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Classiques Garnier

Notes de lecture

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Capital et idéologie de Thomas Piketty : un retour aux classiques en temps de crépuscule de la science économique ?

Note de lecture sur louvrage de Thomas Piketty
Capital et idéologie, Paris, Éditions du Seuil, 2019, 1232 pages.

Jean-Michel Servet

IHÉID Genève

Parmi les dix-sept ouvrages écrits ou co-écrits par Thomas Piketty, qui se présente comme « chercheur en sciences sociales » plutôt que comme « économiste », trois sont les plus connus et peuvent être lus comme formant une trilogie : Les hauts revenus en France au xxe siècle (2001), Le capital au xxie siècle (2013) et Capital et idéologie (2019). Depuis lédition en 1994 de sa thèse Introduction à la théorie de la redistribution des richesses (soutenue en 1993 à lÉHESS) et dune version résumée dans la collection Repères à La Découverte sous le titre Léconomie des inégalités (livre qui a donné lieu depuis sa publication en 1997 à sept éditions en moins de deux décennies), ces travaux sont essentiellement consacrés à la question des inégalités entre revenus et surtout entre patrimoines, principalement à échelons intra-nationaux. Une problématique pendant plusieurs décennies largement absente de la science économique ; celle-ci ayant surtout développé une approche en termes de croissance pour « lutter contre la pauvreté » et non une relation entre richesse et pauvreté, qui suppose en particulier de reconnaître des déterminations non économiques liées aux discriminations1. Les hauts 302revenus en France au xxe siècle traitait essentiellement de la France au siècle passé. Le capital au xxie siècle était ouvert à linternational. Il couvrait surtout le monde dit « occidental ». Capital et idéologie, le plus récent, occupe aujourdhui avec le précédent une large place dans les débats au sein des sciences sociales et au-delà dans la presse écrite et audiovisuelle ainsi que dans des blogs.

Thomas Piketty offre une vision mondiale et traite de lhistoire des inégalités de revenu et de patrimoine sur une longue période en remontant jusquaux sociétés antiques. Dans ce parcours, il intègre lhéritage colonial européen et postcolonial en Afrique, en Asie mais aussi en Amérique latine ainsi que les expériences dites « communistes » en Europe et en Asie. Alors que dans ses précédentes publications il sappuyait surtout sur des traitements statistiques menés personnellement et en collaboration avec de très nombreux chercheurs à travers la planète, en leur donnant une large audience, il fait ici davantage référence à des lectures autres2. On peut remarquer que celles-ci viennent surtout illustrer ses thèses et quil consacre peu de pages à ferrailler théoriquement ou factuellement avec des auteurs avec lesquels il serait en désaccord total ou même partiel. Doù le désappointement des lecteurs, qui attirés par le mot « capital », penseraient à tort trouver une discussion approfondie et novatrice des thèses de Marx3.

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Le livre frappe par la masse des informations réunies qui dressent un panorama saisissant de lhistoire humaine à partir du spectre des inégalités dans la répartition des moyens de production, déchange et de financement et des revenus qui en sont tirés. Au centre de cette nouvelle publication se trouve la double problématique de la répartition du capital et de lidéologie. Le sens donné à « capital » nest pas explicité autrement quimplicitement comme désignant un avoir, des possessions matérielles et financières (p. 17) quel que soit lusage qui en est fait, cela conformément à son précédent ouvrage. Par contre, lidéologie est définie dès le début de louvrage (p. 16) comme : « un ensemble didées et de discours visant à décrire comment devrait se structurer la société », autrement dit un système de justification soutenant un ordre social et politique (sans que lemprunt à tel ou tel auteur ou courant de pensée ne soit spécifiée). Si cette compréhension comme logique des idées est admise, le différent peut porter sur la position occupée par cette vision du monde par rapport aux institutions et structures techniques, économiques, sociales et politiques composant le Tout que la société constitue. Lidéologie ny apparaît pas en surplomb mais comme déterminant essentiel non seulement du fonctionnement des sociétés mais aussi de leur évolution.

Dans les deux premières parties du livre, sont présentées dabord les sociétés à statut et rang, saisies par lui comme « trifonctionnelles » (ce qui pour certaines dentre elles peut être discuté), parce que structurées idéologiquement entre des élites cléricales et religieuses dune part et guerrières et militaires dautre part soumettant les travailleurs producteurs ; puis leur transformation en des sociétés dites « de propriétaires » soumises au marché et où lordre est maintenu grâce à un État centralisé ; enfin est expliqué comment lorganisation économique, sociale et politique des autres parties du monde a été affectée par la colonisation européenne. Est étudiée dans les troisième et quatrième parties la manière dont, au cours du xxe siècle, la structure des inégalités a été radicalement transformée et comment les sociétés communistes et les sociétés social-démocrates ont échoué en matière de lutte contre les inégalités. Ce faisant, il interroge les au-delà possibles, notamment du fait de la montée des populismes et de la capacité dun socialisme démocratique dont il se réclame dy faire face.

La profusion de détails, qui font la richesse du livre et que ses plus de 1200 pages ont permise, amène ici ou là lauteur à rappeler les mêmes 304exemples et arguments. On ne peut que regretter labsence dindex thématique, géographique et des auteurs et personnages cités. Leur présence aurait sans doute évité ces répétitions. Ils auraient aussi facilité la rédaction dun compte rendu car leur absence oblige à rechercher plusieurs fois certains passages sans jamais être certain davoir localisé le bon endroit dun éventuel argument et référence… possiblement oubliés au fil des lectures et relectures quexige lexercice. Quoiquil en soit la dimension même du livre rend impossible un résumé en quelques pages4 rendant compte de toutes les questions posées et de la diversité des exemples abordés5.

QUELQUES OUBLIÉS DE CETTE HISTOIRE

Une volonté dune sorte de positivité ou de sympathie dans les citations explique sans doute la raison pour laquelle, en dépit du thème traité, Thomas More et autres utopistes, Gracchus Babeuf et les héritiers de la conjuration des égaux, Pierre Leroux, Robert Owen, Pierre-Joseph Proudhon et les coopérativistes, Flora Tristan, Friedrich Engels, Mikhaïl 305Bakounine, Rosa Luxemburg, Karl Kautsky, Vladimir Ilitch Lénine (en dehors de ses écrits sur limpérialisme), Mao Tsé Toung, Frantz Fanon ou Fidel Castro, autant de figures emblématiques pour la pensée dextrême gauche mais aussi de gauche des années 1960 et 1970, qui ne trouvent pas place dans son analyse (y compris quand il traite des fondements des sociétés dites « communistes ») alors quune grande partie de leurs écrits dénoncent les inégalités entre patrimoines et revenus et quils proposent de résoudre « la question sociale » à travers une redistribution mais aussi une réorganisation plus moins radicale de lordre social. Parmi les auteurs qui ont poursuivi les références précédemment citées et dont certains éléments de ces analyses sont toujours dactualité on peut penser à Samir Amin, André Gunder Frank, Paul A. Baran ou à Paul Sweezy. Tous ces auteurs constituent la base intellectuelle dune idéologie anti-inégalités. Karl Marx ne se contente pas de décrire les inégalités et les systèmes qui les justifient. Il esquisse à plusieurs reprises dans son ouvrage, comme les auteurs que je viens de citer et comme Piketty à la fin de son ouvrage, ce qui est conçu comme solutions.

Le titre même du livre comprenant « idéologie » aurait pu également laisser penser quon retrouverait ces auteurs, ne serait-ce que comme des repoussoirs ; mais pas nécessairement comme tels tant la distance est grande entre les projets annoncés, qui peuvent séduire, et lapplication dans un socialisme dit « réel » transformé pour certains en des régimes doppression. Il aurait été impensable il y a un demi-siècle que lon ne rencontre pas sous un titre comme Capital et idéologie quelques-uns des acteurs et auteurs que jai cités, y compris dans des écrits antirévolutionnaires et antimarxistes. On peut ainsi sétonner de labsence dune discussion des thèses de W. W. Rostow, dont le champ historique et géographique couvert par ses Étapes de la croissance économique (première édition américaine en 1960) est largement analogue à celui de Piketty et dont lobjet central est de justifier lefficacité des inégalités économiques pour accroître le surplus dans des sociétés de marché. Son sous-titre, non traduit dans la traduction française (1962), aurait pu séduire Piketty : A non communist manifesto. Depuis les années 1970, les figures historiques de lanarchisme et du socialisme (Karl Marx compris dont la connaissance par les économistes est devenue aujourdhui généralement superficielle) ont très largement disparu des débats ; et par conséquent des écrits de la génération de Thomas Piketty. On peut 306dailleurs y voir une sorte de paradoxe. Des discours comme ceux sur laccroissement du taux dexploitation des salariés par le capital ou sur la baisse tendancielle du taux de profit devant provoquer leffondrement du capitalisme étaient encore omniprésents dans les années 1960 alors quils auraient pu paraître obsolètes (à la différence de ceux du jeune Marx sur laliénation alors quon sy référait beaucoup moins). Mais, les crises successives du « capitalisme » qui auraient pu redorer le blason du marxisme ne lont pas (encore) fait renaître en tant quinstrument critique. Par un raccourci historique on pourrait comparer ce flux et ce reflux des idées à la manière dont la pensée des pères de lÉglise avait largement fait oublier celle dAristote avant, avec la réapparition dun débat politique dans les cités et royaumes, quelle ne devienne hégémonique en Occident pendant quasi un demi-millénaire. Dans lactuel contexte de crises multidimensionnelles, peut-être ne faudra-t-il pas attendre aussi longtemps pour voir resurgir quelques-uns des penseurs précédemment évoqués et, du fait de leur oubli par Piketty, que ses travaux puissent paraitre en partie obsolètes ou biaisés. Mais nous nen sommes pas encore là et demeureront longtemps sans nul doute son analyse fouillée de statistiques et les interprétations auxquelles cette comptabilité donne lieu6.

Mais, les penseurs socialistes et anarchistes ne sont pas les seuls absents de Capital et idéologie, car il ne sagit pas dune histoire de toute lhumanité (même sil est vrai que 1200 pages ny auraient pas suffi…). On doit sinterroger sur les raisons qui lont amené à passer sous silence les inégalités dans les communautés humaines qui ont précédé les pratiques desclavage ou de divisions en castes. Cet oubli nest pas expliqué alors quil porte sur des dizaines de milliers de sociétés et dannées dhistoire humaine7… et que le célèbre Discours sur lorigine et les fonde307ments des inégalités parmi les hommes, publié par Jean-Jacques Rousseau en 1755, aurait pu inciter à en parler pour le conforter ou sen distancier. On sait aujourdhui que les communautés de chasseurs collecteurs ne constituent pas lidéal égalitaire auquel certains ont rêvé et sont des sociétés pouvant connaître de fortes inégalités si lon tient compte des divisions entre hommes et femmes, classes dâge, et même pour certaines entre groupes familiaux. Le partage et la réciprocité, dimension essentielle de leur fonctionnement, nempêchaient pas des inégalités de genre et dâge, voire entre les groupes familiaux constitutifs. Mais les rapports sociaux nétant pas soumis dans ces sociétés à une logique daccumulation matérielle, leurs inégalités ne sont alors généralement pas une inégalité dans la propriété de moyens et objets physiques de production. Elles se situent le plus souvent dans limmatériel grâce au contrôle par les dominants de forces magiques supposées indispensables à la reproduction de ces communautés8. On peut les considérer comme une forme de capital propre à ces sociétés, pour autant quon ne réduise pas celui-ci à une relation demploi. Sous des modalités diverses et qui ne sont pas figées, il y apparaît tout aussi indispensable à la production et à linterdépendance des activités humaines… ou est représentée comme tel par ceux (plus rarement par celles) qui le détiennent et en jouent. Ces interdits frappent également laccès pour certains des membres de ces communautés à des fractions de leur territoire, comme lieux sacrés, cela ayant des conséquences y compris dans laccès à certaines ressources. Mais dans beaucoup de ces sociétés, les membres qui détiennent le plus de pouvoir nen tirent pas davantages matériels9 et peuvent même être ceux qui ont les consommations les plus frugales. Le pouvoir ne se confond pas systématiquement avec lavoir. Dit autrement le pouvoir dachat nest pas en tout lieu et en tout temps équivalent à un pouvoir de commandement. Comme certains auteurs, à la suite de Pierre Clastres, ont parlé de « sociétés contre lÉtat », on pourrait les voir 308comme des « sociétés contre le capital ». Pour autant que lon rompe avec une vision évolutionniste ou néo-évolutionniste, ces sociétés peuvent nous révéler une part de nous-mêmes et même des transformations à venir du vivre ensemble, parce quelles participent aussi de la grande aventure plurimillénaire des sociétés humaines10. Thomas Piketty en élargissant géographiquement le champ de son étude affirme vouloir sortir dun « occidentalo-centrisme » (p. 28). Loin de servir à éviter des robinsonnades (dénoncées à juste titre par Marx), loubli de formes de possession et dinégalités très différentes des nôtres (pour certaines liées au genre et aux groupes dâge et que nos sociétés connaissent encore11), fait que lauteur de Capital et idéologie ne sest pas totalement affranchi de lanthropocentrisme dominant la pensée économique (et pas seulement celle-ci).

Pour saisir les évolutions, le progrès et dans certains cas ce qui peut être compris comme des régressions, Thomas Piketty pratique très largement, on la relevé, le comparatisme : entre sociétés et entre les époques successives dune même société. Vu les sources quil utilise cela conduit à une réhabilitation forte de léchelon national, puisque cest surtout sur cette base que sont établies les comparaisons. Ce faisant cela frustre dune perspective à échelle proprement continentale et mondiale à la Fernand Braudel ou à la Paul Bairoch. Et surtout, les inégalités régionales au sein dun ensemble national et les éventuels drainages de ressources périphériques au bénéfice des centres apparaissent sous-estimées. Par exemple en France ce quon peut considérer comme le sous-développement des régions occitanes, corses et bretonnes notamment du fait déquipements publics longtemps concentrés dans la capitale, sans compter le sous-développement culturel qua engendré lélimination des langues régionales. En Europe, la France na pas lexclusivité de telles 309dynamiques inégales de développement avec un sous-développement régional lié à lessor des États-nations et lon pourrait dresser le même diagnostic à travers toute la planète, en confrontant par exemple la situation de la Casamance par rapport au Nord du Sénégal, des zones andines en Amérique latine par rapport aux zones côtières ou celle de lAlgérie pour ce qui est des régions berbères. À lintérieur des ensembles nationaux, le capital et les revenus sont inégalement spatialement répartis entre régions, entre villes et au sein de celles-ci (les disparités locales sont abordées de façon très allusive (par exemple p. 884, p. 1056-1066) ; des idées quil aurait pu approfondir en traitant du fédéralisme (voir notamment p. 561-565).

