Constant, 1806a, p. 201). Lexistence de la propriété détermine une inégalité bien plus grande que celle davoir ou ne pas avoir de droits politiques : si lon admet cette inégalité, il faudra en déduire toutes les conséquences qui en découlent. Elle ne peut pas être surmontée par des moyens purement politiques ; la seule solution serait économique et impliquerait que tout le monde soit propriétaire ou que personne ne le soit pas. Mais labolition de la propriété, selon Constant, serait nuisible au progrès, à la prospérité et à légalité elle-même.

Les raisons de cette conclusion apparaissent lorsque Constant aborde le thème de la nature de la propriété. Il rejette la conception fondée sur le droit naturel, qui caractérisait lécole physiocratique (ainsi que celle dascendance lockéenne), en laccusant dêtre une conception métaphysique. La propriété nest pas un droit naturel, cest-à-dire un droit antérieur à la société, puisque « sans lassociation, qui lui donne une garantie, elle ne serait que le droit du premier occupant, en dautres mots, le droit de la force, cest-à-dire un droit qui nen est pas un » (Constant, 1806a, p. 202). La preuve en est que sil est possible dimaginer une société sans propriété (même sil sagirait dune société extrêmement pauvre), il est, au contraire, impossible dimaginer la propriété sans une forme de société garantissant sa jouissance. La propriété « nest autre chose quune convention sociale » (Constant, 1806a, p. 202) basée sur lexpérience : 88la société a découvert quelle est la meilleure façon dallouer des biens rares et dencourager le travail. En dautres termes, la société reconnaît le droit à la propriété parce quelle y voit le meilleur outil pour garantir le progrès et la prospérité (meilleur outil qui, il est bon de le répéter, ne lest pas sans peine).

Conformément à cette approche utilitariste, Constant néchappe pas à la confrontation avec les théoriciens de son abolition. Il pense surtout à lEnquiry on Political Justice de Godwin, à lépoque écrivain célèbre et influent (que, comme nous lavons déjà vu, Constant connaissait très bien). Les thèses dauteurs tels que Godwin lui semblent viciées par un optimisme utopique : elles postulent un épanouissement de la culture qui un jour sera peut-être atteint, mais sur lequel il serait absurde de fonder les institutions actuelles ; et, plus important encore, elles prétendent démontrer quil y aura une diminution du travail nécessaire à la subsistance, ce qui dépasse toute invention à laquelle on peut songer. Il faut remarquer que Constant reconnaît le rôle du progrès technologique, il en est le défenseur (il considère comme une conquête chaque étape vers le remplacement du travail manuel par des machines) et il est également convaincu que sa course est destinée à une accélération progressive. Mais il estime que lhumanité est très loin de pouvoir formuler lhypothèse dune disparition complète du travail manuel. Et pourtant, cest seulement cette disparition, associée à une très large disponibilité de biens, qui pourrait rendre la propriété superflue. À moins de supposer, continue Constant, que ce type de travail soit également partagé entre les hommes : mais cette division est non seulement impossible, elle serait aussi indésirable, car elle entraînerait non pas le progrès mais la régression de lhumanité. En effet, elle détruirait « la division du travail, base du perfectionnement de tous les arts et de toutes les sciences ». Doù lhétérogenèse des buts :

La faculté progressive, espoir favori des écrivains que je combats, périrait faute de temps et dindépendance ; et légalité grossière et forcée quils nous recommandent mettrait un obstacle invincible à létablissement graduel de légalité véritable, celle du bonheur et des lumières (Constant, 1806a, p. 203).

Comme on le voit, Constant est en contraste avec loptimisme utopique de Godwin, mais il ne tombe pas dans le pessimisme malthusien, car il croit que le progrès technologique est destiné à créer une disponibilité de ressources toujours plus grande ; en même temps, à la suite de Smith, 89il reconnaît dans la division du travail la base de toute amélioration et donc la source de toute prospérité.

Nous avons analysé jusquici le fondement utilitariste et économique de la propriété. Mais il y a un autre aspect que Constant met en évidence. Sil est vrai que la propriété appartient à la juridiction de la société – et que par conséquent la société a sur la propriété « des droits quelle na point sur la liberté, la vie et les opinions de ses membres » (Constant, 1806a, p. 233) – il est aussi vrai que la propriété est intimement liée aux domaines sur lesquels la société na pas de juridiction, à commencer par la pensée. « La société doit en conséquence restreindre sa juridiction sur la propriété, parce quelle ne pourrait lexercer dans toute son étendue, sans porter atteinte à des objets qui ne lui sont pas subordonnés » (Constant, 1806a, p. 233).

Nous pouvons maintenant récapituler. Pour Constant, la propriété, de plein droit, est sous la juridiction de la société et donc lÉtat peut intervenir sur elle. Mais deux ordres de considération – le premier lié à sa fonction de moteur du progrès économique, le second lié à sa relation particulière avec les droits inaliénables – rendent nécessaire la limitation la plus rigoureuse de lintervention de lÉtat. Constant théorise donc un rôle essentiellement négatif pour lÉtat, qui doit se borner à garantir la libre utilisation et circulation de la propriété, sans promulguer ni lois favorisant son accumulation, ni lois imposant sa division. Les premières privent la propriété de sa vraie nature et de son plus grand avantage (la mobilité, la circulation incessante), elles la transforment en privilège et déshéritent, de fait, les non-propriétaires. Les secondes sont inutiles et nuisibles : inutiles, puisquelles veulent imposer avec force « ce qui se ferait naturellement », la propriété tendant par sa nature à « se diviser » (Constant, 1806a, p. 238) ; nuisible, car une intervention perçue comme attentatoire à la liberté pousse les individus à la contourner, ce qui oblige lautorité à intervenir à nouveau avec dautres règles et, donc, déclenche un processus qui, dans le cas de la propriété, finit par créer dinnombrables obstacles à sa mutation, concrétisation et transmission. En réalité, le moyen le plus simple et le plus sûr de promouvoir la dissémination de la propriété est labolition de toutes les lois qui en entravent la division ; la seule intervention à mettre en œuvre est de type négatif. Le problème, cest que « les gouvernements ne se contentent jamais dactions négatives », même si la question de la transmission de la propriété « fournit un exemple 90frappant [] du bien que produirait quelquefois sans gêne et sans effort labsence de lintervention de lautorité sur un objet » (Constant, 1806a, p. 238-239). Et cest lapproche, nous allons bientôt le voir, que Constant soutiendra dans la sphère générale des activités économiques : lÉtat ne doit pas intervenir, il doit se taire, il doit laisser faire.

i.2 L État minimal

En ouvrant le livre XII, consacré aux activités économiques et à la population, Constant ressent le besoin dexpliquer la raison pour laquelle il na pas placé la liberté économique parmi les droits inaliénables des individus. Cette raison réside dans la nature controversée du sujet : bien que les philosophes les plus éclairés du xviiie siècle aient démontré jusquà lévidence que la restriction de la liberté économique est injuste, inutile et contre-productive, il y a encore beaucoup de doutes à ce propos. Et comme les principes de la liberté économique sappuient sur une multitude de faits, pour surmonter ces doutes il faudrait un examen long et détaillé, qui dépasserait les limites et la nature dun travail sur les principes de la politique. Cest pourquoi Constant, bien que convaincu que les libertés économiques et civiles sont liées les unes aux autres, préfère ne pas les mettre au même niveau : il craint que les désaccords sur les premières ne se répercutent sur les secondes. Mais, différemment des questions constitutionnelles, elles nont pas été effacées du traité : au contraire, Constant leur consacre un livre entier, qui se révèlera être le plus long de lœuvre.

La première étape de Constant consiste à fixer les limites de la juridiction sociale sur les activités économiques : la société nayant quun seul droit sur les individus – de les empêcher de se nuire les uns aux autres –, sa juridiction sur les activités économiques ne sera légitime que si ces dernières sont nuisibles. Et puisque la « nature de lindustrie est de lutter contre lindustrie rivale, par une concurrence parfaitement libre et par des efforts pour atteindre une supériorité intrinsèque » (Constant, 1806a, p. 276), lÉtat aura le droit – en effet, lobligation – dintervenir uniquement si des moyens oppressifs ou frauduleux sont utilisés dans cette compétition. Mais ce droit dintervention nimplique pas que lÉtat puisse employer contre lentreprise de lun ou en faveur de celle dun autre les moyens quil doit également interdire à tout le monde : employer la « force du corps social, pour tourner au profit de 91quelques hommes les avantages que le but de la société est de garantir à tous » équivaut à créer un véritable « privilège » (Constant, 1806a, p. 277), quoique de nature économique.