UN RETOUR À LÉCONOMIE POLITIQUE DES CLASSIQUES

Le titre du livre incluant « idéologie » pourrait laisser penser, à défaut des auteurs révolutionnaires cités précédemment, que soit mobilisée lhistoire de la pensée économique pour montrer comment ont été légitimités ou critiqués la propriété privée du capital et les revenus qui en sont tirés. De façon éparse, certains anciens penseurs de léconomie apparaissent tels que Condorcet et Paine (p. 148-149), Joseph Caillaux (p. 184), Paul Leroy-Beaulieu (p. 189), Dupont de Nemours (p. 258), Petty, King, Boisguilbert et Vauban (p. 434), Irving Fisher (p. 533-534), Friedrich Hayek (p. 548, p. 564, p. 821-825, p. 973), Charles Dunoyer (p. 826-827) ou John Maynard Keynes (p. 972-973). Mais, son objet détude nest pas traité à travers cette perspective générale et paraissent oubliés des travaux comme ceux de Vilfredo Pareto12 ou de Joseph Aloïs Schumpeter articulant aussi léconomie et la sociologie pour comprendre les inégalités dans la répartition et leurs effets. La science politique et la sociologie politique occupent davantage de place dans largumentaire que lanalyse économique.

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En conséquence, alors que son auteur met en avant le poids de lhistoire pour comprendre le fonctionnement des sociétés et quil se veut historien ou pour le moins sappuie sur des sources historiques et travaille sur des archives, Capital et idéologie ne sinscrit a priori explicitement dans aucun courant de pensée ayant fait léconomie politique puis la science économique. Pour tous les penseurs marxistes et néo-marxistes, son absence de réflexion en termes de valeur est déconcertante alors que, en révélant statistiquement les inégalités de revenu et de patrimoine, il paraît traiter, voire dénoncer, lexploitation des groupes sociaux par dautres. Et son discours est tout autant déroutant pour les anti-marxistes, qui se prétendent héritiers des néo-classiques et qui légitiment la répartition en la basant sur la productivité marginale des facteurs de production.

De toute évidence, en dépit de son double objet (laccumulation du capital et lidéologie prétendue science par les économistes), Thomas Piketty croit pouvoir réaliser son programme scientifique en faisant limpasse sur deux siècles et demi de pensée économique et dauteurs dont un grand nombre, et sous des formes diverses faites de controverses, ont construit une analyse justifiant les inégalités économiques au nom du progrès matériel des sociétés. Sil est possible dignorer lhistoire de la pensée économique, il est impossible déchapper totalement au poids des idées passées, même en se prétendant non pas économiste mais plus généralement chercheur en sciences sociales comme le fait Thomas Piketty. Or, en portant sur Capital et idéologie un regard dhistorien de la pensée économique, il est loisible dy découvrir une continuité avec léconomie des classiques ; sans quil sagisse dun plein retour à ceux-ci du fait, comme pour la pensée économique contemporaine dominante, dune absence de théorie de la valeur par suite de raisonnements en termes monétaires. Quels sont ses points communs avec les classiques ?

Comme chez les classiques, la production, le financement, la distribution et la consommation constituent la base matérielle essentielle définissant léconomie. Cette vision soppose aux approches formelles des néo-classiques qui traitent dagents économiques éthérés supports de fonctions économiques donnant lieu à lexercice de la rationalité des comportements dans lajustement des fins aux moyens disponibles. Cette perception de léconomie essentiellement substantive conduit Piketty comme chez les classiques à la reconnaissance de groupes sociaux déterminés par la source principale de leur revenu. Via cette compréhension 311tout à la fois matérialiste et sociale de léconomie, Thomas Piketty renoue avec celle des classiques13, mais de façon implicite parce quil ignore lutilité des armées mortes14.

De même, sa conception de lévolution des sociétés est proche de celle des classiques en ce quelle inclut lidée de progrès ; celui-ci répondant à la satisfaction de besoins. Il reconnaît lexistence dun « seuil de subsistance » (voir p. 320) et implicitement il se réfère donc à des besoins à satisfaire sans interroger le mécanisme par lequel ceux-ci se forment ; donc sans reconnaître leur caractère par nature artificiel (voir par exemple p. 690-691). Sa vision utilitaire des besoins les objective et elle ne les saisit pas comme déterminés par la culture induite par le système économique, social et politique. On doit remarquer que, alors que la pensée économique sautonomisait, tous les premiers économistes nont pas succombé à cet économisme. Jean-Joseph-Louis Graslin dans son Essai analytique sur la richesse et sur limpôt (1767) illustre cette pensée alternative en affirmant par : « on ne peut pas avoir besoin dun bien dont on ignore lexistence15 ». Il est possible de la rapprocher de la critique similaire dÉtienne Bonnot de Condillac dans son Essai sur lorigine des connaissances (1746) où lon découvre que : « À un besoin est liée lidée de la chose pour le soulager16 ». Ce relativisme trouvera place chez un auteur à la frontière de léconomie, de lhistoire et de la sociologie comme Thorstein Veblen dans sa Théorie de la classe de loisir (1899). Mais jusquà nos jours, ce relativisme est demeuré exceptionnel. Thomas Piketty partage sans doute lethnocentrisme dominant, quasi congénital parmi limmense majorité des économistes depuis la formation de leur discipline supposée expliquer la production par une lutte des humains contre la rareté ; et donc sans interrogation de type anthropologique sur ce que signifie la 312rareté et sur son immense relativité à travers le temps et lespace. Or cette diversité des besoins explique aussi que les inégalités, comme on la indiqué en tant quidée ignorée par Thomas Piketty, ont pu ne pas porter dans les sociétés humaines sur les biens matériels consommés et sur leur propriété car étant notamment immatérielles, honorifiques et liées au pouvoir de commandement ; ce quillustrent notamment les potlatchs. Ce que George Bataille avait désigné comme part maudite (1949).

Bien que nignorant pas Karl Polanyi, qui a renoué avec une définition substantive de léconomie caractéristique des classiques tout en ne sappuyant pas sur leurs théories de la valeur, Thomas Piketty ne va pas dans sa référence à La grande transformation au-delà des critiques du marché et du développement de la redistribution et il laisse de côté son apport sur la relativité de la rareté et sur lorganisation de léconomie selon des principes dintégration, en particulier la réciprocité et le partage domestique (que lon peut traduire par autosatisfaction). Autre biais dune génération peu familière de lanthropologie économique, lautre ouvrage majeur de Karl Polanyi Trade and Market in Early Empires17 est négligé alors quil fournit aussi de nombreuses clefs critiques de linégalité et des besoins notamment à travers la lecture qui y est faite dAristote.

Autre rapprochement avec les classiques, leur oubli de ce qui y a pu être et est hors de lÉtat et du marché concurrentiel : les communs. On peut être étonné de constater que lorsque, au chapitre 2 intitulé « Les sociétés dordres européennes : Pouvoir et propriété », Thomas Piketty aborde les rapports entre le clergé, la noblesse et le tiers état et quil développe ce que chacun des groupes possède, la propriété foncière est comprise essentiellement dans un sens juridique formel. Le rapport social de domination via la terre ny est pas explicitement traité et les rapports de travail ne sont queffleurés au chapitre suivant (chapitre 3 : « Linvention des sociétés de propriétaires ») consacré à la destruction ou transformation des droits anciens après 1789 et à la définition de nouveaux rapports de propriété détruisant la superposition des droits anciens. Lanalyse fine qui est menée au chapitre 2 de la répartition de la propriété entre les groupes sociaux dans la France dAncien Régime est silencieuse sur les formes tant matérielles quidéologiques prises par les relations entre les maîtres de 313la terre et ceux qui lexploitent notamment dans ce qui sera transformé ensuite en des rapports de fermage et de métayage. Et surtout si Thomas Piketty (p. 135) fait référence à : « la superposition de différents niveaux de droits perpétuels sur une même terre (ou sur un même bien en général) », ces droits (auxquels les enclosures mirent fin) ne sont pas déclinés et ainsi les droits collectifs sur les espaces cultivés et non cultivés sont largement laissés dans lombre. Or ils permettaient à la masse des pauvres ruraux de subsister grâce aux droits de vaine pâture, de chasse du petit gibier, de glanage après récolte, ramassage de bois de chauffe, de fruits sauvages, etc. En promouvant la propriété privée (comme largumente par ailleurs Piketty), la Révolution de 1789 a formellement éradiqué les anciens droits collectifs ; mais comme la montré Eugen Weber18, ils ont largement subsisté au cours de la première moitié du xixe siècle, voire jusquau xxe dans certaines régions (ce qui permet de distinguer un rapport juridique formel dun rapport social effectif donnant lieu à du commun). Piketty signale les droits communautaires paysans à propos des Enclosures Acts britanniques mettant « fin au droit dusage des paysans pauvres sur les terrains communaux et les pâtures » (p. 215). Il fait état du Black Act de 1723 « qui prévoyait la peine capitale pour les chapardeurs de bois et les chasseurs de petits gibiers, petites gens qui avaient pris lhabitude de saventurer la nuit, le visage noirci pour ne pas être reconnu, sur des terres qui nétaient pas les leurs, et que les propriétaires de la Chambres des lords et leurs alliés aux Communes voulaient pouvoir conserver pour leur usage exclusif » (p. 215). En les assimilant à du vol (point de vue des propriétaires), est sous-estimée fortement la nature des droits collectifs très anciens des paysanneries européennes. Dans une note de bas de page (p. 216) Thomas Piketty indique : « On observe des durcissements similaires du droit de propriété ailleurs en Europe, par exemple en Prusse en 1821, ce qui marqua le jeune Karl Marx. Une scène de chapardeurs de bois violentés par une milice propriétariste ouvre dailleurs le film Le Jeune Karl Marx réalisé par Raoul Peck en 2017 ». On est étonné que Thomas Piketty ne fasse pas à ce propos référence au premier écrit à caractère économique de Karl Marx19 consacré à la revendication des communautés 314paysannes de la vallée du Rhin de conserver leurs droits ancestraux de ramassage du bois mort, des droits contestés devant un tribunal par les propriétaires des forêts. Cest un des exemples de ces droits collectifs dont jouissaient localement les paysans et qui ont permis pendant des siècles à des non propriétaires de survivre et de gérer en commun.

Une remarque analogue peut être faite avec une autre négligence des classiques (ou plutôt leur incompréhension) : celle des corporations dAncien Régime. Pendant des siècles, avant leur étatisation de plus en plus forte au cours du xviiie siècle et leur fermeture par la domination des maîtres héritant, elles ont fonctionné sur la base de principes dautosatisfaction et de réciprocité pour ce qui est de leurs approvisionnements en main dœuvre et en matières à transformer ainsi que pour leurs débouchés ; une autre forme de marché et de gestion par des communautés déléments communs opposés donc, au sens strict, à la propriété privée du capital. Au-delà des corporations elles-mêmes, lensemble des mécanismes de solidarité et de charité qui permettaient à de larges fractions de la population de survivre et constituaient des mécanismes efficaces de redistribution sont largement ignorés tout autant par Piketty que par les classiques.

Enfin un autre rapprochement que lon peut établir entre les économistes classiques et lidéologie de Thomas Piketty, qui rappelons-le ignore les classiques de la pensée économique (et pas seulement Marx), est le peu dimportance accordée aux conflits et aux contradictions et à leur dynamique. Par exemple celles qui naitraient dune inadéquation entre les systèmes productifs, les techniques existantes20, dont les sources 315dénergie, autre facteur considérable aussi dinégalités. Ce qui pose la question des moteurs de lhistoire.

QUELS SONT LES MOTEURS DE LHISTOIRE ?

Un élément frappant dans Capital et idéologie est le peu dimportance accordée aux moteurs matériels et sociaux des transformations que son auteur constate ; autrement dit à ce qui fait quune organisation économique se mue en une autre ou quune nouvelle domine une ancienne et que la situation dun groupe saméliore (ou se détériore). On lit p. 320 : « Il ne faut pas exagérer limportance des déterminants “matériels” de linégalité. Dans la réalité historique, cest avant tout la capacité idéologique, politique et institutionnelle à justifier et à structurer linégalité qui détermine le niveau de cette dernière, et non pas le degré de richesse ou de développement en tant que tel ». Au début du livre (p. 92) on avait eu un avant-goût de cette approche donnant un primat aux « idéologies » en lisant à propos des évolutions propres à la féodalité :

Une reconnaissance plus forte de la personnalité juridique des laboureurs, de leurs droits civils et personnels comme de leurs droits de propriété et de mobilité se met progressivement en place entre 1000 et 1350, au fur et à mesure que les discours célébrant les trois ordres se généralisent.

Doit-on en conclure que la noblesse et les gens dÉglise ont été touchés par la grâce de la reconnaissance du troisième pilier de la société (les travailleurs qui assuraient leur subsistance matérielle) et quainsi le sort de ceux-ci a pu saméliorer ? Nest-ce pas occulter les luttes au quotidien des paysanneries asservies, que léconomiste Pierre Dockès avait si bien mises en avant dans La libération médiévale (Paris, Flammarion, 1979)21 comme moteur des transformations de rapports de production ? Très loin de cette lecture mettant en avant les conflits entre des dominants 316et des dominés, à travers lesquels ces derniers parviennent à améliorer progressivement leur sort, Thomas Piketty évoque (p. 93) le développement de fructueuses coopérations productives [] rendues possibles par des alliances nouvelles entre les différentes classes de la société ternaire », ainsi que « les laboureurs (véritables artisans silencieux de cette révolution laborieuse) » ou encore le :

[P]rocessus vertueux qui aurait permis au-delà des crises, un accroissement considérable de la production agricole et de la population ouest-européennes entre 1000 et 1500, progression qui a laissé une trace profonde dans les paysages [] et qui a été de pair avec la fin graduelle du travail servile. 

Par contre, et fort heureusement, à propos de la fin de lesclavage dans les colonies européennes des Caraïbes et des soulèvements en Chine au xixe siècle (p. 467-471), Piketty apparaît mieux inspiré en faisant explicitement référence « au rôle de la violence dans lhistoire », pour reprendre lexpression dEngels (1887-1888) quil nutilise toutefois pas. Il désigne labolition consécutive de lesclavage sous la Révolution comme résultant des « révoltes organisées par les esclaves eux-mêmes, et la peur de nouvelles révoltes » (p. 259) et lindépendance dHaïti « dune révolte desclaves victorieuse » (p. 263) qui joue un « rôle crucial ». Pourquoi ce qui a été le cas des temps modernes et du xxe en Suède ou en Allemagne (p. 579-581, p. 586) ne laurait-il pas été, consécutif à des luttes politiques et économiques, du Moyen-Âge ; et ce bien plus souvent que la lecture de Capital et idéologie ne le laisse penser22 ? Voire ne pourrait-il pas lêtre demain dans certaines parties du monde, pour autant que lon pense que nous ne sommes pas soumis à une « fin de lhistoire23 » ?