Comme on le voit, Constant expose une conception libérale des relations économiques dès le début. LÉtat a une fonction négative : il doit garantir le fonctionnement régulier de la concurrence, sanctionner les comportements illégaux et empêcher la formation de monopoles. Par contre, toute fonction positive est exclue : lÉtat ne doit pas intervenir directement dans les mécanismes du marché – ni par des soutiens ni par des interdictions – car des interventions pareilles sont toujours nuisibles, et non seulement dun point de vue économique.

Pour illustrer sa thèse, Constant prend en considération quelques exemples de réglementation de la vie économique. Tout dabord, il porte son attention sur les corporations, cest-à-dire sur les institutions destinées à réglementer laccès et la formation pour certains métiers. Ces institutions, dit Constant, sont à la fois injustes et absurdes. Injustes, car entre lindividu et le travail (un travail qui le protège souvent du crime) il y a lapprobation des autres. Absurdes, car sous prétexte de perfectionnement, ils entravent « la concurrence, le plus sûr motif de perfectionnement » (Constant, 1806a, p. 281) : la qualité de la production est en effet beaucoup mieux garantie par lintérêt des consommateurs plutôt que par une série de réglementations arbitraires. Lexpérience, souligne Constant, sest partout prononcée contre lutilité prétendue de cette manie réglementaire. Par ailleurs, il faut rappeler que quelques années plus tard, Hegel attachera une grande importance aux corporations, en les plaçant au sommet de la section de la Philosophie du droit consacrée à la société civile, en leur attribuant la tâche de récupérer léthique perdue dans le « système des besoins » (coïncidant essentiellement avec le système de marché). De son côté, Sismondi, dans le Nouveaux principes déconomie politique, tout en considérant comme mauvaise lidée de faire revivre les corporations et les jurandes, recommandera aux législateurs de sappuyer sur leur expérience pour protéger les salariés des conséquences fortement négatives de la concurrence universelle comme la seule loi de la vie économique10.

92

Parmi les réglementations injustes et inutiles, Constant place aussi celles visant à limiter laugmentation des salaires. Il sagit dune vexation particulièrement « révoltante », non seulement parce quil sagit, comme déjà remarqué par Smith, du sacrifice de la majorité de la société à la plus petite minorité, mais aussi parce quil sagit du sacrifice des pauvres aux riches, de la partie industrieuse à la partie oisive (au moins comparativement), de la partie souffrante à cause des dures lois de la société à la partie favorisée par le destin et les institutions.

On ne saurait se représenter sans quelque pitié cette lutte de la misère contre lavarice, où le pauvre, déjà pressé par ses besoins et ceux de sa famille, nayant despoir que dans son travail et ne pouvant attendre un instant, sans que la vie même des siens ne soit menacée, rencontre le riche, non seulement fort de son opulence et de la faculté quil a de réduire son adversaire en lui réfutant ce travail, qui est son unique ressource, mais encore armé de lois vexatoires, qui fixent les salaires sans égard aux circonstances, à lhabilité, au zèle de louvrier (Constant, 1806a, p. 282).

Ces lois, continue Constant, visent à freiner les revendications exorbitantes des salariés, comme si lurgence des besoins ne les préparait pas à vendre leur temps et leur force au-dessous de leur valeur et comme si la concurrence navait pas tendance à maintenir le prix du travail à ce minimum compatible avec la subsistance. Fixer des limites à la croissance des salaires est donc tout à fait inutile et, ce qui compte le plus, est profondément injuste, car cela nuit à une classe qui est déjà socialement désavantagée et qui ne peut trouver le moyen daméliorer sa condition que dans le travail.

Comme on peut le voir, Constant trace un cadre brutalement réaliste en ce qui concerne la condition des salariés dans la société capitaliste de lépoque. Ils représentent la classe sociale la plus laborieuse mais aussi la plus pauvre, ils sont défavorisés à cause de leur destin et des institutions et ils sont essentiellement à la merci des employeurs, qui souvent les sous-rémunèrent. Sil est vrai que le revenu de la classe sociale la plus nombreuse est naturellement au minimum de subsistance et 93sil est vrai que cette classe apparaît objectivement défavorisée dans la compétition sociale, on ne peut sempêcher de constater quune telle analyse ne saccorde pas avec loptimisme constantien sur le progrès social et économique. Mais Constant ne semble pas avoir conscience de cette contradiction latente : malgré lanalyse réaliste des déséquilibres sociaux, les accents compatissants à légard de la condition des salariés et les critiques sévères adressées à la classe propriétaire, il pense encore que le mécanisme du marché ne peut en aucun cas être modifié, et que la classe la plus défavorisée devrait mettre tout son espoir dans le travail. Dailleurs, un peu plus loin, il critique ouvertement les auteurs (Filangieri et le marquis de Mirabeau) qui suggéraient une intervention de lÉtat pour remédier à des situations de malaise social (on pensait en premier lieu aux travailleurs agricoles) ou pour encourager certaines activités : ceux-ci ne comprennent pas, selon Constant, que la cause de ces situations est généralement la présence dun gouvernement arbitraire, que les mesures de secours ou dencouragement éventuelles ne seraient que des palliatifs artificiels et temporaires, et que le seul remède efficace devrait être recherché « dans la liberté et dans la justice » (Constant, 1806a, p. 311).

Il est clair que, à lintérieur dune approche pareille, il ny a pas de place pour des mesures protectionnistes. Ces mesures, explique Constant, visent à amener un pays à produire les biens qui sont généralement importés ; mais si ces biens sont importés, leur production sur placesera évidemment antiéconomique. Constant utilise le célèbre exemple smithien du vin : grâce à une série dexpédients, on pourrait produire un excellent vin en Écosse aussi, mais il coûterait trente fois plus cher que ce que coûte un bon vin importé dun autre pays. De la même manière, on ne peut pas penser, comme certains croient, que limportation de certains biens cause une sorte de paresse dans la population, car pour importer il faut, de toute façon, pouvoir disposer dun capital et pour pouvoir en disposer il faut travailler. Il en résulte que cest la totale liberté de production qui permet à un pays (et à un individu) de choisir les activités productives les plus profitables et de sy parfaire. Constant, donc, prône la division internationale du travail, qui produit « les mêmes effets pour lindustrie des nations que pour celle des individus » (Constant, 1806a, p. 284). La logique du marché se révèle alors être une logique par excellence internationale.

94

Après avoir critiqué les lois interdisant lexportation de monnaie, Constant se focalise sur un thème qui avait à lépoque (et aura pendant les décennies suivantes) une très grande importance : le commerce du blé. Dans ce domaine, écrit Constant, les mesures prohibitionnistes sont de deux types : il y a celles visant à interdire lentremise des particuliers (pour éviter les accumulations et les augmentations anormales du prix du blé) et celles visant à interdire les exportations (par crainte de famine). Dans les deux cas, les intentions sont louables, mais les moyens sont insuffisants et, en effet, ils natteignent pas leur but. Quant à lintervention privée, Constant prononce un véritable éloge – encore une fois au nom de la division du travail – des marchands, dont les magasins produisent les effets positifs quon attend en vain des magasins publics, qui sont « une source dabus et de dilapidations, comme tout ce qui est dadministration publique » (Constant, 1806a, p. 290). La classe marchande fait tout cela « par intérêt personnel sans doute, mais cest que sous le régime de la liberté, lintérêt personnel est lallié le plus éclairé, le plus constant, le plus utile de lintérêt général » (Constant, 1806a, p. 290).

Quant à lexportation du blé, Constant reconnaît quil est très facile de donner des accents pathétiques au débat sur ce sujet, car on pense immédiatement aux individus avides et impitoyables qui exportent du blé alors que leur pays est en proie à la famine. Mais la question doit être abordée en évitant les déclamations et en partant dun principe économique qui a été adopté dans tous les secteurs : labondance dun bien découle de lencouragement de la production et la production est encouragée en augmentant le nombre dacheteurs possibles, certainement pas en le réduisant. Lerreur des apologistes des interdictions est de navoir considéré le blé que comme un objet de consommation, et non comme un objet de production. Ils disent : si on en consomme moins, il en restera davantage. Faux raisonnement, objecte Constant, car plus la consommation est limitée, plus la production est réduite et plus elle risque de devenir insuffisante, aussi parce quelle ne dépend pas exclusivement de lhomme, mais aussi de la variable incontrôlable des saisons. Et comme lagriculteur se base sur les produits des années moyennes, sil borne sa production à ce qui est strictement nécessaire, il ne suffit que dune mauvaise année pour rendre ses approvisionnements insuffisants. Bref, le commerce des céréales doit être considéré comme 95tout autre commerce : il na besoin que de liberté et concurrence. Après avoir également abordé la question des taux dintérêt11, Constant peut tirer des conclusions de son analyse : les « prohibitions en fait dindustrie et de commerce, comme toutes les autres prohibitions et plus que toutes le autres, mettent les individus en hostilité avec les gouvernements », et elles engendrent plus de corruption. En effet, elles donnent lieu à lapparition de deux catégories dêtres humains : ceux qui sont prêts à violer les lois et ceux qui vivent de la répression de telles violations, souvent par des méthodes immorales. Voilà pourquoi les restrictions à la liberté économique ont des effets pires que les restrictions civiles, qui sont quand même moralement plus graves : parce que leur violation assure un profit.

Après avoir critiqué le système des prohibitions – en sadressant idéalement à ses auteurs, cest-à-dire aux gouvernants –, Constant passe à lexamen du comportement des destinataires de ce système, à savoir les capitalistes (quil entend au sens de détenteurs de capitaux), les propriétaires de manufactures, les commerçants. Limage qui en ressort est, à certains égards, surprenante. Il ne faut pas croire, dit essentiellement Constant, que ces classes soient toujours favorables à la concurrence : même si elles opèrent dans le système de marché, elles sont prêtes à fouler aux pieds leurs principes si leurs intérêts sont lésés. Elles sadressent elles-mêmes à lautorité pour quelle entrave la concurrence et empêche lintroduction de nouvelles machines, de nouvelles productions, des améliorations dans les communications. Généralement, lorsque les profits baissent, les commerçants sadressent à lautorité pour obtenir des interventions extraordinaires et les capitalistes font de même lorsque les taux dintérêt baissent ; quant aux propriétaires de manufactures, 96« chaque manufacture, comme chaque religion naissante, réclame la liberté », mais « chaque manufacture, comme chaque religion établie, prêche la persécution » (Constant, 1806a, p. 304).

Tout cela se produit, paradoxalement, au moment de la prospérité (cest-à-dire au moment où le système basé sur la liberté économique prouve sa supériorité intrinsèque) : les profits des commerçants baissent à cause de la concurrence, de lafflux plus important de capitaux et de la hausse des salaires, facteurs qui indiquent tous une phase de prospérité ; tout comme la baisse de lintérêt se vérifie en période de prospérité, alors quil y a une hausse lorsque la situation financière est mauvaise ; enfin, des nouvelles manufactures apparaissent en période de croissance économique. Néanmoins, cette prospérité générale peut aller de pair avec les dommages causés à certains intérêts particuliers : ainsi, ces derniers apparaissent, en protestant contre la dégradation du commerce ou du capital, alors quau contraire le commerce et le capital prospèrent et il ny a que certains commerçants et certains capitalistes qui connaissent un déclin.

Bref, Constant met en relief avec lucidité desprit les adhésions idéologiques (cest-à-dire hypocrites) au système des libertés, sans être victime, comme les marxistes ont longtemps cru, de la moindre illusion de classe. Si, dans la sphère de la vie civique, larbitraire signifie labsence de règles égales pour tous (les règles qui visent à garantir la liberté personnelle et intellectuelle de chacun), dans la sphère de la vie économique larbitraire signifie la même chose, même si dans ce cas lisonomie vise à garantir une compétition parfaite. Constant établit donc un parallélisme explicite entre la liberté civile et la liberté économique ; et il est très significatif que ce parallélisme soit invoqué en opposition avec lattitude de ces classes sociales qui « recueillent, produisent ou accumulent pour vendre » (Constant, 1806a, p. 303).

Une fois la question des prohibitions conclue, Constant consacre quelques pages au système des récompenses et des encouragements. Ce système présente moins dinconvénients que le premier, mais il reste toutefois dangereux pour au moins trois raisons. Premièrement, les encouragements ouvrent la voie à lidée que lautorité peut et doit intervenir dans le domaine économique ; et lorsque lautorité natteint pas les objectifs quelle sétait donnés à travers les encouragements, elle aura probablement recours à des mesures coercitives. Deuxièmement, 97les encouragements dénaturent le mécanisme du marché et pèsent sur la société entière. En effet, les capitaux vont naturellement vers les emplois les plus profitables, sans nécessité daucun encouragement. Par conséquent, si un encouragement est nécessaire, cela signifie que lemploi du capital nest pas profitable et quil y a donc des fortes probabilités de subir des pertes. Un tel investissement est économiquement et socialement négatif. Une industrie qui ne peut pas se maintenir sans encouragement est une industrie qui produit malgré son déficit, ce qui signifie que le gouvernement lindemnise ; et comme cette indemnité ne peut que provenir des impôts, lencouragement reçu par cette industrie pèse sur tous les citoyens. Troisièmement, les encouragements nuisent à léthique du travail, car les classes laborieuses – au lieu de se baser sur le jugement des individus, un jugement qui dépend de la sagesse de la spéculation, de la qualité des produits, de la régularité de la conduite – se basent sur lintervention des autorités. Et si la concurrence pousse à fabriquer des bons produits et à établir des bonnes relations commerciales, lespoir dun encouragement de lÉtat pousse à cultiver des relations de prudence et de clientèle. Mais le travail est une source de moralité précisément parce quil rend lhomme indépendant des autres hommes et il le fait dépendre exclusivement de lengagement, de la prudence et de la régularité quil met dans sa vie. Constant, comme on peut voir, souligne la valeur éthique du système de marché : il accoutume les individus à ne dépendre que de leur propre engagement et de leurs capacités – en un mot, de leur travail – sans rechercher la protection ou les faveurs des autres hommes ; et le sentiment qui donne à lhomme plus dénergie et de moralité, observe Constant, est celui de navoir de devoirs quenvers soi-même et de ne pouvoir compter que sur ses propres forces. Seulement dans deux cas les encouragements sont, selon Constant, légitimes : lorsquil sagit de créer une nouvelle branche industrielle qui a besoin danticipations considérables et lorsquil sagit daider les classes industrielles ou agricoles touchées par des calamités imprévues.

Après avoir analysé et critiqué les formes spécifiques des interventions de lÉtat dans léconomie, Constant conclut sa réflexion en examinant leur présupposé théorique, à savoir la conviction que lactivité économique ne peut pas être laissée à elle-même, mais doit être dirigée den haut. En lisant les œuvres de nombreux écrivains – observe Constant, qui se réfère explicitement à Filangieri, mais fait allusion quand même à Quesnay 98et à Mercier de La Rivière –, on serait tenté de croire quil ny a rien de plus stupide et de moins éclairé que lintérêt individuel. Ces auteurs soutiennent que si le gouvernement nencourageait pas lagriculture, tous les agriculteurs se retourneraient vers le secteur manufacturier et les campagnes resteraient en friche et que si le gouvernement nencourageait pas la manufacture, tous les travailleurs resteraient dans les campagnes. Bref, ils sont convaincus que sans lintervention de lautorité la vie économique languirait ou serait, en tout cas, le théâtre de comportements irrationnels et désavantageux. Constant est dun avis diamétralement opposé : les différentes branches de lactivité économique et productive ne trouvent leur équilibre optimal que si elles sont laissées libres de suivre lintérêt individuel. Lorsquil ny a pas de privilège abusif qui renverse lordre naturel de la vie économique, lavantage dune profession vient toujours de son utilité absolue et de sa rareté relative. Le véritable encouragement pour tous les types de travaux est donc la nécessité de travailler ; et la liberté, seule, suffit pour les maintenir tous dans une proportion saine et exacte. Les productions ont toujours tendance à se mettre sur le même niveau que celui des besoins – écrit Constant, en se référant en note à Smith et Say – sans que lautorité nintervienne. Lorsquun certain type dindustrie est rare, le prix de ses produits augmente ; avec cette augmentation de prix, cette branche productive attire des capitaux, des entrepreneurs et des travailleurs. De cette façon, elle devient plus populaire et, par conséquent, le prix de ses produits baisse ; pour cette raison, une partie du capital et des travailleurs se retournent vers dautres emplois. Ensuite, la production étant de nouveau plus rare, le prix monte et les conditions antérieures réapparaissent encore une fois : tout cela jusquà ce que la production et son prix aboutissent à un équilibre parfait.