Si lon pense à des causes écologiques déterminant dans les cas favorables une augmentation et défavorables une diminution du surplus produit avec leurs conséquences sur son partage, ce moteur de lhistoire 317napparaît pas non plus dans le livre. On pense par exemple aux vagues de froid provoquant une diminution considérable des récoltes à la suite à diverses reprises dexplosion de volcans en Islande ou en Indonésie avec des contrecoups éloignés sur les productions agricoles en Europe, provoquant famines et révoltes) ; ou aux effets directs locaux comme lépuisement des sols ou les sécheresses (à lorigine de la quasi disparition de lempire Maya). Comment ne pas penser dans ses vecteurs de grande transformation des sociétés aux épidémies submergeant les continents et ayant pour nom « grande peste », « cholera » et « grippe espagnole que Pierre Dockès a rapprochées de lactuelle “Covid-19” » dans Léconomie des grandes épidémies (2021) ? On pourrait donc souhaiter voir introduire lenvironnement y compris dans ses conséquences pour les différences entre modes de consommation des diverses catégories de population, à échelons nationaux et mondial (en termes dempreintes écologiques inégales notamment). Dans Capital et idéologie, le moteur ny est pas non plus technique au sens de ce qui a pu être dit des moulins qui auraient donné la société féodale comme les machines à vapeur qui auraient engendré la société salariale, non pas pour simplement inverser le déterminisme mais pour sinterroger sur lappropriation des techniques et les rapports de domination quelles introduisent.

Selon Thomas Piketty, le principal moteur de lhistoire, et ce quil lit comme une émancipation, se situe dans un autre champ, celui des idéologies, selon le degré de liberté quelles apporteraient progressivement aux individus. Il analyse surtout comment se forme et se déconstruit le système de justification des ordres sociaux. Soit de façon interne (comme dans le cas européen) ; soit de façon externe avec la colonisation. Mais sil saisit bien les effets des idéologies, nest pas analysé le processus de leur construction. Ou plutôt délection dune idéologie plutôt quune autre ; se traduisant par tel ou tel choix politique (qui paraît pour lui résumer fortement lidéologie) alors que dans certaines sociétés ce choix pourrait être religieux (voir par exemple les conflits catholiques/protestants jadis en Europe et aujourdhui en Amérique latine ou entre les différentes fractions de lIslam au Proche-Orient, qui renvoient aussi à des conflits… entre classes sociales). Ce qui pourrait aussi rendre nécessaire de faire référence à des éléments de détermination matérielle de ces rapports sociaux (en fonction du type dactivité, lieu de travail par rapport à un lieu dhabitation par exemple) et des façons de les penser.

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INÉGALITÉ ÉCONOMIQUE ET EXPLOITATION

Thomas Piketty met laccent sur les inégalités économiques, et en particulier sur leur mesure et sur les mécanismes de leur justification, qui correspond à lidéologie. Mais très peu de choses sont dites sur les mécanismes produisant une exploitation qui se traduit par un drainage des ressources au bénéfice de catégories de la population au détriment dautres. On en apprend beaucoup sur la répartition dun surplus produit par les sociétés et le degré de consentement à la domination et aux inégalités mais bien peu sur les mécanismes de lextraction ou de la formation dun excédent qui serait approprié par une catégorie de la population au détriment dune autre. Le tableau est celui de sociétés disposant dun surplus partagé entre différents groupes sociaux selon la règle évidente que ce qui va aux uns ne va pas aux autres ; laffectation de la ressource pouvant selon les sociétés être une répartition essentiellement primaire ou faire aussi lobjet dune redistribution secondaire (essentiellement par intervention publique). Lune et lautre font lobjet dun consentement ou de relations plus ou moins fortement conflictuelles. Les résistances des dominés à leur domination peuvent nuire à la « croissance » ; mais une répartition apparaissant plus juste peut aussi profiter à lensemble de la société ; ce quont montré « les trente glorieuses » et a contrario « les trente piteuses », selon lexpression de Nicolas Baverez, qui les ont suivies. Le consentement des dominés, les premiers de corvée, à leur domination par les « premiers de cordée » peut favoriser laccroissement du surplus produit. On voit les inégalités dans la répartition mais il est difficile dobserver aujourdhui les mécanismes dune exploitation massive et systématique de pauvres par des riches, si ce nest dans des zones périphériques de la production matérielle par des salariés. Pourtant Piketty nous montre avec raison des inégalités économiques massives. Même si une idéologie peut les légitimer, on peut à lencontre de Thomas Piketty, ne pas accepter den faire la cause ; et dans ce cas reste à expliquer par quel processus elles se réalisent.

On connaît la théorie marxiste de lexploitation basée sur lopposition entre le « travail vivant » et le « travail mort » accumulé dans le capital qui ne fait que transmettre sa valeur. Le premier est producteur de 319valeur tout en nétant rémunéré quà son coût de reproduction et non pour la valeur quil produit ; la différence étant légalement appropriée par les capitalistes détenteurs des moyens de production et employeurs. La théorie proudhonienne de lexploitation est beaucoup moins connue. Elle est celle dune appropriation par les capitalistes du surplus créé par une activité collective par rapport à ce que serait une activité individuelle24 (chacun peut ici se souvenir de ce que dit Adam Smith de la conséquence de la concentration des travailleurs dans des manufactures, avec en particulier lexemple dune dentre elles fabriquant des épingles). Les employeurs détenteurs des moyens de production sont en position daccaparer ce surplus. Marx comme Proudhon donnent ainsi de lexploitation une vision partant fondamentalement de la production.

Cette question des sources et mécanismes de lexploitation, que lon peut penser comme étant essentielle pour caractériser la construction spécifique des différents ordres économiques et sociaux est largement et de manière étonnante éludée dans Capital et idéologie. Pourquoi ? Sans doute son auteur rejette-t-il tout autant une analyse en termes dexploitation des forces de travail par le capital25 que la réponse prétendue scientifique des néoclassiques la justifiant par la rémunération des facteurs de production à leur productivité marginale. Mais Piketty ne propose pas une théorie alternative à ces schémas, qui expliquerait les déterminants de ce qui peut apparaître comme rapport social fondamental. Un surplus est produit et fait lobjet dun partage y compris à la suite des prélèvements fiscaux et de redistributions selon des règles qui paraissent surtout résulter dun rapport de forces politiques (simposant idéologiquement). Cela explique sans doute le silence relevé de Thomas Piketty, sur une explication en termes dexploitation (du type de celle de Marx et ou de Proudhon). Vu les pages quil consacre à laccumulation par la finance, on comprend quil lui paraisse difficile dattribuer la plus grande part de lactuelle accumulation capitaliste à ce qui serait 320directement une exploitation du facteur travail dont le produit serait en quelque sorte transféré du secteur productif vers le secteur financier ; qui lui-même en transformant ce surplus permettrait à la nouvelle classe des propriétaires den bénéficier.

Mais une analyse du processus de formation du surplus dans linterdépendance hiérarchisée des activités des différents groupes sociaux nest pas plus faite pour les sociétés anciennes quelle ne lest pour les actuelles. Thomas Piketty constate les inégalités dans la propriété du capital et les revenus. Mais il passe à côté de la mutation des sociétés dites « capitalistes avancées » depuis la fin du xxe siècle. Il ne donne à voir que les effets dun système : la répartition des survaleurs entre la finance et ses acolytes techniques (services internes mais aussi externes, notamment en matière juridique, comptable, informatique et publicitaire), qui sont bénéficiaires eux aussi de lactivité du système financier. Mais le mécanisme même de formation des survaleurs financières nest pas décortiqué. Dans un contexte dhyper-financiarisation (mode privilégié de linterdépendance des activités) et de surliquidités produites dans une économie dendettement privé et public, les survaleurs sont principalement produites par une montée des cours des actifs. Le capital fonctionne là comme un rapport social de type nouveau. Le surplus est de plus en plus accessoirement formé par exploitation dune main dœuvre par une fraction de la société, les propriétaires ; comme cétait le cas dans les sociétés anciennes (par lesclavage, le servage ou le salariat). Cette exploitation pèse dun poids de plus en plus faible dans lensemble du système et dans sa reproduction ; une « grande déconnexion26 ». Ce qui ne veut pas dire quelle ait disparu si lon pense à la production du textile ou du matériel informatique en Asie ou à des productions agricoles en Amérique latine ou en Afrique. Mais désormais la part la plus importante de la survaleur est produite au cœur même de la sphère financière ; avec toutes les conséquences qui, elles, sont bien décrites dans Capital et idéologie en matière dinégalités entre les différents types de revenus et de patrimoines.

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DES SOLUTIONS POUR RÉDUIRE
LES INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES ?

Si lon accepte une approche en termes dextraction dun surplus à travers une hyper-financiarisation, tout projet politique, par exemple celui proposé par Thomas Piketty dune redistribution périodique du capital ou dune augmentation de la pression fiscale au bénéfice des plus pauvres, projet qui ne sattaque par radicalement à la formation de survaleurs, est incapable déradiquer les inégalités économiques ; voire même il ne peut pas les réduire fortement (pour ne pas parler des inégalités nées des discriminations). Les rapports de domination demeurant inchangés, les mêmes causes produisant les mêmes effets, ces inégalités peuvent au mieux satténuer mais elles ne peuvent que se reproduire structurellement.

Parmi les multiples solutions proposées pour remédier aux inégalités qui pourraient même à terme remettre en cause lacceptation de lorganisation capitaliste des sociétés que lon disait naguère « avancées », Piketty retient principalement deux solutions touchant à linégalité dans la répartition de la propriété :

une voie que lon peut dire réaliste qui pourrait aller dans le sens dune interrogation sur le rapport social de production,

et une autre quil est possible de qualifier dutopiste.

Remarquons quil ne discute pas des alternatives telles que le socialisme de guilde dont un des défenseurs en dehors du Royaume-Uni a été Karl Polanyi27 ou de lautogestion. Un des exemples dapplication en a été la Yougoslavie après sa rupture davec lUnion soviétique et elle a été un champ dinspiration pour le Parti socialiste unifié de Michel Rocard et après Mai 1968 en France dans près de 250 usines occupées ; lexpérience des Lip est la plus connue28 à travers notamment 322la figure du syndicaliste Charles Piaget. Lidée de coopératives est très rapidement évacuée (voir p. 691, 725). Autre effet de génération sans nul doute auquel sajoute le peu dintérêt que Thomas Piketty porte, à la différence dautres contemporains, aux expériences décentralisées se présentant comme des alternatives aux inégalités capitalistes et dont le xixe siècle a donné tant dexemples en Europe et en Amérique du Nord.

– La voie réaliste, réaliste au sens où certains pays la pratiquent déjà, est la proposition que les conseils dadministration des sociétés de capitaux ne soient plus constitués uniquement de représentants des actionnaires mais aussi des salariés. Notons que la solution des premières années de lURSS navait pas été seulement celle dune présence de représentants des salariés dans les conseils dadministration des entreprises mais de la double direction des entreprises publiques, par un représentant de lÉtat et un représentant élu des travailleurs, une pratique très rapidement abandonnée29.

– La voie, qui apparaîtra à beaucoup utopiste, est la proposition dune dotation en capital de chaque jeune arrivant à 25 ans (p. 1129). Cest une sorte de réforme agraire (celle qui redistribuait la propriété des terres) ou de jubilé des dettes30 mais qui bénéficierait à tous/toutes et qui serait permanente et porterait sur lensemble de la propriété. Cette distribution abondée par un prélèvement sur les héritages reviendrait par conséquent à réduire le montant de ces derniers et à permettre à tout membre dune nation, y compris sil ou elle est issue dune famille comme lon disait naguère « prolétaire » de démarrer dans la vie avec un capital minimum égal pour tous. Elle avait déjà été formulée dans les assemblées révolutionnaires françaises de la fin du xviiie siècle en même temps que fut décidée la suppression du droit daînesse. Les saint-simoniens défendirent lidée dune abolition de lhéritage, considéré par eux comme source de parasitisme et doisiveté31. Elle paraît aujourdhui utopique, même si elle ne lest pas plus quun revenu universel dexistence 323ou de citoyenneté ; car on peut facilement imaginer les résistances à cette solution « partageuse » comme on la qualifiée au xviiie ou xixe siècle. Est-ce par réalisme quil ne lui donne pas aussi une dimension internationale, qui serait tout autant légitime, vu ce quil dit des effets de la traite négrière ou de lindemnité versée pendant plus dun siècle par Haïti à la France ?

Cette proposition de partage du capital peut être rapprochée du diagnostic de trois acteurs du microcrédit ayant eu aussi une formation déconomiste et ayant bénéficié dune notoriété similaire à celle de Piketty : Muhammad Yunus ancien dirigeant de la Grameen Bank du Bangladesh, Maria Nowak fondatrice de lAdie en France et Jacques Attali de PlaNet Finance. Leur discours est analogue. Ce qui manquerait essentiellement aux plus pauvres serait un capital pour entreprendre. Le microcrédit devrait le leur offrir. Là où ceux-ci proposent lendettement, Piketty suggère un don de capital. Un point commun entre une redistribution partielle du capital à chaque génération et le microcrédit, tel que très largement promu des années 1970 à 2000 (par rapport à ce qui peuvent être des versions coopérativistes) est de se faire sur une base individuelle. Lobjectif nest pas la promotion dune action collective dans la production (le collectif pouvant se trouver pour le microcrédit dans la solidarité /caution dans le remboursement). Comme chez Piketty avec la redistribution de lhéritage, on se situe dans lordre de la répartition et non dans la reconfiguration de lorganisation de la production alors que la suggestion de faire siéger des représentants des salariés dans les conseils dadministration et pouvant conduire, si ce nest à une autogestion, à une cogestion, peut laffecter. Même si lexemple allemand montre que ce nest pas le cas du fait « de la concurrence internationale » entre firmes amenant à lacceptation des propositions de la direction dominée par les propriétaires et des limites fixées au droit des travailleurs par rapport à celui du capital. Dailleurs, compte tenu des usages qui seraient majoritairement faits des fonds reçus, la redistribution à chaque génération dune partie de la propriété du capital, suggérée par Thomas Piketty, a peu de chances daboutir à une modification des rapports sociaux de production parce quune redistribution ne change en rien les rapports de domination et lorganisation de la production par des salariés ; pas 324plus que ne lont fait les taux de prélèvement très élevés sur les revenus après la seconde guerre mondiale.

Pour conclure, remarquons que lintérêt porté aux travaux de Thomas Piketty sur les inégalités de patrimoine et de revenu dépasse très largement la sphère des économistes et que ceux-ci résonnent désormais dans lensemble des sciences sociales et de la philosophie. Alors que les écrits des économistes sont apparus de plus en plus abscons à la très grande majorité des non-économistes, un économiste est à nouveau lu par des non-économistes. Dans une période où lon peut sinterroger sur la fin de la science économique32, cet ouvrage lui apporte une bouffée doxygène. Car si Thomas Piketty se définit comme « chercheur en sciences sociales », et lest par les sources principalement historiques et politiques quil mobilise, son analyse demeure essentiellement celle dun économiste. Son idéologie, qui nest ni celle des néo-classiques ni celle de Keynes, apparaît fondamentalement analogue à celle dun Turgot, dun Say ou dun Ricardo. Mais les publications de Thomas Piketty suffiront-elles pour faire survivre la science économique et mieux encore à favoriser son nécessaire renouvellement ? En moins dune dizaine dannées, Le capital au xxie siècle sest vendu, avec une quarantaine de traductions, à 2,5 millions dexemplaires. Aucun livre de léditeur Harvard University Press ne sest autant vendu que sa traduction américaine. Au vu du nombre de conférences, séminaires et interviews auxquels son auteur est aujourdhui invité, on peut penser que Capital et idéologie prend le chemin dun succès au moins aussi grand33.

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Lire les « armées mortes »
et les économistes hétérodoxes

Note de lecture sur louvrage dÉric Berr, Léo Charles, Arthur Jatteau, Jonathan Marie et Alban Pellegris (pour les économistes atterrés), La dette publique. Précis déconomie citoyenne, Paris, Éditions du Seuil, 2021, 214 pages.

Clément Coste

Sciences Po Lyon

TRIANGLE – UMR CNRS 5206

Il en est ainsi des États ; leur prospérité est en raison du capital de leur dette contractée en temps de paix pour des travaux utiles ; ceux-là, qui pensent que la ressource de limpôt doit leur suffire marchent à leur ruine par une fausse entente de léconomie, et par lignorance des principes du crédit (Girardin, 1858, p. 8).

Introduction

Les historiens des idées économiques sont-ils cantonnés au passé ou peuvent-ils contribuer à une analyse contemporaine critique de la dette publique ? Les économistes atterrés Éric Berr, Léo Charles, Arthur Jatteau, Jonathan Marie et Alban Pellegris publient un Précis déconomie citoyenne centré sur la question de la dette publique, cette question économique fondamentale du xxie siècle. En effet, la « crise des subprimes » dabord – métamorphosée rapidement en « crise des dettes souveraines » – puis la 326crise sanitaire – témoin pour sa part des lacunes de léconomie française en termes de production et dapprovisionnement de biens essentiels puis de limportante de lÉtat pour soutenir les économies à larrêt – semblent avoir fait de ce thème le sujet économique incontournable du temps présent. Cet ouvrage défend avec force une thèse sattachant à déconstruire la réputation désastreuse qui poursuit lendettement public et le pessimisme environnant les économies endettées : le niveau dendettement public de la France ne doit pas être sur-interprété et il est urgent de saisir quil est le résultat de choix de politiques et structures économiques. Au-delà des arguments plus ou moins techniques discutés par les auteurs et sur lesquels je reviens plus loin, lun des grands intérêts, peut-être indirect, de louvrage est dinsister sur le fait que léconomie est encastrée dans le social et quelle est de fait ontologiquement politique. Lentrée par la dette publique rend la chose évidente : lendettement public tisse des liens sociaux spécifiques et la manière dont il se réalise sinscrit dans un projet politique, contraint les choix stratégiques de lÉtat et engage la collectivité. Le travail de Benjamin Lemoine, souvent mobilisé par les auteurs, est sur ce point édifiant : il permet de comprendre que le recours au marché financier en ce qui concerne lendettement public doit être historicisé et resitué dans un agenda politique. Apparaît également en filigrane de cet ouvrage un enjeu méthodologique pour léconomie contemporaine. Cette conception de léconomie insiste sur limportance de la comptabilité nationale dune part34 et de lapproche historique dautre part pour comprendre les phénomènes contemporains, les déconstruire et interroger leur singularité.

Plus précisément, cet ouvrage très didactique et accessible propose une déconstruction bienvenue de quelques idées reçues à légard de lendettement public. Parmi les arguments développés, les auteurs rappellent les mérites de la dette publique en termes de relance économique (chapitre 2) et expliquent que celle-ci ne constitue pas, par essence, un fardeau pour les générations futures, lesquelles héritent des créances et des actifs non financiers financés par la dette en même temps que des passifs financiers (chapitre 1). Elle contribue en revanche à enrichir les porteurs de ces titres de dette et conduit ainsi à une redistribution des 327richesses à rebours (chapitre 3) – cest notamment la raison pour laquelle Thomas Piketty insiste sur les mérites de limpôt contre lemprunt, le premier permettant un ciblage efficace de la redistribution (Piketty, 2013) – et elle doit alors être analysée, daprès les travaux de David Graeber (2013) lui aussi mentionné dans louvrage, comme outil de domination (chapitre 4). En termes heuristiques, il convient par ailleurs, nous disent les auteurs, de rediscuter lutilisation exclusive du ratio dette/PIB comme indicateur capable de rendre compte du niveau dendettement public. La mobilisation dautres indicateurs, portant sur la charge de la dette (rapportée au PIB ou à lensemble des recettes publiques) ou sur la comparaison entre les passifs (dette) et les actifs (patrimoine) des administrations publiques permettrait de relativiser cette musique lancinante qui survient à chaque augmentation du ratio dette/PIB, lequel compare maladroitement un stock de dette accumulée à un flux de richesse produite (chapitre 5). Comme annoncé plus tôt, figure également parmi les arguments des auteurs lidée que le recours aux marchés financiers pour le financement de lÉtat ne va pas de soi. Le recours au marché financier sest en France érigé comme alternative au circuit du Trésor, alternative dont on vante le caractère disciplinant contre les conséquences inflationnistes du précédent système (chapitre 6). Et ce changement de structure a pour conséquence de soumettre lÉtat et ses politiques à la supposée nécessaire discipline financière – lagenda néo-libéral de réduction des dépenses publiques, notamment sociales, trouvait ici une justification, pense-t-on, imparable (chapitre 9). La comparaison récurrente de lÉtat à un débiteur lambda, lenjoignant à agir « en bon père de famille » a tout de largumentation fallacieuse ou mal honnête – les auteurs rappellent notamment que la dette publique permet des dépenses qui, sans elle, seraient supportées par le secteur privé et alimenteraient ainsi une dette privée beaucoup plus risquée (chapitre 8). Ils précisent également que lÉtat rembourse en sendettant et quil a ainsi la possibilité de « faire rouler sa dette ». La mise en relation de ces deux derniers arguments permet aux auteurs davancer largument fort que, aussi important que soit le niveau dendettement de lÉtat, et quoi que suggèrent les célèbres travaux de Reinhart et Rogoff (2009) qui alimentent un « biais idéologique répandu » (p. 136) justifiant linjonction à laustérité, cette dette est soutenable si tant est quelle soit appréciée à laune dautres critères. La soutenabilité de la dette 328publique, rappellent les auteurs, renvoie à la fois à la capacité de lÉtat à faire face à ses engagements (paiement des intérêts et remboursement du principal (capital nominal) – cela sapprécie donc par la solidité du système fiscal et par les conditions demprunt dont bénéficie lÉtat – et à lutilisation qui est faite du capital emprunté – les auteurs précisent que la dette publique française finance essentiellement des investissements, qui annoncent donc des retombées sociales importantes, et non des dépenses courantes (p. 138). Au chapitre plus normatif des solutions politiques envisagées, les auteurs proposent logiquement de sortir de la dépendance aux marchés financiers au moyen dun nouveau contrat social reposant sur un véritable consentement à limpôt (chapitres 10 et 11). Ce faisant, ils rappellent aux pourfendeurs de lendettement public quil existe une alternative à la dette et que cette alternative est limpôt. Au reste, la dette devrait être monétisée – cest-à-dire que la Banque Centrale devra simposer réellement comme préteur en dernier ressort, au travers par exemple du Pandemic Emergency Purchase Programme (Cordonnier 2020) – et les dépenses liées à son financement devraient être administrées – cest-à-dire encadrées, afin quelles cessent de constituer la plus grosse part du budget représentant une charge exorbitante pour les générations actuelle et futures, selon la formule consacrée. Cela permettrait à la nation de reprendre en main son destin en sémancipant de la tutelle des marchés financiers. Il en va, insistent les auteurs, dune aspiration démocratique.

Lenjeu de cette note est moins de pousser plus en avant lanalyse des arguments mis en évidence dans cet ouvrage que de proposer une mise en perspective de lambition affichée par les auteurs dès lintroduction : « proposer une analyse historique de lévolution du niveau dendettement actuel de la France où les cadeaux fiscaux, les crises économiques ou encore le recours aux marchés financiers sont parmi les variables explicatives » (p. 13). Lhistoire racontée par les auteurs ne remonte pas au-delà des années soixante, si ce nest quelques excursions comparatives dans les contextes de la Longue Dépression (fin xixe siècle) et des années 1930. Précisons que cela ne constitue en rien une limite de louvrage. Et pour cause, il nappartenait pas aux auteurs deffectuer, dans le cadre de cet ouvrage dont on vante le caractère heuristique, un travail historique plus exhaustif qui aurait peut-être dilué le propos densemble. Pour autant, et dans la continuité de la promotion dune 329économie véritablement politique, cette note vise à décaler le regard pour interroger les arguments mis en avant sur un temps un peu plus long. Ce faisant, elle suggère que lhistoire de la pensée économique est intéressante, pour ne pas dire nécessaire, pour analyser et éclairer les débats contemporains. Sans toutefois tomber dans le « mythe des précurseurs » (Faccarello, 1993) il me semble intéressant de témoigner du fait que les vieux intellectuels et économistes du passé – « les armées mortes » selon lexpression consacrée par Pierre Dockès et Jean-Michel Servet (1992) – ont été en débat sur lopportunité de lendettement public, sur son caractère amortissable ou perpétuel, sur les dispositifs envisagés pour encadrer laugmentation du capital nominal et le versement des intérêts. Plus quune simple opposition binaire entre pour ou contre la dette publique, il ressort de lanalyse des corpus du xixe siècle un triptyque complexe autour de lendettement public (Coste, 2021) qui croise un certain nombre darguments mis en lumière dans louvrage des économistes atterrés. Afin de pousser linvestigation dans le cadre du xixe siècle français caractérisé, relativement au siècle précédent (Théret 1992), par un recours « apaisé » à lendettement public, jen retiendrai quatre qui renvoient aux registres de la construction dun marché de la dette publique – cest-à-dire aux dispositifs et institutions qui permettent à lÉtat de sendetter –, de lopportunité de la dette, de sa soutenabilité (de son caractère amortissable ou perpétuel) et de son appréhension en tant que rapport social. À lépoque aussi le sujet était en proie à de vastes débats faisant de la dette publique un objet de controverses millénaires.

Les institutions du marchÉ de la rente
sur l
État au xixe siÈcle

Nombre de travaux historiques ont permis de mettre en lumière lexistence dun marché de lendettement public au xixe siècle (Gorges, 1884 ; Vührer, 1886 ; Bavelier, 1886 ; Fachan, 1904 ; Vaslin, 1999 ; Hautcœur & Gallais-Hamonno, 2007 ; Aglan, Margairaz, Verheyde (dir.), 2006 ; Lutfalla, 2017). Cet endettement se fait au moyen de lémission 330de rentes qui sont des titres sans échéance déterminée et dont le taux dintérêt nominal (5 % la plupart du temps) reflète la confiance (le crédit) dont bénéfice lÉtat. En opposition à la dette flottante qui résulte de lémission dobligations par exemple trentenaires, la dette résultant de lémission de rentes est dite perpétuelle. Toutefois, évoquer un marché de lendettement public ne doit pas laisser penser que les choses se font naturellement et sexécutent sur un marché concurrentiel. Au début du siècle, lÉtat français ne suscitait pas la confiance nécessaire qui lui aurait permis de sadresser directement au public pour contracter des emprunts – une seule souscription publique à lieu dans la première moitié du xixe siècle – lÉtat nétait donc pas en mesure déconomiser le coût de lintermédiation bancaire. Si sa crédibilité financière était contestée, les banques françaises, durablement fragilisées par les différentes crises commerciales à laube de la Restauration, étaient pour leur part incapables de seconder lÉtat dans ses affaires financières. Dans ces conditions, la Haute-Banque simposait comme le partenaire incontournable de lÉtat français pour lémission de ses emprunts (Gille, 1957, 1959, 1965, 1970). Mais là encore, le système de ladjudication par publicité et concurrence doit être interrogé. Si le système prévoyait que chaque banque souhaitant souscrire à lemprunt propose secrètement son prix et que lemprunt était finalement adjugé à la banque ayant remportée lenchère – il lui revenait ensuite de placer les titres parmi ses clients – il faut noter que la concurrence était régulièrement faussée par lubiquité de Rothschild capable de dicter les conditions de lemprunt à lÉtat. Lors de lemprunt de 1832 par exemple, Rothschild prenait la tête du seul syndicat de banquiers qui se présentait à la soumission : à défaut de concurrence, lemprunt fut finalement souscrit à un prix (98,50 francs) inférieur à ce que cotait à ce moment-là la rente à la bourse de Paris (99,65 francs). Notons également que la Banque de France fut un acteur important du développement du crédit de lÉtat au xixe siècle. La loi du 11 juin 1817 autorisait le ministre des Finances à faire appel à la Banque de France pour assurer le paiement des arrérages de la dette, ce nest quà partir de 1828 que le service est totalement assuré par le Trésor (Hautcœur & Gallais-Hamonno, 2007, vol. 1, p. 185). Mais la Banque de France continuait toutefois indirectement de peser via les avances quelle faisait au Trésor immobilisées sous forme de rentes (Vaslin, 1999). La Banque de France fait ainsi très tôt partie des propriétaires de rentes 331quelle continuait de posséder tout au long du siècle. Et lactivité de la Banque de France ne sarrêtait pas là. En se montrant frileuse à légard du crédit et cherchant par là à garantir la stabilité de la valeur de la monnaie – linflation est quasiment nulle en France jusquà la première guerre mondiale – la Banque de France garantissait simultanément et indirectement la valeur des titres des créanciers de lÉtat.