Constant peut maintenant conclure sa réflexion approfondie sur la relation entre lÉtat et léconomie. Bien quil soit conscient de ne pas avoir été capable de démontrer pleinement ses principes, il croit :

[D]avoir dit assez pour prouver que leffet de lintervention de lautorité, dans ce qui concerne lindustrie, quelquefois nécessaire peut-être, nest jamais avantageux. Lon peut sy résigner comme à un mal inévitable ; mais on doit tendre toujours à circonscrire ce mal, dans les limites plus resserrées. Mon opinion rencontrera sans doute un grand nombre dopposants. Dans un pays où le gouvernement distribue des secours et des récompenses, beaucoup 99despérances sont éveillés. Avant davoir été déçues, elles doivent être mécontentes dun système qui ne remplace la faveur que par la liberté. La liberté fait un bien, pur ainsi dire négatif, quoique graduel et général. La faveur procure des avantages positifs, immédiats et personnels. Légoïsme et les vues cortes seront toujours contre la liberté et pour la faveur (Constant, 1806a, p. 314).

II. LE COMMENTAIRE À FILANGIERI :
ENTRE SMITH ET SISMONDI

Le Commentaire à Filangieri a été publié au bout de trois ans : le premier volume, contenant la première partie de lœuvre (consacrée à la politique), a été publié en 1822 ; le deuxième volume, qui contient les trois autres parties, a été publié en 1824. Paradoxalement, nous savons très peu à propos de la rédaction de cette œuvre – contrairement aux Principes de politique12. On sait, toutefois, que le contexte politique et social était bien pire que celui des premières années de la Restauration : sur le plan politique, en raison du virage réactionnaire qui a suivi lassassinat du duc de Berry ; sur le plan économique, en raison des crises répétées qui, notamment en Angleterre, avaient provoqué de très fortes tensions sociales.

Dans le Commentaire, cest la deuxième partie qui est consacrée aux problèmes économiques : elle se compose de 15 chapitres, dont le premier est un véhément « Jaccuse » contre la traite des Noirs (une accusation dans laquelle Constant ne manque pas de signaler le racisme répandu dans lopinion publique européenne)13 ; ce premier chapitre est suivi de 100six autres chapitres consacrés au sujet de la population (sujet quil avait abordé dans les Principes plutôt hâtivement), dun chapitre consacré à la division des propriétés (le plus novateur, comme on le verra) et dautres chapitres consacrés aux sujets déjà abordés dans le livre XII des Principes de 1806.

Dès la première partie du Commentaire, consacrée à la politique mais pleine de réflexions économiques, Constant réaffirme lidée de lÉtat minimal déjà exposée dans les Principes de 1806, en lui donnant, si possible, des formulations encore plus claires : le « résultat unique, éternel, seul raisonnable et seul salutaire » de toute enquête sur le rôle de lÉtat est que le maintien de lordre intérieur et la défense contre les agressions extérieures sont son seul but légitime : « le reste est du luxe et du luxe funeste » (Constant, 1822-1824a, p. 65). Parler, comme Filangieri, de législation ne change rien du tout : « La législation comme le gouvernement na que deux objets : le premier, de prévenir les désordres intérieurs ; le second, de repousser les invasions étrangères. Tout est usurpation par de là cette borne » (Constant, 1822-1824a, p. 51). Par conséquent, les « fonctions du gouvernement sont purement négatives ». Et cela, dans la sphère économique, signifie que lÉtat doit adhérer à la formule que les physiocrates ont lancée au milieu du xviiie siècle (mais à laquelle ils nont pas été entièrement fidèles) : laissez faire, laissez passer14. LÉtat ne doit pas intervenir pour interdire ou encourager telle ou telle activité, ni pour redistribuer les revenus :

La législation ne doit point chercher à fixer les richesses dans lÉtat et à les distribuer avec équité. [] Les richesses se distribuent et se répartissent delles-mêmes dans un parfait équilibre, quand la division des propriétés nest pas gênée et que lexercice de lindustrie ne rencontre point dentraves. Or, ce qui peut arriver de plus favorable à lune et à lautre, cest la neutralité, le silence de la loi (Constant, 1822-1824a, p. 53).

À la lumière de ces thèses, Filangieri – avec son exaltation de la législation – représente une sorte de cible idéale : il incarne le mythe 101du législateur, cest-à-dire la conviction que lÉtat peut et sait faire face, mieux que tout autre acteur, à chaque question de la vie sociale, de léconomie à la morale, de léducation à la religion. Cette conviction naît, selon Constant, dune méprise répandue parmi plusieurs philosophes bien intentionnés du siècle des Lumières (parmi lesquels le plus célèbre est Rousseau) : ils ont vu le pouvoir, avec son immense puissance, causer de nombreux maux et ils lont à juste titre et efficacement dénoncé ; mais ils sont convaincus quen confiant cette même puissance au bon acteur (le peuple, dans le cas de Rousseau) ou en attachant son action à la raison (cest le cas de Filangieri), le pouvoir pourrait également bien faire. Aux yeux de Constant, il sagit dun formidable malentendu, qui inspire « mille espérances gigantesques », mais qui se base sur « un principe que les faits sont loin de nous présenter comme démontré, cest que ceux qui font les lois sont nécessairement plus éclairés que ceux qui leur obéissent » (Constant, 1822-1824a, p. 64-65). En fait, les gouvernants non seulement sont dépourvus dune sagesse supérieure à celle des gouvernés, mais, au contraire, leur condition (le fait même davoir ce pouvoir) nuit encore plus à leur faible jugement. Filangieri, Rousseau et Mably considéraient lautorité comme une solution, sans comprendre quelle faisait partie du problème : il ne sagissait pas de la déplacer dun détenteur à un autre ou de léduquer, mais de la limiter, de la circonscrire, de la contrôler. « Ils ne sentirent point que le vice était dans son intervention même, et que, loin de la solliciter dagir autrement quelle nagissait, il fallait la supplier de ne point agir ». Ils navaient pas compris qu« il fallait sen remettre à la liberté, à lintérêt individuel, à lactivité quinspirent à lhomme lexercice de ses propres facultés et labsence de toute entrave ». Sous un régime de liberté, Constant le répète avec les mêmes mots de 1806, en effet, « lintérêt personnel est lallié le plus éclairé, le plus constant, le plus utile de lintérêt général » (Constant, 1822-1824a, p. 176).

Jusquici Constant est, donc, disciple de Smith et Say, en 1824 comme en 1806 (en fait, dans une mesure encore plus grande, vu quil a reconnu à ce point le caractère plus moderne et dynamique de la propriété industrielle par rapport à la propriété foncière). Même sur des sujets tels que le commerce des céréales, la fixation des salaires, les corporations, les privilèges accordés à lagriculture, à lindustrie et au commerce, Constant se borne à reprendre les chapitres correspondants 102dans le livre XII des Principes de politique, sinspirant toujours du principe smithien de la concurrence et du rôle négatif de lÉtat. Et pourtant, il y a, dans certains chapitres, des tournures nouvelles. Il y a des sujets sur lesquels on ressent linfluence du malaise social qui avait éclaté à plusieurs reprises en Angleterre après 1815 et qui avait poussé Sismondi à rédiger ses Nouveaux principes déconomie politique, que Constant a lu attentivement.

Le premier de ces sujets est celui de la population. La thèse sous-jacente est toujours smithienne : lÉtat ne doit intervenir ni pour augmenter la population ni pour la réduire. Pour faire en sorte quelle augmente, il ne faudra que labsence de harcèlement, une liberté totale de choisir son propre travail et une « division plus égale des propriétés », un processus qui se déroule naturellement, lorsquil nest pas entravé, et qui amène à « laugmentation des moyens de subsistance » (Constant, 1824, p. 128). À réduire la population, si nécessaire, ce seront les rigueurs de la nature et les calculs de lintérêt personnel. Il ny a, donc, pas besoin des formules impitoyables et tristes proposées par Malthus. Constant partage lopposition de lauteur anglais aux aides publiques (« qui sont communément mal administré[e]s, mal réparti[e]s » et surtout anti-éducatives)15, mais il met en garde contre la nature impitoyable et impolitique de son idée. Et cest à ce moment que Constant ressent le besoin de clarifier son rapport avec léconomie politique.

Jaime bien léconomie politique ; japplaudis aux calculs qui nous éclairent sur les résultats et sur les chances de notre triste et douloureuse destinée : mais je voudrais quon noubliât pas que lhomme nest pas uniquement un signe arithmétique, et quil y a du sang dans ses veines et un besoin dattachement dans son cœur (Constant, 1824, p. 135).