Il faut par ailleurs relever que cette accumulation de lépargne sur la dette de lÉtat navait rien de spontanée. Afin dattirer les capitaux disponibles, lÉtat mettait en place un ensemble de dispositifs institutionnels dont lenjeu était de sassurer du soutien financier des capitalistes. Les porteurs de rentes étaient ainsi exemptés dimpôt – il nexistait pas dimpôt sur la rente, sa possession était libre du timbre et sa transmission nétait pas assujetti à lenregistrement35. Notons également que cest autour de la dette publique que la Bourse de Paris se réorganisait en 1800. Sa mission était dorganiser le commerce des titres de dette et dassurer aux rentiers de lÉtat la liquidité à laquelle ils aspiraient (Hautcœur, 2011). Le cours des rentes fourni par la Bourse, en perpétuelle ascension sur toute la première moitié du xixe siècle36, et le taux dintérêt de long terme en perpétuelle décru37, témoignent ainsi de la confiance dans lÉtat retrouvée.

Garantir « la foi publique » était également le défi de la « nouvelle » caisse damortissement – la sixième du nom – instituée par la loi du 28 avril 1816 (Aglan et al., 2006). Si cette institution imposera rapidement lidée quil est impératif de lutter contre laccroissement du capital nominal de la dette publique, il était initialement surtout question de garantir aux futurs créanciers de lÉtat quils trouveraient toujours un agent disposé à racheter, sans condition, les titres de dette dont ils seraient porteurs. Il sagissait pour lÉtat, expliquent Alfred Joubert (1896) et Philippe Verheyde (2006), de prouver sa loyauté à ses créanciers. À partir dune dotation initiale du Trésor inscrite au budget, la Caisse 332damortissement pouvait se porter acquéreur de rentes à la Bourse. Les immobilisant ensuite dans ses actifs, elle en percevait les intérêts, voyait son capital grossir et pouvait ainsi augmenter ses achats. Son capital augmentait par ailleurs régulièrement par divers versements comme par exemple le produit de la vente des bois de lÉtat – dun point de vue comptable, le remboursement de la dette publique imposait ainsi la privatisation dune partie du patrimoine nationale, sans commune mesure toutefois avec le programme imposé par la Troïka à la Grèce contemporaine précisé par les auteurs de louvrage (chapitre 4).

Si la caisse damortissement est donc linstitution qui visait à la fois à asseoir le crédit de lÉtat et à limiter laugmentation de la dette publique (le capital nominal), la question du financement de cette dette demeure. LÉtat doit effectivement faire face au service de sa dette et ce poste représentait déjà au xixe siècle un élément prépondérant du budget. À titre dillustration, tous postes confondus, les charges de la dette représentaient dans le budget de 1831 31,5 % de lensemble des dépenses38. À linitiative du ministre Villèle qui était à la recherche des ressources nécessaires pour dédommager les émigrés de la Révolution française, la conversion des rentes devenait bientôt un sujet de finances publiques prépondérant (Labeyrie, 1878). À partir dun savoir spécifique qui emprunte à la science des finances, il sagissait de diminuer le revenu versé par lÉtat à ses créanciers. Par exemple, si la rente 5 % – qui donne droit au versement dun revenu de 5 francs – émise lors dun emprunt public en 1831 négocié à 80 francs côte, cinq ans plus tard, 110 francs à la bourse, son taux dintérêt, denviron 6 % en 1831, est en 1836 de 4,5 %. Le titre de rente 5 % ayant dépassé le pair (100 francs), lÉtat comprenait que sil souhaitait émettre un nouvel emprunt il pourrait sengager à servir à ses créanciers une rente de seulement 4,5 francs au lieu de 5 francs – il continuerait toutefois à se reconnaître débiteur de 100 francs de capital pour chaque titre de dette. LÉtat était donc en mesure de convertir les rentes 5 % quil servait actuellement à ses créanciers en rentes 4,5 %, et déconomiser ainsi sur les arrérages de la dette. Aux rentiers qui refuseraient la perte de revenu induite, lÉtat proposait systématiquement le remboursement, au pair (100 francs), de leur capital. Exceptée cette possibilité, la conversion des rentes na donc a priori aucun effet sur le volume de la dette, mais seulement sur son 333financement39. La conversion des rentes consistait ainsi à réaliser une économie sur le service de la dette en faisant valoir laffermissement du crédit de lÉtat. Elle pouvait être assimilée à une forme de renégociation entre lÉtat et ses créanciers semblable à celle que les économistes atterrés appellent de leurs vœux pour faire face aux charges de la dette. Une telle négociation serait préférable à un coup de serpe dans les dépenses sociales – là encore le cas grec est mobilisé en contre-modèle (chapitre 4).

Lendettement public reposait donc au xixe sur tout un arsenal institutionnel et législatif. Ces dispositifs consistaient à garantir quelques avantages aux catégories sociales susceptibles de placer leur épargne sur la dette de lÉtat, à lexception de la conversion des rentes qui supposait à linverse une diminution du revenu du rentier afin de garantir la soutenabilité de lendettement public. Et ce nest pas anodin si la plupart des projets de conversion qui ont émergé au cours du xixe siècle, soutenus par les députés, ont été jusquen 1852 systématiquement rejetés par la Chambre des pairs qui représentait alors ces catégories sociales.

II. La dette publique dans les Écrits dix-neuviÉmistes : aubaine ou mal absolu ?

Louvrage des économistes atterrés contribue très largement à nuancer le scepticisme répandu appréhendant la dette publique comme la preuve que lÉtat « vit au-dessus de ses moyens » (p. 115) et comme frein à la croissance économique (Tinel & Van de Velde, 2008). À en croire les célèbres travaux de Reinhart et Rogoff (2009), la dette publique serait à moyen terme responsable à la fois du chômage de masse et de laccroissement des ratios dendettement public du fait du tarissement des ressources fiscales et de la sclérose des marchés de capitaux à cause de laugmentation des taux dintérêt qui freine linvestissement et la croissance. Les économies concernées ne pourraient alors « sen sortir » quau prix dune forte inflation ou dune répudiation pure et simple 334de la dette. La boucle semble alors bouclée et lépilogue annoncé mais lanalyse est viciée. Face à cette prédiction, la macroéconomie keynésienne et post-keynésienne, relayée par les auteurs de louvrage, vante les mérites de lendettement public en matière de croissance et dorientation de la politique économique notamment en période de crises multiples – économique, sociale, sanitaire et environnementale – (chapitres 2 et 12) et assure que le risque pour lÉtat – preuve en est du cas japonais – réside essentiellement dans le régime monétaire au sein duquel il évolue : le fait est de savoir si lÉtat est ou non souverain du point de vue monétaire (Nersisyan & Wray, 2011). Le risque de change est donc nul « pour une économie comme la France » qui sendette dans sa propre monnaie et le risque de taux dintérêt peut quant à lui être contenu par le soutien dune politique monétaire accommodante (p. 160).

Si les écrits du xixe siècle ne rendent pas compte dune analyse en tout point comparable, il convient toutefois dinterroger la teneur des débats dix-neuviémistes sur le recours à lendettement public : les économistes de lépoque le jugeait-ils opportun pour certaines réalisations ? Pressentaient-ils un avenir aussi sombre aux économies endettées ? À laube de la Révolution française, Adam Smith était peu optimiste à légard des régimes endettés, notamment de la France quil décrivait comme « languissant sous un fardeau accablant de dette » (Smith, 1776, II, p. 576). Les révolutionnaires Étienne Clavière et Jacques Pierre Brissot par exemple, en réaction aux vielles pratiques de la dette du xviiie siècle, condamnaient eux aussi lautoritarisme et lantilibéralisme des régimes endettés. Et pour cause, cest à lépoque essentiellement par la guerre que lÉtat construisait sa puissance et sa légitimité grâce au soutien financier de laristocratie qui bénéficiait de la redistribution de limpôt sous forme de gages et de pensions militaires (Théret, 1992). Cétait donc dans ce sillage et ce contexte que sinscrivaient les pères fondateurs de léconomie politique néo-smithienne de tradition française (Béraud, Gislain & Steiner, 2004).

Dans son Traité déconomie politique (1803, p. 548), Jean-Baptiste Say résumait lemprunt public en une destruction de capital, et dans son Cours complet déconomie politique ([1828-1829]1840), récusait lidée selon laquelle chaque emprunt de lÉtat était un nouvel encouragement pour lindustrie. Say regrettait la consommation de capital par lÉtat quil assimilait à une destruction de valeur et dénonçait alors lampleur des capitaux dépensés 335improductivement par les gouvernements. Sismondi le rejoignait sur cette idée dénonçant le « capital imaginaire » que représentent les fonds publics qui appelaient pourtant une rémunération supérieure aux capitaux réels placés dans le commerce. Sismondi invoquait par ailleurs le caractère « effrayant » de la dette publique quil définissait comme le bien que les puissants ravissent à leurs enfants (Sismondi, 1837, p. 318-319). Il infusait déjà lidée, également formulée par Say, que la dette publique était contractée dans le présent mais devra être payée par les générations futures. Léconomiste français pouvait ainsi infuser lidée que « le mal que fait un gouvernement quand il emprunte est irrémédiable » (Tiran, 1995, p. 528).

Au même moment, et contre cette vision catastrophée de lendettement public, les auteurs saint-simoniens développaient une argumentation beaucoup plus optimiste en indiquant que « condamner le feu parce quil brûle serait un très mauvais calcul » (Enfantin, 1826). Ces auteurs appréhendaient lemprunt comme expédient sur lequel lÉtat pouvait légitimement compter en insistant sur ces avantages relativement à limpôt : ce-dernier prélève des capitaux sur la circulation là où lemprunt ne concerne que des capitaux oisifs. Barthélémy Prosper Enfantin pouvait ainsi en ces termes justifier le recours à lendettement public :

Toute combinaison financière employée à satisfaire aux dépenses publiques doit avoir pour unique but de prendre les produits nécessaires à ces dépenses, et ce, chez ceux qui, eu égard à la répartition actuelle de la propriété et des produits du travail, se trouvent avoir le revenu le plus disproportionné compte tenu de la part dont jouissent les autres membres. Cest bien dans ce fait que réside lintérêt des emprunts, généralement portés pas les gros bénéficiaires de la société [] La véritable question est de savoir comment consacrer aux charges publiques les produits dont labsence nuit le moins à la production, cest-à-dire les capitaux employés de la manière la moins fructueuse (Enfantin, 1831)40.

Le saint-simonisme justifiait le recours à la dette publique pour financer lindustrialisation et percevait, très tôt, la dimension reproductive des emprunts publics. Les saint-simoniens faisaient ainsi du système 336demprunts publics le vecteur du passage à lordre industriel nouveau. Mais plus encore, dans leur appréhension de la réalité sociale par le prisme de lantagonisme oisifs/industriels, les saint-simoniens percevaient le système demprunts publics comme un moyen efficace de rendre à lÉtat sa véritable mission consistant à gérer et réguler le crédit national au moyen des capitaux oisifs quil parviendrait dès lors à faire entrer dans la circulation. Les emprunts publics à lusage de grands travaux leur apparaissaient comme un dispositif de circulation et de socialisation des richesses inscrit dans le développement politique des sociétés modernes. Les saint-simoniens le décrivaient comme :

[L]e levier le plus puissant que puisse employer un gouvernement moral, éclairé et habile, pour étendre à la classe la plus pauvre et la plus nombreuse lusage des capitaux concentrés au sein de la classe privilégiée par la naissance ; nous le signalons comme la transaction la plus productive du bien-être populaire, puisquelle a pour objet de faire passer les capitaux, qui sont les instruments obligés du travail, des mains des oisifs qui possèdent dans celles des travailleurs qui ne possèdent pas (Le Globe, 1831, p. 57).

Et dans ses Leçons sur lindustrie et les finances, Isaac Pereire allait jusquà évoquer les emprunts perpétuels en tant que « monnaie de crédit social » participant dune forme de socialisation du crédit (Pereire, 1832, p. 71). Ainsi, et de manière sans doute contre intuitive (mais cette intuition doit être resitué dans la politique fiscale de lépoque où limpôt progressif sur le revenu nexiste pas encore et où les contributions indirectes sont préférées à limposition directe) lemprunt public apparaissait aux auteurs saint-simoniens comme un dispositif susceptible dopérer une reconfiguration des rapports sociaux qui devait permettre lémancipation des « industriels » déshérités. Cet engouement pour lemprunt, qui saccompagne dun projet de réforme fiscale visant la disparition des impôts indirects de consommation, laugmentation de la contribution foncière et limpôt progressif sur le revenu (Pereire, 1831b ; Coste, 2016), sera magistralement refreiné par le socialiste Jules Leroux41. Mais pour lheure, lidée que lemprunt possède des vertus reproductives et peut servir à autre chose quà faire la guerre, semblait avoir essaimé jusque dans les rangs de la société et du journal des économistes dune part et jusque dans les cours des titulaires de chair déconomie dautre part.

337

Les cours déconomie industrielle dAdolphe Blanqui (1837-1839) et déconomie politique de Pellegrino Rossi ([1839] 1865) expiaient effectivement la réserve généralisée à légard de lendettement public en mettant en avant quelques usages reproductifs de la dette. Aussi, la dette publique apparaissait à ces économistes comme un dispositif permettant le placement des petites épargnes oisives (Rossi, [1839] 1865). Il restait toutefois quelques esprits rétifs que lon peut interpréter dans le contexte de 1848 et laudience acquise par quelques idées socialistes. Ainsi de Joseph Garnier insistant sur le fait que « la voie des emprunts [était] la plus délicate à suivre et celle que lexpérience a montré la plus funeste » (Garnier, 1848, p. 357). Si dans la réédition de son Traité des finances, Garnier rendait hommage à la théorie dEnfantin (Garnier, [1858] 1872, p. 126) et reconnaissait les vertus des emprunts pour les différentes « circonscriptions locales » – administrations publiques locales dirait-on aujourdhui – car il existe pour elles de véritables motifs demprunts rationnels (voies publiques, chemins, rues, ports etc.), il dénonçait simultanément « les sophismes attachés à la question des emprunts publics » (ibid., p. 203-214) : lemprunt « cause une énorme dépression à la fortune actuelle et à la fortune future », il « exerce une action délétère sur la moralité des peuples et des gouvernants » et agit « comme obstacle à la production et à la consommation, [il] est une cause permanente de misère » (ibid., p. 267). Sil paraissait de prime abord plus conciliant quun Gustave du Puynode qui, dans le célèbre Dictionnaire déconomie politique (1852), raillait lidée selon laquelle la dette publique pouvait être signe de richesse – il assimilait lÉtat au débiteur particulier –42 et nadmettait finalement que deux motifs à lendettement public, « préparer les guerres et réparer les révolutions », la conclusion de Joseph Garnier nen était pas très éloignée : « En résumé, lemprunt conduit à la guerre, la guerre conduit à lemprunt » ([1858] 1872, p. 202). Face à ces différentes interprétations, le collaborateur du Journal des économistes – il en est rédacteur en chef de 1855 à 1864, du Journal des débats et de la Revue des deux mondes, Henri Baudrillart, proposait une synthèse :

Léconomie politique a raison quand elle combat les folles illusions qui voudraient montrer dans la dette une richesse et lorsquelle signale la pente 338entrainante qui mène de la facilité demprunter à la facilité de dépenser. Elle va trop loin lorsquelle se refuse à reconnaître que tel emprunt opéré en vue dune entreprise utile peut être une bonne affaire pour le pays, et nous croyons quelle fait fausse route lorsquelle recommande dans le cas dune présente nécessité, de préférer limpôt à lemprunt (Baudrillart, [1857] 1878).

Tout en se gardant dentrer dans la voie qui consiste à penser que les emprunts activent la circulation, Baudrillart nuançait simultanément largument de la destruction de capital générée par lemprunt et laggravation du fardeau légué aux générations futures. Il ne serait pas plus juste, précisait-il, que ces générations ne prennent aucune part à des dépenses dont elles profiteront très largement, ce qui est notamment le cas des grands travaux publics43. Et le polytechnicien Jules Dupuit sinscrivait dans le même sillage précisant notamment que « si restreintes que soient les fonctions de lÉtat dans lesprit des économistes, il y a cependant une foule de choses qui sont dun usage commun et durable, et pour létablissement desquelles lÉtat, les provinces ou les communes peuvent très légitimement emprunter » (Dupuit, 1860). Dupuit faisait remarquer que si la dette augmentait, le revenu du contribuable pouvait augmenter plus vite encore. À limage des indicateurs alternatifs pour appréhender le niveau dendettement public proposés par les auteurs de louvrage, Dupuit indiquait déjà quune dette publique dune ampleur considérable pouvait être représentative dune richesse nationale non moins considérable si les ressources générales du pays, notamment fiscales, abondaient.

La position des économistes évoluait donc au contact des usages transparents de la Restauration et du développement économique que permettait lemprunt sous le Second Empire et la Troisième République (Girard, 1952). Leur acceptation de la dette publique était toutefois toute relative. À la défiance du début du siècle succédait la méfiance. Du côté de la société de statistique de Paris par exemple, on sinquiétait de ce « triste privilège de posséder la dette publique de beaucoup la plus élevée du monde » (Stourm, 1888, p. 353). Lancien inspecteur des Finances devenu titulaire de la chair de finances publiques à lÉcole libre des sciences 339politiques, évoquait « leffroi patriotique quil est légitime de ressentir à cette constatation » (ibid., p. 359). Enfin, et si lhistoire chiffrée de la dette et des emprunts publics que proposaient Alfred Neymarck et E. de Bray (1889) dune part, et L. Foyot et J. de Reinach (1894) dautre part, dans le Dictionnaire de finances de Léon Say, semblait attester que la dette et les emprunts productifs étaient entrés dans les usages, la conclusion demeurait sans appel :

On ne saurait trop insister sur les dangers et le côté délicat que présente cette nature demprunt. Sous prétexte dutilité publique, on a confié aux gouvernements la direction dentreprises industrielles ou financières que lindustrie privée aurait pu réaliser à meilleur compte. Cest ainsi que certains États, faisant œuvre de socialisme, sont devenus assureurs, banquiers, fabricants, industriels, et que, comme tels, ils ont dû, au détriment des intérêts privés, prélever sur les capitaux du pays des sommes considérables (Foyot & Reinach, 1894, p. 56).

La méfiance à légard de la dette publique demeurait et se manifestait notamment à travers la phobie du socialisme. La controverse se cristallisait simultanément sur la nature de la dette à limage des critiques adressées à lactivité de la Caisse damortissement.

III. La nature de la dette publique :
amortissable ou perpÉtuelle ?

En refusant lassimilation de lÉtat emprunteur au débiteur particulier, et donc de la dette publique à la dette privée, les auteurs de louvrage souhaitent déconstruire lidée selon laquelle lÉtat se doit dagir en « bon père de famille » nétant pas confronté aux mêmes contraintes que le débiteur privé. Ils font valoir que, contrairement à ce dernier, lÉtat est en capacité de « faire rouler sa dette » et quon ne saurait légitimement ériger la contrainte du remboursement de la dette comme argument à son encontre. Force est de constater que cette disjonction animait déjà les débats du xixe siècle et voyait sopposer les partisans dune dette amortissable et les partisans dune dette véritablement perpétuelle. Cest dailleurs à ce titre que les premiers justifiaient la Caisse damortissement 340de 1816. À leur tête, lancien ministre des Finances et proche de Napoléon Bonaparte en faisait la promotion :

Lamortissement qui doit sattacher à la rente et ne cesser dagir sur ce qui sen présente sur le marché, jusquà ce quil lait complètement absorbée, peut seul opérer la libération réelle de lÉtat : mais il faut se résigner avec courage aux exigences de ce système ou renoncer au résultat quil doit assurer, sil est bien compris et fidèlement exécuté (Gaudin, 1828, p. 18).

Il est moins question ici de discuter la capacité de la Caisse à effectivement éteindre la dette publique – son histoire témoigne de la vanité dune telle entreprise (Aglan et al., 2006) et, hormis quelques économistes libéraux qui insistaient sur ses mérites en termes de stabilité sociale, libéraux, saint-simoniens et socialistes arguaient tous son incapacité financière (Coste, 2016, 2021) – que de montrer que les débats autour de lamortissement de la dette publique se cristallisaient finalement autour de conceptions différenciées de lÉtat. À ce propos, Pierre-Joseph Proudhon, expliquait la genèse de la Caisse damortissement par lassimilation de lÉtat au débiteur lambda :

Un gouvernement qui emprunte raisonne comme un particulier ; cest un remède à la gêne du moment. Il sen empare donc, parce quavant tout il faut sortir de lembarras ; mais il a la ferme résolution déteindre ses dettes par une rigoureuse économie. Louvrier prend un livret à la caisse dépargne, le négociant se crée un fonds de réserve, le gouvernement institue la Caisse dAmortissement (Proudhon, 1857).

Les auteurs saint-simoniens se sont très tôt distingués par leur refus dencadrer la dette publique au moyen dune tierce caisse dédiée à son remboursement. Derrière la critique de linstitution les auteurs saint-simoniens revendiquaient la perpétuité de la dette publique. Ils reprochaient aux fanatiques de lamortissement de non seulement croire en une chimère, mais plus largement de condamner lémancipation de lindustrie en allant contre le principe de perpétuité de la dette. Largument développé dabord par Enfantin dans Le Producteur (1826) et Le Globe (1831), puis par Émile Pereire (1831, 1832, 1831-1835, 1876, 1879), consistait à faire remarquer que lamortissement reposait sur une logique socialement paradoxale : il sagissait de prélever un impôt supplémentaire sur les travailleurs pour rémunérer des « oisifs ». « Lamortissement en lui-même est une opération rétrograde, écrivait Enfantin, puisquil fait retourner 341dans les mains des oisifs des capitaux prêtés par eux aux travailleurs » (Enfantin, 1831, p. 58)44. Si renoncer à amortir la dette publique devait logiquement conduire à laugmentation du capital nominal de la dette, les saint-simoniens, devançant Émile de Girardin, estimaient pour leur part « quil ny a pas lieu de sarrêter devant le chiffre plus ou moins élevé du capital à rembourser [], il ny a de charge réelle pour un État que le service régulier de la rente » (Girardin, 1858). Selon eux, la nouvelle bourgeoisie rentière courait après lintérêt du capital, non après son remboursement. Les capitaux placés sur la dette de lÉtat sont des capitaux oisifs, si bien quune fois remboursés ils chercheront à se placer ailleurs et reviendraient très certainement sur la dette de lÉtat compte tenu de la solidité de ce placement. Ainsi le remboursement néteignait réellement aucune dette, il la diminuait temporairement, la déplaçait tout au plus. Et puisque le perpétuel avait les faveurs du public (Marion, 1926), lÉtat aurait tort dun point de vue pratique démettre de lamortissable. Ainsi, en estimant quil ny avait de charges réelles de la dette que le taux dintérêt servi par lÉtat à ses créanciers, les auteurs saint-simoniens comprenaient très tôt que la dette publique avait vocation à être « roulée ». Ce serait alors, estimaient les saint-simoniens, contre la nature immuable, impersonnelle et infinie de lÉtat que de renier la perpétuité de son crédit.

De leur côté, et sils mettaient eux aussi en avant lincapacité de la Caisse damortissement à éteindre la dette publique par lintermédiaire de la célèbre formule des intérêts composés du docteur Price, les économistes libéraux de la période nen appelaient pas pour autant à la perpétuité de la dette publique. En effet, si lon a pu relever une relative accoutumance à lendettement public, ce dernier nétait considéré légitime que suite à linsuffisance des impôts et devait prioritairement se réaliser en obligations dÉtat ce qui permettait à la dette de demeurer à létat de dette flottante : la dette se devait de toujours être temporaire (Rossi, [1839] 1865, p. 221). 342Joseph Garnier expliquait quil était primordial que lÉtat rembourse sa dette, la perpétuité étant selon ses dires « une aberration dangereuse », un système vicieux, qui fait quon a limpression de ne jamais payer sa dette alors quon la paye indéfiniment sous forme dintérêt. Cest donc davantage son institutionnalisation que lamortissement en lui-même que contestait la plus grande partie des économistes de lÉcole de Paris. Mais parmi eux, léconomiste ingénieur Jules Dupuit se démarquait une nouvelle fois expliquant dans les colonnes du Journal des économistes que lamortissement de la dette publique était caduc tout simplement parce que lÉtat nétait pas engagé à rembourser la dette quil avait contractée (Dupuit, 1860). Moins « radical » que lui, Louis Wolowski indiquait également quil était absurde dappliquer à lÉtat les règles financières qui régissaient le comportement de lindividu endetté. Le proverbe « qui paye ses dettes senrichit » ne fonctionne pour lÉtat que sil nécrase pas linstrument de travail général par des impôts trop lourds (Neymarck, 1878).

On trouve dans le dernier quart de siècle une sorte de synthèse de cette idée de perpétuité de la dette sous la plume du désormais vieux saint-simonien, Isaac Pereire, devenu le célèbre brasseur daffaires du Second Empire (Pereire, 1876 et 1879). Le saint-simonien réaffirmait les intuitions des années 1830 relatives à la nature légitimement perpétuelle de la dette publique. Il mobilisait à ce sujet les propos du banquier et républicain italien Henri Cernuschi publié dans le journal Le Siècle :

LÉtat est perpétuel. Cest à raison de sa perpétuité quil peut émettre des rentes perpétuelles. LÉtat a toujours le droit de racheter les rentes émises en payant leur capital nominal au pair de 100 []. Les compagnies de chemins de fer ont devant elles une existence de 75 ans seulement, cest pourquoi elles ne peuvent emprunter à titre perpétuel, et cest pourquoi elles émettent, sous le nom dobligations, des rentes amortissables en 75 ans par la voie de tirages annuels. Que ne pouvant émettre du perpétuel, les compagnies émettent de lamortissable, cest dans lordre, mais que, pouvant émettre du perpétuel, lÉtat aille émettre de lamortissable, ce serait une faute (Pereire, 1879, p. 64).

Pereire insistait en faveur de la perpétuité de la dette en expliquant que les titres de rente étaient des épargnes déjà consommées dans un intérêt social et que seuls les revenus quils procuraient intéressaient et étaient indispensables à leurs détenteurs. Les revenus auxquels donnaient droit ces titres de propriété devaient ainsi être supportés par les contribuables, ad vitam aeternam. Ces-derniers, arguait Pereire, « aiment mieux supporter 343une charge dintérêt que se priver des capitaux nécessaires à leur industrie » dans le but de financer un amortissement inepte (Pereire, 1876). Cette charge dintérêt pouvait dailleurs être allégée au moyen de la conversion des rentes que les saint-simoniens défendaient ardemment en faveur des contribuables. Précisons à ce sujet que du côté du Journal des économistes, on tardera à reconnaître le bien-fondé de ce procédé financier (Coquelin, 1845) : le républicain et rédacteur en chef du Journal de 1843 à 1845 Hippolyte Dussart reconnaissait finalement que « la conversion [était] la banqueroute des gens clairvoyants, comme la banqueroute [était] la conversion des aveugles » (Dussart, 1845, p. 54). La perpétuité de la dette publique semblait ainsi impliquer la diminution des charges liées à son service.

Dans leur ouvrage qui, rappelons-le, porte sur une analyse contemporaine de la dette publique, les auteurs expliquent que la renégociation avec les créanciers peut savérer nécessaire et apparaître comme alternative efficace à la baisse drastique des dépenses sociales. Plus précisément, ils soutiennent les appels à ce que la Banque Centrale Européenne annule les titres de dettes souveraines détenus à son actif (p. 157). Ces appels ne sont pour lheure pas entendus. Il est alors intéressant de relever que cette supplique ne trouvait pas doreille plus attentive au xixe siècle. Alors que la Caisse damortissement allait être réformée en 1833, le banquier, gouverneur de la Banque de France et ex ministre des Finances (1830-1831) Jacques Laffitte défendait un projet visant à annuler les rentes rachetées par la Caisse damortissement afin quelles ne donnent plus lieu au versement dintérêt. Laffitte perdait toutefois son face à face avec le ministre Humann qui souhaitait que rien, ou peu de choses, ne change. Lhistoire relativise parfois le caractère radical et singulier de certaines propositions et témoigne simultanément de la permanence de certaines préoccupations et choix pour lavenir.

IV. La dette publique comme rapport social

Le dernier argument mis en avant par les auteurs de louvrage que je souhaite ici présenter dans une perspective dhistoire intellectuelle concerne lappréhension de la dette publique en tant que rapport social 344empreint de domination (chapitres 3 et 4). Il faut effectivement avoir à lesprit que si la dette publique constitue bien une dette pour le secteur public, elle est symétriquement une richesse pour le secteur privé et quen cela, elle ne saurait être décriée par toutes les forces en présence. Les auteurs expliquent à ce sujet que « la dette publique est détenue par les plus riches, et que cela leur rapporte » (p. 51). Précisons demblée que cela se vérifiait également au xixe siècle : la rente ne se « démocratisait » quà partir de 1848, si bien que dans les années 1830 une minorité de « gros rentiers » possédaient plus de 70 % du montant total de la rente (Aglan et al., 2006). À lépoque, elle constituait un placement rémunérateur : son taux dintérêt oscillait entre 9 et 5,5 % entre 1815 et 1830 et entre 4 et 6,5 % entre 1831 et 1870 (notons que le taux dintérêt de long terme déclinait sur toute la période exceptée durant les périodes de crises économiques et de révolutions) (Monnet & Levy-Garboua, 2016). Ce nest donc pas étonnant si sur la période, les projets de conversion qui donnaient lieu à de nombreuses pétitions étaient finalement repoussés par la chambre des Pairs. Les premiers percevaient que le taux dintérêt sur la dette de lÉtat servait de baromètre au prix de largent dans toutes les sphères de lindustrie, lorsque les seconds nenvisageaient que la perte de revenu induite pour le rentier dont les actifs étaient déjà suffisamment dévalorisés par linflation. Ainsi le rapport de force entre lensemble des débiteurs – les contribuables – et la minorité de créanciers tournait régulièrement à lavantage des seconds soutenus par les Pairs de France45 – il fallait attendre 1852 et la disparition de la chambre des Pairs suite à la révolution de 1848 pour quun projet de conversion aille finalement à son terme.