Malthus, avec la dureté de ses formules, sinscrit parmi ces partisans exagérés de la propriété qui finissent par lui rendre un mauvais service, en poussant ses prérogatives au-delà de toute équité et prudence, et en fermant les yeux face aux conditions de ceux que Constant appelle maintenant les prolétaires, conditions sur lesquelles il écrit une page qui ressemble à un acte daccusation :

103

Il ne vous suffit pas que le prolétaire se résigne à navoir part à aucun des biens dont vous possédez le monopole ; il ne vous suffit pas quil renonce au feu, à la terre, à leau, à lair même ; car sa condition loblige, tantôt à descendre au fond des abymes, tantôt à senterrer dans des ateliers où il respire à peine, et toujours à se priver de ce quil produit pour vous et de ce dont il vous voit jouir au prix de ses fatigues et de ses sueurs : une consolation lui restait, une consolation que la Providence touchée de pitié a répartie entre tous les êtres ; vous la lui disputez ! vous voulez que cette faculté donnée à tous, dont les animaux même ne sont pas privés, soit interdite à votre semblable parce quil est pauvre. Je le répète, il y a là au moins autant dimprudence que diniquité (Constant, 1824, p. 143. Cest moi qui souligne en italique).

Si dans ce passage Constant décrit avec des accents presque socialistes la condition de la classe ouvrière de ces années, il revient ensuite au droit de propriété lui-même, en réaffirmant sa nécessité, mais en soulignant son côté terrible plus clairement quen 1806 :

La société, telle quelle existe, a consacré le droit de propriété, cest-à-dire a voulu que le sol appartînt sans contestation à celui qui loccupe de temps immémorial, ou daprès une transmission dont elle a prescrit les formes ; elle a voulu de plus que les productions, fruit du travail, appartinssent, soit au producteur, soit à ceux qui, par des conventions légales, lui fournissent les matériaux et les moyens de produire. La nécessité excuse ce qua fait à cet égard la société ; mais la condition néanmoins est dure et sévère. Les trois quarts de lespèce humaine naissent déshérités ; les biens, communs à tous dans lordre naturel, deviennent dans lordre social le monopole de quelques-uns ; et ces derniers pour les conquérir ne se donnent, comme on la dit énergiquement, que la peine de naître (Constant, 1824, p. 146-147. Cest moi qui souligne en italique).

À la « classe dépouillée » des prolétaires ne restent que deux consolations : le travail et lémigration. À travers le premier « le pauvre homme trouve dans ses bras, dans son industrie, un équivalent à la propriété dont les détenteurs oisifs sont forcés de lui abandonner une portion, pour quà leur profit il fasse valoir le reste ». À travers la seconde, il peut chercher ailleurs des conditions plus favorables. Pourtant, lautorité lui conteste également ces deux ressources, en opprimant sa capacité de travailler à lintérieur de la nation et en lempêchant de lemmener à létranger. « Avec une législation pareille, je le déclare, il ny a aucun excès quon ne doive attendre, il ny a pas de désordre qui nous puisse étonner » (Constant, 1824, p. 146-147).

104

On retrouve des considérations similaires dans le chapitre sur la division de la propriété, dont la cible controversée est la grande propriété foncière : cette classe, en utilisant des lois telles que celles sur les substitutions ou le droit daînesse, entrave le processus naturel de division/distribution des propriétés et, pour cette raison même, crée les conditions dune explosion révolutionnaire. La concentration de la propriété foncière, en effet, signifie que des grandes étendues de terres restent en friche, ce qui cause une diminution des moyens de subsistance et, donc, une diminution de la population, qui, en même temps, sappauvrit. Le « nombre des prolétaires » double : mais parler de prolétariat, cest parler de conditions sociales si misérables quelles rendent cette classe potentiellement révolutionnaire. Ainsi, paradoxalement, les « amis de lordre » les plus convaincus – les grands propriétaires fonciers – contribuent à créer les conditions qui menacent la stabilité des gouvernements. Mais ce nest pas tout. Les grands propriétaires fonciers semblent ignorer les transformations sociales en cours, en particulier le poids croissant de la classe industrielle.

Lindustrie fait chaque jour des progrès immenses, élève de nouvelles fortunes, et place de nouveaux riches à côté de ceux que la propriété a créés. Ils brillent du même éclat, la même clientèle les entoure, ou plutôt, comme ils ont besoin de plus de bras pour commencer et perpétuer leur fortune que le propriétaire foncier, une clientèle bien plus nombreuse que la sienne se presse chaque jour autour deux (Constant, 1824, p. 153).

Cette nouvelle classe est un redoutable concurrent de la classe des grands propriétaires fonciers. Dabord, parce que dans son sein il y a, selon Constant, une sorte dhomogénéité, puisque le simple ouvrier considère le riche industriel comme un homme qui sest enrichi grâce au travail, donc à travers un chemin quil pourrait suivre lui aussi ; deuxièmement, la classe industrielle est stratifiée dans son intérieur, cest-à-dire quelle abrite une grande classe moyenne.

Des classes intermédiaires plus ou moins opulentes, toutes dans laisance, viennent prendre place entre les riches et les simples ouvriers ; une chaîne se prolonge sans interruption depuis le plus pauvre journalier jusquau manufacturier millionnaire, et ses chaînons inégaux se lient par lintérêt du jour, le souvenir de la veille, lespoir du lendemain ; corps puissant, lindustrie étend sur toutes ses vastes ramifications ; corps homogène, toutes ses parties se soutiennent et sentraident, parce que toutes, dans des classes différentes, 105ont quelque chose à défendre, et que la fortune du plus modeste marchand ne serait pas hors de danger, si lon ébranlait celle de lopulent banquier, acquise par les mêmes moyens. Ainsi lintérêt de la masse, seul garant de celui du riche, vient de lui-même chez les industriels létayer et le garantir (Constant, 1824, p. 154).

Lopposition entre les deux classes esquissées par Constant semble suivre celle entre le Tiers-État et la Noblesse sous lAncien Régime : la classe industrielle est unie grâce au travail, stratifiée dans son sein, socialement et économiquement dynamique ; la classe des propriétaires fonciers est au contraire déséquilibrée, polarisée entre les richissimes et les misérables paysans, statique. La seule manière dont la classe des propriétaires fonciers peut conserver son influence sociale et politique est de « créer un grand nombre de petits propriétaires qui sinterposent entre le prolétaire et lhomme opulent []. Lorsque le pauvre même peut acquérir un champ, il nexiste plus de classe ; tout prolétaire espère par ses travaux arriver au même point, et la richesse devient dans la propriété comme dans lindustrie une question de travail et dassiduité. Dans lautre hypothèse, la propriété foncière est une barrière quon ne peut franchir » (Constant, 1824, p. 155).

En faveur de cette thèse, Constant cite le récent écrit économique de Sismondi : « La plus forte garantie que puisse recevoir lordre établi, dit M. de Sismondi dans ses Nouveaux Principes déconomie politique, consiste dans une classe nombreuse de paysans propriétaires ». La référence concerne principalement la propriété foncière, mais Constant, en fait, se sert des préoccupations de Sismondi pour le secteur industriel aussi, en souhaitant une participation des travailleurs à la propriété. Tout cela à partir, encore une fois, dune réflexion sur les droits de propriété :

Quelque avantageuse que soit à la société la garantie de la propriété, cest une idée abstraite que conçoivent difficilement ceux pour lesquels elle semble ne garantir que des privations. Lorsque la propriété des terres est enlevée aux cultivateurs, et celle des manufactures aux ouvriers, tous ceux qui créent la richesse, et qui la voient sans cesse passer par leurs mains, sont étrangers à toutes les jouissances. Ils forment de beaucoup la plus nombreuse portion de la nation ; ils se disent les plus utiles, et se sentent déshérités. Une jalousie constante les excite contre les riches : à peine ose-t-on discuter devant eux les droits politiques, parce quon craint sans cesse quils ne passent de cette discussion à celle des droits de propriété, et quils ne demandent le partage des biens et des terres (Constant, 1824, p. 160. Cest moi qui souligne en italique).

106

Enfin, il vaut la peine de constater lapparition dans ces pages, dans au moins trois cas (que nous avons mis en évidence en italique), dune sorte de théorie de la plus-value : les salariés sont définis par Constant comme les véritables créateurs de richesse, richesse qui, pourtant, en vertu du principe de propriété des moyens de production, ne reste pas entre leurs mains. Constant observe de façon réaliste quil est difficile pour eux darriver à comprendre les avantages de la propriété.