Plus largement, je souhaiterai ici insister sur lanalyse institutionnelle de la dette publique proposée très tôt par le socialiste Jules Leroux, laquelle contribuait à tempérer lenthousiasme des saint-simoniens à lendroit des vertus supposées émancipatrices de la dette publique. En effet, si dune manière générale, réformateurs sociaux et socialistes se dressent contre la vision conservatrice des économistes libéraux, il convient dopérer une analyse plus fine de cette opposition afin de montrer que parmi les seconds, Jules Leroux avait déjà bien compris que la dette publique était avant tout un rapport social fait de domination et 345quelle était ainsi bien incapable, en dépit de ses vertus économiques, démanciper « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ». Tout en reconnaissant la volonté dEnfantin dans sa « théorie de lemprunt illimité » de permettre à lÉtat de « reconquérir sa couronne, en possédant des fonds pour senrichir par le commerce et lindustrie en désintéressant les individus qui vivent de ce patrimoine », Jules Leroux proposait au sein de lEncyclopédie Nouvelle une analyse nouvelle de lemprunt public qui insistait sur les rapports sociaux alors à lœuvre. Contre lidée, passée et présente, que la dette est la preuve dune mauvaise gestion par lÉtat de ses revenus, Leroux insistait sur lidée quelle est davantage lexpression dun conflit social et la conséquence de lagencement des pouvoirs distinguant le pouvoir exécutif, incarné dans le Roi, qui dépense les ressources de limpôt, du pouvoir législatif, incarné dans la bourgeoisie siégeant à lAssemblée Nationale, qui en vote la perception – lauteur évoquait à ce titre « la dualité du pouvoir souverain ». Leroux stipulait alors que dans cette affaire demprunts publics la bourgeoisie exerce une tutelle sur lÉtat : le roi na plus le pouvoir daugmenter son revenu en levant arbitrairement des impôts puisque la Révolution en a confié la tâche à lAssemblée nationale. La bourgeoisie, expliquai alors lauteur socialiste, était donc désormais en mesure de refuser son dû à lÉtat et cest bien là que réside la genèse de lemprunt selon Jules Leroux : linadéquation entre les budgets de recette et de dépense serait sciemment organisée. Le déficit public imposerait alors à lÉtat de sen remettre aux catégories sociales susceptibles de lui apporter les fonds quil na pu sadjuger par limpôt. En retour, le pouvoir législatif votait limpôt qui permettait de financer le prêt du capital en faisant reposer, au xixe siècle, lessentiel de la fiscalité sur des contributions indirectes qui pèsent plus lourd dans le budget des catégories populaires, et en dégrevant régulièrement la contribution foncière notamment (Delalande, 2011).

Dans le monde des gouvernés, un petit nombre, alléché par lappât du gain que lui offre la transaction de lemprunt, ouvre sa bourse aux gouvernants ; un petit nombre, ami du premier ou simplement ennemi du plus grand nombre, vote limpôt qui doit payer lintérêt de cet emprunt ; et tout est dit, la chose a lieu (Leroux, [1843] 1991c, p. 757).

Leroux expliquait alors que la dette publique était finalement dépendante de la volonté propre de la bourgeoisie – des capitalistes – détendre son 346pouvoir social et de loreille attentive quelle trouvait dans les chambres qui votaient limpôt : si la dette publique existe – et cette analyse semble en phase avec la thèse alors défendue par les économistes atterrés – cest précisément parce que lemprunt public constitue un bien indispensable à lextension du pouvoir économique de certaines catégories sociales. Ainsi, à rebours de certains arguments contemporains et de ce que prétendaient déjà les économistes libéraux du xixe siècle, la justification de lemprunt ne réside ni dans le caractère reproductif de la dépense engagée, ni dans lincapacité pratique de limpôt à fournir les ressources nécessaires. Sa justification réside bien davantage dans la « législation de limpôt » elle-même qui permet dorganiser la « pénurie » des ressources fiscales et le déficit public. Jules Leroux pouvait ainsi conclure que si la dette publique séternise cest bien que certaines catégories sociales y trouvent un intérêt pécuniaire quil ne faut pas négliger. Ainsi, à limage de ce que suggèrent les auteurs de louvrage soumis à notre examen, et à rebours dune conception fataliste et naïve de la dette publique, celle-ci se doit dêtre analysée comme dispositif par lequel il devient possible détendre son pouvoir économique et de contraindre les choix stratégiques de lÉtat. La dette publique est certes le résultat de choix politiques en matière de dépenses publiques. Mais elle est au moins autant, de manière symétrique, le résultat de choix de politiques fiscales : renoncer à certains impôts cest mécaniquement, toute chose égale par ailleurs comme aiment dire les économistes, accepter daugmenter la dette publique.

En guise de conclusion :
une dette publique controversÉe

Objet denvergure, la dette publique mérite une analyse fouillée et minutieuse qui ne peut se cantonner à un cri dalarme eu égard à lampleur du capital nominal de la dette et laugmentation de son rapport avec le produit intérieur brut. Elle est par essence un objet éminemment politique que le chiffre ne saurait résumer. Cest alors ce que sattèlent à monter Éric Berr, Léo Charles, Arthur Jatteau, Jonathan Marie et Alban Pellegris 347dans le dernier ouvrage publié pour le compte des économistes atterrés. Jai fait le choix de le présenter avec les lunettes de lhistorien des idées, accentuant sans doute, peut-être à lexcès, lidée des auteurs de faire de la dette publique un objet historique. Si cette discussion entre économistes hétérodoxes contemporains et armées mortes du xixe siècle révèlent quelques lignes de convergences et de ruptures dans la manière de se représenter lendettement public, elle témoigne aussi forcément de quelques singularités liées notamment à des différences de structures économiques entre le xxie et le xixe siècle, lesquelles ne peuvent que vérifier le caractère temporaire de certains savoirs. Cela namenuise en rien, je crois, lintérêt du recours à lhistoire de la pensée économique pour traiter des grandes questions contemporaines. Pour preuve, cette analyse témoigne du fait quaujourdhui comme hier, la dette publique, ses institutions constitutives et la manière dont lÉtat sendette donnent lieu à des interprétations hétérogènes et positions contradictoires instituant de profonds et intéressants débats.

En publiant cet ouvrage, Éric Berr, Léo Charles, Arthur Jatteau, Jonathan Marie et Alban Pellegris prennent part à une controverse – ou à un ensemble de controverses (Lemieux, 2007) et fournissent des éléments pertinents pour alimenter une position assimilable au sein de la structure triadique de la controverse – deux positions opposées et un tiers juge (le public) – à celle de « dominée ». Dans sa sociologie des controverses, Cyril Lemieux (2006) insiste sur limportance de traiter égalitairement les différentes positions sexprimant dans la controverse et ce, malgré « lasymétrie souvent flagrante des positions ». Cela semble dautant plus urgent que cette controverse a au xxie siècle ceci de différent avec celle(s) du xixe siècle quelle jouit aujourdhui de multiples espaces de diffusion, notamment les médias de masse qui peuvent sautoriser à valider lune des positions permettant alors son appropriation par le plus grand nombre. Il ne sagit aucunement ici de regretter la publicisation des controverses liées à la dette publique ni le fait quelles échappent aux seules sciences économiques, sociales et politique. Mais, parce que le discours sur la dette publique se prétendant scientifique devient moyen daction politique ou, pour le dire autrement, parce quil impulse et légitime certaines politiques qui engagent la collectivité, il sagit, à limage de linitiative des auteurs de louvrage, de produire un contre-discours tout aussi scientifique sur la dette publique, un contre discours que le chercheur se doit de traiter « symétrique en droit » du discours dominant. Et cest probablement pour 348cette raison que louvrage dont il est ici question doit être lu. Sil est peu évident de parvenir à bousculer les certitudes, lenjeu demeure important : la sociologie des épreuves explique que le propre des controverses est de produire finalement une transformation du monde social remettant en cause certaines croyances jugées fondamentales et objectives. Et il faut garder à lesprit que les controverses sinscrivent dans un contexte, soit quelles y prennent racines, soit que leur environnement mouvant contribue à donner aléatoirement plus de force et daura à lune ou lautre des positions antagonistes. Alors, les choses sont-elles en train de changer ?

La question est de savoir si la crise que nous connaissons contribuera à un changement de « paradigme économique » avec pour élément central notre rapport à lendettement public. Laffaire tient à bien des égards de la quadrature du cercle. Dabord parce que du côté de la pensée dominante, il est peu probable que les « pas de côté » dun Jean Tirole qui recommande de « monétiser la dette46 » ou dun Alain Minc qui suggère de déclarer la dette « perpétuelle47 » suffisent à opérer le grand chambardement. La décision récente de mutualiser les dettes publiques liées à la crise sanitaire ne devrait pas davantage participer dune grande révolution paradigmatique. Ensuite, et cela est certainement plus original, parce que la controverse semble sêtre déplacée au sein même du contre discours sur la dette : les économistes hétérodoxes sont notamment en débat quant à lopportunité dannuler les dettes détenues par la Banque centrale européenne48. Alors que les annulationnistes ventent les mérites dune action indolore, lébranlement des dogmes et le retour de marges de manœuvre pour les États en même temps quun saut fédéraliste à léchelle de lEurope, leurs détracteurs mettent en garde contre une possible réaction des marchés financiers qui pourraient exiger des taux dintérêt plus importants sur le reste à charge, et des institutions européennes qui pourraient accompagner les annulations de dettes dinjonctions à lajustement structurel des économies. 349Aussi font-ils remarquer que réclamer lannulation dune partie des dettes sous-entend implicitement que la dette publique est un problème, et cela revient finalement à glisser de lautre côté, à se rapprocher de la position initialement antagoniste au sein de la controverse. Lannulation des 25 % de dettes publiques détenues par la BCE pourrait ainsi être consentie par certains fanatiques de léquilibre budgétaire comme moyen de tout remettre à plat et de réactiver le caractère coercitif et disciplinant de la dette publique sur les 75 % restant49. Car annuler 25 % de dettes publiques cest dabord, dune certaine manière, entériner lidée quil y aurait un bon niveau dendettement public au-delà duquel il ny aurait plus de salut pour les économies endettées. Par ailleurs, penser que cela se fera sans résistance cest également sous-estimer lexistence des rapports de force qui, au xxie comme au xixe siècle, caractérisent la dette publique. Mais cest peut-être aussi se méprendre quant à la hiérarchie des objectifs : la véritable question réside, aujourdhui comme hier, dans le service de la dette, dans le contrôle des taux dintérêt que les États servent à leurs créanciers. Et lannulation dun quart du volume global de dette détenu par la BCE ny fera rien50.

Ces questions dune actualité brûlante quant à lopportunité de la dette, ses usages et ses appréhensions ont incontestablement traversé lhistoire et en particulier le xixe siècle français. Relire les armées mortes possède alors à coup sûr quelques vertus heuristiques.

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1 Argument développé dans : J.-M. Servet, 2007, « Les illusions des objectifs du Millénaire », in : Lafaye de Michaux, Elsa, Mulot, Éric & Ould-Ahmed, Pépita (éd.), Institutions et développement : La fabrique institutionnelle et politique des trajectoires de développement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 63-88.

2 Sur lensemble de ses sources statistiques, voir : http://piketty.pse.ens.fr/files/AnnexeKIdeologie.pdf (consulté le 08/07/2021).

3 Dans une interview par Isaac Chotiner dans The New Republic, May 6, 2014, intitulée « Thomas Piketty : I Dont Care for Marx » [https://newrepublic.com/article/117655/thomas-piketty-interview-economist-discusses-his-distaste-marx] (site consulté le 08/07/2021), Thomas Piketty avoue son absence dintérêt pour lœuvre de Marx mais aussi manifeste une ignorance de ses écrits. Dans cette interview datant de 2014, « the lefts rock star economist » affirme que « Das Kapital, I think, is very difficult to read and for me it was not very influential » et que « the big difference is that my book is a book about the history of capital. In the books of Marx theres no data ». Laffirmation dune absence de « données », autrement dit que Marx ne ferait quœuvre théorique, ne peut quétonner tout lecteur des abondantes notes du Capital et de ses chroniques pour le New York Daily Tribune entre 1851 et 1861, consultables dans https://www.marxists.org/archive/marx/works/subject/newspapers/new-york-tribune.htm (site consulté le 08/07/2021). À lire Capital et idéologie, on peut douter que Piketty ait cherché à approfondir sa connaissance de lœuvre de Marx. Pour ce qui est des références à des sources factuelles on peut dire que Marx suit beaucoup plus les traces des économistes des écoles historiques allemandes eux-mêmes héritiers déconomistes du xviiie siècle comme Smith que celles des économistes du xixe siècle déjà beaucoup plus théoriciens.

4 Un résumé synthétique du livre est donné p. 65 à 68.

5 Par exemple, la différence de définition du capital chez Marx et Piketty pourrait faire lobjet dun compte rendu spécifique en reprenant et en discutant un certain nombre de contributions à ce débat. Nous préférons y renvoyer. Voir notamment : Alain Bihr et Michel Husson, Thomas Piketty, une critique illusoire du capital, Paris, Syllepse, 2020 ; Romaric Godin « Deux économistes sattaquent aux thèses de Thomas Piketty », www.mediapart.fr, 20 septembre 2020 ; Jean-Marie Harribey, « Le livre dAlain Bihr et Michel Husson sur ceux de Thomas Piketty : une leçon de socio-économie », Les Possibles, no 25, automne 2020 [https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-25-automne-2020/debats/article/le-livre-d-alain-bihr-et-michel-husson-sur-ceux-de-thomas-piketty-une-lecon-de] ; François Morin, « Le livre de A. Bihr et M. Husson sur T. Piketty – Une critique décisive, mais inaboutie », 14 janvier 2021, www.mediapart.fr ; Éric Toussaint, 2021, « Thomas Piketty et Karl Marx : deux visions totalement différentes du Capital », 9 mars 2021 [www.cadtm.org/Thomas-Piketty-et-Karl-Marx-deux-visions-totalement-differentes-du-Capital] ; Galaad Wilgos interview de « Alain Bihr et Michel Husson : “Pour Piketty, les inégalités sociales sont inévitables” », Marianne, 29/10/2020 [https://www.marianne.net/economie/alain-bihr-et-michel-husson-pour-piketty-les-inegalites-sociales-sont-inevitables]. Tous ces sites ont été consultés le 08/07/2021. Un compte de louvrage de Bihr et Husson par Esther Jeffers doit paraître sur le site dAttac France [https://france.attac.org/], site consulté le 08/07/2021.