III. « JAIME BIEN LÉCONOMIE POLITIQUE, MAIS… »

À la lumière de lanalyse menée jusquici, nous pouvons maintenant essayer de répondre aux questions posées au début. En ce qui concerne la relation que Constant entretient avec léconomie politique, il sagit bien évidemment dune relation constante et approfondie, basée sur une connaissance de première main et mise à jour par rapport aux principaux économistes de lépoque (à la seule exception de Ricardo, qui nest jamais mentionné). Il est tout aussi remarquable que Constant ait été le premier penseur politique de haut rang à reconnaître à léconomie politique un rôle important et un espace considérable. Cela néchappa pas à son contemporain Charles Dunoyer, qui en 1827 écrivit que Constant était le premier écrivain politique à ne pas sêtre borné « à disserter sur la nature, les principes, la forme des gouvernements », mais à avoir identifié le but de lactivité sociale, le principe de reproduction de la société, et à avoir demandé à en tenir compte aux fins de lorganisation politique. Ce principe était lindustrie, cest-à-dire lactivité économique au sens large. Naturellement, Dunoyer navait pas pu lire les Principes de politique, mais il connaissait bien lEsprit de conquête, doù Constant avait repris à la lettre le passage de 1806 sur la triade « repos – aisance – industrie » en tant que but des peuples modernes. Say lui-même, écrivait Dunoyer, navait pas osé aller si loin, car il avait analysé les processus économiques, mais il les avait considérés comme des processus indépendants de lorganisation politique16. Doù le véritable éloge rendu à Constant :

107

Je dois dire, à la gloire de M. Benjamin Constant, quil est le premier écrivain, du moins à ma connaissance, qui ait fait remarquer le but dactivité des peuples de notre temps, et qui ait mis ainsi sur la voie de reconnaître quel est le véritable objet de la politique (Dunoyer, 1827, p. 370).

Et pourtant, dans cette démarche, Dunoyer allait trop loin et finissait par faire de Constant un précurseur de lindustrialisme, cest-à-dire une doctrine qui, même dans sa version libérale, attribue à lactivité économique un rôle structurel et à la politique un rôle de superstructure. En fait, pour Constant, lobjet de la politique ne peut pas être borné à la création des conditions favorisant lépanouissement maximum de lactivité économique. Il considère léconomie comme une dimension incontournable de la réflexion sur la politique et de la conception des institutions, mais sans lui attribuer un rôle fondamental ou directif17. Comme on la déjà vu, Constant rappelle à Malthus que lêtre humain nest pas seulement un homo œconomicus, un homme exclusivement guidé par le calcul rationnel de ses intérêts : il est quelque chose de beaucoup plus complexe, caractérisé par des besoins spirituels et culturels et par un besoin dappartenance. Et ce que Constant écrit sur lintérêt personnel dans son Commentaire est emblématique. Dun côté, il adhère, comme nous lavons vu, au paradigme smithien : dans un régime de liberté, lintérêt personnel est lallié le plus sûr et le plus fiable de lintérêt collectif. Mais, de lautre, il met en garde contre la prétention den faire le seul principe (explicatif et régulateur) de la conduite humaine.

Il ne faut pas croire que les gains du commerce, les profits de lindustrie, la nécessité même de lagriculture soient un mobile dactivité suffisant pour les hommes. Lon sexagère souvent linfluence de lintérêt personnel. Lintérêt est borné dans ses soins et grossier dans ses jouissances ; il travaille pour le présent sans jeter ses regards au loin dans lavenir. Lhomme dont lopinion languit étouffée nest pas longtemps excité même par son intérêt ; une sorte de stupeur sempare de lui, et comme la paralysie sétend dune portion du corps à lautre, elle sétend aussi de lune à lautre de nos facultés (Constant, 1822-1824, p. 76-77).

Donc, lactivité économique ne peut pas devenir, comme Dunoyer le voudrait, lobjet exclusif de la politique. Dans cette perspective, les 108libertés économiques – et nous sommes arrivé à la deuxième question que nous nous sommes posée au début – sont, pour Constant, un ingrédient indispensable pour un système de liberté moderne, mais elles nen constituent pas le fondement18 ; en effet, dans les Principes de 1806, Constant les avait sous-ordonnées axiologiquement par rapport aux libertés personnelles et de conscience. En dautres termes, la sauvegarde des libertés économiques ne doit jamais être garantie au détriment de la sauvegarde des libertés civiles et politiques. Ce que Constant compose cest une mosaïque, formée de différents carreaux qui doivent semboîter sans se chevaucher.

Pour mieux comprendre ce point, il faut sattarder, quoique brièvement, sur la relation très débattue entre les libertés civiles (les libertés individuelles si chères aux Modernes) et les libertés politiques. Dans les textes dans lesquels il développe sa théorie de la modernité politique, Constant réalise une opération double. Contre les admirateurs des anciennes républiques, il souligne avec véhémence que la liberté des Modernes est principalement une condition dindépendance individuelle, que le pouvoir politique doit respecter et protéger : et cela en vertu des changements dans lesquels le développement du commerce (à savoir, de léconomie) a joué un rôle essentiel. Mais Constant met en garde les Modernes contre eux-mêmes, cest-à-dire contre leur tendance excessive à se retirer dans la dimension privée, favorisée par les jouissances que précisément le commerce a rendues possibles. Et contre cette tendance (instrumentalement encouragée par les détenteurs du pouvoir) Constant souligne limportance de la liberté politique, cest-à-dire du moment participatif et collectif de la liberté. Tout dabord, il rappelle que sans la liberté politique, il est impossible de contrôler le pouvoir et quun pouvoir sans contrôle violera aussi, tôt ou tard, les libertés privées (y comprises les libertés économiques) auxquelles les Modernes sont si attachés. La participation politique est donc indispensable exactement pour protéger lindépendance privée de linvasion de lÉtat : une thèse libérale classique, selon laquelle les libertés individuelles sont le but et la liberté politique le moyen. Mais Constant a recours à un autre argument aussi : celui selon lequel la liberté politique – et le débat public qui en découle – élève les individus au-delà de la sphère des intérêts 109personnels, leur offrant un horizon plus large et plus haut, qui permet le perfectionnement moral. Comme on peut le voir, nous sommes ici en présence dune thèse dascendance républicaine.

Le fait est que chez Constant il y a deux besoins distincts qui coexistent dans un équilibre instable, qui change selon les contextes et les objectifs polémiques. Lun est daffirmer et de protéger la liberté moderne, qui voudrait émanciper lindividu de toute forme de pouvoir collectif et lui laisser le contrôle de ses propres choix. Il sagit de la liberté individuelle, dont une partie indispensable sexprime dans la sphère économique. Lautre besoin vient de la conscience aiguë des limites de lindividualisme moderne, sil est conçu dune façon exclusivement utilitariste-hédoniste : cest ici que la liberté politique entre en jeu, comme moyen de perfectionnement moral. Liberté politique qui veut dire un débat public tournant autour de grands enjeux et permettant la formation de lopinion publique, sans laquelle les États meurent ou se transforment en des déserts arides (ce qui sest produit pendant lère napoléonienne). Ces déserts où les individus sont comme des grains de sable, des grains qui, quand la tempête arrive, écrit Constant dans De la religion, se transforment en boue. Ce sont des considérations qui anticipent celles de Tocqueville et qui nous font comprendre jusquà quel point la dimension politique de la liberté est importante pour Constant.

Si ces considérations sappliquent aux droits civils et politiques, elles sappliquent également aux libertés économiques qui leur sont étroitement liées. Encore une fois, il sagit de combiner des types différents de liberté. Constant, comme nous lavons vu, est un adepte du système smithien, un ardent défenseur des vertus de la concurrence et un théoricien de lÉtat minimal. Au-delà des différences daccents (tantôt Constant écrit que lÉtat doit, tantôt quil peut, sarrêter à ses fonctions minimales), le sens de sa position est indubitable : lidéal régulateur est lÉtat minimal, même sil nest pas à exclure que, presque toujours pour des raisons circonstancielles, lÉtat puisse étendre son champ dintervention. À cet égard, lattitude de Constant en ce qui concerne la question sociale émergente est intéressante et révélatrice. Comme on la vu, il montre sans dissimulations le côté terrible de la propriété et de léconomie de marché : sa description des conditions de vie du prolétariat a une connotation presque socialiste. Mais tout cela ne conduit pas Constant à franchir le seuil que franchira son ami 110Sismondi, cest-à-dire à remettre en cause le système économique basé sur la concurrence et à demander lintervention de lÉtat à des fins de péréquation et de distribution. Constant ne remet pas en cause le système smithien : la solution à ses maux doit être trouvée à lintérieur de ses bornes, à travers le processus naturel de subdivision/diffusion de la propriété et une valorisation toujours plus forte du travail. Face à la question sociale, la cible de Constant nest pas léconomie de marché, mais la classe des grands propriétaires fonciers, quil oppose à la classe industrielle en tant quaristocratie privilégiée renouvelée par rapport à une classe nouvelle, plus large et plus dynamique : le Troisième État. Cependant, nous rencontrons ici lune des rares occasions où Constant manque de réalisme : sa description de la classe industrielle – conçue comme lensemble de tous ceux qui travaillent dans les domaines de la manufacture, du commerce, de la finance – pèche clairement par optimisme. La stratification que Constant y voit – et surtout son caractère homogène, labsence de conflit entre les propriétaires manufacturiers et les salariés – lempêche de saisir les tensions très fortes qui lagitent. Cela lempêche aussi de saisir la dureté de la nouvelle aristocratie industrielle, qui, à certains égards, est supérieure à celle de laristocratie foncière, parce quelle est étrangère à toute considération qui ne soit pas strictement économique. Ici, cest par le voile de lidéologie (cest-à-dire de lillusion) que le regard de Constant a été obscurci.