6 Je nignore pas les débats auxquels son modèle économique et le traitement des données statistiques ont donné lieu. Dune part ils ont concerné surtout Le capital au xxie siècle. Dautre part les resituer dans lensemble de la pensée économique depuis ses origines dépasserait largement lobjet de ce compte rendu et par mes compétences techniques je ne naurais apporté aucune originalité tant en les résumant quen reproduisant les réponses données par Thomas Piketty, ainsi que les réponses à ses propres réponses.

7 Lorsque lon lit p. 62 : « Pendant des siècles les multiples sociétés de la planète navaient que très peu de liens. Puis les rencontres commencèrent à se développer », phrase digne dune fable du troc, on peut penser que Thomas Piketty sest peu documenté sur les sociétés ayant précédé les sociétés antiques et ayant survécu jusquà leur quasi extermination récente. Il y a longtemps que les anthropologues et préhistoriens connaissent la circulation à grandes distances de certains produits et techniques. Et de façon récente, il a été possible de montrer que lADN de ceux et celles enterrés comme des dominants, par les artefacts que contient leur sépulture, montraient des origines extérieures à leur communauté ; (donc une exogamie beaucoup plus fréquente et forte chez eux que parmi les gens du commun. Une preuve dinégalités archaïques.

8 Maurice Godelier, 1978, « La part idéelle du réel. Essai sur lidéologique », LHomme, no 18, 3-4, p. 155-188.

9 Voir lexemple de la répartition du gibier chassé dans J.-M. Servet, 2021, « Les origines de la monnaie comme “commun” », Études celtiques, no 46, p. 257-270.

10 Jai illustré ce regard autre quelles peuvent nous apporter dans : J.-M. Servet, 2019, « Les Objections dAdam Smith à Kandiaronk et leurs limites », Revue du Mauss, Blog David Graeber, 3 décembre 2019, [https://blogs.mediapart.fr/edition/dossier-david-graeber/article/031219/les-objections-dadam-smith-kandiaronk-et-leurs-limites-par-jean-michel-servet], site consulté le 08/07/2021.

11 Lactuelle pandémie joue un rôle fort de révélateur dinégalités en termes de génération, de sexe et dhabitat, ainsi que lanalyse une étude de lINED menée en France au printemps 2020 : Anne Lambert et al., 2021, INED, Logement, travail, voisinage et conditions de vie : ce que le confinement a changé pour les Français, INED, Note de synthèse no 10, vague 6. [https://www.ined.fr/fichier/rte/General/ACTUALIT%C3%89S/Covid19/note-synthese-Cocovi-finale.pdf], site consulté le 08/07/2021.

12 Piketty critique Pareto dans une interview : Thomas Piketty, Agnès Labrousse, Matthieu Montalban & Nicolas Da Silva, « Pour une économie politique et historique : autour de Capital et idéologie », Revue de la régulation no 28, Automne 2020 [https://journals.openedition.org/regulation/18316], site consulté le 08/07/2021. Jai signalé le peu dempressement de Piketty à citer des auteurs pour lesquels il est dépourvu dempathie.

13 Lecture, ne loublions pas ici, ayant fortement inspiré Marx comme on le voit notamment dans le livre IV du Capital. Sur cette antériorité reconnue par Marx de la découverte des classes sociales avant lui par les classiques, voir sa lettre à Joseph Weydemeyer du 5 mars 1852 [https://www.marxists.org/francais/marx/works/1852/03/km18520305.htm], site consulté le 08/07/2021.

14 Pierre Dockès & Jean-Michel Servet, 1992, « Les lecteurs de larmée morte : note sur les méthodes en histoire de la pensée économique », Revue européenne des sciences sociales, tome XXX, no 92, p. 341-364.

15 Jean-Joseph-Louis Graslin, Essai analytique sur la richesse et sur limpôt, où lon réfute la nouvelle doctrine économique qui a fourni à la Société royale dagriculture de Limoges les principes dun programme quelle a publié sur leffet des impôts indirects. Londres, 1767, [réédité en 1911, par Auguste Dubois, chez Paris, Geuthner].

16 Cité par Daniel Roche, La culture des apparences, Paris, Fayard, p. 489, p. 554.

17 Traduit dabord en 1975 avec pour titre son sous-titre, Les systèmes économiques dans la théorie et dans lhistoire, et republié en français par Michele Cangiani et Jérôme Maucourant en 2017 sous le titre Commerce et marché dans les premiers empires.

18 Eugen Weber, 1983, La fin des terroirs : la modernisation de la France rurale, 1870-1914, Paris, Fayard.

19 Karl Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois », articles parus dans la Rheinische Zeitung entre le 25 octobre et le 3 novembre 1842. Parmi les nombreuses analyses qui en ont été faites, voir celle de Daniel Bensaïd pour une traduction en espagnol, janvier 2007, sur le site de Daniel Bensaïd, « Marx et le vol de bois : du droit coutumier des pauvres au bien commun de lhumanité », [https://www.danielbensaid.org/IMG/pdf/2007_01_03_db_160.pdf], site consulté le 08/07/2021.

20 On peut aussi supposer que Thomas Piketty sous-estime la dimension idéologique et culturelle des techniques. Lusage dune technique nest pas socialement neutre, ce qua contrario a illustré léchec de lUnion soviétique et labandon des principes égalitaires maoïstes. Capital et idéologie accorde très peu dimportance aux techniques. On lit p. 1102 : « Les explications fondées sur la technologie ou léconomie manque lessentiel, cest-à-dire le fait quil existe toujours plusieurs façons dorganiser les relations économiques et les rapports de propriété. » Certes des sociétés différentes peuvent utiliser en apparence les mêmes techniques, bien souvent en les adaptant ; mais des changements sociaux profonds passent par une transformation de lorganisation du travail et des techniques utilisées comme lavait analysé Kostas Axelos, Marx penseur de la technique (Paris, Éd. de Minuit, 1961 à partir de sa thèse de doctorat soutenue en 1959). Loublier cest passer à côté dun autre concept fondateur de lœuvre de Marx : laliénation.

21 Pour comprendre ce que peuvent être ces formes de lutte au quotidien à léchelon même des communautés paysannes, la lecture de Weapons of the Weak : Everyday forms of Peasant Resistance de James C. Scott (1985) à partir dun exemple malais contemporain peut être suggestive.

22 Généralement pour expliquer en Grèce antique la fin des royaumes mycéniens les historiens font référence à des invasions venues du Nord. Or, certains archéologues ont remarqué que la fin de ces micro-États coïncidaient certes avec des incendies de palais mais aussi à linterruption de la construction de canaux dirrigation visant à accroître la production agricole. Il est donc possible de faire lhypothèse de possibles révoltes dune main-dœuvre asservie.

23 Pierre Dockès, Francis Fukuyama, Marc Guillaume & Peter Sloterdijk, 2009, Jours de colère – Lesprit du capitalisme, Paris, Descartes et Cie.

24 Pierre-Joseph Proudhon, 1840, Quest-ce que la propriété. Premier mémoire, p. 78 : « Lorsque vous avez payé toutes les forces individuelles, vous navez pas payé la force collective ; par conséquent, il reste toujours un droit de propriété collective que vous navez point acquis, et dont vous jouissez injustement » [http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html], site consulté le 08/07/2021. Ce qui constitue « laubaine capitaliste ».

25 Pour sa relecture, voir Vincent Laure van Bambeke, 2021, La valeur du travail humain, Paris, LHarmattan.

26 Pierre Dockès, 2019, Le capitalisme et ses rythmes, quatre siècles en perspective, Tome 2, Splendeurs et misère de la croissance, Paris, Classiques Garnier, p. 1074 sq.

27 Voir certains articles écrits en allemand dans les années 1920 et réunis dans Karl Polanyi, Essais, Paris, Seuil, 2008, textes édités par Michele Cangiani & Jérôme Maucourant.

28 Parmi les multiples travaux consacrés à la lutte des Lip et à leur écho, voir : Nicolas Hatzfeld & Cédric Lomba, 2008, « Unité ouvriers-étudiants : quelles pratiques derrière le mot dordre ? Retour sur Besançon en 1968 », Savoir/Agir no 6, p. 41-48 et Yves Krumenacker & Jean-François Cullafroz (dir.), CFDT 1968-2018. Transformer le travail, Transformer la société ? Des luttes autogestionnaires au réformisme, Lyon, Chronique sociale, 2018.

29 Lanalyse en a été faite par Wilhelm Reich dans Psychologie de masse du fascisme (ouvrage rédigé entre 1930 et 1933).

30 Michael Hudson, 2021, Dette, rente et prédation néolibérale, Textes choisis et traduits par M. Thibault et Ch. Petit, Lormont, Le bord de leau.

31 La question de lhéritage a été peu abordée en histoire de la pensée économique, voir : Philippe Steiner, 2008, « Lhéritage au xixe siècle en France. Loi, intérêt de sentiment et intérêts économiques », Revue économique, 2008/1, vol. 59, p. 75-97 et Gilles Jacoud, 2014, « Droit de propriété et économie politique dans lanalyse saint-simonienne, Revue économique, 2014/2, vol. 65, p. 299-315.

32 En ce sens voir, J.-M. Servet, 2021, « La science économique peut-elle survivre à la crise actuelle ? À propos de Pierre Dockès, Splendeurs et misère de la croissance, Classiques Garnier » La Vie des idées, 8 janvier 2021 [https://laviedesidees.fr/La-science-economique-peut-elle-survivre-a-la-crise-actuelle.html], site consulté le 08/07/2021.

33 Je remercie tout particulièrement Pierre Dockès, Bernard Drevon, Solène Morvant-Roux, Marlyse Pouchol et André Tiran pour les échanges que nous avons eus au cours de la rédaction de cette note de lecture.

34 La distinction stock/flux, lappréhension des comptes courants et des comptes de patrimoines des administrations publiques sont, entre autres, nécessaires pour comprendre ce dont il est question lorsque lon aborde la question de la dette publique.

35 Si la Monarchie de Juillet a plusieurs fois tenter de revenir sur ces avantages, les ministres des Finances (le baron Louis ainsi que Georges Humann) jugeaient quune telle disposition contreviendrait aux engagements pris par lÉtat dimmuniser ses créanciers – on note simplement quelques aménagements à la marge en 1836 et 1850.

36 La rente 5 % cote environ 75 francs en janvier 1815. Elle dépasse 120 francs en janvier 1844.

37 Denviron 8,4 % en 1815 le taux dintérêt de long terme tombe à 4 % en 1852 (Monnet & Levy-Garboua, 2016).

38 345 451 517 francs sur un total de 1 097 708 012 francs de dépenses.

39 Le procédé peut être assimilé au remboursement dun vieil emprunt émis au moyen de rentes 5 % pour contracter une nouvelle dette auprès des mêmes créanciers au moyen de rentes immédiatement inférieures.

40 Cette conception est partagée par le célèbre banquier Laffitte proche de certains saint-simoniens : « limpôt est aveugle, il nexamine pas si le déplacement des capitaux est nuisible ou non. Lemprunt au contraire nordonne rien, ne reçoit que des capitaux qui viennent deux-mêmes soffrir, ne dérange aucune combinaison en absorbant des capitaux oisifs et crée enfin un revenu qui nexistait pas et qui devient une double ressource pour les particuliers et lÉtat en augmentant les capitaux en circulation et le travail général » (Laffitte, 1932 ; Lutfalla, 2006b).

41 Cf. infra.

42 « Étrange ressource cependant quune dette ; et que de gens riches à ce compte manqueraient de pain ! » (Puynode, 1852, p. 511).

43 Louis Wolowski relativisait également largument du fardeau légué aux générations futures. Selon lui, ces dernières sont solidaires des générations qui les précèdent et elles préfèrent hériter dun capital nominal de dette important relié à des charges dintérêt faibles, plutôt que dune dette faible arrimée à une charge annuelle plus lourde.

44 On trouvait déjà cette idée chez Montesquieu : « On ôte les revenus véritables de lÉtat à ceux qui ont de lactivité et de lindustrie, pour les transporter aux gens oisifs ; cest-à-dire quon donne des commodités pour travailler à ceux qui ne travaillent point, et des difficultés pour travailler à ceux qui travaillent. (Montesquieu, De lesprit des lois, livre XXII, chapitre xvii). Les saint-simoniens dénonçaient dautant plus cette charge supportée par les contribuables que lactivité de la caisse damortissement contribue selon eux à augmenter le cours des rentes et donc à accroître le volume des ressources nécessaires à leur rachat (Enfantin, 1831).

45 Bruno Théret a démontré limportance du personnage du rentier de lÉtat dans le paysage économique et social du xixe siècle français (Théret, 1991).

46 « Jean Tirole : quatre scénarios pour payer la facture de la crise », Les Échos, le 1 avr. 2020 (https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/jean-tirole-quatre-scenarios-pour-payer-la-facture-de-la-crise-1191019), site consulté le 08/07/2021.

47 « Alain Minc : pour une dette publique à perpétuité ! », Les Échos, 16 avr. 2020 (https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/alain-minc-pour-une-dette-publique-a-perpetuite-1195545), site consulté le 08/07/2021.

48 On pourra se référer à deux tribunes publiées par le journal Le Monde : « Lannulation des dettes publiques que la BCE détient constituerait un premier signal fort de la reconquête par lEurope de son destin », le 5 février 2021 ; et « Dautres solutions que lannulation de la dette existent pour garantir un financement stable et pérenne », le 27 février 2021.

49 La banqueroute des deux tiers de la dette publique de 1787 a pour longtemps fragilisé le crédit de lÉtat qui na pu être retrouvé quau moyen dinstitutions et dispositifs techniques et fiscaux susceptibles de convaincre les futurs créanciers de lÉtat de lui apporter leur soutien en leur garantissant quelques privilèges.

50 Sur toutes ces questions se référer à larticle de Renaud Lambert dans le no 807 du Monde Diplomatique, de juin 2021, « Lannuler ou ne pas lannuler ? Quand la dette fissure la gauche française », p. 22-23.