111

RÉFÉRENCES bibliographiQUeS

Bourdeau Michel, Fink Béatrice[2008], « De lindustrie à lindustrialisme : Benjamin Constant aux prises avec le Saint-Simonisme. Une étude en deux temps », Œuvres & Critiques, vol. XXXIII, n. 1, p. 61-78.

Constant, Benjamin [1798-1800], De la justice politique, daprès lEnquiry on Political Justice de William Godwin. Volume dirigé par Lucia Omacini et Étienne Hofmann. Textes établis et annotés par Laura Saggiorato, introductions de Mauro Barberis et Laura Saggiorato. Tübingen, Niemeyer, 1998, 2 vol.

Constant, Benjamin [1806a], Principes de politique applicables à tous les gouvernements. Texte établi daprès les manuscrites de Lausanne et de Paris avec une introduction et des notes, par Étienne Hofmann, Genève, Droz, 1980.

Constant, Benjamin [1806b], Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs (texte de 1806). Volume dirigé par Kurt Kloocke. Établissement des textes, introductions, notes et répertoires par Liza Azorin, Fabien Detoc, Étienne Hofmann, Kurt Kloocke, Giovanni Paoletti et Laura Wilfinger, Berlin/New York, De Gruyter, 2011.

Constant, Benjamin [1822-1824a], Commentaire sur louvrage de Filangieri, Paris, Les Belles Lettres, 2004.

Constant, Benjamin [1822-1824b], Commentaire sur louvrage de Filangieri. Volume dirigé par Kurt Kloocke et Antonio Trampus. Établissement des textes, introductions et notes et par Kurt Kloocke, Michel Lutfalla, Franco Motta, Antonio Trampus ; instruments bibliographiques par Laura Wilfinger, Tübingen, Niemeyer, 2012.

Delbouille, Paul [2015], Benjamin Constant (1767-1830) : les égarements du cœur et les chemins de la pensée, Genève, Slatkine.

De Luca, Stefano [1997], « La riscoperta di Benjamin Constant (1980-1993) : tra liberalismo e democrazia », La Cultura, a. XXXV, n. 1, p. 145-174, n. 2, p. 295-324.

De Luca, Stefano [2003], Alle origini del liberalismo contemporaneo. Il pensiero di Benjamin Constant tra il Termidoro e lImpero, Marco Editore.

De Luca, Stefano [2007], « Introduzione », in B. Constant, Principi di politica. Versione del 1806, a cura di S. De Luca, prefazione di E. Hofmann, Soveria Mannelli, Rubbettino, p. xxvii-lxii.

De Luca, Stefano [2015], « Alle origini della democrazia liberale. Benjamin Constant e la relazione tra indipendenza e partecipazione », Il Pensiero politico, n. 1-2, p. 46-57.

112

Dunoyer, Charles, [1827] « Esquisse historique des doctrines auxquelles on a donné le nom dIndustrialisme, cest-à-dire, des doctrines qui fondent la société sur lIndustrie », Revue encyclopédique, t. 33, p. 368-394.

Gauchet, Marcel [1980], « Benjamin Constant : lillusion lucide du libéralisme », préface à B. Constant, De la liberté chez les modernes. Écrits politiques, Paris, Le Livre de Poche, p. 11-91.

Geiss, Peter [2011], Der Schatten des Volkes : Benjamin Constant und die Anfänge liberaler Repräsentationskultur im Frankreich der Restaurationszeit, 1814-1830, München, Oldenburg.

Hofmann, Étienne [1980], Les “Principes de politique” de Benjamin Constant : la genèse dune œuvre et lévolution de la pensée de leur auteur, 1789-1806, Genève, Droz.

Holmes, Stephen [1984], Benjamin Constant and the making of modern liberalism, New Haven-London, Yale University Press.

Jaume, Lucien [1997], Lindividu effacé, ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard.

Kloocke, Kurt, Lutfalla, Michel, Trampus, Antonio [2012], Introduction, dans Œuvres complètes de Benjamin Constant, t. XXVI, Commentaire sur louvrage de Filangieri, Tübingen, De Gruyter, 2012, p. 23-91.

Laurent, Alain [2004], Benjamin Constant, ce libéral radical en tout, dans B. Constant, Commentaire sur louvrage de Filangieri, Paris, Les Belles Lettres, p. 7-16.

Lee, James Mitchell [2002], “Doux Commerce, Social Organization, and Modern Liberty in the Thought of Benjamin Constant”, Annales Benjamin Constant, n. 25, p. 117-149.

Meuwly, Olivier [2002], « Constant économiste », dans Liberté et société. Constant et Tocqueville face aux limites du libéralisme moderne, Genève, Droz, p. 61-73.

Minart, Gérard [2019], Benjamin Constant, économiste. Pour un libéralisme économique qui concilie efficacité et justice, Paris, Édition LHarmattan.

Paoletti, Giovanni [2006], Benjamin Constant et les anciens : politique, religion, histoire, Paris, Honoré Champion.

Paoletti, Giovanni [2017], Pensare la rivoluzione. Benjamin Constant e il gruppo di Coppet, Pisa, ETS.

Rosenblatt, Helena [2004], “Re-evaluating Benjamin Constants liberalism : industrialism, Saint-Simonianism and the Restoration years”, History of European Ideas, n. 30, p. 23-37.

Rosenblatt, Helena [2008], Liberal values : Benjamin Constant and the politics of religion, Cambridge, Cambridge University Press.

Rosenblatt, Helena (dir.) [2009], The Cambridge Companion to Constant, Cambridge, Cambridge University Press.

113

Roulin, Jean-Marie, Bordas, Éric [2018] (sous la direction de), Benjamin Constant, lesprit dune œuvre, Saint-Étienne, Publications de lUniversité de Saint-Étienne.

Say, Jean-Baptiste [1803], Traité déconomie politique, Paris, Imprimerie de Crapelet.

Sciara, Giuseppe [2013], La solitudine della libertà : Benjamin Constant e i dibattiti politico-costituzionali della prima Restaurazione e dei cento giorni, Soveria Mannelli, Rubbettino.

Sismondi, Simonde de [1803], De la richesse commerciale, ou principes déconomie politique appliqués à la legislation du Commerce, Genève, Paschoud.

Sismondi, Simonde de [1819], Nouveaux principes de léconomie politique, ou de la richesse dans ses rapports avec la population, Paris, Delaunay.

Steiner, Philippe [2003], « Say, les Idéologues et le Groupe de Coppet. La société industrielle comme système politique », Revue Française dHistoire des Idées Politiques, n. 2, p. 331-353.

Todorov, Tzvetan [1997a], Benjamin Constant. La passion démocratique, Paris, Hachette.

Todorov, Tzvetan [1997b], Préface, dans B. Constant, Principes de politique (version 1806-1810), Paris, Hachette.

Travers, Émeric [2005], Benjamin Constant, les principes et lhistoire, Paris, Honoré Champion.

Thouard, Denis [2020], Liberté et religion : relire Benjamin Constant, Paris, CNRS Éditions.

Vincent, K. Stevens [2011], Benjamin Constant and the Birth of French Liberalism, New York, Palgrave Mc Millan.

Weber, Florian [2004], Benjamin Constant und der liberale Verfassungsstaat. Politische Theorie nach der Französischen Revolution, WiesbadenVS Verlag für Sozialwissenschaften.

1 Parmi les exceptions on peut voir Fontana (1985), Lee (2002), Meuwly (2002), De Luca (2003), Rosenblatt (2004), Bourdeau et Fink (2008). Un livre intitulé Benjamin Constant, économiste (Minart, 2019), destiné essentiellement au grand public, est récemment paru.

2 La bibliographie sur Constant en tant que penseur politique et théoricien constitutionnel est naturellement très étendue. On se borne à rappeler, sans aucune exhaustivité, les études les plus significatives parues dès 1980, lannée qui a inauguré la « Constant-Renaissance » : Gauchet (1980), Hofmann (1980), Holmes (1984), Kloocke (1984), Barberis (1988), Fontana (1991), Kelly (1992), Jaume (1997), De Luca (1997, 2003), Weber (2004), Travers (2005), Paoletti (2006, 2017), Rosenblatt (2008, 2009), Geiss (2011), Vincent (2011), Sciara (2013), Delbouille (2015), Roulin et Bordàs (2018), Thouard (2020).

3 Sur la tradition du « doux commerce », dont Constant serait un théoricien, voir Lee (2002, p. 119-124).

4 J.C.L. Simonde, De la richesse commerciale, ou principes déconomie politique appliqués à la législation du Commerce, Genève, Paschoud, 1803 ; J.-B. Say, Traité déconomie politique, Paris, Imprimerie de Crapelet, 1803. Sur Say et ses relations avec Sismondi (et, plus en général, avec les membres du Groupe de Coppet) voir Steiner, 2003. Pour une vue densemble concernant les thèses économiques soutenues par les Idéologues (et leur dette envers la culture écossaise), voir Lee (2002, p. 128-141).

5 B. Constant, De la justice politique, daprès lEnquiry on Political Justice de William Godwin [1798-1800], dans Œuvres complètes de Benjamin Constant, Tűbingen, Niemeyer, 1998, 2 volumes.

6 Sur ce sujet, voir Lee (2002. p. 124-128).

7 Michel Lutfalla définit Constant, dun point de vue économique, « un disciple de J.B. Say » (Kloocke, Lutfalla, Trampus, 2012, p. 62), opinion largement acceptable, à condition de rappeler deux différences importantes : celle sur la propriété (jusquà 1815 Constant considère la propriété foncière comme supérieure à la propriété industrielle) et celle sur lutilitarisme, qui remet en question les limites de la démarche économique par rapport au problème politique. Sur la relation entre Say et Constant, voir aussi Steiner (2003, p. 334-335, 337-338) et Minart (2019, p. 19-27 et passim).

8 Sur la genèse complexe des Principes de politique, la référence obligatoire est la monographie dÉtienne Hofmann, qui accompagne la première édition de lœuvre (Hofmann, 1980). Je me permets également de me référer à De Luca, 2003 (p. 141-150). Dans cet article, nous utiliserons lédition critique des Principes de politique éditée par Hofmann (Constant, 1806a). En 2011, une nouvelle édition critique paraît, sous la direction de Kurt Kloocke et avec une introduction de Giovanni Paoletti, dans le cadre des Œuvres complètes de Constant (Constant, 1806b).

9 Dans les Principes de 1806, Constant soutient la thèse – dans laquelle on peut trouver un écho de la culture physiocratique – selon laquelle les droits politiques ne devraient être reconnus quaux propriétaires fonciers. Les caractéristiques de lactivité agricole (qui nécessite des soins constants ; qui produit des succès lents issus uniquement du travail ; qui dépend de la nature et non des désirs changeants des hommes ; qui mêle le patriotisme à lintérêt ; qui ne nécessite pas de division excessive du travail) permettent le développement de qualités morales et intellectuelles (constance, persévérance, prudence, calme, réalisme, sagesse pratique) qui sont particulièrement utiles pour exercer les droits politiques. Les activités industrielles et/ou commerciales présentent, par contre, des caractéristiques presque opposées à ces dernières, vu quelles sappuient sur le risque, quelles dépendent les désirs changeants des consommateurs, quelles séparent lintérêt du patriotisme et développent moins de capacités mentales en raison de la grande division du travail quelles comportent. Quant à la propriété fondée sur les professions intellectuelles, elle se caractérise par une singulière absence desprit pratique, puisque les savants vivent loin des êtres humains et de leurs intérêts positifs. La conclusion de Constant est que toutes ces autres catégories de propriétaires – liées au commerce, à lindustrie, aux professions intellectuelles ou aux obligations dÉtat – ne pourront accéder aux droits politiques quaprès avoir acquis une propriété foncière. La description de lactivité industrielle est particulièrement défectueuse dans ce cas, où Constant, tout en lisant Say, ne semble pas distinguer entre le rôle entrepreneurial ou managérial et les rôles exécutifs. En général, il y a, en ce qui concerne ce thème, comme un écho de la culture physiocratique, filtré à travers Garnier. Constant changera davis en 1818, lorsquil reconnaîtra la propriété industrielle comme la forme de propriété la plus moderne et la plus dynamique, car fondée sur le travail.

10 « Ce ne sont point les jurandes quil sagit de rétablir ; ce nétait que par hasard en quelque sorte quelles produisaient un effet avantageux que le législateur navait pas eu en vue. [] Mais cest dans les effets que produisaient les jurandes, quil faut puiser des leçons sur la manière de combattre la calamité dont la société est aujourdhui affligée. Cest dans cette expérience quil faut étudier les bornes que lautorité législative peut mettre à la concurrence, de telle sorte quelle assure à chaque ouvrier une propriété certaine dans son travail, quà une époque de sa vie il puisse compter sur un revenu, et quil sache les chances quil court, lorsquil élève une famille » (Sismondi, 1819, p. 408).

11 Constant observe aussi la réapparition dobjections religieuses contre les prêts avec intérêt. Mais si la religion ne trouve rien à redire au fait quun propriétaire foncier vive du revenu de sa terre, pourquoi devrait-elle interdire au propriétaire dun capital de vivre du revenu de son capital ? Lemprunt sans intérêt est un acte de charité privée, mais il ne peut pas devenir la règle de conduite des hommes. « Il est utile pour la société que les capitaux soient employés. Il est donc utile que ceux qui ne les emploient pas eux-mêmes les prêtent à dautres qui les emploient. Mais si les capitaux prêtés ne rapportent aucun revenu, on aimera mieux les enfouir que les prêter, car on évitera les dangers du prêt » (Constant, 1806a, p. 297). Lautorité, à ce sujet, ne doit faire que trois choses : supprimer la fraude, garantir les accords légitimes et assurer leur exécution, déterminer le plus haut intérêt légal. En limitant le prêt avec intérêt, conclut Constant, il ny a quun seul résultat : lencouragement de lusure.

12 Pour une reconstruction historico-philologique précise de la rédaction du texte, voir K. Kloocke, M. Lutfalla, A. Trampus, Introduction, in Œuvres complètes de Benjamin Constant, t. XXVI, Commentaire sur louvrage de Filangieri, Tübingen, De Gruyter, 2012, p. 77-91. Dans cet article nous utiliseront lédition française (Constant, 1822-1824a).

13 « De nos jours, lidée de disposer en Europe, sans rétribution du travail, et sans jugement de la vie dun homme innocent, révolterait le moins éclairé et le moins scrupuleux dentre nous. Mais on nen est pas encore arrivé à ce point quand il sagit des Nègres. Il y a malheureusement une portion du public européen qui ne les considère pas comme appartenant à la race humaine. Cette portion du public, qui rougirait dassassiner et de voler sur la grande route, prend part sans scrupule à un commerce qui la séduit par ses bénéfices ; et elle sétourdit par des sophismes pour se déguiser quentre elle et le meurtrier ou lincendiaire il y a au moins parité » (Constant, 1822-1824a, p. 113).

14 « Les économistes eux-mêmes ont eu ce tort, pour la plupart. Ils étaient cependant dautant plus inexcusables que leur maxime fondamentale semblait devoir les en préserver. Laisser faire et laisser passer était leur devise : mais ils ne lappliquèrent guère quaux prohibitions. Les encouragements les séduisirent. Ils ne virent pas que les prohibitions et les encouragements ne sont que deux branches dun même système et que tant quon admet les uns, lon est menacé par les autres » (Constant, 1822-1824a, p. 30-31).

15 Les aides publiques « ôtent à lhomme, en le leurrant par une fausse espérance, le sentiment le plus salutaire, celui qui lui apprend que chacun ne doit compter que sur sa propre industrie, et nattendre sa subsistance que de ses propres efforts » (Constant, 1822-1824a, p. 131).

16 « Les richesses sont indépendantes de la nature du gouvernement. Sous toutes les formes de gouvernement, un état peut prospérer sil est bien administré. On a vu des monarques absolus enrichir leur pays, et des conseils populaires ruiner le leur. Les formes mêmes de ladministration publique ninfluent quindirectement, accidentellement, sur la formation des richesses, qui est presquentièrement louvrage des individus » (Say, 1803, p. ii).

17 Sur ce sujet, voir Rosenblatt (2004, p. 23-37).

18 Sur ce sujet, voir Vincent (2011, p. 204-205), qui dans son livre souligne justement la dimension culturelle du libéralisme constantien.